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Commission d’enquête relative aux éventuels dysfonctionnements dans l’action du gouvernement et des services de l’état, notamment ceux des ministères de l’économie et des finances, de l’intérieur et de la justice, entre le 4 décembre 2012 et le 2 avril 2013, dans la gestion d’une affaire qui a conduit à la démission d’un membre du gouvernement

Mardi 9 juillet 2013

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 28

Présidence de M. Charles de Courson, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie-Suzanne Le Quéau, directrice des affaires criminelles et des grâces

M. le president Charles de Courson. Après avoir reçu, au cours des dernières semaines, M. François Falletti, le procureur général de Paris, et M. François Molins, le procureur de Paris, nous entendons Mme Marie-Suzanne Le Quéau, directrice des affaires criminelles et des grâces.

Madame Le Quéau, cette Commission d’enquête a pour objet de faire la lumière sur d’éventuels dysfonctionnements dans l’action du Gouvernement et des services de l’État dans la gestion de « l’affaire Cahuzac ». Sans aborder les éléments de fond de l’enquête, qui relèvent du secret de l’instruction, nous souhaitons mieux comprendre comment cette affaire très délicate a été conduite, et que vous nous expliquiez le rôle que vous avez joué dans le traitement judiciaire de ce dossier, depuis les premières révélations parues dans Mediapart jusqu’au moment où Jérôme Cahuzac a reconnu détenir un compte à l’étranger.

(Mme Marie-Suzanne Le Quéau prête serment.)

Mme Marie-Suzanne Le Quéau, directrice des affaires criminelles et des grâces. J’informerai de mon mieux la Commission, dans le respect du secret de l’instruction défini à l’article 11 du code de procédure pénale.

Je commencerai par exposer le cadre général qui régit les relations entre le parquet général et ma direction d’une part, et entre ma direction et le cabinet de la ministre d’autre part. Par circulaire du 19 septembre 2012, la garde des Sceaux a décidé de ne plus adresser d’instructions dans les affaires individuelles afin de mettre fin à toute suspicion d’intervention inappropriée dans l’exercice de l’action publique. Un projet de loi relatif aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, voté en première lecture par l’Assemblée nationale, reprend ce principe de prohibition des instructions individuelles. Celui-ci ne concerne toutefois que le ministre, les procureurs généraux conservant la possibilité d’émettre des avis ou d’adresser des instructions de poursuite aux procureurs de la République de leur ressort, dans le cadre des règles institutionnelles qui régissent leurs relations.

Pour autant, les magistrats du ministère ont un devoir d’information, qu’ils exercent avec une vigilance particulière dans les affaires significatives ou médiatisées, de manière à éclairer les différents niveaux de la hiérarchie judiciaire – procureur, procureur général, Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), ministre – sur le déroulement des enquêtes ou des instructions judiciaires. Ma direction peut, pour sa part, demander au procureur général – son interlocuteur naturel – des précisions concernant un dossier particulier, à des fins d’information ou d’analyse.

Un protocole sur la circulation de l’information entre la DACG et les parquets généraux – dont la première version remonte au 27 novembre 2006 – impose à ces derniers de transmettre leurs comptes rendus, en fonction de la nature des infractions en cause, au bureau compétent de la DACG – en l’occurrence, le bureau du droit économique et financier (BEFI). Adressés par courriel sur la boîte structurelle du bureau concerné, ces comptes rendus sont directement accessibles pour ses membres. Ils font en outre systématiquement l’objet d’une impression papier par le bureau d’ordre de la DACG, qui les remet physiquement au magistrat de ce bureau chargé du suivi du dossier. En cas d’urgence, l’information peut être communiquée par le parquet général à la DACG par le biais d’un courriel nominatif adressé directement aux magistrats en charge du suivi sur leur boîte professionnelle nominative.

