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Commission de la Défense nationale et des forces armées

Mercredi 5 juin 2013

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 76

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition de M. Christian Piotre, chef du contrôle général des armées, sur la mise en place du système Louvois

— Information relative à la commission 18

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Patricia Adam. Je suis heureuse d’accueillir M. Christian Piotre, chef du contrôle général des armées, sur la mise en place du système Louvois.

Monsieur Piotre, vous avez été secrétaire général pour l’administration (SGA) pendant la période 2005-2011, où a été mis en place ce système : nous souhaitons que vous nous présentiez la façon dont vous avez géré ce dossier.

M. Christian Piotre, chef du contrôle général des armées. Je voudrais apporter à votre commission des éléments d’appréciation sur la crise provoquée par les dysfonctionnements du système Louvois à partir du printemps 2012. Je n’en méconnais pas la gravité et en mesure pleinement les conséquences : d’abord, bien sûr, pour les militaires concernés et leur famille, mais aussi pour tous ceux qui travaillent quotidiennement, au prix de nombreux sacrifices, à la résolution des difficultés.

Comme vous le savez, j’ai occupé les responsabilités de SGA du ministère de la Défense de septembre 2005 à octobre 2011. J’exerce depuis cette date celles de chef du contrôle général des armées (CGA). C’est avec l’expérience acquise dans ces deux fonctions que je voudrais d’abord vous préciser le cadre décisionnel de la conduite du projet Louvois et le rôle qu’y a joué le SGA, puis vous faire part de mes appréciations et des enseignements que j’en tire.

S’agissant du cadre décisionnel et du rôle du SGA, je rappelle que celui-ci est « chargé de l’élaboration de la politique de ressources humaines » du ministère de la Défense.

Pour ce faire, il dispose de la direction des ressources humaines du ministère (DRH-MD), laquelle « assure le pilotage des systèmes d’information ministériels en matière de ressources humaines », mais aussi de solde, de paie, de droits individuels et de pensions.

Par ailleurs, il est « responsable de la modernisation de l’administration du ministère ».

C’est dans le cadre de ces attributions qu’il a joué un rôle dans le domaine des ressources humaines et, plus globalement, dans la conduite des réformes importantes qu’a connues ce ministère à compter de 2007.

Le SGA était ainsi responsable de 13 chantiers de réforme, parmi lesquels figuraient le projet de modernisation de la gestion des ressources humaines (GRH) du ministère et le projet « solde, paye et droits individuels » (SPDI) – ou Louvois –, qui furent réunis en un seul en 2010 pour assurer une meilleure cohérence de la démarche.

Ces deux projets trouvent leur origine, avant la révision générale des politiques publiques (RGPP), dans un rapport conjoint de l’inspection générale des finances (IGF) et du CGA.

Ses recommandations s’articulaient autour de quatre thèmes : la nécessité d’un système unique de paiement de la solde ; le besoin de faire cheminer parallèlement un projet de système d’information des ressources humaines (SIRH) unique pour le ministère qui viendrait se connecter sur le système Louvois, pour y « déverser » les informations sur les ressources humaines nécessaires au calculateur de la solde ; le besoin de conserver un « centre expert » interarmées procédant aux vérifications et corrections éventuelles d’anomalies et au traitement d’indemnités complexes ; et la fermeture des centres payeurs que constituaient les centres territoriaux d’administration et de comptabilité (CTAC).

Les conclusions de cet audit ont été intégralement reprises, en 2007, dans la définition des objectifs de la RGPP.

Le mandat adressé par le ministre au chef de projet, qui était le chef de la mission SIRH auprès du directeur des ressources humaines du ministère, comportait plusieurs objectifs, dont trois nous importent particulièrement ici : le raccordement des SIRH militaires au calculateur Louvois, la réalisation d’un SIRH unique pour la Défense et le raccordement à l’opérateur national de paye (ONP) en 2016.

Ce projet avait avant tout pour but d’améliorer sensiblement la gestion des ressources humaines. Il devait aussi contribuer à la réduction des effectifs du ministère à la hauteur de 6 228 emplois, dont 750 au titre de la fermeture des CTAC.

Le pilotage au quotidien du projet dans son ensemble était confié à la mission SIRH.

Le mandat ministériel prévoyait tout aussi explicitement que la conduite globale de l’opération de convergence des SIRH était assurée par un comité directeur présidé par le SGA.

Lorsque j’ai quitté mes fonctions, plusieurs étapes de ce projet de convergence étaient bien engagées : la réduction du nombre d’applications informatiques et la réorganisation de leur maintenance, la concentration du pouvoir adjudicateur – chargé de passer les marchés – en un seul service, ainsi que l’élaboration du schéma de regroupement des différents SIRH d’armée en un SIRH unique.

Dans le cadre de ma présidence du comité de modernisation du ministère (C2M), qui se réunissait mensuellement, j’étais chargé de la coordination ministérielle de la mise en œuvre de la RGPP.

Assisté de la mission de coordination de la réforme, j’assurais le suivi de cette mise en œuvre, vérifiais la progression des chantiers, prenais connaissance des difficultés rencontrées et proposais les mises en cohérence ou ajustements nécessaires.

Chaque réunion du C2M faisait l’objet d’un relevé de décisions.

Parmi les contraintes souvent contradictoires que nous devions concilier, notamment s’agissant du projet Louvois, on peut mentionner notamment le fait que le calendrier devait prendre en compte la date de fermeture des CTAC de l’armée de terre, prévue à partir de 2011, mais aussi les échéances du projet interministériel d’ONP. Deuxièmement, nous devions donner la priorité à la suppression de postes de soutien, faute de quoi l’effort de déflation se serait reporté sur des emplois opérationnels que nous tenions à tout prix à préserver. Enfin, la réussite de la « manœuvre RH » – c’est-à-dire la gestion de la mobilité des personnels, géographique et professionnelle, accompagnant les restructurations – supposait d’annoncer les mesures trois années auparavant, afin de permettre au personnel de se reclasser dans les meilleures conditions.

Choisir entre ces contraintes n’était pas possible. Il nous fallait toutes les prendre en compte, ce qui constituait une de mes missions.

Pour conclure sur ce premier volet, je voudrais insister sur plusieurs points.

