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Commission des affaires étrangères

Mardi 24 mars 2015

Séance de 17 h 00

Compte rendu n° 62

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, présidente

– Audition de Mme Anne Paugam, directrice générale de l’Agence française du développement (AFD), sur la gestion des crises et les questions climatiques.

Audition de Mme Anne Paugam, directrice générale de l’Agence française du développement (AFD), sur la gestion des crises et les questions climatiques.

La séance est ouverte à dix-sept heures huit.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous avons le plaisir d’accueillir cet après-midi Madame Anne Paugam, directrice générale de l'Agence Française de Développement (AFD), que nous connaissons bien. Nous consacrerons cette audition, fermée à la presse, aux questions climatiques et à la prévention et gestion des crises.

Sur le premier sujet, l'AFD gère un fonds permettant une assistance technique spécifique aux pays qui ne sont pas en capacité technique de rédiger leur contribution nationale. Vous pourrez nous dire de quelle manière l’agence intervient concrètement, comment les pays confrontés à des problèmes importants de développement perçoivent aujourd'hui la question du climat et comment évoluent leurs positions, alors qu’ils se montraient initialement assez réticents.

Vous aviez eu l’occasion d’évoquer devant nous le fait que, parmi les objectifs que le contrat d’objectifs et de moyens assigne à l’agence, figure notamment celui de consacrer plus de la moitié de ses financements à des projets ayant à la fois un impact de développement et un bénéfice en matière de climat. Nous entendrions avec intérêt ce que cela représente aujourd'hui globalement dans votre portefeuille et comment cela se traduit très concrètement dans les divers pays dans lesquels vous intervenez, que ce soit aux Philippines ou au Mali.

Ce qui m’amène au second sujet de notre rencontre, celui de la gestion des crises et de leur prévention. Un certain nombre de pays africains sont aujourd'hui en crise ou en sortie de crise. Jean-Claude Guibal et Philippe Baumel présenteront d’ailleurs dans quelques semaines le rapport de la mission d’information sur « Stabilité et développement de l'Afrique francophone », qui a précisément travaillé sur l’articulation entre ces deux pôles.

Quelle est votre analyse et votre contribution à la gestion de la sortie de crise, dans des cas comme le Mali ou la Côte d'Ivoire par exemple, ou dans le cas de la Guinée post-Ebola. Les politiques doivent traiter en profondeur les causes, souvent multiples, qui ont conduit à la crise. À propos de la prévention, comment travaille-t-on par exemple sur la question démographique en Afrique subsaharienne, sur la formation des jeunes, sur l’emploi, de quelle manière notre politique d'aide au développement accompagne-t-elle sur le long terme les pays sur ces enjeux cruciaux, et quels sont les outils, les partenariats, que l'AFD met en œuvre, notamment dans les seize pays pauvres prioritaires de notre aide publique au développement ?

Mme Anne Paugam, directrice générale de l’Agence Française de Développement (AFD). Merci Madame la Présidente, mesdames et messieurs les députés merci de m’accueillir donc pour cette séance sur deux sujets très importants et en partie liés, comme parfois l’actualité le montre climat et crises. Je suis accompagnée du responsable de la cellule Climat de l’AFD Pierre Forestier, ainsi que d’Olivier Ray, le responsable de la cellule Crises et conflits et éventuellement si dans les échanges ultérieurs vous le souhaitez ils pourront apporter des éléments de réponse.

Le climat est devenu un sujet absolument structurant pour l’Agence Française de Développement. Je crois qu’il faut payer tribut ici à un certain nombre de nos prédécesseurs y compris des ingénieurs, des chefs de projets de l’AFD qui, il y a dix ans, nous ont dit « vous savez on ne peut plus penser l’aide au développement sans anticiper cette question du climat ». Chemin faisant, l’Agence a bâti une forme de savoir-faire qui aujourd’hui lui permet d’être un atout pour la France dans ce combat qu’est devenu la recherche de nouveaux modèles de croissance et de développement qui intègrent ces sujets du climat . Nous sommes extrêmement mobilisés sur la préparation de la Conférence Paris Climat (COP21). A la demande de l’Etat, et conformément à la loi votée l’année dernière, nous nous sommes dotés d’une stratégie qui s’appuie sur ces savoirs faire. C’est une stratégie qui vise à favoriser à la fois climat et développement. J’insiste sur climat et développement pour rappeler que la mission de l’Agence c’est d’abord une mission de banque de développement, d’agence de développement et il ne s’agit pas de faire du climat sans le développement ou du développement sans le climat. Ce sont bien les deux bénéfices que nous visons simultanément à travers nos projets.

Je voudrais l’illustrer à travers quelques projets concrets car c’est finalement ce qu’il y a de plus parlant. Quand on finance une centrale solaire au Burkina Faso ou quand on finance des grands projets d’investissement au Maroc avec des technologies d’ailleurs assez en pointe comme des centrales solaires à concentration, on travaille à la fois sur l’accès d’une population à un service essentiel qu’est l’énergie, on travaille aussi à mettre en place les bases d’une croissance économique, qui n’est pas possible sans énergie et on travaille dans le même temps à rendre plus vert le mix énergétique de ces pays et donc à l’intégration du sujet climat et à des évitements de tonnes de CO2 émises.

De la même manière vous savez que nous sommes très engagés dans des projets de transports collectifs en milieu urbain. Ce sont des secteurs dans lesquels il y a beaucoup de savoir-faire français, il y a aussi beaucoup d’impacts positifs sur le développement économique et social des villes concernées et il y a beaucoup d’impacts positifs également sur le caractère plus ou moins émissif de cette croissance urbaine qui est liée à la croissance démographique qui va être très importante encore dans les années à venir. Donc les métros, les bus, les tramways que nous avons financés au Caire, à Bangalore, à Kotchi, ou à Medellin ont à la fois un impact économique, social et environnemental.

De la même manière on pourrait citer aussi un certain nombre de projets moins connus, mais tout aussi emblématiques de ce lien que nous cherchons à faire entre amélioration de la situation des populations, développement économique et prise en compte des sujets du climat, à travers des projets que nous menons en milieu rural et y compris dans des pays sahéliens dont on parlera tout à l’heure. Par exemple au Tchad ou au Niger où on peut travailler sur les déplacements des populations qui vivent de l’élevage en essayant d’avoir une gestion fine des ressources en eau, reposant sur les structures locales, ressources qui sont souvent un point de tension entre sédentaires et nomades, entre agriculture sédentaire et élevage pastoral. Lorsque l’on fait cela, on travaille sur la préservation d’un potentiel et sur la réduction des tensions. De même, lorsqu’on travaille sur l’impact des pluies diluviennes en milieu urbain ou en zones côtières, nous travaillons à la fois, sur le versant adaptation, à la prise en compte des impacts climatiques sur la vie des habitants (car ce sont souvent les quartiers les plus vulnérables qui sont emportés les premiers, il y a des morts régulièrement suite à des pluies diluviennes), mais aussi sur un potentiel économique, le potentiel touristique par exemple du littoral côtier du Sénégal qui s’érode année après année du fait des impacts climatiques.

