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Commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité

Mercredi 5 novembre 2014

Séance de 18 heures 15

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Hervé Gaymard, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Marcel Boiteux, président d’honneur d’EDF et ancien président de l’Académie des sciences morales et politiques

M. le président Hervé Gaymard. Monsieur Marcel Boiteux, vous avez non seulement été directeur général puis président d’EDF, dont vous êtes aujourd’hui président d’honneur, de 1979 à 1987, mais vous êtes aussi un économiste de grande réputation, et vous avez travaillé dès le début de votre carrière à EDF sur la tarification électrique. Sur ce sujet, nous avons lu ces dernières décennies de nombreux articles à la fois savants et lumineux sous votre signature. Votre expérience et votre expertise nous sont aujourd’hui particulièrement précieuses.

La dérégulation des marchés de l'énergie constitue pour vous un objet de réflexion depuis de nombreuses années. Dès ses origines, vous avez estimé que le « découplage » entre EDF et GDF était une opération dispendieuse qui coûtait au moins un milliard d’euros par an. Vos réflexions ont souvent été très critiques, du moins sur les conditions dans lesquelles ont été conduites les étapes de l’ouverture à la concurrence. Je me souviens que l’un de vos articles concernant la loi du 7 décembre 2010 portant organisation du marché de l’électricité, dite loi NOME, relevait combien il était paradoxal qu’un texte destiné à l’ouverture à la concurrence ait pour effet mécanique une augmentation des prix.

Nous souhaiterions connaître votre opinion d'expert sur certaines questions essentielles : la gouvernance actuelle du système français de la distribution électrique, le rôle des énergies renouvelables et les objectifs de production qui leur sont assignés, la problématique dite de « l’effacement », ou, évidemment, la tarification de l’électricité.

Votre appréciation sur les modalités de la transition énergétique nous intéresse, en particulier la dimension européenne de ce sujet, c'est-à-dire tout ce qui concerne les tarifs, les conditions de concurrence ou les réseaux.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

M. Marcel Boiteux prête serment.

M. Marcel Boiteux, président d'honneur d’EDF et ancien président de l’Académie des sciences morales et politiques. Mon expérience en matière de tarification de l’électricité ne date pas vraiment d’hier. En 1948, alors que je travaillais au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), j’ai été amené à me pencher sur la tarification d’EDF qu’il s’agissait de rebâtir après qu’elle a été détruite par l’inflation. L’indexation additive avait fait disparaître la progressivité du tarif à tranches en vigueur avant la guerre, et l’éventail des prix avait quasiment disparu. La question se posait du maintien de ces tranches qui avaient permis de différencier entre la consommation de l’électricité domestique indispensable – dont le prix, quel que soit son niveau, serait accepté puisqu’il concernait un bien nécessaire –, et celle destinée à des besoins moins vitaux – à l’époque, il s’agissait par exemple de l’équipement des ménages en cuisinière électrique –, pour laquelle des tarifs d’appel pouvaient être pratiqués. Les tranches n’avaient donc rien à voir avec le social. Du fait de l’inflation, les prix étaient en fait quasiment devenus uniformes pour la distribution basse tension. Pour la haute tension, chaque industriel négociait le tarif du courant avec le directeur des prix du ministère, EDF n’ayant plus qu’à gérer l’affaire.

Il fallait donc tout reconstruire à partir de zéro, ce qui constituait une occasion inespérée pour un jeune économiste. Je devais ménager une transition vers une tarification de service public. Mais quels principes appliquer pour fixer des tarifs ? Fallait-il faire payer les riches et consentir des rabais aux pauvres ? Était-il préférable de faire connaître à tous, le coût réel de l’électricité consommée ? Fallait-il favoriser les industries difficilement rentables et fortement consommatrices d’électricité en pratiquant des prix bas – ceux plus élevés demandés aux autres industries assurant la compensation ?

