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Lancement de la collection « Tribuns »

un florilège des plus beaux discours de

 Jaurès, Clemenceau, Briand

dit par Bruno Raffaelli, de la Comédie-Française, Serge Le Lay, Maxence Mailfort,

 le mardi 24 novembre 2009 dans la galerie des Fêtes de l’hôtel de Lassay.

Bruno Raffaelli ,de la Comédie française
Bruno Raffaelli,
de la Comédie- Française
(Jean Jaurès)

Serge Le Lay
Serge Le Lay
(Georges Clemenceau)

Maxence Mailfort
Maxence Mailfort
(Aristide Briand)

 

 

 

NB : Le texte qui suit reprend, sous la forme d’une controverse, des extraits de discours prononcés à des dates différentes.

 

Georges Clemenceau : Je voudrais faire comprendre aux déshérités de tout ordre qu’il n’y a pas d’émancipation véritable pour eux en dehors de celle qui viendra de leurs propres efforts, dans un milieu que l’œuvre des hommes politiques sera de leur rendre de plus en plus favorable.

Oui, la République a pour programme d’aider les faibles dans leur lutte contre les forts.

Mais la libération des opprimés ne viendra pas seulement d’une école, d’un groupe politique, d’un homme d’État ; ils la devront, avant tout, pour leur dignité, à eux-mêmes.

Aristide Briand : La parole est à M. Jean Jaurès.

Georges Clemenceau : On reconnaît un discours de M. Jaurès à ce que tous les verbes sont au futur…

Jean Jaurès : Je constate, monsieur Clemenceau, que vous avez groupé contre nous l’unanimité enthousiaste de la Chambre, chaque fois qu’avec votre admirable vigueur de polémiste vous avez pris à partie le socialisme…

Clemenceau : Mais vous n’êtes pas le socialisme à vous tout seul, vous n’êtes pas le bon Dieu !

Jaurès : Et vous, vous n’êtes même pas le diable !

Clemenceau : Qu’en savez-vous ?... M. Jaurès parle de très haut, absorbé dans son fastueux mirage ; mais moi, dans la plaine, je laboure un sol ingrat qui me refuse la moisson […].

Vous avez le pouvoir magique d’évoquer, de votre baguette, des palais de féerie. Je suis l’artisan modeste des cathédrales qui apporte une pierre obscurément à l’ensemble de l’œuvre et ne verra jamais le monument qu’il élève.

J’ai l’air de rabaisser mon rôle ; dans ma pensée, je le grandis, car vos palais de féerie s’évanouiront en brouillard au contact des réalités, tandis qu’un jour la grande cathédrale républicaine lancera sa flèche vers les cieux.

Vous prétendez fabriquer directement l’avenir ; nous fabriquons, nous, l’homme qui fabriquera l’avenir et nous accomplissons ainsi un prodige beaucoup plus grand que le vôtre. Nous ne fabriquons pas un homme tout exprès pour notre cité, nous prenons l’homme tel qu’il se présente, encore imparfaitement dégrossi de ses cavernes primitives, dans sa cruauté, dans sa bonté, dans son égoïsme, dans son altruisme, dans sa pitié des maux qu’il endure et des maux qu’il fait subir lui-même à ses semblables.

C’est notre idéal à nous, magnifier l’homme, la réalité plutôt que le rêve, tandis que vous vous enfermez, et tout l’homme avec vous, dans l’étroit domaine d’un absolutisme collectif anonyme. Nous mettons notre idéal dans la beauté de l’individualisme, dans la splendeur de l’épanouissement de l’individu au sein d’une société qui ne le règle que pour le mieux développer.

Jean Jaurès : Toute grande réforme, toute grande œuvre, suppose, en même temps que la foi dans l’individu, la transformation du milieu où il doit agir. Votre doctrine de l’individualisme absolu, votre doctrine qui prétend que la réforme sociale est contenue tout entière dans la réforme morale des individus, c’est, laissez-moi vous le dire, la négation de tous les vastes mouvements de progrès qui ont déterminé l’histoire, c’est la négation de la Révolution française elle-même.

Georges Clemenceau : Je suis pour le développement intégral de l’individu. Quant à me prononcer sur l’appropriation collective du sol, du sous-sol, je réponds catégoriquement non ! non ! Je suis pour la liberté intégrale, et je ne consentirai jamais à entrer dans les couvents et dans les casernes que vous entendez nous préparer.

