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Commission d’enquête relative aux tarifs de l’électricité

Mercredi 19 novembre 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 15

Présidence de M. Alain Leboeuf, Vice-Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Houtman, conseillère principale auprès du directeur général en charge de l’énergie de la Commission européenne

M. Alain Leboeuf, président. Nous sommes très heureux de vous recevoir ce soir, madame Houtman.

Dans le cadre de ses travaux, notre commission d’enquête examine les différents éléments de la construction tarifaire, du producteur jusqu’au consommateur final, que ce dernier soit un industriel ou un particulier. Les constructions tarifaires diffèrent sensiblement d’un État membre à l’autre, l’élément fiscal ou parafiscal jouant d’ailleurs un rôle croissant dans cette différenciation.

Une étude d’octobre 2014, qui émane non pas de votre direction générale mais de celle des affaires économiques et financières de la Commission, a retenu notre attention. Elle porte sur ce qui est appelé les « déficits tarifaires » dans le secteur de l’électricité. Par cette notion, il faut entendre les écarts entre coûts réels et prix de détail, encore très importants dans certains pays, alors que le marché de l’électricité est ouvert à la concurrence depuis plusieurs années. Selon cette étude, le nombre de pays européens concernés par ces déficits tarifaires a augmenté depuis 2009 – ils sont actuellement onze – et leur montant représente 60 % de la consommation d’électricité de l’Union européenne. On observe les déficits tarifaires les plus élevés en Espagne, au Portugal ou en Grèce, du fait de la crise économique. En France, en Roumanie et en Bulgarie, les déficits tarifaires correspondraient, toujours selon cette étude, à une situation structurelle, tandis qu’ils ne présenteraient qu’un caractère temporaire en Allemagne et en Italie !

Nous n’entendons pas vous demander des explications détaillées sur des démonstrations économétriques complexes. Néanmoins, pouvez-vous nous éclairer sur les causes de cette différenciation entre pays ? En outre, estimez-vous que les dispositifs nationaux de soutien aux énergies renouvelables, eux aussi très différents, peuvent expliquer une partie de ces divergences ? Dans la quasi-totalité des États membres, à l’exception du Luxembourg et de la Finlande, le soutien aux énergies renouvelables est à la charge du consommateur final. Celui-ci paie un supplément dans sa facture à cet effet, qui est compris, en France, dans la contribution au service public de l’électricité (CSPE). À cet égard, on évoque souvent le soutien particulier que l’Allemagne accorde à sa grande industrie, laquelle se verrait assez largement exonérée d’un supplément tarifaire de cette nature qui pèserait, en revanche, sur les autres consommateurs. Qu’en est-il précisément ? Est-il exact que des procédures contentieuses ont été lancées, tant au niveau national qu’au niveau européen, à propos de cette distorsion de traitement ?

D’une manière générale, quel est l’avenir des tarifs réglementés ? Leur mise en œuvre a-t-elle effectivement abouti à creuser les différences entre les États membres ? Du point de vue de la Commission européenne, conviendrait-il de sortir au plus vite du système des tarifs réglementés, en ne laissant subsister comme cadre dérogatoire, dans chaque pays, que des tarifs sociaux destinés aux consommateurs en situation de précarité ?

Enfin, quelles ont été les conséquences des insuffisances constatées dans le fonctionnement du système d’échange des quotas de dioxyde de carbone ? N’aurait-il pas été souhaitable que ce système ait des effets sur l’évolution des régimes tarifaires appliqués aux industriels ? Quels sont les projets de la Commission européenne en la matière ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Anne Houtman prête serment.)

Mme Anne Houtman, conseillère principale auprès du directeur général de l’énergie à la Commission européenne. Je vous remercie d’avoir invité un représentant de la Commission pour une audition.

Je commencerai par vous faire part d’éléments de cadrage : les orientations générales de la politique de l’énergie, dont ma direction générale est responsable ; le cadrage législatif, qui est lié à la politique du marché intérieur de l’énergie, laquelle relève également de la compétence de ma direction générale ; les aspects se rapportant à l’application des règles de la concurrence.

La politique de l’énergie menée depuis une vingtaine d’années dans l’Union européenne poursuit trois objectifs indissociables. Chaque fois que nous prenons des mesures visant à atteindre l’un de ces objectifs, nous tenons dûment compte des deux autres. Le premier objectif est de mettre à la disposition des consommateurs une énergie à un prix à la fois abordable pour les ménages et compétitif pour l’industrie. Le deuxième a trait au développement durable, la consommation d’énergie représentant 80 % des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union européenne. À cet égard, nous nous sommes donné un cadre jusqu’à 2020, avec les objectifs « 20-20-20 ». En préparation de la conférence « Paris Climat 2015 », le Conseil européen vient de le compléter en fixant des objectifs pour 2030 : réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau de 1990 ; augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie jusqu’à 27 % au moins ; amélioration de l’efficacité énergétique en réalisant des économies d’énergie à hauteur de 27 % au moins. Le troisième objectif de notre politique est la sécurité de l’approvisionnement au sens large, puisque cela comprend la fiabilité des réseaux et les conditions techniques de l’approvisionnement. À la suite de la crise russo-ukrainienne, la Commission européenne a publié un rapport sur le sujet et réalisé des tests de résistance.

Pour atteindre ces trois objectifs, la politique de l’Union a notamment consisté à créer un marché européen intégré de l’énergie, en particulier dans les secteurs de l’électricité et du gaz, où il n’existait pas, les réseaux ayant été largement organisés sur une base nationale, avec des opérateurs en situation de monopole. Il s’agit d’une politique indispensable. L’ouverture des marchés s’est faite de façon très progressive, au moyen de trois paquets législatifs, en 1996, 2003 et 2009. Les étapes les plus tangibles ont été l’ouverture du marché aux clients non résidentiels – c’est-à-dire essentiellement industriels – en 2004, puis celle à tous les clients le 1er juillet 2007. Les clients peuvent désormais choisir librement leur fournisseur. Les chefs d’État et de Gouvernement de l’Union ont rappelé à plusieurs reprises leur intention d’achever le marché intérieur de l’énergie en 2014, les progrès étant plus lents que prévu.

Sur la base du deuxième paquet législatif, la Commission européenne avait engagé des procédures contre neuf États membres à propos de tarifs réglementés appliqués aux clients résidentiels – aucune ne portait sur les tarifs appliqués aux particuliers. Elle a mis un terme à toutes ces procédures – sauf à l’une d’entre elles, qui concerne les tarifs du gaz en Pologne –, en tenant compte soit de décisions qui ont prévu une suppression progressive des tarifs réglementés pour les industriels, soit de promesses, comme cela a été le cas pour la France, avec la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME), adoptée en 2010. Une procédure demeure pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant ces tarifs. Elle devrait apporter des clarifications s’agissant de leur compatibilité avec la directive relative au marché intérieur de l’électricité.