Dans nos actions, à travers ce type de projets que je viens d’évoquer en milieu rural, en milieu urbain, sur l’accès à l’énergie, ce que l’on vise c’est un impact de développement économique et social et un impact sur le climat. Autrement dit nous ne sommes pas une « Ademe (i.e agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) des pauvres », nous sommes bien une agence de développement mais qui a pleinement intégré le sujet de cette dimension climatique.

Cela répond à l’une des dimensions de la question de développement et climat qui va venir dans les prochains mois, à travers les grandes conférences sur le financement du développement à Addis Abeba, et sur le climat à la fin de l’année : en termes de position, un certain nombre de pays du Sud peuvent dans les négociations officielles être tentés d’opposer climat et développement, en essayant de maximiser les revendications quantitatives sur les financements (financements du développement, financements climat). Loin de moi l’idée qu’il ne faille pas débattre des quantités de financement mais par contre ce dont je voudrais vous convaincre et qui est l’illustration de la philosophie même qui a été votée dans la loi, c’est que les sujets de développement et de climat aujourd’hui ne peuvent plus être pensés séparément, ça n’a pas de sens d’envisager le développement sans intégrer les effets du changements climatique et on ne peut pas non plus réfléchir aux stratégies de croissance sans intégrer l’impact potentiel sur le climat.

En pratique cela se traduit par le fait que nous avons un objectif que 50 % au moins de nos financements dans les pays du Sud aient simultanément cet impact positif sur les sujets économiques ou sociaux et sur les sujets du climat. C’est un objectif qu’en 2014 nous avons pleinement atteint et même légèrement dépassé puisque 53 % de nos financements dans les pays du sud ont apporté ce co-bénéfice climat. Cet objectif, concrètement, nous le déclinons de manière différenciée dans l’esprit des partenariats différenciés qui sont un des marqueurs de la loi. En Asie et en Amérique latine, nous avons un mandat axé sur la croissance verte et solidaire et nous nous attachons à faire converger vers le haut les normes environnementales et sociales et les modèles de croissance de ces pays à croissance rapide  ; dans ces géographies l’objectif est qu’au moins 70 % de nos financements aient un co bénéfice climat et cet objectif a été atteint en 2014. En Méditerranée, l’objectif climat est de 50% et en Afrique au sud du Sahara, de 30 % ; tous ces objectifs ont été atteints, même un peu dépassés avec 35 % sud du Sahara cette année.

Cette stratégie repose sur des outils que je ne développerai pas ici, mais il faut que vous le sachiez car l’un des enjeux dans cette affaire c’est la crédibilité de ce que l’on appelle un co-bénéfice climat. Nous travaillons avec des outils qui reposent sur la mesure du bilan carbone des projets ou des programmes, sur une méthodologie que progressivement nous avons partagée avec un nombre croissant de bailleurs de fonds ; l’un de nos enjeux est d’amener d’autres bailleurs de fonds dans cette dynamique avec nous. Depuis 2005, nous avons engagé près de dix-huit milliards d’euros de projets ou de programmes de développement avec un co-bénéfice climat en faveur des pays du Sud, ce qui nous place en avance par rapport aux autres bailleurs de fonds. Cela nous donne une valeur ajoutée, un savoir-faire et un bilan qui nous permettent de peser sur l’agenda du développement dans ce domaine.

C’est grâce à cette expérience que nous avons pu innover en 2014, avec une émission obligataire climat de 1 milliard d’euros. C’était une première pour les établissements publics et les bailleurs de fonds parce que ce n’était pas juste une obligation verte ; c’était vraiment une obligation climat. C’est important car on va avoir besoin que les financements publics viennent orienter et mobiliser d’autres financements, notamment privés. L’idée est de donner une prime, d’orienter les masses d’épargne gérées par les banques, les assureurs, etc. vers des investissements verts plutôt que vers des investissements polluants ou carbonés, de commencer à structurer un marché qui oriente l’épargne vers des financements labellisés verts. Etre labellisé « climat », au sein de vert, c’est encore plus ciblé et c’est à cela que sert cette émission obligataire qui s’appuie sur le portefeuille de projets dont je vous ai parlé. Il faut montrer à l’épargnant que son argent va bien à tel ou tel projet, qu’il ne s’agit pas de « green-washing ».

Grâce à cette expérience opérationnelle, aux appuis apportés aux pays, l’AFD peut venir en appui de l’équipe France dans sa présidence de la COP21 ainsi que de la présidence péruvienne. Vous l’avez évoqué Madame la Présidente, nous avons mis en place une facilité pour mettre à la disposition de tout pays africain ou de tout petit Etat insulaire qui le souhaiterait, une expertise immédiate - la disposition a été adoptée au mois de janvier. Les financements sont déjà en place et les experts ont été identifiés, afin qu’aucun pays ne soit en situation de ne pas pouvoir faire une contribution au titre des INDC (intended nationally determined contributions –iNDC i.e les contributions volontaires qui vont constituer la base de la discussion lors de la COP21), un élément clé dans la préparation de la COP 21 et pour sa réussite.

Un certain nombre de pays sont déjà engagés, nous en accompagnons certains depuis un certain temps, tels le Gabon, le Kenya, qui sont déjà engagés dans une réflexion sur leur plan climat au niveau national. En même temps que nous finançons des projets ou des programmes comme la géothermie au Kenya, nous essayons d’avoir un dialogue de politique publique au niveau national avec les autorités, au-delà des projets que nous finançons. Certains pays sont ainsi déjà avancés dans leur réflexion et disposent de la base requise pour faire une contribution dans le processus COP 21, d’autres en sont plus loin.

C’est pourquoi cette facilité a été mise en place au mois de janvier. Conçue pour une vingtaine de pays, nous avons reçu à ce jour 18 requêtes de pays africains ou petit Etats insulaires, qui vont toutes être honorées, et trois ou quatre auxquelles nous ne nous attendions pas et qui seront honorées dès que les premières seront traitées. C’est à dire dans les semaines à venir. Le temps est compté puisque l’objectif est que ces contributions puissent être proposées dans une première version, si possible avant l’été.

L’AFD a aussi contribué à l’élaboration de la position française concernant le Fonds vert et notamment l’importance qu’il s’appuie sur les acteurs locaux et nationaux. Il importe d’influer ainsi sur l’architecture financière du financement climat.

Dernier point, dans notre appui à la préparation de la COP 21 il y a des initiatives :

(i) sur les sujets villes, territoires et climat ; l’AFD est partie prenante d’une alliance entre ces villes et un certain nombre de financeurs où l’on retrouve des bailleurs de fonds aux côtés de l’ONU. Nous serons présents chaque fois qu’il y aura des évènements importants qui mobilisent des collectivités locales qui sont aussi des acteurs majeurs de cet agenda.

