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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Lundi 15 février 2016

Séance de 15 h

Compte rendu n° 2

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Table ronde de victimes des attentats du 13 novembre 2015 : Association 13 novembre : fraternité et vérité ; Association Life for Paris – 13 novembre 2015 ; M. Grégory Reibenberg, dirigeant du restaurant « La Belle Équipe »

– Audition de Mme Françoise Rudetzki, fondatrice de SOS Attentats

La séance est ouverte à 15 heures 05.

Présidence de M. Georges Fenech.

M. le président Georges Fenech. Mesdames et messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Cette commission d’enquête s’est constituée le 9 février dernier ; elle comporte trente membres issus de toutes les formations politiques représentées dans notre assemblée. Le rapporteur Sébastien Pietrasanta et moi-même sommes assistés de quatre vice-présidents et quatre secrétaires. Sauf empêchement, nous nous réunirons les lundis et mercredis après-midi ainsi que les jeudis matins.

Nous ne sommes ni des procureurs ni des juges, nous n’accusons ni ne jugeons ; nous sommes des commissaires d’enquête, dont l’objectif est d’établir la vérité et d’en tirer des propositions pour que le Gouvernement prenne les dispositions qui s’imposent pour remédier à ce qui ne va pas.

J’indique à l’intention de la presse que, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 et dans un souci de transparence, la règle est celle de la publicité de nos travaux. La presse écrite est donc autorisée à assister aux auditions. Une retransmission audiovisuelle sera assurée par le canal interne de l’Assemblée et diffusée en direct sur son site internet, les vidéos demeurant disponibles pendant quelques mois.

Toutefois des exceptions à la règle de la publicité seront appliquées lorsqu’il s’agira de préserver les secrets professionnels – secret-défense, secret de l’instruction – de certaines personnalités que nous seront amenés à auditionner. De même, les auditions pourront se tenir à huis clos, à la demande des personnes auditionnées, même si elles ne sont pas soumises au secret. En ce cas, un compte rendu, total ou partiel, sera publié a posteriori.

Les séances d’aujourd’hui et de mercredi seront exclusivement consacrées à l’audition des victimes des attentats commis le 13 novembre 2015, à celle de leurs associations et de leurs avocats. Le 29 février, une séance sera consacrée aux attentats du mois de janvier 2015.

Si nous avons décidé de commencer par entendre les victimes, c’est avant tout pour leur manifester notre solidarité mais également pour entendre tout ce qu’elles ont à nous dire, tant sur ce qui concerne la manière dont elles ont été prises en charge que sur les difficultés qu’elles ont eu à affronter.

Mesdames et messieurs, votre liberté de parole est totale pour nous faire part de votre sentiment sur les moyens dont dispose l’État face à des événements dont on sait qu’ils risquent de se reproduire.

Le vendredi 13 novembre 2015, les attentats djihadistes perpétrés à Paris ont fait 130 morts et des centaines de blessés. Au total, ce sont 4 000 personnes qui sont considérées comme victimes directes ou indirectes par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI).

L’association « 13 novembre : fraternité et vérité » a été constituée le 9 janvier 2016 par des victimes et proches de victimes de l’ensemble des sites touchés. Elle a pour objet de permettre aux victimes et à leurs proches de se rencontrer. Elle veut également les accompagner dans la défense de leurs droits et agir pour la manifestation de la vérité. Elle est représentée ici par son président, M. Georges Salines, 58 ans, dont la fille a été tuée au Bataclan. M. Mohammed Zenak, 58 ans, trésorier de l’association ; Mme Sophie Dias, 34 ans, qui a perdu son père au Stade de France ; Mme Aurélia Gilbert, 43 ans.

L’association « Life for Paris » est quant à elle représentée par sa vice-présidente, Mme Caroline Langlade, 29 ans, rescapée du Bataclan ; Mme Lydia Berkennou, 27 ans, rescapée du Bataclan ; M. Alexis Lebrun, rescapé du Bataclan.

Nous accueillons également M. Grégory Reibenberg, patron du restaurant La Belle Équipe, 46 ans, rescapé de la fusillade de son restaurant, dans laquelle il a perdu la mère de sa fille.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Les travaux de notre commission d’enquête obéiront à une double exigence, celle de la vérité et celle de l’efficacité. La vérité, nous la devons aux Français et avant tout à vous, les victimes. Nous entendons enquêter pour connaître la vérité des faits, sans parti pris, dans le respect de nos institutions judiciaires.

Quant à l’efficacité, nous entendons faire œuvre utile pour notre pays, et je veillerai personnellement à ce que le rapport comporte des propositions très concrètes.

Si nous avons souhaité débuter nos travaux par l’audition des victimes, c’est afin de leur exprimer notre solidarité et de montrer que nous travaillons d’abord pour elles, pour vous qui êtes là. Nous attendons que vous vous exprimiez librement, dans le but de nous aider à apporter des réponses aux questions légitimes que vous vous posez.

M. le président Georges Fenech. Mesdames et messieurs, avant de vous donner la parole, je dois, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Georges Salines, M. Mohammed Zenak, Mme Sophie Dias, Mme Aurélia Gilbert, Mme Caroline Langlade, Mme Lydia Berkennou, M. Alexis Lebrun et M. Grégory Reibenberg prêtent serment.)

M. Georges Salines, président de l’association « 13 novembre : fraternité et vérité ». L’un des objets de notre association est d’agir pour la manifestation de la vérité, ce qui rejoint les objectifs de votre commission, chargée de faire la lumière sur la manière dont notre pays fait face au terrorisme. Nous espérons donc que nos témoignages vous y aideront.

Nous avons parmi nos adhérents des témoins directs de ce qui s’est passé le 13 novembre, qui peuvent témoigner de ce qu’ils ont pu constater sur les lieux des attentats tant en matière de sécurité qu’en ce qui concerne l’intervention des forces de l’ordre ou l’assistance portée aux blessés et aux victimes.

Quant aux personnes dans ma situation, proches de victimes, elles ont aussi des choses à dire, si tant est que les moyens de lutte contre le terrorisme vous paraissent devoir également inclure les moyens d’en atténuer les effets les plus douloureux : il y a en effet des choses à améliorer dans les dispositifs d’information des personnes qui recherchent des disparus, dans le processus d’identification des morts et dans la manière dont sont annoncées les nouvelles, surtout quand elles sont mauvaises, aux parents des victimes. De même, nous pouvons témoigner que des progrès restent à faire dans l’organisation des dispositifs d’aide – financière, juridique ou sanitaire – déclenchés en aval des attentats. En effet, si notre pays dispose en la matière d’outils assez remarquables que beaucoup peuvent nous envier, tout est loin malgré tout d’être parfait, notamment sur le plan de la coordination et de l’unité de doctrine.

Il est difficile notamment, lorsque l’on a souffert d’un traumatisme psychologique, de trouver le bon interlocuteur au sein d’un système psychiatrique français, très fragmenté par les querelles d’école et composé de professionnels plus ou moins compétents dans le domaine du psychotrauma. De même, tous les avocats ne sont pas spécialistes des affaires de terrorisme. Quant aux procédures administratives, leur complexité conduit parfois à des aberrations – certaines des victimes du Bataclan ou des terrasses ne figurent toujours pas, par exemple, sur la liste des personnes à indemniser – qui sont autant de tracasseries difficiles à tolérer pour des victimes en état de grande fragilité psychologique. La nomination d’une secrétaire d’État chargée de l’aide aux victimes au sein du Gouvernement suffira-t-elle à résoudre ces problèmes de coordination ? La réponse dépend en partie de l’administration sur laquelle elle pourra s’appuyer pour apporter les solutions appropriées.

