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Commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité

Jeudi 6 novembre 2014

Séance de 8 heures 45

Compte rendu n° 11

Présidence de M. Alain Leboeuf, Vice-Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas-Olivier Léautier, Professeur des universités (Université de Toulouse I Capitole), membre de l’École d’économie de Toulouse

M. Alain Leboeuf, président. Monsieur Thomas-Olivier Léautier, les travaux de l'École d'économie de Toulouse sont internationalement reconnus, notamment avec l'attribution du Prix Nobel à Jean Tirole qui a, d'ailleurs, été votre directeur de thèse.

Au sein de l'IDEl, l'Institut d'économie industrielle, vous avez beaucoup travaillé sur des sujets entrant dans le champ de réflexion de notre commission.

Vos travaux montrent notamment que la théorie économique peut apporter certains éclairages pratiques sur le fonctionnement de secteurs libéralisés, comme celui de l'électricité, qui sont dans le même temps soumis à des principes de régulation sous le contrôle d'autorités indépendantes.

Vous avez étudié de façon savante le comportement des différents acteurs dans ce type de marché au titre de la théorie des jeux et de la théorie de l'information. Il est, bien sûr, impossible ici de donner la liste complète de vos travaux.

Mais au-delà des travaux à forte imprégnation mathématique, vous savez, avec d'autres collègues de l'École de Toulouse, communiquer plus largement sur ces sujets. Un de vos articles de presse récents, co-écrit avec Claude Crampes, en témoigne.

Dans cet article, vous qualifiez « d'obsolète », la gouvernance du système français de distribution électrique.

Vous écrivez aussi que la dualité entre des concessions locales et une régulation nationale n'a « aucun sens économique ». Ce système générerait, selon vous, des surcoûts importants de distribution au détriment des consommateurs. Vous comprendrez que ce constat intéresse plus particulièrement notre commission.

Plus généralement, doit-on considérer que des éléments de base tarifaire comme le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) ou encore l'accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH) sont des instruments qui, dérogeant à la logique économique, ne peuvent, à ce titre, qu’être provisoires ? Faut-il les transformer plus rapidement et plus profondément que ne le feront les évolutions en cours ou annoncées ?

Vous estimez par ailleurs que les subventions par le prix d'achat dont bénéficient les énergies renouvelables ne sont plus économiquement fondées. Cette affirmation appelle sans doute une explication plus détaillée de votre part.

Nous souhaitons enfin connaître vos analyses sur la question de l'effacement. Il s'agit, en effet, d'un sujet fréquemment évoqué devant la commission.

Monsieur le professeur, avant de vous écouter au titre d'un exposé liminaire, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thomas-Olivier Léautier prête serment.)

M. Thomas-Olivier Léautier, professeur des universités (université de Toulouse-I Capitole), membre de l’École d’économie de Toulouse. Je suis très honoré d’être assis à la même place que le président Boiteux, hier.

L’économiste que je suis commencera par souligner que nous n’avons plus besoin ni de l’ARENH ni des tarifs réglementés de vente (TRV) : ces dispositifs étaient provisoires et c’est le moment de les supprimer.

Je pense par ailleurs que renforcer le rôle et l’indépendance de la CRE est essentiel pour assurer l’avenir de l’industrie électrique en France, en particulier cela permettrait de réduire la facture des clients.

Les effacements constituent, quant à eux, une nouvelle façon de gérer la pointe des systèmes électriques. Malheureusement, les derniers textes sur l’effacement, notamment l’article 46 bis de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, crée une subvention injustifiée aux bénéfices des opérateurs d’effacement.

J’évoquerai également la gouvernance du réseau de distribution et les énergies renouvelables (ENR).

Je reviens à mon premier point pour rappeler que l’objectif des tarifs réglementés est protéger tant les consommateurs que les investisseurs dans une situation de monopole. La puissance publique fixe un tarif qui permet à la fois de couvrir les coûts de ce monopole et de protéger les consommateurs de prix trop élevés. Quant aux investisseurs, ils ont besoin de revenus pour rembourser et rémunérer des investissements qui courent sur quarante ans : les tarifs réglementés sont la promesse de la collectivité aux investisseurs que, durant les quarante ans de la vie de l’infrastructure, leurs revenus leur permettront de couvrir les coûts. Ces tarifs constituent donc un engagement à long terme. Plus l’engagement sera solide et plus l’organisme responsable de sa mise en œuvre aura de visibilité et s’engagera dans le temps, plus alors les investisseurs seront rassurés, plus bas seront les rendements qu’ils exigeront et plus bas aussi sera le coût de l’investissement pour la société. Il existe donc un lien entre la stabilité des conditions tarifaires et le coût de l’investissement pour la société.

Aujourd'hui, en France, les réseaux de distribution et de transport de l’électricité sont des monopoles et resteront des monopoles : il n’y aura jamais en France qu’un seul réseau de transport et de distribution par ville – cela signifie non pas qu’ErDF en aura toujours la responsabilité mais qu’il n’y aura jamais deux jeux de fils par foyer. La théorie économique suggère donc que ces monopoles soient régulés ad vitam aeternam. S’agissant en revanche de la production et de la commercialisation de l’électricité, les deux arguments justifiant la régulation ne sont plus aujourd'hui pertinents. La production de l’électricité est devenue concurrentielle à l’échelle européenne. Si EDF est un gros acteur en France et sur la plaque européenne, il n’est pas le seul. Le prix de marché sur la plaque européenne est déterminé par l’équilibre de l’offre et de la demande : les consommateurs n’ont donc plus besoin d’un tarif qui les protège et leur garantisse que les prix du marché reflètent bien les coûts. De même, la commercialisation de l’électricité est aujourd'hui une activité concurrentielle : dans plusieurs pays étrangers, des dizaines de fournisseurs sont en concurrence. Il n’y a donc pas besoin de protéger les consommateurs d’un monopole qui n’existe plus.