Dans mes fonctions de SGA, j’ai assumé des responsabilités précises dans la conduite de la réforme du ministère et dans l’évolution des organisations et des processus, au rythme élevé que nous imposait la loi de programmation militaire. Certaines de ces évolutions ont incontestablement contribué à complexifier la mise en œuvre du projet Louvois.

La conscience de ces contraintes était partagée par les acteurs de la réforme et tous se sont efforcés, avec détermination, de les gérer au mieux.

En 2008 et au début de l’année 2010, le CGA a été amené à livrer au cabinet du ministre son appréciation sur la façon dont le projet « solde » était conduit.

Ses constatations peuvent se résumer en trois points : un retard pris dans le calendrier alors qu’approchait la date de la fermeture des CTAC ; le maintien d’un centre expert par armée alors que l’audit préconisait de n’en conserver qu’un seul ; la nécessité d’entrer résolument dans la démarche de constitution d’un SIRH unique.

C’est notamment à la suite de ce constat, considérant que la direction du projet assurée jusqu’alors par la direction centrale du commissariat de l’armée de terre n’était plus pertinente, que le cabinet du ministre a pris la décision, au printemps 2010, de transférer globalement le projet Louvois et le projet SIRH sous les responsabilités respectives du directeur des ressources humaines du ministère et du SGA. L’investissement des équipes de la DRH-MD et de la mission placée auprès d’elle n’est pas en cause à mes yeux.

L’une et l’autre étaient placées sous mon autorité : j’assume entièrement les décisions qu’elles ont prises ou proposées compte tenu des éléments qu’elles avaient préalablement rassemblés et des informations qui leur remontaient et qui étaient portées à ma connaissance.

En revanche, je ne peux assumer des responsabilités qui n’étaient pas les miennes. À titre d’exemple, la qualité des données de ressources humaines introduites dans Louvois était – et demeure – de l’entière responsabilité des armées et services concernés, notamment de leurs directions des ressources humaines.

Je voudrais maintenant vous faire part de plusieurs remarques, observations et appréciations sur la conduite de ce projet.

D’abord, je n’ai aucun doute sur la nécessité qu’il y avait de développer et déployer un calculateur de paye interarmées ni de faire converger les SIRH d’armées.

L’obsolescence prévisible de systèmes en service – je pense par exemple au système de paie de la marine –, le coût élevé de leur maintien en condition, la multiplication des applications informatiques dans le domaine des ressources humaines – nous en avions recensé 400 – et le projet interministériel de l’ONP rendaient inéluctable une évolution radicale des SIRH dans leur ensemble.

C’était, comme je l’ai déjà dit, une opportunité pour moderniser et améliorer les processus de gestion des ressources humaines du ministère dans son ensemble. La même démarche était appliquée en effet au personnel civil et continue de l’être.

Deuxièmement, le projet Louvois a indéniablement subi les contrecoups des réformes conduites dans le cadre de la RGPP, qui ont affecté sensiblement son environnement. Il y a eu la création du service du commissariat des armées (SCA), la fermeture des CTAC, la création des bases de défense et la mutualisation des services de ressources humaines de proximité placés auprès des unités et établissements, ainsi que la perspective interministérielle de l’ONP – dont je ne voudrais pas qu’on néglige la pression qu’elle exerçait sur le ministère pour faire évoluer son calendrier, en fonction de rendez-vous interministériels qui nous étaient imposés.

Troisièmement, il n’y a pas eu d’incurie, d’incompétence ou d’irresponsabilité.

Les raccordements à Louvois du service de santé des armées (SSA) et de la marine se sont déroulés dans des conditions satisfaisantes, ce qui tend à prouver que la conception du système n’était pas fondamentalement défectueuse.

C’est le raccordement de l’armée de terre, par son volume, sa plus grande complexité et le poids plus marquant des contraintes de son environnement – elle a été l’armée la plus touchée par les dissolutions et restructurations –, qui a révélé les fragilités de l’écosystème Louvois.

Je m’inscris en faux contre l’idée selon laquelle un système décisionnel aveugle, dans lequel les responsabilités étaient diluées, voire inexistantes, serait à l’origine des dysfonctionnements de ce dispositif.

Les responsabilités étaient assurées de manière complémentaire par les différentes instances parties prenantes du projet. Les directions de ressources humaines des armées et les états-majors ou directions de service concernés étaient responsables de leur SIRH et en charge de garantir la qualité des données introduites dans Louvois. L’état-major des armées (EMA), avec ses deux bras armés, le commandement interarmées du soutien (COMIAS) et le service du commissariat des armées étaient chargés respectivement de la mise en place des bases de défense et des opérations de liquidation de la solde. Le secrétariat général pour l’administration, avec sa direction des ressources humaines et la mission SIRH qui lui était rattachée, assurait le pilotage du projet.

Le processus de décision, qui associait tous les acteurs, passait par des organismes ou des instances clairement identifiés : le comité de modernisation du ministère, le comité de pilotage Louvois, des réunions qui se tenaient à l’EMA ou d’autres qui avaient lieu au cabinet du ministre.

Aucune décision de raccordement à Louvois n’a été prise sans l’aval explicite des différents responsables, qu’il s’agisse du SSA, de l’armée de terre ou de la marine.

Les principales déficiences sont aujourd’hui pour la plupart identifiées : une gouvernance trop complexe ; la difficulté récurrente à constituer les équipes nécessaires à la mise en œuvre du projet ; un défaut d’information sur la situation exacte de l’armée de terre au moment du raccordement à Louvois ; l’absence de simplification et d’harmonisation des régimes indemnitaires préalable à ce raccordement, ceux-ci étant source de complications techniques ; l’insuffisante préparation des services chargés d’introduire les informations sur les ressources humaines nécessaires au calculateur ; et les défaillances du contrôle interne.

D’autres questions restent à examiner, comme le pilotage par le ministère des prestataires extérieurs.

En conclusion, le ministère de la Défense vient de traverser plusieurs années particulièrement exigeantes, pendant lesquelles se sont conjugués une réforme sans précédent de son organisation, un niveau très élevé de sollicitation opérationnelle des armées et une très forte réduction de ses effectifs, avec son lot de restructurations et dissolutions.

Les armées, directions et services ont tous contribué à relever ce défi et une bonne partie des objectifs qui leur avaient été fixés a été atteinte. Louvois ne doit pas occulter ces efforts et ces réussites. Force est cependant de constater que ce projet précis et complexe aurait demandé plus de délais.