Agir pour la manifestation de la vérité, c’est aussi vous interpeller pour obtenir des réponses aux mille questions que nous nous posons. Vous enquêtez sur les moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, mais ce qui s’est passé le 13 novembre ne doit-il pas d’emblée nous conduire à dresser un premier constat d’échec ? Ces attentats pouvaient-ils être évités ? Qu’en est-il de la manière dont ont été mobilisés les moyens policiers et les forces de renseignement pour surveiller les apprentis terroristes et les filières djihadistes ? Ne doit-on pas s’interroger sur le déploiement massif des forces de sécurité sur le territoire ? De nombreux militaires patrouillent dans Paris en tenue léopard, ce qui est sans doute très adapté pour se camoufler dans la jungle mais ce qui peut apparaître d’une efficacité contestable si, par ailleurs, les lieux de spectacle et de rassemblement sont insuffisamment protégés.

Selon nous, les moyens de lutter contre le terrorisme ne peuvent se résumer aux moyens policiers et sécuritaires, en excluant la prévention. À titre personnel, je m’inquiète d’entendre dire au plus haut niveau de l’État qu’expliquer le djihadisme, c’est déjà l’excuser. Je suis le dernier qui penserais à excuser les personnes qui ont tué ma fille ou celles qui les ont manipulées, mais il me semble absolument essentiel, si l’on veut lutter, d’expliquer les mécanismes qui conduisent de jeunes Français à prendre les armes contre des jeunes de leur âge.

Il faut saluer ici le travail de fourmi accompli par Mme Latifa Ibn Ziaten, que j’ai rencontrée, ou par Dounia Bouzar, qui interviennent auprès de jeunes en danger d’être recrutés par des mouvements radicaux islamistes de type sectaire. Malheureusement, en l’état actuel des moyens mobilisés, leur tâche s’apparente surtout à vouloir vider la mer à la petite cuillère et, si l’on veut être efficace, il faudra sans doute changer d’échelle.

Pour en être arrivée là, notre société doit être bien malade, et nous devons nous interroger sur les moyens de la soigner, ce qui n’est nullement une manière de renverser la culpabilité. La France n’est pas plus coupable de ce qui lui est arrivé le 13 novembre que les États-Unis ne le sont des attentats du 11 septembre ou Londres des attentats de 2005. Les coupables restent les coupables et rien ne justifiera les crimes odieux qu’ils ont commis.

D’autres commissions d’enquête parlementaires se sont déjà penchées sur le terrorisme, notamment celle présidée par M. Éric Ciotti sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Quelles ont été les préconisations de ces commissions ? Ont-elles été mises en œuvre ?

M. le président Georges Fenech. Je précise à ce stade que notre commission d’enquête a délibérément choisi de concentrer ses travaux sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre le terrorisme et non sur les phénomènes de radicalisation qui ont déjà fait l’objet de plusieurs commissions d’enquête.

J’aimerais par ailleurs que vous nous précisiez quelles sont vos marges de manœuvre au plan judiciaire, puisque votre association est nouvellement créée.

M. Georges Salines. Dans la mesure où notre association n’a pas cinq ans d’existence, elle ne peut, en application de l’article 2-5 du code de procédure pénale, se constituer partie civile, ce qui est pour le moins paradoxal, dans la mesure où nous représentons les victimes directes d’actes qui feront l’objet d’une procédure judiciaire.

Quelques jours avant de quitter le Gouvernement, Christiane Taubira m’avait indiqué être favorable à l’alignement de notre régime sur celui des victimes de catastrophes, pour lesquelles est prévue une dérogation qui permet aux associations, sous réserve d’un agrément du ministère de la justice, de se constituer parties civiles. J’ai soumis la même requête à M. Jean-Jacques Urvoas, dont nous attendons qu’il s’engage à son tour sur ce point.

M. le président Georges Fenech. La Commission des lois se penche dès mercredi sur un projet de loi de réforme de la procédure pénale qui pourrait être l’occasion de faire évoluer le droit sur cette question.

Vous vous êtes également plaints de ne pas avoir eu accès aux rapports d’autopsie et de ne pas avoir été reçus par les juges.

M. Georges Salines. La plupart des familles endeuillées souhaitent savoir ce qui est arrivé à la personne qu’elles ont perdue. Cela est possible par l’intermédiaire d’un avocat, ce qui implique de prendre un avocat et de le payer. C’est entre autres la raison pour laquelle nous demandons que les frais d’avocat soient pris en charge par le FGTI. Cela étant, à ma connaissance, les rapports médicaux n’ont pas encore été versés au dossier. Nous souhaitons plus généralement être tenus informés du déroulement de la procédure d’instruction et demandons aux juges, en particulier au juge Teissier, de réunir le plus rapidement possible à cet effet l’ensemble des parties civiles.

M. François Lamy. Disposez-vous d’un canal officiel d’accès à l’information au sein des services de l’État ?

Pensez-vous que le nouveau secrétariat d’État à l’aide aux victimes puisse remplir cette fonction ?

M. Georges Salines. Nous ne disposons d’aucune source d’information régulière. Bénéficier d’un retour d’expérience, auquel nous participerions, fait partie de nos demandes. La seule action à laquelle nous avons été associés – et encore était-ce à notre demande – est une journée de réflexion organisée par le ministère de la santé, au cours de laquelle nous avons pu nous exprimer sur l’absence de prise en charge sur les lieux des attentats des personnes qui n’étaient pas blessées et qui ont, le plus souvent, été renvoyées chez elles alors qu’elles avaient perdu leurs vêtements, leur téléphone, leur argent ou leurs papiers.

J’ai également beaucoup insisté sur l’atroce insuffisance du dispositif d’information des personnes recherchant des disparus : un numéro de téléphone qui s’est révélé injoignable des heures durant, des plateformes téléphoniques multiples correspondant aux différents hôpitaux et à l’Institut médico-légal et, au final, des ratages au-delà de l’imaginable, pour ce qui est de l’annonce des décès.

Pour le reste nous ne disposons d’aucune information ni régulière ni ponctuelle. Suggérer à la nouvelle secrétaire d’État de remplir ce rôle peut en effet être une bonne idée…

M. Serge Grouard. Vous insistez sur la situation terrible dans laquelle se sont trouvés les parents de victimes qui cherchaient à obtenir des nouvelles de leurs proches lors de la nuit où ont eu lieu les attentats, mais dressez-vous le même constat pour les jours qui ont suivi ? Avez-vous eu, ou non, le sentiment que les dispositifs s’organisaient ?

M. Georges Salines. Dans la nuit du 13 au 14 novembre, le dispositif d’information des victimes et des personnes impliquées s’est avéré déficient, probablement parce qu’il n’avait pas été correctement dimensionné et que l’on n’avait guère anticipé qu’un attentat pourrait provoquer autant de victimes. C’était pourtant prévisible au regard de ce qui s’est déjà produit dans d’autres capitales et dans la mesure où Paris se savait menacée. Par ailleurs, tous les instruments nécessaires n’ont pas été mis en place. Il n’existe notamment pas de système d’information commun à l’ensemble des établissements de santé de la région parisienne. C’est donc aux proches des victimes de les contacter les uns après les autres, car aucun dispositif d’assistance de recherche n’a été prévu.

Pour les jours qui ont suivi, je dresserai un tableau moins noir de la situation, car certains dispositifs existent, notamment les associations d’aide aux victimes réunies au sein de l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM). Cela est vrai en tout cas à Paris, car il semble que les choses soient plus difficiles en province.

Une association comme Paris Aide aux Victimes est un bon portail d’entrée mais ne supprime pas la totalité des obstacles. La prise en charge à 100 % par la sécurité sociale dépend de l’inscription sur la liste des victimes ; or, dans certains cas, on vous suggère pour figurer sur cette liste de vous constituer partie civile, alors qu’il s’agit de deux démarches sans rapport et que se constituer partie civile n’a rien d’obligatoire. Par ailleurs, cette prise en charge court non à partir du 13 novembre mais à partir de la date de demande de prise en charge, ce qui est encore une aberration.

M. Mohammed Zenak, trésorier de l’association « 13 novembre : vérité et fraternité ». Je suis le père de Sonia, 22 ans, blessée au Comptoir Voltaire. Nous avons la chance qu’elle ait toujours été consciente et qu’elle ait donc pu nous prévenir qu’elle était en vie. À trois heures du matin, elle a ainsi pu nous indiquer qu’elle était dirigée vers la Pitié-Salpêtrière, où elle a été prise en charge, comme tous les blessés, sous un numéro. À ce sujet, si l’on peut admettre qu’il y ait eu, cette première nuit, un certain nombre de cafouillages, que dire du fait que, le lendemain et le surlendemain, certains blessés, ceux dans le coma notamment, n’avaient pas encore de nom ?