Une image avait beaucoup marqué les esprits et laissé un mauvais souvenir : celle des tarifs des chemins de fer. Au XIXe siècle, on pratiquait pour les marchandises des tarifs ad valorem : autrement dit, on faisait payer le transport de la dentelle beaucoup plus cher que celui des poutrelles. Tout simplement parce que le coût du transport d’un kilo de dentelle de Paris à Marseille, ou vice-versa, est somme toute marginal au regard de la valeur du bien transporté : les poutrelles en revanche coûtent très cher à transporter pour leur valeur, et le transporteur a tout intérêt à essayer de proposer les tarifs les plus bas s’il veut voir son trafic prospérer. Ce qui fait que, très classiquement, la SNCF vivait en faisant payer très cher le transport de la dentelle, et très peu celui des poutrelles… La cruelle concurrence des camions devait cependant signer l’arrêt de mort du transport de la « dentelle » par le chemin de fer, ne laissant à ce dernier pour seule marchandise que les « poutrelles » qui lui rapportaient peu. Le transport ferroviaire ne pouvait alors que sombrer dans le déficit.

J’avais fait mes toutes premières armes en matière de tarification en travaillant pour le directeur commercial adjoint de la SNCF auprès duquel m’avait délégué mon maître, Maurice Allais. J’avais fini par comprendre que la SNCF ne voulait pas entendre parler de la vente au coût marginal, pourtant la plus adaptée au service public. Si une différenciation des prix était possible en fonction de la valeur de la marchandise, elle refusait, au nom de l’égalité devant le service public, de toucher à l’uniformité des prix pour un même type de marchandise ou pour les voyageurs, et d’opérer une différenciation en fonction de l’intensité du trafic. Les prix du « kilomètre voyageur » et de la « tonne kilomètre » pour chaque marchandise étaient sacrés et invariables. Devant une telle obstination, il ne me restait plus qu’à renoncer et à abandonner la question de la tarification du chemin de fer.

Je fus alors disponible pour travailler avec M. Gabriel Dessus, directeur du service commercial national d’Électricité de France, sur la tarification de l’électricité. Il s’interrogeait à l’époque sur la notion de vente au coût marginal pour l’électricité. Qui paie les charges fixes si l’on facture au consommateur le coût du charbon supplémentaire nécessaire pour produire le dernier kilowattheure (kWh) d’une centrale thermique ? Comment facturer le coût nul de l’eau qui alimente une centrale hydraulique ? Le principe du coût marginal semblait bon mais personne ne savait vraiment comment l’appliquer.

Permettez-moi de vous expliquer sommairement les éléments de la solution. Classiquement en économie politique, si l’on dessine un schéma qui comporte en abscisse le niveau de la production et, en ordonnée, celui des prix ou des coûts, il est possible de tracer une courbe en U du coût marginal. Elle est traversée, à un point dont l’ordonnée fournit le prix de vente au coût marginal, par une courbe décroissante représentant la demande. Était-il possible de retrouver la courbe en U du coût marginal pour une centrale hydroélectrique ? La solution consiste à considérer que la branche de gauche de cette courbe particulière se confond avec l’axe des ordonnées, que le bas de la courbe est horizontal – en l’espèce, il se confond avec l’axe des abscisses –, et que la courbe remonte à la verticale à l’abscisse de la production maximale. Lorsque la courbe de demande croise la courbe en U au niveau de sa partie horizontale, l’abscisse indique le prix de vente au coût marginal. Il est nul pour la centrale hydroélectrique, ce qui n’est pas le cas lorsque la courbe de demande croise la partie verticale de la gauche du U, qui correspond à l’usage maximal des ressources en période de pointe.

Ce mystère percé, il fallait encore bâtir une tarification. Le tarif à tranches fut abandonné pour l’industrie et une distinction logique fut pratiquée entre prix de nuit et prix de jour avec des périodes de pointe et hors pointe. L’électricité étant strictement non stockable, il était logique d’inciter l’industrie à privilégier la consommation en périodes de nuit en pratiquant des prix moins élevés. De façon générale, les prix ne doivent pas avoir un caractère punitif ; ils doivent en revanche servir à orienter les choix.

