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Commission des affaires étrangères

Mardi 31 mars 2015

Séance de 17 h 00

Compte rendu n° 64

Présidence de Mme Odile Saugues, vice-présidente

– Compte rendu du déplacement au Niger, au Burkina Faso et au Mali de MM. Pierre Lellouche et François Loncle dans le cadre du groupe de travail sur la situation au Sahel.

– Saint-Barthélemy : ratification de l’accord visant à l'application de la législation de l'Union sur la fiscalité de l'épargne et la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité

Compte rendu du déplacement au Niger, au Burkina Faso et au Mali de MM. Pierre Lellouche et François Loncle dans le cadre du groupe de travail sur la situation au Sahel.

La séance est ouverte à dix-sept heures.

Mme Odile Saugues, vice-présidente. J’ai à mes côtés Pierre Lellouche et François Loncle, qui ont souhaité fait part à la Commission de leurs impressions et de leurs analyses, de retour d’une visite dans trois pays du Sahel.

Nos collègues se sont rendus au Niger, au Burkina Faso et au Mali du 15 au 21 mars dernier. Ce déplacement concluait les travaux du groupe de travail Sahel, qui a été constitué par la Commission au début de la législature.

Dans ce cadre, nos collègues s’étaient déjà rendus au Mali en décembre 2012, avant même le début de l’opération Serval. En 2013, ils sont allés au Mali et au Niger, et à nouveau au Mali en 2014.

Lors de tous ces déplacements, nos collègues ont pu se façonner une vision précise et globale des enjeux propres à cette région du monde où notre pays est fortement investi. Les pays du G5 Sahel – Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad – correspondent en effet à l’aide géographique de déploiement de nos militaires à travers l’opération Barkhane.

Mes chers collègues, merci beaucoup de nous faire partager vos analyses. Lors de votre visite à Bamako, l’agitation internationale autour de la signature des accords de paix d’Alger battait son plein. Je serais curieuse d’avoir votre appréciation sur ce texte dont la signature semble pour le moment bloquée, en l’absence d’accord des groupes armés du nord-Mali.

Je vous laisse à présent la parole.

M. François Loncle, Rapporteur. Comme vous l’avez dit, Madame la Présidente, Pierre Lellouche et moi nous sommes rendus dans trois pays, le Niger, le Burkina Faso et le Mali, trois membres du G5 Sahel et hôtes du dispositif militaire Barkhane qui s’étend sur toute la bande sahélo-saharienne. Je trouve que nous devrions plus parler de G5 Sahel qui est une réussite, et qui montre ce que les pays africains sont capables d’accomplir lorsqu’ils unissent leurs forces. Des liens particuliers unissent la France à ces trois pays. Ils se matérialisent notamment par une coopération décentralisée particulièrement dense. Les trois pays sont dirigés par des chefs d’Etat tout à fait respectables. La France y a déployé des ambassadeurs qui sont, je tiens à le souligner, d’une grande qualité. Notre déplacement s’est déroulé dans le triple contexte de l’offensive des forces armées africaines contre Boko Haram, de la transition politique au Burkina Faso, et de la mobilisation pour la signature des accords de paix d’Alger pour le Mali.

Je commencerai mon exposé par un bref panorama de la situation dans ces pays. Le Niger, le Mali comme le Burkina Faso partagent d’incontestables atouts mais aussi plusieurs vulnérabilités. Ils doivent relever en même temps les défis du développement, en particulier dans l’éducation et la santé, de la gouvernance démocratique, de la démographie, et de la sécurité. Ce sont trois pays parmi les plus pauvres au monde, tous classés parmi les pays les moins avancés (PMA). Le Niger est le dernier pays au monde sur 187 en termes d’indice de développement humain (IDH). Le Mali et le Burkina, respectivement 176ème et 181ème, font à peine mieux.

Tous ont une démographie galopante et incontrôlée. Au Niger, une femme a en moyenne 7,6 enfants, pour un taux de croissance démographique de 4% par an. La population, qui compte 17,8 millions d’habitants aujourd’hui, aura doublé dans moins de 20 ans. Au-delà des nuances de taux, ni le Niger, ni le Mali, avec 6,9 enfants par femme, ni le Burkina Faso, avec 5,7 enfants par femme n’ont amorcé leur transition démographique. Dans ce contexte, les moindres progrès économiques et sociaux sont immédiatement absorbés par la croissance démographique. Ces pays ont pourtant des taux de croissance économique qui ne sont pas négligeables : 6,6% pour le Burkina et 4,1% pour le Niger en 2013. Les dirigeants politiques hésitent encore à engager une vraie politique de limitation des naissances : le coût politique d’un discours franc à ce sujet serait, selon eux, trop élevé.

Dans les trois pays, on ne peut que constater la quasi-faillite des systèmes éducatifs nationaux. La proportion d’analphabètes atteint les 70% de la population. Beaucoup trop d’enfants ne sont pas scolarisés, ou alors seulement dans des écoles coraniques où ils n’apprennent qu’à ânonner le Coran. Et les enfants qui sont scolarisés dans les écoles publiques ne s’en sortent guère mieux, car l’éducation est déconnectée des besoins locaux.

On observe une islamisation préoccupante des sociétés. Dans les trois pays, l’islam wahhabite progresse au détriment de l’islam local, traditionnellement tolérant et modéré. Les mosquées et écoles coraniques financées par des ONG qataries ou des fonds saoudiens prolifèrent. Ce phénomène, signalé par tous nos interlocuteurs, est difficile à appréhender dans la mesure où l’on ne dispose pas d’une cartographie précise de ces financements. Le Niger porte déjà les stigmates d’une « République islamique » : les fonctionnaires s’arrêtent de travailler pour leurs 5 prières quotidiennes et les cérémonies officielles commencent par une bénédiction de l’imam.

J’ai évoqué les défis communs aux trois pays que nous avons visités. Je vais à présent brièvement revenir sur la situation sécuritaire de chaque Etat. Au Mali, la paix paraît encore incertaine. Les accords d’Alger ont été paraphés le 2 mars dernier par le Gouvernement malien et la Plateforme GATIA (groupement d’autodéfense touareg imghad et alliés), qui rassemble les mouvements armés du nord pro-Bamako. Cependant, la Coordination des mouvements de l’Azawad, composée des principaux mouvements armés (MNLA, HCUA et MAA), a refusé de parapher cet accord.

Nous sommes actuellement dans une situation de blocage. Les mouvements armés du nord ont donné beaucoup d’illusions à leur base sur ce qu’il était possible d’attendre des accords de paix. Il est à présent difficile de leur faire accepter un texte qui est en réalité plus proche des positions de Bamako que l’accord préliminaire de Ouagadougou signé en 2013. En effet, ce texte ne prévoit ni autonomie, ni fédéralisme, mais simplement une libre administration des collectivités locales. Dans ce cadre, aucun statut particulier n’est reconnu à ce que les groupes de la Coordination appellent l’Azawad, et qui correspondrait à une grande région du nord englobant les districts de Tombouctou, Gao et Kidal. En réalité, au sein de cette grande région, les Touaregs sont minoritaires par rapport à l’ethnie des Songays.