La remontée de l’information s’effectue donc par voie écrite. Les échanges téléphoniques constituent l’exception – en cas d’urgence, ou lorsque la complexité d’un point du dossier rend nécessaires des précisions pour sa bonne compréhension.

Le parquet général nous informe régulièrement des avancées significatives du dossier résultant des actes et des auditions réalisées, mais les pièces de la procédure – à l’exception des réquisitoires définitifs, ordonnances de non-lieu ou de renvoi, jugements et arrêts – ne sont pas transmises à ma direction. De même, la DACG n’est pas informée à l’avance des actes particulièrement importants ou coercitifs comme les perquisitions ou les placements en garde à vue, elle n’est avertie qu’au moment de leur réalisation, voire après coup.

Dans ses rapports de transmission, le procureur général doit indiquer à ma direction s’il partage l’analyse juridique et les orientations du procureur de la République ; il peut également solliciter notre analyse juridique. Dans le cadre de cette affaire, le parquet général a usé une fois de cette possibilité en sollicitant, le 1er février 2013, notre expertise sur les conditions dans lesquelles, au regard du principe de spécialité, la réponse faite par les autorités helvétiques à la Direction générale des finances publiques (DGFIP) dans le cadre de la convention d’assistance administrative en matière fiscale pouvait être versée à l’enquête préliminaire en cours au parquet de Paris.

Si tous les comptes rendus que nous recevons des parquets généraux ne sont pas systématiquement adressés au cabinet du garde des Sceaux, ma direction informe naturellement ce dernier des développements des dossiers sensibles. C’est le conseiller pénal qui représente notre interlocuteur privilégié, mais dans cette affaire, nous avons également adressé les comptes rendus au conseiller diplomatique, comme nous le faisons toujours en cas de développements à l’international. Enfin, vu l’importance du dossier, nous avons également inclus parmi les destinataires le directeur et le directeur adjoint de cabinet, conformément aux règles de fonctionnement fixées par le cabinet de la ministre.

Les magistrats de ma direction informent le cabinet de l’avancée des procédures qui leur sont signalées au moyen de comptes rendus écrits envoyés par courriel. Ces courriels sont également adressés en copie aux membres du comité de direction de la DACG – moi-même, le directeur adjoint, les deux sous-directeurs et le chef de cabinet –, de manière à ce qu’ils puissent suivre au plus près les dossiers sensibles et répondre aux demandes du cabinet en cas d’urgence. J’ai par ailleurs évoqué cette affaire avec le directeur de cabinet de l’époque au cours de nos entretiens hebdomadaires au même titre que d’autres dossiers sensibles, pour faire un point d’actualisation du dossier.

La DACG transmet au cabinet les éléments factuels qui lui ont été communiqués par le parquet général, ainsi que son analyse juridique si le dossier soulève une question de droit. Dans les cas nécessitant un suivi de long terme, une fiche de synthèse reprenant les principaux événements de l’affaire accompagne le compte rendu envoyé par courriel, afin de faciliter le travail du conseiller pénal.

Par ailleurs, ma direction peut être interrogée par le cabinet sur des points particuliers. Ainsi, dans le cas présent, nous avons été invités à le renseigner à deux reprises, d’abord sur les conditions juridiques du versement de l’enregistrement en possession de M. Gonelle au dossier de diffamation, puis au sujet de la Division nationale d’investigations financières et fiscales (DNIFF).

Dans cette affaire – le procureur de la République et le procureur général de Paris vous l’ont confirmé –, la transmission hiérarchique de l’information a scrupuleusement suivi l’ensemble de ces règles. L’affaire a débuté le 4 décembre 2012 avec la publication par Mediapart d’un article intitulé « Le compte suisse du ministre du budget Jérôme Cahuzac ». À partir de là, ce dossier a fait l’objet de comptes rendus sous ses deux aspects : la procédure de diffamation et la procédure de blanchiment.

