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Commission des affaires étrangères

Mardi 20 octobre 2015

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 008

Présidence de Mme Elisabeth Guigou présidente, et de Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes

– Audition, ouverte à la presse et conjointe avec la commission des affaires européennes, de M. Harlem Désir, secrétaire d’État chargé des affaires européennes, auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international. 2

Audition, ouverte à la presse et conjointe avec la commission des affaires européennes, de M. Harlem Désir, secrétaire d’État chargé des affaires européennes, auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international.

La séance est ouverte à dix-sept heures.

Mme la présidente Danielle Auroi. Merci, monsieur le ministre, d’avoir – comme toujours – accepté de venir devant nos deux commissions rendre compte du Conseil européen du 15 octobre dernier, qui a principalement porté sur les questions migratoires. Nous sommes très heureux de ces rencontres, qui nous permettent d’être informés rapidement.

Les conclusions publiées à l’issue du Conseil évoquent « la mise en place progressive d'un système de gestion intégrée des frontières extérieures ». Comment s’amorcent les discussions sur la proposition – à laquelle la commission des affaires européennes est très attachée – de création d’un corps européen de garde-côtes et de garde-frontières ?

Le Conseil a décidé de créer des hotspots – pour lesquels il faudrait d’ailleurs inventer un mot français. Je demeure réservée ; j’ai peur qu’il ne s’agisse là d’une fausse bonne idée. Quels seront les rôles respectifs de l’Union et des États en la matière ?

Où en sommes-nous de l’indispensable renforcement des moyens alloués pour la protection des réfugiés à l’agence Frontex et au Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) ? Il semble que les mises à disposition demandées aux États membres ne soient pour l’essentiel pas effectives. Quelle est la contribution de la France ?

Les règles de Dublin paraissent obsolètes à beaucoup – c’est notamment la position de l’Allemagne. Il faudrait faire preuve de plus de solidarité, mais également, à mon sens, établir des itinéraires sûrs et légaux pour les réfugiés. Le Conseil n’a pas évoqué le mécanisme de répartition permanent : peut-on espérer malgré tout des progrès rapides sur ce sujet essentiel ?

La Turquie est pour l’Europe un partenaire indispensable dans ce contexte de crise migratoire. Mais l’idée de se lier à ce régime en pleine dérive autoritaire ne peut que susciter de grandes réticences. Sur les questions migratoires, où en sont les discussions ? Où en sont précisément nos relations avec ce pays, qui ne doit pas traiter la question kurde plutôt que les questions migratoires ?

Enfin, le Conseil a été particulièrement peu bavard sur le renforcement de l’Union économique et monétaire, pourtant plus que jamais nécessaire. L’achèvement de l’Union bancaire par la mise en place de la garantie des dépôts n’a même pas été évoqué : la France est-elle toujours attachée à ce projet ? Si c’est le cas, quand pourra-t-il être repris ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci, monsieur le ministre, de votre présence.

Ce Conseil européen était consacré pour l’essentiel à la crise migratoire. Il est malheureux de constater que l’on ne traite les problèmes que sous la pression de l’urgence : les accords de Schengen ont été signés en 1985, et l’on savait depuis le début que la suppression des frontières intérieures de l’Union européenne imposait un renforcement du contrôle des frontières extérieures. Ce point figure dans les textes et il n’a cessé d’être réaffirmé par la suite. Il y a une prise de conscience : tant mieux. Allons-nous enfin progresser vers une véritable politique d’asile et d’immigration européenne ? Nous disposons déjà de certains outils. Mais ce qui se passe à Calais, par exemple, montre la nécessité d’une harmonisation.

La coopération avec les pays tiers est un point crucial : si nous avions plus tôt et davantage aidé le Liban, la Jordanie, voire la Turquie, à accueillir les réfugiés syriens, la pression serait sans doute moins forte aujourd’hui sur l’Europe. N’oublions pas non plus que beaucoup de réfugiés viennent d’Érythrée : comment travaillons-nous avec les pays d’Europe subsaharienne, par exemple le Niger, pour limiter la pression migratoire ?

Qu’attendez-vous du sommet de La Valette, qui se tiendra les 11 et 12 novembre et qui réunira pays européens et pays africains autour de cette question des migrations ? Il nous faudra tenir un équilibre délicat entre la nécessité de contrôler nos frontières extérieures et celle de répondre aux demandes des pays africains. Ce sujet a-t-il été débattu au niveau européen ?

S’agissant de la Turquie, j’ai pour ma part toujours été favorable à la poursuite des négociations d’adhésion – c’est une promesse que nous avons faite il y a très longtemps. Il est vrai que les évolutions récentes de ce pays me font hésiter… Je crois, malgré tout, que nous avons bien fait d’ouvrir de nouveaux chapitres. On peut comprendre la position adoptée par Mme Merkel : mais comment fera l’Europe pour adopter une démarche coordonnée vis-à-vis de ce pays, dont l’évolution politique interne est préoccupante ?

Le mécanisme de répartition des réfugiés devient, je crois, permanent et obligatoire. Comment sera-t-il mis en place ?

Le Conseil a évoqué rapidement l’Union économique et monétaire : quelles suites seront données au rapport des cinq présidents, qui m’a semblé très intéressant, ainsi qu’aux propositions de la Commission ? Quel est l’état du débat chez nos partenaires ? La situation grecque demeure un sujet de préoccupation ; la partie n’est pas gagnée. Le Président de la République a fait des propositions : pourrons-nous avancer, dans le cadre des traités existants ?

Enfin, nous ne savons pas exactement ce qui va se passer au Royaume-Uni. Disposez-vous d’informations sur les intentions de M. Cameron ? Le ministre des affaires étrangères britannique est venu à Paris, et il m’a semblé que tout était encore assez flou, même s’il prêtait une grande attention à nos réactions à ce que nous pouvions deviner de ce que seraient les propositions britanniques… Tout ce que vous pourrez nous dire ici – dans une audition ouverte à la presse – nous intéressera donc beaucoup.

M. Harlem Désir, secrétaire d’État chargé des affaires européennes, auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international. Mesdames les présidentes, mesdames et messieurs les députés, je commence par vous remercier de cette invitation à vous rendre compte des travaux du Conseil européen du 15 octobre dernier.

L’essentiel des travaux ont été consacrés, comme vous l’avez dit, à la crise migratoire et à la Syrie ; les chefs d’État et de gouvernement ont également abordé, plus brièvement, le rapport des cinq présidents sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire et le futur référendum britannique. Des informations ont été données sur l’enquête relative au crash du vol MH17. Enfin, le Président de la République a fait un point sur la préparation de la COP21 à Paris.

S’agissant des questions migratoires, il s’agissait d’abord de s’assurer de la mise en œuvre effective des décisions prises lors de la réunion informelle du 23 septembre dernier, ainsi que lors des conseils « justice et affaires intérieures » des 8 et 9 octobre.

L’agence Frontex l’a rappelé il y a quelques jours : 710 000 réfugiés, venus souvent de Syrie, ont franchi les frontières de l’Union européenne au cours des neuf premiers mois de l’année. Ils n’étaient que 282 000 au cours de l’année précédente toute entière. L’Allemagne, aujourd’hui premier pays de destination de cet exode provoqué par la guerre et la misère, s’attend à accueillir en 2015 800 000 à 1 000 000 de réfugiés. La route des Balkans est devenue la plus importante : on y constate un afflux massif de réfugiés, qui met très durement à l’épreuve des pays qui sont certes des pays de transit, mais qui ont tout de même des obligations humanitaires. On voit aussi se créer des goulots d’étranglement : les migrants traversent en général la Macédoine puis la Serbie, avant de passer en Hongrie. Mais, celle-ci ayant fermé sa frontière, ils se sont dirigés vers d’autres pays, en particulier la Slovénie et la Croatie. Ces frontières étant devenues, à leur tour, plus difficiles à franchir, beaucoup de réfugiés restent en Serbie, en Slovénie, en Croatie, ce qui provoque des tensions.