(ii) Avec la seconde initiative : « financeurs », l’AFD cherche à avoir un effet d’entraînement sur les bailleurs, bilatéraux et multilatéraux, pour qu’ils s’engagent dans le « verdissement » des stratégies de croissance et de développement, qu’ils mettent eux-mêmes en place. Tous les bailleurs de fonds sont déjà engagés mais à des degrés divers, et tous n’ont pas encore un langage commun pour dire ce qu’est un projet développement et climat. Dans des négociations qui peuvent s’avérer complexes le simple fait de parler un langage commun est essentiel : « qu’est-ce qu’un projet de développement et climat ? ». Nous organisons d’ailleurs une conférence à la fin du mois de mars avec une journée un peu technique, volontairement, durant laquelle les banques multilatérales et le Club de banques bilatérales du Nord et du Sud dont nous sommes membres, IDFC, vont définir et poser des socles techniques qui faciliteront ultérieurement les discussions plus politiques ou diplomatiques.

L’AFD poursuit également un travail de sensibilisation du grand public et de l’opinion, en particulier avec l’exposition de photographies faite avec Yann Artus Bertrand « 60 solutions » visant à montrer que concrètement il y a des réponses à travers des projets et des programmes sur les sujets développement et climat.

Venons-en à notre second sujet : le sujet des crises et des conflits. Sujet qui n’est pas sans lien avec le climat puisque l’actualité nous montre assez régulièrement que des crises peuvent être provoquées par des catastrophes liées à des dérèglements environnementaux. Je donnais aussi l’exemple du Sahel, où des tensions existent autour du partage de la ressource en eau entre populations sédentaires et nomades. On sait que les effets du changement climatique touchent et toucheront de manière croissante principalement les pays les plus pauvres, et en leur sein les populations les plus vulnérables.

Sur les crises, il y aurait beaucoup à dire, je vais essayer de résumer à grands traits. D’abord en évoquant ce que nous faisons pour contribuer à réduire les fragilités dans une logique de prévention. Ensuite en vous disant la façon dont nous agissons, quand une crise survient, pour contribuer à la réponse.

Sur le premier point, notre conviction est que des actions de développement bien conçues peuvent réduire l’émergence ou l’ampleur des crises. Cela repose sur un effort permanent d’analyse du contexte pour éclairer l’action. Il résulte de l’expérience des différents bailleurs de fonds que l’analyse des contextes doit permettre, dans notre action, d’essayer tout d’abord de ne pas nuire, c’est à dire d’aggraver sans le vouloir des facteurs de tension ou de crise, et donc de faire en sorte que les projets que nous finançons ne contribuent pas, involontairement, à aggraver des tensions. Pour prendre plutôt un exemple positif, en Côte d’Ivoire, après une décennie de crise, l’AFD a attaché énormément d’attention à ce que les projets financés via le contrat de désendettement et de développement (C2D) bénéficient autant au Nord et à l’Ouest du pays, en prenant garde à ce que, dans ces zones où les populations étaient particulièrement touchées en termes économique et social, il n’y ait aucune perception qui puisse alimenter des déséquilibres entre les différentes communautés.

Cette analyse permanente des contextes, en s’interrogeant sur la manière d’orienter notre action, doit aussi nous conduire à être dans un mode d’anticipation par scénario. Cela peut paraître évident mais ce n’est pas, au départ, la manière naturelle de faire d’un bailleur de fonds, qui travaille à un horizon de quatre ou cinq ans. Travailler avec de la souplesse et être capable de passer d’un scénario à un autre requiert un effort d’investissement permanent dans la compréhension des contextes et c’est ce que nous faisons bien davantage aujourd’hui que nous ne le faisio

ns dans le passé.

Par ailleurs, l’AFD s’emploie à identifier des éléments facteurs de crise et à financer des opérations susceptibles d’agir sur ces éléments. Dans les missions que vous avez conduites, mesdames et messieurs les députés, vous l’avez abondamment relayé : les crises se nourrissent d’un sentiment d’absence des services de l’État et des services de bases, qui donne le sentiment aux populations d’être délaissées. Notre rôle est d’appuyer les pouvoirs publics dans le réinvestissement de territoires pour favoriser l’accès aux services de base : éducation, santé (humaine mais aussi animale), accès à l’eau ou à l’énergie. Ce sont des projets sur lesquels la dimension du choix des territoires est très importante.

Certes, il est plus simple de travailler dans la capitale ou dans des zones facilement accessibles que dans des zones reculées et les plus en insécurité. Mais pour nous, l’enjeu est d’orienter notre action dans ces territoires. Je prends l’exemple du nord du Cameroun. On sait que l’économie au Nord Cameroun s’est effondrée, précarisant des dizaines de milliers de jeunes qui vivaient d’échanges, de petits trafics qui ne portaient pas à conséquence. Avec la fermeture de la frontière avec le Nigeria, ces jeunes sont davantage susceptibles d’être tentés par des alternatives illicites ; quand Boko Haram leur propose une moto et 100.000 francs CFA, c’est difficile de dire « non » quand on a 15 ans ou 20 ans et qu’on est dans cette situation. Pour cette raison, l’AFD finance des projets directement dans ces territoires, des projets dans les infrastructures, qui permettent le versement de salaires à ces jeunes. Le double objectif de ces projets est de bâtir des choses utiles, durables, tout en donnant à ces jeunes une occupation et un revenu. Il s’agit, avec des moyens modestes, de montrer par l’action que l’État ne déserte pas ces régions. De s’appuyer sur des acteurs publics et de proposer des activités génératrices de revenu immédiatement, proposant des alternatives à la violence.

Enfin, et sur du plus long terme, il faut avoir en mémoire que le développement du potentiel économique est clé pour réduire les tensions. La sécurité du territoire est liée à une sécurisation économique, que ce soit via le développement des centres urbains secondaires, qui sont appelés à croître pour absorber la croissance démographique, ou bien sûr via l’agriculture et l’élevage pastoral. Par exemple au Tchad, l’AFD finance depuis trente ans des projets destinés à accroitre l’accès aux ressources en eau, de telle sorte qu’elle soit utilisée de manière non conflictuelle pour les besoins des sédentaires et de l’élevage pastoral. C’est une contribution à l’apaisement des tensions qui peuvent exister mais c’est aussi une contribution à la valorisation économique de ces territoires.

La valorisation économique des territoires passe aussi par le désenclavement. Et là on est sur des investissements qui ne sont pas à la portée d’un bailleur bilatéral seul si l’on parle de faire de grandes routes de circulation dans le Sahel. Il s’agit de projets d’une très grande dimension qui peuvent avoir un impact sécuritaire assez élevé mais sur lesquelles l’Agence ne peut pas être engagée seule.