Jean Jaurès : Il y a des individus, nous dit-on, qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de relèvement moral, qu’il n’y a plus qu’à les retrancher brutalement de la société des vivants, et il y a au fond des sociétés humaines, quoi que l’on fasse, un tel vice irréductible de barbarie, de passions si perverses, si brutales, si réfractaires à tout essai de médication sociale, à toute institution préventive, à toute répression vigoureuse mais humaine, qu’il n’y a plus d’autre ressource, plus d’autre espoir d’en empêcher l’explosion que de créer en permanence l’épouvante de la mort et de maintenir la guillotine.

Voilà ce que j’appelle la doctrine de fatalité qu’on nous oppose. Je crois pouvoir dire qu’elle est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et a rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution.

Le christianisme a été, pour les hommes, une grande prédication d’humilité et de confiance. Il a proclamé, avec l’universelle chute, l’universelle possibilité du relèvement. […]

Et qu’est-ce donc, dans son fond, dans son inspiration première, que la Révolution française ? C’est une magnifique affirmation de confiance de la nature humaine en elle-même. Les révolutionnaires ont dit à ce peuple, asservi et enchaîné depuis des siècles, qu’il pouvait être libre sans péril, et ils ont conçu l’adoucissement des peines comme le corollaire d’un régime nouveau de liberté fraternelle. […]

Ils ont été obligés à une lutte à outrance par la révolte même des forces atroces du passé. Mais savez-vous ce qui les excuse, s’ils avaient besoin d’excuses ? Savez-vous ce qui les glorifie ? C’est que, à travers les violences mêmes auxquelles ils ont été condamnés, ils n’ont jamais perdu la foi en un avenir de justice ordonnée. C’est qu’ils n’ont jamais perdu confiance en cette révolution au nom de laquelle ils avaient tué et au nom de laquelle ils étaient tués ! […]

Ce qu’on demande, en effet, au parti républicain, c’est d’abandonner cette politique d’espérance, cette politique d’humanité ; c’est de substituer à cet idéalisme révolutionnaire, considéré comme une chimère creuse et surannée, ce qu’on appelle le réalisme nouveau et qui ne serait que la consécration indéfinie du droit de la force ! […]

C’est sur ce bloc de fatalités qu’ils dressent la guillotine. Elle a pour mission de signifier aux hommes que jamais le progrès social, jamais le progrès de l’éducation et de la justice ne dispensera les sociétés humaines de tuer et de répondre à la violence individuelle par le meurtre social. C’est le signal du désespoir volontaire, systématique et éternel ; c’est le disque rouge projetant ses lueurs sanglantes sur les rails et signifiant que la voie est barrée, que l’espérance humaine ne passera pas !

Ah ! c’est chose facile, c’est procédé commode : un crime se commet, on fait monter un homme sur l’échafaud, une tête tombe ; la question est réglée, le problème est résolu. Nous, nous disons qu’il est simplement posé : nous disons que notre devoir est d’abattre la guillotine et de regarder, au-delà, les responsabilités sociales. […]

De quel droit une société qui, par égoïsme, par inertie, par complaisance pour les jouissances faciles de quelques-uns, n’a tari aucune des sources du crime qu’il dépendait d’elle de tarir, ni l’alcoolisme, ni le vagabondage, ni le chômage, ni la prostitution, de quel droit cette société vient-elle frapper ensuite, en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n’a pas surveillé les origines ?

La peine de mort, c’est dans la race humaine l’absolu de la peine. Eh bien ! nous n’avons pas le droit de prononcer l’absolu de la peine parce que nous n’avons pas le droit de faire porter sur une seule tête l’absolu de la responsabilité. […]

Il est trop commode de trancher le problème avec un couperet, de faire tomber une tête dans un panier et de s’imaginer qu’on en a fini avec le problème. Il est trop commode de créer ainsi un abîme entre les coupables et les innocents. Il y a, des uns aux autres, une chaîne de responsabilité. Il y a une part de solidarité. Nous sommes tous solidaires de tous les hommes, même dans le crime.

Georges Clemenceau : Le sang est une vieille pâture des ancêtres dont le goût nous monte aux lèvres dès qu’on le présente à nos yeux. Depuis l’anthropoïde à long bras, l’homme continue, en la tempérant plus ou moins, l’œuvre de meurtre imposée à sa race par un atavisme qu’il n’a pas encore réussi à dompter.

Jean Jaurès : Et la guerre !... Quand on parle, quelquefois à la légère, de la possibilité de cette terrible catastrophe, on oublie que ce serait un événement nouveau dans le monde par l’étendue de l’horreur et par la profondeur du désastre.