Je voudrais par ailleurs insister sur le manque de suivi après l’hospitalisation. Opérée à cinq reprises, ma fille a quitté l’hôpital au bout de trois semaines, sans que rien n’ait été prévu pour sa sortie, ni médicalement ni psychologiquement, et il a été très compliqué de trouver une cellule d’aide psychologique qui accepte de se déplacer à domicile pour l’aider, sachant qu’elle était dans un état de fragilité psychique qui l’empêchait de sortir.

Mme Françoise Dumas. Je ne peux que rendre hommage au courage et à la résilience dont vous faites tous preuve ici pour surmonter vos souffrances. Il me semble que le fait de vous regrouper en associations est une manière de vous reconstruire en dépassant l’addition de vos solitudes face à un événement traumatique imprévisible, dont les services publics requis n’avaient pas anticipé l’ampleur, ce qui explique sans doute les manquements dont vous avez tous été témoins ou victimes.

Pensez-vous qu’il faille, pour pallier ces manquements, installer au sein de chaque ministère une personne et une cellule référente ? Pensez-vous qu’il soit préférable et plus efficace d’organiser ces relais d’information au niveau territorial ? Doit-on imaginer une forme de guichet unique ?

M. Mohammed Zenak. Certains de nos adhérents en Province se plaignent de ne pas avoir accès à l’information ; l’auront-ils davantage avec un guichet unique ? Un guichet unique est-il d’ailleurs envisageable lorsque sont impliqués des services aussi différents que les pompiers, la police, l’armée, les services sanitaires ?

M. Georges Salines. Vous expliquez l’impréparation des services par l’ampleur inédite des événements et le nombre de victimes. Sans doute mais, sans refaire l’histoire a posteriori, des attaques comme celles-ci se sont déjà produites – je pense en particulier aux attentats de Bombay qui ont touché simultanément plusieurs points de la ville. Je ne peux donc m’empêcher de penser que l’on a préparé la guerre de 14-18 en 1939.

Concernant les interlocuteurs vers lesquels peuvent se tourner les victimes pour demander de l’aide et résoudre leurs difficultés, on les trouve dans les quelque cent cinquante associations d’aide aux victimes, et notamment à Paris, au sein de Paris Aide aux victimes. Ces associations gèrent en réalité un service public : est-ce pertinent ? Je ne me prononcerais pas mais la question mérite d’être posée.

Reste ensuite le problème de l’interlocuteur vers lequel peuvent se tourner ces associations. Il est en effet très compliqué, lorsqu’on est bénévole au sein d’une association, de gérer la multiplicité des interlocuteurs impliqués. J’ai pour ma part un travail par ailleurs, et n’ai pas l’intention de devenir une victime professionnelle ; il est probable qu’avoir un référent unique me simplifierait la tâche.

Mme Sophie Dias, membre de l’association « 13 novembre : fraternité et vérité ». Je suis la fille de Manuel Dias, chauffeur de car, tué, à 63 ans, devant la porte D du Stade de France.

La mise en place d’un guichet unique me paraît en effet indispensable, en particulier pour les personnes habitant la Province, ce qui est le cas de maman. Il m’a fallu proprement implorer un rendez-vous auprès de l’association d’aide aux victimes locale, qui était débordée. Nous n’avons bénéficié d’aucun traitement prioritaire et le psychologue qui nous a reçues nous a expliqué ne pas pouvoir faire grand-chose pour nous, ce qui montre à quel point les moyens de ces associations sont limités.

Quant à l’ampleur imprévisible des attentats, j’aimerais être rassurée sur la protection de nos stades, à l’approche des événements sportifs que notre pays se prépare à accueillir. Les nombreuses victimes du Bataclan ont sans doute détourné l’attention de la seule victime qu’il y a eu au Stade de France, mais cette victime était mon père.

En ce qui concerne le numéro vert à contacter pour obtenir des informations sur les personnes disparues, je signale qu’il était inaccessible depuis l’étranger. Les personnes que ma mère y a eu en ligne n’ont cessé de lui répéter que le fait qu’elle n’ait pas de nouvelles était plutôt bon signe…

Il nous a fallu contacter par nous-mêmes tous les hôpitaux proches du stade de France, en vain, car papa n’était sur aucune des listes. Ce n’est qu’en passant par le consulat du Portugal – puisque papa était portugais – que j’ai pu avoir confirmation de son décès, le samedi à quatorze heures, le Quai d’Orsay ayant attendu quarante-huit heures pour me contacter. C’est inadmissible et c’est grave. On ne peut envisager que de telles erreurs se reproduisent, et il ne me paraît pas si compliqué de gérer informatiquement une liste d’une centaine de noms, sans céder au fatalisme de ceux qui pensent que si les attaques avaient massivement touché le Stade on en serait encore, aujourd’hui, à compter nos morts…

En ce qui concerne le rapport d’autopsie, nous n’y avons toujours pas eu accès, pas plus que nous ne disposons des informations qui pourraient nous aider à faire notre deuil. Il est indispensable que les victimes puissent se tourner vers quelqu’un qui les écoute et les renseigne. C’est l’un des buts de notre association.

M. Grégory Reibenberg, patron du restaurant La Belle Équipe. J’ai perdu le soir du 13 novembre, la mère de ma fille et douze proches dont certains travaillaient avec moi. Je m’étonne qu’il faille mettre en place une commission d’enquête pour en arriver à la conclusion que les victimes doivent pouvoir trouver en face d’elles des interlocuteurs compétents, mais cela s’explique sans doute par l’archaïsme de notre système administratif.

Pour le reste, j’ai un point de vue qui diffère de celui de Sophie Dias et ne pense pas qu’il faille installer des militaires dans chaque stade. Depuis le 13 novembre, j’essaie d’échapper au discours ambiant sur la peur en n’allumant plus la télévision.

Ce soir-là, j’ai eu affaire à des policiers qui m’ont demandé huit fois mes papiers sans me proposer un verre d’eau, j’ai attendu quarante minutes les pompiers, mais nous ne sommes ni à Tel-Aviv ni à Beyrouth, et je n’ai pas envie que nous investissions tout notre argent et toute notre énergie pour nous spécialiser dans ce genre de traumatismes. Tous ces morts, ces blessés, ces victimes indirectes, ces morts vivants à cause de sept individus, ce n’est pas censé se reproduire tous les jours. Et j’espère que cela sera très rare. La résilience, c’est personnel. Certes, on peut être aidé mais vous seul pouvez faire quelque chose pour vous. Je dois à la vérité de dire que les personnes de Paris Aide aux victimes que j’ai contactées fin décembre se sont montrées parfaitement prévenantes, disponibles et compétentes.

On n’empêchera jamais un assassin d’être un assassin, et l’on pourra déployer tous les policiers et tous les militaires que l’on veut, cela n’y changera rien. Il est très facile de tuer, et ce qui doit nous inquiéter, c’est le nombre d’individus lâchés dans la nature qui peuvent passer à l’acte demain. C’est contre cela que nous devons lutter. Or qu’a-t-on fait depuis le 7 janvier, à part mettre sur la table l’idée de la déchéance de nationalité, mesure symbolique à mon sens complètement inutile ? Est-il sérieux, quand on a un problème de moteur de se préoccuper de la couleur des sièges ? Je ne comprends pas.

M. le président Georges Fenech. Notre commission d’enquête a d’autres ambitions que de résoudre les questions administratives liées à la prise en charge des victimes. Mais améliorer l’organisation de nos services est néanmoins nécessaire et cela fait partie des questions que nous nous devons d’aborder.

Mme Aurélia Gilbert, membre de l’association « 13 novembre : fraternité et vérité ». Je suis rescapée du Bataclan, où je suis restée cachée pendant plus de deux heures avant d’être libérée par les équipes de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) juste avant l’assaut de minuit dix, alors que les preneurs d’otages étaient encore dans les lieux. Comme beaucoup, il m’a fallu traverser cette fosse épouvantable où, deux heures auparavant, nous étions réunis pour assister à un concert de rock.