Parmi les autres leviers de développement, la démographie. Plusieurs pays du Sahel vont voir leur population doubler dans les prochaines années. Le Niger au premier chef, mais aussi le Mali, ou le Tchad, c’est donc potentiellement une armée de jeunes qui a besoin de s’insérer et qui cherche des perspectives. Je ne vous cacherai pas que c’est un domaine dans lequel nous avons du mal à avoir un impact. Nous sommes présents dans plusieurs de ces pays dans la santé maternelle et infantile. Il y a également une mobilisation importante sur la dimension politique qui doit être relayée par les responsables politiques locaux. Nous avons participé à un certain nombre d’initiatives en ce sens. C’est difficile d’être aujourd’hui optimiste sur ce sujet parce que l’on voit des tendances démographiques qui non seulement ne baissent pas, mais même, dans des pays comme l’Égypte qui semblaient avoir entamé leur transition démographique, une reprise de la croissance de la fécondité. C’est un sujet sur lequel il est pourtant crucial d’agir. L’éducation des filles fait partie des leviers d’action extrêmement importants, sans doute pas le seul mais là il y a un vrai défi. L’action dans les zones urbaines au Sahel est importante aussi. Vu la pression démographique, les périphéries des grandes villes concentrent de façon croissante des populations extrêmement défavorisées dont les degrés de frustration conduisent à des situations tendues ou volatiles. Le travail que nous faisons en matière de développement urbain, d’amélioration du quotidien des quartiers les plus défavorisés des villes africaines, contribue aussi à réduire les foyers de tension.

Cependant, toutes ces actions ne suffisent pas toujours à empêcher la crise et il est important d’avoir en tête que l’aide au développement ne peut pas à elle seule assurer la paix. Elle est un facteur très important de réduction de tensions, mais à elle seule, elle ne peut suffire. Elle doit s’inscrire dans un ensemble cohérent qui relève des politiques de sécurité, de la diplomatie, parfois de l’assistance humanitaire. Et il faut rester modeste. L’aide au développement, comme les autres interventions, doit s’inscrire dans des processus endogènes, notamment en matière de gouvernance, de cohésion nationale ou de lutte contre la corruption qui ne peuvent être portés que par les gouvernements des pays concernés.

Quand la crise éclate, que fait-on ?

Depuis un an, nous menons un travail pour adapter notre mode d’action lorsqu’une crise éclate. Nous avions été interpellés sur le sujet quand la crise a éclaté au Mali. Il faut reconnaitre que nous avions pris un peu de retard dans nos réflexions et nos outils. On travaille à rattraper ce retard et la plaquette que nous vous avons distribuée détaille l’état de notre réflexion et notre nouvelle approche opérationnelle. Il y a de nombreuses illustrations concrètes dans cette plaquette. Je vais donc ici insister sur trois points essentiels.

Le premier, c’est l’articulation court terme / long terme. Même dans l’urgence, il faut tâcher de concevoir des actions d’urgence, à court terme (un projet à haute intensité de main-d’œuvre), qui auront un impact de plus long terme, en particulier des infrastructures utiles à la population au-delà de la crise. Par exemple à Bangui, nous sommes en train d’essayer de donner des perspectives de formation professionnelle à des jeunes employés sur des travaux à haute intensité de main d’œuvre. Au-delà de les occuper, tout de suite, l’idée est de bâtir sur ce temps pour les emmener dans un parcours qui serait professionnalisant, qui leur donnera des outils pour être artisans ou autre et sortir d’une situation d’impuissance économique délétère. De même, l’AFD a apporté à la crise d’Ebola une réponse immédiate avec le centre de traitement de Macenta, et dans le même temps un soutien à l’Institut Pasteur à Conakry et à un réseau de laboratoires dans toutes l’Afrique de l’Ouest ; ces actions seront durablement utiles, serviront dans la prévention et la surveillance épidémiologique de la région.

Agir dans des situations de court terme et long terme suppose cette bonne compréhension des contextes que j’évoquais précédemment, et requiert d’avoir des outils réactifs. Sans entrer dans le détail, nous avons complètement actualisé nos modes de faire pour être en mesure de réagir beaucoup plus rapidement en situation de crise, de manière plus souple par rapport à nos procédures usuelles.

Deuxième principe, s’appuyer sur les acteurs locaux. Ce principe a la vertu de permettre d’opérer y compris dans des contextes compliqués. On nous demande en effet (et c’est normal) à la fois d’être à même d’intervenir immédiatement en zone orange ou rouge et en même temps de ne pas y mettre en danger des citoyens français ou des collaborateurs que nous employons localement. Il y a un certain nombre de zones où les risques sont très importants et où il devient très difficile d’envoyer des collaborateurs, y compris des collaborateurs basés dans la capitale (qui peuvent devenir des cibles pour des kidnapping voir plus). L’AFD s’appuie donc sur des partenaires et des acteurs déjà sur place, des organisations non gouvernementales (ONG), mais aussi les collectivités territoriales, un certain nombre d’acteurs qui sont sur le terrain et sur lesquels nous nous appuyons bien davantage qu’avant pour leur confier la mise en œuvre d’un certain nombre de projets ou de programmes. C’est le cas par exemple du Nord Cameroun dont je vous ai parlé où nous accompagnons depuis longtemps un certain nombre de municipalités  ; nous avons donc des interlocuteurs sur place, même si nous ne pouvons pas nous y rendre. Eux ne sont pas immédiatement identifiés comme des cibles venant de l’extérieur ou de la capitale

Troisième principe, la mobilisation des partenariats et des bailleurs. Il faut penser à l’échelle en termes de besoins, et l’AFD, à elle seule, ne peut pas mobiliser la totalité des fonds nécessaires. Au contraire, il faut générer des effets de levier et faire venir avec nous d’autres bailleurs si possible dans des formules telles que celles mise en place en Centrafrique avec un fonds multibailleurs, le fonds Bêkou, que l’on a proposé et que la Commission européenne a repris à son compte. Cela lui a donné une ampleur positive, recueillant au total 74 millions d’euros, ce qui est beaucoup à l’échelle de la Centrafrique. Le fonds multibailleurs n’est pas la recette magique adaptée à toutes les situations ; il est adapté lorsque, dans un pays bien identifié, il y a un alignement opérationnel et stratégique des bailleurs mais que seuls un ou deux bailleurs sont présents sur le terrain et pas les autres, lesquels veulent participer à l’effort sans créer de chaos opérationnel avec des dizaines de bailleurs et consultants qui finissent par être plus nombreux que les administrations que l’on essaye d’aider.

