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Commission des affaires étrangères

Mercredi 27 janvier 2016

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 41

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense..... 2

Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense.

La séance est ouverte à seize heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Mes chers collègues, nous recevons Jean-Yves Le Drian pour une audition fermée à la presse. Nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation, monsieur le ministre.

Cette réunion sera l’occasion de faire un nouveau point de situation sur les opérations Chammal au Moyen-Orient, Barkhane dans le Sahel et Sangaris en Centrafrique, comme vous le faites régulièrement devant cette Commission. Lorsque je vous ai accompagné entre le 31 décembre et le 2 janvier dernier, j’ai pu constater une fois de plus la grande valeur et le niveau d’engagement personnel de nos militaires – marins, aviateurs et légionnaires, tous engagés avec courage dans ces opérations.

Vous avez réuni à Paris, il y a quelques jours, les ministres de la défense des sept pays considérés comme les principaux contributeurs de la coalition internationale contre Daech. Nous savons qu’il a été décidé d’accélérer le tempo et que la volonté a été réaffirmée d’apporter un soutien aux forces arabes et kurdes qui combattent au sol. Vous nous direz comment avance la lutte contre Daech en Irak et en Syrie, quelles en sont les perspectives, quelle est votre analyse sur les opérations menées par la Russie en Syrie et quels sont, en particulier, les objectifs des frappes russes en Syrie et la progression de l’armée régulière syrienne sur le terrain.

Pouvez-vous également revenir sur la situation du Liban ? Le contrat franco-saoudien de renforcement des forces armées libanaises, pour un montant de trois milliards de dollars, est évidemment majeur dans cette perspective. Ce contrat est-il honoré comme il se doit par les Saoudiens ?

Je souhaite que nous évoquions la situation très préoccupante du Yémen.

En Libye, la situation politique et sécuritaire demeure particulièrement inquiétante – nous serons particulièrement attentifs à ce que vous nous direz des positions de Daech. Que peut faire la France aux côtés des voisins de la Libye, et de ses partenaires européens, notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie, pour favoriser une entente entre les parties et accompagner efficacement les Libyens dans la sécurisation du pays et la lutte contre le terrorisme ? Nous avons appris que le gouvernement d’union nationale venait d’être rejeté par l’assemblée de Tobrouk, ce qui rend improbable la conclusion prochaine d’un accord politique.

En République centrafricaine, quel bilan tirez-vous du premier tour de la présidentielle et quelle est la situation sécuritaire ?

L’attentat qui a endeuillé Ouagadougou appelle également un point de situation dans la région d’Afrique de l’Ouest, notamment au Mali, qui a été lui aussi la cible d’une attaque il y a quelques mois.

Enfin, l’évocation du Mali me conduit naturellement à vous demander où en est le projet d’intégration à la MINUSMA des nouvelles unités européennes proposées par les États membres de l’Union européenne au titre de l’article 42-7 et, plus généralement, quel bilan vous pouvez faire de la mise en œuvre de cette demande d’assistance qui avait reçu une approbation politique unanime.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, nous devions nous voir la semaine dernière mais, comme vous le savez, j’ai dû reporter notre rencontre en raison du tragique accident survenu à Valfréjus, en Savoie, lors duquel cinq militaires – six depuis avant-hier – du 2e régiment étranger de génie de Saint-Christol, dans le Vaucluse, ont trouvé la mort après avoir été emportés par une avalanche lors d’un exercice d’aguerrissement en montagne. Je leur rends ici hommage, comme je l’ai fait en allant me recueillir devant leurs dépouilles et en allant saluer leurs camarades blessés. Après le crash aérien survenu l’année dernière à la même époque à Albacete, en Espagne, lors duquel neuf aviateurs français étaient décédés, ce nouveau drame nous rappelle que, même à l’entraînement, il existe toujours des risques pour la vie de nos soldats.

Je commencerai par évoquer la situation au Levant, avec l’opération Chammal. Sans vouloir faire preuve d’un enthousiasme ou d’une impatience qui seraient hors de propos, je suis aujourd’hui en mesure d’affirmer que nous commençons à assister à un réel recul de Daech. En 2015, l’organisation terroriste a perdu la ville de Baïji sous l’assaut des forces irakiennes. Fin décembre, c’est la ville de Ramadi qui a été reprise par les Irakiens, en grande partie grâce à l’Iraqi Counter Terrorism Service (ICTS), un régiment à la formation duquel nous participons à Bagdad. Dans le nord du pays, face aux peshmergas, c’est la ville de Sinjar que Daech a été contrainte d’abandonner.

Par ailleurs, les combattants kurdes se rapprochent de Mossoul. On estime qu’au total, depuis le début des opérations de la coalition – surtout au cours du deuxième semestre 2015 –, Daech aurait perdu environ 20 % du territoire dont elle avait le contrôle. Au nord de la Syrie, de Al-Hasakah jusqu’à la région de Kobane, les Kurdes de l’YPG progressent également. Dans le centre du pays, ce sont les forces armées syriennes (FAS) qui, bénéficiant d’un appui aérien des Russes, progressent dans la région de Palmyre.

Dans le même temps, Daech se trouve perturbée sur le plan logistique et sur celui du commandement – deux éléments clés de sa capacité de nuisance – par la perte de Sinjar, mais aussi et surtout par la perte récente du barrage de Tichrin, qui constitue un point de passage stratégique entre Raqqa et le nord-ouest de la Syrie : ces deux défaites coupent des axes logistiques importants. Depuis novembre, la prise à partie de nombreux centres de commandement de Daech par la coalition – notamment lors du raid que nous avons mené contre un état-major en Irak le 15 décembre dernier – contribue à sa désorganisation.

Tous les ministres de la défense que j’ai rencontrés la semaine dernière s’accordent à considérer que Daech n’est plus en mesure de mener des attaques d’envergure. Cela dit, l’organisation terroriste conserve une très forte capacité de résistance. Elle continue, depuis ses fiefs, à planifier des actes barbares visant l’Europe, mais aussi les pays de la région, et ses pertes en combattants sont partiellement compensées par des recrutements importants et réguliers, en particulier au sein des foreign fighters. Selon la coalition, 2 500 neutralisations auraient été effectuées au cours du mois de décembre dernier – avec les réserves d’usage sur ce chiffre, qui résulte d’une approximation –, mais Daech aurait bénéficié dans le même temps de 2 000 recrutements nouveaux. Je précise que les recrutés viennent de partout : il ne faudrait pas s’imaginer qu’ils proviennent uniquement de France ou de Belgique. Cette faculté qu’a Daech de se reconstituer est préoccupante, car elle lui permet de conserver une forte capacité d’action. Elle continue d’ailleurs de mener des attaques en Syrie, notamment à Deir ez-Zor, où se trouve un aérodrome militaire des forces armées syriennes. Toutefois, je le répète, le recul de Daech est réel, et elle n’est plus en mesure de mener des offensives lourdes.

