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Commission d’enquête relative aux éventuels dysfonctionnements dans l’action du gouvernement et des services de l’état, notamment ceux des ministères de l’économie et des finances, de l’intérieur et de la justice, entre le 4 décembre 2012 et le 2 avril 2013, dans la gestion d’une affaire qui a conduit à la démission d’un membre du gouvernement

Mercredi 3 juillet 2013

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 24

Présidence de M. Charles de Courson, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Condamin-Gerbier, gestionnaire de fortune, ancien associé-gérant de Reyl Private Office.

M. le président Charles de Courson. Je vous remercie, monsieur Condamin-Gerbier, d’avoir répondu à l’invitation de notre Commission. Afin de mieux apprécier le libellé de la demande d’entraide administrative adressée aux autorités suisses, nous souhaitons vous entendre sur les mécanismes qui permettent de dissimuler les comptes non déclarés détenus à l’étranger. La presse prétend que le compte que M. Cahuzac a reconnu avoir détenu à l’étranger aurait été hébergé dans un premier temps en Suisse, à la banque UBS, puis à la compagnie Reyl, avant d’être transféré à Singapour. 

(M. Condamin-Gerbier prête serment.)

M. Pierre Condamin-Gerbier, gestionnaire de fortune, ancien associé-gérant de Reyl Private Office. Dans ce dossier – comme dans bien d’autres qui agitent aujourd’hui l’actualité française –, il était temps d’arrêter d’entendre les discours politiques, les théories académiques et les déclarations d’intention de la part de personnes qui ignorent tout de la réalité des pratiques révélées aujourd’hui, pour laisser s’exprimer les praticiens et les techniciens de terrain. Je n’en suis qu’un parmi tant d’autres qui pourraient, s’ils ne faisaient pas l’objet de pressions importantes, témoigner comme j’essaie de le faire depuis quelques mois.

Le mot « éventuels » à propos de dysfonctionnements, et le fait de mentionner le seul « Gouvernement » dans le libellé de votre Commission, m’ont fait sourire. Français, j’ai grandi et fait mes études en France, avant de travailler dans le monde anglo-saxon, puis en Suisse. Mon métier – le family office – consiste à offrir les services de régisseur ou de secrétaire privé pour gérer tant le quotidien que le patrimoine des grandes familles. Ayant, depuis vingt ans, beaucoup travaillé avec la clientèle française, j’ai pu constater la réalité des pratiques touchant de près ou de loin une partie du personnel politique français, à titre d’enrichissement personnel ou dans le cadre du financement des partis qu’ils représentent, et je défie quiconque ayant cinq à dix ans d’expérience similaire d’ignorer ces dysfonctionnements, sauf à faire preuve d’aveuglement ou de mauvaise foi.

M. Alain Claeys, rapporteur. Vous venez de porter sous serment une accusation grave. Qui sont ces responsables politiques dont vous dénoncez les agissements comme étant non conformes à la loi ? On ne peut se contenter d’insinuations.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je ne peux en dire davantage devant une organisation…

M. le rapporteur. Ce n’est pas une organisation, mais le Parlement !

M. Pierre Condamin-Gerbier. …les membres d’un Parlement dans lequel des personnes sont à la fois juges et parties. Je ne m’exprimerai que devant la justice française –à laquelle j’ai transmis hier dans sa grande majorité la liste et les informations dont j’ai fait état dans les médias depuis quelques semaines car elle est la seule institution à pouvoir se prononcer sur ces éléments. Permettez-moi donc de ne pas répondre précisément à votre remarque.

M. le président Charles de Courson. Nous souhaitons que vous nous expliquiez les mécanismes de la fraude fiscale ; la quinzaine de noms de responsables politiques que vous avez évoquée n’entre pas dans notre champ de compétences. Laissons la justice faire son travail. Quant au mot « éventuels » dans le titre de notre Commission, il vise à éviter qu’on nous accuse de préjuger ses conclusions. Soyez très libre dans vos propos.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Vous ferez ce que vous voudrez de mon témoignage : c’est celui d’un homme qui décrit un terrain dont vous ignorez tout, mais qui n’a aucun intérêt à vous mentir. Si je suis malheureusement l’un des seuls à parler aujourd’hui, le développement de cette affaire et le travail de la justice en amèneront d’autres à s’exprimer.

Pour revenir au sujet de l’audition, une petite chronologie permettra d’éclairer mon propos. Reyl Private Office – filiale de Reyl & Cie se spécialisant dans le family office, dont je suis ancien associé-gérant – possède ses propres clients dont certains seulement lui sont communs avec l’établissement principal. J’ignorais si M. Cahuzac figurait dans les livres et les clients de Reyl & Cie, lorsque j’ai lu, le 13 décembre 2012, un article du quotidien suisse Le Temps, signé de l’ancien correspondant parisien du journal, Sylvain Besson. Ce dernier affirmait que l’interlocuteur probable de M. Cahuzac sur l’enregistrement communiqué par Mediapart était M. Hervé Dreyfus, demi-frère de Dominique Reyl, dont je connais parfaitement les fonctions et les relations avec le groupe Reyl. Jusque-là, je restais persuadé que Mediapart n’avait pas vraiment d’éléments solides, qu’il s’efforçait surtout de montrer qu’après avoir attaqué la droite, il pouvait en faire autant avec la gauche mais la lecture de cet article m’a fait comprendre que l’affaire Cahuzac existait réellement.

Quiconque entre le nom d’Hervé Dreyfus dans un moteur de recherche sur Internet peut comprendre ses liens de famille avec les actionnaires du groupe Reyl. Les services de renseignement, les services fiscaux et l’administration française lisent certainement la presse suisse, comme celle des autres pays ; mais rien n’a été fait, le 13 décembre, pour savoir qui est Hervé Dreyfus, quels sont ses liens avec Reyl et le rôle qu’il avait pu jouer.

Ayant gardé mes conclusions pour moi, je suis entendu pour la première fois à la mi-février, à Annecy, par les enquêteurs de la brigade financière, dans le cadre de l’affaire Cahuzac. Je réponds précisément à leurs questions, leur indique qui est Hervé Dreyfus et avec quel établissement il entretient des liens familiaux et d’affaires, sans toutefois me prononcer sur la certitude d’une faute de M. Cahuzac puisque je ne le sais pas.

M. le rapporteur. Pourquoi les enquêteurs vous interrogent-ils à la mi-février ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’en ignore les raisons précises, mais ils m’ont dit qu’en tant que seul ancien associé et co-actionnaire de Dominique et de François Reyl, je peux témoigner.

Le procès verbal de mon audition a été immédiatement transmis au ministère de l’intérieur dans l’heure qui a suivi. Les enquêteurs eux-mêmes m’ont affirmé qu’il serait, compte tenu de la chaîne d’information au sein de l’Etat, quasi-indubitablement transmis au ministère de l’intérieur. Un autre élément l’atteste : l’audition terminée, le PV signé, nous échangeons quelques propos avec les enquêteurs. L’un d’entre eux me dit alors, à titre anecdotique, qu’ils savent que j’ai rencontré Bernard Tapie. Je le confirme : recommandé par une connaissance commune, celui-ci nous avait sollicités lorsqu’il envisageait de s’installer en Suisse. Ils me posent quelques questions, et nous en restons là.