Quant au troisième paquet, il aurait dû être transposé en mars 2011. Or tel n’a pas été le cas dans de nombreux États membres. La Commission européenne termine son examen de la transposition ; elle vérifie actuellement si l’intégralité des textes de transposition est conforme au cadre législatif européen.

Outre ce cadre législatif, les règles de la concurrence s’appliquent dans le secteur de l’énergie. Certaines d’entre elles s’adressent aux entreprises, notamment l’interdiction des cartels et des abus de position dominante. D’autres s’adressent aux États membres, telles les règles en matière d’aides d’État. À cet égard, je souhaite mentionner deux décisions importantes prises par la Commission européenne en ce qui concerne les tarifs de l’électricité. D’une part, à la suite de l’arrêt Association Vent de colère ! qui a été rendu par la CJUE, la Commission européenne a approuvé cet été les aides d’État octroyées aux producteurs d’énergies renouvelables, tout en ouvrant une procédure d’enquête approfondie sur les exemptions à la CSPE dont bénéficient les industries électro-intensives. D’autre part, en 2012, elle avait considéré que les tarifs réglementés jaune et vert – elle ne s’était pas intéressée au tarif bleu appliqué aux ménages – constituaient des aides accordées par l’État aux entreprises, mais qu’elles étaient compatibles avec le droit européen sous certaines conditions.

La première de ces conditions était la mise en place de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH). Elle était assortie de l’exigence que la France soumette à la Commission européenne son projet de méthode de calcul du tarif de l’ARENH, ce qu’elle a fait cet été avec un certain retard, l’échéance initialement prévue étant le début de l’année 2013. Ce projet est en cours d’examen par la direction générale de la concurrence. Ma collègue Céline Gauer, qui travaille dans cette direction générale, pourra certainement vous en dire plus lorsque vous l’auditionnerez, la semaine prochaine. La deuxième condition était une réduction progressive de l’écart entre les tarifs réglementés et les coûts totaux de production. La troisième était la fin de ces tarifs réglementés pour les grands et moyens consommateurs, au plus tard le 31 décembre 2015, ce qui est prévu par la loi NOME.

La réglementation des tarifs est une question très complexe, qui préoccupe de nombreux États membres. Il est bon qu’ils en discutent. À cet égard, je ne peux que me féliciter du travail de votre commission d’enquête, d’autant qu’elle s’est fixé des objectifs en matière de transparence des tarifs. Comme vous l’avez indiqué dans votre introduction, monsieur le président, les tarifs doivent refléter les coûts. Si tel n’est pas le cas, non seulement cela conduit à accumuler des déficits – qui constituent, selon les cas, un problème pour les finances de l’État ou pour celles de l’entreprise –, mais cela crée aussi des obstacles à l’entrée sur le marché de l’électricité, qui perd alors son caractère contestable. Les tarifs réglementés ont des effets négatifs particulièrement marqués lorsqu’ils sont inférieurs aux coûts de production. En effet, les prix doivent en principe donner un signal non seulement aux investisseurs, mais aussi aux consommateurs. Avec des prix artificiellement bas, les consommateurs ne sont pas incités à modérer leur consommation. D’autre part, des tarifs réglementés inférieurs aux coûts constituent une barrière pour les nouveaux entrants sur le marché. Et, même lorsqu’ils sont supérieurs aux coûts, ils peuvent constituer un obstacle, dans la mesure où les consommateurs ne sont pas incités à changer de fournisseur, soit parce qu’ils estiment que le gain n’en vaut pas la peine, soit parce qu’ils ont l’impression d’être protégés par ces tarifs.

Protéger les consommateurs contre les fluctuations de prix excessives est une bonne chose ; il s’agit même d’une obligation s’agissant des consommateurs en situation de précarité énergétique. Mais peut-on le faire sans entraver la concurrence, sans décourager l’innovation en matière de services de l’énergie et sans accumuler les déficits ? Tel est le défi. Certains États membres, en particulier la Belgique récemment, ont choisi d’apporter une aide ciblée aux consommateurs les plus vulnérables, tout en surveillant très étroitement l’évolution des prix. Cela nous paraît une excellente solution. À ce stade, la Commission a choisi de coopérer avec les États membres en matière de tarifs réglementés appliqués aux clients résidentiels. Elle a mené des dialogues approfondis très constructifs avec eux afin de trouver la meilleure façon de répondre à ce défi en tenant compte des objectifs qu’ils se sont eux-mêmes fixés, notamment celui d’achever le marché intérieur de l’énergie.

Mme Clotilde Valter, rapporteure. Je vous remercie, madame, de votre exposé.

La question des « déficits tarifaires » se pose dans des termes différents d’un État membre à l’autre. Comment doit-elle être traitée selon vous ? Globalement ou au cas par cas ? Quelle démarche convient-il de suivre s’agissant de la France ?

La production d’énergie, notamment des énergies renouvelables, est subventionnée dans plusieurs pays, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne. Dans l’état actuel des règles européennes, comment abordez-vous les aides attribuées par les États membres et les différents dispositifs en vigueur ?

D’autre part, les entreprises françaises et européennes ont des difficultés à faire face à une concurrence venant de pays où l’énergie est beaucoup moins chère qu’en Europe. Il s’agit d’une véritable distorsion. Pensez-vous que le cadre européen actuel est adapté à cette situation ? Nous nous sommes déjà interrogés sur ce point dans le cadre de nos travaux. En termes plus précis, le cadre européen n’est-il pas trop contraignant pour les États membres et pour les entreprises ? Ne les place-t-il pas dans une situation de faiblesse par rapport à la concurrence internationale ? Ne conviendrait-il pas de le modifier pour permettre à nos entreprises de maintenir leur activité et les emplois correspondants au sein de l’Union européenne ? Certaines d’entre elles sont en effet tentées de se délocaliser sur d’autres continents.

De votre point de vue, le dispositif français actuel pèse-t-il sur les coûts et sur les tarifs ? Si oui, en quoi ? Que faudrait-il revoir dans ce dispositif afin de pouvoir réduire les coûts et les tarifs ? Posez-vous ou non la question en ces termes ?

Enfin, une concurrence accrue est-elle ou non un facteur de réduction des coûts et des tarifs ? Les avis sont assez partagés sur ce point au sein de notre commission d’enquête. Il semble que les coûts soient surtout alourdis par les taxes. L’expérience d’autres pays de l’Union a-t-elle fait la démonstration que la concurrence contribuait bien à diminuer les coûts ?