Notre conviction, vous le savez, c’est que le système d’asile n’est soutenable qu’à plusieurs conditions. Les contrôles aux frontières doivent être effectifs. La distinction entre les migrants qui relèvent de la protection internationale et ceux qui n’en relèvent pas doit être clairement établie : c’est le rôle des hotspots, qui doivent permettre l’enregistrement de ceux qui se présentent aux frontières extérieures de l’Europe – en Italie et en Grèce principalement –, ainsi qu’un premier examen de leur situation. Il faut lutter contre les passeurs. Les accords de réadmission et de retour doivent être mis en œuvre. Enfin, la coopération avec les pays d’origine et les pays de transit est indispensable. Le Premier ministre l’a dit devant l’Assemblée nationale : c’est seulement en agissant simultanément sur tous ces points que nous pourrons apporter une réponse européenne à cette crise.

La France a constamment défendu la même position, avant même que la crise ne prenne l’ampleur qu’elle a aujourd’hui : le ministre de l’intérieur l’a rappelé, nous avions déjà saisi nos partenaires en août 2014, au moment où les réfugiés empruntaient plutôt la route de la Méditerranée centrale – l’effondrement de l’État libyen ayant permis des départs de bateaux, essentiellement vers Lampedusa et la Sicile.

C’est la solidarité dans l’accueil, et donc la répartition de l’effort entre les États membres, et d’autre part la fermeté et la responsabilité dans le contrôle des frontières qui permettront d’apporter des solutions à cette crise.

Il faut donc nous assurer d’abord que ces hotspots sont opérationnels. Six centres doivent être ouverts en Italie et six autres en Grèce, car les entrées se font à différents endroits, et aussi parce qu’il faut éviter que des centres n’accueillent plusieurs centaines de milliers de personnes. La Commission européenne et les États membres ont confirmé lors de la réunion du Conseil européen que des moyens considérables seraient mis à disposition de ces deux pays pour leur permettre d’ouvrir des centres d’enregistrement et d’accueil : la tâche ne peut incomber à ces deux États uniquement. Les agences de l’Union européenne qui appuieront l’Italie et la Grèce, c’est-à-dire essentiellement Frontex et le Bureau européen d’appui en matière d’asile qui fournit des experts, doivent également être dotées de moyens plus importants. Des personnels, des experts seront aussi fournis dans le cadre des relations bilatérales entre les États : pour la France, des experts de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) aideront ainsi à l’enregistrement des réfugiés qui se présentent. Nous mettons soixante agents à disposition de Frontex et dix-huit à disposition de l’EASO, ainsi que du matériel.

Je laisse de côté de nombreux autres points. La décision de répartition de 160 000 réfugiés a déjà été prise, et doit maintenant être appliquée : l’Italie et la Grèce acceptent de ne pas laisser remonter vers le nord les migrants qui se présentent, mais il est légitime que ceux qui doivent être accueillis le soient dans l’ensemble de l’Europe. Ils ne peuvent demeurer à la seule charge des pays de première arrivée.

Le Conseil européen a également pris la décision de renforcer la coopération avec les pays tiers, et notamment avec la Turquie – pays qui a donné lieu aux discussions les plus animées. La route des Balkans commence en Turquie, parce que ce pays est, de ceux qui ont une frontière commune avec l’Union européenne, celui qui accueille le plus de réfugiés venus de Syrie : la frontière terrestre est en principe fermée, mais la frontière maritime n’était pas totalement contrôlée, ce qui a permis des départs de bateaux. Nul n’a oublié l’image du petit enfant dans le sable, mais ce sont des dizaines de milliers de personnes qui ont pris la mer pour rejoindre les îles grecques depuis la Turquie.

Tous les pays font la même analyse : la crise migratoire est due à l’aggravation du conflit en Syrie, mais aussi à une dégradation des conditions d’accueil des réfugiés dans des camps gérés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM), deux agences qui se sont trouvées à court de moyens. De plus, certains messages ont pu être perçus comme des appels sans limite.

Un plan d’action conjoint a été présenté au président turc, M. Erdoğan, lors de son passage à Bruxelles, et soutenu par le Conseil européen. Ses modalités précises sont en cours de négociation, mais il vise à apporter un soutien à la fois financier, technique et opérationnel à la Turquie pour lui permettre d’abord de mieux faire face à l’accueil des réfugiés chez elle, et pas seulement dans les camps : de nombreux réfugiés syriens sont accueillis dans des villes ou des villages qui comptaient déjà, parfois, une communauté syrienne, mais ils rencontrent des difficultés d’insertion sociale et professionnelle parce que la loi avait été modifiée, empêchant les réfugiés de travailler. Ce plan vise également à s’assurer que la Turquie est en mesure de lutter contre les filières de l’immigration illégale et ainsi à mettre un terme à ce trafic très juteux financièrement – plus important peut-être, comme en Afrique subsaharienne et en Libye, que le trafic de stupéfiants.

Tout cela est en cours de négociation. Dans ce cadre, les Turcs ont présenté plusieurs demandes, qui portent sur la libéralisation des visas de court séjour, en cours de discussion d’ailleurs depuis plusieurs années, sur le processus d’adhésion et l’ouverture de chapitres de négociation et sur l’inscription de la Turquie sur la liste des pays d’origine sûrs. La demande de création d’une zone d’exclusion aérienne dans le nord de la Syrie, ou en tout cas d’une zone qui serait placée d’une certaine façon sous le contrôle turc, a été formulée puis abandonnée, en raison de l’évolution de la situation en Syrie et de l’intervention russe – beaucoup d’États membres, ainsi que les institutions internationales avaient de toute façon exprimé de très fortes réticences : on pouvait craindre que cette zone ne soit pas une zone de sûreté et de protection pour ceux qui fuiraient les combats.

S’agissant de la libéralisation des visas de court séjour, il existe plus de soixante-dix critères sur lesquels l’Union demande à la Turquie de mieux assurer le contrôle de ses propres frontières. Nous sommes prêts à avancer, mais il n’y aura pas d’ouverture pure et simple des frontières de l’Europe.

S’agissant de l’ouverture de nouveaux chapitres de négociation, le Premier ministre s’est exprimé tout à l’heure en séance publique. La Turquie a depuis de nombreuses années le statut de candidate ; les négociations d’adhésion sont ouvertes depuis 2004. Sur les trente-cinq chapitres de négociations, treize ont été ouverts ; nous envisageons d’en ouvrir d’autres : le chapitre 17, qui porte sur la politique monétaire et économique, ainsi que les chapitres 23 et 24, qui portent sur l’État de droit, la justice et les droits de l’homme. Mais, aujourd’hui comme hier, l’ouverture de chapitres ne préjuge en rien de l’aboutissement des négociations : le processus sera de toute façon extrêmement long, et vous n’ignorez pas que dans plusieurs pays, dont la France, toute nouvelle adhésion doit être soumise à référendum.

La question qui se pose, c’est celle du rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne. Nous disposons déjà d’un accord d’union douanière ; la Turquie est pour nous un partenaire indispensable, pour apporter des réponses aux crises régionales mais aussi à la crise des réfugiés. Le partenariat en discussion aujourd’hui ne change pas la position des différents États membres sur une hypothétique future adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Ce qui change, c’est que les autorités turques ont manifesté leur volonté de reprendre la discussion sur certaines questions, notamment sur un rapprochement des lois turques avec les règles européennes.

Ce plan comporte également une dimension financière, sur laquelle nous pourrons revenir. Nous devons aider la Turquie à faire face à une situation dont elle estime le coût à 7 milliards d’euros. Les discussions portent sur des montants moindres, mais néanmoins importants ; les fonds mobilisés sont pour l’essentiel des fonds de pré-adhésion, déjà budgétés.

Nous devons également renforcer notre coopération avec les pays des Balkans.

Nous devons enfin travailler de façon plus étroite avec les pays d’Afrique. Le Conseil européen a effectivement évoqué le sommet de La Valette, madame la présidente de la commission des affaires étrangères : si la crise syrienne retient aujourd’hui toutes les attentions, les migrations africaines ne doivent pas être négligées. Comme pour la crise du Moyen-Orient, la réponse ne peut résider uniquement dans le contrôle des frontières ou dans la distinction faite entre les réfugiés et les migrants économiques, même si ces deux choses sont indispensables. Il faut pouvoir apporter des solutions aux pays d’origine et aux pays de transit.