M. le président Charles de Courson. Quel jour exactement avez-vous été entendu ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Le 20 février. Or, le lendemain matin, je reçois un appel d’enquêteurs d’une autre section de la brigade financière, rattachée à la préfecture de Paris. Ils me disent savoir que j’ai mentionné, en off, avoir rencontré Bernard Tapie et souhaitent recueillir mon témoignage dans le cadre de l’affaire qui le concerne. Je suis donc également entendu, une dizaine de jours plus tard – soit fin février ou début mars –, par ces enquêteurs.

Surpris qu’une anecdote évoquée en off, après la signature finale du PV, soit aussi vite transmise à des services directement rattachés à la préfecture de Paris et au ministère de l’intérieur, je m’en ouvre aux enquêteurs. Ils me répondent qu’il en ira ainsi de toutes mes auditions.

Pour en revenir à l’audition du 21 février, j’ai indiqué aux enquêteurs qui était Hervé Dreyfus, quel rôle il tient vis-à-vis de Reyl & Cie, quelles connexions il a entretenu, via son frère, avec le CCF et HSBC – qui ont des liens également avec Jérôme Cahuzac. Je les informe de la fermeture systématique par Reyl de l’ensemble des comptes français non déclarés avant le 31 décembre 2009, à minuit, car à partir du 1er janvier 2010, les Suisses supprimaient la distinction entre évasion et fraude fiscale. Le PV de mon audition mentionne donc l’établissement qui a pu abriter le compte de M. Cahuzac, le lieu probable où le compte a pu être transféré et la forte probabilité de ce transfert.

Or, la demande d’information que les ministres adressent à la Suisse ne contient que le nom d’un seul établissement et ne vise que la Suisse, sans mentionner ni le deuxième établissement, ni Singapour. Cela me laisse perplexe. Que les informations contenues dans le PV d’une audition réalisée par la brigade financière le 20 février n’aient pas été utilisées m’apparaît comme un dysfonctionnement de l’État. Certes, la demande d’information avait déjà été envoyée, et la réponse de l’UBS publiée dans les médias.

M. le rapporteur. Vous avez été entendu en février, la réponse de la Suisse est arrivée le 31 janvier.

M. Pierre Condamin-Gerbier. En effet. Mais dans la mesure où des éléments précis et concrets ont été apportés ensuite, pourquoi une demande complémentaire n’a-t-elle pas été adressée aux autorités suisses ?

M. le rapporteur. Parce que la procédure judiciaire avait été lancée entre-temps.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Les juges d’instruction m’ont pourtant affirmé hier que le caractère particulièrement probant des informations apportées aurait pu motiver une demande complémentaire d’information.

Si j’ignore les spécificités du cas de M. Cahuzac, je peux vous expliquer pourquoi son compte est probablement passé de l’UBS vers Reyl, puis de Reyl Genève vers Reyl Singapour. La pression américaine la poussant à changer en urgence ses procédures, l’UBS a dû rapidement analyser la sensibilité de ses clients classés politically exposed person (PEP) ou « personne exposée politiquement », dont M. Cahuzac faisait certainement partie. Tous les établissements suisses sont obligés de se renseigner sur la nature des liens politiques des clients ou prospects de ce type, et de surveiller particulièrement la source et la destination des fonds reçus et transitant par leurs comptes. Mais dans les petits établissements, les associés décident eux-mêmes si un client doit ou non être classé PEP, et quel type d’information doit être demandé. Dans certains d’entre eux, cette classification n’entraîne donc pas de vérifications plus poussées.

Après ses difficultés avec les États-Unis, l’UBS craint que ses clients PEP français ne fassent également l’objet d’investigations. Les personnes comme M. Cahuzac doivent donc trouver un établissement plus petit dans lequel l’accès direct à l’actionnaire permet de demander un traitement sur mesure et – peu de personnes ayant connaissance de l’existence du compte – un contrôle renforcé de la confidentialité. C’est pourquoi, à mon avis, Hervé Dreyfus a recommandé la société Reyl : demi-frère de Dominique Reyl, il bénéficie d’un accès direct à la direction et à l’actionnaire, et peut piloter la relation avec M. Cahuzac à toutes les étapes.

Quant au transfert à Singapour, je l’ai dit, le phénomène a touché l’ensemble des clients français possédant des actifs non déclarés en Suisse. La renégociation des conventions entre la Suisse et les autres membres de l’OCDE oblige ce pays, depuis le 1er janvier 2010, à répondre aux demandes d’information des autorités étrangères concernant les comptes non déclarés, alors qu’auparavant les cas de soustraction et d’évasion fiscales échappaient à cette obligation. Comme la quasi-totalité des autres établissements, Reyl envoie donc d’urgence l’ensemble des comptes non déclarés hors de Suisse, en l’espèce à Singapour.

M. le rapporteur. Vous dites vouloir sortir des discours politiques et des théories académiques pour représenter la voix d’un praticien. Quel était exactement votre métier ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’ai exercé deux métiers : celui de banquier privé et de family office. J’ai travaillé comme banquier privé auprès de la banque Hambros – rachetée par Société Générale pour devenir SG Hambros –, au sein du groupe EFG – propriété de la famille Latsis pour laquelle j’ai agi à la fois comme banquier privé et comme membre de leur family office –, au Crédit suisse, à l’UBS et chez Reyl & Cie.

M. le rapporteur. Quelle était votre fonction chez Reyl & Cie ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Associé-gérant de Reyl Private Office, filiale détenue majoritairement par le groupe Reyl & Cie, que j’ai dirigée de mai 2006 à juillet 2010, et qui se spécialisait dans le métier de family office.

M. le rapporteur. Vous avez longuement décrit ces expériences dans l’interview que vous avez accordée à Mediapart.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Les éléments publiés par Mediapart relèvent d’un échange à bâtons rompus et non d’une interview.

M. le rapporteur. Quelle activité exercez-vous aujourd’hui ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’exerce toujours mon métier, mais de façon indépendante, sans être rattaché à un quelconque établissement.

M. le rapporteur. Si je vous ai bien compris, avant d’être alerté par l’article du 13 décembre dans Le Temps, vous ne croyez pas à l’affaire Cahuzac.

M. Pierre Condamin-Gerbier. C’est la mention du nom d’Hervé Dreyfus dans cet article qui me laisse à penser qu’il y a vraiment une affaire.

M. le rapporteur. Le parquet ouvre une enquête préliminaire le 8 janvier 2013. Vous êtes pour la première fois entendu par la brigade financière le 20 février – M. Gonelle l’avait été le 16 janvier –, puis à nouveau quelques jours plus tard.

Le praticien que vous êtes devrait pouvoir éclairer la Commission sur les rapports entre la banque UBS et la société Reyl, avant que celle-ci n’obtienne son agrément bancaire.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Avant que Reyl ne devienne une banque en novembre 2010, elle jouissait, selon la terminologie des autorités bancaires suisses, du statut de négociant en valeurs mobilières. Ce statut quasi-bancaire fait l’objet d’une régulation mais n’autorise pas l’établissement à accepter dans ses livres les actifs de clients, l’obligeant à les placer auprès d’un dépositaire – par exemple l’UBS – titulaire d’une licence bancaire.

M. le rapporteur. Ayant ce statut, la société Reyl était-elle obligée de donner le nom de ses clients dans le cadre d’une demande d’information ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Le fait d’avoir le statut de négociant en valeurs mobilières n’exempte en aucune façon la société Reyl de devoir répondre à un juge suisse saisi par un homologue étranger d’une demande d’échange d’informations, comme n’en sont pas non plus exemptés les gérants indépendants qui n’ont même pas un statut quasi-bancaire.