Entre le 6 décembre 2012 et le 2 avril 2013, le parquet général de Paris a adressé 56 comptes rendus à ma direction, laquelle en a transmis 54 au cabinet. Les deux comptes rendus restants – datés du 7 décembre 2012 – concernaient, d’une part, l’analyse juridique, par le parquet de Paris, de la plainte en diffamation que je lui avais transmise la veille par le biais du parquet général, et d’autre part, l’information selon laquelle la Brigade de répression de la délinquance aux personnes (BRDP) avait été saisie de l’enquête du chef de diffamation.

Sur les 54 comptes rendus adressés au cabinet, 6 portaient sur le volet diffamation – 3 résultant d’une demande adressée par ma direction au parquet général de Paris et 3 relevant de l’initiative de ce dernier – et 48, sur le volet blanchiment – 12 répondant à une demande de ma direction et 36 relevant de l’initiative du parquet général. Un tableau récapitulatif de ces courriels – que je peux remettre à la Commission – démontre la parfaite continuité dans la remontée de l’information entre le parquet général de Paris, la DACG et le cabinet de la ministre, à l’exception des deux premiers comptes rendus que j’ai évoqués.

Les principaux développements de ce dossier, qui ont fait l’objet de comptes rendus transmis par ma direction au cabinet de la ministre, vous ont déjà été exposés par le procureur de la République de Paris et le procureur général. Je souhaite en revanche vous préciser la nature des commandes passées à ma direction par le cabinet.

Dans le volet diffamation, trois demandes d’actualisation nous ont été adressées par le cabinet : le 27 décembre 2012, le 1er mars et le 15 mars 2013. À chaque fois, nous y avons répondu le jour même. Dans le volet blanchiment, sur les 12 demandes adressées par la DACG au parquet général, 10 l’ont été à la demande du cabinet. Le 8 janvier 2013, le cabinet a souhaité se voir confirmer l’ouverture d’une enquête préliminaire et savoir quand la DNIFF serait saisie du « soit transmis » aux fins d’enquête. Le même jour, il a également demandé de se faire transmettre le communiqué de presse du parquet de Paris annonçant l’ouverture de l’enquête préliminaire. Le 10 janvier, le cabinet a voulu obtenir des renseignements sur les auditions et investigations envisagées. Le 1er février, il nous a demandé de préciser les termes contenus dans la demande adressée par l’administration fiscale française aux autorités fiscales helvétiques. Le 6 février, il nous a adressé une demande d’actualisation et de précisions sur les éléments transmis par les autorités suisses. Le 7 mars, le cabinet a souhaité savoir quand serait achevée l’expertise de l’enregistrement téléphonique confiée au laboratoire d’Ecully. Le 15 mars, il a demandé des renseignements sur le coût de l’enquête, les moyens engagés et l’existence de liens éventuels avec l’affaire UBS, et le 19 mars, sur l’existence d’un communiqué de presse du parquet de Paris annonçant l’ouverture d’une information judiciaire. Le 2 avril, il nous a adressé une demande d’actualisation, souhaitant se voir confirmer que Jérôme Cahuzac était ce jour-là convoqué par le juge d’instruction pour la mise en examen. Enfin, le même jour, le cabinet nous a demandé de préciser si une mesure de contrôle judiciaire avait été prise à l’encontre de Jérôme Cahuzac à l’issue de sa mise en examen.

M. Alain Claeys, rapporteur. Pour résumer, sur un total de 56 comptes rendus dont cette affaire a fait l’objet, 54 ont été adressés au cabinet, avec pour destinataires le conseiller pénal, le conseiller diplomatique, le directeur et le directeur adjoint de cabinet.

M. le président Charles de Courson. S’agissait-il toujours des mêmes destinataires ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Sur le volet blanchiment, les destinataires au cabinet sont toujours restés les mêmes.