Mme Anne Houtman. Les déficits tarifaires existent dans une dizaine d’États membres. En Allemagne et en Italie, il s’agit seulement de déficits temporaires, liés à une sous-estimation préalable des coûts futurs des énergies renouvelables. Le déficit tarifaire observé en Grèce est lui aussi dû, en partie, aux énergies renouvelables. En Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Lettonie et à Malte, les déficits tiennent au fait que les tarifs sont inférieurs aux coûts. Telle est également l’une des deux causes du déficit observé en France, l’autre étant les obligations de service public, c’est-à-dire la CSPE.

S’agissant des tarifs, il convient de se poser la question d’une convergence. Dans un marché libéralisé, il faudrait en principe que, à chaque étape – production, transport, distribution, commercialisation –, les prix reflètent le mieux possible les coûts. À défaut, le marché ne peut pas fonctionner correctement. Quant aux coûts liés à la CSPE, une partie d’entre eux provient des subventions aux énergies renouvelables. La France n’est d’ailleurs pas le pays où le soutien aux énergies renouvelables se fait dans les conditions les moins satisfaisantes : elle a essayé de minimiser les coûts en lançant des appels d’offres.

La Commission européenne a examiné la question des subventions aux énergies renouvelables et a constaté que différents problèmes se posaient. Dans certains États membres, les opérateurs ont bénéficié d’une surcompensation, parce que les mécanismes de soutien mis en place n’ont pas tenu compte du fait que les technologies devenaient matures et que leurs coûts se rapprochaient de ceux des énergies traditionnelles. Par conséquent, les subventions n’ont pas été ajustées à la réduction de l’écart avec les coûts du marché. L’autre problème a été que les États membres ont cherché à atteindre leurs objectifs d’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie en se basant essentiellement sur la production nationale, sans tenir compte du fait qu’il existait un marché européen sur lequel ils disposaient d’un choix plus large et pouvaient éventuellement trouver des énergies renouvelables, notamment éolienne et solaire, produites à des coûts moindres que sur leur propre territoire. En raison de ces deux facteurs, les énergies renouvelables ont coûté plus cher qu’elles n’auraient dû. Cela a beaucoup pesé sur les charges comme sur les taxes, les coûts se répercutant sur l’ensemble du système énergétique.

La Commission européenne a adopté, en avril dernier, de nouvelles lignes directrices concernant les aides d’État en matière de protection de l’environnement et d’énergie. Publiées au Journal officiel de l’Union européenne le 28 juin, elles prévoient notamment la possibilité de subventionner les énergies renouvelables. Les grands principes qui s’appliquent en matière d’aides d’État sont les suivants : l’aide doit poursuive un objectif d’intérêt commun au niveau européen, condition que remplissent incontestablement les aides aux énergies renouvelables ; on doit constater une défaillance du marché, à savoir que le simple jeu des mécanismes du marché ne permet pas d’atteindre cet objectif ; l’aide doit être proportionnée, c’est-à-dire limitée au minimum nécessaire. Les règles détaillées qui figurent dans les lignes directrices découlent de l’application de ces principes.

S’agissant de la problématique de la concurrence internationale, un chapitre particulier des lignes directrices prévoit expressément la possibilité d’exempter les industries électro-intensives de certaines charges ou de certaines taxes liées au soutien aux énergies renouvelables. Si l’électro-intensité de ces entreprises dépasse un certain seuil et si elles sont considérées comme étant exposées à la concurrence internationale – ce critère s’appréciant notamment au regard de la part des exportations dans le chiffre d’affaires du secteur considéré –, elles peuvent bénéficier d’exemptions. Celles-ci ne peuvent cependant pas être totales, la Commission européenne estimant que ces entreprises doivent elles aussi contribuer, même de manière limitée, aux mécanismes de soutien aux énergies renouvelables. La contribution minimale est, en principe, de 15 % des coûts supplémentaires engendrés par ces mécanismes. Elle peut toutefois être limitée à 0,5 % de la valeur ajoutée brute pour les industries électro-intensives, contre 4 % pour les autres entreprises.

Avant de publier ces lignes directrices, la Commission européenne a largement consulté les États membres – qui ont fait part de leurs observations sur le projet de texte – et les différents acteurs du secteur, entreprises, associations et ONG. Le résultat tient donc compte de la problématique dans son ensemble. Les exemptions pour les industries électro-intensives, qui n’étaient pas possibles auparavant en matière d’aides d’État, sont analogues à celles qui existent pour ces mêmes entreprises dans le cadre du système d’échange de droits d’émission de dioxyde de carbone.

Pour ce qui est de la France, le seul dossier pendant en matière d’aides d’État concerne les exemptions dont bénéficient les industries électro-intensives – celui qui portait sur l’aide aux producteurs d’énergies renouvelables est désormais clos. La Commission européenne a ouvert cette procédure à un moment où les nouvelles lignes directrices n’étaient pas encore publiées – les anciennes n’auraient pas permis d’approuver ces exemptions. Ce dossier est d’ailleurs assez comparable au dossier allemand, auquel les Français sont très sensibles. Sur la base des nouvelles lignes directrices, la Commission européenne a récemment approuvé les aides pratiquées en Allemagne, mais après que celle-ci a restreint à la fois leur champ d’application et leur niveau.

Que faudrait-il revoir dans le dispositif français pour réduire les coûts et les tarifs ? Plusieurs composantes entrent en ligne de compte. Les prix de gros de l’électricité à l’intérieur de l’Union européenne sont pratiquement deux fois supérieurs à ceux observés chez certains de nos grands concurrents internationaux. La différence tient essentiellement aux coûts de nos réseaux et aux taxes et prélèvements. Nos réseaux coûtent certes plus cher, mais ils sont aussi, selon notre analyse, beaucoup plus fiables que ceux de nos partenaires : les fluctuations sont moins importantes et les interruptions moins fréquentes, ce bénéfice économique n’étant pas directement pris en compte dans la mesure où il s’agit d’une externalité. Quant aux taxes et prélèvements, ils sont essentiellement destinés à couvrir les coûts des énergies renouvelables. Comme je l’ai indiqué, il faut essayer de limiter les subventions aux énergies renouvelables à ce qui est strictement nécessaire. Ces technologies deviennent progressivement matures et devraient, à terme, pouvoir se passer de subventions. Il conviendrait que les mécanismes de soutien le prévoient. En revanche, cela ne doit pas empêcher d’accorder des subventions à des technologies qui ne sont pas, elles, matures et qui ont besoin d’un soutien pour devenir efficaces. Par ailleurs, des gains peuvent certainement être réalisés si les États membres envisagent le marché de manière plus large, c’est-à-dire s’ils ne s’approvisionnent pas que sur leur marché national.