Quid alors de l’investisseur ? Vous savez comme moi que le parc nucléaire français est amorti. Dans les années 1970-1980, lors de la construction du parc nucléaire,il était justifié de promettre à l’investisseur, un tarif qui couvre ces couts de construction. Aujourd'hui un tel tarif n’a plus aucune justification économique s’agissant de la production et de la commercialisation de l’électricité.

S’agissant de l’ARENH, je tiens tout d’abord à rappeler les raisons de sa création. Dans les années 2007-2008, la France a un problème d’aides d’État. Les consommateurs d’électricité paient à l’époque en moyenne leur ruban quelque 35 euros le mégawattheure alors que le prix de marché s’élève à 55 euros. EDF étant une entreprise publique possédée à 85 % par l’État, celui-ci subventionne ses industriels en leur vendant l’électricité 20 euros moins cher que sur les marchés. Or les traités européens interdisent une telle subvention. De plus, aucun fournisseur alternatif ne pouvait pénétrer le marché français de la commercialisation. Fabien Choné a eu raison de s’en plaindre lors de son audition. Poweo a été obligé de fermer : comment revendre à 55 euros un ruban que les clients pouvaient acheter 35 euros à EDF ?

Il y a cinq ans, si vous m’aviez demandé ce qu’il fallait faire, je vous aurais conseillé de supprimer les tarifs réglementés de vente et le prix de l’électricité serait monté à 55 euros le ruban. Or il était impossible en 2008 d’adopter une telle solution pour des raisons politiques évidentes. C’est pourquoi Paul Champsaur a inventé le concept de l’ARENH, qui est d’autant plus intelligent qu’il a permis, en quelque sorte, de résoudre la quadrature du cercle en autorisant la concurrence sans faire monter les tarifs. Le fait de vendre aux concurrents à des tarifs réglementés l’électricité produite par le parc nucléaire « historique »
– le mot « historique » a été ajouté par les parlementaires – leur a permis de pénétrer le marché de détail : le problème lié à la concurrence était ainsi résolu. De plus, si l’ARENH montait progressivement pour rejoindre le prix du marché, le second problème, celui des aides d’État, était lui aussi résolu. Le Gouvernement a fixé l’ARENH à 40 euros le mégawattheure le 1er juillet 2011 ; il est monté à 42 euros le 1er janvier 2012. Je ne peux évidemment que déplorer en tant qu’économiste le processus par lequel l’ARENH a été fixé : une décision politique et non économique. Il n’en reste pas moins que, bonne nouvelle !, les prix de marché sont descendus au niveau de l’ARENH, alors qu’on envisageait plutôt que ce serait l’ARENH qui rejoindrait le prix de marché. Quoi qu’il en soit, puisque l’équilibre est atteint, il est possible de supprimer l’ARENH dès demain matin, d’autant que la presse évoque une ARENH à 44 euros, voire à 46 euros. Si tel était le cas, le raisonnement économique suggère que les fournisseurs alternatifs iraient acheter leur ruban à 42 ou 43 euros sur le marché et le factureraient légèrement en dessous du prix ARENH afin de capturer des clients.

Donc, si le prix de l’ARENH est supérieur au prix de marché, les fournisseurs alternatifs sont subventionnés. Si le prix de l’ARENH est inférieur au prix de marché, les consommateurs sont subventionnés, ce qui est interdit. La coexistence durable entre ARENH et prix de marché sera donc difficile.

Je le répète : maintenant que le prix de l’électricité en France a rejoint celui du marché, il est temps de supprimer l’ARENH, ainsi que les tarifs réglementés de vente, les tarifs verts et jaunes devant de toute façon disparaître le 1er janvier 2016. Il conviendra alors de demander à la CRE de déterminer une offre par défaut pour les clients qui ne veulent pas changer de fournisseur, ce qui se fait déjà dans de nombreux pays. Le calcul de cette offre par défaut, qui n’est pas un tarif, devra reposer sur le TURPE, la valeur de marché du mégawattheure, les taxes et éventuellement une prime de capacité. C’est un mécanisme très simple qui a l’avantage de dépolitiser le prix de l’électricité. La formule étant transparente, elle coupe court aux émotions qui accompagnent habituellement toute modification du tarif de l’électricité. Elle est de plus cohérente : EDF peut soit vendre ses mégawattheures directement sur les marchés de gros, soit à l’offre par défaut. Le prix de l’énergie dans la dernière étant égal à la moyenne du prix de gros, les deux possibilités sont équivalentes pour EDF.

Elle est enfin vertueuse : les fournisseurs alternatifs seront en effet dans l’obligation de proposer une offre plus avantageuse que l’offre de base, qui devra comprendre un meilleur accompagnement de leurs clients, une baisse des coûts de commercialisation ou une meilleure adaptation aux besoins, en prévoyant par exemple des offres différentes pour les résidences secondaires et pour les résidences principales ou pour les consommateurs du nord de la France et ceux du sud de la France. Ce dispositif permettrait donc d’instaurer sur le marché une vraie concurrence par l’innovation. Je le répète : il faut supprimer les TRV et l’ARENH et ne conserver que le TURPE.

Plus la CRE sera indépendante et plus les tarifs seront à la fois lisibles et prévisibles, moins les coûts pour la collectivité seront élevés. C’est un fait prouvé théoriquement et empiriquement vérifié : plus le régulateur est indépendant, moins le coût est important pour la société. M. Tirole m’a suggéré d’évoquer devant vous un article qu’il a écrit sur le sujet avec Eric Maskin, lui aussi prix Nobel d’économie, dans l’American Economic Review, « The politician and the judge : accountability in government ». La logique, très simple, repose sur le fait que le temps de l’investissement est le temps long alors que celui des politiques, qui doivent répondre aux attentes de la population, est court. En décidant des tarifs à leur échelle de temps, les politiques créent un risque qui augmente le coût de l’investissement pour la société. C’est pourquoi les commissions de régulation doivent être indépendantes. La même logique a conduit à l’indépendance des banques centrales.