M. le rapporteur. Vous considérez donc que la société Reyl respectait ses obligations en matière de lutte anti-blanchiment et communiquait à ses banques correspondantes l’identité des ayants droit économiques ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Deux périodes sont à distinguer. Au départ, comme tous les gérants indépendants, Reyl & Cie était titulaire d’un compte en son nom – appelé master account ou compte principal – chez un dépositaire, dont chacun des comptes de ses clients constituait une sous-rubrique. Avant l’entrée en vigueur des lois anti-blanchiment visant les fonds d’origine criminelle, le dépositaire – en l’occurrence l’UBS – pouvait n’avoir et ne connaître qu’un seul client, le gérant indépendant, et ignorer qui se cachait derrière les sous-rubriques de son compte.

M. le rapporteur. Cela veut dire que le montage utilisé par Reyl permettait de masquer les ayants droit économiques ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Les éléments saisis par la justice suisse sur demande de la justice française permettront de le déterminer, car tout dépend de la date d’ouverture du compte. Si celui-ci avait été ouvert avant le milieu des années 1990 – entrée en vigueur des lois anti-blanchiment –, l’UBS aurait pu ne jamais en connaître sinon l’existence, au moins l’identité de l’ayant droit économique. En revanche, si l’ouverture est plus récente, Reyl a probablement été obligé de communiquer ces éléments à l’UBS. Dans ce cas, le côté opaque de la relation a dû être entretenu non par la sous-déposition auprès de l’UBS, mais par d’autres techniques qui permettent aujourd’hui encore d’ouvrir un compte auprès d’une banque suisse sans que l’ayant droit économique soit identifié dans le formulaire A. Il faudrait par exemple savoir si les comptes étaient détenus en nom propre ou via des structures qui peuvent aller de la simple société au trust ou à l’assurance-vie.

M. le président Charles de Courson. Est-ce cela que l’on appelle les comptes omnibus ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Ce terme – inventé par un journaliste – doit désigner le système du compte principal avec des sous-rubriques.

M. le président Charles de Courson. Ceux qui avaient ouvert un master account avant 1995-1996, pouvaient-ils le conserver après ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Avant ce basculement, ils bénéficiaient d’une double protection puisque la relation était répartie entre deux établissements dont le plus régulé – la banque – ignorait l’identité de l’ayant droit économique.

M. le président Charles de Courson. En cas de vérification, dans le cadre de la convention que la France a négociée quelques années plus tard, on ne pouvait donc trouver que le nom de la compagnie Reyl, mais non des détenteurs de chacun des sous-comptes ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Si le compte avait été ouvert sous l’ancien système et qu’une demande d’information adressée par la France à la justice suisse avait obligé la banque UBS à dire si elle comptait monsieur ou madame untel parmi ses clients, elle aurait pu répondre, sans mentir, par la négative.

M. le rapporteur. La réponse que la Suisse fait à la France contient la mention suivante : « Au demeurant, la banque a précisé que sa réponse se fonde exclusivement et expressément sur les périodes temporelles limitées par la requête des autorités françaises ». S’agit-il d’une mention habituelle ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Non, à ma connaissance, il s’agit d’une mention tout à fait inhabituelle.

M. le président Charles de Courson. Mais que signifie-t-elle ?

M. le rapporteur. Avez-vous vu d’autres réponses ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Oui. Sans vouloir faire un procès d’intention – mes prises de position sont totalement apolitiques –, il me semble qu’on a volontairement formulé les questions de façon à provoquer la réponse qu’on souhaitait obtenir.

M. le rapporteur. Cette réponse n’est évidemment pas orientée !

M. Pierre Condamin-Gerbier. On peut difficilement me faire un procès d’intention puisque j’ai critiqué dès 2007 des représentants de ma famille politique, MM. Woerth et Devedjian.

M. le rapporteur. Notre Commission concerne les dysfonctionnements de l’État. En quoi le fait que vous soyez entendu par la brigade financière au mois de février, à la suite de l’ouverture d’une enquête préliminaire du parquet, en constitue-t-il un ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, monsieur le rapporteur. Comment se fait-il qu’ayant eu connaissance de l’article du 13 décembre, l’administration française n’ait pas cherché à se renseigner sur Hervé Dreyfus ? Comment se fait-il, alors que mon PV d’audition ne relevait pas de l’interprétation mais décrivait des faits précis, et techniques, qu’on ait si longtemps persisté à ne considérer que la Suisse et qu’un seul établissement ?

M. le rapporteur. Nous souhaitons savoir si la justice a pu mener correctement son travail ou si son action a été entravée. Le 8 janvier, le parquet ouvre une enquête préliminaire, et au mois de février, vous êtes entendu dans ce cadre. En quoi cela constitue-t-il une entrave à la justice ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Le fait que je sois entendu ne constitue en rien une entrave. Mais ce qui étonne, c’est que les éléments que j’ai fournis lors de mon audition, et les informations exhibées dans les médias, n’ont pas été utilisés. Le dysfonctionnement réside dans ce qu’on a fait de ce qui a été entendu.

M. le rapporteur. Je ne comprends pas. Nous voulons savoir si avant ou après les révélations de Mediapart, l’État a entravé la justice ou empêché la vérité d’éclater. Une enquête préliminaire ayant été ouverte le 8 janvier, en quoi votre audition du 20 février constituerait-elle une entrave, puisque l’enquête judiciaire s’est poursuivie jusqu’à la décision du parquet du 19 mars ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Pourquoi des éléments d’information manifestes, précis, exploitables et concrets n’ont-ils pas permis de faire très rapidement une demande complémentaire d’information aux autorités suisses ? Pourquoi l’administration française n’a-t-elle ni remarqué, ni exploité l’identification, par les medias suisses, d’un personnage clé de l’affaire ? Si je n’avais pas relié Hervé Dreyfus à Reyl, M. Cahuzac serait encore ministre du budget.

M. le président Charles de Courson. Vous affirmez avoir vu plusieurs réponses de l’administration fiscale suisse à l’administration française. Que signifie la mention « Au demeurant, la banque a précisé que sa réponse se fonde exclusivement et expressément sur les périodes temporelles limitées par la requête des autorités françaises » ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. À mes yeux, l’UBS suggère par cet indice que, même si techniquement elle ne peut rien répondre d’autre que ce qu’elle a répondu, elle connaît ou a connu indirectement M. Cahuzac via un établissement tiers, à d’autres périodes ou d’une autre façon. Si l’UBS n’avait jamais eu de relations, même indirectes, avec ce client, elle n’aurait aucune raison de se protéger en ajoutant cette mention. Mais seule l’UBS peut confirmer mon interprétation.

M. le président Charles de Courson. Vous dites avoir vu plusieurs réponses de ce type ; est-ce la première fois que vous voyez un tel paragraphe ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’ai dit seulement que c’était relativement inhabituel. Je n’ai pas dit que c’était la première fois.