Ce dernier principe fondait l’élaboration d’une tarification différenciée selon les régions. Il ne s’agissait évidemment pas de provoquer les uns ou les autres, ce qui se produisit cependant, mais plutôt de tenir compte de la spécificité des territoires. Il était par exemple logique de favoriser l’installation dans les Alpes d’industries travaillant « en pointe » en raison de la présence de barrages permettant de produire une « électricité de pointe ». À l’inverse, il était peu raisonnable d’orienter les « consommateurs de pointe » dans le nord de la France où le charbon permet de produire une électricité « de base ». En conséquence, les prix de pointe étaient moins élevés dans les Pyrénées ou dans les Alpes qu’à Paris, alors que c’était l’inverse pour les tarifs de nuit.

Les tarifs les plus élevés à tous égards devaient s’appliquer à la Bretagne, et je fus, en conséquence convoqué par M. René Pleven, ancien Président du Conseil. Il m’expliqua que l’électricité ne pouvait pas être chère en Bretagne où devait être employée une nombreuse main-d’œuvre. Je lui rétorquai que l’électricité bon marché était destinée aux industries sans main-d’œuvre comme celle de l’aluminium. Il me donna raison sur le plan théorique mais refusa d’admettre les conséquences en termes d’image pour la région. Il m’annonça qu’il exigerait de l’État qu’un rabais d’un franc soit consenti sur les tarifs bretons mais me rassura : je serais remboursé. Il s’agit du premier et unique exemple que j’ai rencontré d’une demande de rabais formulé par l’État pour des raisons non économiques ayant donné lieu à un remboursement. Ce fait peut être considéré comme historique.

Le tarif différencié selon les régions a progressivement disparu du fait de l’implantation des centrales nucléaires sur tout le territoire …

M. le président Hervé Gaymard. … Il n’y en a pas en Bretagne !

M. Marcel Boiteux. Et les prix, en conséquence, auraient dû rester élevés dans cette région !

Les prix continuent toutefois aujourd’hui d’orienter les choix. Certains raisonnements économiques retrouvent même toute leur vigueur. Je me souviens par exemple que nous avions inventé les tarifs d’effacement au jour de pointe, dit « EJP », qui permettaient aux gros industriels de bénéficier d’une électricité bon marché, même en pointe, en cas d’hiver favorable – demande faible, centrales hydroélectriques alimentées en eau – à condition qu’ils acceptent des coupures en pointe durant les hivers difficiles. Une variante de ce tarif, supprimé et raillé pour sa prétendue complexité lors de la « privatisation », a finalement été réinventée vingt ans plus tard.

Le problème des tarifs domestiques était d’une nature différente. Il était inimaginable d’équiper les domiciles des particuliers de compteurs compliqués. La simplicité joue un rôle majeur dans la conception des tarifs basse tension : les plus petits clients bénéficient en conséquence d’un tarif unique, et les autres d’une différenciation entre heures pleines et heures creuses qui vise à nouveau à inciter les consommateurs à faire des choix.

Une fois les nouveaux tarifs élaborés, certains ont d’abord poussé des cris d’orfraie. Un industriel produisant des diamants artificiels m’annonça : « Je suis ruiné ! » Si tel est le cas, lui dis-je, votre activité n’est pas rentable puisque vous n’êtes pas en mesure de payer l’électricité à son prix. Nous pouvons organiser des tarifs transitoires, ajoutais-je, mais, en aucun cas, vous permettre de vivre indéfiniment aux crochets de la collectivité. Un an plus tard, le même industriel revint me voir pour m’annoncer qu’il avait découvert un nouveau procédé de fabrication, et que son entreprise marchait bien. Je suis finalement convaincu qu’il n’est pas inintéressant de faire savoir aux gens ce que coûte ce qu’ils consomment. Informés, nombre d’entre eux parviennent à trouver des solutions qui prennent en compte le coût réel. Je continue de penser que les tarifs sont faits pour dire les coûts comme les horloges pour dire l’heure.

Ce principe étant posé, il pouvait connaître des exceptions. On peut être théoricien sans être dogmatique Il fallait par exemple résoudre en termes économiques le cas des très petits clients domestiques, les pauvres. Nous avions décidé de distribuer annuellement des bons d’électricité dans les mairies chargées de les attribuer de la façon la plus juste possible. Ce système a mal fonctionné car certains maires, probablement hostiles à EDF, ayant distribué tous leurs bons dès le premier trimestre, EDF a coupé de bonne foi l’électricité au deuxième trimestre. Nous avons alors été accusés de n’avoir aucun sens social. À mon sens, ceux qui manquaient de sens social étaient surtout les maires en question, même s’ils faisaient peut-être preuve d’un sens politique aigu. Nous avons finalement abandonné cette pratique qui aurait dû permettre de cibler les personnes véritablement concernées. Nous en avons adopté d’autres qui revenaient à utiliser une louche au lieu d’une petite cuillère.