Nous allons donc mettre en place un fonds destiné à financer des projets de développement dans les pays d’origine – projets agricoles, projets destinés à soutenir l’emploi des jeunes, construction d’infrastructures, etc.

Vous avez eu raison, madame la présidente, de mentionner le Niger, par où a passé de tout temps la grande route vers le Nord, et notamment vers la Libye ; celle-ci étant en plein chaos, le Niger reçoit des migrants venus d’Afrique de l’Ouest, par exemple de Gambie ou du Sénégal, et d’Afrique de l’Est. Ce pays doit être soutenu pour pouvoir accueillir les migrants, afin d’éviter que ceux-ci ne tombent dans les mains des passeurs. Il faut, le cas échéant, que ces migrants puissent être aidés à rentrer dans leur pays d’origine avec l’information qu’ils ne pourront pas se voir accorder un droit de résidence en Europe. Le Niger ne peut pas faire face seul à cette situation. La préparation du sommet de La Valette est donc importante.

Il faudra également, dans ce cadre, répondre à des demandes formulées par nos partenaires africains – continent en pleine croissance, l’Afrique ne peut pas être vue comme un problème, surtout par la France qui entretient des liens historiques et culturels si forts avec elle, et qui partage sa langue avec de nombreux pays africains. Il faut lutter contre les filières de l’immigration illégale ; mais il faut aussi travailler sur les filières de l’immigration légale – pour des migrations saisonnières, pour des études en Europe. Le sommet de La Valette devra être l’occasion de demander à tous les pays d’Afrique de signer et de mettre en œuvre des accords de réadmission pour ceux des migrants qui ne seront pas autorisés à rester en Europe ; mais ce contrôle doit être équilibré par des projets de coopération et des voies de migration légale.

Le Conseil européen estime nécessaire un renforcement de la gestion des frontières extérieures de l’Union. Le Président de la République a proposé une approche en deux temps : dans un premier temps, le mandat de Frontex serait étendu ; à terme, un système de garde-côtes et de garde-frontières européens serait instauré. Nous défendons cette idée, vous le savez, depuis plusieurs années, et elle a été soutenue par de nombreux rapports de l’Assemblée nationale ; mais cela demeure pour certains États membres une question difficile. Notre idée est bien d’aller plus loin dans la voie de ce qui a été mis en place avec les opérations de Frontex en Méditerranée. Les récents événements survenus en Hongrie ont montré que la crise migratoire ne concernait pas seulement nos frontières maritimes, et que le problème n’était pas ponctuel : un dispositif permanent est, à notre sens, nécessaire. Nous estimons qu’il faudrait une réserve, qui permette à l’Union européenne d’appuyer des pays qui seraient confrontés à un problème de contrôle des frontières – dans le respect de leur souveraineté, c’est-à-dire sur la base d’une demande. Lorsqu’un grave incendie survient, des accords nous permettent de mettre à disposition d’un autre État membre des Canadair, par exemple : c’est de ce modèle que nous nous inspirons.

Nous devons avancer dans cette direction car, comme vous l’avez dit, madame la présidente de la commission des affaires étrangères, la constitution d’un espace de libre circulation interne impose un contrôle commun des frontières extérieures – il revient d’abord à chaque État membre de contrôler ses propres frontières, mais dans les situations exceptionnelles, dans les situations d’urgence, des renforts sont nécessaires. C’est la crédibilité de Schengen et le maintien d’un espace de liberté et de circulation qui sont en jeu.

Le Conseil européen s’est penché sur les politiques de retour. Là encore, nous souhaitons un élargissement du mandat de l’agence Frontex, qui doit pouvoir procéder à des opérations de retour non seulement depuis plusieurs pays, mais aussi depuis un seul pays – aujourd’hui, l’Italie ou la Grèce. Les actions de Frontex sont fortement limitées en droit ; dans la mesure où les accords de réadmission sont des accords européens, il n’y a pourtant aucune raison d’obliger l’Italie, par exemple, à affréter seule des avions pour renvoyer des déboutés du droit d’asile dans leur pays d’origine.

Le Conseil a évidemment abordé la question syrienne, à la suite de la réunion des ministres des affaires étrangères qui s’est tenue le 12 octobre. Les conclusions du Conseil européen reprennent quatre points déjà présents dans les conclusions du Conseil des affaires étrangères, et qui correspondent à la position de la France. Premièrement, le régime de Bachar Al-Assad porte la plus grande part de la responsabilité des 250 000 morts qu’a faits le conflit, et des millions de personnes déplacées. Deuxièmement, notre priorité doit être la lutte contre Daech et les autres groupes terroristes désignés par les Nations Unies : c’est là évidemment un message destiné à la Russie. Troisièmement, la solution politique de ce conflit ne sera trouvée que par la médiation des Nations Unies et par l’implication de tous les acteurs internationaux – Russie, États-Unis, Europe… – et régionaux – Turquie, Arabie saoudite, Iran… Le départ de Bachar Al-Assad est indispensable, sur la base du communiqué de Genève. Quatrièmement, le Conseil européen a exprimé sa préoccupation vis-à-vis des attaques menées par la Russie contre l’opposition modérée et la population, et demandé qu’il y soit mis fin : seuls les groupes terroristes désignés par les Nations Unies doivent être combattus.

L’Europe est et doit être l’un des acteurs d’une solution à la crise en Syrie – origine principale de la crise migratoire.

Le Conseil européen a également fait un point d’étape sur l’Union économique et monétaire. La Commission doit présenter demain, 21 octobre, sur la base du rapport des cinq présidents, des propositions d’amélioration de la gouvernance économique. En ce qui nous concerne, nous débattons – non pas encore de façon formelle au sein du Conseil européen, mais avec nos principaux partenaires – des perspectives tracées par le Président de la République pour tirer les leçons de la crise grecque et parfaire le fonctionnement de la zone euro : gouvernement de la zone euro, parlement de la zone euro, budget de la zone euro, convergence économique, sociale et fiscale… Certaines questions posées trouvent des réponses dans le rapport des cinq présidents ; sur certains points, il faut aller au-delà.

S’agissant du référendum britannique, le Premier ministre, M. David Cameron, a seulement énoncé rapidement les grands thèmes de réforme qu’il souhaite voir aborder. Ces thèmes avaient déjà été présentés au Président de la République : souveraineté et subsidiarité ; compétitivité ; fairness, c’est-à-dire articulation entre zone euro et reste de l’Union ; questions de sécurité sociale et abus de la liberté de circulation des personnes. En réalité, il n’y a pas eu de débat, car M. Cameron a annoncé qu’il préciserait ses demandes dans une lettre adressée au président du Conseil européen au cours du mois de novembre. Nous en saurons donc plus dans les semaines à venir. Nous avons pour notre part toujours maintenu que, si nous sommes favorables à toute amélioration du fonctionnement de l’Union européenne et à la lutte contre d’éventuels abus, en matière sociale par exemple, nous souhaitons le respect des principes fondamentaux de l’Union, notamment la liberté de circulation des personnes. Nous estimons aussi que d’éventuelles mesures doivent être prises à traités constants, car nous ne répondrons pas aux inquiétudes d’un État membre en nous lançant dans un grand chantier institutionnel. Nous devons nous concentrer sur les chantiers prioritaires : crise migratoire, croissance, emploi, investissement.

Ces deux sujets – Union économique et monétaire et référendum britannique – occuperont certainement plus de place lors du Conseil européen du mois de décembre.

Enfin, le Président de la République a informé nos partenaires de l’avancement de la préparation de la COP21 : beaucoup a été fait, puisque plus de 150 pays ont déjà présenté leur contribution, et beaucoup reste à faire. Il faut encore mettre au point un accord juridique contraignant, et trouver les financements pour des transferts de technologies et pour l’aide aux pays du Sud.

Ce Conseil européen était important, puisqu’il devait permettre à l’Europe de prendre toutes les dispositions nécessaires face à la crise des réfugiés. L’Union européenne joue là sa crédibilité. Notre réponse doit être conforme aux valeurs de l’Europe et aux exigences du droit d’asile ; mais nos concitoyens attendent aussi que l’Europe contrôle ses frontières et maîtrise, collectivement, sa réponse aux réfugiés.