M. le rapporteur. Les suites de votre audition ne semblent entachées d’aucune irrégularité. Deux jours plus tard, le 22 février, le compte rendu est envoyé par courriel à la Direction des affaires criminelles et des grâces, suivant le circuit normal.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je vous livre mon sentiment personnel. Lorsque M. Pujadas, au journal télévisé de France 2, dit à M. Valls que les enquêteurs ont entendu un témoin à Annecy, M. Valls ne répond pas. Deux ministres, MM. Moscovici et Valls, répètent sur toutes les antennes qu’ils n’étaient pas au courant. Travaillant depuis vingt ans dans ce milieu, je n’arrive pas à y croire, tout comme je n’arrive pas à saisir pourquoi les enquêteurs, les pouvoirs politiques et les administrations ne se saisissent pas d’un élément d’information essentiel révélé par Le Temps – quotidien lu et reconnu, équivalent du Monde en Suisse –, alors qu’ils scrutent le moindre mot que peut alors publier Mediapart. L’interlocuteur de M. Cahuzac sur l’enregistrement est identifié, et on ne cherche pas à le vérifier !

M. le rapporteur. Monsieur, si d’après vous, tout le monde devait savoir, comment vous croire lorsque vous dites qu’avant l’article du Temps du 13 décembre, vous ignoriez que M. Cahuzac avait un compte en Suisse ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Vos propos sont graves : j’ai juré sur l’honneur de vous dire la vérité et je n’ai aucun intérêt à mentir. J’étais le premier à croire que M. Cahuzac n’était pas client de Reyl & Cie, avant de comprendre, à la lecture de cet article, qu’il l’était.

M. le rapporteur. Si j’ai pu vous sembler vindicatif, ce que je ne suis pas, c’est que, comme tous les membres de cette Commission, je veux comprendre si l’État a – ou non – entravé le fonctionnement de la justice. C’est pourquoi j’ai attaché beaucoup d’importance au calendrier, vérifiant que la date à laquelle vous avez été entendu, celle du coup de téléphone reçu ensuite et celle de la nouvelle audition correspondaient bien au rapport qui est remonté à la Direction des affaires criminelles et des grâces.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Monsieur le rapporteur, je crois vous avoir donné ma réponse personnelle à la question qui vous préoccupe. Cela ne vous choque pas d’entendre deux ministres déclarer dans les médias, fin février ou début mars, qu’ils ignorent ces éléments d’information qui ont été livrés aux enquêteurs alors qu’ils en ont été informés?

M. le président Charles de Courson. Quelles étaient exactement vos fonctions à la délégation de l’UMP à Genève ? Vous poser cette question permettra d’éviter que certains ne vous accusent de manipuler notre Commission pour des raisons politiques.

M. Pierre Condamin-Gerbier. En décembre 2005, j’ai été élu par la communauté française et binationale suisse aux fonctions de délégué de la fédération suisse de l’UMP ; mon mandat achevé en décembre 2008, je ne me suis pas représenté. Votre question est légitime, mais je ne saurais être soupçonné de motivations politiques. En effet, dès 2007, je me suis largement exprimé sur l’attitude de ma famille politique vis-à-vis de notre fédération, dénonçant des pratiques et des prises de position de la part de personnes – dont M. Patrick Devedjian qui fait partie de cette Commission – que nous avions accueillies sur le territoire suisse.

M. le président Charles de Courson. Dans quel cadre l’avez-vous accueilli ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Nous avons reçu MM. Woerth et Devedjian – parmi d’autres cadres seniors de l’UMP – durant la campagne présidentielle, en mars 2007. Nous avons organisé un meeting politique à entrée libre et une soirée en plus petit comité réunissant le premier cercle de l’UMP, où MM. Woerth et Devedjian se sont exprimés et ont échangé avec les représentants de la communauté française fortunée de Suisse et ceux qui avaient fait le voyage de France à Genève pour l’occasion. J’ai dénoncé par la différence entre le discours entendu ce soir-là et les déclarations officielles postérieures à la victoire électorale. J’ai aussi peu apprécié d’entendre MM. Woerth et Devedjian – arrivés dans l’avion privé d’un des soutiens financiers de l’UMP résidant en Suisse – nous dire : « Officiellement, nous sommes venus en train, et vous fermez vos gueules ».

M. le président Charles de Courson. Vous avez donc démissionné ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Non, j’ai choisi de poursuivre mon mandat jusqu’au bout ; mais la déception personnelle m’a conduit à ne pas me représenter. Depuis 2008, je n’ai donc plus aucune forme d’activité politique.

M. le président Charles de Courson. Le journal Agefi a évoqué votre condamnation en 2006 dans une affaire vous opposant à la banque UBS. Qu’en est-il ? Dans quelles conditions avez-vous quitté l’UBS, puis Reyl ? Là encore, vos réponses permettront d’éclairer la commission sur le crédit à porter à votre témoignage.

M. Pierre Condamin-Gerbier. L’Agefi partage un administrateur avec Reyl & Cie qui en est l’un des plus gros annonceurs. L’auteur de l’article, le journaliste Sébastien Ruche, a d’ailleurs publié ensuite un droit de réponse. J’ai en effet quitté l’UBS sous le coup de cette condamnation dont la raison m’a valu d’être également entendu dans le cadre de l’affaire UBS. Ayant découvert l’ensemble des pratiques de cette banque sur le territoire français, je les ai directement critiquées auprès de ma direction. On m’a alors licencié au motif que j’avais réglé un achat avec ma carte professionnelle UBS et non avec ma carte bancaire personnelle. Bien que je l’ai immédiatement corrigé et alors que bon nombre de gestionnaires accumulaient des dépenses personnelles pendant de longs mois pour les régulariser en fin d’année, l’UBS a qualifié cet incident de faute grave pour justifier mon licenciement.

M. le président Charles de Courson. Êtes-vous allé au contentieux ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’aurais certainement dû le faire, mais à cette époque, j’ai préféré réserver mon énergie à mes clients et me concentrer sur mes contacts avec Reyl & Cie qui étaient alors bien engagées. Quant à cet établissement, je l’ai quitté en juillet 2010 à cause d’un désaccord avec la direction et l’actionnariat sur les conflits d’intérêt qui affectent notre métier. Dans le cadre du family office – où nous ne jouons pas le rôle de banquiers mais celui de secrétaires privés de nos clients –, nous devrions pouvoir comparer et critiquer librement l’ensemble de leurs banquiers privés, quels qu’ils soient. Or, pour certains clients communs à Reyl Private Office et à l’établissement Reyl & Cie, on nous avait demandé de ne pas mettre en avant les éléments pour lesquels ce dernier pouvait manquer de compétitivité. À mes yeux, cela remettait en cause mon indépendance professionnelle.

M. le président Charles de Courson. Connaissiez-vous, personnellement ou de nom, M. Jérôme Cahuzac, avant ou après son entrée au Gouvernement en 2012 ? Avez-vous jamais eu connaissance d’avoirs détenus en Suisse dont M. Cahuzac aurait été l’ayant droit économique ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Non.

Mme Cécile Untermaier. Selon l’article du Temps en date du 13 décembre 2012 que vous mentionnez, l’interlocuteur de M. Cahuzac est sans doute Hervé Dreyfus. Mais ni Mediapart, ni le reste de la presse française ne font le rapprochement que vous considérez comme évident. Et c’est assez naturellement vers l’UBS que se tourne l’administration fiscale pour formuler sa demande d’entraide. Pourquoi trouvez-vous cela anormal ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Lorsque je me présente devant les enquêteurs le 20 février, ceux-ci n’ont aucune idée de l’implication de Reyl et compagnie dans ce dossier. C’est mon témoignage qui crée le lien.

D’autre part, je crois comprendre d’Edwy Plenel et de Fabrice Arfi que Mediapart est la source qui a permis à Sylvain Besson de subodorer que l’interlocuteur de M. Cahuzac serait M. Hervé Dreyfus.