Je ne peux pas conclure sans un mot sur les ressources pour agir dans ces géographies. Vous m’avez déjà entendu le dire, mais je vais le redire. L’Agence met en œuvre une enveloppe de dons qui nous est confiée, pour seize pays pauvres (PPP) tous situés en Afrique au Sud du Sahara, et bon an mal an quatre ou cinq pays en crise qui ne sont pas dans les seize PPP, par exemple Haïti, l’Afghanistan et les Territoires autonomes palestiniens sont quasiment constamment, pour des raisons diverses, dans cette liste. Pour cette vingtaine de pays, l’AFD dispose de 200 millions d’euros mobilisables en dons-projets. Je m’empresse de dire que si j’avais plus de dons je ne ferais pas moins de prêts y compris dans le Sahel. Nous faisons des prêts y compris des prêts extrêmement concessionnels aux pays du Sahel, absolument nécessaires à leur développement économique. Je mets donc à part ce débat prêt/don car ce n’est pas l’objet.

Néanmoins si l’Agence avait plus de dons, il y a un certain nombre de situations dans lesquelles elle pourrait agir avec plus d’impacts. Je le dis en ayant parfaitement conscience des contraintes qui pèsent sur les finances publiques et du fait que cette enveloppe de dons a été stabilisée, alors que d’autres budgets ont été réduits. J’ai conscience de l’effort que cela représente en soit, et par ailleurs l’enveloppe des ONG augmente. Néanmoins, l’enveloppe des dons-projets a été stabilisée autour de 200 millions d’euros ce qui, compte tenu du nombre de pays et de la situation au Sahel, pourrait mériter d’être revisité. J’ai souvent plaidé pour que l’on réexamine l’équilibre entre financement bilatéral et multilatéral sur les subventions. Et il me semble qu’aujourd’hui, plus que jamais, le moment serait bienvenu de revisiter ce sujet. Un chiffre à mettre en parallèle avec le premier : la somme des contributions annuelles aux grands fonds santé (GAVI, Fonds mondial, Unitaid) dépasse 500 millions d’euros par an. L’outil bilatéral c’est 200 millions tous secteurs confondus. Cette situation n’est pas nouvelle, vous m’avez entendu le dire à de nombreuses reprises.

S’agissant du Fonds mondial sida : la France a joué un rôle de démonstration et d’entraînement dont on doit être fier. Il faut se rappeler qu’à l’époque où ce fonds a été créé, il y avait un certain nombre de pays qui jugeaient impossible l’accès aux médicaments au Sud du Sahara, et c’est la France qui a dit qu’il n’était pas question de laisser l’Afrique ne pas accéder aux traitements. La France doit donc être fière d’avoir fait ce Fonds Mondial contre le Sida et il était nécessaire qu’on y mette autant d’argent au départ car nous avons créé des effets d’entrainement. Aujourd’hui, ces derniers ayant été faits, d’autres bailleurs se sont investis et nous pourrions redéployer un peu nos financements, puisque nous sommes à un niveau de contribution très élevé (12 %). Nous pourrions revenir à un niveau de contribution plus comparable à ce que nous faisons sur les autres fonds, et pouvoir prendre ainsi une initiative en faveur du Sahel.

Ce sera là ma conclusion.

M. Jean-Pierre Dufau. Sur la question climatique, je crois que l’unanimité règne désormais, chacun ayant pris conscience de l’urgence d’agir dans ce domaine. L’année 2015 constitue à cet égard une échéance décisive et verra la France à la manœuvre, avec tous les autres pays du monde. Cette priorité figurait également, de façon transversale, dans la loi que nous avons votée.

Sur l’action climatique, nous continuerons à travailler, chacun remplissant sa fonction. Vous avez raison, madame la directrice générale, d’associer développement et action climatique, en particulier dans les pays africains. Cette approche nous convient tout à fait.

Quant aux problèmes induits par les crises et conflits, vous en avez brossé un rapide tour d’horizon. L’AFD s’emploie à conforter les États de droit ; nous avions déjà eu l’occasion d’aborder cette question et je m’aperçois que nous parlons le même langage. Du fait de la multiplication des conflits, la problématique des réfugiés perce également de manière de plus en plus évidente. Quant à l’anticipation, elle est certes nécessaire, mais elle englobe un cadre plus large que le champ d’action de l’AFD, puisqu’elle s’étend à la lutte contre la corruption et contre les intérêts établis.

Sur le plan budgétaire, nous reprenons sans cesse le débat sur les ressources, les dons et les subventions, dont la liste des pays bénéficiaires est fixée par la loi. Il convient d’évoluer sur ce sujet. Assez animé, le dernier débat budgétaire relatif au projet de loi de finances pour 2015, n’a fait plaisir à personne. Nous sommes parfois perçus comme des empêcheurs de tourner en rond quand nous nous bornons à rappeler les termes de la loi relative au développement. Il faut pourtant que les choses bougent.

Pour les financements innovants, ils me semblent mis à contribution pour de nombreuses actions, tant dans le domaine de la santé –où je salue l’action de France contre le virus Ebola– que dans le domaine climatique, devenu la priorité des priorités. Avant d’énumérer de nouvelles priorités, je voudrais cependant que les anciennes ne soient pas oubliées, en respectant la chronologie de nos engagements.

Les ressources pour accorder des dons s’élèvent à 200 millions d’euros, montant qui paraîtra, à tous je pense, sensiblement insuffisant. Tant qu’il n’y aura pas d’évolution sensible en ce domaine, nous nous heurterons à cette difficulté. Pour certains, leur mise en place suit son cours ; pour d’autres, qui portaient nos espérances et devaient être traités au niveau européen, le processus semble en suspens –je pense naturellement à la taxation des transactions financières.

Dans le domaine de la coopération décentralisée, comme vous répartissez-vous les champs d’action et les thématiques, avec les collectivités et avec les ONG elles-mêmes ? Enfin, la primauté donnée à l’anglais dans vos documents presque luxueux me gêne parfois au titre de la francophonie, même si, d’une manière générale, je comprends la nécessité de communiquer.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Notre collègue Jean-Pierre Dufau a été rapporteur du projet de loi d’orientation et de programmation relative à la politique de développement. Il a bénéficié à ce titre d’un temps de parole un peu plus long.

M. Thierry Mariani. Je tiens d’abord à vous remercier, madame la directrice générale, non seulement de vos présentations, mais pour les informations que vous m’avez fait parvenir concernant des pays englobés dans ma circonscription.

Au sujet de l’opposition entre l’aide multilatérale et l’aide directe nationale, j’ai toujours critiqué le Gouvernement, par-delà les majorités successives. Le constat est chaque fois le même, mais nous nous enfonçons pourtant dans le conformisme et la France disparaît en tant que telle comme donatrice.

S’il est facile de se réjouir, dans certains cénacles, qu’elle compte parmi les États les plus généreux en aide multilatérale, nous devrions avant tout chose veiller à ce que l’aide que nous donnons soit plus visible. Nous soutiendrions une initiative du Gouvernement prise en ce sens. Je déplore que certain ancien ministre des affaires étrangères puisse au contraire recevoir une décoration de la fondation Clinton, pour une contribution à cette même fondation acquittée par les contribuables français. Il n’y a là qu’une visibilité seulement personnelle, mais aucune pour l’État.