Les travaux réalisés au cours de ces derniers mois permettent au ministère de disposer d’un recensement des principales causes ayant contribué à son dysfonctionnement.

Le CGA y a contribué depuis 2011 à travers deux rapports : l’un relatif à la fiabilisation de la fonction solde, qui est en cours d’examen par les états-majors et services dans le cadre d’une procédure contradictoire ; l’autre, que j’ai transmis en début de semaine au ministre de la Défense, rédigé conjointement avec l’IGF, sur les conséquences budgétaires des dysfonctionnements de Louvois sur le titre 2 – relatif à la masse salariale – du ministère de la Défense en 2012.

La résolution des problèmes à caractère technique se fait jour après jour dans le cadre du pilotage du projet. Les derniers comptes rendus font apparaître une meilleure maîtrise progressive de Louvois, grâce au plan d’action mis en œuvre par la DRH-MD et le SCA, même si tous les problèmes sont loin d’être réglés.

Enfin, les enseignements à tirer de Louvois me semblent devoir franchir les frontières du ministère de la Défense. Il me paraît absolument nécessaire que le projet d’ONP en tienne compte pour aménager en particulier, si nécessaire, son niveau d’ambition et son calendrier.

Mme la présidente Patricia Adam. Le coût de Louvois est de l’ordre de 400 millions d’euros pour le budget de la Défense. Les économies possibles liées à ce système que vous évoquiez ne se vérifient malheureusement pas.

Mais il est vrai que la réorganisation importante du ministère – création des bases de défense, fermeture des CTAC, transformation des commissariats – n’a pas permis de conduire cette réforme dans les conditions les plus favorables.

Comment le ministre de l’époque a-t-il été averti des risques importants que vous avez mentionnés ? Les éléments dont il disposait pouvait-il lui permettre de poursuivre cette opération ? Les CTAC n’ont-ils pas été fermés prématurément ?

Enfin, vous avez remis le 28 janvier dernier au ministre de la Défense, après cinq mois d’enquête du CGA, une étude faisant plusieurs préconisations, notamment celle de revenir, pour l’armée de terre, au système antérieur. M. Roudière, que nous avons auditionné la semaine dernière, est très sceptique sur ce point : quel est votre avis ?

M. Christian Piotre. Selon le travail conjoint de l’IGF et du CGA, l’insuffisance de crédits de masse salariale en 2012 s’est élevée à 453 millions d’euros, dont 293 millions imputables aux problèmes liés à Louvois. Sur ces 293 millions d’euros, 160 millions sont liés au fait qu’un certain nombre d’indemnités dues au titre de 2011 n’ont pas été traitées au moment du démarrage du raccordement de l’armée de terre au système et ont été versées l’année suivante. Il s’agit donc d’une charge exceptionnelle, qui ne se reproduira pas en 2013. Par ailleurs, 130 millions d’euros correspondent aux versements indus ou trop-perçus ; la question est de savoir si les progrès réalisés cette année vont permettre de réduire ce montant, mais il est trop tôt pour se prononcer.

Le ministre a participé aux décisions. Celle qui a conduit à la « bascule » de l’armée de terre sur Louvois s’est prise dans son bureau en présence du chef d’état-major des armées (CEMA), du DRH du ministère et du directeur de cabinet. Le ministre disposait des mêmes informations que le CEMA ou moi-même, et probablement que le DRH de l’armée de terre. Avant que cette décision ne soit prise, celui-ci ainsi que le chef d’état-major des armées ont signé une prise de position en faveur du raccordement à Louvois. Je ne peux penser qu’aucun de ceux qui avaient un rôle à jouer dans la conduite de ce projet – ministre en tête – ait pu prendre cette décision en ayant connaissance d’un risque à la hauteur de ce que nous sommes en train de vivre.

Certes, on avait conscience de certains risques, qui faisaient l’objet tous les quinze jours d’une analyse par le comité de pilotage. Des tests ont par ailleurs été préalablement réalisés et on avait comparé le degré d’erreurs provoquées par ceux-ci avec le seuil exigeant fixé par les armées – qui était de l’ordre de 93 % de réussite pour envisager la « bascule ». C’est fort de ces éléments que le ministre a pris ses décisions.

Rien, à ce moment-là, en octobre 2011, ne pouvait laisser présager de ce qui est intervenu à partir du printemps suivant.

Quant à la fermeture des CTAC, elle a effectivement été prématurée, mais je ne crois pas que les dates prévues initialement étaient mauvaises. Elle avait été décidée en 2008 dans le cadre des mesures de restructuration et devait commencer en 2011 : le calendrier prévisionnel de Louvois laissait alors penser que tout serait bien coordonné.

Mais nous avons sous-estimé l’impact de nos choix en matière de gestion sociale des restructurations et le fait que, sans attendre 2011, des personnels qui voyaient une opportunité de reclassement se présenter n’ont pas été dissuadés de rejoindre leurs affectations, ce qui a provoqué une perte de compétences prématurée des CTAC. Il aurait probablement fallu avoir un pilotage plus ferme sur ce volet, quitte à ce qu’il soit moins favorable aux personnels.

S’agissant de la note d’étude que j’ai transmise au ministre en début d’année, qui préfigurait le rapport sur la fiabilisation de la fonction solde que j’évoquais, il nous a été demandé d’anticiper une partie de notre travail en raison des décisions rapides qui devaient être prises pour remédier à la crise de Louvois. Elle avait pour objectif d’identifier les alternatives possibles. Trois solutions étaient identifiées : continuer avec Louvois et concentrer toute notre énergie au redressement de la situation à partir de ce système ; commencer à étudier le recours à un autre progiciel, qui nécessiterait probablement un délai de trois ans ; gérer mois après mois la solde en ramenant l’armée de terre au système antérieur le temps de rectifier les erreurs de Louvois.

Aucune étude plus approfondie n’a été réalisée. Le CGA avait proposé d’examiner la faisabilité de ces trois hypothèses, mais le cabinet du ministre a décidé d’écarter la dernière. Nous saurons au mois d’octobre si la direction générale des systèmes d’information et de communication (DGSIC) recommande la première ou la seconde voie.

M. Damien Meslot. Vous avez évoqué l’absence d’incurie et d’incompétence et même parlé de belle réussite de la « manœuvre RH » : ces appréciations me laissent perplexe.