Mme Clotilde Valter, rapporteure de la Commission d’enquête. Monsieur le président Boiteux, pourriez-vous nous dire ce que vous pensez du système tarifaire complexe en vigueur aujourd’hui ? Comment l’analyser au regard des principes simples que vous nous avez présentés ?

M. Marcel Boiteux. Il existe en effet une certaine diversité de prix. Des rabais spéciaux ont été accordés à des industries particulièrement sensibles aux tarifs de l’électricité. Cela signifie-t-il que l’ensemble de la collectivité subventionne subrepticement des industriels sans aucun contrôle parlementaire ? EDF a déjà été obligée de subventionner des activités sans rapport avec son métier, ce qui constituait un moyen d’échapper au contrôle budgétaire.

Concernant la situation actuelle, même si j’écris parfois des papiers un peu « toxiques », je vous avoue qu’après avoir pris ma retraite il y a maintenant vingt-huit ans, je ne suis plus totalement au fait de l’actualité. Il reste que la manière dont la concurrence a été rétablie dans un système qui l’excluait de fait me paraît toujours extraordinairement choquante. Il se trouve que notre électricité était, de beaucoup, la moins chère d’Europe occidentale. On a invoqué les subventions que nous recevions, mais en dehors des prêts du Fonds de développement économique et social (FDES) – qui, à vrai dire, ont été consentis dans le cadre du plan Marshall –, nous n’avons jamais été subventionnés par l’État, et le programme nucléaire a été intégralement financé par l’emprunt. On nous parle d’une garantie de fait de l’État. J’avoue qu’il paraît peu vraisemblable qu’EDF mette aujourd’hui la clef sous la porte – dans vingt ans, si l’entreprise est totalement ruinée, peut-être.

Cela a tout de même quelques contreparties, et je peux vous dire quelques mots de la façon dont EDF était en quelque sorte rançonnée à mon époque. Après que le général de Gaulle a pris le pouvoir en 1958, M. Jean-Marcel Jeanneney, que j’avais connu professeur d’économie, devient ministre de l’industrie. Il me fit part de ses inquiétudes concernant l’avenir des Charbonnages de France, et me proposa d’instaurer une préférence pour le charbon français tant qu’il n’excéderait pas de plus de 25 % le prix du charbon américain. À partir de 1959, EDF a donc payé son charbon 20 % – j’avais négocié un rabais – plus cher que ce qu’elle aurait pu obtenir. Il s’agissait évidemment d’une subvention déguisée qui était destinée à permettre de ne renoncer que progressivement au charbon français qui ne survivait déjà que de façon artificielle. J’ajoute qu’en 1974, Charbonnages de France qui eut l’occasion, grâce à la crise énergétique, de vendre encore plus cher à l’étranger cessa de livrer EDF. « Pour une fois qu’ils gagnent de l’argent, fichez-leur la paix ! », me répondit le ministre lorsque je m’en plaignis auprès de lui. Ceux que nous avons aidés nous ont toujours montré une ingratitude digne du M. Perrichon d’Eugène Labiche.

En 1974, le ministre de l’économie et des finances me demanda de financer le programme nucléaire d’EDF en dollar. « Monsieur le ministre d’État, lui dis-je, nous n’avons pas besoin d’emprunter en dollar ». « C’est pour la France », me répondit-il. Je m’inclinai mais demandai tout de même une garantie de change. Je reçus une lettre en ce sens : en cas de perte, j’étais couvert par l’État, en cas de gain, je lui restituais l’argent. Lorsque le dollar est passé de 4,50 francs à plus de 12 francs, après que mes lettres sont restées sans réponse, j’ai envoyé le directeur financier d’EDF rencontrer le directeur du trésor. Il nous fut répondu : « Nous sommes désolés mais aucun sous-compte n’a été créé pour traduire budgétairement le courrier que vous a envoyé M. Valéry Giscard d’Estaing ; nous ne pouvons rien faire. » Il ne nous restait plus, à la demande de l’État qu’à conserver nos emprunts en dollar et à continuer de payer, tout en passant aux yeux de tous pour de piètres gestionnaires. Nous supportions un coût supplémentaire, et l’opprobre en prime.