Parmi les dix-huit États auxquels vous prêtez assistance dans le cadre de la préparation de la COP21, y a-t-il le Vanuatu, peut-être le pays le plus exposé au dérèglement climatique ? Je rappelle que c’est un État membre de la francophonie et qu’il fut condominium franco-britannique. Nous y jouissons encore d’une réelle influence.

M. Michel Vauzelle. Je vous remercie, madame la directrice générale, que l’AFD ait accepté de participer à la conférence MEDCOP21 qui doit se tenir à Marseille le 5 juin prochain. Avez-vous déjà réfléchi au type d’apport que la présence de l’AFD à la conférence pourrait apporter ? Inaugurée par le président de la République, elle mettra à l’honneur le rôle joué par la France et par ses régions méditerranéennes dans la lutte contre le changement climatique.

Récemment, je me suis rendu en Tunisie où la fragilité de la démocratie et le voisinage de la Libye renforcent la détresse qui s’observe dans les zones, telles que Kasserin, naguère délaissées par le dictateur et d’où est partie en 2011 la révolte à l’origine du printemps arabe. Le Gouvernement a déjà fait le geste nécessaire sur le plan de la sécurité, mais ne pensez-vous qu’il faudrait prolonger cette action sur le plan de l’aide au développement ?

M. Jacques Myard. J’ai eu un moment de panique, madame la directrice générale, en feuilletant votre documentation, quand je n’y ai vu apparaître à aucun moment, sinon tout à la fin, l’axiome de base que vous avez vous-même abordé tout à la fin de votre présentation, à savoir le problème démographique.

Qu’il s’agisse de l’action climatique ou de l’aide au développement, les objectifs ne sauraient être tenus quand la croissance démographique s’élève à 2 % par an. Aucun programme n’est prévu non plus pour faire face aux flux migratoires, comme je l’ai déploré devant le ministre des affaires étrangères, M. Laurent Fabius. Or il faut agir rapidement, car l’action des pouvoirs publics met, en ce domaine, une génération à produire ses effets.

Nous nous trouvons donc en face d'une bombe à retardement. Car l’idée que le développement va à lui seul tarir ou ralentir la croissance n’a jamais été que le fruit de cerveaux décadents des années 1960.

Mme Valérie Fourneyron. Je vous remercie, madame la directrice générale, de ce long tour d’horizon, si riche en exemples sur votre action dans le domaine climatique et dans celui développement. Je voudrais revenu sur la crise du virus Ebola, qui n’est pas si éloignée des enjeux climatiques. Au début de ce mois, lors de son audition par notre commission, le ministre des affaires étrangères M. Laurent Fabius a évoqué le lien entre la déforestation et le développement du virus.

Cette crise humanitaire a également des conséquences sur le niveau de sécurité et de développement de ce territoire. Ayant déjà provoqué 10 000 décès, le virus a contaminé 22 000 personnes. En février 2015, le comité exécutif de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tenu une réunion pour tirer les enseignements, en matière de délai ou de qualification du personnel, de la réponse apportée à la propagation du virus. La France et l’AFD ont été très impliquées dans la lutte contre celui-ci, grâce au laboratoire de l’Institut Pasteur à Conakry et au centre de traitement implanté en Guinée forestière. La France s’est montrée à la hauteur des enjeux.

Comment analysez-vous le lien entre cette crise humanitaire et l’enjeu climatique ? Quel bilan financier tirez-vous de l’intervention de l’AFD contre le virus Ebola en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée ?

M. François Loncle. À propos du problème lancinant de l’alternative entre financement multilatéral et bilatéral, je voudrais souligner que l’aide bilatérale doit certes apparaître au premier plan si la visibilité de la France doit continuer à être assurée. Je déplore cependant que, malgré la pression des organisations internationales et de l’Onu en faveur du financement multilatéral, la France dégringole dans le classement des donateurs au programme des Nations unies pour la démocratie (Pnud). Il y a un équilibre à trouver. De même, je serai moins sévère que mes collègues sur le fonds Sida ou Unitaid, le premier agissant également contre la malaria et la tuberculose. Ces fonds produisent des résultats ; je ne saurais donc m’en faire le pourfendeur, non plus que de ceux qui les dirigent.

Je reviens avec Pierre Lellouche de trois pays africains qui sont en souffrance. Le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont confrontés aux mêmes défis du développement, de la gouvernance et de la sécurité. Au-delà de l’aide alimentaire, le développement passe par la lutte contre la pauvreté et par la priorité donnée à l’éducation. Dans l’un de ces trois pays, le taux d’analphabètes s’élève même à 70 %. Parfois, l’impression nous gagne que nous versons de l’eau dans le sable.

Au sujet de la démographie, je me suis récemment forgé la conviction que le développement ne pouvait réussir si cette question n’était pas résolue. Dans les trois pays que j’ai visités, comme au Tchad, les femmes ont en moyenne sept enfants, ce qui veut dire qu’il n’est pas rare qu’elles en aient jusqu’à 12 ou 13. Il est politiquement incorrect d’aborder le sujet. La question ne saurait être au demeurant réglée par la France, mais il est également trop facile d’invoquer l’incidence de la religion ou un prétendu problème culturel.

Une conférence internationale et un sommet africain consacré à la question mettraient les chefs d’État devant leurs responsabilités. L’aide au développement risque sinon de devenir un puits sans fond. Je ne l’exprimais pas il y a quatre ou cinq ans, mais j’ai aujourd’hui la conviction que la démographie devient une priorité absolue.

M. Jean-Paul Bacquet. Je me suis rendu récemment au Mali, où j’ai constaté que l’aide apportée par la France prend la forme d’une aide liée, non d’une aide déliée. C’est tellement rare que cela mérite d’être souligné. Je tiens à vous en féliciter.

Le montant annuel de dons que peut consentir l’AFD, à savoir 200 millions d’euros, remonte à la fin de la dernière législature, lorsque l’actuel sénateur de l’Yonne Henri de Raincourt était le ministre en charge de la coopération. À l’époque, il fut convenu, sur les instances des parlementaires, que l’AFD percevrait 400 millions d’euros par an en charges d’intérêt, dont elle recevrait la moitié au budget, tandis que l’autre moitié passerait en dons. Depuis cette année-là, les lignes budgétaires n’ont pas bougé ; les débats agités sur le projet de loi de programmation n’ont finalement donné aucun résultat sur ce point.

Quant à notre aide bilatérale, je crois que des efforts restent à faire en matière d’affichage, parce que ce sont les seuls endroits où l’on peut voir ce que fait la France. En réalité, son rôle n’est souvent rappelé que par une communication qui relève du post-it ou du pin’s, ou disons de l’épinglette : personne ne sait qu’elle agit ; elle n’est vue nulle part. Lorsque le financement multilatéral est organisé sous égide européenne, le drapeau européen est du moins présent, mais c’est tout. Comme j’ai coutume de le dire : avec le bilatéral, on sait ce qu’on fait ; avec le multilatéral, on sait ce qu’on paye. Il serait pourtant intéressant de savoir qui fait quoi.