Les avancées constatées sont à mettre au crédit de l’action convergente des Kurdes, des forces irakiennes loyalistes et de l’opposition syrienne, avec le soutien de la coalition internationale, qui mène des frappes aériennes. Le rôle de la France au sein de cette coalition est important. Depuis le mois de septembre 2014, notre pays a mené plus de 400 frappes au total, en utilisant près d’un millier de munitions. On distingue deux types d’actions : d’une part, nous assurons l’appui des troupes au sol – en décembre, en appui à la prise de Ramadi, la France a mené soixante-cinq missions aériennes au-dessus de cette seule ville –, d’autre part, aux termes d’un élargissement de nos règles d’engagement, décidé à la suite des événements du 13 novembre 2015, nous frappons également des centres d’entraînement, des points névralgiques et des sites d’exploitation de matières premières, notamment de pétrole, dont la vente permet à Daech de se financer – sur ce point, l’élargissement des règles d’engagement des États-Unis a permis d’amoindrir de façon significative les capacités de ressources des djihadistes.

D’un point de vue quantitatif, la France réalise 50 % des frappes non américaines et, grâce à la contribution du groupe aéronaval, jusqu’à 25 % du total des frappes. Qualitativement, nous sommes en dehors des États-Unis le seul pays à déployer la totalité des moyens nécessaires à la lutte contre Daech. Nous avons des instructeurs, des conseillers au sol – à la fois à Erbil et à Bagdad –, nous disposons d’avions de renseignement électronique, de chasseurs équipés de pods Reco NG – des nacelles de reconnaissance –, d’un appareil de ravitaillement, de chasseurs bombardiers équipés de munitions de précision et de missiles SCALP, que nous utilisons ; enfin, nous avons un navire au large de la Syrie et le porte-avions Charles de Gaulle accompagné de son groupe aéronaval dans le Golfe Persique.

Je me suis rendu en fin d’année sur le Charles de Gaulle, mais aussi à la base française H5, au nord de la Jordanie, et auprès de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (13e DBLE), aux Émirats arabes unis, qui intervient surtout pour la formation des militaires irakiens. J’ai pu échanger avec les personnels en poste sur ces différents sites et leur faire part du soutien de la Nation ; ils travaillent dans des conditions très difficiles, notamment à H5, soumise à des conditions météorologiques extrêmes – il y fait très chaud l’été et très froid l’hiver, comme vous avez pu le constater, madame la présidente.

Nos échanges opérationnels avec les États-Unis sont intenses pour toutes les actions aériennes, mais aussi en matière de renseignement, de ciblage, de ravitaillement et de commandement. Nous avons établi une relation de confiance et de compréhension mutuelle avec notre allié, ce qui nous a permis, grâce à une coopération très efficace lors des opérations contre Daech, de renforcer le rythme et l’intensité de ces opérations.

La réunion à Paris, il y a quelques jours, des ministres de la défense des sept pays les plus engagés dans les opérations, à savoir la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas et l’Australie, a permis de faire le point sur la situation et d’établir un plan d’action pour la suite, dont je vous parlerai tout à l’heure. J’ai pu avoir une conversation approfondie avec mon homologue américain, Ashton Carter. Une deuxième rencontre, plus large, aura lieu le 11 février prochain à Bruxelles, afin de discuter des moyens supplémentaires de nature à permettre une accélération de notre campagne.

Comme vous l’avez rappelé, madame la présidente, après les attentats commis à Paris en novembre 2015, j’avais demandé aux pays de l’Union européenne une participation militaire accrue sur certains théâtres d’opérations extérieures et sollicité leur appui à la France dans la lutte contre Daech, sur la base de l’article 42.7 des traités européens. Aujourd’hui, nous constatons que cette demande a été suivie d’effets. Je pense notamment à l’élargissement de la mission britannique, qui frappe désormais également en Syrie, et à l’engagement significatif de l’Allemagne. Après un débat au Bundestag, nos alliés d’outre-Rhin ont décidé de mobiliser sur le territoire du Levant des avions de reconnaissance Tornado basés en Turquie, mais aussi un avion ravitailleur, et une frégate qui accompagne en ce moment le Charles de Gaulle ; ils ont également renforcé leur participation aux actions de formation – essentiellement à Erbil – et décidé de déployer jusqu’à 650 soldats au sein de la MINUSMA.

Par ailleurs, les Pays-Bas, le Danemark et l’Italie sont en train de réfléchir à un engagement au Levant. Comme vous le voyez, la solidarité manifestée par de nombreux pays membres de l’UE sous le coup de l’émotion dans les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre 2015 n’a pas faibli, mais s’est au contraire traduite par une véritable mobilisation. Même les pays plus petits, ne disposant pas de la capacité ou des moyens financiers d’intervenir directement au Levant – je pense notamment à l’Autriche ou à la Roumanie –, nous aident par des contributions diverses en Afrique, notamment en République centrafricaine. Quant à l’Espagne, dont la situation politique ne lui permet pas d’engager actuellement une action militaire, elle nous a assurés de son soutien et de sa volonté d’agir dès que possible.

Je me suis rendu en Turquie et en Russie dans le cadre des initiatives prises par le Président de la République à la suite des attentats du 13 novembre, afin de rencontrer mes homologues et d’échanger avec eux. J’étais ainsi en Turquie il y a quelques jours, où j’ai eu des entretiens, notamment avec le président Erdogan, qui ont été l’occasion de faire le constat que Daech était notre ennemi commun : je rappelle que les Turcs ont été victimes d’attentats à la frontière syrienne le 20 juillet dernier, à Ankara le 10 octobre, et à Istanbul le 12 janvier. Nous considérons que le dialogue politique avec ce pays est indispensable. Une coopération existe déjà, notamment en matière de renseignement, ainsi qu’avec la mise à disposition de la coalition de deux bases aériennes par la Turquie. On constate, par ailleurs, une volonté des Turcs de renforcer les contrôles à leurs frontières et surtout de tenter de régler la question de la frontière entre Jarabulus et Bab Al-Salamah. La coopération avec la Turquie ne peut aller qu’en s’amplifiant, ne serait-ce qu’en raison de la nécessité pour ce pays de trouver une solution au problème extrêmement préoccupant que je viens d’évoquer.

Nous avons également établi des relations de coopération avec la Jordanie et les Émirats arabes unis. Ces deux pays accueillent les moyens militaires français et nous fournissent le soutien indispensable à nos actions au Levant. Tous deux craignent le danger que constitue Daech, surtout la Jordanie, qui se trouve également exposée à une progression de Jabhat al-Nosra.