La concurrence est bien un facteur de réduction des coûts et des tarifs. En France, l’opérateur national détient plus de 90 % du marché de l’électricité ; on ne peut donc pas dire que le marché français soit ouvert, qu’il s’agisse du marché de détail ou du marché de gros. Il est difficile d’apprécier les conséquences de la libéralisation du marché de l’électricité en France : ses effets ne se sont pas encore fait sentir, notamment en raison des tarifs réglementés, qui ont joué un rôle de barrière à l’entrée.

M. Denis Baupin. Dans votre présentation, vous avez évoqué systématiquement la libéralisation du marché, comme s’il s’agissait du but ultime de la politique européenne en matière énergétique. De mon point de vue, elle peut éventuellement être un moyen, mais pas un objectif ! D’autre part, nous considérons que les décisions prises au titre du paquet énergie-climat sont très largement insatisfaisantes en matière de développement des énergies renouvelables et de maîtrise de l’énergie. Seul fait exception l’objectif de réduire de 40 % au moins les émissions de gaz à effet de serre.

Les dysfonctionnements du marché de l’énergie tiennent, selon vous, au fait qu’il n’est pas complètement mis en place. En réalité, ce marché fonctionne très mal : les messages qu’il délivre ne concernent que le très court terme ; le prix de l’électricité s’adapte aux évolutions instantanées et n’incite nullement à la construction d’équipements nouveaux, notamment pas de ceux dont nous aurions besoin pour faire face aux fluctuations de l’offre ou de la demande. D’une manière générale, les énergéticiens indiquent qu’aucun investissement n’est actuellement rentable en matière de construction d’installations. D’où la question que posent de nombreux acteurs : comment faire évoluer le marché afin de prendre en compte les besoins d’investissement ? Je suis d’ailleurs surpris qu’elle ne figure pas au cœur des préoccupations de la Commission européenne. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce sujet ? Y a-t-il des réflexions en cours sur ce point ?

Le marché est également perturbé, selon vous, par le subventionnement de certaines énergies, notamment des énergies renouvelables. Prenons le cas d’une technologie que l’on nous présente depuis longtemps comme mature, mais dont plusieurs éléments sont largement financés ou pris en charge par les pouvoirs publics : non seulement la recherche, mais aussi le démantèlement – toutes les études montrant que les provisions faites en la matière sont très insuffisantes –, la gestion des déchets, qui risque de s’étendre sur plusieurs milliers d’années, les coûts de fonctionnement, largement sous-évalués, et l’assurance. Je suppose que l’auditoire a compris de quelle énergie je veux parler ! Estimez-vous que ce secteur entre dans le champ de la concurrence ? Ou bien existe-t-il en la matière une distorsion de concurrence résultant de subventions en quelque sorte masquées ? Je suis toujours surpris que l’on évoque les subventions pour certaines énergies et pas pour d’autres !

À cet égard, s’agissant des deux réacteurs nucléaires qui seront construits au Royaume-Uni, la Commission européenne a récemment considéré que l’achat de l’électricité à un tarif garanti pendant trente-cinq ans était conforme aux règles européennes en matière d’aides d’État. Cette décision a surpris de nombreux observateurs, y compris certains de ceux qui avaient déposé le dossier ! Nous nous attendions en effet à ce que le dispositif présenté sorte très largement du cadre européen. Jusqu’où ce cadre va-t-il donc ? Dans quel cas le dispositif n’aurait-il pas été considéré comme conforme ? Si l’on nous dit, d’un côté, qu’il faut éviter toute distorsion de concurrence afin que le marché fonctionne correctement, mais que, de l’autre, on autorise des subventions dérogatoires d’une telle ampleur, il y a là un décalage entre les principes et les actes qui rend la politique européenne bien peu lisible !

Il est, en revanche, une autre distorsion de concurrence que je souhaite voir mise en place : un marché du carbone qui fonctionne véritablement. Le président vous a d’ailleurs interrogée à ce sujet. La faiblesse du prix du carbone au niveau européen a constitué, nous le savons, une forte incitation à produire de l’électricité à partir du charbon. À votre avis, à quelle échéance peut-on espérer disposer d’un marché du carbone qui fonctionne et qui n’encourage plus à utiliser le charbon à l’intérieur de l’Union européenne ?

M. François Brottes. Je salue à nouveau votre présence dans nos locaux, madame Houtman. Vous avez aussi été auditionnée récemment par la commission spéciale chargée de l’examen du projet de loi relatif à la transition énergétique.

L’intervention de M. Baupin montre que le Parlement français ne défend pas toujours les intérêts du pays : il indique à la Commission européenne comment trouver les éventuelles failles dans les systèmes nationaux ! Je m’inscris d’ailleurs en faux contre ce qu’il a affirmé à propos de l’industrie mature en question : si elle a bien bénéficié de subventions en matière de recherche, il n’est nullement démontré que tel a été le cas pour les autres éléments mentionnés.

M. Jean-Pierre Gorges. Je suis d’accord avec le président Brottes sur ce point.

M. François Brottes. Quant à la décision prise sur le dossier nucléaire britannique, elle honore la Commission européenne.

Celle-ci est-elle bien consciente que les coûts fixes incontournables – infrastructures de production, réseaux, etc. – représentent environ 70 % des coûts de production de l’électricité ? Dans la mesure où les mécanismes du marché ne peuvent pas jouer pour cette part de coûts fixes – sinon, on en viendrait à détruire ce qui permet au système de fonctionner –, comment s’attendre à ce que le marché règle tous les problèmes ? Cette approche m’a toujours interpellé.

S’agissant des industries électro-intensives, je prends acte des évolutions récentes de la Commission européenne : le sujet est désormais abordé, ce qui n’était pas le cas auparavant. Son raisonnement me paraît néanmoins à côté de la plaque, passez-moi l’expression ! J’ai participé récemment, à Rome, à une réunion des présidents des commissions des affaires économiques des parlements des États membres, et nous avons tous constaté que, sur les autres continents, l’accès à l’énergie était subventionné pour les industriels. Tel est notamment le cas aux États-Unis, en Afrique du Sud et en Asie. Or nos industries électro-intensives – dans les secteurs de l’aluminium, de la papeterie, etc. – se battent sur le marché mondial. L’important est donc de prendre en compte non pas tant la part de leurs exportations hors de l’Union européenne que l’intensité de la concurrence déloyale qu’elles subissent de la part d’industries fabriquant les mêmes produits qu’elles dans des pays où l’énergie est subventionnée et les vendant sur le marché européen. Je souhaiterais que, tous ensemble, nous fassions progresser la réflexion de la Commission européenne dans ce sens. De nombreux États membres – non seulement la France, mais aussi l’Allemagne, l’Italie et d’autres – sont inquiets : nous craignons que l’Europe ne se réveille que le jour où ses industries électro-intensives auront mis la clé sous la porte ! Il en va de leur survie ! Je le dis pour que cela soit répété, mais aussi pour connaître votre analyse sur ce point.