Mme Cécile Untermaier. Mais beaucoup plus tardivement.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Non. M. Besson décide de publier son article du 13 décembre sur la base d’un élément d’information qui lui a été fourni par Mediapart.

Mme Cécile Untermaier. À quelles occasions avez-vous pu avoir connaissance de réponses faites par une banque à la suite d’une demande d’entraide ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Quiconque travaille dans un établissement suisse reçoit des publications techniques dans lesquelles on traite de différents dossiers, même si l’on n’y mentionne pas nominativement tel ou tel client ou tel ou tel établissement. À cette occasion, nous avons connaissance des documents transmis. Il arrive aussi que l’on travaille directement pour des établissements qui reçoivent ces demandes, lesquelles, d'ailleurs, ne donnent pas toutes lieu à la transmission d’éléments.

Mme Cécile Untermaier. Pensez-vous que M. Cahuzac se sentait protégé par le dispositif en place ? Cela expliquerait une certaine sérénité dans le mensonge…

M. Pierre Condamin-Gerbier. Plusieurs éléments ont sans doute contribué à ce confort, à ce sentiment qu’il pouvait mentir en toute impunité.

D’abord sa confiance dans le fait que, posant les mauvaises questions, on obtiendrait les mauvaises réponses. Du reste, la première fois que j’ai été interrogé par les enquêteurs, ceux-ci m’ont demandé comment poser la question pour obtenir vraiment toute l’information. Le projet de demande d’information auprès des autorités suisses que j’ai alors rédigé est consigné dans le procès-verbal de mon audition.

Ensuite, M. Cahuzac sait qu’il est entre les mains d’un établissement où son contact a une relation extrêmement proche avec la direction et avec l’actionnaire, si bien qu’il se sent mieux protégé que s’il était le client lambda d’un très gros établissement.

Enfin, il sait que son compte a été déménagé à Singapour avant le 31 décembre 2009. Or la France, semble-t-il, ne s’intéresse qu’à l’élément suisse du dossier. Je pense qu’il a ainsi acquis la certitude qu’on ne trouverait rien, ou qu’on aurait beaucoup de mal à trouver quoi que ce soit.

M. le président Charles de Courson. M. Cahuzac n’a pas voulu répondre sur le montage de son compte : compte de droit commun, trust ou compte « omnibus » dit aussi master account. Vous privilégiez la troisième hypothèse : c’est Reyl qui aurait détenu ce compte à l’UBS et un balayage des comptes de l’UBS ne permettait pas de remonter jusqu’à Jérôme Cahuzac.

Avez-vous connaissance d’autres montages permettant d’échapper à l’application de la convention franco-suisse ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Ils sont nombreux. Lorsque l’Europe a adopté les textes relatifs à la retenue à la source en matière d’épargne, la première réaction des banquiers suisses – et, je pense, celle de nombreuses places offshore – pour éviter à leurs clients à la fois de donner leur identité et de subir cette retenue qui devait monter progressivement à des taux relativement importants a été de remplacer tous les comptes détenus en nom propre par des comptes de sociétés dites « de domicile » ou sociétés écrans, dépourvue de réalité économique et relevant de juridictions permettant de maintenir l’opacité sur leur actionnariat.

M. le président Charles de Courson. Ces sociétés ne sont donc plus de droit suisse…

M. Pierre Condamin-Gerbier. Non, elles relèvent du droit de places offshore comme les Îles vierges britanniques, Caïman, Bahamas, etc. On ferme le compte détenu en nom propre puis on achète ou crée via un correspondant une petite société, laquelle ouvre elle-même un compte dans le même établissement. On transfère ensuite les actifs d’un compte à l’autre et on ferme le compte d’origine.

Lorsque l’Europe a compris que les mailles du filet étaient trop larges, les textes ont changé pour inclure les comptes détenus par des sociétés. Mais cela a été fait de façon maladroite, si bien que les comptes détenus par des structures de type anglo-saxon comme les trusts – notamment les trusts irrévocables et discrétionnaires – ont largement échappé à ces dispositions.

La deuxième parade a consisté à faire acheter la société offshore par un trust nouvellement créé. Pendant longtemps, sur le formulaire A, censé exposer l’identité et les coordonnées de l’ayant droit économique, on ne faisait figurer comme bénéficiaire réel que le trustee et non les fondateurs ou les bénéficiaires. En dépit des changements réglementaires intervenus en Suisse, cette technique a permis de continuer d’ouvrir des comptes avec un maximum d’opacité.

La Suisse a cependant été contrainte, notamment pour des raisons de lutte contre les avoirs d’origine criminelle, d’introduire un formulaire analogue au formulaire A mais destiné aux trusts, le formulaire T.

Il ne reste donc que très peu de solutions pour ouvrir un compte sans tromper l’établissement – sachant que la pratique consistant à ouvrir un compte en son nom mais avec l’argent d’un autre est passible de recours. Ironie de la chose, la solution principale restante a été involontairement donnée par la France et l’Europe.

Au départ, en effet, l’administration fiscale française donnait deux options à l’acheteur d’un bien immobilier en France au travers d’une structure de droit étranger : soit dire qui est derrière cette structure, auquel cas s’applique l’imposition française habituelle en matière d’immobilier ; soit ne pas le dire, et être taxé à hauteur de 3 % de la valeur vénale du bien chaque année.

Considérant que ce dispositif pouvait porter atteinte à la liberté d’établissement et d’investissement économique, l’Europe a adopté un texte, repris par la France, en vertu duquel, si la société de droit étranger qui acquiert un bien immobilier directement ou via une société civile immobilière française est détenue par une société d’assurance vie de droit européen cotée sur un marché européen, l’administration fiscale se satisfait de savoir que l’ayant droit économique « réel » est la société d’assurance vie elle-même, sans poser aucune question concernant les souscripteurs, les vies assurées et les bénéficiaires du contrat d’assurance vie. Aujourd'hui, la plupart des investissements en matière d’immobilier de prestige en France sont structurés de cette manière. Bon nombre de grands palaces parisiens et autres fleurons de l’immobilier sont détenus ultimement par des contrats d’assurance vie luxembourgeois.

Les autorités bancaires Suisses ont saisi l’occasion et jusqu’à une date très récente, ont autorisé que l’on ne fasse figurer sur le formulaire A – c'est-à-dire le formulaire d’identification de l’ayant droit économique – que le nom de la société d’assurance vie, généralement luxembourgeoise, qui ouvre le compte. À toute demande d’information réalisée auprès de ces établissements sur la base du nom d’une personne physique, l’établissement pouvait répondre sans mentir qu’il n’avait pas connaissance de la personne en question.

M. Jean-Marc Germain. Savez-vous quelle banque hébergeait le compte de M. Cahuzac entre 2006 et 2010, c'est-à-dire pendant la période sur laquelle porte la demande d’entraide et où Reyl n’était pas encore une banque ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je le répète, je n’avais pas d’informations concernant ce client spécifique à l’époque où je travaillais chez Reyl. Ce qui a été publié dans la presse, c’est que le compte, contracté auprès de Reyl et compagnie, aurait été sous-déposé à l’UBS et transféré avant le 31 décembre 2009 auprès de la filiale singapourienne de Reyl.

M. Jean-Marc Germain. Entre 2006 et 2010, le compte à l’UBS était donc géré par Reyl, avec Jérôme Cahuzac comme ayant droit.