Or la France se trouve au milieu du gué du fait que la CRE n’est pas totalement indépendante, puisque son budget est déterminé dans le cadre de la loi de finances. Le président de la CRE doit donc le quémander chaque année, ce qui affaiblit son indépendance. De plus, les pouvoirs de la CRE sont trop limités. Lors de son audition, M. Philippe de Ladoucette, le président de la CRE, a déclaré avoir compris pourquoi les coûts d’EDF avaient augmenté. C’est bien. Ce qui serait préférable, c’est qu’il ait le pouvoir de demander à EDF de baisser ses coûts, par exemple en les comparants à ceux d’autres énergéticiens. On attend d’une commission de régulation vraiment indépendante qu’elle mette les opérateurs régulés devant leurs responsabilités, notamment lorsque leurs coûts augmentent. Or les textes ne donnent pas à la CRE la possibilité de faire pression sur la politique des coûts d’EDF. Si la CRE en avait la possibilité, elle serait plus efficace. Il s’agit pour vous de prendre une simple décision technique qui aura un impact énorme sans soulever aucune passion au plan politique.

Si la question des effacements est cruciale, c’est que la pointe est le problème le plus important auquel doit faire face le réseau électrique. La distribution des demandes dans le système électrique peut être comparée à la distribution des revenus dans les travaux de Thomas Piketty : elle est très pointue. De même en effet que les revenus des plus riches sont bien plus élevés que ceux de la catégorie qui les suit aussitôt, de même la demande durant les 1% d’heures de plus forte consommation est bien plus importante que la demande durant les 5% d’heures de plus forte consommation, qui elle même est bien plus importante que la demande durant les 10% d’heures de plus forte consommation. C’est pourquoi, les opérateurs ont construit des centrales dites « de pointe » qui sont destinées à gérer la pointe et qui ne fonctionnent, de ce fait, que quelques centaines d’heures par an. Or les technologies de l’information ont rendu possible un dispositif, l’effacement, à la fois plus intelligent et plus économique, qui consiste à réduire la consommation durant la pointe. Ce dispositif aura également l’avantage de pouvoir gérer des situations de tension entre l’offre et la demande appelées à devenir de plus en plus fréquentes à mesure que la part des énergies renouvelables, dont la production est variable, augmentera dans le mix énergétique.

Le problème, toutefois, est la grande confusion qui entoure le modèle économique de l’effacement. Une transaction d’effacement doit reposer sur l’achat effectif d’une quantité donnée de mégawattheure : soit l’acheteur les consomme intégralement, soit il n’en consomme qu’une partie et il revend le reliquat sur le marché . Quelle que soit l’utilisation de la quantité de mégawattheure achetée, l’acheteur doit payer intégralement ce qu’il a acheté avant de pouvoir en revendre une partie. En effet, on n’a pas le droit de revendre ce qu’on n’a pas acheté. Or ce principe de base de la transaction économique n’a été respecté initialement ni en France ni aux États-Unis, du fait de la confusion entretenue entre les mégawatts livrés et les mégawatts vendus.

L’article 46 bis de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte commet trois erreurs d’appréciation économique.

La première est d’autoriser un opérateur d’effacement à vendre, au nom de son client, de l’énergie qu’il n’a pas payée, plus précisément à se faire payer par la collectivité l’énergie qu’il revend. Prenons une analogie : une personne qui va être auditionnée par une commission de l’Assemblée nationale a oublié sa cravate. Je sais qu’elle est prête à payer 500 euros pour une cravate. Je sais aussi qu’une personne qui vient d’être auditionnée est prête à vendre sa cravate pour 150 euros. Supposons que nous soyons seize dans cette salle. Ainsi que le prévoit l’article 46 bis, je vous demande de me donner tous dix euros chacun afin que j’achète cette cravate à 150 euros et la revende à 500 euros. L’analogie montre bien l’absence de logique économique de cette disposition.

La deuxième erreur d’appréciation est de confondre l’effacement avec l’économie d’énergie. L’effacement est un outil de gestion de pointe : il permet d’éviter de recourir à des centrales de pointe. L’économie d’énergie, elle, vise à réduire l’ensemble des mégawattheures consommés : elle concerne l’ensemble des moyens de production. Il s’agit donc bien de deux outils différents. D’un point de vue économique, la question du caractère vertueux ou non de l’effacement n’a aucun sens. Considérons une fin d’après-midi très froide de février. La demande est très élevée, proche de la capacité de production. Le prix de l’électricité à dix-neuf heures monte à 2 000 euros par mégawattheure. Un consommateur qui réduit d’un mégawattheure son soutirage à dix-neuf heures économise à la collectivité 2 000 euros. La valeur de ce mégawattheure effacé est toujours 2 000 euros, que le consommateur reporte sa consommation à la nuit, alors que le prix s’établit à 50 euros le mégawattheure, qu’il utilise un moteur diesel, ou qu’il élimine complètement sa consommation.

Enfin, l’article 46 bis reprend une erreur de raisonnement économique déjà présente dans les textes précédents, à savoir la notion d’« avantages pour la collectivité des effacements ». Tous ces avantages sont inclus dans le prix de marché de l’électricité au moment de l’effacement. Il n’y en a pas d’autres. Les effacements permettent-ils de réduire les émissions de CO2 ? Le coût du CO2 est inclus dans le prix de l’électricité, car les producteurs doivent acheter les permis d’émission.

Les subventions aux opérateurs d’effacement que prévoit l’article n’ont donc aucune raison d’être.

Pour répondre à la question : « Comment encourager les effacements ? », il faut d’abord répondre à la question : «  Pourquoi encourager les effacements ? ». C’est en vue de diminuer le recours aux centrales de pointe. En jargon économique les effacements et les centrales de pointe sont des substituts : cela signifie que la valeur de l’un diminue avec le volume de l’autre, comme le sont une ceinture et une paire de bretelles pour tenir un pantalon. Recourir à la première réduit le prix que l’on est prêt à payer pour la seconde.