Nous considérons la Russie comme un acteur incontournable de la crise au Levant. Elle y a déployé une quarantaine d’avions de chasse, des hélicoptères en nombre significatif, de l’artillerie et environ 5 000 soldats sur le sol syrien. Ce dispositif important est alimenté par un soutien logistique s’inscrivant dans la durée : la Russie et la Syrie viennent d’ailleurs de signer, le 15 janvier, un accord prévoyant le stationnement des forces russes sans limitation de durée. L’action de ces forces a significativement changé l’équation entre le régime et l’opposition. Pour ce qui est de l’appui au régime, les progrès territoriaux sont encore faibles, mais bien réels. Ainsi la ville de Homs a-t-elle vu le dernier quartier tenu par le Jabhat et l’insurrection évacué à la mi-décembre. La pression sur la zone d’Alep s’est accrue au sud et à l’est, et le régime syrien progresse donc sur presque tous les fronts, mais cela ne se fait que très lentement et au prix de l’emploi massif de milices confessionnelles plutôt que de l’armée syrienne, qui semble souvent exsangue – ce qui a surpris les Russes, qui s’attendaient à une armée plus structurée et plus professionnelle.

La Russie a étendu son action à la lutte contre Daech grâce à des capacités offensives, au recours à des bombardiers à long rayon d’action, décollant des aéroports de Russie, mais aussi à des missiles de croisière. Lorsque j’ai rencontré mon homologue russe, Sergueï Choïgou, je lui ai fait remarquer que la Russie avait d’abord concentré l’action de ses forces sur le soutien du régime de Bachar el-Assad, notamment en intervenant sur les zones de conflit avec les insurgés, ce qui a permis une progression des forces armées syriennes loyalistes. J’ai fait valoir qu’il fallait considérer que Daech était l’ennemi de tous, y compris de la Russie : d’une part, en raison de l’attentat contre l’avion de Metrojet à Charm el-Cheikh, d’autre part, en raison du fait qu’il se trouve de nombreux russophones au sein des troupes de Daech, ce qui constitue un danger réel pour la Russie. Aujourd’hui, les Russes continuent à privilégier le soutien à Bachar el-Assad par rapport aux attaques contre Daech – qui se sont accrues, mais dans des proportions nous paraissant insuffisantes.

Les choses se trouvent un peu compliquées par le fait que des discussions vont prochainement s’ouvrir avec les groupes d’insurgés dans le cadre des processus de Ryad et de Vienne. Nous avons également fait remarquer aux Russes que leurs frappes se faisaient sans égard pour l’environnement civil des cibles visées par leurs frappes – alors que, pour notre part, nous veillons à procéder à des frappes sur Daech aussi précises que possible.

Nous sommes entrés dans une phase de dialogue politique avec le processus de Vienne et la résolution des Nations unies, votée à l’unanimité le 18 décembre dernier. Parallèlement, s’est tenue en décembre dernier à Ryad la réunion de l’ensemble des groupes insurgés, afin d’établir un processus de désignation des interlocuteurs qui prendront part à la réunion qui doit avoir lieu dans quelques jours. Pour la première fois, les groupes insurgés se sont dotés d’un Haut comité des négociations, présidé par M. Riad Hijab – un ancien premier ministre de M. Bachar el-Assad – et ayant vocation à engager des discussions avec les représentants du régime de Damas afin d’aboutir à un processus de transition et, nous l’espérons, à un cessez-le-feu. Le Président de la République et moi-même avons reçu récemment M. Hijab, et les discussions se poursuivent aujourd’hui avec Staffan de Mistura, envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie.

Tout me laisse à penser que la négociation finira par avoir lieu, même si pour le moment la représentation des groupes insurgés ne se fait pas sans poser des questions auxquelles il faut répondre avant que le processus ne s’enclenche. Notre intérêt est évidemment que le processus de Ryad et le processus de Vienne fonctionnent bien et aboutissent rapidement à la mise en œuvre d’un cessez-le-feu et à la prise en compte des impératifs humanitaires – car comme nous l’a fait remarquer M. Hijab, il est difficile d’engager des négociations alors même que des civils meurent bombardés ou de faim.

La façon dont les Kurdes pourraient être représentés dans la discussion est une question épineuse. Si l’YPG joue un rôle important sur le terrain, ce mouvement ne fait pas partie des groupes insurgés pris en compte dans le processus de Ryad. De ce point de vue, je fais confiance aux diplomates pour trouver une solution tenant compte du fait que les Turcs refusent que les Kurdes participent à la discussion au même niveau que les insurgés organisés autour de M. Hijab.

Les sept ministres de la défense qui se sont réunis pour la première fois la semaine dernière – nous souhaitions le faire depuis longtemps – sont d’accord sur le plan d’action militaire consistant à détruire Daech et ses bases militaires au Levant, ce qui doit se faire en aidant les forces irakiennes au sol, mais aussi en continuant à frapper toutes les fonctions stratégiques, ce qui implique de renforcer notre action. La coalition a pour premier objectif en 2016 de libérer Raqqa et Mossoul. Il était important de mentionner Raqqa, car la prise de conscience de l’enjeu syrien ne s’est faite que progressivement, pour connaître une accélération après les attentats du 13 novembre.

Le deuxième objectif consiste à stopper lesdéveloppements extérieurs de Daech, c’est-à-dire à endiguer sa progression par un soutien aux États voisins, à commencer par la Jordanie. Le 1er janvier dernier, vous étiez à mes côtés, madame la présidente, ainsi que le vice-président de la commission des affaires étrangères du Sénat, lors d’une rencontre avec l’état-major jordanien et le prince Fayçal, visant à renforcer la collaboration entre nos forces spéciales.

Toujours pour lutter contre ces « métastases », nous devons également agir en direction du Liban. Ce que l’on appelle le « paquet Donas », c’est-à-dire le contrat conclu entre l’Arabie Saoudite et la France, prévoyant la livraison de matériel à l’armée libanaise, avait été validé et était même entré en application avant de s’arrêter au motif de vérifier que les matériels ne seraient pas détournés à d’autres fins. Ladite vérification ayant été effectuée, le processus peut désormais reprendre. Initialement prévu pour quatre ans, il a été étalé sur six ans, pour un montant de trois milliards de dollars.

Atteindre l’ensemble des objectifs fixés prendra du temps, mais nous nous trouvons actuellement dans une phase d’adaptation et d’accélération de notre campagne militaire. De ce point de vue, la réunion des ministres de la défense de la semaine dernière a été très utile ; elle sera complétée par une autre rencontre dans quelques jours – incluant les membres arabes de la coalition –, ainsi que par le projet de la coalition de renforcer la contre-propagande contre Daech, chaque pays s’étant attribué des responsabilités spécifiques dans la réalisation de cette action coordonnée par mon homologue britannique.

Pour ce qui est de la Libye, la démarche initiée par Martin Kobler, nouveau représentant de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL), a permis d’aboutir à la signature d’un accord à Skhirat, au Maroc. Cet accord, approuvé à une large majorité par le Parlement libyen de Tobrouk, avait permis la désignation d’un premier ministre, qui a proposé un gouvernement ; malheureusement, ce gouvernement a été repoussé par le même Parlement de Tobrouk !