Notre association a pour but d’aider toutes les personnes concernées – proches de victimes et rescapées de l’ensemble des sites – à se repérer face à une multiplicité d’interlocuteurs, sachant que tous ne sont pas dans une situation sociale, psychologique ou physique leur permettant d’avoir accès à la bonne information et à une prise en charge médico-psychologique appropriée.

Pour ma part, je suis la preuve que les choses peuvent bien se passer : je figure sur les listes, je me suis rendue à l’École militaire au bon moment, j’ai été prise en charge correctement et contactée par le FGTI. Mais les choses ne sont pas aussi simples pour tout le monde.

Nous recevons notamment encore à l’association des primodemandeurs, c’est-à-dire des personnes ayant développé un complexe du survivant et que le fait de s’en être sorti indemne a incité à penser que tout allait bien et qu’elles n’étaient pas légitimes à demander de l’aide. Or les troubles peuvent apparaître avec retard, et c’est la raison pour laquelle nous demandons la pérennisation des cellules d’urgence. Il faut également songer au cas des étrangers, qui n’ont pas accès aux mêmes dispositifs dans leur pays de résidence et ne savent pas forcément qu’ils ont le droit à l’aide du Fonds de garantie.

C’est donc pour aider tous ces gens, ceux qui sont blessés à vie et ne pourront pas retrouver une vie normale, que je me suis engagée au sein de l’association, sachant qu’aider les autres fait également partie du processus de reconstruction des rescapés.

Une remarque enfin sur la façon dont vous avez éludé un peu rapidement, monsieur le président, les travaux de la commission d’enquête sur les filières djihadistes. J’ai lu son rapport, qui comportait un certain nombre de préconisations, notamment concernant la mise en place du PNR – Passenger Name Record – ou la collaboration entre services de renseignement et services de police. Savoir lesquelles de ces propositions ont été implémentées depuis le mois de juin et quel est l’état des lieux que l’on peut dresser aujourd’hui sont des questions sur lesquelles nous ne pouvons passer aussi rapidement.

M. le président Georges Fenech. Votre requête est légitime, et notre commission d’enquête s’est aussi créée pour obtenir des réponses à ces questions et déterminer dans quelle mesure les dispositifs ont évolué par rapport aux constats fait par la précédente commission d’enquête, à laquelle le rapporteur et moi-même participions. Où en sont les discussions européennes sur le PNR ? Qu’a changé la nouvelle législation sur le renseignement ? Les responsables politiques que nous auditionnerons auront le devoir de nous éclairer sur ces questions.

M. Alain Marsaud. Madame Gilbert, vos remarques signifient-elles que vous estimez les hommes politiques incapables de transformer le système ? Il est vrai que rien de ce qu’a recommandé la commission sur les filières djihadistes n’a été mis en œuvre et que, depuis cinq ans que l’on en parle, le PNR, ce fichier qui recenserait les données concernant les voyageurs empruntant l’espace aérien européen, est bloqué au motif qu’il constituerait une atteinte aux libertés individuelles – ce qui n’est pas totalement inexact. En tant que citoyenne, comment l’expliquez-vous et comment jugez-vous l’action des politiques que nous sommes ?

Mme Aurélia Gilbert. Ce n’est pas à nous de juger l’action des politiques, et il est d’ailleurs trop tôt pour le faire. Nous sommes attentifs à la protection des libertés individuelles, et toute la difficulté, telle qu’elle était déjà pointée dans le rapport de la commission sur les filières djihadistes, va être de trouver le juste équilibre entre les moyens donnés aux services de renseignement et de police pour prévenir les attaques terroristes et la préservation des libertés individuelles.

Nous devons, très en amont, nous préoccuper de la prévention, pour empêcher ces jeunes Français, que j’ai regardé dans les yeux et qui ont voulu me tuer, de tuer d’autres Français. Demandons-nous à quel moment nous les avons perdus. Ce sont des assassins, mais ils restent des êtres humains, qui ont grandi et été éduqués dans notre société. La menace qui nous guette ne vient plus aujourd’hui du GIA mais des enfants de la République.

M. Georges Salines. Il nous est d’autant plus difficile de juger l’action des politiques que nous avons des opinions diverses, notamment sur la déchéance de nationalité. Le fait d’être des victimes ne fait pas pour autant de nous des experts.

À titre personnel néanmoins, je peux témoigner qu’un certain nombre de binationaux nés en France de parents musulmans ont perçu dans le brouhaha actuel un message qui leur été adressé selon lequel ils n’étaient pas tout à fait des Français comme les autres – certainement à tort. Pourtant, nombre de ces binationaux font partie des victimes du 13 novembre, et la réprobation universelle face aux attentats aurait dû nous donner l’occasion de recréer entre les Français de différentes origines un lien bien plus fort que le 7 janvier, où s’opposaient ceux qui étaient Charlie et ceux qui ne l’étaient pas. Or la manière dont s’est construit le débat politique laisse un sentiment de désordre et de cacophonie qui sont venus perturber la solennité du moment. Nous pouvons tous le regretter.

Mme Caroline Langlade, vice-présidente de l’association « Life for Paris – 13 novembre 2015 ». Il y a trois mois, nous avons subi le terrorisme, la barbarie et la violence aveugle. Une fois l'état de sidération passé, il a fallu nous relever et agir. Nous nous sommes alors fédérés autour de l'appel lancé par Maureen Roussel sur Facebook et avons créé l'association Life for Paris, qui regroupe des blessés, des parents de disparus, des victimes psychologiques et des aidants. Cet appel, vu deux millions de fois, a permis le regroupement de plus d'un demi-millier de personnes impliquées directement qui, par-delà le réseau social, se structurent depuis le 13 janvier dernier pour mener une action de long terme. En effet, la prise en charge et l'accompagnement des victimes exigent un travail de longue haleine. Au-delà de l'aide directe au quotidien, du soutien entre victimes et de la volonté de commémorer les disparus, notre voix, représentative et fondée sur notre expérience, doit permettre de contribuer à améliorer l'organisation et la prise en charge des victimes en cas de survenue d'un événement comparable.

En France, lorsque l'on est victime d'un accident ou d'une agression, il existe un certain nombre de dispositifs de prise en charge physique et morale, ce dont nous nous félicitons. Malheureusement, le 13 novembre 2015, ceux-ci n'ont pas suffi pour faire face au nombre considérable de victimes de ces actes de guerre. En outre, les prises en charge des victimes se sont avérées particulièrement kafkaïennes. De leur expérience, les membres de l'association Life for Paris ont constaté certains manquements.

La prise en charge des personnes non blessées physiquement a été unanimement considérée comme très insuffisante, certains individus ayant été renvoyés chez eux sans être vus ni entendus et sans conseils pour mettre en place un accompagnement. D'autres ont dû décliner leur identité à plusieurs reprises sans jamais être recontactés par la suite. Ce soir-là, aucun dispositif de soutien psychologique n'a pu être proposé massivement. Des agents de la protection civile ont été obligés d'écouter des victimes, ce qui a probablement traumatisé davantage de personnes. La grande majorité des gens emmenés en cellule de crise ont été relâchés entre quatre et six heures du matin sans consignes sur les démarches à entreprendre.

Le respect des victimes passe également par la protection de la diffusion de leur image dans les médias. Plusieurs membres de notre association se sont ainsi plaints que leur visage n'ait pas été flouté à la télévision, ce qui a ajouté à leur traumatisme.

De nombreux blessés ne furent soignés qu’après une longue attente dans certains sites. Les examens effectués par des soignants dans l'urgence ont pu donner lieu à des erreurs dommageables ; ainsi une personne a reçu une balle qui n'a pas été vue lors du premier examen.

La prise en charge des personnes décédées s'est avérée très néfaste pour les familles. En effet, l'Institut médico-légal étant débordé, des familles sont restées sans information pendant trois jours. Pourquoi ne pas imaginer le déploiement d'un mécanisme de reconnaissance par prise d'empreintes digitales au scanner ?