EDF n’est pas aimée car elle a rendu service à trop de gens. Peut-être suis-je encore un peu amer mais, heureusement, au bout de vingt-cinq ans, tout cela commence à se tasser. (Sourires.)

M. Michel Sordi. Je me souviens de l’époque où les banquiers incitaient les petits entrepreneurs à emprunter en bouquet de devises ; cela s’est souvent mal terminé.

M. Michel Destot. EDF n’a-t-elle pas été poussée à exporter l’électricité et à échapper ainsi à la tarification nationale ? Cette incitation à l’exportation n’a-t-elle pas incité à la surproduction ?

M. Marcel Boiteux. Ceux qui racontent que le programme nucléaire aurait eu pour effet de produire un trop-plein d’électricité oublient qu’EDF était tenue d’exporter 70 milliards de kWh nucléaires par le contrat de programme quinquennal passé avec l’État afin de faire rentrer des devises dans le pays. La France n’a jamais été suréquipée en nucléaire par rapport à l’économie de l’ouest européen.

M. le président Hervé Gaymard. Que pensez-vous de la politique tarifaire appliquée aux énergies renouvelables (ENR) ? Certains sont très favorables à un soutien aux ENR par la tarification ; d’autres, dénonçant les entorses faites à la vérité des coûts, considèrent qu’il s’agit d’une impasse tant économique qu’écologique.

M. Marcel Boiteux. Tout est possible à mon sens, à condition que les choix des politiques, qui sont les patrons, soient clairs et motivés. Or tout est fait pour cacher le coût réel des énergies dites nouvelles.

Prenons l’exemple un peu extrême mais significatif d’une éolienne en bout de ligne dans une zone rurale. Les bourrasques violentes créent des à-coups sur le réseau qui entraîne des ruptures de courant : les trayeuses décrochent, les frigos s’arrêtent de fonctionner…

On se trompe en comparant le courant électrique à celui de l’eau. Pour comprendre l’électricité mieux vaudrait penser au sérum physiologique qui peut circuler dans le corps humain : sa formule est complexe et invariable, et sa température et son débit sont précis. Il en est de même du courant qui forme une courbe à l’ondulation parfaite et doit nécessairement avoir une force spécifique. Ces contraintes sont telles que le courant de mauvaise qualité produit par l’éolienne en bout de réseau était autrefois envoyé à la terre, c'est-à-dire détruit.

Je n’ai rien contre les éoliennes mais je crains qu’elles ne coûtent très cher par rapport à ce qu’elles rapportent

Un mode de production d’énergie était autrefois apprécié à la fois grâce à son coût au kilowatt, en relation avec la grosseur du tuyau, et son coût au kilowattheure selon la quantité qui empruntait le tuyau. La tonne constituant une unité de mesure unique pour le charbon et le pétrole, EDF a été un peu obligée de s’en tenir à un seul prix. Or pour apprécier un moyen de production, il faut tenir compte de deux dimensions : celle de la puissance garantie à la période de pointe lorsqu’elle existe, et celle de l’économie réalisée en charbon, en pétrole ou en uranium. Pour comparer sérieusement une éolienne à un moyen de production classique d’énergie, il faudrait installer une turbine à gaz à son pied. En plein milieu de l’hiver, sans vent et par grand froid, alors que la demande est à son maximum, les éoliennes ne produisent rien. On constate alors que la puissance n’est pas garantie – 5 % seulement peut l’être –, alors que les consommateurs veulent disposer d’énergie au moment où ils le souhaitent.

En méconnaissant ces données, l’on fausse complètement les choix. Certains sont-ils à ce point convaincus que l’éolien ne vaut rien qu’ils refusent de lui appliquer un calcul économique rationnel et de connaître son coût réel. Pourquoi ceux qui se disent certains de la nécessité de l’éolien se cachent-ils derrière leur ombre ?