J’ajoute qu’Iyad Ag-Ghali, chef du groupe terroriste Ansar Eddine réfugié en Algérie, aurait encore beaucoup d’influence sur les groupes armés représentés dans les négociations, en particulier le Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad (HCUA). D’après nos informations, il terroriserait les groupes tentés de signer l’accord, en menaçant d’égorger leurs familles. Le Maroc continue de jouer un rôle ambigu dans le processus de paix, notamment à travers ses relations avec le chef du MNLA, Bilal Ag-Cherif. Quant à l’Algérie, beaucoup continuent de se poser la question de sa réelle neutralité en tant que médiateur.

A l’heure actuelle, quelles sont les perspectives ? Première solution, les différentes parties s’accordent sur l’adoption d’une déclaration interprétative à l’accord qui permettrait de satisfaire certaines revendications des Touaregs sans pour autant rouvrir les négociations. Deuxième solution, la communauté internationale décide de commencer à mettre en œuvre les accords d’Alger avec les groupes armés qui acceptent de rallier le processus, sans attendre que tout le monde ait signé. Dernière solution : on décide de rouvrir les négociations, mais cette hypothèse paraît peu probable dans la mesure où les gens du Sud estiment qu’ils ont déjà trop donné avec les accords d’Alger.

La voie du succès est donc étroite, mais nous n’avons guère le choix. Car en attendant, la situation sécuritaire dans le nord du pays reste préoccupante. De l’avis de tous les militaires, Kidal est un « véritable nid de guêpe ». Il existe une réelle collusion entre terroristes, trafiquants et groupes armés, et les frontières entre ces différentes catégories sont poreuses et fluctuantes. Certaines personnes, en particulier les trafiquants, profitent de la situation actuelle et ont intérêt à la voir se prolonger, pour imposer sur le terrain le contrôle des routes de la drogue. Lors du compte-rendu de notre dernière mission au Mali, j’avais personnellement déploré la passivité de la France à Kidal et l’incompréhension que cela suscitait.

Les attaques terroristes se poursuivent dans le nord du pays. La MINUSMA paie un lourd tribut : elle compte 51 morts et plus de 170 blessés depuis le début, ce qui en fait l’opération de l’ONU la plus meurtrière de tous les temps. Aussi inquiétantes sont les infiltrations terroristes vers le sud, comme l’ont montré l’attentat contre le restaurant La Terrasse à Bamako et la découverte d’une importante cache d’armes dans cette région.

Derrière une apparente bonne volonté, Bamako maintient certaines ambiguïtés. De l’avis des militaires rencontrés, le sud continue à vouloir prendre sa revanche militaire contre le nord. Des doutes persistent, en particulier parmi la population du nord du pays, sur la volonté réelle du Gouvernement malien de tenir ses promesses de développement du Nord. Nos interlocuteurs maliens n’ont cessé de répéter que le succès de la mise en œuvre des accords de paix « reposait sur la communauté internationale »…

J’en arrive au Burkina Faso, où la transition politique délicate requiert toute l’attention de la communauté internationale. Après l’insurrection des 30 et 31 octobre dernier qui a abouti au départ du Président Blaise Compaoré, l’immense majorité de la population aspire à l’apaisement et espère que la gouvernance de la transition mènera le Burkina Faso aux élections présidentielles et législatives prévues en octobre prochain.

Il demeure que le Burkina Faso traverse une triple crise économique, sociale et politique qui ne le met pas à l’abri de nouvelles tensions. Les institutions de la transition fonctionnent bien mais la paix civile est fragile en raison des aspirations populaires et des interventions parfois contradictoires des nouveaux acteurs politiques et militaires ainsi que de la rue.

S’agissant des institutions, les président de la transition, M. Michel Kafando, remplit sa tâche avec beaucoup de savoir-faire mais doit composer avec le Premier ministre, le Colonel Zida, et avec le Président du Conseil national de la transition, M. Cheriff Sy, à la tête d’une assemblée nommée, l’Assemblée nationale ayant été dissoute.

Un groupe international d’accompagnement, auquel participent évidemment la France et l’Union européenne, se réunit une fois par mois avec les autorités burkinabè afin de contrôler le processus politique en cours.

Derrière une apparente stabilité, le Niger est sans doute le pays le plus fragile de la zone. Le Niger se situe au centre d’un triangle de menaces : nord-Mali, sud-Libye et Boko Haram. Au nord-Mali, le contingent nigérien de la MINUSMA est positionné le long de la frontière malo-nigérienne. Les militaires nigériens interviennent par ailleurs aux côtés des Français pour intercepter les flux de terroristes circulant entre le sud-Libye et le nord-Mali. Enfin, contre Boko Haram, le Niger a engagé un bataillon stationné à Diffa et un autre (800 hommes) qui est entré au Nigéria aux côtés du Tchad.

L’armée nigérienne a un bon niveau mais est surengagée au regard des moyens du pays. Le Niger consacre 10% de son PIB à sa défense, ce qui accentue les difficultés économiques et sociales du pays. Au total, 9000 à 10 000 Nigériens sont engagés en opération, soit la moitié des forces disponibles. Les forces nigériennes manquent de couverture aérienne, de moyens de renseignement, de transport. Toutes les troupes se déplacent par la route.

Boko Haram est la principale préoccupation des Nigériens. Ils perçoivent AQMI comme une menace extérieure, alors que Boko Haram est une menace locale, à l’intérieur-même de la société nigérienne, et qui déstabilise directement leur population. Boko Haram a recruté au moins 300 jeunes Nigériens, notamment dans la région de Diffa.

Venons-en à présent à la stratégie de la France dans la sous-région. Notre pays consacre des ressources considérables en faveur des pays du Sahel. Des ressources militaires, d’abord, avec le dispositif Barkhane, qui mobilise plus de 3000 hommes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, de la Mauritanie au Tchad. Initialement engagés contre les katibats terroristes du nord-Mali, nos militaires ont à présent aussi pour mission d’intercepter les flux de combattants circulant entre le sud libyen et le nord-Mali, par le biais de la base opérationnelle avancée de Madama et de la présence de forces spéciales à Arlit, au Niger. En outre, nos militaires participent à la lutte contre Boko Haram, même si ce n’est pas pour des missions de combat : une cellule de liaison et de coordination comprenant une cinquantaine d’hommes, a été mise en place à Diffa. De manière générale, ces hommes sont déployés dans des conditions logistiques et climatiques difficiles, face à des adversaires extrêmement déterminés : certains terroristes préfèrent se faire sauter avec une grenade plutôt que de se rendre.