M. Jean-Pierre Gorges. L’Union européenne souhaite libéraliser les marchés. On peut comprendre ce choix. Quant à savoir s’il convient de le maintenir ou non, il s’agit d’une question politique. Cependant, le modèle français, qui fait que l’on achète de l’électricité plus cher qu’on ne la revend, notamment lorsqu’elle est d’origine éolienne ou photovoltaïque, est-il compatible avec un système libéralisé ? La CJUE et le Conseil d’État ont donné leur avis sur ce point ; certaines affaires ont donné lieu à des condamnations. J’ai l’impression que l’on décrète un mode de fonctionnement, alors que chaque pays a ses us et coutumes. Et ce n’est pas neutre : en matière de transition énergétique, certains pays comme la France sont en train d’effectuer des choix qui n’ont aucun fondement juridique solide au regard du cadre européen. Et qui ne tiennent guère non plus du point de vue économique, car nous sommes dans un jeu à somme nulle et cela se paie un jour. Je suis d’accord avec le président Brottes : nous risquons de nous retrouver dans une situation économique contradictoire, impliquant des migrations technologiques vers d’autres solutions. En somme, l’Union européenne est-elle un bon régulateur ? Et la France est-elle un bon élève ?

Mme Anne Houtman. Comme je l’ai indiqué, la mise en place du marché intérieur de l’énergie et la concurrence sont des outils qui nous aideront certainement à disposer de prix plus compétitifs. Les chiffres le prouvent. De plus, un marché plus interconnecté et plus intégré est mieux à même d’assurer la sécurité de l’approvisionnement. Enfin, la mise en place d’un tel marché est également indispensable si nous souhaitons atteindre nos objectifs en matière de lutte contre le changement climatique d’une façon efficace en termes de coûts. Nous ne sommes pas en train de procéder à la libéralisation de manière dogmatique.

D’autre part, le secteur de l’énergie est très réglementé au niveau européen. Nous avons demandé que des régulateurs nationaux soient désignés et que des plans d’investissement soient réalisés, afin de contrôler l’adéquation des capacités aux besoins. Nous n’essayons pas de faire fonctionner le marché de l’énergie comme celui du papier !

Quant au fonctionnement de ce marché, il faut tenir compte du fait qu’il n’est pas encore achevé. Nous travaillons à améliorer les aspects qui doivent l’être. Le dernier paquet législatif relatif au marché intérieur n’a pas été transposé correctement dans tous les États membres et il est encore loin d’être intégralement appliqué. Par ailleurs, il nous manque encore certains éléments, en particulier des codes de réseau, qui devraient nous permettre de faire fonctionner le marché de manière plus fluide.

Les besoins d’investissement sont pris en compte, dans la mesure où, comme je viens de l’indiquer, il est obligatoire de surveiller l’adéquation des capacités aux besoins et de présenter des plans à long terme. Dans certains États membres, des marchés de capacité ont été créés, sur lesquels l’État peut intervenir afin de s’assurer de l’adéquation entre l’offre et la demande. En la matière, le rôle de la Commission marchés de capacités est de s’assurer que cela se fait au moindre coût et de façon ouverte, notamment en tenant compte des interconnexions et de l’offre qui peut exister dans les autres États membres. Elle a d’ailleurs mis en place plusieurs initiatives régionales au sein de l’Union : pour chacune d’entre elles, elle organise une coopération entre les régulateurs et entre les opérateurs de réseau, afin d’optimiser le fonctionnement du marché.

S’agissant du nucléaire, en vertu de l’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la détermination du mix énergétique relève de la compétence exclusive des États membres. La Commission européenne n’a donc pas à se prononcer pas sur le fait qu’un État membre choisisse ou non le nucléaire. Son rôle est de s’assurer de la sûreté des installations nucléaires et de promouvoir la mutualisation de la recherche. Il existe, en outre, une agence d’approvisionnement.

Pour la première fois, la Commission européenne a appliqué les règles en matière d’aides d’État à un dossier portant sur la production d’électricité nucléaire, celui du projet de nouveau réacteur à Hinkley Point, que vous avez mentionné, monsieur Baupin. La logique de la Commission a été exactement celle que j’ai décrite précédemment. Elle s’est d’abord assurée que l’aide poursuivait un objectif d’intérêt commun au niveau européen. Tel est bien le cas en l’espèce, puisque le projet vise, d’une part, à améliorer l’adéquation des capacités aux besoins et, d’autre part, à réduire les émissions de dioxyde de carbone. Ensuite, la Commission a examiné s’il y avait une défaillance du marché. Or il s’avère qu’un investissement d’un tel montant sur une telle durée et comportant un tel nombre d’incertitudes ne peut effectivement pas être réalisé dans les conditions du marché. Pour le reste, il n’y a pas eu de surenchère et la Commission européenne n’a pas accepté n’importe quoi : à la suite de l’ouverture de la procédure, le montant de l’aide a été fortement réduit, d’environ un milliard d’euros, par rapport à la proposition initiale qui avait été notifiée.

M. Denis Baupin. Quel était le montant de cette proposition initiale ?

Mme Anne Houtman. Je n’ai plus le chiffre en tête mais pourrai vous le communiquer plus tard. D’autre part, cette décision ayant été préparée par la direction générale de la concurrence, ma collègue Céline Gauer pourra vous en dire plus.

S’agissant de la garantie de financement, la Commission européenne a obtenu toutes les informations pertinentes lui permettant d’apprécier ce que les marchés financiers étaient susceptibles d’offrir en termes de prêt. Elle a accepté un mécanisme qui constitue probablement une distorsion moindre qu’un prêt régulé, dans la mesure où il instaure un véritable partage des risques entre l’État et l’opérateur : celui-ci devra vendre l’électricité qu’il produit sur le marché et, s’il la vend à un prix supérieur au prix de référence, il devra verser une compensation à l’État ; dans le cas inverse, c’est l’État qui lui versera une compensation. Le prix du marché jouera donc. Encore une fois, il n’appartient pas à la Commission européenne de se prononcer pour ou contre le nucléaire. D’autre part, il n’y a pas de risque de surenchère : la Commission examine chaque cas au regard de ses mérites propres. Elle évalue ce que le marché permet de faire sans intervention de l’État et cherche toujours à limiter l’aide au minimum nécessaire pour réaliser le projet.