Le rapport du général Lapprend était très critique sur Louvois et indiquait un certain nombre de risques. Il y a eu des réductions d’effectifs dans les CTAC avant la mise en service et les moyens humains et financiers ont été nettement insuffisants pour mettre en œuvre le logiciel : on a du mal à comprendre comment des personnes ayant les pieds sur terre ont pu prendre la décision de lancer celui-ci ! On a l’impression que tous les voyants s’allumaient au rouge les uns après les autres et qu’on a décidé d’aller quand même dans cette voie, en fonçant dans le mur en klaxonnant !

J’ai du mal à accepter qu’on m’explique, audition après audition, que tout allait très bien, qu’il n’y avait pas de raison de ne pas mettre en œuvre le système, qu’il n’y a pas de responsabilité ni de coupable et que, finalement, cela était inéluctable.

Je suis très sceptique sur vos explications. Ceux qui ont pris les décisions à l’époque ont fait de graves erreurs. Cela m’inquiète qu’ils continuent à en prendre, d’autant que ces erreurs ont coûté fort cher. Au-delà des indus, il faut en effet tenir compte de tout le temps consacré aux rectifications.

De plus, on a toujours de gros doutes sur le calculateur de Louvois : des difficultés commencent à apparaître pour les paies de la marine et on a le sentiment qu’au fur et à mesure qu’on corrige des erreurs, de nouvelles anomalies surviennent, laissant penser que le logiciel ne sera jamais fiable. Certains comptent sur l’ONP. S’agissant d’un retour en arrière, on nous dit qu’il faut deux ou trois ans avant de tout remettre en état. Je suis très inquiet sur le processus de prise de décision dans nos armées et très critique sur la façon dont tout cela a été conduit.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Pourquoi avez-vous conseillé en avril 2009 au cabinet du ministre de revenir sur la décision initiale d’un centre expert unique à Nancy ?

Dans le dossier que vous avez remis au nouveau ministre à son arrivée en 2012, avez-vous fait état de tous les dysfonctionnements du logiciel avant d’évoquer les solutions ?

Enfin, pourquoi, alors que vous êtes chef du CGA depuis octobre 2011, avez-vous attendu octobre 2012 pour lancer, à la demande du cabinet du ministre, un audit sur Louvois ? Cette étude ne semble pas avoir fait l’objet d’un rapport officiel, alors que nous venons de recevoir un rapport concernant un deuxième audit sur les mesures de correction : quel était le constat du premier audit sur les dysfonctionnements et leurs causes ?

M. Christian Piotre. Monsieur Meslot, j’ai dit au contraire qu’il y avait des responsables, que les responsabilités étaient réparties et que j’assume pleinement les miennes – qu’il s’agisse des décisions que j’ai prises ou de celles des services dont j’avais la charge.

Celles-ci ont été adoptées lorsque les indicateurs étaient tous passés au vert : ceux qui sont passés au rouge en mars 2012 ne l’étaient pas auparavant.

En avril 2009, des notes du CGA au cabinet du ministre avaient fait le point sur la manière dont se déroulait le projet. Elles constataient notamment que, contrairement à ce qui était prévu dans l’audit initial, il n’y avait pas de centre unique expert interarmées.

L’EMA a été alors sollicité pour examiner les conditions dans lesquelles on pouvait remettre le projet dans la bonne direction en le concentrant sur un centre unique, car on savait que l’exigence technique de Louvois nécessitait une harmonisation et une parfaite cohérence dans la manière dont chaque armée interprétait les réglementations et traduisait les situations personnelles.

À l’époque, le major général des armées a expliqué, dans un long argumentaire, qu’il était convaincu du bienfait de regrouper tous les centres experts des armées en un même endroit, tout en faisant valoir les complications qu’allaient créer de nouvelles restructurations en matière de mobilité des personnels et le fait que, dans une première étape, il était plus opérant de laisser auprès de chacune des armées son centre expert – solution qui a finalement été retenue dès avril 2009.

Cela montre que nous prenions en compte la réalité des contraintes et la faisabilité de ce que nous décidions.

Les solutions à la crise de Louvois ont en effet précédé le constat : alors que le rapport sur la fiabilisation de la fonction solde était en cours de réalisation, on nous a demandé d’extraire tout de suite des conclusions sur les pistes envisageables. Mais ce constat a été fait et il est en cours d’examen dans les états-majors et les services. Il est sévère, sans concession, et il appartiendra au ministre de voir en quoi il complète les informations dont il dispose et de les porter à la connaissance de ceux qui sont chargés d’apporter des solutions aux dysfonctionnements.

Encore une fois, aucune des informations dont nous disposions au moment de la décision ne laissait présager ce qui est arrivé. Personne ne cherche à se cacher derrière des non-responsabilités ni à masquer les erreurs commises.

L’audit sur la fiabilisation de la fonction solde a été proposé par mes soins à la fin du mois de juin 2012 dans le plan de mission du CGA – il n’y avait pas alors d’alerte majeure sur Louvois, mais seulement la préoccupation de fiabiliser un système dont on savait qu’il n’était pas exempt de risques. Le ministre de la Défense a donné son accord pour donner la priorité à ce travail à l’été 2012 et celui-ci a commencé à l’automne.

Le CGA ne s’est cependant pas abstenu d’intervenir sur ce projet avant cette date, par le biais de notes transmises au cabinet l’alertant sur certaines difficultés.

M. Gilbert Le Bris. Ni Louvois, ni Chorus, ni certaines choses faites ces dernières années ne sont des réussites !

En disant qu’il n’y a pas eu d’incurie, d’incompétence ou d’irresponsabilité, vous dédouanez facilement le ministère de la Défense. Je pense qu’à côté de la responsabilité politique – sanctionnée par le suffrage universel –, doit exister une responsabilité administrative : lorsqu’un service opérationnel, logistique ou technique fait une erreur, il y a sanction, mais lorsque c’est le cas d’un service administratif, il n’y a rien ! Certes, cela ne coûte pas de vie humaine, mais la facture est tout de même de 400 millions d’euros… Or, sont encore au ministère ceux qui ont fait ces erreurs. Cela est d’autant plus inacceptable que l’on ne tire pas les conséquences de ces dernières.

Il est vrai que les réformes ont été mal cadencées, qu’il s’agisse de la création des bases de défense, du service du commissariat des armées ou de la fermeture des CTAC, dans le cadre d’une RGPP faisant pression sur l’ensemble des personnels. Mais les services ont-ils alerté les responsables politiques sur les risques encourus ? Je suis persuadé que cela n’a pas été le cas. Ces services n’ont-ils pas été les applicateurs zélés de ces réformes en sachant qu’on allait dans le mur ?