Mme la rapporteure. Comment voyez-vous aujourd’hui la concurrence sur le marché de l’électricité ?

M. Marcel Boiteux. Maurice Allais, le lauréat du prix Nobel, dont j’étais l’assistant dans ma prime jeunesse, enseignait notamment qu’il fallait distinguer dans l’activité industrielle d’un pays entre le secteur différencié et le secteur non différencié. Dans le premier, la taille optimale des outils de base est telle que plusieurs entreprises peuvent se livrer une concurrence, dans le second, la taille optimale excède celle du marché. Dans ce dernier cas, les entreprises sont dites à rendement d’échelle croissant. La vente au coût marginal constitue pour elles une catastrophe car les coûts marginaux finissent par être quasiment nuls : à termes, elles ne touchent plus rien. Le coût marginal est intrinsèquement fortement inférieur au coût moyen. Le dernier client raccordé au réseau d’EDF ne lui coûte pas cher si l’on doit établir une comparaison avec celui qui a bénéficié seul et pour la première fois de l’électricité.

La vente au prix du coût marginal de la distribution du kWh est donc par nature déficitaire, contrairement à ce qui se produit dans les marchés ordinaires. Les activités de réseaux sont toutes à rendement croissant et relèvent du monopole dit naturel. Pour l’électricité, cela a finalement été reconnu puisque la production et la vente ont été ouvertes au marché alors que le réseau reste un monopole.

J’ajoute que nous sommes confrontés à des situations ou la multiplication des outils permet de diminuer le prix de leur gestion. Les cinquante tranches du nucléaire français ont permis d’obtenir un coût du développement bien inférieur au coût moyen. Vendre au prix du développement, comme le recommandent au service public les meilleurs économistes, dont Maurice Allais lui-même, amènerait à devenir déficitaire.

Mais alors, comment transférer au secteur privé des techniques qui sont par nature déficitaires ? Je crains que nous ne sachions pas bien répondre à cette question.

La situation est d’autant plus complexe qu’il ne s’agit pas de vendre des tonnes de blé ou des litres d’eau. L’électricité est un produit spécifique de qualité rigide, je l’ai expliqué, mais également rigoureusement non stockable. Dans les années 1960, lorsque les gens déjeunaient chez eux tous les jours et qu’il fallait bien gérer cette pointe de consommation, Gaz de France baissait légèrement la pression. Personne ne s’en rendait compte hormis les ménagères qui constataient que leurs œufs à la coque n’étaient pas tout à fait cuits à l’issue du temps habituel. EDF n’a pas cette marge de manœuvre : si vous baissez la fréquence des courants de 50 à 49,8 hertz, la moitié des relais sont en panne, à 49,7 Hz, les trains s’arrêtent, et à 49,6 Hz plus rien ne fonctionne.

Ces caractéristiques échappent souvent aux nouveaux venus qu’ils soient commentateurs critiques ou dirigeants d’EDF. Il faut parfois un certain temps pour comprendre profondément les spécificités d’un bien non stockable et de qualité rigide. La tarification d’un tel produit est forcément différente de celle des autres biens. Autrefois, je l’ai dit, on aurait précisé le prix au kilowatt et la puissance en kilowattheures. On vous donne aujourd’hui un prix du nucléaire au kilowattheure, mais pour combien d’heures de fonctionnement ? Personne ne le sait. Pour faire comme les autres, les électriciens ont eu tort de perdre leur spécificité car, selon la durée d’utilisation d’un bien rigoureusement non stockable, les prix sont différents.

M. le président Hervé Gaymard. Monsieur le président, nous vous remercions vivement pour la passionnante contribution que vous venez d’apporter à nos travaux.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Réunion du mercredi 5 novembre 2014 à 18 h 15

Présents. - M. Guillaume Chevrollier, M. Michel Destot, Mme Jeanine Dubié, M. Hervé Gaymard, M. Jean Grellier, M. Alain Leboeuf, Mme Annick Le Loch, M. Michel Sordi, M. Stéphane Travert, Mme Clotilde Valter

Excusés. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. François Brottes, M. Marc Goua, Mme Béatrice Santais