M. Joaquim Pueyo. Monsieur le ministre, en ce qui concerne la Turquie, je partage votre analyse : il faut continuer le processus de négociation, compte tenu de la position géopolitique de ce pays – même si ce n’est pas toujours facile.

Je voudrais m’arrêter sur la question libyenne. Le Conseil européen soutient l’ONU, qui cherche à établir un gouvernement d’entente nationale. Les conclusions du Conseil européen mentionnent que le Conseil « s’est félicité de l’annonce faite par les Nations Unies et a demandé à toutes les parties d'y souscrire sans délai ». Or nous venons d’apprendre que les deux parties prenantes ont rejeté la proposition du représentant spécial des Nations Unies pour la Libye. Cette absence d’entente entre les deux parlements favorise l’implantation des groupes terroristes affiliés à Daech. Il est urgent de parvenir à une solution et d’éviter le délitement complet de ce pays, où l’État semble déjà avoir fait faillite. Une somalisation serait terrible pour toute la région : la Libye, située entre Europe et Afrique, deviendrait la plaque tournante de tous les trafics, y compris d’êtres humains.

L’Union européenne a rappelé à plusieurs reprises être prête à apporter un soutien politique et financier substantiel à un gouvernement d’entente nationale ; mais que peut-elle faire sans entraver les efforts de l’ONU ? Les États européens peuvent-ils s’entendre pour proposer des solutions concrètes, au-delà de l’aide financière promise ?

Quid, enfin, du soutien qui avait été proposé à la Tunisie ?

Mme Nicole Ameline. Merci, monsieur le ministre, de votre intervention. La gestion de cette crise migratoire révèle les dysfonctionnements européens ; c’est en effet la crédibilité de l’Union qui est en jeu.

Je voudrais moi aussi rappeler combien l’urgence est grande en Libye. La route de la Méditerranée est un enjeu majeur, et la situation appelle une initiative forte, à la fois française et européenne. Nous connaissons bien la détermination de Federica Mogherini. Mais quel rôle joue aujourd’hui le service européen pour l’action extérieure (SEAE) ? L’Europe doit prendre toute sa place dans la gestion de cette crise.

Le respect des conventions internationales relatives au droit d’asile constitue pour l’Europe une question d’autorité et de légitimité : il est essentiel d’être efficace dans la gestion de la crise migratoire, et notamment dans la distinction entre réfugiés et migrants. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Enfin, j’aurais aimé vous entendre parler plus longuement du couple franco-allemand. François Fillon a posé cet après-midi au Premier ministre une question très légitime sur les termes de la négociation que nous avons menée avec Mme Merkel.

Mme Marietta Karamanli. Merci, monsieur le ministre, de toutes ces informations.

Ma première question porte sur la disponibilité des crédits. Il existe actuellement quatre instruments financiers : le Fonds européen pour les frontières extérieures, le Fonds européen pour les réfugiés, le Fonds européen pour les réfugiés et le Fonds européen d’intégration. Comment évoluera leur financement ?

La presse internationale évoque une possible demande grecque, adressée à l’Allemagne, d’assouplissement du programme d’austérité, en échange du maintien sur le sol grec d’un grand nombre de réfugiés. Vous avez rappelé les chiffres tout à l’heure, comme vous avez rappelé les problèmes posés à la Grèce par ces flux massifs de réfugiés. Ce sujet a-t-il été évoqué par le Conseil européen, ou bien de façon bilatérale ? Quelle est la position du Gouvernement français sur une telle discussion ?

La position allemande vis-à-vis de la Turquie a évolué, nous l’avons également noté.

Enfin, les conclusions du Conseil européen mentionnent la volonté d’« accroître encore les moyens d’incitation en matière de retour et de réadmission, en appliquant le cas échéant le principe “donner plus pour recevoir plus” ». Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

M. Jacques Myard. La crise migratoire est un défi majeur que devront relever les différents gouvernements qui succéderont au vôtre, monsieur le ministre. C’est une réalité : nous n’en sommes qu’au début.

Je me félicite que l’on mette en œuvre une politique de coopération avec les pays tiers : c’est ce que je demandais dans les premiers communiqués que j’ai publiés sur le sujet.

Cette affaire inspire néanmoins un double malaise. Le premier est suscité par l’attitude de l’Allemagne. Je sais bien qu’officiellement tout baigne au sein du couple franco-allemand, moteur de l’Europe – un moteur diesel ? C’est le discours officiel : « Embrassons-nous Folleville », il n’y a aucun problème, nous sommes solidaires de l’Allemagne, etc. Je regrette, mais l’Allemagne ne semble guère solidaire de la France ni des autres États. Voyons les choses en face : Mme Merkel a commis une faute monumentale en annonçant que le pays attendait 800 000 réfugiés, et elle est maintenant confrontée à de graves problèmes internes qui ne vont faire que croître et embellir. On n’a pas le droit que dire que tout va bien. Tôt ou tard, il faudra s’expliquer ; cela ne signifie pas que l’on va se fâcher – de toute façon, l’Allemagne est un partenaire obligé.

Le second sujet de malaise est la Turquie. Il y a là un gros problème, que le voyage de Mme Merkel a d’ailleurs aggravé. À cet égard, la question posée par François Fillon tout à l’heure en séance n’avait rien d’inopportun. À ce propos, monsieur le ministre, le Gouvernement n’a rien dit sur le discours scandaleux de M. Erdoğan à Strasbourg, un discours qui a été tenu dans des conditions rocambolesques – je pense par exemple à la manière dont les journalistes femmes ont été dirigées vers une partie de la salle pour ne pas être mêlées aux autres. Cet accueil de 12 000 Turcs avait paraît-il été interdit dans les Länder allemands. Mais nous, nous leur ouvrons les bras, sans rien dire ! C’est une violation directe de la souveraineté française. J’ai posé une question écrite au Gouvernement à ce sujet.

En outre, on connaît la duplicité de la politique étrangère de la Turquie dans la région. Je la dénonce depuis longtemps, Mme Guigou le sait bien. Pourtant, je le répète, la Turquie est un partenaire incontournable en Méditerranée. C’est une grande puissance. Mais, là aussi, il faudra bien que nous ayons quelques explications avec son gouvernement, qui incarne parfois l’archétype même de la duplicité.

Enfin, en ce qui concerne Frontex et la directive Retour, cessons de nous illusionner. Ce n’est pas Frontex, même avec un corps européen, qui va empêcher les flux migratoires, ou alors vous en viendrez à construire un véritable mur tout le long des frontières européennes, comme entre les États-Unis et le Mexique. C’est une refonte de l’ensemble du système qu’il faut, une politique qui dise clairement : « désolés, on ne rentre pas en Europe ». Bien sûr, nous devons étudier la situation des personnes qui peuvent relever de la convention de Genève, qui nous lie. Mais nous ne pouvons continuer ainsi. Il faut dépasser l’utopie, monsieur le ministre !

Quant à la directive Retour, j’aimerais bien savoir comment cela va se passer, car le problème n’est pas la politique de retour, mais l’accueil dans les États où les migrants doivent rentrer. J’attends donc de voir ce qui va ressortir du sommet de La Valette.

M. Benoît Hamon. Monsieur le ministre, vous avez évoqué les décisions prises par l’Union européenne pour accompagner financièrement les pays voisins de la Syrie, en insistant notamment sur la Turquie. J’aimerais exercer ici une forme de droit de suite eu égard à la mission parlementaire que M. Poniatowski et moi-même conduisons sur le Liban.

Ce pays est dans une situation très préoccupante : l’afflux de plus de 1,2 million de réfugiés, pour une population de 4,5 millions d’habitants, fragilise l’équilibre démographique et confessionnel libanais, ces réfugiés étant tous sunnites. Parmi les questions à propos desquelles nous avons été interpellés sur place figuraient la capacité du HCR et du PAM à faire vivre les réfugiés syriens au Liban dans des conditions correctes et la possibilité pour le pays d’être à la hauteur de leurs besoins scolaires, sanitaires et sociaux.