Or il y a encore des ayatollahs de la massification et du regroupement à marche forcée des armées, qui provoqueront les mêmes problèmes. Il en est ainsi de la réforme du commissariat des armées : les commissaires sont des juristes qualifiés donnant des conseils dans leur domaine et capables de réagir dans des situations d’urgence ; or les droits maritime, aérien et terrestre ne peuvent être mélangés.

En février 2004, le CGA a dressé un constat sévère sur l’évolution de la situation : qu’a-t-il fait depuis alors qu’il a un rôle d’alerte ?

Vous êtes responsables collectivement et je souhaite que des sanctions soient prises au sein des services administratifs des armées.

M. Joaquim Pueyo. D’autres ministères ont mis en place des logiciels aussi compliqués en partant d’un site pilote.

Quels sont les prestataires auxquels vous avez fait appel ? Ont-ils été mis en cause ?

Par ailleurs, si le retour à l’ancien calculateur permettrait éventuellement d’attendre le raccordement à l’ONP, on me dit que celui-ci présenterait des difficultés. Qu’en est-il ?

M. Christian Piotre. Monsieur Le Bris, j’ai dit qu’il n’y avait pas eu d’incurie, d’incompétence, ni d’irresponsabilité, ce qui veut dire a contrario que les autorités décisionnaires avaient des responsabilités ! Je répète que j’assume entièrement les miennes.

Par ailleurs, ce n’est pas de gaieté de cœur que nous avons procédé à des regroupements de services. Mais quand vous devez réduire le ministère de 54 000 emplois en six ans, soit vous rognez toutes les organisations de façon irresponsable, soit vous réfléchissez à d’autres structures, d’autres modes d’organisation, qui bouleversent les habitudes mais permettent d’être à la hauteur du défi.

Au-delà du regroupement des commissariats dans un seul service, la gestion des commissaires laisse, dans la première partie de leur carrière, toute sa place à la spécificité de l’armée qu’ils servent. Mais la dimension interarmées du commissariat fait qu’à un moment donné, plutôt dans la deuxième partie de carrière, les cultures d’armées tendent à s’effacer.

Le CGA fonctionne selon différentes méthodes, dont celle du contrôle d’accompagnement : certains membres du service se voient affectés des domaines de surveillance sur lesquels, par des notes ou des interventions au sein de réunions, ils apportent en toute indépendance leur vision et leurs critiques. C’est une mission exigeante, souvent inconfortable et qui demande du courage – je ne crois pas d’ailleurs que le CGA en ait manqué.

Monsieur Pueyo, les relations avec les entreprises sont de deux ordres. Si la conception du projet est de la pleine responsabilité du ministère de la Défense ou du service désigné pour être maître d’ouvrage, pour l’assistance à maîtrise d’ouvrage nous faisons appel à un prestataire qui nous aide à comprendre les processus et à apporter des analyses. Dans un deuxième temps, un marché, beaucoup plus important, est passé avec un maître d’œuvre industriel du système.

Il y a bien eu un ou plusieurs contrats de maîtrise d’ouvrage et d’assistance à maîtrise d’ouvrage. Aujourd’hui, le prestataire de référence pour la mise en place du système d’information Louvois est l’entreprise Steria.

Il serait utile que le CGA examine la façon dont le ministère de la Défense a piloté ses relations avec ses prestataires. Depuis au moins quatre ans, il ne cesse de dire combien le ministère est parfois faible dans la manière dont il organise son interface avec ses contractants. Lorsque ce pilotage s’est bien passé, nous avions généralement fait un effort important de constitution d’une équipe de maîtrise d’ouvrage et, a contrario, partout où celle-ci était fragile, nous avons eu des difficultés. Nous devons en tirer les enseignements.

M. Joaquim Pueyo. Les entreprises de maîtrise d’ouvrage ont-elles été inquiétées ? Ont-elles eu des pénalités ?

M. Christian Piotre. Pas à ma connaissance, mais je n’ai pas été informé de déficience majeure de leurs prestations. En revanche, cela a été le cas pour Louvois I et II, qui ont donné lieu à des sanctions et à des procédures contentieuses.

Cela dit, notre niveau d’exigence a-t-il été suffisant et notre expression du besoin assez précise ?

Par ailleurs, je rappelle que le CGA a écrit que, parmi les hypothèses méritant d’être examinées dans les mois qui viennent, celle d’un retour de l’armée de terre au système antérieur ne devait pas être écartée. J’ai moi-même demandé que toute l’attention soit apportée à cette option. Elle a été rejetée au motif qu’elle nécessiterait de reconstituer des équipes, ce qui est une opération lourde et longue. Cela étant, les rapporteurs n’avaient pas laissé penser que ce serait facile : il aurait fallu plusieurs mois pour ce faire et continuer à vivre avec Louvois au cours de 2013.

On en reste donc aux deux premières hypothèses. Soit la DGSIC et le service du commissariat nous disent en octobre qu’on a suffisamment d’informations sur les progrès en cours pour décider de ne pas abandonner Louvois, soit on ne peut envisager de nouvelles améliorations, et la question d’un nouveau progiciel se posera.

Mme Marianne Dubois. Ce système de logiciel interarmées a-t-il des équivalents dans d’autres pays et, dans ce cas, de tels dysfonctionnements sont-ils apparus ? De quelle manière ont-ils été traités ?

M. Marc Laffineur. Le ministère de la Défense a connu la plus forte restructuration de tous les ministères et un effort considérable a été fait pour préserver les services opérationnels. Avec 54 000 postes en moins, l’armée a en effet pu intervenir en Côte d’Ivoire, en Libye et au Mali de façon remarquable. Cette réforme a été accomplie par les chefs d’état-major mais aussi le SGA.

Il n’y en a pas moins une défaillance du système Louvois, très pénalisante pour les militaires, à laquelle il faut remédier au plus vite. Constate-t-on une amélioration importante par rapport à l’an dernier ? Ce système a-t-il une perspective d’avenir ?