Or, la lutte contre Daech passe obligatoirement par la Libye, où l’organisation terroriste contrôle déjà un vaste pan du territoire autour de Syrte, à partir duquel elle progresse grâce à l’arrivée de combattants étrangers provenant de Tunisie, d’Algérie, d’Égypte, mais aussi de la zone du Levant, notamment de Syrie – un phénomène qui a tendance à s’amplifier, ce qui est préoccupant. Daech, qui reçoit également le soutien de groupes qui lui font allégeance en Libye, pour des raisons financières ou d’opportunité, a montré sa volonté d’occuper des sites pétroliers, dans le but de compenser la perte de ressources subie au Levant du fait de l’action de la coalition. J’ajoute que nous avons également remarqué l’apparition de trafics d’armement par la voie maritime.

Aujourd’hui, tous les efforts sont orientés vers la recherche d’une solution politique en Libye. Trouver cette solution paraît d’autant plus délicat que nous avons en quelque sorte affaire à trois gouvernements : celui de Tripoli, celui de Tobrouk et celui que tente de constituer M. Fayez el-Sarraj à la suite de l’accord de Skhirat. Une nouvelle proposition de gouvernement va être faite dans les jours qui viennent, et la France s’efforce de convaincre ses alliés de soutenir cette démarche afin de lui donner les meilleures chances de réussite. À défaut, c’est une déstabilisation de l’ensemble de la région qui serait à craindre, notamment en Tunisie.

Si aucun accord politique n’a été trouvé au printemps, les trafics de migrants à destination de l’Italie vont reprendre de plus belle. Cela constitue une grande préoccupation, d’autant plus que, selon nos informations, Daech risque de s’impliquer dans l’organisation de ces trafics. M. Laurent Fabius soutient donc la démarche de M. Kobler auprès de l’ensemble des pays amis, et je plaide moi-même en faveur de cette solution auprès de tous ceux qui veulent m’entendre, comme je l’ai fait récemment auprès de M. Erdogan. Je veux croire qu’il est possible de trouver un accord, mais si la prochaine tentative de trouver une solution politique devait échouer, nous nous trouverions dans une situation extrêmement difficile.

Au sujet des trafics de réfugiés en Méditerranée, je rappelle que l’Union européenne a mis en place l’opération EUNAVFOR SOPHIA. Cette opération, dont l’état-major est situé à Rome, et qui a pour numéro deux un amiral français, repose sur une force d’intervention à la fois navale et aérienne pouvant intercepter les bateaux de migrants et intercepter les passeurs. Je précise que son action est limitée à la haute mer, en l’absence de l’initiative légale qui lui permettrait d’intervenir à la source. Dès que M. Fayez el-Sarraj aura formé un gouvernement reconnu par la communauté internationale, nous espérons pouvoir obtenir la capacité d’agir de manière préventive sur les trafics de réfugiés et d’armes.

Pour ce qui est de la bande sahélo-saharienne, l’opération Barkhane mobilise toujours 3 500 militaires sur les cinq pays concernés, à savoir la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso. Depuis 2015, l’armée française a mené 150 opérations très diverses quant à leur nature et leur ampleur, qui ont abouti au repérage d’une centaine de caches d’armes et à la destruction de seize tonnes de munitions. Les opérations menées depuis 2013 ont permis la neutralisation de nombreux groupes terroristes, ce qui a obligé ceux qui restent à modifier leur mode d’action. Ils ne n’opposent plus directement aux forces françaises, mais évitent au contraire nos zones de déploiement en recourant plutôt à des mines artisanales ou à des tirs indirects. Ce qui constitue un résultat tangible de notre action et nous encourage à poursuivre dans cette voie, étant cependant précisé que les groupes terroristes s’attaquent désormais davantage à l’armée malienne.

Par ailleurs, l’émir Yahia Abou el Houmâm, qui était resté silencieux depuis 2013, vient de prendre la parole pour se féliciter du regroupement d’AQMI – qu’il dirige – avec Al-Mourabitoune, Ansar Eddine et le front du Macina, dans une logique commune d’action dont l’objectif principal est la France, et dont les premières manifestations ont été les attentats de Bamako et de Ouagadougou. Cette nouvelle formation semble privilégier un mode d’action terroriste simple, plutôt défensif, et pour le moment orienté plutôt vers le Sud, ce qui nécessitera une vigilance accrue des forces de sécurité des pays concernés, auxquels nous fournirons l’appui nécessaire.

La situation au Mali a évolué de manière positive. Ainsi, l’accord d’Alger a abouti à la conclusion de l’accord de Bamako et à la mise en place d’une plateforme de coordination dans le domaine sécuritaire, politique et économique. La mise en œuvre de l’accord d’Alger se poursuit lentement – un peu trop à mon gré –, avec l’application progressive du triptyque « désarmement, démobilisation, réinsertion » (DDR). Il nous appartient de soutenir ce mouvement en faisant en sorte que la mission EUTM Mali, aujourd’hui commandée par la brigade franco-allemande, avec à sa tête un général allemand, soit l’outil appuyant la mise en œuvre du processus de DDR au Mali. Pour ce qui est de la MINUSMA, qui manquait un peu de consistance jusqu’à présent en matière de logistique, en dépit de la présence de Danois et de Néerlandais en son sein, elle va se trouver renforcée par une présence allemande qui devrait beaucoup nous aider.

Le mouvement Boko Haram subsiste, notamment dans la forêt de Sambisa, non pas sous la forme d’une armée structurée et organisée, mais sous celle de petits groupes commettant des actes terroristes individuels. Depuis l’arrivée au pouvoir de M. Muhammadu Buhari, l’action des forces du Nigeria s’est fortement améliorée, et bénéficie de la mise en œuvre d’une force multinationale mixte constituée des États voisins que sont le Niger, le Tchad et le Cameroun. Chacun des États frontaliers a pris ses responsabilités et les bataillons sont en place, le seul problème étant que l’état-major de cette force, basé à N’Djamena, n’est pas suffisamment efficace. La France s’efforce donc, comme les Américains et les Britanniques, de fournir à ses partenaires africains un appui en termes de renseignement, de formation et de conseil. Nous espérons ainsi parvenir prochainement à défaire Boko Haram – dont, je le précise, on ne peut aujourd’hui établir le lien avec Daech en Libye, même si le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, a affirmé que ce lien existait.