M. Alain Claeys, rapporteur. Vous dites avoir eu, avec le directeur de cabinet de l’époque, un entretien oral sur ce dossier.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Dans nos entretiens hebdomadaires, nous abordions, parmi d’autres sujets, les dossiers sensibles ou médiatiques – dont évidemment celui concernant M. Cahuzac.

M. Alain Claeys, rapporteur. Précisez-nous ce qui s’est passé le 1er février 2013. Est-ce le cabinet ou le procureur qui vous a interrogée sur l’usage que l’on pouvait faire de la réponse suisse à la demande d’entraide administrative ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Le 1er février 2013, trois courriels ont été adressés par le parquet général de Paris à ma direction et remontés immédiatement au cabinet de la ministre. Le premier nous informait de la réception, par le procureur de Paris, du courrier que la DGFIP avait reçu le 31 janvier 2013 du département fédéral des finances suisse et transmis à la DNIFF, et nous en précisait, de manière succincte, le contenu.

M. Alain Claeys, rapporteur. Est-il courant ou exceptionnel de voir la procédure administrative et la procédure judiciaire menées en parallèle ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Ces deux procédures, fiscale et judiciaire, étant autonomes, rien ne s’y oppose en principe. Nous n’avons retrouvé aucun autre exemple qui aurait été porté à la connaissance de ma direction. Cette affaire était assez atypique, il est vrai.

M. le président Charles de Courson. Que vous demandait le parquet, et quelle réponse votre direction lui a-t-elle faite ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Le parquet général nous a indiqué que la DGFIP avait transmis la réponse suisse au parquet de Paris. Nous lui avons alors demandé quel avait été le contenu de la demande initiale adressée par la DGFIP aux autorités helvétiques. Dans sa réponse, le parquet général de Paris a sollicité notre expertise en nous interrogeant sur les conditions dans lesquelles on pouvait verser ce courrier, obtenu dans le cadre de la convention administrative fiscale, au dossier de la procédure judiciaire.

M. Alain Claeys, rapporteur. En recevant la réponse suisse, vous ignoriez donc le contenu de la demande ; mais qui vous l’a ensuite communiqué ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Nous ne l’avons jamais obtenu. Nous avons interrogé le procureur général qui s’est lui-même tourné vers le procureur de la République ; celui-ci nous a répondu qu’il ne disposait pas du contenu de la demande initiale.

M. le président Charles de Courson. C’est donc la réponse suisse qui vous a fait découvrir que la DGFIP française avait adressé une lettre aux autorités fiscales helvétiques.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Absolument. Nous avons alors essayé de comprendre ce qui avait justifié cette lettre, et quelle démarche la DGFIP avait engagée vis-à-vis des autorités fiscales helvétiques.

M. Alain Claeys, rapporteur. En avez-vous discuté avec le cabinet de la ministre ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. C’est à la demande du cabinet de la garde des Sceaux, et non à l’initiative de ma direction, que nous avons envoyé, le 1er février, le deuxième courriel au parquet général, l’interrogeant sur le contenu de la demande adressée par la DGFIP aux autorités helvétiques.

Le parquet général a profité de cette occasion pour solliciter notre expertise juridique.

M. le président Charles de Courson. Quelle réponse lui avez-vous faite ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Le procureur de Paris a finalement versé ce courrier à la procédure judiciaire, malgré nos réserves. Nous estimions, en effet, qu’en application du principe de spécialité de la convention administrative fiscale de 1966, il fallait soit présenter la même demande par voie de commission rogatoire, dans le cadre d’une demande d’entraide pénale, soit solliciter de la part des autorités suisses l’autorisation de verser leur réponse à la procédure judiciaire. Cela dit, nous pouvions difficilement donner une réponse complète sans connaître le contenu de la demande initiale. En effet, une clause de cette dernière aurait pu permettre d’obtenir l’accord tacite des autorités fiscales suisses sur ce point.

M. le président Charles de Courson. Avez-vous fini par obtenir connaissance du contenu de la demande initiale ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Pas que je sache.