Il fut un temps, aux âges de la barbarie celtique et germanique, où les peuples se précipitaient tout entiers, par grandes masses de familles agglomérées. C’étaient des nations et des nations qui, du fond des forêts des bords du Danube et du nord de la Germanie, se ruaient à la conquête et à la bataille. Mais ces forces déchaînées, ces multitudes colossales, elles se mouvaient dans un monde primitif comme elles et leur puissance de destruction était limitée par la puissance même de production de la race humaine, encore inférieure et rudimentaire.

Plus tard, ce ne sont plus des nations entières, mais au cours du Moyen Âge, au cours de la monarchie moderne, des armées de métier, puissamment équipées, qui se déchaînaient à travers des civilisations déjà délicates et denses ; mais ce n’étaient que de petites armées.

Aujourd’hui, les armées qui surgiraient de chaque peuple, millions de Germains, millions de Russes, millions d’Italiens, millions de Français, ce seraient les nations entières, comme au temps des barbaries primitives, mais déchaînées cette fois à travers toutes les ressources de la civilisation humaine. Ce serait, au service de ces nations colossales, tous les instruments foudroyants de destruction créés par la science moderne !

Et qu’on n’imagine pas une guerre courte, se résolvant en quelques coups de foudre et quelques jaillissements d’éclairs : ce seront des collisions formidables mais lentes, ce seront des masses humaines qui fermenteront dans la maladie, dans la détresse, dans la douleur, sous les ravages des obus multipliés, de la fièvre s’emparant des malades, et le commerce paralysé, les usines s’arrêtant, les océans, traversés aujourd’hui en tous sens par les courants de fumée de leurs vapeurs, vides de nouveau et rendus aux solitudes sinistres d’autrefois.

Oui, terrible spectacle ! Terrible spectacle qui surexcitera toutes les passions humaines. En fait, ce sont les conservateurs qui devraient désirer le plus le maintien d’une paix dont la rupture amènera le déchaînement des forces désordonnées…

Georges Clemenceau : Reposez-vous !

Jean Jaurès : Citoyens, je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole. Ah ! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter. […]

À l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu. […]

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. […]

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien ! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne. […]

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! […]

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

Georges Clemenceau : Parlez, discutez, prouvez aux adversaires qu’ils ont tort et ainsi maintenez et gardez avec vous la majorité du pays qui vous est acquise. Voilà la première doctrine que j’ai à établir. [...]

La seconde, dans les circonstances actuelles, c’est que nous sommes en guerre, c’est qu’il faut faire la guerre, ne penser qu’à la guerre, c’est qu’il faut avoir notre pensée tournée vers la guerre et tout sacrifier aux règles qui nous mettraient d’accord dans l’avenir si nous pouvons réussir à assurer le triomphe de la France.

Aujourd’hui, notre devoir est de faire la guerre en maintenant les droits du citoyen, en sauvegardant non pas la liberté, mais toutes les libertés. Eh bien ! Faisons la guerre. […]

Je suis aujourd’hui en face d’événements qui se préparent et que vous connaissez tous, auxquels je dois faire front, sur lesquels il faut absolument que ma pensée soit courbée, je pourrais dire chaque heure du jour et de la nuit. Aidez-moi vous-mêmes, mes adversaires ! […]

Croyez-vous que ce soit pour le plaisir de subir vos malédictions, vos injures et vos outrages, écrits ou parlés, que je suis à cette tribune en ce moment ?

Si vous le croyez, je vous plains, je ne suis pas cet homme.

Et je vais vous dire toute ma pensée ; après vous me combattrez comme vous voudrez. À mesure que la guerre avance, vous voyez se développer la crise morale qui est la terminaison de toutes les guerres. L’épreuve matérielle des forces armées, les brutalités, les violences, les rapines, les meurtres, les massacres en tas, c’est la crise morale à laquelle aboutit l’une ou l’autre partie. Celui qui peut moralement tenir le plus longtemps est le vainqueur. Et le grand peuple d’Orient qui a subi historiquement, pendant des siècles, l’épreuve de la guerre, a formulé cette pensée en un mot : « Le vainqueur c’est celui qui peut, un quart d’heurt de plus que l’adversaire, croire qu’il n’est pas vaincu. »

Voilà ma maxime de gouvernement. Je n’en ai pas d’autre.

Au fond de toutes les lois de la nature humaine, il y a une formule très simple à laquelle il faut toujours finir par se rallier. Je suis entré au gouvernement avec cette idée qu’il faut maintenir le moral du pays. [...]