Les ressources consacrées par la France à ces pays sont aussi économiques et financières. Notre pays a contribué à hauteur de 380 millions d’euros à la conférence des donateurs pour le Mali organisée en 2013, dont 280 millions d’euros à titre bilatéral et plus de 100 millions d’euros au titre de sa contribution à l’aide de l’Union européenne. Au total, la contribution française représente 12% du montant total obtenu lors de la conférence des donateurs. Par ailleurs, l’aide bilatérale apportée par l’Agence France développement (AFD) a fortement augmenté au cours des dernières années, avec 174 millions d’euros en 2014 dont 72 millions sous forme de prêts.

Enfin, notre pays dépense pour ces pays beaucoup de temps et de l’énergie. Sur le terrain, nos diplomates se livrent à un micro-management éreintant. Ils dépensent une énergie considérable pour écouter, conseiller, trouver des solutions pour des interlocuteurs qui ont tendance à demander toujours plus.

La France s’investit donc beaucoup : pour quels résultats ? Le dispositif Barkhane a une réelle efficacité sur le terrain. Nos militaires font un travail remarquable. Barkhane est un dispositif intelligent, qui s’appuie sur la coopération avec les armées locales et le contrôle des frontières. Je tiens à souligner l’action exceptionnelle de nos forces spéciales, que nous avons rencontrées à Ouagadougou. Ces hommes mènent des actions extrêmement délicates et dangereuses, avec un savoir-faire et un dévouement pour méritent d’être salués. Les capacités des groupes armés terroristes ont été fortement diminuées grâce à l’action de Barkhane. A l’heure actuelle, sur l’ensemble des pays du Sahel, la menace terroriste est contenue et ne déstabilise pas les Etats en place.

Cependant, l’efficacité de Barkhane suppose le maintien de ce dispositif sur le temps long. Le Général Salaün, commandant de la force Barkhane, nous l’a dit : « Dans toute la bande sahélo-saharienne, la France est assise sur le couvercle de la marmite. » Si on enlève Barkhane, cela induira des risques de déstabilisation en cascade pour tous les pays de la sous-région. La menace terroriste n’a pas pu être éradiquée. Les militaires estiment qu’il y a encore 300 à 500 terroristes dans le nord-Mali, et que leurs forces se régénèrent en dépit des opérations, en raison du chaos libyen. Par ailleurs, les forces spéciales nous ont dit qu’ils avaient du mal à capturer les grands chefs qui se réfugiaient souvent en Algérie.

La Mission des Nations Unies au Mali (MINUSMA), censée être notre « ticket de sortie », ne peut pas se débrouiller sans Barkhane qui est son « assurance-vie », comme nous l’a dit le Général Thiebault, le chef d’état-major de la MINUSMA. Premièrement, cette force n’a pas de mission de contre-terrorisme. En outre, elle accuse de nombreuses faiblesses intrinsèques concernant le nombre et la formation des hommes, le manque d’équipements et le soutien structurellement défaillant. Ces faiblesses combinées à la forte mortalité ont induit une frustration voire une démotivation des troupes, certaines refusant d’obéir, à l’image du contingent sénégalais. Enfin, les bataillons les plus robustes de la MINUSMA - Nigériens et surtout Tchadiens – pourraient lui être retirés si la situation se dégradait pour ces pays sur le front Boko Haram. Or, seuls les Tchadiens sont capables d’être présents dans la zone nord.

En outre, les forces armées maliennes ne sont pas près de pouvoir se déployer dans le nord du pays. Six bataillons ont été formés par la mission européenne EUTM Mali. Ils donnent sur le terrain des résultats inégaux. En réalité, le problème de l’armée malienne n’est pas tant celui du niveau des hommes que celui du commandement : on observe un manque structurel de leadership. La formation de l’armée malienne sera une œuvre de longue haleine. Elle a déjà été formée à de nombreuses reprises par le passé, pour le résultat que l’on connaît. Un véritable changement de culture est nécessaire. Par ailleurs, il faudra intégrer les éléments armés du nord dans l’armée, conformément aux accords de paix.

Quel bilan de l’action de la France sur le plan politique ? L’ensemble de la communauté internationale juge favorablement l’action de la France, en particulier militaire, au sein de la bande sahélo-saharienne. Mais l’attitude des pays concernés à l’égard de la France demeure ambivalente. Au Niger, il existe une croyance bien ancrée que la France est présente militairement dans le pays pour accaparer les ressources, en particulier le maigre filon d’or qui a été découvert dans le nord du pays. Pour certains Nigériens, « la France n’est pas l’alliée du Niger mais l’alliée d’Issouffou ». Notre présence militaire n’a pas été expliquée avec pédagogie par les autorités.

Au Mali, les dirigeants politiques oscillent entre remerciements et critiques. Ils en veulent à la France de ne pas avoir pris Kidal. Les conversations contiennent souvent des reproches plus ou moins voilés : l’aide internationale n’arrive pas assez vite, les équipements non plus… Et c’est une bataille de chaque instant d’obtenir que les entreprises françaises soient associées à la reconstruction du pays.

En guise de conclusion, je dirai que la France doit être attentive, prudente, précise par rapport à toute demande d’accroissement de son engagement. Celui-ci est appuyé sur des bases fragiles : un environnement sécuritaire volatile dans un contexte où nos moyens sont comptés et déjà sur-utilisés.

J’ajoute qu’il nous faut impérativement associer les Européens à la sécurisation du Sahel. Nous en sommes loin. Pour rester réaliste, je dirais que deux points requièrent toute notre attention. Premièrement, il faudra assurer la relève du bataillon néerlandais de la MINUSMA, qui est, avec le bataillon tchadien, la colonne vertébrale de la force. Il faut absolument qu’un contingent européen prenne la relève pour apporter des compétences de pointe et équipements vitaux à la force. Il y avait éventuellement une perspective un peu lointaine chez les Danois.

Deuxièmement, il faudra garantir la pérennité de l’action de formation des forces armées maliennes dans la durée, or le mandat d’EUTM Mali ne sera pas prolongé au-delà de 2016. Il faudra impérativement que les Européens assurent le suivi de cette mission, afin de donner à l’armée malienne des compétences offensives et d’intégrer en son sein les éléments du nord.

M. Pierre Lellouche, Président. Je suis forcé d’exprimer des conclusions quelque peu différentes de celles de notre rapporteur. Nous avons affaire aux pays les plus pauvres du monde, avec 80% d’illettrés, qui ont les plus forts taux de fécondité de la planète (en moyenne 7,6 enfants par femme au Niger) au point de doubler de population tous les vingt ans, et qui connaissant un développement extrêmement rapide de l’Islam wahhabite. Toutes les conditions sont remplies pour qu’une jeunesse désespérée se trouve sans autre perspective d’emploi que d’être recrutée par des groupes terroristes ou des trafiquants.