La France met en œuvre en ce moment un mécanisme de capacité. RTE produit à cet effet de nombreux documents. L’objet de ce mécanisme est de financer des centrales de pointe. En parallèle, on subventionne le modèle économique de l’effacement dont l’émergence est précisément rendue plus difficile par la présence des centrales de pointe. Cela n’a aucun sens. La loi nous impose à la fois d’acheter une ceinture et de subventionner la fabrication de bretelles. Il faut choisir entre les deux logiques : ou privilégier les centrales de pointe, considérées comme plus sûres, et ne recourir à l’effacement qu’à la marge, ou privilégier l’effacement et cesser de financer les moyens de capacité. Les économistes préfèrent la réduction de la consommation à la construction de centrales pour des raisons économiques. Toutefois, ils n’ignorent pas que les effacements sont difficiles à anticiper et à mesurer. C’est pourquoi le seul message qu’ils vous adressent est qu’il faut choisir entre les deux logiques.

S’agissant d’ErDF, je tiens tout d’abord à rappeler que le réseau de distribution est le lieu physique de la transition énergétique. Dans cinquante ans, la conception des réseaux de distribution sera totalement différente d’aujourd'hui. Des investissements colossaux devront avoir été réalisés pour réaliser les réseaux intelligents. Or la gouvernance française du réseau date du XIXe siècle : les collectivités territoriales sont propriétaires des réseaux et ErDF, qui est l’exploitant national, est régulé par la CRE. Cette gouvernance bicéphale crée de nombreux problèmes, dont le premier tient dans la dualité des investissements : ErDF et les collectivités investissent dans les territoires sans se concerter, ce qui crée parfois des inefficacités. De plus, le consommateur doit payer, dans sa facture, les coûts des deux millefeuilles. En effet, chacun des deux preneurs de décision a besoin de disposer d’une équipe et de recourir à des experts pour cibler les bons investissements : or cela a un coût. Finalement, il faut assurer la coordination entre ces deux millefeuilles, ce qui a aussi un cout. Il appartient donc au Parlement de changer le mode de gouvernance pour accompagner la transition énergétique selon un principe simple : un décideur par territoire, qu’il s’agisse des investissements et de leur mise en œuvre. Vous êtes libres de choisir entre ErDF ou un mode de gouvernance différent pour les villes et pour la campagne. Ce que vous devez savoir, c’est que tant que la gouvernance des réseaux de distribution n’aura pas été réformée, la France sera dans l’incapacité de procéder à la transformation profonde dont elle a besoin à un coût raisonnable.

S’agissant du tarif réglementé, je rappelle que celui-ci doit théoriquement couvrir les coûts qui, pour un distributeur de réseau, comprennent les charges d’exploitation et les charges de capital, dans lesquelles il convient de distinguer la dépréciation de l’investissement et la rémunération du capital. Il existe deux méthodes pour calculer le tarif. Le tarif comptable – première méthode – repose sur les indications contenues dans les états financiers relatives aux charges d’exploitation, à la dépréciation, et aux charges de capital, calculées comme la somme des intérêts payés et dividendes versés. Si cette méthode a été abandonnée à partir des années 1980, c’est qu’elle engendrait une incitation perverse : les entreprises avaient en effet tendance à surdistribuer les dividendes de façon à augmenter leur rémunération. C’est pourquoi on est passé à la seconde méthode, celle de la régulation économique. Celle-ci reprend les charges d’exploitation et la dépréciation dans les états financiers, et détermine la rémunération des investisseurs en multipliant la base d’actifs régulés par un taux de rémunération « cible », dont l’établissement repose sur la structure de capital moyenne d’un opérateur de réseaux. Un modèle financier permet alors de calculer le taux de rémunération
– il est de 7,25 % en France. Le passage au bilan « cible » permet d’éviter les manipulations.

Or cette méthode fonctionne mal en France : fin 2012, le Conseil d’État a annulé le TURPE 2 et le TURPE 3. Pourquoi ? Parce qu’il a jugé que le bilan d’ErDF – 4 milliards de fonds propres et 41 milliards de passif de concession – ne correspondait pas au bilan « cible » – 40 % de fonds propres et 60 % de dettes. J’ai été un des rares à juger que la décision du Conseil d’État était fondée. Ce qu’il faut, désormais, c’est d’abord déterminer l’investissement effectivement réalisé par l’ÉPIC EDF puis par ErDF dans les réseaux avant d’appliquer les principes généraux. Un article du projet de loi relatif à la transition énergétique permet à la CRE, une fois qu’aura été déterminé le montant qui devait être rémunéré, d’appliquer une régulation économique au montant investi par l’ÉPIC EDF puis par ErDF. La question relève donc de l’archéologie comptable, puisqu’elle consiste à déterminer combien des deux organismes ont historiquement investi dans les réseaux. Il conviendra notamment de remonter jusqu’aux années 1950 pour déterminer si les provisions pour renouvellement et les amortissements des financements concédants – environ 20 milliards – ont été couverts par le tarif : si c’est oui, ErDF n’aura pas à être rémunéré pour des investissements qu’il n’aura pas réalisés ; si c’est non, ErDF devra alors obtenir une juste rémunération pour ses investissements. C’est une simple affaire de comptabilité.