Messieurs toute ma politique tend à ce but : maintenir le moral du peuple français à travers une crise qui est la pire de toute son histoire. [...]

Parmi nos actes, quels qu’ils soient, je vous défie d’en trouver un qui ne soit inspiré de cette unique pensée : sauvegarder l’intégrité de l’héroïque moral du peuple français. Cela nous le voulons, cela nous le faisons, cela nous continuerons à le faire.

Ce moral a été admirable, quoi que vous en disiez.

Aujourd’hui, c’est une chose énorme pour le pays de pouvoir penser et lever la tête, regarder les amis et les ennemis les yeux dans les yeux, et de se dire : «Je suis le fils d’une vieille histoire qui sera continuée, mon peuple a écrit, mon peuple a pensé, ce qu’il a fait. Nos neveux l’écriront, nos neveux le penseront. Nos neveux le feront. »

Voilà pourquoi je suis au gouverne­ment et pas pour autre chose. Le moral de nos soldats fait l’admiration de leurs officiers, comme de tous ceux qui vont les voir. Pas d’excitation, une sérénité d’âme au-dessus de l’étonnement, des propos tranquilles et gais, un bon sourire de confiance, et quand on parle de l’ennemi, un geste auquel s’ajoute quelquefois une parole qui fait comprendre que tous ces efforts viendront s’épuiser devant le front français.

Et les parents de ces hommes, les pères, les mères, nous les connaissons : stoïques eux aussi. Pas de plaintes, pas de récriminations. Que la paix publique ait pu être maintenue comme elle l’a été pendant quatre ans, c’est à l’éloge, je le dis, des gouvernements précédents. Et aussi du peuple français lui-même.

Cela, il faut le continuer, mais il y a peut-être des milieux où cela est devenu plus difficile qu’autrefois.

Il y a l’excuse de la fatigue, des mauvaises paroles, il y a l’excuse des propos semés par des agents de l’ennemi ; il y a l’excuse de la propagande allemande. Mais malgré tout cela, le moral des Français est immuable. Les civils ne sont pas au-dessous des poilus.

Eh bien, messieurs ! Voilà quatre mois que nous sommes au pouvoir. Je ne veux pas m’attribuer le mérite de ce résultat ; je n’en ai pas un instant la pensée, mais nous avons peut-être concouru à le maintenir, à l’aider, en tout cas. Moi et mes collègues, j’en suis bien sûr, nous nous y sommes tout uniquement consacrés. Je ne viens pas vous demander l’ordre du jour de confiance ; je ne le ferai que parce que vous m’y obligez. Aujourd’hui, je serais resté à mon banc si vous ne m’aviez pas provoqué ; je ne serais pas monté à cette tribune ; j’y monte. Mais, au moins, ne vous prononcez pas contre moi parce qu’il y a je ne sais quelle histoire de dossier égaré dans tel ou tel tiroir, dans tel ou tel bureau. Ayez le courage de votre opinion, dites pourquoi vous votez contre moi. Vous votez contre moi parce que vous voulez la guerre sans doute, mais pas par les procédés qui sont les miens. J’aurai le courage d’aborder ce point avant de finir. On dit : « Nous ne voulons pas la guerre, mais il faut la paix le plus tôt possible. »

Ah ! Moi aussi, j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire. Il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler : je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure.

Jean Jaurès : La parole est à Aristide Briand.

Georges Clemenceau, méprisant : On n’attelle pas une grenouille à un pur sang !

Aristide Briand : La grenouille est un animal à sang froid…

Georges Clemenceau : Il est capable de mentir même si cela ne sert à rien.

Aristide Briand : Eh bien oui, j’ai fait la guerre et je voudrais bien faire la paix…

Georges Clemenceau : Mais ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien.

Aristide Briand : C’est une maîtresse exigeante que la paix ! Plus exigeante que la guerre. La guerre, on peut s’y jeter sous l’influence d’un événement qui souvent entraîne les peuples sans leur laisser le temps de la réflexion… Mais la paix exige un service prolongé, continu, tenace ; elle n’admet pas le doute.

À l’heure la plus terrible, la plus angoissante, celle de Verdun, […] l’homme qui avait sur les épaules les responsabilités redoutables du pouvoir était celui qui parle aujourd’hui à la tribune. Cet homme a fait face aux événements. Nous étions en guerre, il fallait triompher ; il a vu à cette époque des choses tellement effroyables, l’abominable boucherie l’a rempli d’une telle horreur qu’il s’est alors juré dans sa conscience que si jamais, la victoire remportée, le hasard des circonstances l’appelait encore au pouvoir, tout son cœur, tout son esprit, tout son être se donneraient à la cause de la paix pour empêcher le renouvellement de pareilles atrocités.