La situation au Burkina Faso est très instable et l’on ne sait pas si elle tiendra jusqu’au mois d’octobre, tant la transition est baroque. Dans un pays qui manque de tout, la classe politique n’a pas de meilleure idée que d’organiser des référendums ! La grande question est de savoir si le Régiment de sécurité présidentielle (RSP), seule unité payée et correctement armée, va pouvoir être déployé pour faire la guerre aux terroristes ou s’il va rester dans la capitale et continuer à jouer un rôle central sur la politique intérieure du pays.

Au Niger, la situation est extrêmement compliquée sur le plan sécuritaire, avec la triple menace du nord-Mali, du sud-Libye et de Boko Haram. Ce dernier est considéré par les Nigériens comme le problème le plus grave. On observe dans le pays une tension confessionnelle très forte, qui s’est traduite par de violentes émeutes urbaines lorsque le Président Issoufou a participé à la marche du 11 janvier à Paris.

Je souhaite revenir sur « l’accord de paix » d’Alger, ou plutôt le non-accord, puisqu’il n’a pas été signé par plusieurs mouvements touaregs au Nord Mali. Je vous conseille de le lire : c’est un monument de verbiage institutionnel, mélange de loi de décentralisation à la française, de financements hypothétiques censés provenir de la générosité de la communauté internationale, mais qui évitent soigneusement la question de l’autonomie des provinces du Nord. Le Mali est coupé en deux depuis 60 ans : les musulmans du Nord peuvent-ils être intégrés dans une nation dominée par les bambaras du Sud ? Ma conviction est que cet accord ne le permettra pas. Au demeurant, il est d’ores et déjà dénoncé par les députés du sud que nous avons rencontrés, comme étant beaucoup trop généreux en faveur du Nord. Et pourtant, il n’est question ici que de montages institutionnels ! J’ai compté entre vingt et trente institutions nouvelles créées par cet accord. Les négociateurs ont joué aux Lego, mais ce sont des boîtes vides : le texte ne prévoit ni fédéralisme, ni autonomie, simplement une libre-administration. L’Azawad est divisée en trois collectivités locales afin de bien isoler les Touaregs. Certes, le mot « Azawad » figure dans l’accord, puisqu’il est dit que « l’Azawad recouvre une réalité socioculturelle, mémorielle et symbolique partagée par différentes populations du nord-Mali »… L’accord prévoit que l’armée malienne va se redéployer au nord en échange de la démilitarisation des mouvements armés, que l’on va intégrer les Touaregs dans l’armée et dans l’administration : cette formule a déjà été tentée par le passé et n’a jamais donné de résultat.

L’accord a été obtenu par la médiation algérienne qui a pris le relai de la médiation burkinabè. Le problème des Algériens, c’est qu’ils sont à la fois juge et partie : le sud algérien a longtemps été et demeure la base arrière – logistique, lieu de résidence – de nombreux groupes armés qui gravitent entre le nord-Mali et la Libye. Certains terroristes ont d’ailleurs la nationalité algérienne, comme Mokhtar Bel-Mokhtar. Les Algériens ont négocié séparément avec les parties, ils ne les ont jamais fait se rencontrer ! Cet accord qui aurait dû être un accord de réconciliation nationale entre les parties est en réalité un accord avec la communauté internationale ayant vocation à être financé par elle. Ce n’est pas sur cette base-là que l’on va trouver une solution au Mali.

D’où mon inquiétude au sujet de Barkhane. Autant il me semblait qu’il était nécessaire d’aller stopper les terroristes qui descendaient vers Bamako en janvier 2013, autant je suis très réservé sur la pérennisation de cette présence, qui nous conduit à nous mettre dans la main d’une classe politique locale dont le tropisme bien connu est d’attendre que les autres gèrent la situation pour elle. Grâce à nous, les Maliens ont l’ONU pour dix ans. L’argent est là, même si l’on se plaint à Bamako que les 3,2 milliards annoncés par la Conférence des donateurs ne seront pas entièrement versés. Ils ne sont pas du tout incités à faire des concessions vis-à-vis des Touaregs, il n’y a donc pas de règlement en perspective.

Aujourd’hui, le nord-Mali n’est pas stabilisé. Nos militaires continuent à y faire un travail qui s’apparente à de la dentellerie fine : en plusieurs mois, nous n’avons tué que quelques dizaines de terroristes, et capturé autant, avec tous les moyens de pointe que nous y mettons. C’est dire s’il est compliqué de les localiser et de les intercepter. Comme François Loncle, je rends hommage à nos forces. Cependant, nous sommes face à une population terroriste potentielle qui ne cesse de croître : ces pays regorgent de jeunes désœuvrés. Ils ont à leur disposition des stocks d’armes considérables en provenance de Libye. Autant dire que nous sommes là devant une mission sans fin prévisible ! La MINUSMA devait être notre ticket de sortie, mais en réalité nous la protégeons. De force d’intervention, nous risquons de devenir – et d’être perçus comme – une force d’occupation du Sahel. Il ne s’agit pas d’un jugement moral, simplement d’un constat. Nous sommes partis pour une présence durable, sur une zone qui mesure plus de deux à trois fois la France, avec les problèmes considérables de logistique, de communication, d’usure des matériels que cela suscite. Un moteur d’hélicoptère s’use dix fois plus vite dans les conditions du Sahel.

Le dispositif Barkhane est intelligent, mais dans cet environnement sécuritaire instable, nous nous trouvons « aspirés » dans un engagement toujours croissant à mesure que les menaces sécuritaires s’aggravent. Notre dispositif était initialement centré sur le nord-Mali ; nous l’avons décentré vers le sud-Libye sans savoir si nous allons y entrer ou pas. Et à présent, nous voilà « aspirés » vers le sud, avec Boko Haram. De facto, nous avons déjà cinquante militaires à Diffa. Mais le Nigéria compte près de 200 millions d’habitants. Il s’agit d’un pays très clivé sur le plan confessionnel : il ne saurait être question pour nous d’intervenir là-bas.

Nous avons d’excellentes équipes diplomatiques sur le terrain. Mais parfois, elles ont quelques peines à regarder les faits tels qu’ils sont, et non tels qu’on aimerait qu’ils soient. L’Ambassadeur de France au Mali, M. Huberson, est convaincu que l’accord d’Alger peut fonctionner. J’en doute pour ma part. Ne serait-ce qu’à cause de Kidal, qui demeure une zone de non-droit. Il faut être logique : soit nous entrions dans Kidal et renversions les Touaregs pour imposer par la force l’unification du Mali, soit nous arrêtions les forces armées maliennes au sud de Kidal comme nous l’avons fait, et alors il faut une solution négociée, ce que ne permet pas réellement ce document, faute de traduire un accord politique sur l’autonomie du nord-Mali.