En République centrafricaine, nous avons noté avec satisfaction un taux de participation de 79 % au premier tour de l’élection présidentielle de décembre dernier. Les deux candidats arrivés en tête ne sont pas ceux qui étaient attendus par les experts : il s’agit d’Anicet-Georges Dologuélé et de Faustin Archange Touadéra, qui ont obtenu respectivement 23,74 % et 19,05 % des voix. Le second tour aura lieu le 14 février, et la proclamation des résultats le 4 mars. Le premier tour des législatives, organisé en même temps que la présidentielle, a été invalidé en raison de dysfonctionnements dans l’acheminement des bulletins de vote, ce qui fait que de nouvelles élections auront lieu le même jour que le deuxième tour de la présidentielle.

Globalement, nous nous trouvons dans une vraie phase de transition et nous espérons que le résultat des urnes permettra la mise en place d’un gouvernement ainsi que la reconstitution de l’armée centrafricaine, pour laquelle j’ai demandé à l’Union européenne de mettre en place un dispositif de formation du même type que celui qui donne actuellement satisfaction au Mali – étant précisé que le dispositif destiné à la Centrafrique ne nécessitera pas d’être aussi important. La Mission intégrée multidimensionnelle de stabilisation des Nations unies en République centrafricaine (MINUSCA) a joué son rôle de sécurisation du scrutin. Nous avions également renforcé le dispositif Sangaris durant les opérations électorales, afin d’éviter les irrégularités et les violences, et l’ensemble des mesures mises en œuvre a contribué à ce que la transition se fasse dans des conditions satisfaisantes. Si le processus continue à se dérouler dans de bonnes conditions, nous devrions être en mesure de sortir Sangaris de la République Centrafricaine au cours de l’année 2016.

Je conclurai par un point sur la situation au Yémen, qui reste très confuse. Depuis décembre, la coalition arabe a intensifié ses frappes dans les régions de Sa’dah et de Sanaa. Ces frappes n’ont cependant que peu d’impact sur les moyens militaires des pro-Houthis. La tension diplomatique qui s’est intensifiée entre Téhéran et Ryad à la suite de l’exécution du cheikh Al-Nimr par l’Arabie saoudite ne va évidemment pas aider le Yémen à retrouver la paix. Actuellement, les Saoudiens renforcent leur dispositif à la frontière avec le Yémen. Les Émiratis sont présents, et la seule issue que nous puissions souhaiter réside en la mise en œuvre d’un processus politique. À cet effet, nous multiplions les efforts pour que l’envoyé de M. Ban Ki-moon puisse aboutir à un processus de paix – car tant que les tensions subsistent, les participations potentielles d’un certain nombre de pays arabes à la coalition se trouvent remises en cause.

J’ai été très frappé de constater, lors d’un déplacement aux Émirats arabes unis durant les fêtes de fin d’année, que la principale préoccupation de mes interlocuteurs était la situation au Yémen, en raison des pertes subies, de l’argent que cela coûte et de l’absence de solution en perspective.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie pour ce point extrêmement précis et complet. Nous allons maintenant passer aux questions.

M. François Asensi. Monsieur le ministre, vous nous avez expliqué que Daech progressait en Libye, où la situation politique tarde à s’arranger. Il a été fait état dans la presse de l’éventualité d’une intervention en Libye de la France, des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Italie. Pouvez-vous nous indiquer si une telle action est effectivement envisagée par l’état-major ?

M. Axel Poniatowski. Monsieur le ministre, je préside actuellement une mission d’information sur le Liban, dans le cadre de laquelle nous procédons à de nombreuses auditions. Au sujet du « paquet Donas », il ressort des informations portées à notre connaissance que ce projet est complètement bloqué par les Saoudiens, plus précisément par le ministre de la défense d’Arabie saoudite. Je ne partage donc pas votre avis sur le fait que le contrat suit son cours.

Par ailleurs, nous avons reçu la semaine dernière des diplomates saoudiens, qui nous ont fait part – contrairement à leurs habitudes – de leur inquiétude concernant la menace représentée par Daech pour leur territoire, qui semblait les préoccuper davantage que d’éventuelles actions iraniennes. Avez-vous des informations sur ce point ?

M. Jean-Marc Germain. Vous avez évoqué la prise de Mossoul en 2016. Or, certaines des personnes que nous avons auditionnées comparent parfois cette bataille à celle de Stalingrad. Selon vous, comment cette ville pourrait-elle être reprise, et avec l’appui de quelles forces au sol ?

On nous décrit une armée irakienne essentiellement encadrée par des chiites, ce qui inquiète les populations sunnites. Avez-vous une idée de la façon dont la population de Mossul perçoit cette armée ?

Enfin, vous avez évoqué le poids des frappes françaises au sein de la coalition, en citant le chiffre de 25 %. Le chiffre de 4 % avait été évoqué avant le 13 novembre, avant que l’on ne parle de 25 % dans les jours qui ont suivi les attentats parisiens, et d’un chiffre inférieur lorsque les Britanniques sont entrés dans la coalition. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est exactement ?

M. Alain Marsaud. Je rentre de Beyrouth, où j’ai eu l’occasion de rencontrer un certain nombre de responsables politiques libanais de haut niveau, qui m’ont fait part de leur grande inquiétude au sujet de la poursuite du contrat Donas : pour eux, le processus est complètement à l’arrêt, il n’y a plus aucune livraison. Je ne sais pas si les Saoudiens continuent à payer les Français, mais il semble en tout cas que l’armée libanaise ne perçoive plus aucune livraison d’armes.

Par ailleurs, pourriez-vous nous préciser quels moyens nous mettons en œuvre pour aider la coalition saoudienne contre le Yémen, notamment en termes de moyens d’observation ?

M. Gwenegan Bui. Monsieur le ministre, j’aimerais vous interroger au sujet de l’opération Sentinelle, que vous n’avez pas évoquée. Lors du dernier débat sur la loi de programmation militaire, vous nous aviez dit que cette opération avait vocation à être durable. Nous avions alors évoqué le risque que, de durable, elle devienne permanente – à l’instar du plan Vigipirate. On lit aujourd’hui sous la plume de certains généraux qu’il existe un projet consistant à faire évoluer le dispositif Sentinelle dans le sens d’une plus grande mobilité, en passant de gardes statiques à l’organisation de patrouilles, mais aussi à mettre en place un dispositif de renseignement de l’armée sur le territoire national, sur la base du constat d’une certaine insatisfaction dans les relations entre la police, la gendarmerie et l’armée. Pouvez-nous nous assurer que ces propos n’engagent que ceux qui les ont tenus, et que le Gouvernement n’a pas l’intention de mener à bien les projets que je viens de décrire ?

M. Pierre Lellouche. Il y a de quoi être inquiet, monsieur le ministre, à vous entendre énumérer la liste de théâtres d’opérations aussi dangereux que complexes où la France est impliquée d’une manière ou d’une autre.

Vous avez mentionné le rôle des milices confessionnelles en Syrie, sans cependant citer le Hezbollah. À l’heure où Hassan Rohani est à Paris, comment évaluez-vous le rôle de l’Iran et du Hezbollah dans le conflit syrien ?