L’Union européenne a annoncé un plan de soutien aux pays voisins de la Syrie, pour 1 milliard d’euros. On connaît les risques d’extension de la déstabilisation, par un effet domino, à la Turquie – on l’a vu avec les attentats –, mais aussi au Liban, sur lequel la pression est encore plus forte. Pour prévenir ces risques, il faut de l’argent, et vite. Pensez-vous que ce milliard suffise pour aider le Liban à faire face à un afflux de réfugiés qui sont appelés à rester durablement sur place, à moins de prendre le bateau, puisqu’ils ne vont ni se diriger vers le sud où se trouve la frontière israélienne, ni retourner dans des zones de guerre ? Le milliard annoncé sera-t-il distribué assez rapidement pour répondre aux besoins du Liban ?

M. Michel Piron. J’ai pu poser quelques questions générales au ministre de l’intérieur lors de son audition sur le sujet ; je me contenterai donc aujourd’hui de quelques questions plus ciblées.

De récentes déclarations de M. Juncker ont mis le doigt sur un aspect essentiel : la mise en œuvre des mesures qui ont été décidées. Apparemment, les moyens ne suivent pas ; nous sommes loin de les avoir débloqués alors qu’ils ont finalement fait l’objet d’un accord. Où en est-on à cet égard, en France et en Europe ? Dans quels délais précis peut-on espérer la mise à disposition concrète de ces moyens, tant financiers qu’humains ?

En ce qui concerne la Turquie, et plus précisément les réseaux mafieux de passeurs, on avait parfaitement identifié les départs depuis des ports turcs – vous y avez quasiment fait allusion, monsieur le ministre – de navires qui étaient censés aller à la casse mais repartaient chargés, hélas, de condamnés à l’exil. Où en est, là encore, la mise en œuvre de moyens réels permettant un contrôle partagé ou attesté de ces ports, pour éviter ce genre de pratiques invraisemblables ?

Vous avez abordé le problème du droit sur mer – le droit des eaux territoriales et celui des eaux internationales. C’était, on le sait, l’une des grandes difficultés en Méditerranée, le long des rivages de la Libye – on pourrait presque demander « quelle Libye ? », puisqu’il n’y a quasiment plus d’État. Qu’en est-il, du point de vue juridique, des possibilités d’intervention ? Vous avez parlé à propos de Frontex de moyens beaucoup plus contraignants ; encore faut-il qu’ils puissent être mis en œuvre dans le cadre du droit international.

Enfin, on connaît depuis longtemps l’approche de la Grande-Bretagne – ou plutôt de l’Angleterre, puisque l’Écosse semble exprimer un point de vue quelque peu différent. À ce sujet, pourriez-vous au moins nous citer quelques-unes des questions clés qui ne sont pas négociables ou qui, en tout cas, ne sauraient faire l’objet de chantages ?

M. Rémi Pauvros. J’aimerais aborder la situation de Calais, de plus en plus dramatique pour ceux qui y sont en perdition, mais aussi pour les riverains. Aujourd’hui, 800 personnalités ont rappelé la nécessité d’intervenir. Dans la perspective du Conseil européen de décembre, ne faudrait-il pas revenir sur les accords du Touquet, signés le 3 février 2003 par Nicolas Sarkozy, et en vertu desquels l’ensemble des procédures – contrôle, intervention – sont effectuées sur le sol français, et les personnes que l’on récupère renvoyées vers les autorités françaises ?

Les mesures annoncées par Cameron devraient rendre l’Angleterre beaucoup moins attractive pour les migrants, mais ces accords restent applicables et appliqués. Je souhaiterais donc connaître votre point de vue, monsieur le ministre, sur ces sujets – des sujets très sensibles qu’il est un peu plus difficile de traiter que de prendre un arrêté pour empêcher le maire de Paris de venir dans sa commune !

M. Charles de La Verpillière. Personne ici ne le conteste, la Turquie est un acteur incontournable de la crise des migrants et de celle qui fait rage au Moyen-Orient et en Méditerranée. D’abord, il s’agit d’une grande puissance régionale sunnite. Ensuite, elle est frontalière des États en guerre où sévit Daech. En outre, elle accueille 2 millions de personnes déplacées qui ont fui les zones de combat. Enfin, elle sait très bien ouvrir ou fermer le robinet de l’émigration vers l’Europe. Il faut donc évidemment discuter avec elle à un moment ou à un autre.

Il me semble pourtant – François Fillon l’a expliqué cet après-midi bien mieux que je ne saurais le faire – que le processus de négociation entre l’Union européenne et la Turquie s’engage sous de très mauvais auspices. Dans cette affaire, la France n’a pas fait entendre assez fortement sa voix. L’adhésion de la Turquie ne devrait pas entrer en jeu dans la discussion, elle ne devrait pas être un élément du marchandage, et la France aurait dû réagir très fermement sur ce point.

En outre, le moment où s’engage ce processus de négociation est très mal choisi, quelques semaines voire quelques jours avant les élections en Turquie. On sait que l’attitude de la Turquie vis-à-vis des Kurdes et même de Daech est pour le moins ambiguë. Le régime de M. Erdoğan s’oriente de plus en plus vers un système autoritaire et l’on a vu qu’il ne reculait pas devant des manipulations électorales, notamment après le terrible attentat d’Ankara. On peut aussi – mais peut-être vais-je trop loin – se demander si la Turquie respecte toujours les standards démocratiques européens. Quelle est la position de la France sur ce point ?

M. Philip Cordery. Merci, monsieur le ministre, pour ce compte rendu qui montre que les choses avancent au niveau européen.

J’aimerais d’abord étendre la question de Benoît Hamon à la Jordanie, qui a beaucoup fait, depuis très longtemps et souvent seule, pour accueillir les réfugiés syriens. La solidarité européenne envers les pays proches est essentielle.

Je reprendrai ensuite à mon compte la question liminaire d’Élisabeth Guigou sur l’avenir d’une politique d’asile commune au niveau européen. Répondre à l’urgence, c’est important, mais il faut aussi agir dans la durée, qu’il s’agisse des critères d’admission, des garde-frontières – sur ce point, on progresse, apparemment, et c’est heureux – ou de la juste répartition des réfugiés. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les discussions qui ont eu lieu à ce sujet, puisqu’il en est question dans les conclusions du Conseil ? On se souvient des difficultés que la première proposition de la Commission sur la répartition a posées avec certains, notamment la Hongrie. Ces pays ont-ils donné leur accord pour aller plus loin ?

Enfin, quel a été l’écho de la proposition, formulée par le Président de la République, d’une conférence internationale sur les migrations ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. En ce qui concerne la position du Royaume-Uni, le Premier ministre britannique a-t-il donné des indications sur ce qu’il souhaite pour les parlements nationaux, ainsi que sur l’expression d’« union sans cesse plus étroite » qui figure dans le préambule du traité sur l’Union européenne ? Sur le premier sujet, il semble encore s’interroger ; des marges de progression existent, à condition de ne pas couper les parlements nationaux du Parlement européen. Quant à la formule « union sans cesse plus étroite », elle a été négociée au moment des discussions sur le traité de Maastricht : le chancelier Kohl souhaitait l’expression d’« union fédérale », le président Mitterrand, plus prudent, celle d’« union à vocation fédérale », et c’est sur une proposition danoise et britannique que s’est fait le compromis. Lorsque je le rappelle à mes interlocuteurs britanniques, ils me répondent que la Cour de justice fait de ces mots une interprétation extensive dans plusieurs de ses arrêts. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

J’aimerais ensuite vous interroger, monsieur le ministre, à propos des démarches conjointes de la France et de l’Allemagne. À ce sujet, personne n’a prétendu que « tout baigne » ! Cela n’a jamais été le cas : chaque pays défend ses intérêts. Je n’ai rien entendu de tel dans la bouche du Premier ministre lors de la séance de questions au Gouvernement. Simplement, rien ne se fait en Europe si la France et l’Allemagne ne sont pas d’accord. Où en est-on donc s’agissant de l’appréciation commune de l’ISDS (Investor State Dispute Settlement), qui suscite bien des remous dans nos deux pays ? Par ailleurs, j’ai entendu parler de propositions conjointes concernant la lutte contre les financements illégaux, notamment du terrorisme, et contre la circulation illégale des armes. Est-ce vrai ? Si oui, quel en est l’état d’avancement ?