Nous n’avons pas de solution pour le nord-Mali, pas de solution en Libye, et nous ne pouvons pas nous impliquer dans la lutte contre Boko Haram. Qui plus est, nous sommes seuls sur le terrain : les Américains ont, en tout et pour tout, quatre drones Predator déployés à Niamey et quelques forces spéciales, c’est-à-dire quasiment rien ! Autrement dit, nous faisons seuls et à nos frais le travail de stabilisation du Sahel – objectivement à leur profit. Quant aux Européens, ils ne font rien ou quasiment à l’exception partielle des Pays-Bas, dont on ignore s’ils maintiendront leur contingent de 500 soldats. Les pays qui n’ont pas de problème de déficit, à commencer par l’Allemagne, ne sont pas prêts à mettre le moindre centime dans cette affaire.

J’ai voté pour Serval à condition que cette opération ne dure pas. A présent, nous sommes, ayons le courage de le dire, soumis aux choix politiques d’une classe politique malienne convaincue qu’elle a tout le temps d’attendre. Dans les trois pays, un sentiment anti-français se développe : il suffit de gratter un peu pour s’en rendre compte. Notre stratégie n’est pas la bonne. L’Afrique n’a pas encore stabilisé ses frontières. La France risque de se trouver coincée dans des mouvements telluriques qui nous dépassent et que nous n’avons plus les moyens de contrôler. Evidemment, la communauté internationale est favorable à notre action, car c’est nous qui faisons le travail ! Mais du point de vue de l’intérêt national français, est-ce bien là la bonne politique ? Je ne suis ni un pacifiste face au terrorisme, ni un partisan de l’abandon de l’Afrique. Mais vous me permettrez d’exprimer de sérieux doutes quant au cap politique sur lequel nous sommes désormais engagés. La militarisation de notre politique africaine, avec d’ailleurs des moyens militaires de plus en plus contraints, nous conduit jour après jour à une impasse et à l’enlisement. Au total, je ne peux donc que constater que mes conclusions divergent avec celles du rapporteur.

M. François Loncle. Il me semble qu’au fond, nos analyses sont tantôt divergentes, tantôt partagées. Mais c’est une différence de tempérament, je vois les choses de manière plus optimiste que Pierre Lellouche. Et j’attends qu’il nous explique comment il convient de procéder si nous décidons de nous en tenir à ses conclusions.

Odile Saugues, présidente. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, vous nous avez chacun livré votre sentiment. Je souhaitais poser une question à notre rapporteur. Vous avez parlé de la croissance démographique galopante et incontrôlée ainsi que de l’islamisation préoccupante des sociétés et de la progression de l’islamisme wahhabite. Est-ce que vous liez les deux phénomènes ?

Jean-Paul Dupré. Il convient de noter que cette région, qui s’étend de la Mauritanie au Tchad, représente une fois et demie, voire deux fois, la superficie de l’Europe. Elle est peuplée de centaines de millions d’habitants. Pour m’être rendu à plusieurs reprises dans certains pays de la région, je constate qu’il y a une forte attente d’aide financière ou budgétaire de la part de l’Europe ou de la communauté internationale. L’aide est considérée comme insuffisante. A l’inverse, nous observons aujourd’hui une arrivée massive de capitaux d’Arabie Saoudite et du Qatar : ils construisent des mosquées et facilitent l’islamisation des sociétés. Certes, les situations sont différentes d’un pays à l’autre.

Pour ce qui est du Burkina Faso, il n’y a pas eu d’affrontements ethniques depuis bien longtemps. Quelle est la situation de ce pays depuis le départ de Blaise Compaoré ? Quelles sont les perspectives des expatriés, assez nombreux au Burkina Faso, et notamment présents dans les activités qui relèvent du commerce et des PME ?

Enfin, l’aide financière de la France et de l’Europe, si modeste soit-elle, est-elle fléchée et sommes-nous en mesure de nous assurer de la bonne utilisation de ces fonds ?

François Rochebloine. Je tiens à remercier le président et le rapporteur de leur intervention. J’ai noté l’inquiétude de notre président au sujet de la situation dans la région. Il semblerait que les accords d’Alger ont peu de chances d’aboutir, ce qui compromettrait la réconciliation du pays. Je souhaiterais avoir des explications plus précises sur ce sujet et sur la mise en application de l’accord plus exactement.

Avec Philippe Baumel, nous nous sommes rendus il y a un an au Cameroun où nous avions rencontré le Président de la République, M. Paul Biya, qui était inquiet au sujet de Boko Haram. Quelle est la situation au Cameroun aujourd’hui ? Le pays est-il menacé ?

Je connais une congrégation nigérienne, celle des sœurs de Gethsémani, dont les églises ont été complètement détruites, avec beaucoup de violence. Je sais bien que l’on ne peut pas être les gendarmes du monde. Nous sommes tout seuls mais combien de temps cela peut-il durer ? Cela n’est pas possible, ne serait-ce que pour des raisons financières.

Il y a vingt ans, la présence française était appréciée. Qu’en est-il aujourd’hui et qu’en sera-t-il demain ?

Noël Mamère. Je me retrouve pleinement dans ce que vient de nous expliquer le président de cette mission, Pierre Lellouche. Cela rejoint ce que je disais de manière très minoritaire au moment où le Président de la République a décidé d’envoyer des troupes au Mali. J’avais alerté dès cette époque sur les risques d’enlisement et j’avais parlé de cavalerie, même si le terme ne convient pas parfaitement à la situation.

Nous sommes intervenus au Mali sans véritablement mettre un terme au terrorisme. Comment avons-nous pu imaginer que nous pourrions mettre fin à l’irrédentisme touareg ? En Mauritanie, Nous avons le même problème entre les musulmans et les anciens esclaves. Par la suite, nous sommes allés en Centrafrique. Nous sommes devenus les obligés du régime tchadien, régime qui a été soutenu par l’ancien président de la République et l’ancienne majorité au moment où il avait besoin de l’aide de l’armée française pour se maintenir au pouvoir. On ne peut pas dire que M. Idriss Déby soit un grand démocrate et son armée est connue pour sa violence et sa brutalité qui sont extrêmes en Afrique. Comme l’a très bien expliqué Pierre Lellouche, nous sommes également les obligés du régime algérien, du régime des généraux, qui abrite depuis très longtemps des terroristes qui sont pour beaucoup d’origine algérienne et qui ont contribué à déstabiliser la région saharienne. Désormais, voilà que nous voudrions nous transporter au Nord du Nigeria où sévit Boko Haram. Effectivement, lorsque l’on connaît cette région du monde et le cas singulier du Nigeria, on est en droit de se dire que l’on n’a rien à faire dans ce pays. M. Paul Biya, qui, je crois, ne passe que la moitié de l’année dans son pays, ne fait pas partie des présidents africains qui soient respectables. Je pense que nous n’arrivons pas à nous défaire d’un comportement que je qualifierais de néocolonial. 

Nous avons par le passé établi des frontières qui ne correspondaient pas du tout aux contours des ethnies et aux systèmes politiques qui préexistaient. Cela s’avère destructeur. Je suis accablé de voir, en tant que membre de la majorité, que c’est un gouvernement socialiste qui devient aujourd’hui le gouvernement le plus interventionniste en Afrique. Celui qui s’imagine que, par l’intervention militaire, nous allons non seulement sauver les peuples mais également des régimes peu recommandables et que nous allons arrêter le terrorisme se trompe. Nous ne faisons que nourrir encore un peu plus le terrorisme.