J’espère que vous me pardonnerez ma franchise, monsieur le ministre, mais si votre réunion de sept ministres de la défense à Paris était sans doute très sympathique, on peut se demander où étaient donc les Arabes – à qui il reviendrait d’engager des troupes au sol – et les Russes : comment voulez-vous que nous aidions la Syrie à s’en sortir sans engager la discussion avec les Syriens et les Russes, et sans qu’ait lieu un début de dialogue entre les Saoudiens et les Iraniens ? À mon avis, la diplomatie française devrait s’employer à rapprocher ces parties.

Quand vous parlez de livraisons d’armes par la mer à destination de la Libye, de quoi s’agit-il exactement ?

Vous avez tout à fait raison quand vous évoquez la possibilité de déstabilisation des pays voisins de la Libye, en particulier de la Tunisie, avec tous les risques que cela implique de voir, sous peu, des volontaires tunisiens débarquer en France.

Au sujet de la bande sahélo-saharienne, vous avez qualifié de « gestes défensifs » les attentats commis à Bamako et Ouagadougou. Or, il s’agit tout de même d’attentats perpétrés au sein de capitales et faisant beaucoup de morts, ce qui rappelle les pires moments ayant précédé l’intervention française. Sans vouloir mettre en doute la valeur de Barkhane ni le courage de nos hommes, force est de constater que les capitales que nous sommes censés protéger se trouvent attaquées dans le contexte d’une désorganisation totale des autorités politiques et militaires locales. En l’absence des forces spéciales françaises, la situation tournerait vite au désastre, et je crains pour ma part un enlisement de la situation.

Je rends hommage à votre travail, dont la qualité est unanimement appréciée, mais je m’inquiète de voir que la liste des conflits où la France prend part est de plus en plus longue – je ne parle même pas de l’opération Sentinelle – et je me demande si, à un moment donné, il ne va pas falloir sérier les priorités.

M. François Loncle. Quels qu’aient été les mérites de l’ancien émissaire de l’ONU pour la Libye, M. Leon, et ceux de M. Kobler, qui lui a succédé, on constate que les tentatives de règlement de la situation politique en Libye se sont toutes traduites par des échecs, et que le chaos s’installe, avec tous les risques que cela implique pour les pays voisins, en particulier la Tunisie, l’Algérie, le Niger et le Tchad.

J’aimerais savoir quel est le rôle des militaires libyens dans cette série d’échecs. N’y a-t-il pas d’abord un problème d’ordre militaire au sein de ce qui tient lieu d’armée, encadrée par de prétendus généraux ?

M. le ministre. Est-ce au général Haftar que vous faites allusion ?

M. François Loncle. Oui, entre autres. Que ferions-nous s’il se révélait impossible de stabiliser la situation politique en Libye ?

Pour ce qui est du Burkina Faso, cent trente personnes se trouvaient menacées, et le bilan aurait pu être bien plus lourd que les trente morts qui ont été déplorés. Comment faire pour que ce pays ami, qui a été le premier à rejoindre l’opération Barkhane, retrouve le niveau de sécurité dont il bénéficiait avant la transition ?

M. Jacques Myard. Vous me rappelez Clemenceau, monsieur le ministre, lorsqu’il disait : « Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre ». Mener une telle politique n’est pas sans poser certains problèmes au regard de nos moyens. Le Gouvernement a déjà stoppé le programme de baisse des effectifs, mais je me demande s’il ne faudrait pas maintenant songer à remonter en puissance. Une telle évolution est-elle envisagée ?

J’ai reçu tout à l’heure un représentant de l’émir d’Abou Dabi, qui m’a dit être convaincu de la nécessité de déployer des troupes au sol pour combattre Daech – je suis d’accord sur ce point, les bombardements n’ayant qu’une efficacité limitée. Il devrait revenir aux Arabes d’envoyer des troupes au sol, mais ils ne sont pas réputés particulièrement performants dans ce domaine. Est-il envisagé que certains États alliés, notamment arabes, soient chargés de cette mission – étant précisé que je ne souhaite pas, pour ma part, que la France prenne part à une action de ce type ?

Enfin, selon vous, la Turquie et le Qatar sont-ils des partenaires fiables ?

M. Michel Vauzelle. En novembre dernier, la France a bombardé Raqqa, l’un des fiefs de Daech. Cette action a-t-elle eu lieu une seule fois, ou s’est-elle poursuivie dans le temps, et quels en ont été les effets ? En plus d’être un centre de commandement, Raqqa est-elle une vraie ville, avec ce que cela suppose en termes de dommages collatéraux ?

Par ailleurs, on nous annonce régulièrement une grande mobilisation autour de la France, mais à l’énumération que vous avez faite tout à l’heure, monsieur le ministre – la République tchèque, la Roumanie, l’Italie, l’Espagne, le Danemark –, je me suis dit qu’il ne manquait que le Liechtenstein !

Vous avez insisté sur le caractère inquiétant des activités de Daech en Libye, notamment en raison du risque que cela représente pour les pays voisins. A-t-on une idée précise de ce qui pourrait se passer si la Tunisie ou l’Algérie venaient à être déstabilisées à leur tour, et faudrait-il éventuellement craindre que les millions de Français d’origine maghrébine ne représentent alors une menace pour la sécurité intérieure de notre pays ?

M. Pierre Lequiller. Monsieur le ministre, vous êtes passé très rapidement sur le cas de la Turquie. Après les deux attentats commis en octobre et en janvier dernier, avez-vous le sentiment que les Turcs vont enfin sortir du double jeu auquel ils se livrent jusqu’à présent ? Quel est votre sentiment sur ce point à l’issue de l’entretien que vous avez eu avec M. Erdogan ?

Par ailleurs, dispose-t-on d’une évaluation des dommages occasionnés par les bombardements aux ressources pétrolières de Daech ?

Enfin, pouvez-vous nous en dire plus sur la mise en place de la contre-propagande confiée au ministre britannique de la défense ?

M. Michel Destot. Monsieur le ministre, comment organisez-vous la répartition entre les forces armées sur le plan national – l’opération Sentinelle – et à l’extérieur ? Nos troupes du 25e Bataillon de chasseurs alpins, qui avaient été presque intégralement déployées au Mali, se retrouvent maintenant réparties sur le territoire national. Une telle décision est-elle raisonnable et opportune ?

Je sais que vous attachez une grande importance aux intérêts industriels de la France en lien avec la défense. De ce point de vue, que pensez-vous de la décision que vient de faire connaître la société STMicroelectronics de se dégager de ce secteur extrêmement important que sont les composants électroniques de nature souveraine ? Êtes-vous prêt à soutenir le ministre de l’économie pour exiger un plan stratégique à la place de plans sociaux qui paraissent inacceptables ?