M. Alain Claeys, rapporteur. Avez-vous évoqué ce sujet avec le cabinet de la garde des Sceaux ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Uniquement dans l’échange de courriels que je vous ai décrit.

M. le président Charles de Courson. Vous avez répondu au parquet que vous étiez réticente, voire hostile, à l’idée de verser la réponse suisse au dossier judiciaire, suggérant d’envisager une autre procédure. Qui alors a décidé de passer outre ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Le procureur de la République a estimé qu’il pouvait, de sa propre initiative, verser au dossier cette réponse – qu’il n’avait d’ailleurs pas obtenue directement de la DGFIP.

M. le président Charles de Courson. Qui la lui avait transmise ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Il me semble que la Direction nationale des infractions financières et fiscales avait servi d’intermédiaire. Dès lors, n’ayant pas reçu directement ce courrier de la part de la DGFIP, le procureur a estimé qu’il pouvait, sans fragiliser la procédure, le verser à l’enquête préliminaire. Notre position était plus juridique : nous craignions que le versement de ce document ne constitue un moyen de remettre en cause la procédure à travers un contentieux en nullité. C’est cette analyse que nous avons soumise au cabinet de la ministre.

M. le président Charles de Courson. Le cabinet partageait-il cette analyse ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Il ne nous a donné aucune indication à ce sujet.

M. Alain Claeys, rapporteur. Revenons-en à la demande de coopération adressée par l’administration française alors qu’une enquête préliminaire était déjà ouverte. Vous n’avez pas connaissance d’un précédent comparable ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Il ne m’en vient aucun à la mémoire.

M. Alain Claeys, rapporteur. Jugez-vous la procédure anormale ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Elle est inédite, mais correspond à une situation également inédite. Normalement, en matière de fraude fiscale, l’administration effectue des vérifications, avant, le cas échéant, de déposer une plainte, ce qui va conduire le dossier dans le champ judiciaire. En l’espèce, les choses ne se sont pas passées ainsi : il s’agissait d’une affaire de blanchiment, d’autant plus délicate qu’elle concernait au premier chef le ministre du budget, lequel détient le pouvoir de déposer plainte, au nom de l’administration fiscale, auprès de l’autorité judiciaire – en l’occurrence, le procureur de Paris. C’est un cas sans précédent.

M. Alain Claeys, rapporteur. Jérôme Cahuzac a déposé plainte contre Mediapart sur le fondement du 1o bis de l’article 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dont les dispositions concernent les cas d’injure ou de diffamation envers un membre du Gouvernement. Pourquoi la Chancellerie a-t-elle transmis cette plainte au procureur de la République alors que les faits dénoncés par Mediapart étaient antérieurs à l’entrée au Gouvernement de Jérôme Cahuzac et sans lien avec son activité ministérielle ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Le 6 décembre 2012, le directeur de cabinet en fonction à l’époque a transmis à ma direction la plainte déposée par M. Cahuzac sur le fondement que vous indiquez. Nous nous sommes rendu compte, à sa lecture, qu’elle était rédigée en termes confus. En effet, dès lors que M. Cahuzac et ses avocats déposaient plainte du chef de diffamation publique envers un particulier, l’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 leur permettait de s’adresser au procureur de la République territorialement compétent. Mais ils ont eu recours à une autre règle procédurale, celle de l’article 48 1o bis de cette même loi, laquelle prévoit, pour les faits d’injure et de diffamation envers un membre du Gouvernement, que la plainte est adressée par le biais du ministre de la justice.

L’absence de clarté de la plainte nous a conduits à effectuer des recherches au sein de la Direction. Or, nous n’avons pas trouvé de jurisprudence excluant formellement le recours à l’article 48 en matière de diffamation publique commise envers un membre du Gouvernement pour des faits ne relevant pas de ses fonctions ministérielles.