Chacun sait qu’en 2100 la part des ENR dans le parc de production aura considérablement augmenté. Il n’en reste pas moins que les mécanismes de support des ENR qui ont été mis en place à l’origine ont créé, pour les investisseurs, un effet d’aubaine – c’est le cas en France, mais également en Italie et en Allemagne – sans que les pouvoirs publics s’en soient immédiatement rendu compte. Le rendement important des ENR a dès lors accéléré leur développement et les pouvoirs publics ont été confrontés à une bulle à laquelle ils ne s’attendaient pas. Les très importantes subventions dont bénéficient les ENR ont provoqué une augmentation de la CSPE et les ENR risquent aujourd'hui d’être rejetés par la population en raison de leur coût. Ce serait dommage, car nous savons tous que nous aurons besoin, à plus ou moins long terme et à côté du nucléaire, des ENR pour décarboniser le mix énergétique. Pour parer à ce risque, il convient de distinguer, parmi les ENR, celles qui ont encore besoin d’être subventionnées des autres. Il s’agit donc d’adopter une approche structurée et fine des subventions. A-t-on par exemple encore besoin de subventionner les panneaux photovoltaïques dans le sud de la France alors que leur production est devenue compétitive ? Les mégawattheures qu’ils produisent sont même devenus moins chers que ceux qui proviennent d’autres sources d’énergie.

Quant aux ENR qui ont toujours besoin d’être subventionnées, il faut se pencher sur l’amplitude de la subvention qui doit leur être attribuée. C’est un point technique que j’ai développé avec un collègue de l’Imperial College. La subvention a pour objectif de couvrir la différence entre le coût de l’ENR et le prix de marché des mégawattheures produit par cette même ENR. Or, plus la production par les ENR sera importante, plus basse sera la valeur des mégawattheures produits par ces mêmes ENR – la valeur des mégawattheures produits par 1 000 éoliennes sera plus basse que celle des mégawattheures produits par une seule éolienne. Le calcul de la subvention de la millième éolienne, qui aura coûté moins cher que la première, devra donc prendre en compte à la fois la baisse de son propre coût et celle de la valeur des mégawattheures qu’elle produit. Or – la réponse est empirique – rien ne garantit que la baisse des coûts compensera nécessairement celle de la valeur des mégawattheures et qu’il sera donc possible un jour de supprimer les subventions. Il est possible au contraire que la baisse du prix des mégawattheures soit plus rapide que celle des coûts : dans ce cas, il sera toujours nécessaire de subventionner les ENR concernées.

De plus, à partir du moment où le parc contient 1 000 éoliennes, la valeur de marché des mégawattheures produits par la première éolienne aura également baissé et la subvention versée pour cette première éolienne devra augmenter. En cas de subvention aux ENR, l’ajout d’une unité marginale aboutit donc à la fois au versement d’une nouvelle subvention et à l’augmentation générale des subventions versées aux autres unités. La puissance publique doit être consciente de ce phénomène pour déterminer en toute connaissance de cause à la fois la vitesse à laquelle elle souhaite organiser la transition énergétique et le budget qu’elle lui alloue.

Il faut enfin savoir que les ENR transformeront en profondeur la façon de gérer les réseaux d’électricité, ce qui pose la question de leur intégration. Dans cinquante ans, les réseaux qui comporteront beaucoup d’énergies renouvelables seront gérés au plan local et non plus au plan national. Aujourd'hui, c’est RTE qui équilibre l’ensemble du réseau français ; demain, les réseaux locaux utiliseront les instruments de distribution locaux pour équilibrer la distribution locale. Ce n’est pas une catastrophe, la France ne sera pas plongée dans le noir : simplement, il conviendra de mettre en œuvre de nouvelles technologies plus fines de gestion du réseau. Telles sont les perspectives d’un économiste sur les ENR.

Mme Clotilde Valter, rapporteure. Je vous remercie du caractère pédagogique de votre intervention.

Si je vous ai bien compris, la France ne saurait demeurer encore longtemps dans un système que je qualifierai de bâtard, puisqu’il demeure au milieu du gué en refusant de choisir entre les deux logiques, celle du monopole et celle de la concurrence. Selon vous, le consommateur et l’économie en général ne retirent aucun bénéfice d’une situation qui n’est pas sans incidence sur les coûts et les tarifs de l’électricité : ai-je bien résumé votre analyse ?

Pensez-vous par ailleurs que la concurrence est un facteur de baisse des prix ? Si oui, dans quelle mesure ? Le sujet fait débat au sein de la commission d’enquête.

Quel sera l’impact sur le dispositif actuel  de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte ? Comment le reformer pour le rendre compatible avec l’évolution souhaitée par le Parlement dans le cadre de ce texte ?

Sur la question du développement de la gestion des réseaux au plan local, votre propos contredit l’analyse des représentants de Réseau de transport d’électricité (RTE) : selon eux, il sera nécessaire de développer les interconnexions non seulement au plan national mais également au plan européen. Que nous répondez-vous sur cette opposition frontale ?

En outre, quelles actions convient-il de mener au plan européen ? Pour certains des acteurs que nous avons auditionnés, l’Europe de l’énergie, en raison de l’inadaptation de sa réglementation, interdit de traiter les problèmes comme il le faudrait et ne permet pas de procéder aux évolutions nécessaires…

Enfin, nous avons auditionné, dans le cadre de cette commission d’enquête, les représentants des industries électrointensives et, dans celui de la commission des affaires économiques, les représentants des cimenteries Lafarge : les uns comme les autres ont souligné le fait que la plupart des grands pays du monde subventionne d’une façon ou d’une autre l’énergie – ce qu’avait déjà révélé, en 2013, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière. Il ne faudrait pas que, par ce refus des subventions, la France et l’Europe mettent en difficulté tant leurs consommateurs que leurs grands acteurs économiques – je pense naturellement aux électrointensifs : qu’en pensez-vous ?

M. Denis Baupin. Monsieur le professeur, je vous remercie de cette intervention décapante.

Une remarque : quand on connaît la part prise dans les investissements par la bourse, où domine le temps court, pensez-vous qu’on puisse vraiment opposer le temps court des politiques au temps long des investisseurs ? Ce monde idéal de l’économie et des investisseurs que vous nous avez présenté me semble bien éloigné de la réalité. Il serait du reste souhaitable que le temps long guide à la fois le politique et l’économique.