Croyez-vous que je sois allé sans émotion à ce rendez-vous, au bord d’un lac, où je devais rencontrer des ministres allemands ? Croyez-vous que je n’éprouvais pas les sentiments les plus complexes, les plus profonds ?

J’y suis allé, ils sont venus, et nous avons parlé européen. C’est une langue nouvelle qu’il faudra bien que l’on apprenne.

Le peuple allemand est un grand peuple, il a ses qualités et ses défauts.

Le peuple français et lui se sont rencontrés, à travers les siècles, sur bien des champs de bataille qu’ils ont ensanglantés. La dernière guerre a été effroyable, elle a dépassé toutes les prévisions. Ce ne sont plus des armées restreintes qui ont été aux prises, ce sont des nations entières qui, pendant des années, se sont déchirées.

Et puis, il y a eu les vainqueurs, oui ! qui sont sortis de là avec un grand prestige, avec une force morale agrandie, certes. Mais aussi dans quel épuisement !

Où sont les peuples qui peuvent résister à de telles secousses ? Et quelles craintes n’éprouve-t-on pas quand on les voit dans cet état de faiblesse psychologique, de faiblesse financière, et qu’on se dit que, demain peut-être, faute de quelques précautions, faute d’accords qui les obligent à réfléchir le temps nécessaire pour se détourner de la guerre, ils pourraient être rejetés encore les uns contre les autres dans de pareilles convulsions ! Mais que resterait-il donc de ces malheureux peuples si une guerre nouvelle survenait ?

Je vous le dis simplement, faisant appel à votre raison, à vos cœurs et à votre patriotisme :

Les deux nations vont-elles se battre, ainsi, à travers les siècles, éternellement ? Vont-elles toujours se couvrir de deuils et de ruines ? Elles auront créé, sous l’influence du progrès économique, de magnifiques usines, elles auront organisé des centres de production admirables et, tous les vingt-cinq ans, tous les cinquante ans, le rouleau des armées viendra tout anéantir, les incendies s’allumeront de toutes parts, le sang sera répandu à flots ? Non !

Avoir eu de telles pensées, je n’estime pas que ce soit indigne d’un bon Français. Je ne considère pas que j’aie démérité de mon pays, ni que mon patriotisme ait été amoindri, par le fait que j’ai eu confiance dans la paix, confiance dans la force morale de la France, pour l’organisation de la paix avec le concours d’autres peuples, parce que je crois que nous sommes à l’aurore d’un temps nouveau.

L’Europe ne peut pas rester divisée comme elle l’est, ni dans ses intérêts politiques, ni dans ses intérêts économiques.

Il y a des questions qui obligent les hommes à se connaître, par des contacts, par des conversations.

En participant à tous les accords qui sont susceptibles d’améliorer, non pas sa condition, mais la condition des peuples, la France se montre ce qu’elle est : la France d’hier, d’aujourd’hui et de demain !

Cette idée, qui est née il y a bien des années, qui a hanté l’imagination des philosophes et des poètes, qui leur a valu ce qu’on peut appeler des succès d’estime, cette idée a progressé dans les esprits par sa valeur propre. Elle a fini par apparaître comme répondant à une nécessité. Des propagandistes se sont réunis pour la répandre, la faire entrer plus avant dans l’esprit des nations, et j’avoue que je me suis trouvé parmi ces propagandistes.

Je n’ai cependant pas été sans me dissimuler les difficultés d’une pareille entreprise, ni sans percevoir l’inconvénient qu’il peut y avoir pour un homme d’État à se lancer dans ce qu’on appellerait volontiers une pareille aventure. Mais je pense que, dans tous les actes de l’homme, voire les plus importants et les plus sages, il y a toujours quelque grain de folie ou de témérité. Alors, je me suis donné d’avance l’absolution et j’ai fait un pas en avant.

Georges Clemenceau, prenant l’assistance à témoin : Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire, ces discussions qui vous étonnent, c’est notre honneur à tous. Elles prouvent surtout notre ardeur à défendre les idées que nous croyons justes et fécondes. Ces discussions ont leurs inconvénients, le silence en a davantage. Oui, gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait !

 

Les trois premiers volumes de la collection :

Clemenceau le combattant

Jaurès l'humaniste

Briand l'Européen

sont présentés et disponibles à la vente
à la Boutique de l'Assemblée nationale

A consulter sur le site Internet :

Jaurès

Clemenceau

Briand