M. Thierry Mariani. Joseph Daul, président du Parti populaire européen (PPE), a expliqué hier devant le Conseil de l’Europe qu’il disposait d’informations selon lesquelles Daech s’apprêterait à organiser des vagues d’immigration massive sur la Méditerranée à partir d’avril. Selon vous, n’est-ce qu’un fantasme, ou une réalité dont les conséquences seraient gravissimes ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous dire un mot de la situation en Afghanistan ?

M. Jean Glavany. Nicole Ameline, Philippe Baumel et moi-même avons travaillé pendant six mois à la rédaction d’un rapport d’information sur la Libye, aboutissant aux mêmes conclusions que vous sur les risques qu’entraînerait une déstabilisation durable de ce pays, non seulement pour les pays voisins, mais aussi pour le sud de l’Europe. La presse bruit de rumeurs selon lesquelles la France et d’autres pays organiseraient des reconnaissances aériennes en vue d’une intervention en Libye. Est-ce vrai, et le cas échéant doit-on interpréter cela comme le fait que notre pays se tient prêt à répondre à l’appel du gouvernement d’union nationale qui pourrait être prochainement nommé en Libye, comme nous l’espérons tous ?

M. le ministre. Il est logique que nous nous efforcions d’obtenir le maximum de renseignements sur ce qui se passe en Libye – ne pas le faire serait une faute –, et nous échangeons entre alliés les informations obtenues. Pour ce qui est de l’éventualité d’une intervention – régulièrement évoquée, en effet, par certains journaux –, elle n’est pas d’actualité. Un processus politique est en marche, et le fait qu’il n’ait pas abouti jusqu’à présent ne signifie pas qu’il est voué à l’échec : de ce point de vue, je fais confiance à M. Kobler. Au demeurant, j’espère que chacun va finir par prendre conscience du fait qu’en l’absence de solution politique, Daech en profitera pour remporter la victoire militaire ! Un accord a été conclu à Skhirat en vue de la formation d’un gouvernement d’union nationale, et le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l’unanimité, fin décembre, une résolution soutenant cet accord – ce qui n’était jamais arrivé. Enfin, le premier ministre est reconnu par la communauté internationale, même si son gouvernement n’est pas encore validé. Les pays ayant intérêt à ce que la Libye se dote d’un gouvernement officiel – ils sont nombreux, je pense notamment à la Tunisie, l’Algérie, le Tchad, l’Égypte et la Turquie – doivent exercer toute l’influence dont ils disposent pour faire évoluer favorablement la situation.

À défaut d’accord politique, le pire est effectivement à craindre. Je rappelle que les frappes au Levant ont eu pour effet l’annonce par Daech d’une réduction de moitié de la solde attribuée à ses combattants. On peut penser qu’en quête de ressources financières, le mouvement va essayer de gagner le sud de la Libye pour accéder au pétrole. Par ailleurs, il est probable que Daech, qui contrôle actuellement 280 kilomètres de côtes, va se livrer à des trafics de toutes sortes – notamment humains, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Or, en l’absence d’un gouvernement libyen capable de lui donner une base légale, l’opération SOPHIA ne peut être mise en œuvre avec efficacité : comme vous le voyez, tout est lié.

M. Pierre Lellouche. Il va bien falloir trouver une solution, même en l’absence de gouvernement en Libye !

M. le ministre. Si la légitimité du général Haftar à la tête de l’armée libyenne est contestée – il est, en revanche, soutenu par l’Égypte –, M. Fayez el-Sarraj est, lui, parfaitement reconnu à son poste de premier ministre. Il devrait donc parvenir à former un gouvernement validé par le parlement de Tobrouk qui, je le précise, a repoussé une première fois celui que lui avait présenté M. Fayez el-Sarraj au motif qu’il était trop nombreux – une explication peu convaincante.

Si le gouvernement d’union nationale demande à la communauté nationale de l’aider à assurer la sécurité en Libye, nous devrons intervenir, mais ce sera à la demande des autorités libyennes dûment élues, et validées par les Nations unies. Intervenir ne signifie pas déployer des troupes au sol, mais aider le gouvernement officiel à s’installer en sécurité à Tripoli ; alors seulement, l’armée libyenne consolidée sera en mesure de combattre Daech et le trafic qu’elle a mis en place pour importer des armes.

Pour ce qui est du contrat Donas, je ne sais pas vraiment pourquoi son exécution s’est trouvée interrompue. Il semble, a priori, que ce soit pour vérifier que les matériels faisant l’objet du contrat soient bien livrés à l’armée libanaise, et non au Hezbollah. Quoi qu’il en soit, j’ai reçu l’assurance que les autorités saoudiennes vont faire en sorte que les livraisons reprennent – étant précisé qu’elles se feront selon un calendrier un peu plus étalé dans le temps. Je me suis rendu à Beyrouth au moment des premières livraisons, où j’ai pu constater que l’ambassadeur d’Arabie saoudite au Liban, ainsi que les autorités militaires libanaises, étaient parfaitement informés de l’évolution de la situation.

Pour répondre à M. Germain au sujet de Mossoul, je dirai que lorsqu’on regarde comment s’est faite la reconquête de Ramadi, on observe que cette victoire est à mettre au compte de forces irakiennes à dominante sunnite. Le premier ministre irakien, Haïder al-Abadi, a en effet le souci de constituer au sein de l’armée des unités d’origine chiite d’une part, sunnite d’autre part. Pour ce qui est de la bataille de Mossoul, il faudra veiller à provoquer de l’intérieur des mouvements d’empathie pour les « libérateurs » de l’armée irakienne. Il faudra aussi avoir préalablement affaibli la logistique de Daech. C’est pour susciter un élan mobilisateur que nous nous sommes collectivement fixé pour objectif de libérer Mossoul en 2016.

Pour ce qui est de la réunion des sept ministres de la défense qui s’est tenue la semaine dernière, c’était un peu plus qu’une bande d’amis se retrouvant au Café du Commerce, monsieur Lellouche…

M. Pierre Lellouche. Ce n’est pas ce que j’ai dit, monsieur le ministre !

M. le ministre. Si cette réunion était effectivement amicale, elle n’en était pas moins importante, car je souhaitais depuis longtemps vérifier auprès de mes homologues qu’il existait entre nous une volonté politique commune, ne se limitant pas à reconquérir lentement l’Irak, mais consistant bien à tuer Daech en Irak et en Syrie – et, comme vous pourrez le vérifier, le communiqué final fait bien état de Raqqa et Mossoul. Pour répondre à M. Vauzelle, Raqqa est une ville de 200 000 habitants où est formée une grande partie des combattants étrangers – notamment français, ce qui explique que nous soyons particulièrement attachés à détruire les bases d’entraînement qui y sont situées, même si d’autres villes présentent un intérêt stratégique majeur, notamment Mossoul.

Une fois les objectifs fixés, il faut pouvoir en parler : c’est le but de la réunion qui, le 11 février prochain, rassemblera les vingt-six pays de la coalition élargie, y compris les pays arabes.