M. Pierre Condamin-Gerbier. D’après ce que je comprends de ce qui est paru dans les medias, il y a d’abord eu un compte directement ouvert à l’UBS, puis un compte à l’UBS via Reyl, puis un compte chez Reyl à Singapour.

M. Jean-Marc Germain. Dans l’hypothèse que nous retenons pour la période 2006-2010, comment expliquez-vous que la question des autorités françaises, qui porte également sur les ayants droit, reçoive une telle réponse de la part de l’UBS ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’ignore si le compte était en nom propre ou détenu à travers une structure qui a permis cette réponse. Par ailleurs, il se peut que l’UBS, bien qu’elle connaisse l’identité de l’ayant droit – ce qui expliquerait, nous y revenons, l’alinéa ajouté dans la réponse –, renvoie la balle à l’établissement régulé dont il est le client, considérant qu’elle n’est elle-même qu’un sous-dépositaire et que c’est cet établissement qui est responsable de la bonne qualité dudit client et qui doit répondre à l’administration si la question lui est posée. L’UBS a toutes les raisons d’estimer qu’il ne lui appartient pas de dire à la France que M. Cahuzac détient un compte chez elle via Reyl. Elle n’a pas à faire le travail d’enquête de la France.

M. Jean-Marc Germain. À votre connaissance, donc, l’UBS n’interroge pas Reyl à ce sujet. Elle s’en tient à ses fichiers.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je l’ignore.

M. le président Charles de Courson. Dans l’hypothèse d’un tel montage, l’administration française aurait-elle obtenu une réponse positive si la question avait été posée à la compagnie Reyl ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Indubitablement. Si elle avait reçu cette demande d’information, Reyl ne pouvait pas dire, à moins de mentir, qu’elle n’avait pas ce client dans ses livres.

M. le président Charles de Courson. Même si le compte a été transféré avant la fin de 2009 ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Si la demande avait été adressée à Reyl dans une formulation telle que : « Avez-vous une relation d’affaires avec M. Jérôme Cahuzac dans le cadre des activités de votre établissement en Suisse ? », et que le compte avait été déjà transféré à Singapour la banque aurait pu répondre par la négative. Sans dire toute la vérité, elle aurait quand même dit la vérité. Mais dans l’hypothèse d’une demande formulée correctement – « Avez-vous eu, à un moment quelconque, une relation directe ou indirecte, en nom propre ou via une autre structure, au sein de votre établissement en Suisse ou dans une de vos filiales à l’étranger » –, la banque Reyl aurait dû fournir une autre réponse. Tout au plus aurait-elle pu botter en touche – ce qui aurait malgré tout donné une indication – en affirmant qu’elle pouvait répondre s’agissant de la Suisse mais non pour ses filiales à l’étranger, la demande devant dans ce cas être adressée à la juridiction de la filiale concernée. Il est néanmoins fort probable que la réponse de Reyl à une question très précisément libellée aurait été oui.

M. Jean-Marc Germain. Vous dites avoir rédigé pour les enquêteurs la bonne question qui aurait conduit à la bonne réponse. Pouvez-vous nous indiquer cette formulation ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. C’est, à peu de chose près, celle que je viens de vous donner.

M. Jean-Marc Germain. Je crains qu’elle ne soit un peu floue. Vous ne vous référez pas à une période donnée et vous faites comme si les autorités françaises s’adressaient directement aux banques suisses, alors qu’elles posent une question aux autorités suisses qui la répercutent aux établissements désignés.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Bien entendu, la France ne pouvait s’adresser directement à Reyl : elle aurait dû passer par l’administration suisse. Mais celle-ci aurait alors transmis le libellé de la question sans y rien changer.

M. Jean-Marc Germain. Vous considérez donc que si la France avait fait porter sa demande à la fois sur l’UBS et sur Reyl, elle aurait obtenu une réponse positive.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Il aurait fallu préciser : maisons mères et filiales, comptes détenus en nom propre avec identification directe sur le formulaire A et tous autres scénarios susceptibles d’avoir été utilisés pour masquer l’identité de M. Jérôme Cahuzac.

M. Jean-Marc Germain. La demande de la France parle de comptes dont Jérôme Cahuzac pourrait être l’ayant droit, ce qui semble couvrir ces cas. À moins que l’on ne veuille ouvrir une discussion juridique sur la signification de la notion d’ayant droit…

M. Pierre Condamin-Gerbier. Croyez bien qu’en Suisse, c’est une notion très précise !

M. le président Charles de Courson. Le procureur de Paris nous a indiqué que la demande aux autorités suisses était très épaisse. Je comprends mieux maintenant : vous l’aviez aidé, via les enquêteurs, dans la rédaction de ce texte.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Les enquêteurs m’ont posé à peu près les mêmes questions que vous : si ce compte n’est pas détenu en nom propre, quels peuvent être les biais utilisés et quelles questions faut-il poser pour couvrir ces scénarios ?

M. le président Charles de Courson. À la différence de la saisine fiscale, qui était assez brève, la saisine judiciaire comportait donc plusieurs pages.

Mais revenons-en à la notion d’ayant droit économique, dont le procureur de Paris estime qu’elle n’est pas claire. D’après la pratique que vous en avez, qu’est-ce qu’un ayant droit économique en droit suisse ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je vous répondrai en praticien, n’étant nullement expert en droit interne suisse.

La dimension fiduciaire est importante dans les relations bancaires en Suisse. Pendant très longtemps n’a existé que le « formulaire B ». Cela dit, même si l’on continue de s’y référer, l’époque des « comptes à numéro », également appelés « comptes numériques » ou « comptes anonymes », est révolue. Le formulaire B a été supprimé.

La relation bancaire impliquait, en plus du banquier, deux autres parties possibles : le fiduciant, qui ouvrait le compte en son nom mais qui reconnaissait que l’argent déposé n’était pas le sien, et le fiduciaire. Il faut donc distinguer le contractant, qui est la partie signataire de la relation juridique avec l’établissement, et le bénéficiaire. On peut rapprocher la notion d’ayant droit économique de celle de bénéficiaire : il s’agit du véritable propriétaire du dépôt, la personne qui en tire un avantage financier et économique. Le co-contractant, qui établit la relation juridique avec la banque et peut, le cas échéant, être poursuivi dans ce cadre, n’est pas forcément le propriétaire réel. On pourrait dresser une analogie, quelque peu abusive d’ailleurs, avec la distinction entre nue-propriété et usufruit. L’ayant droit économique est le bénéficiaire des droits économiques et financiers et c’est lui qui a la possibilité d’utiliser les fonds ou les titres déposés.

M. Jean-Marc Germain. Vous avez remis à la justice une « liste » dont vous parlez depuis un certain temps. Au début de cette audition, vous avez émis des sous-entendus assez graves à l’égard des parlementaires. Je ne vous demande pas cette liste mais, pour la sérénité de nos travaux, je souhaite savoir si des membres de notre commission d’enquête ou des ministres de l’actuel gouvernement y figurent.

M. le président Charles de Courson. Cela est hors de notre champ. Laissons la justice faire son travail ! La seule chose que vous pourriez demander, mon cher collègue, c’est si le nom de M. Cahuzac figure sur la liste.

M. Jean-Marc Germain. M. Condamin-Gerbier a mis en cause la capacité des parlementaires à mener une commission d’enquête.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Absolument pas !