Par ailleurs, si un ministre n’a pas de compétence liée en la matière, l’expérience montre que depuis plusieurs années, tous les ministres ont transmis au procureur général, pour le procureur de la République territorialement compétent, les plaintes qu’ils ont reçues sur le fondement du 1o bis de l’article 48. En effet, sans une transmission de la plainte, le ministre lui-même ne peut pas mettre en mouvement l’action publique, car il ne peut pas se constituer partie civile ni agir par voie de citation directe.

De surcroît, dans la mesure où la garde des sceaux a indiqué qu’elle n’interviendrait plus dans les affaires individuelles – et c’est le cas dans lequel nous nous trouvions –, la transmission s’imposait.

Cela étant, le procureur de la République, qui prend en charge l’action publique, n’a pas de compétence liée en la matière. Il peut choisir de classer le dossier comme d’ouvrir une enquête. En l’espèce, c’est ce dernier choix qui a été effectué, mais le procureur de Paris a requalifié les faits en diffamation publique envers un particulier et saisi la BRDP, sur la base d’un soit transmis détaillé, pour mener les investigations. D’ailleurs, lorsque les journalistes de Mediapart ont été entendus par les services enquêteurs, ils ne l’ont pas été sur le fondement de l’article 31, mais sur celui de l’article 32, c’est-à-dire sur le chef de diffamation publique envers un particulier.

M. Alain Claeys, rapporteur. Lors de son audition, j’ai posé au procureur de Paris, François Molins, la question suivante : « Trouvez-vous normal, alors qu’une enquête préliminaire est ouverte, que l’administration fiscale ait poursuivi ses investigations, notamment en formulant une demande d’échanges d’informations auprès de la Suisse ? ». Sa réponse a été la suivante : « Clairement, non. »

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Il vous a également précisé, si je m’en souviens bien, que les investigations conduites dans le champ pénal n’avaient pas été entravées par celles conduites dans le champ fiscal. Là est peut-être l’essentiel.

Les deux demandes d’entraide ont un objet différent et obéissent à des règles différentes.

M. Alain Claeys, rapporteur. Comment interprétez-vous ce : « Clairement, non. » ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Les procureurs de la République n’apprécient guère que des investigations autres que judiciaires soient menées parallèlement aux leurs, de crainte que leur action ne soit entravée par des procédures dont ils n’ont pas connaissance et auxquelles ils n’ont pas accès.

M. Alain Claeys, rapporteur. Il est vrai qu’à la question : « Cette démarche administrative a-t-elle retardé la procédure judiciaire ? », M. Molins a répondu : « Absolument pas. ».

Nous comprenons mieux le cheminement de l’information : elle va du procureur au procureur général, puis à la Direction des affaires criminelles et des grâces, et enfin au cabinet. Vous nous l’avez dit, la procédure a été strictement respectée. Mais avez-vous eu, directement ou par l’intermédiaire d’un de vos collaborateurs, des contacts avec le procureur de Paris ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Je l’ai contacté directement une fois, le 18 mars 2013, c’est-à-dire la veille de l’ouverture de l’information judiciaire. Ce jour-là, la plupart des journaux affirmaient que la voix entendue sur l’enregistrement pouvait être identifiée avec certitude comme celle de Jérôme Cahuzac. Or, nous avions cru comprendre, au terme de l’expertise, que l’on ne pouvait pas conclure à une certitude absolue. À la demande du cabinet, et pour obtenir plus de précisions, j’ai donc téléphoné personnellement au procureur de la République de Paris. Mais je ne le fais que très rarement, en cas d’urgence, à cause de la taille et de l’organisation du Parquet général. Cette façon de procéder est tout à fait exceptionnelle, et les magistrats placés sous ma responsabilité ne le font pas.