M. Pierre Lellouche. Et les Russes ?

M. le ministre. Pour ce qui est des Russes, j’attends les résultats d’une mission visant à déterminer comment nous pouvons travailler ensemble. Nous ne faisons pas partie de la même coalition, mais nous pouvons coordonner nos efforts contre Daech dès lors que nous reconnaissons dans cette organisation notre ennemi commun, d’où vient le principal risque d’attentats.

Pour ce qui est de la question de M. Germain sur le poids des frappes françaises au sein de la coalition, le chiffre de 25 % représente une moyenne. Nos frappes ont beaucoup augmenté lors de l’arrivée du Charles de Gaulle en Méditerranée orientale, puis dans le Golfe, et elles diminueront à nouveau lorsque le porte-avions terminera sa mission, courant mars – étant précisé que nous renforcerons alors nos interventions aériennes à partir de la terre. Chacun a reconnu, lors de la réunion de la semaine dernière, que l’action de la France était tout à fait respectable – nous occupons, je le rappelle, la deuxième place au sein de la coalition.

Si je n’ai pas évoqué Sentinelle, monsieur Bui, c’est simplement faute de temps pour le faire. Nous devons évoluer d’un dispositif de garde statique à un positionnement de patrouille, mais cela ne peut se faire que progressivement, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques. La plupart de nos compatriotes ont le sentiment que lorsque trois militaires sont en faction devant un site, ce site est plus sécurisé que si les trois personnels effectuaient une patrouille autour : nous aurons besoin d’un peu de temps pour les en convaincre.

Il n’est pas question de mettre en place un dispositif de renseignement autonome de l’armée sur le territoire national. De ce point de vue, les choses sont très claires : la responsabilité des opérations intérieures relève de la responsabilité du ministre de l’intérieur, qui procède à des réquisitions auprès des autorités militaires – en l’occurrence, auprès du ministre de la défense que je suis – et s’organise en fonction des éléments qui lui sont fournis. Fin janvier, début février, je rendrai public un rapport sur le nouveau concept d’emploi des forces sur le territoire intérieur, qui donnera lieu à un débat au Parlement.

Nous estimons que 5 000 à 7 000 combattants du Hezbollah se trouvent sur le territoire syrien, ce qui a des conséquences sur le territoire libanais. La présence de pasdarans en Syrie est également une réalité, corroborée par le fait que trois généraux iraniens ont été tués sur le territoire syrien. On peut penser que les Iraniens coordonnent le Hezbollah, qui ne fait évidemment pas partie du Haut comité de Ryad. L’armée syrienne loyaliste est beaucoup plus faible que ce que les Russes eux-mêmes avaient imaginé, ce qui explique que les actions au sol soient bien davantage le fait de milices confessionnelles que de l’armée – même si les premières agissent sous l’autorité de la seconde.

Je partage votre avis au sujet de STMicroelectronics, monsieur Destot, et j’ai évoqué cette question ce matin même avec M. Macron. De mon point de vue, il n’est pas envisageable que nous puissions perdre notre autorité technologique sur des composants essentiels pour notre défense, et je serai donc très vigilant sur ce point.

M. Loncle m’a interrogé au sujet du Burkina Faso. Sur ce point, je me contenterai de dire qu’au moment où il aurait dû prendre la tête de ses hommes pour intervenir contre les terroristes à Ouagadougou, le patron des forces spéciales burkinabé se trouvait en prison à la suite d’une tentative de coup d’État contre le président Kafando, ce qui explique que les opérations ne se soient pas déroulées dans des conditions optimales. Nous devons faire en sorte que les pays du G5 Sahel mettent en place des forces spéciales contre-terroristes au sein de leurs propres forces. Si la France avait lancé l’opération Serval en janvier 2013, c’était pour contrer l’arrivée d’une véritable armée de djihadistes qui, après avoir attaqué Mopti, avait pour objectif de s’emparer de la capitale malienne, Bamako. Aujourd’hui, grâce aux actions que nous avons menées au nord du Mali, et du fait que les groupes armés signataires se sont mis d’accord, les conditions ont changé. Les djihadistes ne sont plus en mesure de lancer des offensives d’une ampleur comparable à celle de 2013, et nous nous positionnons donc plutôt pour réagir de manière ponctuelle à des attaques de moindre envergure.

Les Turcs sont désormais conscients du fait que Daech est en train de devenir notre principal ennemi. Pour moi, la vraie question dans le règlement de l’affaire syrienne, c’est la portion de la frontière nord de la Syrie – avec la Turquie – située entre deux zones contrôlées par les Kurdes, et actuellement occupée par des insurgés syriens réputés modérés. Si les Kurdes ont la volonté d’attaquer Daech en ce point du territoire, c’est qu’ils espèrent établir la jonction entre les deux positions qu’ils occupent, ce qui est insupportable aux Turcs, car une grande partie de leur frontière sud serait alors aux mains des Kurdes. Un tel scénario n’a rien d’improbable, car les Kurdes sont bien organisés et remportent des victoires.

Par ailleurs, l’armée syrienne loyaliste et les Russes visent le même objectif, plus précisément le fief djihadiste de Marea. La Syrie a la volonté de conquérir, avec l’appui de l’aviation russe, cette zone actuellement occupée par des insurgés modérés, qui vont négocier avec Riad Hijab à Genève dans quelques jours. Enfin, Daech espère limiter les dégâts, si ce n’est progresser. Comme vous le voyez, l’intérêt stratégique de cette zone frontalière, assez réduite en superficie mais convoitée par tous, est énorme. Ce qui ajoute à la complexité de la situation, c’est le fait que les relations entre les Turcs et les Russes soient devenues exécrables.

M. Jacques Myard. Comme le sont les relations des Turcs avec les Kurdes.

M. le ministre. Oui, mais comme vous le savez, il y a Kurdes et Kurdes, et M. Barzani est plutôt favorable au dialogue.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Monsieur le ministre, je vous remercie d’être venu vous exprimer devant notre Commission, et d’avoir parlé si librement. Votre confiance nous touche et nous honore.

La séance est levée à dix-huit heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 27 janvier 2016 à 16 h 30

Présents. - M. Kader Arif, M. François Asensi, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gwenegan Bui, M. Guy-Michel Chauveau, M. Philippe Cochet, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, Mme Valérie Fourneyron, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Jean Glavany, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Meyer Habib, M. Pierre Lellouche, M. Pierre Lequiller, M. Bernard Lesterlin, M. François Loncle, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Alain Bocquet, M. Gérard Charasse, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Armand Jung, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Patrick Lemasle, M. Lionnel Luca, M. Jean-Claude Mignon, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. René Rouquet, M. Boinali Said

Assistaient également à la réunion. - M. Jean-Jacques Bridey, M. Gwendal Rouillard