M. Christian Piotre. Je ne peux vous donner de comparaisons précises avec des ministères d’autres pays, sauf sur un point : tous retiennent un modèle d’imbrication étroite entre la gestion des ressources humaines et la solde, lesquelles étaient chez nous jusqu’ici dissociées. L’un des enjeux de la modernisation de la gestion des ressources humaines était d’aboutir à cette corrélation, qui est le mode d’organisation sur lequel travaillent toutes les grandes entreprises. On ne s’est donc pas lancé dans un système nouveau à cet égard.

Monsieur Laffineur, on a constaté une réduction considérable du stock de dossiers traités dans le centre expert de Nancy, lesquels sont passés de plusieurs dizaines de milliers à 400. Au sein du commissariat, le service ministériel opérateur des droits individuels (SMODI), qui s’est renforcé, constate que les agents travaillant sur le système commencent à mieux le maîtriser ; des progrès sont réalisés pour éviter les erreurs. Cela dit, il est regrettable que cet apprentissage se produise en pleine crise alors qu’on avait prévu qu’il se fasse progressivement. Personne n’est capable de dire si on sortira de cette crise dans quelques mois.

Mme Nathalie Chabanne. D’autres ministères ont procédé depuis 2010 à la « bascule » vers de nouveaux logiciels destinés à améliorer la gestion des flux financiers. Généralement, ils ont préalablement formé leurs agents à cet effet et réalisé des tests à blanc. M. Roudière nous a parlé de cinq tests de soldes en double : n’était-ce pas insuffisant ? Avez-vous eu connaissance, dans le cadre de la formation des agents au nouveau logiciel, de crainte de leur part sur son efficacité ?

Il semble que, dès juillet 2011, des associations aient fait part de leurs inquiétudes sur les dysfonctionnements de Louvois, qu’en octobre de la même année elles aient envoyé un communiqué de presse alors que l’état-major de l’armée de terre disait qu’1 % seulement des militaires étaient touchés par ceux-ci. Pourquoi n’a-t-on pas gardé un système de doublon pour le dispositif de paie ?

Par ailleurs, les modalités selon lesquelles les informations se déversaient dans Louvois ont-elles été correctement testées ? Était-on sûr de l’efficacité du système ?

Enfin, dans la note que vous avez remise au ministre en janvier 2013, vous avez dit que « l’absence de véritable restitution comptable, du fait d’une incohérence de la comptabilité, avec des écarts de liquidation est porteuse d’un risque juridique avec un risque potentiel mais non avéré de détournement de fonds ». Qu’en est-il aujourd’hui de la certification des comptes du ministère de la Défense pour 2012 ?

M. Jean-Yves Le Déaut. Vous parlez d’absence d’incurie, d’incompétence ou d’irresponsabilité, puis de déficiences, de défaillances et de sous-estimations : cela ne nous aide pas à comprendre !

Il y a bien eu des moments où, dans la chaîne de décision, on n’a pas agi de manière optimale.

La question du contrôle par les armées de leurs prestataires extérieurs est majeure. Dans quelles conditions sont passés les marchés, aussi bien pour les assistants à maîtrise d’ouvrage que pour les maîtres d’œuvre ? Y avait-il plusieurs candidats ? Quels ont été les montants des prestations ? Sur quelle base les candidats ont-ils été choisis ? Est-on sûr aujourd’hui de l’absence de lien entre les responsables de la passation des marchés et certains de ces prestataires ? Quel a été le cahier des charges ? Il semblerait qu’on ne puisse attaquer les prestataires dans la mesure où on a surajouté un système informatique à celui de l’armée et que les deux n’étaient pas nécessairement compatibles. Qui avait les codes sources de ces systèmes ?

Par ailleurs, y a-t-il eu des notes d’avertissement ou des états d’âme dans la chaîne de décision ? On a l’impression aujourd’hui qu’on fait du bricolage avec les prestataires.

Enfin, faudra-t-il abandonner Louvois ? J’ai été gestionnaire d’un système d’habitation dans un office public d’aménagement et de construction (OPAC) : on a été confronté aux mêmes problèmes, puis on a changé de système, ce qui a pris trois ans.

M. Christian Piotre. Madame Chabanne, si le risque de détournement de fonds n’est pas avéré, on ne peut l’écarter. Dans les rapports que nous remettons avec l’IGF sur l’impact budgétaire de Louvois en 2012, nous soulevons cette question. D’ailleurs, je pense qu’il y aura à nouveau un travail conjoint du CGA et de l’IGF sur ce point, avec vérification par sondage d’opérations, pour s’assurer qu’il n’y a pas eu d’irrégularités.

À l’évidence, le ministère de la Défense fera l’objet d’une réserve sur la certification des comptes, étant donné la faiblesse de l’information comptable et de sa cohérence. Il faut maintenant prendre les mesures nécessaires pour y remédier.

Monsieur Le Déaut, je suis formel : si des alertes sur la gravité de ce qui allait se passer étaient parvenues au ministre ou à ses grands subordonnés, dont notamment le CEMA et moi-même, jamais il ne lui aurait été conseillé d’opérer le raccordement. Le ministre était dans une relation de confiance avec ses principaux collaborateurs. Cela dit, je n’exclus pas qu’il y ait eu soit des ruptures dans la remontée de l’information du terrain, soit une mauvaise prise en compte de celle-ci du fait des bouleversements d’organisation que nous avons connus.

Il est vrai que Chorus a mal démarré lors des quatre premiers mois de 2010, mais on ne peut reprocher à l’Agence pour l’informatique financière de l’État (AIFE) ni au ministère de la Défense de n’avoir pas fait les efforts nécessaires sur la formation des agents, ce qui a permis de très vite rétablir la situation.

Il aurait fallu un plan de formation et d’accompagnement rigoureux pour Louvois. Cependant, il n’y a eu guère de temps pour ce faire entre la constitution des groupements de soutien des bases de défense en 2011 et le raccordement au système.

Par ailleurs, si nous avions alors arrêté le projet, comment aurions-nous payé les militaires à partir du mois d’octobre 2011 ? Je rappelle que le chef d’état-major de la marine avait souhaité un raccordement rapide car son système d’information était fragile. Beaucoup d’éléments conduisaient en effet à penser que le système Louvois apporterait des solutions à des difficultés prévisibles et identifiées.