La Commission européenne est bien consciente des dysfonctionnements du marché du carbone et essaie de les résoudre : elle a proposé aux États membres, d’une part, de retirer une partie des droits d’émission du marché pour les réintroduire ultérieurement et, d’autre part, de créer, après 2030, une réserve de stabilité du marché, qui permettrait de retirer ou d’ajouter des droits sur le marché en cas de fluctuation excessive du cours du carbone. En la matière, l’initiative appartient à la Commission, mais les décisions sont prises par les États membres et par le Parlement européen.

M. Alain Leboeuf, président. Si vous n’avez pas d’autres éléments à ajouter, je donne à nouveau la parole à Mme la rapporteure.

M. François Brottes. Pourrais-je obtenir, au préalable, des réponses aux questions que j’ai posées ?

Mme Anne Houtman. Votre première question, monsieur le président Brottes, est importante, mais aussi très complexe. Il n’est guère possible de déterminer un juste prix de l’électricité, précisément parce que les coûts fixes sont très élevés dans ce secteur. La Commission européenne ne s’est jamais prononcée sur un niveau de prix, et telle n’est pas son ambition. Son rôle consiste à examiner si les prix réglementés ou fixés par les États constituent ou non une barrière à l’entrée.

S’agissant des industries électro-intensives, nous ne tenons pas uniquement compte de la part de leurs exportations mais, plus largement, de leur exposition à la concurrence, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

En ce qui concerne le rachat de l’électricité d’origine renouvelable, nous cherchons à atteindre, au moindre coût, les objectifs que nous nous sommes fixé en matière de part des énergies renouvelables dans la consommation d’électricité. Il n’est pas économiquement rationnel de racheter l’électricité d’origine renouvelable à un prix qui dépasse ce qui est nécessaire pour encourager sa production.

M. Denis Baupin. Cependant, l’Union s’est fixé en la matière des objectifs minimaux, pas des plafonds.

Mme Anne Houtman. C’est exact. J’en viens d’ailleurs à votre commentaire sur le paquet énergie-climat. Vous n’êtes pas les seuls à avoir souhaité que des objectifs plus ambitieux soient fixés en matière d’efficacité énergétique et de part des énergies renouvelables. Cependant, il faut savoir que la négociation a été préparée pendant plusieurs années et qu’elle a été très difficile. La Commission européenne a mené une série de discussions bilatérales avec chacun des États membres. À l’origine, non seulement il n’y avait pas d’accord sur les niveaux à atteindre, mais il n’était même pas acquis que nous réussirions à fixer des objectifs. Le résultat auquel nous sommes parvenus est sans doute le meilleur que nous pouvions obtenir à vingt-huit, à l’unanimité. Il dépasse en tout cas largement ce que nous pouvions espérer au début des négociations.

Mme la rapporteure. Afin d’aller au bout du raisonnement, je souhaite revenir sur la dernière question que je vous ai posée tout à l’heure et que le président Brottes a reprise sous une autre forme. Plusieurs pays dans le monde subventionnent la production d’énergie. Or, de ce point de vue, les entreprises européennes sont tenues de respecter un cadre qui ne leur permet pas d’être placées dans les mêmes conditions que leurs concurrentes, ce qui les met en difficulté et peut conduire certaines d’entre elles à délocaliser leur activité hors de l’Union européenne, afin de bénéficier d’une énergie moins chère. Il y a là un véritable péril pour certaines de nos entreprises et certains de nos territoires. Selon vous, le cadre européen actuel, tel que modifié au mois de juin dernier, permet-il de répondre à cette situation ? Au sein de cette commission, nous estimons qu’il ne va pas assez loin et qu’il n’est pas adapté aux besoins de nos industries, notamment électro-intensives. La Commission européenne est-elle consciente de la gravité de la situation pour les entreprises européennes ? Envisage-t-elle d’approfondir la réflexion en vue de modifier ce cadre ?

M. Alain Leboeuf, président. Vous êtes très attendue sur cette question, madame Houtman. Quelles sont les évolutions possibles ?

Mme Anne Houtman. Je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit : le nouveau cadre date d’il y a seulement quelques mois et repose sur des données récentes. Les exemptions peuvent concerner plusieurs dizaines de secteurs, dont la liste figure en annexe des lignes directrices. Si la Commission européenne a défini les seuils que j’ai indiqués, c’est qu’elle les a jugés suffisants pour couvrir ce qui devait l’être. Je peux difficilement vous donner une autre réponse.

D’autre part, ainsi que je l’ai indiqué, cette décision est liée à celle prise au Conseil européen des 23 et 24 octobre dernier au sujet des exemptions dont peuvent bénéficier les industries électro-intensives dans le cadre du système d’échange de droits d’émission de dioxyde de carbone. Ces exemptions, assez généreuses selon moi, ont été adoptées par les États membres à l’unanimité. Les secteurs couverts sont les mêmes que ceux qui ont été définis dans les lignes directrices. Auriez-vous un exemple de secteur particulièrement exposé à la concurrence internationale qui ne serait pas couvert ?

Mme la rapporteure. Au sein de cette commission, nous avons le sentiment qu’il y a un péril pour nos entreprises, et que nous atteindrons bientôt un point de rupture pour les industries électro-intensives. Leurs concurrentes bénéficient – grâce à des subventions ou à d’autres dispositifs – d’un prix de l’énergie beaucoup plus faible qu’au sein de l’Union européenne. De notre point de vue, il y a urgence. D’autre part, au cours de nos auditions, nous avons pu mesurer à quel point le problème dépassait les secteurs électro-intensifs. Les cimentiers, par exemple, qui ne sont pas des électro-intensifs au sens strict, y sont également confrontés. La facture d’électricité représente ainsi 20 % des coûts de production de l’une des grandes entreprises françaises de ce secteur. C’est une question cruciale, voire vitale, pour ces entreprises, et cette situation n’est pas propre à la France.

Plusieurs membres de notre commission ont également participé l’année dernière à la commission d’enquête sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes. Dans ce cadre, nous avions auditionné des responsables de la Commission, mais aussi M. Lakshmi Mittal, lequel avait lui aussi constaté que le coût de l’énergie, en particulier celui de l’électricité, était globalement trop élevé à l’intérieur de l’Union européenne – il ne faisait pas la différence entre les États membres. Il considérait que cela pénalisait gravement notre économie et qu’il fallait prendre des mesures urgentes.