L'administration s'est montrée pesante, procédurière et n’a parfois pas fait preuve de la moindre empathie pour les victimes ou leurs familles. Il convient donc de replacer l'humain au cœur des dispositifs de prise en charge.

Nous souhaitons saluer le travail extraordinaire accompli ce jour-là par les forces de police, les pompiers, les personnels soignants des hôpitaux, les associations d'aide aux victimes, qui ont su écouter, aider et prendre en charge les victimes au-delà de leur propre peur et de leur propre cadre de travail, en faisant preuve d'une immense empathie pour répondre au mieux aux besoins de chacun. Il serait d'ailleurs urgent de considérer et de traiter le traumatisme chez les aidants.

Lorsque l'on est victime d'un attentat, on perd ses repères, et la moindre démarche administrative apparaît insurmontable. On est incapable de se prendre en charge, tant on a besoin de soutien, d'aide et de simplicité. La prise en charge constitue-t-elle uniquement un droit ? Ne devrait-elle pas être une obligation légale, afin que personne n’entame seul son processus de reconstruction ? Pourquoi les cellules ministérielles ne cherchent-elles pas à simplifier les démarches, en proposant un parcours de prise en charge allégé reposant sur un référencement commun à toutes les antennes pour la reconnaissance du statut de victime ? Est-ce réellement aux victimes ou à leur famille d'accomplir le travail de l'État dans l’accomplissement de ces procédures ? Est-ce aux associations de victimes et d'aide aux victimes de pallier les manques d'information, d'organisation et de suivi de la prise en charge des personnes ?

Des individus ne bénéficiant d'aucune prise en charge depuis le 13 novembre dernier rejoignent quotidiennement notre association. Ils n'ont aucune information et s'avouent découragés devant le nombre considérable de démarches à accomplir. Les membres étrangers de notre association sont abandonnés par le manque de coordination des services français entre eux et de notre administration avec celle de leur pays. Personne ne leur a dit qu'ils bénéficiaient des mêmes droits que les citoyens français victimes d'actes de terrorisme.

Communiquer dès le jour même semble impératif, car nombre d'individus ont coupé les médias après les attentats et n'ont donc pas reçu d'informations. De même, il convient de prendre en charge les victimes dès le début, afin qu'elles ne s'épuisent pas. Ainsi, la convocation à la consultation de suivi psychologique à l'Hôtel-Dieu aurait dû être donnée dès les premiers jours, alors que ce protocole n'a été mis en place qu'au bout de trois ou quatre semaines. Les victimes ayant déjà porté plainte ont donc été contraintes de refaire leur déposition.

Le 13 novembre dernier, la France n'a pas été en mesure de protéger ses citoyens et a failli à ses obligations. Pouvons-nous espérer un jour qu'elle puisse les protéger après un drame ? Pouvons-nous, en tant qu'association et usagers de ces structures publiques, avoir l'espoir d'être entendus et consultés sur le perfectionnement de la prise en charge des victimes ? Nous avons des droits, mais nous sommes conscients d'avoir aussi un devoir envers les prochaines victimes potentielles. Notre association travaille main dans la main avec d'autres organisations d'aide aux victimes afin de pallier le manque d'information sur les dispositifs mis en place et sur la prise en charge des victimes françaises, étrangères et des familles de personnes décédées.  

M. Alexis Lebrun, membre de l’association « Life for Paris – 13 novembre 2015 ». Je me trouvais dans la fosse du Bataclan le 13 novembre dernier, où j'ai attendu la mort pendant une heure et demie avant que l'intervention miraculeuse d'un commissaire ne vienne me sauver et me permette de vous parler aujourd'hui.

Le 18 septembre 2015, le quotidien Le Figaro révélait, via une information de BFM TV, qu'un djihadiste français de retour de Syrie pour commettre un attentat dans une salle de concert a été arrêté mi-août 2015 par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Au lendemain des attentats du 13 novembre, Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste, a affirmé qu'il avait auditionné ce terroriste présumé qui aurait évoqué l'idée d'un attentat dans une salle de concert. À la fin du mois d'août 2015, M. Trévidic est invité à quitter ses fonctions malgré cette menace. Ce mouvement était-il opportun ?

Ce même 18 septembre, un journaliste de RFI spécialiste du djihadisme, M. David Thomson, évoquait l'arrestation de cet homme et une affiche de propagande djihadiste incitant à faire exploser des grenades dans des salles de concert.

Le 7 janvier 2016, le quotidien Le Monde a publié une enquête sur le parcours de cet homme ; celui-ci y explique avoir reçu, de la part de l’un des coordinateurs des attentats du 13 novembre, la mission de commettre une attaque en France lors d'un concert de rock. L'homme arrêté avait affirmé aux enquêteurs que cela allait se produire très bientôt. Le mode opératoire décrit lors de ces auditions correspond exactement à celui utilisé par les auteurs des attentats du 13 novembre 2015. Quelles mesures ont été prises dans l'intervalle pour assurer la sécurité des salles de concert ? Trois mois après cette arrestation et deux mois après ces révélations, la menace est mise à exécution au Bataclan, dans des terrasses parisiennes et au Stade de France. Le 13 novembre 2015, le Bataclan affichait complet et accueillait plus de 1 500 personnes, mais aucune mesure de sécurité n'a été déployée pour ce concert : il n'y avait aucune présence policière ou militaire devant la salle et aucune fouille n'a été effectuée. Au regard de la menace sérieuse, avérée, répétée et connue des services de renseignement, comment est-il possible que l'une des plus grandes salles de concert de Paris n'ait pas bénéficié des mêmes mesures de protection que celles déployées autour de certains lieux dits sensibles après les attentats de janvier 2015 ? Comment le plan Vigipirate, alors à son niveau le plus élevé, ne pouvait-il pas prévoir de mobiliser quelques hommes devant des salles accueillant des centaines ou des milliers de personnes ? Qui a décidé des endroits devant être protégés dans le cadre de Vigipirate ? Comment étaient déployées les forces du plan Vigipirate le 13 novembre 2015 ? Pourquoi certains lieux sont-ils protégés 24 heures sur 24 même lorsqu'ils sont vides, alors que d'autres sont délaissés quand ils sont remplis ? A-t-on sous-estimé cette menace ? On connaît le résultat : 130 personnes ont été assassinées le 13 novembre 2015 et des milliers d'autres ont été blessées physiquement ou psychologiquement. Malgré le maintien du plan Vigipirate à son niveau le plus élevé et la mise en place de l'état d'urgence, nous constatons que les lieux recevant du public ne semblent pas bénéficier aujourd'hui d'une protection renforcée. Peut-on dans ces conditions considérer que toutes les actions et décisions adaptées ont été mises en œuvre en 2015 ?

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie, monsieur Lebrun, d’avoir soulevé des questions claires et légitimes que notre commission d’enquête posera aux personnes auditionnées. Nous avons besoin de réponses, que les responsables de la sécurité nous apporterons.

M. Grégory Reibenberg. J’apparais distinctement, malgré le floutage de mon visage, dans une émission de télévision, diffusée deux jours après les événements. En effet, le caméraman d’une chaîne était embarqué dans une brigade de pompiers qui est intervenue à La Belle équipe. Je suis choqué qu’un tel moment ait pu être mis à l’antenne : j’avais du sang sur mes vêtements et je portais la mère de ma fille qui n’était pas encore décédée ! J’espère que ma fille ne verra jamais ces images. Comment une personne a-t-elle pu accepter de les diffuser, alors même que le Gouvernement avait demandé aux médias la plus grande retenue ?

M. le président Georges Fenech. Monsieur Reibenberg, dans notre pays, les citoyens disposent de protections quant à l’utilisation de leur image. Je comprends votre émotion et nous discuterons avec M. le rapporteur de l’opportunité d’entendre des journalistes et un représentant du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).

Des chaînes audiovisuelles ont reconnu leurs torts dans le traitement médiatique des attentats de janvier 2015 au cours duquel elles ont pu mettre en danger la vie des personnes prises en otage dans le magasin Hyper Casher. Notre commission d’enquête se saisira de ce sujet.