Selon vous, le libre marché assurerait le fonctionnement idoine du secteur de l’électricité : quid des coûts d’investissement ? À l’heure actuelle, du fait de l’absence de visibilité et d’un prix du marché très bas, l’investissement n’est rentable ni dans le nucléaire, ni dans le gaz ni dans les énergies renouvelables, ce qui n’est pas sans incidence, notamment pour gérer la pointe. Quelles mesures préconisez-vous en la matière ?

Sur l’effacement, vous vous êtes, me semble-t-il, contredit : vous avez affirmé que l’effacement n’avait d’autre intérêt que de gérer la pointe après avoir souligné qu’il entrait également dans la question des énergies variables, ce qui me semble exact, l’effacement ayant un rôle à jouer dans la gestion de la variabilité de l’approvisionnement. Pourquoi conviendrait-il par ailleurs de choisir entre l’effacement et les mécanismes de capacité ? Vous avez affirmé qu’il est inutile de disposer à la fois d’une ceinture et d’une paire de bretelles et qu’il faut donc choisir entre les deux. Soit. Mais si on a besoin de 500 ceintures ou de 500 paires de bretelles, ne peut-on faire le choix de disposer de 250 ceintures et de 250 paires de bretelles ? Les besoins du pays ne conduisent-ils pas à faire le choix mixte de l’effacement et du mécanisme de capacité ? Effacement et mécanisme de capacité ne se complètent-ils pas ?

Vous avez évoqué le prix du CO: la puissance publique doit-elle imposer de manière dérogatoire au marché un prix à ces externalités négatives sur le climat que sont les émissions de gaz à effet de serre ? J’observe que les mécanismes actuellement en place engendrent un prix du carbone bien trop faible pour infléchir les investissements dans le sens souhaité par les politiques publiques.

Personnellement, je ne suis pas opposé à ce que des décideurs différents travaillent ensemble pour dégager des solutions, surtout dans les périodes de transition. Vous êtes au contraire favorable à ce qu’il n’y ait qu’un seul décideur, tout en notant que les réseaux tendront à être de plus en plus locaux : cela signifie donc que, d’après vous, les décideurs seront locaux. Quid dans ces conditions de la péréquation ? Une multiplication de décideurs locaux n’est-elle pas un obstacle irréversible à la péréquation ? Faut-il supprimer la péréquation comme étant d’un autre âge ?

Vous avez évoqué un passif de 41 milliards dans le bilan de ErDF : or ces 41 milliards sont la propriété des collectivités locales. Que l’argent des collectivités locales apparaisse dans le bilan d’une société qui est la filiale d’une société cotée en bourse ne vous choque-t-il pas ?

Je ferai une dernière remarque : c’est vrai, les pouvoirs publics ont prévu un tarif de rachat des énergies renouvelables trop élevé. Je tiens toutefois à rappeler que cette erreur d’appréciation, que nous paierons durant vingt ans, et qui a été commise dans le cadre du plan Borloo pour le développement des énergies renouvelables, était liée à une politique volontariste de promotion de nouvelles sources d’énergie qui avait sa légitimité. Une bonne partie du coût actuel de la contribution au service public de l’électricité (CSPE) est donc liée à des erreurs passées et non au coût actuel de production des énergies renouvelables – vous l’avez souligné, en évoquant le coût du photovoltaïque dans le sud de la France.

M. Jean-Pierre Gorges. Votre intervention a eu le mérite de la clarté. Avez-vous été auditionné dans le cadre de la commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire ?

M. Thomas-Olivier Léautier. Non.

M. Jean-Pierre Gorges. C’est dommage.

Souvent, le temps court sert aux politiques à détricoter ce que leurs prédécesseurs ont fait. La loi relative à la transition énergétique devra être revue dans deux ans.

La libéralisation au plan européen de l’électricité est-elle compatible avec l’organisation française du secteur qui repose en partie sur des subventions ? Vous avez, c’est vrai, déjà commencé à donner la réponse à cette question.

Le texte sur la transition énergétique a été examiné avant que la commission d’enquête sur le coût du nucléaire n’ait rendu ses conclusions et alors même que la commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité continue ses auditions : quelle modélisation des politiques conduites en matière énergétique, vous-même, M. Tirole ou vos collègues de l’École d’économie de Toulouse, réussissez à construire, alors même que les investissements engagent des temps très longs ? La vie d’une centrale nucléaire oscille, pour la France, entre quarante et cinquante ans et peut atteindre, dans d’autres pays, soixante, voire quatre-vingts ans. Les politiques ont donc d’autant plus besoin de modélisations pour éclairer leurs choix et faire que leurs décisions, prises dans le cadre d’un temps court, s’accordent aux nécessités du temps long. Je ne peux que regretter que la loi relative à la transition énergétique mette un coût d’arrêt au développement du nucléaire et aux bénéfices qu’il serait possible de tirer des générations III et IV.

Pensez-vous que la France consommera un jour moins d’électricité qu’aujourd'hui ? L’équation de la transition énergétique ne peut être équilibrée que si, et seulement si, indépendamment de la problématique de l’effacement, la consommation diminue. En effet, à niveau de consommation égal, les énergies renouvelables ne permettront pas de compenser la diminution de la part du nucléaire. Ne conviendrait-il pas dès lors de conforter le socle du nucléaire ?

En cas de libéralisation des coûts et d’une modification du réseau pour l’adapter aux énergies renouvelables, dont la production dépend grandement des conditions géographiques, la politique des prix devra-t-elle être différenciée en fonction de la nature des territoires et de leurs potentialités en matière énergétique ?

M. Jean Grellier. Comment faire de l’effacement un facteur de compétitivité des industries électrointensives ?

Comment concilier les différents enjeux en termes d’énergies fossiles et de balance commerciale ? La réduction de la production d’électricité est-elle la réponse ? Ne conviendrait-il pas de procéder à des transferts en termes économiques globaux ?