Si nous nous permettons d’insister à ce point sur cette question, c’est que nous doutons que l’Union européenne puisse continuer à travailler dans le cadre actuel. Nous prenons acte qu’il a été modifié récemment, mais estimons que ce n’est sans doute pas suffisant. Je crois pouvoir m’exprimer au nom de la commission dans son ensemble : nous partageons tous ce même souci.

Mme Anne Houtman. La Commission européenne partage, elle aussi, ce souci. Elle a remis au mois de janvier, en même temps que ses propositions pour le paquet énergie-climat, un rapport sur les prix et les coûts de l’énergie en Europe, qui établit des comparaisons internationales. Il montre que les prix de l’électricité pour les industriels à l’intérieur de l’Union européenne sont en moyenne deux fois supérieurs à ceux qui sont pratiqués aux États-Unis et en Russie, 20 % plus élevés qu’en Chine et 20 % plus bas qu’au Japon.

Un de nos objectifs est d’essayer de contenir ces coûts, notamment en encourageant les États membres à s’approvisionner en énergie là où elle est la moins chère, c’est-à-dire à recourir à un marché européen qui serait plus liquide et plus vaste. Cela implique qu’ils acceptent de renforcer certaines de leurs interconnexions. Ainsi, la France ne peut pas bénéficier de l’électricité moins chère qui est produite en Espagne ou au Portugal, car son réseau n’est pas suffisamment interconnecté. Ces deux pays ont d’ailleurs insisté sur les objectifs en matière d’interconnexion lors du Conseil européen des 23 et 24 octobre. C’est aussi pour contenir les coûts que la Commission estime qu’il ne faut pas dépasser ce qui est nécessaire en matière d’aides d’État, et qu’elle prendra des mesures, dans les mois qui viennent, pour améliorer le fonctionnement du marché intérieur.

En évoquant les exemptions aux règles en matière d’aides d’État et dans le cadre du système d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre, je pense avoir couvert le sujet. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de recette miracle, d’autant qu’il existe d’autres différences entre l’Union européenne et les pays tiers, notamment en termes de coût du travail.

M. Alain Leboeuf, président. Ne mélangeons pas toutes les questions. La Commission européenne reconnaît bien qu’il existe une grosse différence entre les coûts de l’énergie à l’intérieur de l’Union européenne et ceux qui sont pratiqués à l’extérieur de celle-ci.

Mme Anne Houtman. Tout à fait.

M. Alain Leboeuf, président. Or nous avons l’impression que vous constatez cette situation, mais que rien de concret n’est mis en place pour y répondre.

Mme la rapporteure. Je vous remercie de votre réponse, madame Houtman, et vous prie de m’excuser d’insister encore une fois sur la même question. Vous évoquez les interconnexions et la nécessité pour certains États membres, notamment la France, de s’approvisionner ailleurs au sein de l’Union européenne, là où l’électricité est moins chère. Cependant, dans d’autre pays, par exemple au Canada, l’électricité est encore moins chère, voire quasi gratuite ! Nous sommes donc confrontés à une question que nous ne pouvons résoudre dans le cadre européen existant, même amélioré. D’où la question que je vous ai posée : le cadre général défini par l’Union européenne est-il vraiment adapté aux contraintes que subissent nos entreprises et nos économies ? Pour tenir compte de la situation actuelle, il est sans doute nécessaire d’aller plus loin. Lorsque toutes nos industries électro-intensives seront parties au Canada, nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer !

Mme Anne Houtman. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « aller plus loin » ? À quel type de mesures pensez-vous exactement ?

Mme la rapporteure. Peut-être convient-il d’appréhender le dispositif du point de vue inverse. D’une part, vous partez du principe que la concurrence est un moyen de faire baisser les prix. Or, comme je l’ai indiqué, nous ne sommes pas nécessairement tous d’accord sur ce point. D’autre part, vous imposez des contraintes en matière d’aides d’État. Certes, cette politique est dans les gènes de l’Union européenne, nous pouvons l’intégrer dans notre raisonnement. Mais, dans un contexte où, hors d’Europe, les États subventionnent les prix de l’énergie pour les faire baisser, être membre de l’Union européenne devient un handicap ! Or, au sein de cette commission, nous défendons la construction européenne, et nous voulons plutôt davantage d’Europe que moins d’Europe. Vous nous mettez dans une situation très délicate : au lieu d’aider les États membres et les entreprises européennes à faire face à la concurrence internationale, vous leur ajoutez des contraintes qui les mettent encore plus en difficulté. N’est-il pas temps de changer de logiciel ?

M. François Brottes. Il est légitime que, face à nos questions insistantes, vous nous demandiez quelles sont nos propositions. Le problème est le suivant : le marché européen de l’énergie fonctionne avec un horizon de court terme ; les raisonnements se font à deux ou trois ans. Or tous les investissements dans le domaine de l’énergie sont à long terme, le secteur nucléaire étant le meilleur exemple à cet égard, n’en déplaise à M. Baupin.

M. Denis Baupin. Non, je suis d’accord avec vous, monsieur le président Brottes : les investissements dans le nucléaire sont à très très très long terme !

M. François Brottes. Nous avons donc un point d’accord ! Cela vaut d’ailleurs aussi pour d’autres modes de production d’énergie, par exemple l’éolien offshore. Seul le photovoltaïque semble faire exception, mais, jusqu’à preuve du contraire, les panneaux photovoltaïques ne permettent pas de produire suffisamment de puissance électrique pour alimenter une usine électro-intensive !

Je formule une proposition : nous pourrions ne facturer aux industriels que le coût marginal, en fonction de leur consommation, et les exonérer du « fardeau » des coûts fixes, qui resterait réparti entre tous les autres clients. Car c’est cette part de fardeau qui place les industriels dans une situation de concurrence impossible avec des pays où l’énergie est beaucoup moins chère. Les mécanismes du marché continueront à jouer sur le coût marginal. Ce raisonnement est d’ailleurs à peu de chose près celui qu’ont tenu les Allemands. Si nous voulons maintenir notre industrie, donc nos emplois, mais aussi une partie de nos activités tertiaires – car l’économie fonctionne en cascade –, et que nous considérons la réindustrialisation comme une priorité européenne, ce qu’elle est, selon moi, il me semble que nous pouvons raisonner de cette manière.

M. Alain Leboeuf, président. Voilà une proposition très concrète. Nous vous suggérons de la faire remonter au sein de la Commission européenne, madame Houtman.