M. Jean-Marc Germain. Je souhaite qu’il nous rassure – ou ne nous rassure pas – sur ce point.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je ne crois pas avoir utilisé le terme de « parlementaires ». J’ai parlé d’hommes et de femmes politiques : on peut l’être sans être nécessairement parlementaire. Et je n’ai aucunement remis en cause la crédibilité et le sérieux de votre commission, loin de là. Ce que j’ai dit, c’est qu’en vingt ans d’expérience, j’ai été le témoin direct ou indirect – et d’autres personnes qui travaillent actuellement avec moi – de différents « dossiers » – mot que je préfère à celui de « liste » : une feuille avec quinze noms dessus ne vaut que le prix du papier sur lequel ces noms sont imprimés !

Bien entendu, ces dossiers sont éminemment techniques. Vu le caractère très sensible de certains noms, les praticiens se sont évidemment employés à beaucoup obscurcir les choses. Pour les enquêteurs, l’écheveau est très complexe. Tout un travail de mise en relation, de consolidation et d’explication de ces informations reste à faire pour qu’elles soient exploitables par la justice.

Concernant les autres aspects de votre question, je ne me prononcerai pas. La justice fera son travail.

M. Philippe Houillon. Reyl et compagnie intervient en quelque sorte comme courtier, puisque les fonds sont physiquement placés à l’UBS. Sélectionne-t-il ses clients ? On parle, s’agissant de ce compte, d’une somme d’environ 600 000 euros. Est-ce habituel pour ce type d’établissement ? Le montant paraît un peu faible par rapport à ce que le profane peut imaginer.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Je précise que Reyl est devenu une banque en novembre 2010 et n’a plus besoin d’envoyer ses clients ailleurs. À l’époque supposée de l’ouverture du compte, l’établissement était maître et propriétaire de la relation mais pas de la partie hardware, si je puis dire, et sa taille était plutôt petite au regard des autres établissements de la place de Genève.

Pour de tels groupes qui souhaitaient assurer un développement commercial rapide et dynamique, il était courant d’accepter des comptes du montant dont vous avez fait état, voire d’un montant plus réduit encore. Il s’agissait de prendre des « parts de marché ». De plus, un établissement comme Reyl sait très bien que les hommes et les femmes politiques ne disposent pas forcément des fortunes les plus considérables. Néanmoins, lorsque l’on a un client comme M. Cahuzac, on s’ouvre des portes, on accède à des réseaux, à des centres d’influence. C’est plus cela que l’on recherche que la rentabilité dégagée sur des avoirs personnels qui, par comparaison avec d’autres clients beaucoup plus fortunés, sont très limités. Accepter ces clients est une manière de préparer l’avenir.

M. Philippe Houillon. La réponse de l’UBS à la demande française précise de manière appuyée que l’information se limite à la période pour laquelle les renseignements ont été demandés. Cela signifie-t-il clairement, a contrario, qu’il existe des éléments concernant une autre période ? Est-ce seulement un message subliminal destiné à laisser entendre qu’il faut peut-être chercher plus loin ? Ou ne s’agit-il que d’une clause de style dépourvue de tout message ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. À mon avis, c’est tout sauf une clause de style. L’UBS sait que le dossier est très sensible et commence à se protéger, ne souhaitant pas qu’on l’accuse plus tard d’avoir menti ou d’avoir fourni la mauvaise réponse. On essaie donc de dire aux gens qui savent lire entre les lignes pourquoi on donne cette réponse et pourquoi on n’avance pas des éléments dont on sait par ailleurs qu’ils existent. Il s’agit avant tout, je crois, d’une protection juridique de la part de l’UBS.

C’est peut-être aussi un appel du pied. La banque sait qu’elle aura à passer sous les fourches Caudines de la justice française et il est possible qu’elle essaie ainsi de montrer sa bonne volonté, sans toutefois pouvoir le faire de façon précise car elle outrepasserait alors ses droits. Mais, je le répète, il s’agit surtout d’une protection de la part de l’UBS.

Mme Marie-Christine Dalloz. Cela peut en effet se concevoir.

Pour en revenir à la demande d’entraide judiciaire et n’en déplaise au rapporteur, vous semblez avoir une interprétation du fait que l’on a précisément posé la question sous cette forme-là. Pour quelles raisons aurait-on choisi cette formulation qui, selon vous, ne pouvait recevoir d’autre réponse que celle qui a été faite ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Il n’y a que deux scénarios : soit c’est de l’incompétence – mais je crois que l’administration française dispose de suffisamment d’experts pour que les ministres soient tout à fait au courant de ces pratiques et des relations entre la France et la Suisse –, soit il y a une volonté de poser les mauvaises questions pour obtenir les réponses que l’on souhaite.

Dans cette seconde hypothèse, on peut distinguer deux sous-scénarios : soit on est persuadé de l’innocence de la personne mise en cause, auquel cas on souhaite seulement gagner un peu de temps pour faire toute la lumière et obtenir une disculpation totale – mais j’ai du mal à y croire, vu les éléments qui étaient entre les mains des enquêteurs – ; soit on connaît la culpabilité de cette personne et on essaie de l’aider à se dédouaner. Du reste, à peine reçue, cette réponse est brandie dans Le Journal du dimanche.

Pour ma part, je m’en tiens à l’opinion que j’ai déjà exprimée : il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !

Mme Cécile Untermaier. L’enquête administrative se double néanmoins d’une enquête judiciaire autrement plus efficace.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Il est sans doute arrivé un moment où, étant donné les dépositions recueillies, il était difficile d’empêcher les juges de faire leur travail. La période administrative s’est révélée bien commode pour obtenir les réponses désirées. À partir du moment où les juges interviennent, il devient impossible d’orienter les choses.

M. le rapporteur. Vous avez pourtant été entendu lors de l’enquête préliminaire.

M. Pierre Condamin-Gerbier. Nous ressassons les mêmes arguments. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que, même au moment où la première demande a été faite, il existait des éléments suffisamment clairs et facilement détectables et exploitables. Si d’aventure il m’arrivait d’être mis en cause comme client d’un établissement suisse, je voudrais que la réponse des autorités suisses concerne l’ensemble des établissements, de manière à ce que l’on ne m’objecte pas, des années après, que l’on avait oublié de poser la question à telle ou telle banque. Et je voudrais que la question soit la plus précise possible afin que la réponse montre que j’ai été victime de calomnie et qu’on me laisse enfin en paix.

Or, ni M. Cahuzac, qui avait pourtant la possibilité d’agir par l’intermédiaire de ses avocats, ni les membres du gouvernement qui l’entouraient n’ont posé la bonne question – et je n’en fais pas un enjeu partisan.

M. le rapporteur. Est-il d’usage d’informer la personne en cause de la demande d’information administrative et de la réponse ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. À ma connaissance, les autorités suisses et les établissements bancaires concernés se doivent d’indiquer au client ou à l’un de ses représentants légaux qu’une question a été posée. Les échanges actuels entre les États-Unis et la Suisse en fournissent de nombreux exemples.

Par contre, il n’existe pas d’obligation de communiquer la nature de la réponse.

M. le président Charles de Courson. Qu’en est-il dans la pratique ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. La pratique suit strictement la loi. Dans le cas des demandes des États-Unis cependant, il a été interdit aux établissements bancaires de faire savoir à leurs clients qu’il existait une demande d’information à leur égard, ce qui pourra donner lieu à des recours en droit interne suisse. Les textes suisses font obligation à l’établissement d’informer le client concerné.