Je n’ai pas dit que la qualité des informations dont sont responsables les armées et leurs directions des ressources humaines était mauvaise, mais elle a été inégale, comme le constate le rapport du CGA. Elle a été très bonne pour le SSA et la marine et moins bonne pour l’armée de terre. Cela peut se comprendre : la marine, avec son organisation centrée sur deux ports principaux, a bénéficié d’une stabilité des équipes, de même d’ailleurs que le SSA ; alors que, pour l’armée de terre, il a fallu déplacer les compétences des régiments vers les bases de défense et reconstituer des équipes.

Cela ne réduit pas la sévérité du constat ni n’exonère les responsabilités, mais il faut aussi tenir compte de la complexité de la situation et des exigences extrêmes qui pesaient sur nous tous – que nous avons essayé de satisfaire dans les meilleures conditions.

S’agissant des prestataires extérieurs, les procédures des marchés ont a priori été respectées, qu’il s’agisse de l’ouverture à la concurrence ou des conditions de passation de ceux-ci. Le ministère de la défense a procédé à la modernisation de sa fonction achat et les représentants du pouvoir adjudicateur sont maintenant au bon niveau. Mais il peut y avoir des difficultés sur les cahiers des charges. Soit ils sont imprécis, et ils laissent une marge de manœuvre importante aux prestataires et l’on constate a posteriori des prestations qu’on n’avait pas envisagées – il faudra voir si c’est le cas en l’occurrence –, soit leur niveau d’exigence est tel qu’il accroît sensiblement le coût de la prestation.

M. Jean-Yves Le Déaut. Cela n’a pas encore été examiné ?

M. Christian Piotre. Ce travail va commencer. Le CGA n’a dans ce domaine qu’un pouvoir de contrôle a posteriori : il n’intervient donc pas dans la procédure et les décisions prises par les responsables des marchés. Mais parmi les quatre ou cinq gros marchés qu’il examine chaque année, le dossier Louvois sera étudié.

Quant au rapprochement entre les systèmes Concerto et Louvois, je n’ai pas d’appréciation technique sur les éventuelles difficultés rencontrées par l’armée de terre. En tout cas, celle-ci ne les a pas fait valoir au moment où la décision a été prise.

Mme Nathalie Chabanne. Je suis inquiète quand je vous entends dire que pour Chorus, en quatre mois, la situation a été rétablie. Cela est ahurissant : encore en 2012, certains services connaissaient des difficultés majeures avec ce système, notamment pour les dépenses de l’armée de l’air, en particulier le service des Landes à Mont-de-Marsan.

Quelles remontées d’informations avez-vous, alors qu’aujourd’hui des services ne fonctionnent pas et que des agents de l’État sont en grande difficulté ?

M. Christian Piotre. J’ai dit seulement que les problèmes de Chorus des quatre premiers mois de 2010 ont été résolus grâce à un investissement considérable. J’avais, par exemple, envoyé mes services dans les Landes pour compléter les équipes du comptable assignataire des dépenses d’infrastructure, afin de régler les problèmes. Cela n’empêche pas d’éventuels dysfonctionnements actuels, sur lesquels je ne dispose pas d’information précise.

M. Philippe Vitel. Pourrait-on remettre en place l’ancien système de paie sans les CTAC ? Qu’en est-il aujourd’hui du traitement de la solde des 95 000 gendarmes ?

M. Sylvain Berrios. Il est important de tirer les conclusions des défaillances de Louvois pour l’avenir. Sur les deux grands systèmes d’information de l’État que constituent Chorus et l’ONP, le ministère de la Défense a rencontré de gros problèmes. La question de la capacité de celui-ci à piloter et à contrôler ses prestataires extérieurs est en effet posée.

Quelles mesures correctrices peut-on envisager pour que le ministère acquière les compétences nécessaires pour gérer ces grands systèmes d’information ? On pourrait d’ailleurs imaginer des défaillances aussi importantes dans d’autres fonctions plus opérationnelles, avec des conséquences beaucoup plus graves encore.

M. Christian Piotre. Monsieur Vitel, la piste d’un retour à l’ancien système n’a, encore une fois, pas été étudiée. Mais le point que vous évoquez est un de ceux que le CGA proposait de traiter, sachant que certains estimaient qu’on ne pourrait reconstituer les équipes précédentes et que d’autres – après avoir identifié poste par poste les compétences existantes – pensaient le contraire, quitte à ce que cela prenne plusieurs mois, voire un an.

Quant aux gendarmes, ils bénéficient d’un système de paye satisfaisant, ce qui constituait un argument fort pour ceux qui proposaient de revenir à l’ancien dispositif de l’armée de terre, qui était le même que le leur, pour des effectifs comparables. D’ailleurs, la gendarmerie a exprimé le souhait de surseoir à son raccordement à Louvois.

Monsieur Berrios, nous avons longtemps eu pour habitude de faire préparer les contrats de marché par des juristes puis de les laisser vivre. Cela ne se passe plus ainsi : la complexité juridique des contrats est de plus en plus grande, les règles de mise en concurrence sont sévères, les données techniques lourdes et le suivi du contrat exigent des compétences spécifiques. Nous ne sommes pas encore suffisamment armés à cet égard. Ce problème se pose aussi pour les marchés de maintien en condition opérationnelle.

On a déjà concentré les services chargés de passer les marchés, notamment dans le cadre de la RGPP. Mais la deuxième étape, que nous n’avons pas encore franchie, sera la professionnalisation des équipes et leur mobilisation sur des marchés demandant une forte implication en matière de conduite de la maîtrise d’ouvrage et de relations avec les cocontractants. Le CGA a fait des propositions dans ce domaine : il a écrit en 2011, notamment pour les questions de maintien en condition opérationnelle des équipements, qu’il était temps de réfléchir à un regroupement des acheteurs et de remédier à la multiplication des procédures financières et à la dispersion de l’instrument contractuel. Nous devons réaliser cette réforme : il ne s’agit pas seulement d’une réorganisation juridique ou économique, mais de se mettre à niveau dans le dialogue que nous avons avec nos interlocuteurs.

M. Christophe Guilloteau. Plus vous parlez, plus j’ai d’interrogations.

Madame la présidente, ne devrions-nous pas consacrer une mission d’information à ce dossier ? Lorsque nous avions interrogé le ministre sur ce sujet en juillet dernier, il avait indiqué qu’il pensait que le problème serait réglé en décembre !

Par ailleurs, sera-t-on en mesure d’identifier les bénéficiaires des trop-perçus ?