M. le secrétaire d’État. Merci à tous de vos questions et interventions.

En ce qui concerne la Turquie, le contexte est particulier, mais nous ne l’avons pas choisi. C’est vrai, il y a des élections en Turquie ; on ne peut remettre pour autant les partenariats et les négociations en cours avec ce pays à des échéances considérées comme plus favorables, à un moment où certains problèmes politiques seraient supposés résolus. Car il y a urgence, pour l’Europe comme pour la Turquie. Nous avons engagé des discussions pour réagir au fait que les frontières entre la Turquie et l’Union européenne n’étaient plus maîtrisées. Il ne pouvait y avoir de préalable à cette réaction ; chacun ici en conviendra.

Un processus de discussion très précis est donc désormais engagé entre la Commission européenne et la Turquie. Des chefs d’État et de gouvernement peuvent évidemment être amenés à avoir eux-mêmes des échanges avec la Turquie ; c’est ainsi que la chancelière Merkel était sur place il y a quelques jours. Mais c’est la Commission qui prend part aux discussions, notamment par la voix de son vice-président Frans Timmermans, lequel s’est rendu la semaine dernière en Turquie pour présenter le plan qui allait ensuite être soumis à l’approbation du Conseil européen. De même, c’est le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, et celui du Conseil, Donald Tusk, qui ont reçu le président Erdoğan lorsqu’il est passé à Bruxelles, afin de débattre avec lui du contenu de ce plan. Et c’est collectivement que les chefs d’État et de gouvernement ont pris des décisions sur les éléments du plan au cours du Conseil européen.

S’agissant de la Libye, Joachim Pueyo l’a souligné, le rejet de la proposition des Nations Unies et de son représentant spécial, M. Bernardino León, fait perdurer le chaos dans le pays. Nous soutenons pleinement les efforts de M. Bernardino León. À plusieurs reprises au cours des derniers jours, un appel unanime a été lancé par l’Union européenne, par les ministres des affaires étrangères, par les chefs d’État et de gouvernement, pour que, des deux côtés, dans le fameux parlement de Tobrouk, que l’on appelle la Chambre des représentants, comme au sein du Congrès général national de Tripoli, qui est l’ancien parlement, les modérés, qui étaient partisans de l’accord, soutiennent véritablement l’instauration du futur gouvernement d’union nationale sans laisser des jusqu’au-boutistes ou des extrémistes dicter l’évolution de la situation. Nous sommes mêmes favorables à ce que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies adopte des sanctions individuelles contre ceux qui, des deux côtés, empêcheraient la mise en œuvre de cet accord d’union nationale, absolument indispensable à l’avenir de la Libye et à la stabilité de la région. C’est ce chaos, en effet, qui permet que s’implantent et prospèrent des groupes de trafiquants, mais aussi des groupes terroristes, notamment dans les régions de Derna et de Syrte où des groupes se sont affiliés à l’État islamique.

C’est une priorité pour l’Europe, qui appuie sans réserve les efforts des Nations Unies. Concrètement, cela implique de convaincre plusieurs États voisins de la Libye, mais aussi d’autres pays qui jouent un rôle dans cette affaire, qui entretiennent une proximité avec les acteurs – certains pays du Golfe, la Turquie –, de ne soutenir qu’une seule solution : celle qui a été proposée par les Nations Unies.

J’en viens à la Tunisie. Pour nous, ce pays doit faire l’objet d’un soutien prioritaire. Il passe par le programme de soutien au développement économique, qui est très important, dans le cadre de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Tunisie ; mais aussi, dans le domaine précis du contrôle des frontières, dont les attentats en Tunisie ont souligné l’urgence, par un budget de 23 millions d’euros, financé notamment par la France et l’Allemagne, pour former des garde-frontières et des douaniers et moderniser les postes-frontières en Tunisie, en particulier entre ce pays et la Libye.

Madame Ameline, vous avez vous aussi insisté sur la situation en Libye – j’ai partiellement répondu – et sur la mission du SEAE. Celui-ci est chargé de défendre les priorités de politique étrangère commune des États membres ; c’est ce que fait Mme Mogherini, qui est à sa tête en tant que Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, en particulier dans ses démarches vis-à-vis de l’ensemble des États membres de l’ONU qui peuvent jouer un rôle en Libye. En effet, nombre des factions qui se partagent le territoire libyen sont plus ou moins soutenues par des États de la région, des États frontaliers ou d’autres États du Moyen-Orient. Dans ce contexte, le SEAE est tout entier mobilisé pour trouver une solution.

Vous avez également abordé les relations franco-allemandes, de même que la présidente Élisabeth Guigou et nombre des intervenants. En premier lieu, il est absolument certain qu’aucune décision ne peut être prise en Europe sans un accord entre la France et l’Allemagne, dans quelque domaine que ce soit. Cela vaut qu’il s’agisse de la Grèce, comme en juillet dernier, d’imposer d’une même voix une solution de paix entre l’Ukraine et la Russie, ou, comme aujourd’hui, de réagir à la crise des réfugiés : si la France et l’Allemagne, dont les positions peuvent différer à l’origine, ne font pas en sorte de les rapprocher et de défendre la même, l’Europe est bloquée. Il s’agit donc d’un impératif et d’un devoir. De telles relations sont celles que nous voulons entretenir avec l’Allemagne indépendamment des urgences, mais elles deviennent une nécessité absolue en période de crise.

En ce qui concerne la crise des réfugiés, nous avons toujours défendu l’équilibre entre solidarité, accueil, droit d’asile, d’une part, et maîtrise, contrôle des frontières, organisation des retours, d’autre part. C’est cet équilibre, à propos duquel toute l’Europe se retrouve aujourd’hui, qui permettra qu’ensemble – la France, l’Allemagne, la Commission européenne, tous les États membres – nous apportions une réponse à cette crise.

S’il a pu exister entre nous des différences d’appréciation, il n’y en a aucune quant aux valeurs. N’oublions pas les attaques qui se sont produites depuis le début de l’année contre des foyers de réfugiés, les manifestations de haine dans la rue, les actions violentes, dont celle qui vient de viser une candidate aux élections municipales à Cologne. La chancelière Merkel a voulu répondre à ces manifestations d’hostilité vis-à-vis des réfugiés en encourageant l’humanisme, l’accueil, la fidélité aux valeurs de l’Union européenne. Nous la soutenons pleinement dans cette démarche, comme lorsque l’Allemagne appelle de ses vœux la solidarité européenne en matière d’accueil des réfugiés. Mais nous avons aussi défendu l’idée que celui-ci devait se faire avec méthode, à partir des hotspots, des premiers points d’entrée dans l’Union européenne. Aujourd’hui, les positions se sont ajustées pour aboutir à une attitude commune.

Marietta Karamanli a demandé des précisions sur les crédits. Il existe un ensemble de décisions budgétaires, dont certaines ont été évoquées lors de la discussion sur le prélèvement sur recettes au profit de l’Union européenne dans le cadre du projet de loi de finances pour 2016. En effet, la Commission européenne a été amenée à demander le soutien des États membres et du Parlement européen, lequel a déjà voté un budget rectificatif, afin de rendre disponibles les fonds nécessaires à la mise en œuvre des décisions prises. Car celles-ci comportent bien un volet budgétaire.

Au total, il faudra 1,7 milliard d’euros supplémentaire sur deux ans, selon l’évaluation de la Commission. Pour 2015, l’enveloppe sera d’environ 800 millions d’euros, issus d’un budget rectificatif, pour 400 millions, ainsi que de la mobilisation de l’instrument de flexibilité. Il a également été décidé une utilisation additionnelle de l’aide humanitaire. La répartition est la suivante : 100 millions d’euros pour le Fonds asile, migration et intégration (FAMI) et le Fonds pour la sécurité intérieure (FSI) ; 1,3 million pour les agences qui s’occupent des politiques de contrôle des frontières – Frontex, le Bureau européen d’appui en matière d’asile et Europol ; au titre de l’assistance aux pays tiers, 300 millions d’euros destinés au fonds Madad pour la Syrie et les pays voisins, qui sera ainsi porté à 500 millions d’euros. Enfin, 200 millions proviennent de redéploiements de crédits. Il faut aussi compter avec les aides au HCR et au PAM.