Les évolutions technologiques en matière de stockage d’électricité ne changeront-elles pas radicalement la donne ? Quelles conséquences pourraient-elles avoir sur notre production et notre vente d’électricité ?

M. Alain Leboeuf, président. Vous vous êtes montré sévère sur le système de double gouvernance des réseaux et avez déclaré de manière catégorique qu’il convient de revoir le dispositif actuel. Votre approche mathématique tient-elle compte de l’avantage que peut représenter, dans le cadre d’une situation de monopole, la complémentarité entre les collectivités locales et ErDF, source d’une vraie cohésion ?

Vous nous avez par ailleurs invités à déterminer un décideur unique, tout en nous laissant la possibilité de choisir des modes de gestion différents pour les métropoles et les territoires ruraux. Compte tenu de l’inégalité entre les territoires, cette approche n’est-elle pas risquée ?

M. Thomas-Olivier Léautier. Madame la rapporteure, vous avez très bien résumé mon propos : le refus de choisir coûte plus cher. Je parlerai plus volontiers d’un système hybride que d’un système bâtard : toutefois, l’idée est la même. En restant au milieu du gué, nous ne bénéficions des avantages d’aucun des deux systèmes. Il appartient au Parlement de guider les choix.

La concurrence est bien un facteur de baisse des prix, comme le prouve mon iPhone. Le monopole de France Télécom n’aurait pas permis l’iPhone. Toutefois, le parc nucléaire français étant déprécié, durant les quinze premières années, l’introduction de la concurrence sur le marché de l’électricité français ne pouvait pas faire baisser un prix de l’électricité qui était déjà plus bas que celui de nos voisins européens. En revanche, la théorie économique et l’expérience suggèrent que le coût du renouvellement du parc de production, à compter de 2025 ou de 2035, sera moins élevé s’il est confié à différents opérateurs qui mettront différentes technologies en concurrence.

C’est vrai, il sera nécessaire à la fois de développer les réseaux de transport pour assurer les interconnexions et d’améliorer la coordination entre les opérateurs de réseaux. Toutefois, l’optimisation de la maille européenne des grands flux n’est pas incompatible avec une optimisation locale. Elle est même complémentaire dans le cadre de certaines problématiques. À mes yeux, dans cinquante ans, de grands réseaux européens très coordonnés et assurant la fluidité de la plaque européenne coexisteront avec des mécanismes d’optimisations locales.

Monsieur Baupin, c’est heureux qu’on ne construire à l’heure actuelle aucune centrale puisque le secteur de l’électricité est en surcapacité. En effet, au début des années 2000, en raison de l’importante croissance de la demande européenne, les électriciens ont beaucoup investi pour anticiper la demande qu’ils imaginaient pour 2010. Or la crise de 2008 a fait baisser la consommation électrique en Europe et les producteurs d’électricité sont aujourd'hui en surcapacité. Il y a sur le marché trop de moyens de production, d’autant que personne n’avait anticipé une entrée aussi massive des renouvelables. La situation actuelle se traduisant à la fois par une surcapacité conventionnelle, une baisse de la demande et une entrée massive des renouvelables, non seulement on ne construit aucune centrale, mais on va jusqu’à en fermer, ce qui est dommage car elles sont presque neuves.

M. Denis Baupin. C’est donc le temps court qui commande au temps long.

M. Thomas-Olivier Léautier. En raison d’une erreur d’anticipation.

La bonne nouvelle de la concurrence, c’est que cette erreur n’a aucun impact sur la facture de l’usager. Seuls les investisseurs des opérateurs qui ont surinvesti paient les conséquences de leur erreur d’appréciation. Par exemple, c’est aux investisseurs de GDF Suez et non pas aux clients d’assumer la dépréciation de 12 milliards d’euros des moyens de production qu’ils ont investis et qui ne sont pas rentables.

Lorsque la capacité se sera réduite et que nous nous orienterons vers un retour à l’équilibre, il faudra voir si les mécanismes de marché permettront de financer la construction de nouveaux moyens de production.

En théorie, monsieur Baupin, vous avez raison : il est toujours possible de répartir la gestion de la pointe entre effacements et mécanismes de capacité. En pratique, une telle répartition reste difficile à mettre en œuvre, en raison notamment du problème de l’anticipation et de la vérité des effacements. En effet, s’il est possible de prévoir la capacité de centrales pour 2018, comment, en revanche, un fournisseur peut-il s’engager à effacer dix gigawatts dans quatre ans ? Il ignore quel sera son portefeuille de clients à cette date.

De plus, un effacement se révèle toujours difficile à mesurer, puisque la mesure dépend d’une estimation de la consommation qui aurait eu lieu. Un industriel peut affirmer avoir dépensé quatre-vingts gigawatts au lieu de 100 et donc en avoir effacé vingt : c’est lui qui affirme qu’il aurait dû normalement en consommer 100. Qu’est-ce qui prouve qu’il n’en aurait pas effectivement consommé quatre-vingt-dix ?

Il n’est donc pas facile d’insérer l’effacement dans le mécanisme de capacité. Les opérateurs de réseau tendent à privilégier les centrales de production, ce qui diminue d’autant la valeur marginale des effacements. Les problèmes posés par l’effacement sont très compliqués : ils constituent un sujet de recherche sur lesquels nous travaillons en ce moment. Nous ne sommes pas encore parvenus à trouver de mécanisme cohérent.

Jean Tirole ne dit pas autre chose : il faut fixer un prix du CO2, qui est une externalité, en recourant soit à une taxe, soit au marché. L’Europe, sous la pression des États-Unis, a choisi le marché. Or le marché du carbone fonctionne très bien. Les quotas fixés reposaient sur une prévision de forte croissance économique : la crise ayant diminué les émissions de carbone, le prix du CO2 a baissé. Le marché fixe donc normalement le prix.