Philippe Baumel. On doit abandonner les populations au terrorisme ?

Noël Mamère. Il ne s’agit pas de les abandonner au terrorisme. Je vous rappelle que nous avons l’Agence Française de développement (AFD). Parmi les dix pays lus plus pauvres du monde, certains ne figurent même pas dans les objectifs de l’AFD. Remettons en cause ce qu’a été et ce qu’est notre politique d’aide au développement. Regardons les conséquences des politiques d’ajustement structurel du Fonds monétaire internationale (FMI) et de la Banque mondiale. Par la suite, nous verrons comment apporter une aide à ces peuples et non pas un soutien à des régimes qui profitent de ces peuples.

Michel Terrot. Je partage le constat qui a été fait. J’ai été récemment au Niger et je confirme que la situation évolue défavorablement depuis un certain nombre d’années. Les regards ont considérablement changé. On peut constater la poussée du wahhabisme et les sentiments antifrançais deviennent à peine cachés alors que la France était perçue de manière très favorable il y a encore dix ans.

Je suis de ceux qui pensent que la France devait intervenir au Mali et je ne renie pas mon vote. On ne pouvait pas laisser s’implanter des terroristes au cœur de l’Afrique, dans ce continent d’avenir. Ils auraient très rapidement dépassé les frontières de ce continent pour venir chez nous. J’étais pour le principe de l’intervention. Mais, comme le président l’a dit, le risque existe de passer d’une armée d’intervention à une armée d’occupation. Nous n’avons pas beaucoup d’options pour en sortir. L’Europe est inexistante, les Américains ne mettront pas un soldat et limiteront leur aide au strict minimum et l’Union africaine est hors de capacité de pouvoir intervenir fortement. La seule possibilité que l’on peut entrevoir à moyen terme est que l’Europe se ressaisisse et qu’elle considère la France autrement qu’elle ne le fait aujourd’hui. S’il y avait une priorité à avoir au niveau de notre action extérieure, cela serait peut-être celle-ci. Il faut faire comprendre que l’on ne peut pas être simplement des exécutants, même si je connais les limites de l’exercice. De manière générale, il faut se poser la question de notre présence dans ces pays sur le moyen terme. Les choses ont évolué dans un sens qui ne nous est pas favorable.

M. Pierre Lellouche. Il y a dans cette salle autant d’opinions que d’intervenants et les propos que j’ai tenus visaient à ouvrir le débat. Nous avons changé d’époque : notre intervention au Mali qui se voulait ponctuelle devient risquée. Il n’est pas imaginable, comme on l’entend parfois, que l’opération Barkhane se prolonge pendant dix ans. Je mets également en garde contre le risque d’une rupture du consensus bipartisan sur cette question.

Sur la question du taux de fécondité, il y a effectivement un lien avec l’Islam. Nous avons au Sahel des présidents qui sont otages de la montée de l’Islam, car ils n’ont pas les moyens politiques d’aller contre les leaders musulmans. Ils ne peuvent pas faire ce qu’a fait Bourguiba, c’est-à-dire éduquer les filles et introduire le planning familial. Nous non plus, en France, n’avons pas livré cette bataille. Je connais des binationaux camerounais qui déclarent vingt-cinq enfants.

M. Pouria Amirshahi. Notre politique doit évidemment s’adapter et évoluer, mais nous devons éviter de sombrer dans un pessimisme qui nous ferait aller vers une sorte d'isolationnisme. Les préconisations que nous ferons suite à cette mission doivent être fondées sur des constats lucides et sur la prise en compte des leçons du passé. Il ne faut pas répéter des erreurs comme l’intervention en Libye qui a accéléré la crise géopolitique actuelle.

Éviter les clichés est une autre exigence. S’agissant du lien allégué entre Islam et démographie, je constate que la plupart des pays musulmans ont vu leur taux de fécondité baisser considérablement. En Iran, on est passé de sept enfants par femme à un niveau identique au nôtre. Si la fécondité reste si élevée au Niger, c’est à cause d’une extrême pauvreté. La France a connu la même situation dans le passé : quand la mortalité infantile est très élevée et qu’on ne sait pas combien d’enfants survivront, on en a plus. Il faut vraiment éviter l’essentialisation de ce genre de problème.

Pour ce qui est enfin des recommandations que nous ferons, il faudrait insister sur le renforcement de la capacité des États et sur la question des moyens, malgré la disette budgétaire. Se pose notamment la question des contributions que l’on pourrait attendre des pays africains émergents.

M. Jean-Claude Guibal. Je suis frappé par la disproportion entre les enjeux du continent africain et les réponses que l’on y apporte. D’un côté, on nous parle de la croissance de l’Afrique, qui en fait le continent de demain, mais aussi l’on voit aussi les terribles crises qui s’y déroulent, de l’autre. Quels moyens y consacre-t-on ?

La France intervient militairement et j’ai soutenu notre action au Mali. Je ne souhaite évidemment pas que cette opération se pérennise, mais on ne peut pas envisager un retrait sans se demander ce qui se passe ensuite. Je reste étonné du peu d'intérêt des autres pays pour un continent si déterminant. Nous sommes confrontés à un problème géopolitique global, avec un énorme décalage entre l’importance des enjeux et la faiblesse des moyens.

M. Michel Vauzelle. Le président de la mission d’information a prononcé sur l’Islam, la fécondité et les enfants camerounais des phrases que je ne comprends pas.

Peut-être que nous n’aurions pas dû intervenir en Libye – je dis « nous » car nous devons assumer la politique de la France au-delà de la couleur politique de ceux qui la décident à un moment donné. Mais à cause de cette erreur, qui était même une faute, fallait-il laisser tomber Bamako en deux ou trois jours ? Fallait-il abandonner un pays qui fait partie de nos amis, des amis qui sont très utiles pour notre politique d’influence et pour le développement de la francophonie ?

Il faut aussi éviter les propos simplistes sur les risques d’enlisement. Nous savons que les opérations coup de poing ne servent à rien. Le lendemain, tout est à nouveau comme avant. Il faut donc agir dans la durée. Le risque est que la crainte de l’enlisement fasse de la France une sorte de Suisse non interventionniste. Faut-il se retirer de l’Afrique et attendre de voir ce qui se passera ensuite chez nous ? Mais nous l’avons déjà vu à Paris il n’y a pas longtemps.

Le président de la mission a beaucoup critiqué la politique française, mais sans donner aucune solution. Il est trop facile de dire simplement que l’on risque l’enlisement. Fallait-il laisser prendre Bamako ? Chacun d’entre nous a son idée de la France et de son avenir et c’est la question que nous devons nous poser. Je voudrais enfin remercier le rapporteur, François Loncle, pour son travail.