Le total est très élevé. Il atteindra 900 millions d’euros en 2016. Ce dossier est en effet devenu une priorité budgétaire.

Une partie des fonds destinés aux pays voisins ira à d’autres pays que la Turquie : le Liban et la Jordanie. Pour l’instant, l’Union européenne n’a pas présenté de ventilation par pays, monsieur Hamon. Les réfugiés syriens au Liban représentent 30 % de la population, ce qui risque de compromettre les équilibres religieux et culturels du pays. Le HCR et le PAM se sont trouvés à court de moyens en Liban comme en Jordanie. Les États membres doivent donc se mobiliser bien davantage pour financer les nouvelles dépenses inscrites dans le budget européen, mais aussi au niveau bilatéral. Le président Juncker les a ainsi appelés à abonder ces agences des Nations Unies. Si on ne le fait pas, il ne faudra pas s’étonner de voir arriver une grande partie de ces réfugiés, puisque la plupart des réfugiés de la crise syrienne se trouvent encore en Syrie ou dans les pays voisins. Voilà pourquoi il est indispensable – et il est encore temps – d’apporter une aide conséquente à ces pays ainsi qu’aux agences des Nations Unies concernées.

Y a-t-il eu une discussion sur un échange entre un assouplissement de l’austérité en Grèce et l’accueil ou le maintien sur place des demandeurs d’asile ? Non : il n’existe ni ne peut exister de discussion de ce genre. Ce sont deux sujets entièrement différents.

En revanche, les discussions se poursuivent à propos de la mise en œuvre du programme d’aide à la Grèce ; le Président de la République sera cette semaine en Grèce, avec une délégation de plusieurs membres du Gouvernement, pour soutenir les autorités et s’assurer que les « institutions » – la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Commission européenne – accompagnent le pays dans son redressement économique. À l’heure où la Grèce applique des réformes très difficiles et très courageuses, il faut en effet soutenir les investissements et la croissance ; il est également nécessaire que les projets de développements bénéficient d’appuis au niveau bilatéral, de la part de la France comme des autres pays de l’Union.

Il n’y a aucune négociation en cours qui porterait en même temps sur les conditions d’accueil des réfugiés. Simplement, il faut aussi aider la Grèce à installer les hotspots, et le Premier ministre Alexis Tsipras a souligné lors du Conseil européen que ce serait coûteux et difficile. Mais ni lui ni le président du conseil italien – je mets de côté la demande, formulée par l’Italie et l’Autriche, que soient décomptées dans le Pacte de stabilité et de croissance les dépenses nationales liées à la crise des réfugiés – n’ont subordonné à l’obtention d’une aide supplémentaire l’exercice de leurs responsabilités en matière de contrôle des frontières. Ils ne font que discuter avec la Commission des aides qui vont leur être apportées pour mettre en place les hotspots – sachant que le chiffre de six hotspots pour chacun de ces deux pays n’est peut-être pas définitif.

« More for more », « donner plus pour recevoir plus », est l’un des concepts en discussion dans le cadre de la politique de développement de l’Union européenne vis-à-vis des pays en développement, notamment des pays d’Afrique ; il est en jeu dans le sommet de La Valette. Mais il fonctionne dans les deux sens. En Europe, on a tendance depuis longtemps à subordonner l’aide aux progrès accomplis par les pays partenaires. À l’origine, on visait d’ailleurs plutôt les progrès en matière de démocratie, d’État de droit, d’égalité de genre ; aujourd’hui, cela s’étend à l’immigration, au fait que ces pays acceptent les accords de réadmission. De leur côté, les pays concernés, s’ils acceptent de faire un effort de maîtrise des migrations, demandent en contrepartie qu’on leur donne les moyens d’assurer le développement économique et l’emploi, notamment pour leurs jeunes qui sont tentés d’aller en Europe.

De ce point de vue, ce principe est sain. D’ailleurs, le fait de considérer l’aide à la Tunisie comme une priorité absolue en est d’une certaine manière l’application : il ne serait pas logique que l’Europe n’aide pas un pays qui a réussi sa transition démocratique, adopté sa Constitution et organisé des élections libres de façon remarquable, qui a une société civile exemplaire, qui vient de recevoir le prix Nobel. Bref, nous devons être davantage présents auprès des pays qui en font plus pour le développement et la démocratisation.

Monsieur Myard, la question migratoire est un problème durable. Nous ferons tout pour que la crise syrienne trouve une solution le plus rapidement possible. Cela dit, si, au début, tous les réfugiés arrivant en Allemagne se disaient syriens, on sait aujourd’hui que beaucoup parmi eux sont afghans ou pakistanais. De même, ceux qui sont passés par la Libye ont été nombreux à se prétendre originaires de pays dominés par une dictature, comme l’Érythrée, alors que beaucoup viennent en réalité d’Éthiopie et d’Afrique de l’Ouest. Bref, la manière dont l’Europe est et sera confrontée à la question des migrations s’explique par les crises internationales. En effet, nous sommes entourés de foyers de crise : à l’est, la Russie et l’Ukraine, même si la situation s’apaise grâce aux accords de Minsk ; au sud-est, le Moyen-Orient ; au sud, la Libye et le Sahel. C’est donc dans une perspective durable que nous devons nous organiser.

Voilà pourquoi nous sommes en désaccord. Vous avez tort de dire que Frontex est une utopie : ce n’est pas avec vingt-huit politiques différentes que nous pourrons garantir la stabilité, la coopération avec des pays tiers et le contrôle de nos frontières. Par quelque bout que l’on prenne le problème, on constate la nécessité de faire preuve de cohérence à vingt-huit, d’appliquer des dispositifs communs, bref d’apporter une réponse européenne. Cela n’enlève rien à la souveraineté : cela ajoute à l’efficacité. Si la directive Retour n’est pas mise en œuvre dans tous les pays, elle ne sera pas efficace. Il faut donc évidemment accroître les moyens de Frontex.

Ce qui serait illusoire, ce serait d’imaginer que Frontex va contrôler toutes les frontières de chacun des États membres de l’Union européenne : en la matière, chaque pays a des responsabilités. Mais chacun est aussi un point d’entrée dans l’Europe. Ce que veulent les personnes qui arrivent aujourd’hui en Grèce depuis la Turquie ou la Syrie, ce n’est pas venir en Grèce, c’est venir en Europe. Dès lors, il est normal que la Grèce se tourne vers les autres pays de l’Union et que nous soyons disposés à l’aider. Nous allons le faire dans le cadre commun, c’est-à-dire celui de Frontex, du Bureau européen d’appui en matière d’asile et du déploiement des garde-frontières européens qui appuieront les polices nationales de l’air et des frontières.

Quant à la Turquie, je le répète, nous n’avons pas choisi le moment où la crise s’est produite et où il nous faut discuter avec M. Erdoğan. Par ailleurs, les réunions publiques en France obéissent à des règles spécifiques que l’on ne peut abroger en fonction du jugement que l’on porte sur tel orateur ou telle personnalité. La France est un pays où chacun peut s’exprimer, dans le respect de la loi, et il n’y a pas à s’en excuser. Par ailleurs, comme vous l’avez rappelé vous-même, monsieur Myard, la Turquie est un grand pays et un partenaire incontournable en Méditerranée.

M. Piron a insisté sur l’appel lancé par le président Juncker aux États membres pour que tous les moyens soient mis à la disposition de la politique commune. Cet appel a été entendu ; c’était absolument nécessaire.

Quant à la Grande-Bretagne, elle n’a pour l’instant présenté aucune demande formelle dans aucun domaine : elle a simplement évoqué des thèmes à propos desquels elle va formuler des demandes. Toutefois, le Premier ministre Cameron a bien parlé des parlements nationaux dans des discours ou des interviews. Pour reprendre les termes de la présidente Guigou, il existe une marge de progression en ce qui concerne la manière dont les parlements nationaux sont associés à la définition des politiques européennes. On peut d’ailleurs se demander, s’agissant de la seule zone euro, comment ils prendraient part à l’activité du parlement que le Président de la République propose d’y instituer, et qui pourrait détenir un pouvoir budgétaire, et non simplement un rôle consultatif.