M. Alain Claeys, rapporteur. Votre direction comporte un bureau de l’entraide pénale internationale. Pourriez-vous nous faire part de son expérience en matière de coopération avec la Suisse ? Les demandes d’entraide pénale internationale sont-elles fréquentes ? Les autorités suisses y répondent-elles rapidement et de manière satisfaisante ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. La France et la Confédération helvétique sont liées, en matière pénale, par onze conventions et accords. Leurs relations sont anciennes – elles ont débuté avec la convention d’extradition de 1957 – et peuvent être, d’une manière générale, qualifiées de bonnes. Cela étant, les infractions fiscales ont toujours posé plus de difficultés. En effet, nous sommes liés avec la Suisse par ce que l’on appelle la « convention mère », c’est-à-dire la convention européenne d’entraide judiciaire du 20 avril 1959, qui fait du caractère fiscal de l’infraction un motif facultatif de refus de l’entraide. Certes, le protocole additionnel du 17 mars 1978 permet un renversement de la charge de la preuve, c’est-à-dire que le caractère fiscal de l’infraction n’est plus un motif de refus, sauf déclaration contraire de l’État répondant à la demande. Mais la Suisse ne l’a pas ratifié, si bien que les autorités helvétiques refusent d’exécuter certaines de nos demandes lorsqu’elles ont un caractère fiscal.

Précisons toutefois que l’article 14 de la loi fédérale oblige les autorités judiciaires suisses à donner suite à une demande d’entraide lorsque les faits sont susceptibles d’être qualifiés en droit helvétique d’escroquerie fiscale, laquelle implique un acte volontaire frauduleux – interposition de sociétés écrans, usage de faux –, correspondant à ce que nous qualifierions en France de fraude fiscale complexe. En revanche, cette disposition ne s’applique pas à l’hypothèse, prévue en droit français, d’une simple soustraction à l’impôt par omission. Elle est donc une source persistante de difficultés, même si la qualité du dialogue entre les deux pays a pu permettre d’obtenir des avancées.

M. Alain Claeys, rapporteur. Qu’en est-il de la coopération pénale avec Singapour ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Elle n’est pas de la meilleure qualité.

M. le président Charles de Courson. Vous avez été invitée par le cabinet à le renseigner sur les conditions du versement de l’enregistrement de M. Gonelle au dossier de diffamation, ainsi qu’au sujet de la DNIFF. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Indépendamment de la remontée de l’information entre le parquet général, ma direction et le cabinet, ce dernier, à deux reprises, a demandé des précisions à ma direction.

Tout d’abord, le 23 décembre 2012, le cabinet a réclamé une analyse juridique sur la question de savoir si M. Cahuzac pouvait verser l’enregistrement litigieux au dossier de diffamation. Or, dans une telle affaire, le débat sur le fond, après identification des personnes concernées, est renvoyé au tribunal correctionnel. Selon nous, le demandeur ne pouvait donc pas verser dans le cadre de l’instruction ce document qui devrait être évoqué lors du débat au fond.

M. le président Charles de Courson. Je ne comprends pas : M. Cahuzac ne détenait pas l’enregistrement !

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. La demande du cabinet était pourtant celle que je viens de vous exposer : M. Cahuzac pouvait-il verser cet enregistrement, dont on connaissait à ce moment l’existence ? Peut-être s’agissait-il d’une question d’ordre purement théorique.

M. le président Charles de Courson. On ne vous a pas expliqué les raisons ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Non. Le cabinet ne donne pas nécessairement de détail sur le contexte dans lequel il est amené à interroger ma direction.

M. Alain Claeys, rapporteur. Pourriez-vous formuler précisément la question posée par le cabinet ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Je pourrais vous indiquer les termes précis de la commande, mais il me faut d’abord me référer au message électronique que j’ai reçu à ce sujet.

M. le président Charles de Courson. Vous nous indiquerez non seulement le contenu de la question posée, mais aussi celui de la réponse que vous lui avez donnée.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. La réponse était négative : au regard d’une jurisprudence bien établie, la preuve de faits diffamatoires est faite au niveau du tribunal correctionnel et non au stade de l’instruction, qui consiste essentiellement à déterminer qui est le diffamateur.