Guy-Michel Chauveau. Pour ma part, je considère que les accords d’Alger ont été signés dans un esprit de réconciliation nationale. Il faut maintenant veiller à ce que le Mali dispose des outils de son développement. On peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein, c’est une question de point de vue.

Je ne peux accepter la remise en cause par notre collègue de l’intervention française de 2013. On peut certes se poser des questions sur l’efficacité de l’action de la MINUSMA, ou encore sur sa réactivité, mais c’est un autre sujet.

Je profite de cette occasion pour souligner que la Stratégie européenne de sécurité de 2003 est en cours de révision. Il faut veiller à ce que l’Afrique ne soit pas négligée. Il faut aider les pays européens à assurer la paix, la stabilité et l’état de droit sur ce continent. Il faut aussi rendre hommage aux acteurs de terrains, à toutes les ONG, associations de femmes, municipalités, qui avancent au niveau local. Ces avancées ne peuvent pas être passées par pertes et profits.

Ma dernière question porte sur la conférence des donateurs organisée à Bamako : que sont devenus les trois milliards qui avaient été annoncés ?

Kader Arif. A titre liminaire, il me semble qu’il faut éviter les caricatures sur l’Islam. Comme l’a rappelé Pouria Amirshahi, c’est principalement en raison du fort taux de pauvreté que le taux de natalité est élevé dans certains pays d’Afrique, et non en raison de la confession des populations concernées.

Ne fallait-il pas intervenir, alors que l’image de la France était en jeu, ne faut-il pas répondre à cette demande de France, en raison des valeurs qu’elle porte historiquement et de son savoir-faire militaire, dans un monde de plus en plus déstabilisé ? J’estime pour ma part que la France devait intervenir et rester sur le continent africain, ce qui n’est évidemment pas incompatible avec la recherche d’une nouvelle politique de développement.

La France est trop seule à l’échelle européenne. Comment sa parole pourrait-elle être relayée ? Par ailleurs, comment rééquilibrer nos partenariats économiques et commerciaux avec les pays d’Afrique, nous savons en effet que ces accords ont longtemps joué en leur défaveur.

En tout état de cause, le sujet mérite mieux que des caricatures.

François Loncle. Nous avons essayé l’un et l’autre de faire part de nos impressions, de nos informations mais également de nos divergences. S’agissant de l’Afrique, certains ont une attitude optimiste et d’autres sont pessimistes, différence qui n’est pas liée à l’appartenance à la majorité ou à l’opposition. Pour la qualité du débat démocratique, je ne cesserai de demander à Pierre Lellouche de me présenter les alternatives à la politique française actuelle dans la région.

Nous savons que la région dispose d’atouts formidables mais qu’elle est également frappée par des malheurs terribles. Néanmoins, au bout du compte, il est impossible de baisser les bras, surtout lorsqu’il s’agit de poser les bases d’une nouvelle relation entre l’Afrique et la France, relation qu’évoquait à juste titre Kader Arif.

Il a été largement question de démographie et l’intervention de Michel Vauzelle a pu éclaircir, madame la présidente, vos interrogations à ce sujet. La démographie est déterminée par de multiples phénomènes. Lorsque j’évoquais la question il y a plusieurs années avec des chefs d’Etat, ceux-ci m’affirmaient que le phénomène était d’ordre culturel et non pas religieux. Mais, il est certain que le radicalisme religieux peut jouer un rôle. Ce qui a fait mon désaccord avec Pierre, dont je respecte les positions, est son absence de nuances. Les questions que nous avons abordées méritent beaucoup de pointillisme surtout lorsqu’il s’agit de crises sécuritaires et militaires.

Michel Vauzelle a également mentionné les conséquences de l’opération libyenne sur la région. Il existe une grande différence entre l’opération libyenne et l’opération malienne. L’opération libyenne, déclenchée après le vote d’une résolution, a été approuvée par une grande partie de l’hémicycle, par la gauche et par la droite. Personnellement, je ne l’ai pas soutenue, nous étions huit dans mon groupe à ne pas le faire. Mais, ce qui a choqué par la suite, et notamment les Africains, c’est la transgression de cette résolution 1973 des Nations Unies. Elle nous donnait la mission de libérer Benghazi et non pas de « libérer » ce pays jusqu’à tuer son chef d’Etat que personne ne respectait par ailleurs. C’est cette transgression qui a entraîné l’énorme colère des Russes et des Chinois qui avaient voté cette résolution. Cela a eu des conséquences sur les résolutions suivantes.

Néanmoins, concernant l’intervention au Mali, je demande à Noël Mamère de nous décrire ce qu’aurait été la situation du Mali et de l’Ouest africain si nous n’étions pas intervenus avec une grande efficacité et une grande rapidité. Nous aurions vu des républiques islamiques se constituer au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Il ne faut jamais oublier cela. Il est inexact de parler d’enlisement. Il n’y a pas d’enlisement. Je rappelle mes conclusions : la France doit être attentive, prudente par rapport à toute demande d’accroissement de son engagement. Il ne s’agit pas de tout accepter. La deuxième conclusion, vous l’avez tous dit, est qu’il faut impérativement associer les Européens à ce chantier. Il faut cesser de considérer que la France doit le faire seul. L’hypocrisie européenne est terrible. Je souhaite que la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, vienne devant cette commission, ce que Madame Ashton avait toujours refusé de faire.

François Rochebloine a évoqué les accords d’Alger tout comme Guy-Michel Chauveau. Il y a un contenu dans ces accords et il a été difficile pour le pouvoir de Bamako de les signer. Il faut leur adjoindre une déclaration interprétative et en assurer une application stricte sous contrôle international afin de mettre en œuvre le développement économique des régions du Nord. Si, par blocage, calcul ou terreur, certains groupes ne veulent pas signer, il faudra se lancer dans l’application de ces accords avec ceux qui ont signé.

L’efficacité de l’aide est une question importante. Les systèmes de santé et systèmes éducatifs de ces trois pays sont catastrophiques malgré l’aide multilatérale, l’aide de la coopération décentralisée et l’aide de l’AFD et alors que toutes les institutions considèrent ces secteurs comme étant important. Comment se fait-il que l’aide soit si peu efficace ? Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’écoles ou d’hôpitaux ? S’agissant des 3,2 milliards promis lors de la Conférence des donateurs de 2013, il faut noter que l’aide de première nécessité, qu’elle soit humanitaire, alimentaire ou sécuritaire en a absorbé une grande partie.

Enfin, comment imaginer que la Grande-Bretagne, qui était la puissance colonisatrice du Nigéria, et aujourd’hui troisième grande puissance d’Europe, soit complètement absente sur le dossier Boko Haram ? Il faut dire notre incompréhension lorsque nous rencontrerons des responsables britanniques.

Odile Saugues. Merci monsieur le rapporteur. Je voudrais simplement préciser que Madame Mogherini a déjà été invitée par Madame la présidente Elisabeth Guigou.