Je m’interroge enfin sur les relations entre les ambassades et l’AFD. J’étais récemment au Tchad, où l’ambassadrice ne semblait guère motivée ni pour la diplomatie économique, ni pour l’aide au développement. Elle n’a pu nous répondre lorsque nous l’avons interrogée à ce sujet. Au Niger, la situation était quasiment la même. Je n’ai pas manqué de rapporter la situation à Laurent Fabius. Notre ambassadeur au Mali est au contraire d’une rare efficacité, tant pour la lisibilité de notre aide au développement que pour ses efforts de diplomatie économique. Quelle est votre perception ? L’AFD trouve-t-elle toujours bon accueil dans le réseau diplomatique et peut-elle travailler en complémentarité avec lui ?

À propos du virus Ebola, je me souviens d’un débat où il était envisagé de transférer une partie des crédits du fonds Sida, qui en est bien pourvu, vers la lutte contre Ebola. Je n’ai pourtant rien vu de tel arriver. Faut-il rappeler que le virus Ebola a été découvert en Guinée forestière dès les années 1970 ? La maladie ne nous préoccupe que lorsqu’elle nous touche. Je me garderais d’ailleurs de dire que l’épidémie est terminée, car une résurgence nous guette certainement. Il faut agir au fond, indépendamment des crises, et je déplore à cet égard que rien ne se soit produit pour lutter contre la maladie entre les années 1970 et il y a deux ans.

Mme Chantal Guittet. Je conviens avec mon collègue que les réponses données en urgence ne sont pas un mode opératoire responsable. Vos brochures montrent que plusieurs de vos actions sont précisément des mesures de prévention des désastres. S’inscrivent-elles dans une stratégie globale ou n’y a-t-il pas un certain éparpillement ? En dix ans, la population exposée aux risques a triplé, pour atteindre deux milliards d’individus.

Par ailleurs, vous avez parlé d’ « entreprise responsable » : comment la définiriez-vous ?

M. Jean-René Marsac. Je déplore que, faute de ressources suffisantes pour des dons, la France ne tienne pas toujours les priorités géographiques qu’elle s’est elle-même fixées. Sinon, je suis d’assez près la situation au Burundi, où un ministre m’a exposé récemment comment les Chinois et les Indiens consentent des prêts au remboursement différé à sept ou huit ans, et échelonnés sur vingt-cinq ou trente ans pour financer des infrastructures. Pourquoi la France ne peut-elle faire de même ?

Mme Anne Paugam. Monsieur Mariani, l’AFD n’est pas active au Vanuatu et pour l’instant nous n’avons pas été sollicités pour participer à une éventuelle réponse. Là il y a un partage des rôles. Vous m’avez entendue faire un plaidoyer sur les limites de l’enveloppe des dons en bilatéral. Il y a des moyens très importants mis en commun au niveau de l’Union européenne pour les actions d’urgence. Ils sont les mieux armés pour répondre au nom de la France, et ce sont aussi nos financements qui passent par l’Europe. Sur le Vanuatu nous ne sommes donc pas présents. J’ajoute que le Vanuatu ne fait pas partie des dix-huit pays qui nous ont sollicités pour les contributions (INDC) dans le cadre de la COP21. Sur la MEDCOP21, monsieur Vauzelle, je laisse répondre le responsable de notre cellule Changement climatique.

M. Pierre Forestier, responsable de la cellule Changement climatique de l’AFD. la conférence est organisée par la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, et elle est très intéressante et très importante car évidemment la question du changement climatique en Méditerranée, et prégnante pas seulement parce que l’on est dans une zone de forte croissance donc des questions énergétiques et de transition énergétique, mais aussi parce que l’on va être dans une zone extrêmement touchée par les effets très évident sur l’eau, l’agriculture, la démographie etc. Des grandes problématiques autour de la méditerranée et nous en faisons partie. C’est donc très intéressant, très important. Vous nous avez sollicités pour y participer, évidemment nous y répondrons car nous sommes un acteur important en termes financier sur la Méditerranée et sur toutes les questions climatiques comme l’a indiqué notre Directrice générale 50 % de nos financements dans la zone Méditerranée ont un impact climat ce qui est considérable. Par ailleurs on a des attaches particulières avec la région puisque notre centre de formation est à Marseille.

Mme Anne Paugam. Je vous confirme, monsieur Vauzelle, que nous serons présents, en vue d’apporter notre pierre à l’édifice dans le cadre de la préparation de la COP21.

La démographie représente à mon sens une urgence. La réponse actuelle n’étant pas à la hauteur des enjeux, une mobilisation serait très utile. Le sujet était devenu un peu tabou, mais j’estime qu’il faut en finir avec la langue de bois. La question démographique touche à la religion, au statut de la femme et à la représentation que les sociétés ont d’elles-mêmes. Au cours d’une récente conférence, nous avons essayé de mobiliser sur ce sujet bailleurs de fonds, gouvernements et organisations non gouvernementales. Des responsables politiques au Sahel sont conscients du problème.

Certes, les bailleurs de fonds pourraient se mobiliser davantage, mais le problème a une dimension politique. Les femmes interrogées au Niger déclarent vouloir plus d’enfants. Il y a un important travail à faire sur ce sujet. Des programmes de santé et d’éducation sont déjà financés par des dons ou par des prêts. À mon sens, une jeune fille qui atteint un certain niveau d’instruction maîtrise mieux sa vie, son destin, y compris sa fécondité.

La question de la santé reproductive et de la planification familiale nous renvoie cependant au problème des ressources. En bilatéral, les crédits supplémentaires de trente millions d’euros ponctuellement engagés dans les programmes de santé maternelle et infantile (initiative « Santé Sahel ») n’ont pas été reconduits. Dans le domaine de la santé, nous sommes au demeurant assez faibles en mode bilatéral. Je ne voudrais pas tenir de discours négatif sur le Fonds mondial de lutte contre le Sida, mais la France y a accompli son œuvre de pionner, elle a montré l’exemple et il est aujourd’hui largement financé par d’autres contributeurs (la fondation Gates etc…). À l’échelle de ses moyens, la France peut faire œuvre de pionnière et jouer un rôle d’entraînement sur des causes délaissées, elle l’a fait il y a dix ans pour le Fonds mondial de lutte contre le Sida, elle pourrait le faire aujourd’hui sur le Sahel. Il est certes plus difficile de mobiliser des stars ou d’éminents professeurs sur le pastoralisme ou l’éducation des filles au Sahel. Aujourd’hui, le Sahel me paraît pourtant une zone délaissée, où une action globale aurait aussi pour mérite de n’être pas dénuée d’effet sur notre sécurité.