Si les pouvoirs publics français souhaitaient contrôler les émissions de gaz à effet de serre, ils y ont réussi : elles baissent en Europe, en raison, c’est vrai, de la crise économique. Si, en revanche, ils souhaitaient fixer le prix du carbone, ils auraient dû non pas recourir au marché mais créer une taxe. C’est ce qu’ils ont tenté de faire avec l’écotaxe, sans y réussir jusqu’à présent.

Monsieur Baupin, il n’est pas choquant que 41 milliards d’euros appartenant aux collectivités locales entrent dans le bilan d’ErDF, puisque, si les réseaux appartiennent effectivement aux collectivités locales, le concessionnaire qu’est ErDF inclut cette somme dans son passif et non dans son actif. Que le réseau ErDF reconnaisse dans ses comptes devoir 41 milliards aux collectivités locales me paraît donc tout à fait justifié. De même que les entreprises doivent de l’argent aux banques, ErDF, lui, en doit aux collectivités locales.

J’ai été trop vague sur la gouvernance cible des réseaux : je maintiens, en tant qu’économiste, que la juxtaposition de deux millefeuilles est inefficace. En revanche, décider de maintenir ou non un opérateur national intégré, pour en retirer les bénéfices en termes notamment de mutualisation et d’économies d’échelle, est un choix d’ordre politique, et l’économiste académique ne saurait apporter de réponse théorique en la matière. Si vous décidez de maintenir cet opérateur national intégré, vous devrez alors trouver le moyen d’intégrer en son sein la prise de décision locale, par exemple en créant des structures locales au sein desquelles les élus et ErDf négocieront entre eux des plans d’investissements. Le tout est d’éviter, je le répète, la juxtaposition de deux millefeuilles. Si vous répondez par la négative, alors, il convient, comme l’ont fait les Italiens, de laisser les collectivités territoriales qui le souhaitent reprendre en main leurs activités de distribution, le reste du territoire étant régi par ErDF seul. Le tout est de comparer les coûts et les avantages des deux systèmes : le choix, je le répète, est d’ordre politique.

Je rejoins le président Boiteux : les économistes sont plutôt opposés à la péréquation. J’habite à côté de la forêt de Sivens et ma maison est la dernière de la route. M’apporter l’électricité coûtant plus cher que dans le cas d’un Parisien, je devrais donc la payer plus cher. En revanche, si vous voulez me récompenser de participer à l’aménagement du territoire en habitant la campagne, faites-moi payer moins d’impôts ! Le président Boiteux a été très clair sur le sujet.

Si vous voulez réduire la consommation électrique, il faut augmenter son prix. Le président Boiteux l’a rappelé, le meilleur signal pour diriger la consommation des Français, c’est le prix. Le représentant de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) que vous avez auditionné l’a souligné : l’augmentation du prix de l’électricité en France diminuera mécaniquement la consommation de mégawattheures, ce qui laisse évidemment ouverte la question fondamentale de la précarité énergétique, qui s’aggravera à proportion que les prix augmenteront.

Le stockage est comme le saint graal de l’électricité : le jour où nous parviendrons à un stockage économique de l’électricité, nous changerons de modèle, du fait que l’ensemble des problèmes que nous connaissons aujourd'hui disparaîtra, notamment en termes d’équilibre à court terme entre l’offre et la demande. Toutefois, à lire les physiciens, ce n’est pas pour demain : selon eux, il ne faut s’attendre à aucune révolution en matière de stockage de l’électricité avant 2030, voire 2040.

Les économistes hésitent toujours à se prononcer sur les industries électrointensives : ils sont en effet favorables à la vérité des prix – pour eux, les prix doivent toujours refléter les coûts –, tout en n’ignorant pas les problématiques de concurrence entre blocs géographiques. S’ils n’apportent pas de réponse limpide en la matière, ils sont toutefois convaincus que la subvention est préférable à la réduction du prix de l’électricité – c’est un principe d’économie générale : si les industriels connaissent le coût réel de l’électricité – il en est de même des simples consommateurs –, ils seront incités à recourir à l’effacement. Il conviendra alors de prévoir des compensations pour restaurer leur compétitivité et leur permettre de s’implanter sur le territoire. Je le répète : il est toujours mauvais d’alterer les prix, car cette pratique affecte la décision des consommateurs. Si vous voulez encourager l’industrie – c’est une préoccupation politique légitime –, il convient d’instaurer des subventions sur les taxes plutôt que de recourir à une modification des prix.

Je pense enfin que la gouvernance de l’électricité migrera vers les échelons local et européen : progressivement, la place de l’échelon national diminuera dans la gouvernance électrique. Les grandes décisions structurantes sur le mix énergétique devraient être prises au plan européen : je pense notamment aux grandes décisions sur l’avenir du nucléaire – les Français ne sont pas les seuls à bénéficier d’un parc nucléaire. Il en est de même des décisions relatives aux énergies renouvelables, qui affecteront toute l’Europe.

Prenons un exemple : les Allemands ont installé des panneaux photovoltaïques sur tout leur territoire, alors que le soleil y est rare. Une vraie politique européenne aurait conduit à installer ces mêmes panneaux en Italie ou en Espagne, ce qui aurait permis d’augmenter à un coût moindre la part des énergies renouvelables dans le mix européen global. Il en est de même du stockage : une vraie politique européenne conduirait à produire de l’électricité en Mer du Nord, puis à la stocker en Norvège avant de la redescendre plus au sud en fonction des besoins.

En tant qu’économiste, je pense qu’il existe, en matière de politique énergétique, un déficit de coopération au plan européen.

M. Alain Leboeuf, président. Je vous remercie, monsieur le professeur.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Réunion du jeudi 6 novembre 2014 à 8 h 45

Présents. - M. Denis Baupin, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Gorges, M. Jean Grellier, M. Alain Leboeuf, Mme Clotilde Valter

Excusés. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. François Brottes, Mme Jeanine Dubié, M. Hervé Gaymard, M. Marc Goua, Mme Annick Le Loch, Mme Béatrice Santais