M. le rapporteur. M. Jérôme Cahuzac, à qui nous avons posé la question la semaine dernière, nous a indiqué qu’il avait été informé de l’existence de la démarche des autorités françaises et que lui-même ou ses conseils avaient également été avisés de la tonalité de la réponse.

M. Pierre Condamin-Gerbier. J’en suis surpris. À ma connaissance, il n’existe pas d’obligation d’informer le client de la réponse, et il est très rare qu’on le fasse.

M. le président Charles de Courson. Dans sa réponse, l’administration suisse écrit : « S’agissant des années 2006 à 2009, notre réponse s’inscrit dans une démarche de bons offices faute de base légale pour cette période. Après consentement de Me Edmond Tavernier, représentant M. Jérôme Cahuzac, la banque nous a informés qu’elle ne détenait pas non plus d’avoirs dont M. Jérôme Cahuzac était titulaire ou ayant droit économique sur ces années. » En d’autres termes, les autorités suisses ont élargi le champ de la demande à la période 2006-2009 parce qu’elles ont eu l’accord de l’avocat de M. Jérôme Cahuzac. Ce qui signifie que Jérôme Cahuzac était parfaitement au courant de l’existence d’une demande.

Il nous a affirmé lors de son audition que c’est son avocat – probablement Me Edmond Tavernier – qui a eu connaissance, non pas du texte, mais du sens de la réponse. C’est presque le seul point, d’ailleurs, sur lequel il nous a éclairés !

M. Pierre Condamin-Gerbier. Le seul commentaire que je puisse faire est que cela me semble très inhabituel. Mais comme vous l’avez souligné à juste titre, il s’agissait d’une démarche administrative et non judiciaire. Et, visiblement, les autorités suisses ont emprunté une voie passablement informelle et fondée sur le bon vouloir.

M. le président Charles de Courson. Les « PEP » (personnalités exposées politiquement) auxquelles vous avez fait allusion constituent-elles une catégorie juridique en Suisse, ou s’agit-il d’une pratique interne à certains établissements ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Ce n’est pas une catégorie juridique mais les textes bancaires codifient la notion. L’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, la FINMA, fixe des critères précis permettant de déterminer si un client est « PEP » ou « non PEP ». Néanmoins, une assez grande liberté est donnée aux établissements : ils se doivent d’avoir des comités de déontologie indépendants qui décident lors de l’ouverture d’un compte si le client doit être classé « PEP » ou pas et, dans le premier cas, quelles informations complémentaires lui demander afin de s’assurer que l’argent crédité n’est pas issu de la corruption ou d’activités illicites en droit suisse.

Dans les établissements de petite taille, ces comités de déontologie ne réunissent qu’une ou deux personnes en plus des actionnaires et des dirigeants. On reste entre soi. Il peut donc arriver qu’un établissement ne classe pas un client dans la catégorie « PEP » alors qu’il l’est, ce qui l’expose néanmoins à des remontrances lors des audits que les autorités bancaires suisses pratiquent sur tous les établissements.

M. le président Charles de Courson. Quelles sont les conséquences de la classification « PEP » ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. À l’ouverture du compte, une demande de documents complémentaires visant à prouver la nature et la source des fonds qui alimentent le compte. Puis, durant toute la vie du compte, une demande systématique de justification des entrées et sorties, de manière à vérifier que les mouvements correspondent à des opérations licites et à pouvoir faire une déclaration précoce aux autorités suisses si l’on suppose des dysfonctionnements.

M. le président Charles de Courson. M. Cahuzac n’était pas encore une personnalité politique à la date supposée de l’ouverture de son compte, au début des années 1990. Qu’en est-il de ce cas de figure ? Y a-t-il un reclassement périodique ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Dès lors qu’il a accédé à des responsabilités politiques importantes, le dossier aurait dû être réexaminé et faire l’objet d’un classement « PEP ».

Mais on a peu parlé d’un autre aspect du dossier : Reyl n’est pas encore banquier lorsqu’il transfère ses premiers clients vers Singapour, avant le 31 décembre 2009 ; il ne peut donc demander une licence bancaire à cet État et est obligé de passer par un statut intermédiaire qui, au départ, ne lui permet d’avoir que trente clients à Singapour. Ce sont donc les clients les plus « sensibles » qui sont partis les premiers.

De plus, comme pour la Suisse, il fallait trouver un sous-dépositaire. Il semble que l’établissement choisi ultimement ait été la banque Julius Baer. Cette dernière a visiblement réagi quand on lui a indiqué le transfert du compte Cahuzac. Elle l’a accepté en sous-dépôt mais a rapidement demandé des informations complémentaires. C’est sans doute ce qui justifie que le sous-dépositaire finalement choisi ait été, non plus Julius Baer, mais probablement l’UBS. Bref, il semblerait que l’on ait présenté à Julius Baer un client sans nécessairement mettre en avant sa nature « PEP », ce qui amène à se demander s’il était classé « PEP » en Suisse.

M. le rapporteur. Le transfert du compte nécessitait-il un déplacement de Jérôme Cahuzac en Suisse ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Si l’établissement veut respecter l’interdiction de démarchage illicite et d’aide au blanchiment de fraude fiscale, ses représentants ne devraient jamais mettre le pied sur le territoire français. En l’espèce, j’ignore ce qui s’est passé. Tout dépend de la manière dont on a ouvert le compte.

Si le compte est en nom propre ou passe par des structures dont M. Cahuzac est identifié comme l’ayant droit, tous les ordres de transfert doivent porter sa signature. Mais je ne peux savoir s’il s’est déplacé à Genève ou si les représentants de l’établissement se sont déplacés sur le territoire français ou à l’étranger.

Si en revanche le compte est détenu par des structures dont les signataires officiels ne sont pas M. Cahuzac – directeur de conseil d’administration, représentant du trustee, représentant d’une société d’assurance vie –, la signature de ce dernier n’est pas requise.

M. le président Charles de Courson. Dans l’enregistrement de ce qui semble être un échange entre M. Dreyfus et M. Cahuzac à la fin de 2000, le premier explique au second qu’il ne peut fermer le compte sans se rendre physiquement en Suisse. Sur le fond, confirmez-vous que M. Cahuzac ne pouvait passer par un mandataire – comme il le suggère dans la conversation – pour fermer et transférer le compte ?

M. Pierre Condamin-Gerbier. Il aurait fallu qu’il donne procuration à ce mandataire, en précisant que cette procuration est également valable pour une ouverture ou une fermeture de compte.

M. le président Charles de Courson. M. Dreyfus insiste pourtant sur la nécessité qu’il aille personnellement à Genève.

M. Pierre Condamin-Gerbier. La pratique générale, en Suisse, est que les établissements demandent une explication sur les motivations de l’ouverture ou de la fermeture d’une relation bancaire, notamment afin de savoir où envoyer la ligne créditrice. C’est sans doute pour cette raison de pratique bancaire que M. Dreyfus incite M. Cahuzac à se déplacer lui-même. Mais, d’un point de vue juridique, l’opération aurait pu se faire à distance. J’imagine aussi que M. Dreyfus ne souhaitait pas que les représentants de l’établissement viennent sur le territoire français au contact d’une personnalité sensible, avec les risques que présente le passage de la douane en possession de documents comportant des informations compromettantes.

M. le président Charles de Courson. Merci, monsieur Condamin-Gerbier, pour cette longue audition.