Saint-Barthélemy : ratification de l’accord visant à l'application de la législation de l'Union sur la fiscalité de l'épargne et la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité (n° 2550)

Mme Odile Saugues, vice-présidente. Nous examinons, sur le rapport de M. François Rochebloine, le projet de loi autorisant la ratification de l’accord entre la République française et l’Union européenne visant à l'application, en ce qui concerne la collectivité de Saint-Barthélemy, de la législation de l'Union sur la fiscalité de l'épargne et la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité.

M. François Rochebloine, rapporteur. L’Union européenne connaît de l’outre-mer selon deux statuts.

Le premier est celui de région ultrapériphérique ou RUP. Les RUP font partie intégrante de l’Union européenne et sont assujetties au droit de l’Union européenne au même titre que les autres régions européennes.

Elles bénéficient d’un statut particulier prévu par l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Celui-ci leur ouvre la possibilité d’un traitement différencié dans l’application du droit européen, de manière à prendre en compte leurs caractéristiques et contraintes particulières résultant notamment de leur éloignement, leur insularité, leur climat, leur faible superficie et leur dépendance économique vis-à-vis d’un nombre limité de produits.

Le second statut est celui de pays et territoire d’outre-mer (PTOM). Les PTOM ne font pas partie du territoire de l’Union européenne, mais bénéficient d’un régime d’association.

Ce régime est fixé par la quatrième partie du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et par les décisions d’association du Conseil.

Son but est d’assurer « la promotion du développement économique et social des pays et territoires, et l’établissement de relations économiques étroites entre eux et l’Union dans son ensemble ».

Contrairement aux RUP, les PTOM ne font donc pas partie de l’Union européenne et son droit ne leur est, par conséquent, pas applicable.

Pour l’essentiel, l’Union fournit un soutien financier à la stratégie de développement des PTOM dans le cadre du Fonds européen de développement. Les PTOM peuvent également participer à certains programmes horizontaux de l’Union.

Le Traité de Lisbonne, en vigueur depuis le 1er décembre 2009, a inséré dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, au 6 de l’article 355, une clause dite « clause passerelle » facilitant l’évolution institutionnelle des régions et territoires européens ultrapériphériques.

Le Conseil européen peut ainsi, sur initiative de l’Etat membre concerné, adopter une décision modifiant le statut d’un pays ou territoire, RUP ou PTOM, en statuant à l’unanimité, après consultation de la Commission, sans modification du Traité.

Deux des territoires français ultramarins ont ainsi engagé un tel processus d’évolution institutionnelle.

A la demande des autorités françaises, le Conseil européen a décidé, le 27 octobre 2010, d’octroyer le statut de PTOM à Saint-Barthélemy à compter du 1er janvier 2012. De même, à la suite de la saisine, par la France, du Conseil européen, le 26 octobre 2011, Mayotte, auparavant PTOM, est devenue RUP à compter du 1er janvier 2014.

Le passage du statut de RUP à celui de PTOM de la collectivité territoriale de Saint-Barthélemy entraîne ipso facto la fin de l’application du droit européen.

Je rappellerai que l’île, dont la superficie est de 21 kilomètres carrés, avec en outre 4 kilomètres carrés répartis dans ses îlets, a une population de l’ordre de 9.000 habitants, et un PIB par tête élevé de 35.700 euros par habitant en 2010. Son économie est essentiellement orientée vers le tourisme très haut de gamme, notamment nord-américain, et le BTP. Elle a une fiscalité spécifique, orientée vers l’impôt indirect, avec notamment un droit de quai de 5% sur les tous les produits. Cela lui assure néanmoins une très forte autonomie, car elle se finance à 88% par ses propres impôts.

En contrepartie de son accord au changement de statut de Saint-Barthélemy, le Conseil européen a souhaité que les intérêts de l’Union soient préservés à l’occasion de cette évolution.

Par conséquent, la France s’est engagée à conclure les accords nécessaires.

Le premier accord vise à préserver l’euro comme monnaie unique et à garantir le maintien du droit de l’Union dans les domaines essentiels au fonctionnement de l’Union économique et monétaire. Il a déjà été ratifié.

Le second, dont il est maintenant demandé à l’Assemblée d’autoriser la ratification, a pour objectif d’assurer le maintien de la coopération administrative en matière fiscale, et plus précisément de l’application de la directive « épargne » et de celle de 1977 auparavant, et 2012 maintenant, sur la coopération administrative entre Etats membres dans le domaine de la fiscalité.

Sur le fond, sa ratification est indispensable pour éviter que l’île ne puisse injustement faire l’objet d’une quelconque qualification de « paradis fiscal », ce qui ne manquerait pas de risquer d’entamer, de manière totalement infondée, la réputation de la France, à la pointe de la lutte contre ce phénomène depuis le sommet de l’Arche, lequel a lancé, en 1990, les premières mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux.

Un tel accord est indispensable car depuis que Saint-Barthélemy a été détachée de la Guadeloupe et est devenue une collectivité d’outre-mer, elle dispose de la compétence fiscale.

Mais ce n’est pas un accord entre Saint-Barthélemy et l’Union européenne ou ses Etats membres, car la loi organique de 2007, qui a fixé le statut et les compétences de la collectivité d’outre-mer, ne lui a pas conféré la compétence en matière de coopération fiscale internationale.

Par conséquent, c’est l’Etat et, en pratique, la direction générale des finances publique qui va exercer la compétence, et l’accord garantit donc que ni la France ni Saint-Barthélemy ne prendront de mesures contrariant la coopération fiscale.

Sur le reste de ces dispositions, cet accord à durée indéterminée est très classique, à une exception près : son article 2 indique que l’accord couvre non seulement les textes actuels des deux directives européennes, mais aussi leurs modifications et amendements à venir.

En, et c’est ma dernière remarque, l’accord dont la ratification est proposé par le Gouvernement est complété au niveau national par un accord de coopération fiscale entre l’Etat et la collectivité de Saint-Barthélemy.

Dans cette perspective, nous pouvons sans difficulté ni réserve donner notre autorisation pour approuver cet accord.

Suivant l’avis du rapporteur, la commission adopte sans modification le projet de loi (n° 2550).

La séance est levée à dix-huit heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 31 mars 2015 à 17 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. Pouria Amirshahi, M. Kader Arif, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Gérard Charasse, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Paul Dupré, Mme Marie-Louise Fort, Mme Valérie Fourneyron, M. Jean-Claude Guibal, M. Serge Janquin, M. Pierre Lellouche, M. François Loncle, M. Noël Mamère, M. Jean-René Marsac, M. Didier Quentin, M. François Rochebloine, Mme Odile Saugues, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - M. Jean-Luc Bleunven, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Chantal Guittet, M. Armand Jung, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jean-Claude Mignon, M. Jean-Luc Reitzer, M. André Santini