M. Grégory Reibenberg. Ces images existent, et je ne souhaite pas que ma fille tombe un jour dessus.

Mme Caroline Langlade. Lorsque l’on tape « Bataclan » dans le moteur Google, la photographie de l’intérieur de la salle le soir du drame apparaît en premier. Les membres de notre association saisissent régulièrement Google pour que cette image disparaisse, mais il s’avère difficile de la supprimer puisqu’elle a déjà été reprise et relayée à de nombreuses reprises.

Mme Lydia Berkennou, membre de l’association « Life for Paris – 13 novembre 2015 ». J’étais présente au Bataclan le soir du 13 novembre 2015. Les forces de l’ordre ont accompli un travail remarquable, même si l’on peut déplorer le délai d’intervention pour donner l’assaut et évacuer la salle. Je tiens à féliciter les secours, qui ont montré leurs capacités à prendre en charge les victimes. Malheureusement, certains secouristes n’avaient pas reçu l’entraînement adéquat, et certaines erreurs auraient pu causer davantage de décès. Mon amie, évacuée de la salle à minuit et demi, a d’abord été placée au milieu des blessés légers car un secouriste pensait qu’elle n’avait qu’une éraflure. À trois heures du matin, à force de se plaindre de douleurs, elle a été transportée dans l’hôpital de campagne où un médecin a constaté qu’une balle était logée dans son poumon. Le manque de coordination entre les différents intervenants a entraîné la diffusion de consignes contradictoires et déstabilisantes pour les victimes. Il faudrait mettre en place un protocole de procédures à suivre pour chaque acteur. Il conviendrait également de réduire le plus possible le temps d’intervention, afin de sauver davantage de vies.

Une formation et un entraînement prévoyant des exercices de mise en situation réguliers apparaissent nécessaires. Il y a également lieu d’améliorer la communication entre les différents dispositifs déployés, afin de mieux orienter l’ensemble des victimes, y compris les blessés psychiques. On ne doit pas leur demander de rentrer chez eux parce que l’on ne peut rien pour leur cas. Il convient de prévoir les lieux d’accueil et de prise en charge pour gagner du temps. L’État doit élaborer un document unique consignant l’ensemble des démarches à effectuer après un attentat et le diffuser à grande échelle.

Les obstacles administratifs s’avèrent bien trop nombreux, alors que les victimes se trouvent en état de choc. Je me réjouis qu’un secrétariat d’État à l’aide aux victimes ait été instauré. J’espère que cette commission d’enquête répondra aux questions que nous nous posons : la sécurité est notre priorité, elle ne doit pas connaître de faille et traitée sérieusement. L’interrogation ne porte plus sur l’hypothèse d’une attaque, mais sur le moment et le lieu où elle aura lieu. L’organisation et la communication se révèlent essentielles au bon déroulement des interventions. Les débats sur les prises en charge des victimes permettront, en s’appuyant sur le vécu des sujets, de les améliorer. En cas de nouvelles attaques, nos compatriotes pourront cette fois-ci compter sur un service d’excellence. Les discussions de votre commission doivent aboutir à la simplification des démarches administratives et à la facilitation de l’accès aux soins à long terme. Trop d’obstacles nous ralentissent voire nous découragent aujourd’hui, ce qui est inadmissible après un tel drame. N’oublions pas que nous sommes des êtres humains : nous n’avons pas à nous adapter à la société, c’est à elle de le faire et de nous aider.

M. le rapporteur. Vous avez pointé la nécessité d’améliorer les dispositifs d’information des personnes recherchant des disparus. Monsieur Salines, j’ai consulté votre compte Twitter où j’ai constaté votre détresse dans le processus de recherche de votre fille. Avez-vous des propositions concrètes pour corriger le système existant ?

Vous avez été nombreux à considérer que le processus d’identification des victimes était trop long. Là aussi, votre expérience vous a-t-elle conduit à songer à des pistes de perfectionnement ?

Monsieur Salines, vous avez dit que les personnes chargées d’annoncer le décès des proches n’étaient pas formées pour cette tâche. Que conviendrait-il de changer ?

Trois ou quatre d’entre vous se trouvaient au Bataclan le soir du drame : comment avez-vous perçu l’intervention des forces de police ?

M. Georges Salines. Il convient tout d’abord d’instaurer un système d’information unique identifiant les blessés et les morts et interrogeable par les personnes recherchant des disparus. De nombreuses familles ont dû faire le tour des services d’urgence dans l’espoir de retrouver un de leur proche ; on parle là de gens qui vivent des heures épouvantables et qui en viennent à espérer que leur enfant se trouve dans le coma.

Monsieur le rapporteur, la lecture des tweets accompagnés du hashtag « Recherche Paris » le 14 novembre dernier constituait l’activité la plus triste qui soit.

Il ne suffit pas de mettre en œuvre une base de données unique consultable par téléphone – qui constituerait néanmoins un progrès –, car un accompagnement humain s’avère indispensable dans ces moments. Il convient de s’appuyer sur le dispositif mis en place à l’École militaire, et des pays étrangers ont prévu l’envoi de travailleurs sociaux ou de psychologues au domicile des personnes recherchant un disparu afin de les accompagner dans cette épreuve.

Ce système d’information doit contribuer à identifier les victimes. M. Mohammed Zenak nous a fait part des difficultés qu’il avait rencontrées pour l’identification de sa fille, et la plateforme de l’assistance publique des hôpitaux de Paris (APHP) ne pouvait pas intégrer des renseignements sur les personnes recherchées en dehors de leur nom, de leur prénom et de leur date de naissance. Il faut améliorer ce système, notamment en y incorporant l’Institut médico-légal, afin d’engager des recherches plus précises au sujet des blessés non identifiés.

Alors que je me trouvais à l’hôpital européen Georges-Pompidou, l’un de mes amis est parvenu à joindre un agent à la cellule interministérielle de crise qui lui a annoncé le décès de ma fille. La cellule a diffusé un tweet indiquant un numéro permettant d’obtenir des nouvelles de Lola. De nombreuses personnes ont appelé ce numéro, si bien que des messages de condoléances ont été publiés sur les réseaux sociaux ; fort heureusement, je n’en ai pas eu connaissance. Il s’agissait d’une erreur majeure de confier cette mission à quelqu’un, en l’occurrence, M. Stéphane Giquel secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’accidents collectifs (FENVAC), qui n’était pas le mieux placé pour la mener, comme il l’a d’ailleurs reconnu. Une fois à la maison, j’ai rappelé ce numéro et M. Gicquel, qui m’a annoncé la mort de ma fille ; j’ai demandé à ce qu’un fonctionnaire me confirme la nouvelle, ce qu’un membre du cabinet de la ministre de la Justice, a fait avec beaucoup d’humanité et de compétence. Cinq minutes après, la cellule d’identification de l’Institut médico-légal nous a fait remplir par téléphone un questionnaire portant sur la taille, la couleur des cheveux et les signes particuliers de notre fille, alors que l’identification était déjà accomplie puisque l’on venait de nous prévenir de son décès. Enfin, la police judiciaire (PJ) nous a également joints pour nous apprendre la mort de notre fille. Il s’agit bien d’un ratage, car l’on ne devrait pas apprendre une telle nouvelle par téléphone et dans ces conditions. Et encore, je me considère comme chanceux, parce que des familles ont attendu trois jours et certaines ont veillé le corps d’un enfant qui n’était pas le leur. Il reste donc des marges de progrès considérables à accomplir.

Mme Caroline Langlade. Un membre de notre association insiste sur la nécessité d’améliorer le contact humain ; en effet, quelqu’un lui a demandé d’identifier le numéro B8768, qui était son frère. Il est important que ces personnes ne se retrouvent pas en contact avec des professionnels faisant aussi peu preuve d’empathie.