M. Philippe Houillon. Dans le cadre d’une plainte pour diffamation, l’exceptio veritatis est en effet établie à l’audience, non pendant l’instruction.

M. le président Charles de Courson. Mais comment M. Cahuzac aurait-il pu verser un enregistrement qu’il ne possédait pas ? Cet enregistrement n’a été versé que le 16 janvier.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Il s’agissait peut-être d’une question purement théorique.

M. le président Charles de Courson. Nous interrogerons Mme la ministre à ce sujet.

M. Philippe Houillon. Cette question ne concernait-elle pas plutôt le versement, par Mediapart, de l’enregistrement au dossier de diffamation ? Après tout, l’exceptio veritatis incombe au diffamateur, et non au diffamé.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. J’aimerais pouvoir confirmer cette hypothèse, mais j’ai relu mes notes : la question n’était pas formulée ainsi.

M. Philippe Houillon. C’était sans doute une erreur.

M. le président Charles de Courson. Nous en jugerons en consultant l’échange de courriers électroniques que Mme la directrice nous transmettra.

M. Philippe Houillon. En principe, M. Cahuzac ne possédait pas l’enregistrement à cette époque – ni même après, d’ailleurs.

M. le président Charles de Courson. D’où mon incompréhension. Mais nous éclaircirons ce point plus tard.

Quelle était la deuxième question posée par le cabinet ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Il souhaitait savoir quel service avait été saisi par le parquet de Paris : sa composition, ses missions, son rattachement – une présentation générale de la DNIFF.

Mme Marie-Christine Dalloz. On est loin de la séparation des pouvoirs !

M. le président Charles de Courson. Vous avez évoqué douze demandes adressées à la DACG, dont dix de la part du cabinet. L’une d’entre elles visait à préciser les termes de la demande adressée aux autorités fiscales helvétiques. De quoi s’agissait-il ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Le cabinet souhaitait savoir ce qu’avait précisément demandé la DGFIP aux autorités fiscales helvétiques.

M. le président Charles de Courson. Mais vous ne le saviez pas.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Non. Nous avons répondu que le parquet de Paris, que nous avions interrogé, n’avait pas connaissance de cette demande. Nous non plus, d’ailleurs : les demandes d’entraide adressées à la Suisse ne passent pas par mon bureau, a fortiori dans le domaine fiscal.

M. Christian Eckert. Vous avez fait allusion à des questionnements relatifs à l’interférence entre cette affaire et l’affaire UBS.

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Je pourrais difficilement vous en dire plus à ce sujet car ces affaires sont toujours en cours d’instruction et donc couvertes par l’article 11 du code de procédure pénale. Mais les articles de Mediapart conduisaient à se poser la question de savoir s’il fallait, dans l’affaire UBS, faire un réquisitoire supplétif, c’est-à-dire saisir les juges d’instruction des faits susceptibles de mettre en cause M. Cahuzac. Cependant, comme il vous l’a dit lors de son audition, le procureur de Paris a choisi une autre voie procédurale : poursuivre l’enquête préliminaire et ouvrir une information judiciaire.

M. le président Charles de Courson. Les deux procédures sont donc restées séparées.

M. Christian Eckert. Le nom de HSBC a-t-il été évoqué à un moment donné ?

Mme Marie-Suzanne Le Quéau. Cela ne me dit rien du tout.

M. le président Charles de Courson. Merci, madame la directrice. J’ai pris note que vous alliez nous transmettre la demande que vous a faite le cabinet de la garde des sceaux au sujet du versement de l’enregistrement au dossier de diffamation, la demande d’expertise juridique sur la possibilité de verser la réponse suisse au dossier judiciaire, ainsi que les réponses que vous leur avez apportées. De même, le tableau détaillant vos échanges avec le parquet général et le cabinet serait utile à notre rapporteur.