La question que pose David Cameron concerne la possibilité pour les parlements nationaux d’émettre un « carton rouge », c’est-à-dire d’exercer une sorte de droit de veto, sur des initiatives législatives de la Commission européenne. Comme il existe déjà un mécanisme qui permet à un tiers des parlements nationaux de demander une deuxième présentation, on fait l’hypothèse que la Grande-Bretagne voudrait aller plus loin. Or il importe de ne pas contredire la logique communautaire, celle qui permet à l’Europe d’avancer depuis plus de cinquante ans. Si l’on peut prendre des décisions en Europe, c’est en effet parce qu’il existe un pouvoir d’initiative de la Commission européenne, un vote à la majorité qualifiée, et parce que le droit de veto a reculé dans bien des domaines. A contrario, partout où le droit de veto subsiste et où il faut décider à l’unanimité, il est bien plus difficile d’aller de l’avant, comme on le voit en matière de fiscalité, ou au sein de l’Eurogroupe au sujet de la Grèce.

Il n’est pas possible à ce stade d’être d’accord ou non avec ce que va proposer la Grande-Bretagne, puisqu’elle n’a officiellement rien présenté. Mais, à cet égard, nous sommes très vigilants. Il ne faudrait pas que l’on réintroduise de manière déguisée le droit de veto national sur des initiatives communautaires.

Le Gouvernement s’attelle à remédier à la situation dramatique qui prévaut à Calais et que Rémi Pauvros a rappelée. Le ministre de l’intérieur s’est rendu sur place à plusieurs reprises. Il est exact que cette situation découle largement des accords du Touquet. En tout état de cause, il serait inconcevable de laisser entrer dans le tunnel les migrants qui veulent se rendre en Grande-Bretagne, en considérant que c’est à la Grande-Bretagne de contrôler la frontière de l’autre côté. Toutefois, dans le cadre des accords du Touquet, et compte tenu de la charge que fait peser sur la France ce contrôle de la frontière britannique, nous avons discuté pendant l’été avec le gouvernement britannique d’un appui plus important. La négociation a débouché sur des décisions budgétaires qui engagent plusieurs dizaines de millions d’euros. Je pourrai vous redonner les chiffres. Désormais, la Grande-Bretagne apporte donc une contribution financière bien plus importante au contrôle de la frontière. Il n’empêche que des réfugiés se trouvent sur le sol français alors qu’ils n’avaient pas l’intention de venir en France. À ceux qui sont susceptibles de relever du droit d’asile, nous faisons d’ailleurs savoir qu’ils peuvent demander l’asile en France, et certains l’ont fait. Mais la plupart veulent aller en Grande-Bretagne et nous sommes obligés de les prendre en charge, et de prendre en charge leur retour pour ceux qui ne relèvent pas du droit d’asile. Cette situation est pesante, en particulier pour les communes concernées.

Je veux dire à M. de La Verpillière que la France a été très claire sur la nécessité de négocier un plan de contrôle de l’immigration et d’appui à la Turquie sans que cela ne remette en cause le processus d’examen des chapitres en vue de l’adhésion. Le Premier ministre l’a rappelé en réponse à François Fillon : des chapitres ont déjà été ouverts, sur une période de plusieurs années, bien davantage d’ailleurs sous les précédentes majorités que depuis 2012. Nous sommes favorables à l’ouverture d’autres chapitres parce qu’ils permettent de rapprocher le système législatif de la Turquie de celui de l’Union européenne, en matière économique comme dans le domaine des droits de l’homme, sans que cela préjuge de l’issue du processus. Il n’y a pour nous aucune ambiguïté sur ce point.

Pour répondre à Philip Cordery comme à la présidente Guigou : il faut évidemment aller vers une politique d’asile commune. Cela suppose que tous les pays membres aient les mêmes listes de pays d’origine sûrs ; nous avons progressé sur cette voie au cours du Conseil européen. Cela suppose aussi que tous acceptent le mécanisme de répartition voté en juillet et en septembre. Or, parmi ceux qui avaient voté contre, seule la Slovaquie dit encore envisager un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne. Tous les autres, y compris la République tchèque, ont déclaré qu’ils se conformaient à la décision prise.

Quant à une conférence internationale sur les migrations, elle nous semble indispensable, car l’Europe n’est pas seule concernée et ne peut traiter seule ces questions. En la matière, la responsabilité ne se limite pas aux pays voisins de la Syrie. Les États-Unis, qui ont certes annoncé qu’ils accueilleraient une partie des réfugiés syriens, peuvent aussi contribuer à l’effort, comme des pays d’autres régions du monde dont le Golfe. Le Président de la République a proposé que cette conférence internationale ait lieu au début de l’année prochaine.

Je pense avoir répondu pour l’essentiel aux questions d’Élisabeth Guigou. En ce qui concerne la formule d’« union sans cesse plus étroite », il a déjà été mentionné dans les conclusions d’un Conseil européen qu’à certains égards, chaque État membre pouvait l’interpréter comme il l’entendait. Pour les pays de la zone euro, cette formule signifie clairement que l’Union européenne – dont l’euro est normalement la monnaie, sauf opt out – a vocation à pousser l’intégration plus loin. Mais cette évolution n’est pas mécanique ni obligatoire dans la mesure où certains ne la souhaitent pas. Il y a là deux visions différentes de l’Europe ; celle-ci va donc avancer de manière différenciée, comme cela a été le cas avec Schengen, avec l’euro et plusieurs politiques communes. Un certain nombre de pays – le plus grand nombre, me semble-t-il, en tout cas au sein de la zone euro – estime qu’il faut accroître la coopération, l’intégration, le partage de souveraineté, dans bien des domaines. La réponse à la crise des réfugiés le montre, mais cela renvoie aussi à la politique de sécurité et de défense commune. En revanche, plusieurs autres pays ne le souhaitent pas. Il faut en tenir compte, sans empêcher l’Europe de fonctionner ni la faire régresser. En ce sens, la discussion avec la Grande-Bretagne est essentielle : nous ne voulons pas que l’on revienne sur certains acquis, y compris en ce qui concerne l’Union européenne à vingt-huit.

La relation franco-allemande est évidemment indispensable et nous discutons avec l’Allemagne de tous les sujets, y compris commerciaux. Sur l’ISDS, nous sommes aujourd’hui très proches, comme en témoignent les déclarations communes de Matthias Fekl et Sigmar Gabriel contre un arbitrage privé dans les accords de commerce. En outre, Michel Sapin et Wolfgang Schäuble ont promu au sein de l’Ecofin des mesures de durcissement de la lutte contre le financement du terrorisme et le financement du commerce des armes, qui vont de pair avec la lutte contre tous les systèmes de financement illégal, les circuits de l’argent sale et les paradis fiscaux, que nous défendons ensemble au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du G20.

Mme la présidente Danielle Auroi. Merci, monsieur le ministre, de vous être rendu disponible, comme toujours après un Conseil européen. Nous sommes d’ailleurs allés bien au-delà des conclusions du Conseil. Mais nous devrons sans doute vous interroger à nouveau sur le traité de libre-échange transatlantique et l’ISDS, ainsi que sur le Brexit, qui pourrait faire à lui seul l’objet d’une autre réunion conjointe.

La séance est levée à dix-huit heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 20 octobre 2015 à 17 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. Kader Arif, M. Philippe Baumel, M. Gwenegan Bui, M. Michel Destot, Mme Valérie Fourneyron, M. Hervé Gaymard, Mme Estelle Grelier, Mme Élisabeth Guigou, M. Benoît Hamon, M. Patrick Lemasle, M. Jean-René Marsac, M. Jacques Myard, Mme Marie-Line Reynaud, M. Michel Terrot

Excusés. - M. Pouria Amirshahi, M. Jean-Marc Ayrault, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, Mme Chantal Guittet, M. Serge Janquin, M. Lionnel Luca, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. Michel Vauzelle