Mme Sophie Dias. La solidarité humaine est importante dans ces moments et nous n'en avons pas rencontré à l'Institut médico-légal. Nous avons dû faire face au détachement de personnes qui nous ont expliqué que si l'on ne pouvait pas voir le visage de mon père, on nous présenterait un pied ou une main. On a dû gentiment insister pour que l'identification s'opère à partir du passeport, et la seule préoccupation de ces gens était que l'on vienne chercher le corps rapidement, alors que celui de kamikazes s'y trouve encore aujourd'hui. On subit totalement la situation, et il faudrait que le personnel de l'Institut médico-légal se montre bien plus humain, car on y a été traité de manière honteuse.

M. le président Georges Fenech. Le consulat du Portugal à Paris a été informé par le quai d'Orsay du décès de votre père un jour avant vous ?

Mme Sophie Dias. Oui. Le consulat m'a contacté le samedi vers 14 heures, mais le ministère des affaires étrangères ne m'a appelée que le dimanche soir.

M. le président Georges Fenech. Vous étiez-vous manifestée auprès du Quai d’Orsay ?

Mme Sophie Dias. Non, car je ne savais pas quelle démarche effectuer. J'ai surtout contacté les hôpitaux de Paris, mais il faut les contacter un par un car aucune centralisation de l'information n'est assurée. Le nom de mon père ne figurant ni sur les listes de la PJ ni sur celles des hôpitaux, j'étais plutôt rassurée alors qu'il était déjà à l'Institut médico-légal.

Mme Caroline Langlade. Des membres de Life for Paris travaillent à l'Institut médico-légal et sont choqués car rien ne leur a été proposé en termes de soutien psychologique. Aucun métier n'oblige à devoir faire face à autant d'horreurs, et il importe de mettre en place un accompagnement professionnel pour tous ceux qui ont eu à intervenir ce soir-là.

M. Alexis Lebrun. À titre personnel, je ne peux émettre de remarques négatives sur l'intervention policière, puisque c'est elle qui me permet de vous parler aujourd'hui. Je suis sorti du Bataclan par la fosse vers 23 heures 30, à un moment où l'assaut n'avait pas encore été donné. J'ai réussi à sortir miraculeusement, grâce à l'initiative d'un commissaire de police qui, de son propre chef, est entré dans le Bataclan avec son chauffeur et a abattu le terroriste présent sur la scène. Cet homme a changé le cours de la soirée, car son intervention héroïque a sauvé de nombreuses personnes présentes autour de moi au rez-de-chaussée du Bataclan.

Les forces de police ont accompli un exploit en réussissant l'évacuation de tous les otages retenus par les terroristes et qui s'en sont sortis indemnes. Toutes les forces d'intervention d'autres pays ne seraient pas forcément capables d'accomplir une telle opération. 

M. le président Georges Fenech. Vous dites être resté une heure et demie dans la fosse : vous avez dû vous interroger sur le délai d'intervention de la police, non ?

M. Alexis Lebrun. Au cours de cette heure et demie, j'étais caché sous des gens et ignorais donc ce qui se passait, mais, même si le temps paraît extrêmement long, les tirs se sont arrêtés au bout d'une demi-heure et j'ai attendu dans le silence. Lorsque les forces d'intervention sont entrées au rez-de-chaussée, nous ne nous sommes pas levés car nous ignorions s'il s'agissait de la police ou de terroristes. L'intervention du commissaire s'est produite au bout de vingt à trente minutes : cela paraît long lorsque l'on attend la mort, mais l'opération n'a pas échoué puisque je suis là aujourd'hui. Évidemment, tout le monde n'a pas eu cette chance.

M. Alain Marsaud. Monsieur Lebrun, les terroristes ont tiré pendant une demi-heure, puis il ne s’est plus rien passé : le commissaire de police est-il intervenu à la fin de ce moment ou au cours de celui-ci ?

M. Alexis Lebrun. Il est intervenu de son propre chef en entrant en premier dans la salle.

M. Alain Marsaud. Très tôt donc, n’est-ce pas ? 

M. Alexis Lebrun. Il fut le premier à entrer et a tiré sur le terroriste situé sur la scène. Les deux autres assaillants l'ont pris pour cible depuis l'étage, et il a dû se replier avec son chauffeur puisqu'il n'était pas du tout équipé pour faire face à l'armement des deux terroristes. Les forces d'intervention de la police ont pris le relais plus tardivement.

M. Alain Marsaud. Combien de temps s'est-il écoulé entre la fin de l'échange de tirs entre les terroristes et le commissaire et l'arrivée des forces d'assaut de la police ?

Mme Caroline Langlade. L'assaut final de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) a été donné après un peu plus de trois heures. 

M. le président Georges Fenech. Je repose la question de M. Alain Marsaud : combien de temps s'est-il écoulé entre le repli du commissaire et l'intervention des forces de police ?

Mme Caroline Langlade. Environ deux heures et demie.

M. Georges Salines. Je suis médecin et ai lu un article intitulé Retour d'expérience des attentats du 13 novembre 2015 et publié dans les Annales françaises de médecine d'urgence par le service médical du service de Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID). Cet article fournit la chronologie suivante : l'attaque débute à 21 heures 49, le commissaire intervient à 22 heures 10 et provoque l'explosion de la ceinture de l'un des terroristes et le repli de ses deux complices dans les étages du Bataclan, et les colonnes de la BRI et du RAID donnent l'assaut à partir de 22 heures 35.

M. le rapporteur. La commission auditionnera des membres des forces d'intervention et le commissaire de police afin de connaître le déroulement précis des événements.

M. le président Georges Fenech. La commission envisage également de se rendre au Bataclan.

M. Alain Marsaud. Cela est nécessaire, car Mme Langlade évoque une attente de trois heures, alors que M. Salines relate un article faisant état d'un délai de vingt-cinq minutes entre le repli du commissaire et l'arrivée des forces de sécurité !

Mme Caroline Langlade. J'ai envoyé un message sur Facebook pour prévenir mes proches au moment où nous avons été évacués du Bataclan, c'est-à-dire entre minuit quarante-cinq et minuit cinquante. La BRI venait alors de donner l'assaut final. Je me trouvais dans la loge qui donne sur le passage Amelot et devant laquelle les deux terroristes ont explosé suite à l'échange de coups de feu avec la BRI. Nous étions quarante dans cette salle de neuf mètres carrés où nous avons attendu pendant trois heures. J'ai communiqué plusieurs fois avec la police pour leur fournir l'ensemble des éléments dont j'avais connaissance – présence de plusieurs terroristes, nombre de personnes présentes dans la salle, propos échangés entre les terroristes – et pour obtenir des informations. En effet, lorsque l'on attend trois heures dans une salle sans pouvoir agir sur son propre sort, on se trouve dans une situation terrible.

Le réseau étant saturé, j'ai appelé ma mère à Nancy pour qu'elle contacte la police de la ville afin de transmettre des informations à la police de Paris. J'ai rappelé la police et ai fini par parler à un agent au bout de quinze minutes d'attente. Mon interlocuteur, un brigadier très humain, a pris le temps de me parler et m'a indiqué que les forces de police allaient bientôt intervenir. Nous étions enfermés dans cette loge depuis une demi-heure et dans laquelle l'un des terroristes tentait de pénétrer. J'ai fourni des informations au policier en chuchotant – j'avais déjà fait éteindre la lampe et fermer les fenêtres afin que le terroriste ne nous voie pas et ne tire pas dans l'interstice de la porte qui se formait après chaque à-coup qu'il donnait dans la porte – et l'ai supplié de ne pas raccrocher alors qu'il souhaitait répondre à d'autres appels pour conserver cette attache avec l'extérieur. Il m'a rassurée pendant cinq minutes supplémentaires, ce qui m'a permis d'apaiser à mon tour les personnes qui se trouvaient avec moi dans la loge en leur disant que les forces de l'ordre arrivaient.