Quant au travail de l’AFD avec les services économiques des ambassades et avec les chancelleries, je dirais que nous coopérons main dans la main. Les directeurs d’agence participent régulièrement aux réunions de services des ambassades, préparent la venue des délégations et rédigent les projets de télégramme à la signature de l’ambassadeur. Les frictions nées des transferts de compétence il y a dix ou douze ans n’existent plus.

Je vous suis cependant très reconnaissante de nous faire connaître vos observations. Si l’AFD est à votre disposition pour préparer vos déplacements, elle l’est également après votre retour. Sur la crise née de la propagation du virus Ebola, je laisse le responsable de notre cellule Crises et conflits vous répondre.

M. Olivier Ray, responsable de la cellule crises et conflits de l’AFD. Dans le domaine des crises, il est essentiel de tirer les leçons des crises précédentes. La communauté internationale ne le fait pas assez, de sorte qu’elle reproduit trop souvent des mécanismes qui n’ont pas fait leurs preuves.

Je tirerais deux leçons de la crise d’Ebola. Premièrement, la faiblesse des systèmes locaux de santé constitue un facteur structurel de crise, car ils sont comme le maillon faible de la chaîne épidémiologique internationale. Quand l’AFD et d’autres bailleurs financent, par des programmes de santé, le renforcement des hôpitaux ou des structures de soins primaires, ils agissent de manière invisible dans le temps long, mais leur œuvre est très importante. Car une intervention « verticale » sur une seule pathologie ne se révèle pas satisfaisante. Deuxièmement, il faudrait méditer le coût élevé de la gestion d’une crise sanitaire, politique et économique par rapport à une action en amont, sur le terreau politique, social et environnemental des crises, contre les fragilités qui mènent à leur déclenchement. L’opération Sangaris conduite en République centrafricaine a coûté environ 200 millions d’euros par an ; cela permet de chiffrer a contrario le coût de l’inaction. Le rapport Stern a révélé le coût élevé de l’inaction sur le changement climatique par rapport à une action de prévention. Sa démonstration serait également valable pour les crises sociales et environnementales.

Mme Anne Paugam. En tout état de cause, la déforestation produit un effet sur la diffusion du virus. Aussi l’AFD travaille-t-elle à préserver les forêts d’Afrique centrale, participant ainsi à prévenir la propagation de maladies et les réactions en chaîne.

Quant au Burundi, nous n’y accordons pas de prêt en raison des ratios prudentiels applicables en matière de réendettement des pays partenaires. Les puissances émergentes telle la Chine ont une approche différente lorsqu’elles accordent un prêt. Au sein des enceintes de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et des conseils d’administration de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), la France s’emploie à obtenir qu’elles se conforment à un code de conduite, qu’elles respectent un certain nombre de diligences environnementales et sociales et une transparence dans la passation des appels d’offre. Il est important aussi que ces nouveaux bailleurs soient incités à respecter les règles collectives en matière de soutenabilité de la dette des pays les plus pauvres. Nous ne voulons pas d’un réendettement qui étrangle un pays sur le plan macroéconomique et conduise à de nouvelles annulations de dette.

Monsieur Dufau, la loi de programmation nous engage à approfondir la coopération avec les ONG et les collectivités territoriales de toute nature. Une dizaine de partenariats ont été signés avec ces dernières en 2014. Je vous en ferai parvenir un bilan écrit. Le développement durable des territoires urbains et périurbains et le développement économique local sont au nombre de nos domaines thématiques favoris. Certaines grandes agglomérations et régions poursuivent même une démarche de fertilisation croisée de leurs savoir-faire. Ainsi, la région Bretagne s’appuie sur sa filière maraîchère pour conduire, grâce à un financement innovant, un projet avec la filière maraîchère de la région Centre du Burkina Faso. Cela peut avoir des retombées positives pour les entreprises, au Burkina Faso comme en Bretagne.

De même, dans la droite ligne des orientations fixées par le Gouvernement et par la loi, nous avons adopté un nouveau cadre d’intervention avec la société civile, valable pour trois ans. Nous adaptons nos outils à ces nouveaux acteurs, sur le plan opérationnel, mais aussi lorsqu’il s’agit de conduire un dialogue géographique ou sectoriel. Une concertation approfondie se déroule ainsi avant l’adoption d’un cadre stratégique.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Sur les causes des crises, il y a des constantes, qui mettent en cause la gouvernance. Selon Médecins sans frontières, il y a un seul médecin pour 45 000 habitants au Liberia. Dans de telles conditions, apporter de l’aide revient à arroser le sable.

Quant à la démographie, j’aborde le sujet quand je reçois des responsables africains, toujours des hommes, qui prennent alors un air interloqué. Si les femmes pouvaient jouer un rôle, elles aspireraient naturellement à avoir moins d’enfants. Ce discours est cependant plus facile à tenir pour des responsables politiques. Puisque les grandes fondations se sont déjà attelées à la question, ce sera intéressant de savoir un autre jour quelle coopération l’AFD mène avec elles.

La MEDCOP21 évoquée par Michel Vauzelle permettra aux acteurs de se focaliser sur l’action climatique en Méditerranée. Pour votre information, nous organiserons, dans le prolongement de cette conférence, ici à Paris à la mi-octobre, une nouvelle réunion avec des représentants des deux rives de la Méditerranée, où se côtoieront membres de la société civile et parlementaires.

Le président Bartolone a invité ses homologues des quarante-deux pays concernés des deux rives, tandis que, comme présidente de la fondation Anna Lindh, qui travaille déjà sur ces questions, j’assurerai la préparation auprès de la société civile. Je serai au demeurant également présente à Marseille, où nous pourrons en reparler.

Comme vous le savez, la commission des affaires étrangères est particulièrement exigeante en matière d’aide au développement et s’emploie à défendre les intérêts de l’AFD pour qu’elle obtienne davantage, notamment en matière de dons. Pour finir, je voudrais vous remercier, madame la directrice générale, vous-même ainsi que les membres de votre équipe. Les brochures que vous avez mises à notre disposition me semblent très bien faites. En tout état de cause, elles ne paraissent pas plus luxueuses que beaucoup de celles qui sont éditées par de nombreux conseils généraux.

La séance est levée à dix-huit heures trente-huit.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 24 mars 2015 à 17 heures

Présents. - M. Pouria Amirshahi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gwenegan Bui, M. Guy-Michel Chauveau, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Valérie Fourneyron, M. Jean Glavany, Mme Élisabeth Guigou, Mme Chantal Guittet, M. François Loncle, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Jacques Myard, Mme Marie-Line Reynaud, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - M. Kader Arif, M. Gérard Charasse, M. Michel Destot, M. Jean-Jacques Guillet, M. Patrick Lemasle, M. Lionnel Luca, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues