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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 14 décembre 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 20

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Examen, ouvert à la presse, du rapport d’information sur les enjeux industriels et technologiques du renouvellement des deux composantes de la dissuasion nucléaire (MM. Jean-Jacques Bridey et Jacques Lamblin, rapporteurs)

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Patricia Adam. Chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour entendre les conclusions de nos collègues Jean-Jacques Bridey et Jacques Lamblin, co-rapporteurs d’une mission d’information sur les enjeux technologiques et industriels du renouvellement des deux composantes de la dissuasion. Avant de vous laisser la parole, je rappelle que la commission avait organisé en 2014 un cycle d’auditions consacré à la dissuasion. Nous poursuivons donc le travail, alors que des décisions d’importance devront être prises dans les années à venir.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est d’une importance vitale. Il s’agit de garantir que la France figurera toujours à l’avenir parmi les grandes puissances mondiales, et sera toujours à même de défendre les intérêts vitaux de la Nation. Les moyens de la dissuasion nucléaire française devront en effet être renouvelés au cours des prochaines années. L’enjeu, pour notre pays, est de s’assurer que quels que soient les besoins, quelles que soient les menaces, quels que soient les choix qui seront faits, nos capacités technologiques et industrielles seront au rendez-vous entre 2030 et 2080.

C’est donc dans ce contexte que nous avons été chargés d’une mission d’information sur les enjeux technologiques et industriels du renouvellement des composantes de la dissuasion nucléaire. Il ne s’agit donc pas ici de s’interroger sur la pertinence de la dissuasion, ni d’empiéter sur les compétences du président de la République, ni, enfin, de remettre en cause l’existence de deux composantes, confirmée par le dernier Livre blanc et la dernière loi de programmation militaire et par le président de la République lors de son discours sur la dissuasion, prononcé le 19 février 2015 sur la base aérienne d’Istres.

L’efficacité de notre dissuasion suppose au préalable d’assurer la crédibilité de la force nucléaire, qui repose sur un ensemble constitué par la volonté du président de la République d’y recourir, la performance du système dissuasif et, enfin, l’excellence de l’outil industriel et des technologies employées. C’est bien avant tout la crédibilité technique et industrielle qui garantit la crédibilité opérationnelle, car il existe un lien fondamental entre la capacité technologique et industrielle et la réalisation de la mission.

L’intérêt de notre commission pour la dissuasion nucléaire n’est pas nouveau.

Vous l’avez rappelé, Madame la présidente, de janvier à mai 2014, vous aviez organisé un cycle d’auditions consacré à la dissuasion qui avait été un réel succès. Chaque année, notre commission émet aussi un avis sur le budget de la dissuasion dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances. Au cours de cette législature, nous avons par ailleurs été amenés à voter des dispositions engageant des actions de renouvellement des composantes. Ainsi la loi de programmation militaire indique que la période 2014-2019 sera « marquée à la fois par la poursuite de la modernisation des deux composantes de la dissuasion et par la préparation de leur renouvellement ». Ceci concerne par exemple, s’agissant de la composante océanique, la livraison l’an dernier du missile M51.2 avec sa tête nucléaire océanique, la poursuite du programme d’adaptation des SNLE NG au missile M51, le lancement des travaux d’élaboration du SNLE de troisième génération et du missile M51.3. S’agissant de la composante aéroportée, les autorités politiques devront engager, au cours de la prochaine législature, les actions relatives à l’élaboration du successeur de l’ASMP-A, et décider du format du successeur du Rafale.

Un renouvellement d’ensemble est donc déjà en marche !

La France a fait le choix de l’indépendance et de l’autonomie pour la constitution de ses forces de dissuasion. Les acteurs de la dissuasion interviennent ainsi sur l’ensemble de la chaîne : conception, production, mise en œuvre, entretien, modernisation et démantèlement. Cette maîtrise d’ensemble, qui nous place au même niveau technique que les États-Unis, est l’une des conditions du maintien des compétences nécessaires à l’effectivité de notre dissuasion, et c’est celle-ci qu’il faut préserver.

Au terme de nos auditions, notre constat est sans appel : les choses sont sous contrôle, et nous pouvons être confiants quant à la capacité de la France à conserver son indépendance. Toutefois, certains points de vigilance ont été soulignés par l’ensemble des personnes auditionnées, qu’il s’agisse des autorités militaires, de chercheurs, d’industriels ou de la Direction générale de l’armement (DGA) et de la Direction des applications militaires du commissariat à l’énergie atomique (DAM).

En premier lieu, il est indispensable de veiller à la robustesse du tissu industriel français de la dissuasion.

En second lieu, et c’est là le principal, la permanence de notre dissuasion repose avant tout sur des femmes et hommes, nucléaristes, qui depuis près de soixante ans nous permettent de conserver un niveau d’excellence, et d’assurer au président de la République les moyens de préserver les intérêts vitaux de la Nation. Ces femmes et ces hommes disposent de compétences rares, de haut niveau, et il convient de tout faire pour continuer de les maîtriser.

Avant de revenir en détail sur ces deux sujets, nous avons tout d’abord souhaité rappeler pourquoi il nous faut renouveler les composantes.

Comme nous l’avons dit précédemment, il ne s’agit pas de questionner la pertinence de la dissuasion. Chacun le sait ici, le choix français de la dissuasion repose initialement sur un triple constat : la perte de l’influence de la France, les limites de l’autonomie de notre défense, les doutes sur l’engagement américain dans la défense à long terme de l’Europe. Ce sont ces constats qui ont amené le général de Gaulle à faire le choix de la bombe. Aujourd’hui, certaines voix s’élèvent en faveur du retrait de l’arme nucléaire. Cette position, que nous respectons, n’est pas la nôtre.

Alors pourquoi ?

Renouveler les moyens de la dissuasion, c’est d’abord assurer la place de la France sur la scène internationale. La dissuasion nucléaire est un outil politique avant d’être un outil militaire. Elle constitue la garantie ultime de la souveraineté de notre pays et de sa liberté d’action. Comme nous l’indiquait lors d’un entretien le général Bruno Maigret, chef de la division « forces nucléaires » de l’état-major des armées, c’est bien la dissuasion qui « permet à la France de demeurer une puissance politique, économique, technique et militaire ».

Mais s’il convient de renouveler les moyens de la dissuasion, c’est surtout parce que le monde dans lequel nous vivons demeure dangereux, et nucléaire et que la crise de la prolifération n’est pas contenue. Ainsi, à la question de savoir si le monde serait moins nucléaire dans trente ans, l’amiral Bernard Rogel, alors chef d’état-major de la marine, nous répondait d’un mot : « non ! ». Le général André Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air, ne disait pas le contraire en indiquant que le monde serait « durablement nucléaire [et que] le temps de la dissuasion n’est pas dépassé » : ce sont les propos du président de la République à Istres.

De manière plus précise, on constate ainsi que l’Inde a procédé à son premier tir d’essai depuis un SNLE, même si sa composante océanique n’apparaît pas encore opérationnelle. De son côté, la Chine augmente le nombre de ses missiles à longue portée, et est sur le point de disposer d’une véritable composante sous-marine grâce aux bâtiments de la classe Jin. La Russie, quant à elle, opère un retour en force de sa composante aéroportée et surtout en matière océanique, avec une reprise des patrouilles régulières de ses SNLE. Enfin, les capacités de la Corée du Nord s’accroissent, et un premier essai de lancement de missile depuis la mer semble avoir été réalisé le 24 août 2016, tandis que l’Iran se trouverait au seuil du cercle des puissances nucléaires. Le monde demeure donc nucléaire, et c’est la première raison pour la France de maintenir sa dissuasion, tout en poursuivant son engagement en faveur du désarmement. Le statut de puissance nucléaire de la France crédibilise par ailleurs son engagement en faveur de ce désarmement.

Si le monde évolue, les menaces comme les défis également. En somme, il faut aussi renouveler les moyens de la dissuasion pour répondre aux enjeux opérationnels, en anticipant le plus finement possible l’état des menaces dans des décennies. Le calendrier nous porte jusqu’à 2080 ! Comme le faisait remarquer le général Bruno Maigret, « d’une certaine manière, on pourrait considérer que les poilus réfléchissaient déjà au retrait du Mirage IV ».

S’agissant de la composante océanique, à l’échéance 2030, la force océanique stratégique (FOST) ne devrait pas connaître de saut technologique comparable à celui ayant conduit à la conception des sous-marins de classe Le Triomphant. Le sous-marin nucléaire de troisième génération (SNLE 3G) et ses missiles devraient présenter des caractéristiques dimensionnelles semblables à la génération actuellement en service. L’extrême discrétion est ce qui fonde la quasi-invulnérabilité des SNLE de la FOST. Aussi faut-il l’améliorer en permanence, en tenant compte des évolutions technologiques qui permettraient de détecter les SNLE en mission : détection acoustique, développement de patrouilles de drones, apparition de nouvelles vulnérabilités magnétiques et électriques ainsi que la cybersécurité.

S’agissant de la composante aéroportée, les dernières LPM ont permis de renouveler les moyens jusqu’à l’horizon 2035. Des réflexions ont été lancées en vue de préparer le renouvellement du vecteur à cet horizon, et celui du porteur à plus long terme. Concernant le vecteur, deux projets ont trait au successeur de l’ASMP-A : l’un se focalise sur l’amélioration de sa furtivité, l’autre sur sa vitesse, dans le but d’atteindre l’hypervélocité afin de rendre le missile difficilement interceptable par les défenses ennemies.

En effet, les défenses anti-missiles ont également évolué, notamment en Russie voire en Chine, tandis que des systèmes russes S300 et S400 sont déployés largement à la surface du globe. Ce retour des défenses anti-missiles remet en cause l’idée selon laquelle les systèmes d’armes auraient moins besoin de pénétrer les défenses, et impose de nouveaux développements technologiques. Une nouvelle fois, il ne nous appartient de nous prononcer ici sur les technologies qui nous paraissent les plus adaptées. Nous n’en avons ni les compétences, ni la légitimité, et cette responsabilité revient aux autorités militaires et au président de la République. En revanche, le renouvellement des moyens de la dissuasion doit tenir compte de l’évolution des besoins opérationnels.

Enfin, renouveler les moyens de la dissuasion, c’est contribuer à la compétitivité française. La dissuasion impose la maîtrise de technologies de pointe et la constitution d’une industrie d’excellence, créatrice d’emplois et dont les applications rejaillissent dans le domaine civil.

Le rôle structurant de la dissuasion française pour la constitution d’industries de pointe est connu de tous. Ce constat s’applique bien évidemment au passé, car toute la construction navale et une bonne partie de l’industrie aéronautique et spatiale tirent de la dissuasion leur excellence. Il s’applique également du présent et de l’avenir. La dissuasion nucléaire a imposé aux acteurs industriels d’être toujours plus performants, et ainsi de maîtriser des technologies complexes. Les industriels du secteur naval le répètent souvent : un SNLE nécessite plus de douze millions d’heures de travail et un million de pièces. Il abrite une centrale nucléaire, un centre spatial, une petite ville capable de vivre en autarcie complète pendant dix semaines, le tout de manière discrète et dans un cylindre de 150 mètres de long et quatorze mètres de diamètre.

Autre exemple : aujourd’hui, la capacité de l’entreprise française Sodern à remporter le marché lancé par One-Web pour la fourniture de 1 800 viseurs d’étoiles découle de la dissuasion, et des exigences qui ont amené Sodern à maîtriser une technologie d’une extrême complexité.

De même, les besoins de calcul du CEA-DAM dans le cadre du programme de simulation ont permis la structuration d’une véritable filière industrielle du calcul française. Aujourd’hui, ATOS-Bull peut s’afficher comme un industriel incontournable du calcul à haute performance et figure parmi les trois leaders mondiaux de la course à l’exascale – milliard de milliards de calculs par seconde.

Vous le voyez bien, la dissuasion structure ainsi des filières d’excellence, et joue également le rôle de locomotive de la croissance française. On estime ainsi souvent qu’un euro investi dans la dissuasion nucléaire génère vingt euros dans l’économie.

L’activité dissuasion de DCNS, AREVA TA et Airbus Safran Launchers est fortement créatrice d’emplois, puisqu’en période de non-renouvellement des SNLE, elle engendre près de 10 000 emplois directs et indirects en France par an, et près de 13 000 par an durant vingt ans en période de renouvellement.

Plus largement, la dissuasion bénéficie à une multitude d’entreprises réparties sur l’ensemble du territoire. Ainsi, une étude de la Fondation pour la recherche stratégique a noté, à propos de DCNS, que 99 % du volume des commandes pour l’activité dissuasion/SNLE sont adressés à des fournisseurs localisés en France, répartis sur 80 départements.

Enfin, la maîtrise technique intrinsèque à la maîtrise de la dissuasion nucléaire constitue par ailleurs un facteur d’attractivité pour la France. La réussite des acteurs français à l’export – Dassault Aviation et DCNS notamment – est fondée sur la maîtrise des technologies et des processus industriels de la dissuasion.

Au-delà, l’impact de la dissuasion nucléaire sur le développement d’applications civiles n’est plus à démontrer. Chacun ici pourrait citer des exemples : la technologie de l’échographie issue des sonars, les hublots d’avions de lignes issus des cockpits du Mirage IV, le développement de la filière SOI (silicium sur isolant), etc.

Ce constat était vrai hier, et il le sera toujours demain. Nous avons déjà évoqué le rôle des super calculateurs, mais nous pourrions également mentionner le Laser mégajoule implanté sur le site du CESTA en Aquitaine. Outil majeur du programme de simulation des essais nucléaires, il ouvre des perspectives multiples, notamment pour la recherche en astrophysique ou encore, à terme, dans le domaine de la production d’énergie par fusion. Le LMJ lui-même a favorisé la naissance d’un écosystème avec notamment la création du pôle de compétitivité « Route des lasers », la création de l’Institut « Lasers et Plasmas » et l’implantation de plus de cinquante sociétés spécialisées dans le domaine de l’optique ou de la santé. Ceci démontre toute la pertinence du programme « Simulation », dont nous célébrons d’ailleurs cette année le vingtième anniversaire.

M. Jacques Lamblin, co-rapporteur. Avant toute chose, j’aimerais remercier l’ensemble des personnes que nous avons rencontrées au cours des travaux de cette mission. Les responsables militaires comme les grands dirigeants d’entreprises ont fait preuve d’une très grande disponibilité, ce qui témoigne combien cette œuvre commune, la dissuasion, constitue un enjeu considérable pour ces hommes et ces femmes.

Comme l’a indiqué Jean-Jacques Bridey, les raisons de renouveler les moyens de la dissuasion sont ainsi multiples. S’il s’agit avant tout de traiter l’obsolescence, et d’adapter les forces nucléaires aux nouvelles menaces, le renouvellement des moyens de la dissuasion a également un intérêt économique et industriel, la dissuasion contribuant à la compétitivité de l’économie française, ainsi qu’à l’émergence de champions technologiques et industriels. S’il est difficile de quantifier les bénéfices économiques qui seront tirés du renouvellement de nos composantes, il est indéniable qu’ils seront importants, et dépasseront à long terme le coût budgétaire du renouvellement. Il y a donc aussi un intérêt économique évident à maintenir la dissuasion et à en renouveler les moyens.

Alors comment garantir que nous aurons les compétences technologiques et industrielles pour renouveler nos moyens de dissuasion dans les décennies à venir ?

Vous en conviendrez, il s’agit d’une question ambitieuse... Mais comme souvent, l’enjeu est au fond assez simple : il faut s’assurer du maintien sur notre territoire des compétences, ce qui implique une attention sur trois enjeux. Premier enjeu : assurer la sécurité d’approvisionnement ; deuxième enjeu : maintenir le tissu industriel français en portant une attention particulière à la chaîne de sous-traitance ; troisième enjeu : conserver les compétences techniques humaines, et identifier celles qui devront être maîtrisées demain.

S’agissant d’abord de la sécurité d’approvisionnement, elle concerne avant tout les matériaux de la dissuasion. Si la situation n’est pour l’heure pas inquiétante, il faudra au cours des prochaines années renouveler notre stock sur certains métaux et terres rares. L’exemple du tritium, qui n’est ni un métal ni une terre rare, est à ce titre intéressant. Sa demi-vie étant de douze années, la moitié de notre stock aura disparu dans douze ans. Il y également un enjeu sur la production d’uranium faiblement enrichi ou sur les stocks d’autres matériaux de l’enveloppe des têtes pour la rentrée atmosphérique. Si la situation est maîtrisée, notamment en raison de la vigilance permanente de la DGA, de la DAM et des industriels, il existe un léger risque lorsque la France est mono-sourcée. On peut penser à l’uranium extrait au Niger par exemple. Il faut donc opérer un suivi de la situation des mines libres d’emploi, dans le cadre de l’approvisionnement en matériaux nécessaires à la propulsion nucléaire par exemple, miser sur le recyclage, voire envisager la constitution de filières nationales en cas de doute sur la pérennité d’une source d’approvisionnement. La sécurité d’approvisionnement concerne également les composants, notamment électroniques, à l’heure où l’électronique embarquée est encore plus nécessaire pour améliorer la précision, et la pénétration des défenses. Il est légitime de craindre la disparition de la filière d’approvisionnement nationale en cas d’abandon par une entreprise comme ST Microelectronics ou Soitec de leur activité défense par exemple. C’est précisément ce type de menace qui nous amène au second enjeu : la vigilance à exercer sur les entreprises de la dissuasion, et en particulier la chaîne de sous-traitance.

La France dispose d’entreprises de niveau mondial, de toutes tailles, dont les sites sont répartis sur l’ensemble du territoire. Chacun connaît ici le rôle joué par DCNS, AREVA TA, Dassault Aviation, Airbus Safran Launchers, Thales ou MBDA. Mais derrière elles, on compte une myriade d’entreprises de taille intermédiaire ou de petites et moyennes entreprises dont l’importance est vitale pour le maintien de l’indépendance de notre dissuasion. Or, comme l’ont rappelé plusieurs acteurs industriels lors des auditions : la stricte suffisance n’est pas seulement conceptuelle ; l’outil industriel est aussi juste suffisant, et doit être préservé, protégé. Trois risques principaux pèsent sur les entreprises.

Le premier risque, c’est tout simplement l’abandon de l’activité défense. Dans certains cas en effet, la diversification des activités d’une entreprise peut entraîner une réduction de la part de son activité défense, et de l’importance de celle-ci au sein du chiffre d’affaires, au point de la voir abandonnée.

Le deuxième risque, c’est l’évolution non maîtrisée du capital. Au fil des années, on constate un intérêt grandissant des puissances étrangères pour les entreprises du tissu industriel français. On pense immédiatement aux acteurs chinois bien sûr, mais ne sous-estimons pas l’appétit américain. Parfois, des entreprises de taille intermédiaire peuvent être menacées. Deux exemples récents doivent nous faire réagir : la reprise par ArcelorMittal d’Industeel, spécialisé dans les aciers à haute résistance, utiles pour les coques des sous-marins ; et la reprise par General Electrics de Thermodyn, fournisseur historique de DCNS en turbines à vapeur pour la propulsion et l’alimentation électrique qui équipent aujourd’hui les SNLE et les SNA. Dans certains cas, des conventions ont été signées pour protéger l’État, mais comment garantir qu’elles seront toujours protectrices dans des années, ni même qu’elles existeront ? Comment être sûr que les entreprises elles-mêmes subsisteront ?

Troisième risque, enfin, la perte de compétences, intimement liée à la question des ressources humaines sur laquelle nous reviendrons dans un instant.

Face à ces risques, l’État n’est évidemment pas démuni. Mais nous pourrions « aller plus loin » pour protéger le tissu industriel français.

Première réponse, il est indispensable de cartographier les entreprises de la dissuasion afin d’être en mesure de suivre leur évolution et d’identifier les risques potentiels sur le maintien de l’indépendance de la dissuasion française. À l’heure actuelle, le travail de cartographie est mené de manière transversale par la DGA. De plus, les grands industriels ont tous développé des outils de veille de leur propre chaîne de sous-traitance. Comme l’a souligné M. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l’armement, « l’attention sur le tissu industriel français est permanente ». La DGA s’assure, via différentes feuilles de routes – « sous-marins », « têtes nucléaires » « missiles », etc. –, du maintien de la base industrielle et technologique de défense. Toutefois, au travers des différents entretiens que nous avons menés, il semblerait que la vision globale du tissu industriel soit imparfaite. Il serait donc utile de mettre en place un réel système concentré de veille, alimenté par les données transmises par l’ensemble des industriels. En toute logique, un tel dispositif pourrait être placé sous la responsabilité de la DGA avec un objectif d’exhaustivité et de mise à jour permanente.

Deuxième réponse, il est indispensable de mener une réflexion sur le régime juridique des investissements étrangers en France. Sont déjà soumis à autorisation préalable du ministre de l’Économie les investissements en France qui relèvent notamment des activités de nature à porter atteinte aux intérêts de la défense nationale. Cet outil juridique, connu sous le nom de « législation IEF », permet concrètement de fixer des règles spécifiques pour empêcher la prise de contrôle d’une entreprise traitant de sujets sensibles, voire de procéder à un investissement direct dans l’entreprise. Si la législation française présente quelques garanties, elle demeure bien lâche au regard des prérogatives du Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS), qui permet d’interdire toute prise de participation étrangère au sein d’une entreprise américaine, dès lors que les intérêts nationaux sont en jeu. En l’état actuel, il faut le savoir, le droit européen ne permettrait pas de renforcer la législation française sur le modèle américain. Nous pensons donc qu’une action de sensibilisation des autorités européennes devrait être engagée en ce sens au moins pour le secteur de la défense nationale.

Troisième réponse, il convient de préciser et de conforter le rôle de l’Agence des participations de l’État et de Bpifrance. La puissance publique dispose en effet, via l’APE et la Bpifrance, de deux outils importants dans le dispositif industriel de la dissuasion. L’APE détient ainsi, de manière directe ou indirecte, des parts dans ASL, MBDA, DCNS, Thales, Airbus, Safran et AREVA TA, et a signé une convention avec le Groupe industriel Marcel Dassault (GIMD) pour protéger les intérêts de l’État en cas d’évolution du contrôle de cette entreprise. Mais l’APE intervient rarement, et procède à des investissements de long terme, d’un montant important, afin d’occuper une place d’actionnaire majoritaire ou tout au moins dominant. Il pourrait être utile d’inciter l’APE à prendre plus régulièrement des parts bloquantes dans des entreprises, ou d’intervenir y compris dans le cas d’une entreprise de taille plus petite, comme Thermodyn. Quant à elle, Bpifrance procède à des investissements de court terme, dans des PME ou des ETI, mais jamais dans l’optique de devenir actionnaire majoritaire ; ce n’est pas son rôle. Par ailleurs, lorsque Bpifrance intervient en fonds propres, c’est avant tout afin de participer à une augmentation de capital, ce qui n’est pas toujours adapté aux entreprises de la dissuasion pouvant être en situation délicate. Il conviendrait donc peut-être de revoir à l’avenir les conditions d’intervention de Bpifrance, afin d’en faire un moyen de soutenir les entreprises du monde de la dissuasion n’entrant pas dans le champ d’intervention de l’APE.

Quatrième réponse, nous soutenons pleinement la proposition formulée par le ministre de la Défense, la semaine passée, de créer un fonds d’investissement centré sur les activités de défense. Les modalités précises de fonctionnement d’un tel fonds restent évidemment à préciser, mais cette initiative nous semble pertinente, notamment pour investir dans le capital de certaines de ces PME, y compris pour aider ces entreprises à se développer.

Enfin, nous en venons à ce qui constitue pour nous le cœur des enjeux technologiques et industriels : le maintien des compétences humaines.

Les compétences nécessaires à la réalisation des programmes de dissuasion supposent une technicité forte, et sont difficiles à acquérir. Ceci s’explique notamment par le poids de l’expérience pour la maîtrise de savoir-faire techniques, partagés par un faible nombre de personnes. Il est donc indispensable d’identifier les compétences les plus critiques afin d’être toujours en mesure de les maîtriser car il s’agit de compétences, retenez la formule, « longues à acquérir, rapides à perdre et impossible à récupérer ». Le cas britannique, sur lequel nous pourrons revenir si vous le souhaitez, est à ce titre particulièrement éclairant.

S’agissant tout d’abord des ingénieurs, si chacun reconnaît la qualité de la formation, le principal défi consiste à les attirer vers le monde de la défense. De manière générale, les grands groupes parviennent à les attirer. Les structures de recherche, comme l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA) ou le Centre national d’études spatiales (CNES), ont parfois plus de difficultés car elles ne peuvent s’aligner sur les salaires proposés par les acteurs privés. Certains domaines demeurent par ailleurs moins maîtrisés comme l’hydrodynamique et l’aérodynamique, les domaines de la pénétration et du guidage/navigation. De plus, la formation initiale pourrait être améliorée sur quelques points comme l’approche qualité/fiabilité sur des questions très concrètes – collage, vissage, soudage, connectique – ou la gestion de projet à l’international.

Les difficultés de recrutement sont en revanche criantes, et c’est là l’un des problèmes les plus importants, s’agissant des métiers technologiques et techniques. Combien de fois avons-nous entendu que l’« on ne sait plus souder en France » ? Des problèmes similaires existent pour les tourneurs, les câbleurs, les charpentiers de marine ou d’autres métiers de compagnonnage. Au-delà des lacunes de formation, les acteurs industriels de la dissuasion doivent également faire face à la concurrence d’autres secteurs industriels.

Enfin, ne doivent pas être négligés les métiers dits non techniques, qui contribuent au maintien de la posture opérationnelle : par exemple, le phasage de l’industrialisation, l’approvisionnement des pièces en temps et en heure ou l’organisation des périodes de grand carénage font appel à des compétences en matière de coordination et de planification de projet. Cette remarque nous a été faite par les dirigeants de DCNS.

Alors, comment garantir le maintien des compétences ?

D’abord, il convient d’identifier les compétences les plus critiques, ou celles dites orphelines, c’est-à-dire qui dépendent uniquement des programmes de dissuasion pour être entretenues.

Les industriels mènent évidemment leurs propres actions en interne. Ainsi, le suivi du maintien des compétences ingénierie en matière de propulsion nucléaire fait l’objet d’un comité spécifique au sein d’AREVA TA, où onze métiers « orphelins » sont recensés, qui a également mené un travail de cartographie des compétences. DCNS nous a présenté un système de suivi similaire, et tous les acteurs industriels de rang 1 se prêtent à cet exercice. Plus largement, le Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), via Campus Naval France, comme le Comité stratégique de la filière aéronautique, ont mis en place une série d’actions pour identifier les compétences critiques, valoriser les métiers de leurs industries et recruter des jeunes ou former des demandeurs d’emploi.

Par ailleurs, afin de pallier les manques de formation, les acteurs industriels ont développé leurs propres initiatives. Le lycée Airbus à Toulouse bien sûr, ou la récente « plateforme de formation à la mécanique industrielle de demain » lancée par Safran vont dans ce sens. De même, suivant le remarquable exemple d’Aérocampus, qui regroupe sur le site de Latresne des formations allant du bac pro au master pour remédier aux problèmes de formation des techniciens, une réflexion est actuellement en cours pour créer un « Naval campus », implanté sur plusieurs sites en Normandie et en Bretagne. Ces initiatives sont toutes à saluer, et doivent recevoir le soutien public, même si l’on peut regretter qu’elles viennent se substituer à l’Éducation nationale, défaillante en la matière. Ce constat est un argument de plus incitant à poursuivre les efforts engagés par le plan de relance de l’apprentissage, et de mettre un terme à la dépréciation des métiers industriels. Combien d’exemples avons-nous d’enseignants, ou de parents, détournant les élèves de formations techniques au motif que « l’usine, c’est pour les mauvais élèves » ?

Enfin, le maintien des compétences techniques comme la robustesse du tissu industriel reposent sur une exigence : la continuité des plans de charges, et le bon enchaînement entre les études et les phases de production.

Comme le soulignait le chef d’état-major des armées devant notre commission, le 6 mai 2014, « la dissuasion nucléaire est une histoire qui ne supporte ni les à-coups, ni les arrêts ». Pour maintenir l’outil industriel, il faut que le phasage programmatique tienne non seulement compte des besoins de remplacement évidemment, mais aussi du maintien de l’outil industriel et des compétences humaines, dont les performances contribuent à la crédibilité. En l’absence d’étude ou de programme de construction, il est très difficile pour une entreprise de maintenir les compétences en son sein.

Plusieurs programmes ont d’ores et déjà été engagés, nous l’avons dit en introduction. À plus long terme, il faudrait sûrement lancer une étude amont du successeur du porte-avions Charles-de-Gaulle, qui permettrait de pérenniser les compétences de conception juste suffisantes pour le soutien en service de toutes les chaufferies nucléaires. D’autres études pourraient être initiées comme par exemple, pour la composante aéroportée, sur le développement du standard F4 du Rafale.

La continuité des plans de charge est essentielle car la relance d’une activité est une phase délicate : quand on relance, il faut réembaucher, remonter la production et augmenter les cadences d’assemblage. Quatre types d’actions peuvent être engagés pour ce faire :

– conforter la dualité entre le civil et le militaire. L’exemple des missiles balistiques et des lanceurs Ariane est bien connu, mais cela vaut également pour la propulsion nucléaire et les réacteurs de recherche ;

– soutenir pleinement l’export, qui permet de soulager les équipes et les entreprises en cas de réduction de la demande nationale ;

– lancer les programmes d’études amont pour mobiliser les équipes en phase de trou de production ;

– continuer de privilégier la démarche incrémentale pour les systèmes d’armes, qui permet de maintenir en haleine les équipes, toujours contraintes d’améliorer les technologies existantes dans une architecture prédéfinie.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. En guise de conclusion, nous rappellerons que le renouvellement des composantes de la dissuasion nucléaire nécessitera un effort budgétaire conséquent au cours des prochaines années, sur lequel la prochaine commission de la Défense devra travailler. Cette hausse appelle plusieurs commentaires.

Premièrement, elle s’inscrit dans le cadre de l’augmentation des dépenses budgétaires en faveur de la défense, en vue d’atteindre les « deux pourcent ». Cette augmentation devra tenir compte de cinq impératifs, que j’avais d’ailleurs soulignés dans le cadre de mon rapport budgétaire sur le programme 146 de la mission « Défense » : assurer la soutenabilité de l’effort de défense dans le budget de la Nation, mettre à niveau l’ensemble des infrastructures de la défense, adapter nos capacités aux missions de nos armées, en commençant par la résorption des « réductions temporaires de capacités », augmenter les crédits des études amont, financer le renouvellement des deux composantes de la dissuasion nucléaire. Pour ce faire, nous pensons qu’il conviendrait de réfléchir à l’instauration d’une programmation militaire non plus quinquennale, mais décennale pour améliorer la visibilité sur les plans de charges des industriels et les études lancées par la DGA.

Deuxièmement, la montée en puissance de la dépense nucléaire pourrait être l’occasion pour certains de remettre en cause le consensus général en faveur de la dissuasion en France. Nous en sommes convaincus, la France ne doit pas se priver de la dissuasion et se doit de maintenir ses deux composantes. C’est à ce prix, notamment, qu’elle maintiendra sa position de grande puissance, et que les acteurs industriels français continueront à générer de la croissance et de l’emploi. Le retour probable d’un débat sur la pertinence de la dissuasion nucléaire montre néanmoins qu’au-delà des enjeux technologiques et industriels, il est essentiel de travailler, aussi, à la diffusion d’une culture nucléaire au sein de la population comme des classes dirigeantes et décisionnaires.

Comme je le disais en introduction, la situation est pour l’heure maîtrisée, il nous faut tout faire pour qu’elle le soit encore dans soixante ans. Il en va de la sécurité de notre Nation.

Enfin, nous aimerions remercier les autres membres de la commission qui nous ont accompagnés durant ces mois de travail, et en particulier Marie Récalde, Geneviève Fioraso et Philippe Meunier.

Mme la présidente Patricia Adam. Merci pour ce travail de qualité et merci également aux collègues qui ont participé à vos travaux.

M. Philippe Vitel. Je tiens tout d’abord à féliciter nos rapporteurs pour ce rapport très intéressant. Je souhaiterais leur poser deux questions. La première a trait aux accords de Lancaster House de 2010. Ceux-ci prévoyaient un partenariat entre les puissances nucléaires ouest-européennes – le Royaume-Uni et la France – pour « modéliser la performance des têtes nucléaires et des équipements associés, afin d’en assurer la viabilité, la sécurité et la sûreté à long terme ». Il était prévu de mettre en place une installation commune à Valduc en France, qui s’appuyait sur un centre de développement technologique commun situé à Aldermaston au Royaume-Uni. Où en est-on dans la mise en œuvre de cette décision ? Par ailleurs, pourriez-vous nous précisez, si vous l’avez évalué, le surcoût généré par les propositions dont vous avez fait état, notamment sur la durée du prochain quinquennat ?

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. Nous nous sommes rendus à Valduc. Côté français, le programme avance. Les Britanniques, quant à eux, sont en train de mettre en place leurs locaux. Le calendrier suit donc son cours. Nous sommes opérationnels côté français, et le programme d’ensemble devrait fonctionner à l’horizon 2020. À notre sens, il faut poursuivre cette coopération avec le Royaume-Uni, voire l’élargir à d’autres domaines, même s’il ne nous revient pas de prendre une telle décision. Comme le disait l’une des personnes auditionnées, on trouve à l’entrée du site de Valduc un porte-drapeau avec trois emplacements : à ce stade, il n’y a que deux drapeaux ; peut-être y a-t-il de la place pour un troisième partenaire qui serait intéressé par nos travaux sur la simulation ? Je rappelle que nous sommes pionniers et que nous conservons une avance dans ce domaine, y compris par rapport aux Américains. D’après les informations qui nous ont été communiquées, ceux-ci pourraient être intéressés par les travaux menés à Valduc.

M. Jacques Lamblin, co-rapporteur. Nous avons reçu les représentants du ministère de la Défense britannique et l’idée d’étendre notre partenariat est sans doute à creuser car ce qui existe aujourd’hui est fécond et efficace. Par ailleurs, une telle coopération permet de « partager le fardeau ». À titre strictement personnel, je pense qu’on peut imaginer l’extension d’un tel partenariat au regard, par exemple, des perspectives offertes par le laser mégajoule (LMJ). Élément majeur de la simulation, le LMJ est non seulement très impressionnant mais surtout extrêmement prometteur tant dans le domaine militaire que dans le domaine civil avec par exemple la maîtrise de la fusion nucléaire à des fins de production énergétique.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. Nous consacrons aujourd’hui 3,5 milliards d’euros par an à la dissuasion. Selon les hypothèses, il faudrait passer à au moins six milliards d’euros par an à partir de 2020. Mais tout dépend de ce que l’on met dans ce budget. Nous préconisons par exemple de porter à un milliard d’euros le budget « études amont » qui se situe actuellement autour de 730 millions d’euros.

M. Philippe Vitel. Sur quelle durée cet effort devra-t-il être consenti ? S’agira-t-il d’une augmentation brutale, en 2020, ou d’une augmentation progressive ?

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. L’effort portera sur une période de dix ou quinze ans. Pour le reste, tout dépendra des choix qui seront déterminés dès 2017 et de l’issue de nos débats budgétaires. La dissuasion n’est qu’un sujet parmi d’autres – résorption des ruptures capacitaires, modernisation des infrastructures par exemple. Il s’agira d’effectuer des choix dans le cadre de la nouvelle loi de programmation militaire.

M. Jacques Lamblin, co-rapporteur. Les anticipations que nous pouvons faire en matière budgétaire font état d’un objectif à six milliards d’euros avec une montée en puissance progressive pour arriver à ce montant à l’horizon 2025 ; il n’y aura pas d’augmentation brutale de 3,5 milliards d’euros à six milliards d’euros le 1er janvier 2020. Au-delà du coût, il me semble que lorsque la décision de faire de la France une puissance nucléaire a été prise, personne n’imaginait les conséquences industrielles et économiques qui en découleraient, avec un nombre d’industries majeures qui sont « filles » de la dissuasion et qui participent à la richesse nationale. Le fait de suivre la marche du progrès est certes un pari coûteux au départ, mais dont les retombées vont bien au-delà de la seule défense nationale. Ceux qui se sont engagés dans cette voie il y a soixante ans ont sans doute rendu un grand service économique et industriel à la France, alors qu’ils ne l’imaginaient même pas puisque le choix effectué à l’époque l’était uniquement pour des raisons sécuritaires et stratégiques.

M. Yves Fromion. Ce rapport est extrêmement intéressant et il méritera d’être lu avec attention. Vous avez évoqué les deux composantes de notre force nucléaire mais en réalité il y en a trois, avec la composante aéronavale qui est hybride et ne peut être assimilée ni à la composante aérienne, ni à la composante océanique…

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. Nous évoquons les deux composantes permanentes. La composante aéronavale ne l’est pas.

M. Yves Fromion. Justement, la question de sa permanence mérite d’être évoquée ! Elle ne l’est pas car nous ne disposons que d’un seul porte-avions, ce qui pose un problème de continuité, également lié à la question du positionnement du porte-avions qui doit être portée de sa cible potentielle…

M. Philippe Vitel. Tout à fait d’accord.

M. Yves Fromion. … Se pose également la question de la réalisation concrète d’un raid nucléaire à partir du porte-avions. Quand on constate le degré de complexité d’une telle opération menée à partir de la terre par les forces aériennes stratégiques et les moyens considérables qui doivent être mis en œuvre, on peut s’interroger sur l’opportunité de maintenir cette composante hybride à l’avenir, d’autant qu’elle impose des contraintes très lourdes. En effet, un porte-avions qui embarque l’arme nucléaire est un bâtiment conçu et construit spécialement pour cela, avec notamment des problèmes de réduction des capacités de transport pour les munitions conventionnelles en particulier, ce qui réduit les capacités de frappe des avions de chasse.

Ce sont des sujets qu’on ne peut ignorer et cela amène à réfléchir à une question que j’ai déjà évoquée au sein de cette commission : quid de la perspective de disposer, dans un délai relativement court, de missiles mer-sol dotés des capacités d’emport et de l’allonge nécessaires pour avoir, depuis la mer, une capacité de frappe susceptible de remplacer la composante nucléaire aéronavale actuellement présente sur le porte-avions ? Compte tenu des contraintes qui existent et des perspectives d’avenir au niveau industriel, nous devons aborder ce débat. On m’opposera peut-être le fait qu’il ne nous revient pas à nous, parlementaires, de prendre une telle décision, qu’elle relève de l’exécutif, mais j’estime que c’est notre rôle d’avoir une réflexion à ce sujet.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. Je souscris à ces réflexions mais en l’espèce, elles sont un peu hors sujet par rapport au champ de la mission d’information qui concerne les enjeux technologiques et industriels du renouvellement des deux composantes. Nous avons abordé certains des sujets évoqués par notre collègue Yves Fromion. Nous nous prononçons ainsi pour le lancement assez rapide d’une étude sur le prochain porte-avions. Si aucune décision, et elle sera politique, n’est prise, AREVA TA aura beaucoup de difficultés en termes d’études et de plan de charge car ses équipes n’auront plus de réacteurs et de chaufferies nucléaires à concevoir. Celles des SNLE sont presque achevées et un trou dans le plan de charge est donc à craindre à l’horizon 2030-2035. Nous évoquons également le remplacement du Rafale à l’horizon 2035-2040. S’agira-t-il d’un gros porteur, d’un drone, d’un avion de type Rafale ? Il ne nous appartient pas de prendre les décisions en la matière, mais nous devons être conscients du fait que nous ne pourrons pas les reporter sans mettre en difficulté la pérennité des bureaux d’études concernés. Des études sont actuellement menées dans différents domaines – la furtivité, l’hypervélocité par exemple. Ce n’est pas à nous qu’il revient de trancher entre un vecteur plus furtif que véloce ou l’inverse, mais il faut alimenter les bureaux de recherche et les industriels afin qu’ils soient prêts à développer aussi bien le porteur que le missile, lorsque la décision politique sera prise...

Mme la présidente Patricia Adam. Bien sûr.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. … C’est le message que nous voulons faire passer. À ce stade nos bureaux d’études fonctionnent très bien et nos industriels ont des plans de charge qui les mettent hors de portée d’un éventuel affaiblissement. Mais nous devons continuer dans cette voie pour que, lorsque la décision politique sera prise, ces industriels soient aptes à répondre à la commande quels que soient les choix technologiques retenus.

M. Yves Fromion. Juste un mot pour dissiper toute ambiguïté sur mon propos. Il ne s’agit pas de remettre en cause le caractère nucléaire de la propulsion du futur porte-avions. Je m’interroge sur sa capacité d’emport d’une arme nucléaire.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. Un tel emport est une option possible, mais pas en permanence.

M. François de Rugy. Merci pour cet exposé. Vous avez répété à plusieurs reprises que nous n’aviez pas remis en cause la pertinence de la dissuasion nucléaire. Je le comprends puisque telle n’était pas la commande de départ. Mais manifestement, vous n’avez pas non plus étudié la pertinence du maintien de deux composantes. Il s’agit d’un débat récurrent, que nous avons également eu au sein de cette commission. Je me souviens de l’audition de l’ambassadeur du Royaume-Uni, pays qui a abandonné la composante aéroportée.

Au cours des différents entretiens que vous avez pu mener, que ce soit avec les autorités politiques, le ministère de la Défense, les états-majors, les industriels, quid de la réflexion prospective à cinq, dix ou quinze ans ? Vous avez évoqué plusieurs pays, très variés dans leur configuration : la Chine, la Russie, l’Inde – qui développe sa composante sous-marine –, qui sont des puissances nucléaires installées ; la Corée du Nord, qui essaie d’accéder à ce statut. Vous avez même évoqué l’Iran, « au seuil » du statut de puissance nucléaire, ce qui est inquiétant puisque théoriquement, un accord international prévoit que ce pays cesse toute recherche et tout investissement dans le domaine nucléaire militaire...

Vous avez évidemment bien fait de rappeler les évolutions du contexte stratégique, mais nous devons aussi nous attacher à la réflexion prospective, financière, qui nous ramène aux enjeux technologiques et industriels. Il y a un vrai enjeu pour le budget de la France, qui est seule en Europe à porter de tels investissements. Avez-vous eu des échanges, même connexes, à ce sujet ?

Par ailleurs, je me permets une petite remarque à la suite de ce que notre collègue Jacques Lamblin a déclaré. Vous avez affirmé en substance, si j’ai bien noté, qu’il est difficile de quantifier les bénéfices économiques de la dissuasion, mais que son intérêt économique est évident ! Il est un peu gênant d’avoir des raisonnements économiques de ce type. Que l’on soit un opposant ou un défenseur à la dissuasion nucléaire – du point de vue philosophique et éthique jusqu’à l’intérêt militaire et stratégique –, je crois qu’il ne faut pas trop s’engager dans ce domaine, sauf à disposer d’études concrètes et quantifiées sur les retombées économiques et notamment civiles. D’une manière générale les retombées civiles de technologies initialement militaires sont toujours sujettes à caution, et à plus forte raison en ce qui concerne une industrie aussi spécialisée que celle de la dissuasion.

Une dernière question sur le risque de source d’approvisionnement unique pour l’uranium. Vous avez évoqué le Niger, y a-t-il d’autres perspectives d’approvisionnement que ce pays ?

M. Jacques Lamblin, co-rapporteur. Je vais d’abord répondre aux questions de notre collègue Yves Fromion. Concernant les études sur la composante aéronavale, il me semble, de manière plus générale, que les programmes d’études amont – largement évoqués dans le rapport – sont importants car ils permettent à la fois le maintien du savoir-faire dans les bureaux d’études et le maintien du choix stratégique pour les autorités politiques. En même temps, on ne peut pas non plus avoir des programmes d’études amont pour « rester en forme » et soutenir artificiellement l’industrie. Il doit y avoir un échange permanent entre celui qui décide et celui qui sait faire. Notre proposition relative au lancement rapide d’une étude sur le nouveau – ou le second – porte-avions vise à conserver les savoir-faire pour permettre au politique de faire un choix assumé. Concernant l’emport de l’arme atomique par le porte-avions et son vecteur – moyen aérien ou missile – il s’agit d’un débat dont nous ne pouvions pas nous emparer dans le cadre de la mission d’information.

Je peux affirmer à notre collègue de Rugy que nous n’avons jamais entendu aucun de nos interlocuteurs remettre en cause l’intérêt de la composante aéroportée pour la simple raison, qui semble assez évidente, que la composante océanique constitue l’arme ultime, dont on espère que nous n’aurons jamais à nous servir. La composante aéroportée n’est évidemment pas conçue pour l’emploi mais l’ASMP-A, qui n’a pas la puissance des missiles de la FOST, permet de rendre les choses visibles, ce qui peut s’avérer plus dissuasif face à certains agresseurs. Cette dualité permet de répondre à des problèmes très différents.

M. Yves Fromion. L’ASMP-A constitue l’ultime avertissement.

M. Jacques Lamblin, co-rapporteur. Tout à fait. Il permet aussi de faire pression sur des puissances nucléaires de rang secondaire.

Quant à ma déclaration contestée – et peut-être contestable, j’en conviens – qui relève plus de l’intuition que du raisonnement, elle repose tout de même sur un minimum d’observations. De nombreuses entreprises impliquées dans le nucléaire, qu’il s’agisse de DCNS, d’Airbus ou encore de Safran ou Thales, sont leaders mondiaux dans leur domaine de compétences. Seraient-elles arrivées à ce niveau si, à un moment, elles n’avaient pas été impliquées dans la production d’instruments nécessaires à la dissuasion, avec les progrès technologiques nécessaires pour créer un outil de dissuasion efficace et crédible, et l’extrême soin dont il faut faire preuve en permanence dans ce domaine pour toujours être au sommet de la qualité et qui rejaillit sur le secteur civil ? La dissuasion tire vers le haut sur les plans technique et scientifique, et la production civile améliore la productivité et la compétitivité de la production des armes – pas seulement nucléaires d’ailleurs, pensons aux missiles conventionnels. On peut donc dire qu’il existe une symbiose entre le client nucléaire et le client civil, qui a permis à ces entreprises de croître, de prospérer et de devenir des fleurons de l’industrie mondiale dans les domaines qui sont les leurs. Certes, cela est difficile à quantifier, vous en conviendrez, mais si l’on met en regard ce résultat – dont on espère qu’il sera suivi d’autres résultats car il n’y a aucune raison que cette dynamique s’arrête – avec les investissements engagés, on constate que, outre la garantie de la sécurité de la Nation, on a développé un champ industriel considérable. On peut modifier la formule que j’ai utilisée, mais il n’est pas toujours aisé de développer une pensée en quelques mots seulement.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. S’agissant des deux composantes, nous ne nous sommes pas posé la question, comme ne le font pas les militaires que nous avons rencontrés. Aujourd’hui, notre dissuasion repose sur deux composantes. La suppression d’une composante ou la transformation de la force aéronavale nucléaire en force permanente relèvent de la décision du président de la République.

S’agissant des seuls enjeux technologiques et industriels, le renouvellement de la composante océanique est en cours. Les études ont été lancées pour les SNLE de troisième génération, et nous savons déjà que le futur sous-marin aura des dimensions similaires à celles des SNLE actuels. Dès lors, il y aura un travail à mener sur la furtivité, sur l’acoustique, sur d’autres domaines, afin de continuer à améliorer l’invulnérabilité, alors que nous figurons déjà parmi les meilleurs du monde en la matière. De la même manière, les missiles devront être embarqués dans des tubes de même taille qu’actuellement. Le travail se fait donc de manière incrémentale – en vue de l’élaboration d’un missile M51.4, voire d’un M51.5 – tant en matière de furtivité que de vélocité. Tout est possible puisque nous nous situons dans le champ des missiles balistiques.

De plus, il faudra se poser la question de la reprise des études sur l’alerte avancée. Deux programmes d’études amont (PEA) ont été engagés et leurs résultats n’ont pour l’heure pas été suivis de décisions politiques. La France doit-elle se doter d’une telle capacité ? Les industriels comme le CEA sont prêts ; des études existent, les programmes n’ont qu’à être relancés. Les enjeux sont considérables mais la décision politique n’est pas prise.

S’agissant de la composante aéroportée, les questions touchent aux futurs porteurs et vecteur. Concernant le porteur, s’agira-t-il d’un gros porteur ou d’un avion d’armes de type Rafale amélioré ? Même la question des drones est posée. Quant au missile, privilégie-t-on l’hypervélocité, ce qui suppose un missile beaucoup plus gros imposant de changer d’aéronef, ou la furtivité, auquel cas un avion comme le Rafale demeure adapté. Les industriels le disent, des études ont été menées, certains croient davantage à l’une des options, mais il revient aux autorités politiques de trancher : Rafale 4 ou 5, ou gros porteurs de type MRTT, solution à laquelle les Américains semblent penser. Les industriels travaillent et quand les décisions seront prises, ils affineront leur copie.

M. Christophe Guilloteau. Mon intervention prendra davantage la forme d’un commentaire que d’une question. D’abord, je souhaiterais remercier nos collègues, car il s’agit sans doute là de l’un des derniers rapports d’information de notre commission pour cette législature, et s’il fait débat, c’est aussi car c’est l’un des plus intéressants. Je tiens par ailleurs à dire que dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, le nucléaire est très présent, et le nucléaire militaire a été source d’avancées dans la filière civile, et facteur considérable de création d’emplois et d’innovation. On le doit à la vision du général de Gaulle de doter la France de l’arme nucléaire. Dans un monde si incertain, face à la Chine, l’Iran ou le Pakistan, dont nous connaissons les connexions, abandonner la posture nucléaire serait un renoncement militaire.

M. Jean-Yves Le Déaut. Peut-être l’avez-vous dit, mais je me permets de vous demander si vous avez pu mesurer notre dépendance à l’égard d’autres pays sur un certain nombre de « briques » constitutives de la dissuasion nucléaire ? Ce sujet est souvent abordé dans le domaine de l’informatique mais il y a d’autres champs dans lesquels nous sommes fragiles. Par ailleurs, en tant que membre de cette commission, j’avais été nommé rapporteur pour avis du programme « Environnement et prospective de la politique de défense ». Avez-vous pu, au cours de vos travaux, étudier la question de l’augmentation des dotations budgétaires de la recherche amont pour la modélisation et la simulation nucléaire ? Les autres puissances nucléaires font-elles les mêmes recherches ou font-elles le pari que la source de la dissuasion puisse être la même que celle qui a été conçue quand on faisait des essais dans l’atmosphère ?

M. Jacques Lamblin, co-rapporteur. S’agissant des briques de base, nous en avons parlé, il y a avant tout la question des matières premières. On pense au produit fissile et aux terres rares. En parallèle, il y a sans doute, dans les « briques » de base, le sujet de la filière des composants électroniques, qui pourrait poser un problème si STMicroelectronics ou Soitec arrêtaient leur activité défense. Mais au-delà, certaines entreprises majeures sont passées sous contrôle étranger. On pense à Alstom ou Thermodyn, dorénavant sous le contrôle de General Electrics, alors que leur rôle dans la production de turbines à vapeur est fondamental. Pour l’heure, des conventions existent pour garantir la continuité de la production sur le long terme. On a aussi évoqué le problème de la prise de contrôle d’Industeel par ArcelorMittal, dont la compétence est essentielle pour la production des matériaux nécessaires aux coques des sous-marins nucléaires. Les sites de production sont français, mais sous contrôle étranger.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. S’agissant de la recherche amont, qui se situe actuellement autour de 730 millions d’euros, nous préconisons de porter le montant de la dotation budgétaire à un milliard d’euros, car les besoins sont patents sur les plans de charge, sur l’hypervélocité ou la furtivité par exemple.

Mme la présidente Patricia Adam. S’agissant du maintien des compétences, je pense que le plan de charge d’AREVA TA doit attirer notre attention.

M. Jean-Jacques Bridey, co-rapporteur. C’est tout à fait juste. Nous avons d’ailleurs consacré une page de notre rapport à l’évolution de la gouvernance d’AREVA TA.

Mme la présidente Patricia Adam. Très bien. Cela me semblait devoir être mentionné au cours de cette audition publique.

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La commission autorise à l’unanimité le dépôt du rapport d’information sur les enjeux technologiques et industriels du renouvellement des composantes de la dissuasion nucléaire en vue de sa publication.

La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. Olivier Audibert Troin, M. Nicolas Bays, M. Daniel Boisserie, M. Malek Boutih, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, M. Jean-David Ciot, M. David Comet, Mme Catherine Coutelle, M. Bernard Deflesselles, M. Lucien Degauchy, M. Guy Delcourt, Mme Marianne Dubois, M. Philippe Folliot, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, M. Serge Grouard, M. Christophe Guilloteau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Jacques Lamblin, M. Jean-François Lamour, M. Charles de La Verpillière, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marty, M. Philippe Meunier, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, Mme Marie Récalde, M. Alain Rousset, M. François de Rugy, M. Stéphane Saint-André, M. Thierry Solère, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel

Excusés. - M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Carole Delga, M. Nicolas Dhuicq, Mme Geneviève Fioraso, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. Frédéric Lefebvre, M. Christophe Léonard, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, Mme Lucette Lousteau, M. Damien Meslot, Mme Nathalie Nieson, M. Gwendal Rouillard