Mme Anne Houtman. Votre point de départ était, tout à l’heure, que des prix inférieurs aux coûts posent un problème de déficit. Or vous semblez désormais soutenir l’inverse. Dans quelle direction souhaite-t-on aller ? Je ne suis pas très sûre de bien comprendre.

M. Alain Leboeuf, président. Le coût marginal évoqué par le président Brottes est une notion couramment utilisée dans le domaine de l’énergie. Cet aspect doit pouvoir être retenu dans le cadre des propositions que nous souhaitons faire à la Commission.

M. François Brottes. Poussons-nous mutuellement dans nos retranchements : que l’électricité soit ou non consommée, les coûts fixes du dispositif de production doivent de toute façon être pris en charge. Donc, si nos industries électro-intensives ferment progressivement ou se délocalisent, le fardeau des coûts fixes sera supporté par les clients qui restent. Il faut donc que nous nous disions la chose suivante : avant que les électro-intensifs s’en aillent, trouvons une solution pour que le fardeau des coûts fixes ne leur soit pas facturé. À défaut, la concurrence internationale à laquelle ils sont confrontés risque de les faire disparaître.

D’autre part, on ne réalise plus aujourd’hui certains investissements parce que l’on raisonne à court terme. Nous aurons peut-être des problèmes l’hiver prochain ou le suivant en France et, encore plus, en Belgique, parce que nous avons suspendu des investissements tels que des centrales thermiques au gaz, dans la mesure où ils ne trouvaient pas leur rentabilité. En ne faisant pas ces investissements de long terme qui renforceraient notre capacité de sécurisation du réseau, nous prenons un risque majeur. Qu’importe qu’ils soient rentables ou non certaines années : l’enjeu est de sauvegarder un système qui garantit une continuité de service et permet de maintenir des activités productives qui consomment l’énergie. Arrêtons de raisonner seulement au cas par cas et de nous lancer dans des investissements disparates ! Prenons en compte l’équilibre du réseau dans son ensemble !

Enfin, je ne nie pas que les interconnexions sont insuffisantes et qu’elles pourraient être mieux utilisées – vous avez raison sur ce point. Mais cette approche a ses limites : en raison de l’effet Joule, nous perdons une partie de l’électricité transportée sur longue distance. La production d’électricité doit donc être répartie dans l’espace.

Aujourd’hui, il en va de la survie d’une partie de notre industrie et, partant, de nos emplois, des sous-traitants et des PME qui travaillent pour ces grands groupes. Si les États membres ne sont pas capables d’affronter ensemble ce problème et de décider de ne facturer que le coût marginal à certaines entreprises compte tenu de la concurrence mondiale qu’elles subissent, nous ne parviendrons pas à les conserver. Car leurs concurrents n’ont, eux, pas de scrupules à venir leur tailler des croupières sur le marché européen ! Le problème se pose en ces termes. Bien sûr, dans ce cas, les coûts ne seront pas couverts intégralement, mais ils le seront encore moins une fois ces industries parties !

Certains se sont réjouis de la baisse de la consommation d’électricité. Or, en réalité, elle résulte du fait que de nombreuses usines se sont débranchées ! Peut-on vraiment s’en réjouir, sur un continent où l’on cherche la croissance avec les dents ? La question de l’énergie est vitale pour la croissance. De ce point de vue, nous donnons-nous vraiment les moyens de maintenir et de développer notre industrie ? J’en parle avec un peu de véhémence, car j’ai entendu mes collègues présidents des commissions des affaires économiques des autres parlements nationaux partager ces vives inquiétudes. Il est indispensable que ces sujets remontent à la Commission.

Mme Anne Houtman. Nous sommes d’accord avec vous sur la question des coûts
– nous l’avons d’ailleurs nous-mêmes écrit – et nous essayons de faire ce qu’il faut pour les réduire. De même, nous faisons le nécessaire pour favoriser les investissements, notamment en donnant aux opérateurs et aux investisseurs un cadre à long terme. Car ce sont aussi les incertitudes sur le long terme qui freinent les investissements. Nous nous efforçons de mettre en place un cadre juridique stable, efficace, appliqué partout, qui garantisse l’égalité de traitement. D’autre part, la Commission Juncker a proposé de lancer un grand plan d’investissements, dans lequel l’énergie sera un volet important, non seulement les infrastructures énergétiques, mais aussi le développement des énergies renouvelables et l’amélioration de l’efficacité énergétique. D’ailleurs, n’oublions pas que les progrès en matière d’efficacité énergétique sont sans doute la meilleure manière de réduire les coûts et la facture d’électricité. Or, dans ce domaine, les industriels européens sont certainement les meilleurs au monde.

M. François Brottes. Il convient de distinguer le court terme et le moyen terme.

Mme Anne Houtman. Il y a bien une planification et une gestion à long terme des besoins en infrastructures et en capacités au niveau européen. Les régulateurs et les gestionnaires de réseau ont l’obligation d’établir des plans à long terme en la matière. Ils le font d’ailleurs en coopérant étroitement, en particulier dans le cadre des initiatives régionales que nous mettons actuellement en place.

M. Jean-Pierre Gorges. Monsieur le président Brottes, pensez-vous que les industries électro-intensives pourront fonctionner, un jour, avec de l’électricité d’origine éolienne ou photovoltaïque ? Et, pour reprendre les termes de Mme Houtman, croyez-vous que la loi de transition énergétique que nous venons d’adopter soit un cadre séduisant pour des investisseurs et qu’elle soit à même de garantir une stabilité pour le pays ? Les vraies questions sont peut-être franco-françaises.

M. François Brottes. Je vous répondrai à l’issue de l’audition, cher collègue.

M. Alain Leboeuf, président. J’insiste sur les dernières interventions du président Brottes et de la rapporteure. Nous demandons non pas un traitement spécifique pour la France, mais des mesures au niveau européen. Il faut que la Commission européenne étudie la proposition formulée par le président Brottes. Il en va de l’avenir des industries européennes, en particulier électro-intensives.

Je vous remercie de votre disponibilité et de vos réponses, madame Houtman, même si nous sommes parfois un peu restés sur notre faim.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Réunion du mercredi 19 novembre 2014 à 17 heures

Présents. - M. Joël Aviragnet, M. Denis Baupin, M. François Brottes, M. Michel Destot, Mme Jeanine Dubié, M. Jean-Pierre Gorges, M. Jean Grellier, M. Alain Leboeuf, Mme Viviane Le Dissez, Mme Béatrice Santais, Mme Clotilde Valter

Excusés. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Hervé Gaymard, M. Marc Goua, Mme Annick Le Loch, M. Stéphane Travert