M. Jean-Jacques Candelier. Vous avez le courage de venir vous expliquer seul devant la Commission. Cependant, il y a eu dans ce dossier des défauts techniques, des dysfonctionnements importants, voire un scandale, qu’on n’a pas su maîtriser. On n’a pas su non plus prendre ses responsabilités, les problèmes ont été dissimulés aux autorités politiques et il y a eu un manque de réactivité.

Je demande que toute la lumière soit faite à ce sujet, que les dégâts soient réparés très vite et que l’on se prononce rapidement sur l’avenir du logiciel Louvois.

M. Christian Piotre. S’agissant des trop-perçus, dont je rappelle qu’ils s’élèvent à 130 millions d’euros pour 2012, nous ne sommes pas en mesure pour l’instant d’identifier de manière certaine leurs destinataires, ni les montants qu’ils ont reçus. Nous sommes en train de le faire, mais cette opération est lourde. On a fait appel à des démarches spontanées de la part des militaires concernés en garantissant un certain nombre de procédures, dont la neutralité de l’effet fiscal des trop-perçus sur l’impôt sur le revenu pour 2012. Il est également proposé des étalements des remboursements.

Monsieur Candelier, nous attendons octobre pour prendre une décision sur l’avenir de Louvois.

M. Jacques Lamblin. L’affaire Louvois ne doit pas occulter les défis relevés avec brio par l’armée au cours de ces dernières années. Tomber à bras raccourcis sur ceux qui sont à la mauvaise place au mauvais moment n’est pas forcément la bonne voie. Tirer les leçons des dysfonctionnements, infliger éventuellement les sanctions qui s’imposent et trouver des solutions serait plus opportun.

Il me semble qu’une défaillance dans la conception du cahier des charges doit être envisagée. Ce point va-t-il être examiné ? Comment cette analyse doit-elle être mise en œuvre, en interne ou non ?

Il me semble que, sur le terrain, des alertes ont été émises depuis bien longtemps sur des dysfonctionnements. Mais le CGA est-il informé de ces alertes ?

Si le raccordement à Louvois a été rapide, la gestation du projet a été longue, ce qui ne manque pas de soulever des interrogations.

M. François André. Pour moi, le brouillard s’épaissit audition après audition, notamment sur la question des prestataires extérieurs. Vous avez indiqué qu’il n’y avait pas d’action récursoire contre ceux-ci, faute de grief pouvant leur être imputé : cela me laisse perplexe car si des difficultés sont pour partie imputables à la saisie des données, on peut penser que le rôle de ces sociétés spécialisées, notamment pour l’assistance à maîtrise d’ouvrage, est d’alerter le maître d’ouvrage sur le degré de précision du cahier des charges, de même qu’il revient au prestataire maître d’œuvre d’informer celui-ci des conséquences possibles du système.

Peut-on avoir une idée précise du calendrier de passation des marchés ? Quand s’arrêtait le marché d’exécution du prestataire maître d’œuvre ? Lorsque des difficultés sont apparues sur le logiciel, des avenants ont-ils été passés avec celui-ci ? Y a-t-il encore aujourd’hui des entreprises tirant profit financièrement des difficultés du système Louvois ?

M. Christian Piotre. Monsieur André, les responsables du ministère découvrent eux aussi parfois des choses qu’ils ignoraient et qui auraient pu modifier les décisions prises !

S’il n’y a pas, selon mes informations, de démarche à l’encontre d’un prestataire, des aménagements ont probablement été apportés au contrat pour tenir compte des difficultés rencontrées. Le CGA devrait selon moi se pencher sur ce point.

S’agissant du cahier des charges, les responsabilités sont généralement partagées dans ce domaine. Il faut vérifier si l’État a été suffisamment exigeant au moment de la réception des prestations, lors de la phase dite de liquidation.

En tout cas, le prestataire fournit des services supplémentaires pour faire fonctionner le système : je ne vois pas comment on pourrait en changer en cours de route. Cela étant, n’ayant pas examiné le contrat, je ne peux vous en dire plus.

Monsieur Lamblin, les travaux que nous avons réalisés ont porté sur la qualité et la précision du cahier des charges. Chaque fois que le CGA a eu des doutes sur la bonne conduite du projet, notamment en 2008 et en 2010, des notes en ont fait état. Je rappelle qu’elles ont conduit, en mai 2010, à la modification de la gouvernance du projet. Je ne crois pas qu’il y ait eu de défaillances à cet égard.

Le CGA n’a pas, à ma connaissance, vu remonter des alertes exprimées par des personnels. Mais depuis la révélation des difficultés, je demande à tous les contrôleurs qui se déplacent d’évoquer ce sujet avec eux et de vérifier si les améliorations que nous constatons dans l’administration centrale sont réelles. Ce fossé entre la vision de celle-ci et celle du terrain doit absolument être comblé.

Nous menons aujourd’hui une mission sur la condition des sous-officiers dans l’armée de terre.

Selon un contrôleur général avec lequel je m’entretenais récemment et qui a rencontré 300 sous-officiers ou officiers mariniers, en dépit de certains dysfonctionnements, il n’y a pas d’inquiétude majeure dans les ports. En revanche, dans l’armée de terre, au-delà des erreurs formelles de calcul de la solde, il y a une perte de confiance grave dans le système et l’institution. C’est une plaie que l’on mettra beaucoup de temps à panser.

Mme la présidente Patricia Adam. Je vous remercie.

La séance est levée à onze heures trente.

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Information relative à la commission

La commission a désigné Mme Émilienne Poumirol rapporteure sur la proposition de loi, adoptée par le Sénat, relative à l’instauration du 27 mai comme journée nationale de la Résistance (n° 849).

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. François André, M. Olivier Audibert Troin, M. Nicolas Bays, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, M. Laurent Cathala, Mme Nathalie Chabanne, M. Luc Chatel, M. Alain Chrétien, Mme Catherine Coutelle, M. Bernard Deflesselles, Mme Marianne Dubois, M. Jean-Pierre Fougerat, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, Mme Édith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Francis Hillmeyer, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Gilbert Le Bris, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Christophe Léonard, M. Maurice Leroy, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marleix, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Philippe Meunier, M. Jacques Moignard, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Jean-Claude Perez, Mme Sylvie Pichot, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Gwendal Rouillard, M. Stéphane Saint-André, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin, Mme Paola Zanetti

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Jean-David Ciot, M. Guy Delcourt, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Éric Jalton, M. Bruno Le Roux, Mme Marie Récalde