Au bout d'une heure, j'ai rappelé la police en chuchotant puisque le terroriste était toujours derrière la porte, et mon interlocutrice m'a demandé de parler plus fort. Je lui ai expliqué ma situation, ce à quoi la policière a répondu que je bloquais la ligne pour une réelle urgence. Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de plus urgent que quarante personnes menacées d'une mort imminente. J'ai parlé un peu plus fort et tout le monde m'a demandé de me taire car je mettais la vie de tout le monde en danger. La policière s'est énervée et m'a raccroché au nez en me disant « Tant pis pour vous » ! L'idée n'est pas de pointer du doigt des institutions, mais il faut prendre en compte le fait que les gens gèrent plus ou moins bien l'urgence. Dans la loge, certaines personnes ont failli mener des actions individuelles qui auraient coûté la vie à tout le monde, mais on ne peut pas juger car personne, y compris parmi les professionnels, ne peut connaître son comportement dans de telles circonstances avant de les avoir vécues. Il convient néanmoins d’identifier ceux qui peuvent faire face à de tels événements, afin que les dysfonctionnements de ce soir-là ne se reproduisent pas. 

M. Alain Marsaud. Pourquoi le terroriste n'est-il pas entré dans la loge alors qu'il sait que plusieurs personnes s'y sont réfugiées ? 

Mme Caroline Langlade. Il a tenté de pénétrer dans notre pièce, notamment en prétendant appartenir au groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ; j'ai initié un vote à main levée pour ne pas lui ouvrir la porte, et la majorité de mes compagnons m'ont suivie. La porte était fermée, car lorsque nous avons investi cette loge, des garçons ont mis le canapé et le frigidaire devant la porte pour en empêcher l'ouverture. À chaque coup donné par le terroriste, nous tenions tous ensemble le canapé et le frigidaire pour que la porte reste fermée. Une solidarité extraordinaire s'est créée ce soir-là, et nous avons vocation à la faire perdurer parce que si nous avons vu le pire de l'être humain, nous en avons également vu le meilleur. 

M. le rapporteur. Lorsque les forces de l'ordre sont arrivées, avez-vous voté à nouveau pour leur ouvrir ? Avez-vous tout de suite su qu'il s'agissait bien de la police ?

Mme Caroline Langlade. J'avais parlé à un haut responsable de la BRI à qui j'avais transmis des informations, mais je n'ai jamais été tenue au courant des modalités de l'intervention des forces de police. Le meilleur ami de l'une des personnes présente dans la loge a donné son téléphone au commissaire de la BRI, ce qui a permis d'établir une communication avec l'extérieur et d'aborder la question de l'ouverture de la porte. En effet, nous avons discuté pendant quinze minutes avec la BRI car nous refusions de l'ouvrir ; nous avons demandé un mot de passe pour pouvoir identifier les policiers de la BRI, mais devant le chaos qui s'était emparé de la loge, l'un de nos compagnons a pris un risque inconsidéré en ouvrant la fenêtre pour demander en hurlant si l'on pouvait sortir. Il aurait pu se faire tirer dessus, et l'entrée de la BRI dans la loge fut d'ailleurs le seul moment où j'ai cru mourir.

Cela a toujours été à nous de chercher l'information, si bien que nous, victimes rescapées, n'avons plus envie de le faire et sommes épuisées de devoir quotidiennement quémander de l'information. Nous ne devrions pas avoir à nous battre pour obtenir de l'information, celle-ci devrait venir à nous !  

Mme Lydia Berkennou. Les terroristes ont pénétré à 21 heures 47 – et non 21 heures 49 – dans le Bataclan. Le commissaire a abattu le terroriste qui se trouvait sur la scène à 22 heures 15, et l'assaut final a été donné à minuit dix-huit.

M. Georges Salines. Cette chronologie est parfaitement compatible avec les éléments fournis par l'article que je citais, car l'assaut final n'a pas été donné à 22 heures 35, cette heure correspondant au moment où le RAID a pénétré dans le Bataclan. Les forces de sécurité ont procédé à l'évacuation de l'ensemble des personnes vivantes se trouvant dans la fosse.

Mme Lydia Berkennou. Mon amie n’est sortie de la fosse qu’à minuit et demi.

M. Georges Salines. L'intervention des médecins et des policiers a été remarquable puisque les personnes vivantes au moment de l'intervention s'en sont sorties indemnes, à une exception près. L'article indique par ailleurs qu'«en raison du délai incompressible entre la survenue de l'attaque et l'arrivée des médecins d'intervention, il n'y avait plus de patient vivant nécessitant une prise en charge médicale immédiate et lourde ».

M. le rapporteur. Entre le moment où le commissaire intervient et l’assaut final de la BRI, y a-t-il eu des coups de feu à l’intérieur du Bataclan ?

Mme Caroline Langlade. Oui, mais j’ignore s’ils ont fait des victimes.

M. Alexis Lebrun. Comme Mme Langlade, je ne sais pas si ces tirs ont fait des victimes. Je suppose que les terroristes visaient les forces de l’ordre depuis les fenêtres d’une salle à l’étage, cette version étant confirmée par certains témoignages.

Il me semble que les forces de police n’avaient pas le plan de la salle lors de leur intervention. Cela est d’autant plus étonnant que l’intensité de la menace était élevée. Au vu du contexte, la police devrait posséder des plans très détaillés des endroits accueillant du public à Paris et dans le reste du pays. Ce manque d’information a sans aucun doute constitué une difficulté supplémentaire pour les forces d’intervention.

M. Serge Grouard. Tous vos propos confirment que l’assaut de la BRI n’a pas eu lieu avant minuit ; plus de deux heures – entre 21 heures 47 ou 21 heures 49 et 0 heure 18 ou 0 heure 45 – s’écoulent donc entre le début de l’action terroriste et l’intervention des forces de sécurité.

Mme Aurélia Gilbert. La BRI était présente sur les lieux bien avant l’assaut de 0 heure 18 et a procédé à l’évacuation de plusieurs personnes, dont moi-même. La neutralisation des auteurs des faits a, elle, bien eu lieu à partir de 0 heure 18.

M. le président Georges Fenech. Nous établirons, lors d'une prochaine séance, la chronologie précise des événements survenus au Bataclan. 

M. Serge Grouard. Le commissaire se trouvait-il au Bataclan ou est-il venu de l'extérieur ? Si je comprends bien, la BRI est intervenue avant l'assaut donné après minuit : c’est bien cela ?

Mme Caroline Langlade. Le commissaire de la brigade anti-criminalité (BAC) se trouvait à proximité du Bataclan peu après le déclenchement de l'attaque terroriste et a décidé, avec l'un de ses collègues, d'intervenir. Ils se sont placés dans l'entrée, et le commissaire a tiré sur le terroriste resté sur la scène. Les portes d'entrée étant vitrées, le commissaire était exposé, mais il a réussi à toucher le terroriste qui a explosé.

La BRI a d'abord procédé à l'évacuation des victimes situées dans la fosse, puis a répondu à une demande de négociation des terroristes. Enfin, les forces de sécurité se sont déployées pour neutraliser les terroristes et sécuriser la salle.

M. François Lamy. Il serait utile que l'on nous distribue la chronologie des événements et que l'on se concentre sur les vraies questions, posées par M. Alexis Lebrun. 

M. le président Georges Fenech. Tout à fait, monsieur Lamy.

M. le rapporteur. Combien de temps les forces de l'ordre ont-elles mis pour arriver dans les cafés et les restaurants touchés par les attaques ?

M. Grégory Reibenberg. Le premier pompier est arrivé à La Belle équipe vingt minutes après les tirs, le voisin du dessus ayant lui compté trente-cinq minutes. Il s'agissait de la dernière terrasse attaquée, d'où le délai important avant l'arrivée des secours, mais le bar est quand même situé à un carrefour et près d'une caserne de pompiers. Attendre aussi longtemps est quand même inquiétant quant aux moyens octroyés aux secours à Paris. Ceux-ci ont transformé le café d'à côté en hôpital de campagne ; certains pompiers n'étaient pas préparés à voir une telle scène, et j'ai dû soutenir l'un d'entre eux. Il s'agissait de gamins apeurés qui ne pouvaient pas nous rassurer. Le service d'aide médicale urgente (SAMU) est arrivé au bout de trente-cinq à quarante minutes avec du matériel médical, les pompiers n'ayant rien d'autre que leurs mains et leur bonne volonté puisqu'ils n'avaient même pas d'oxygène. 

Mme Aurélia Gilbert. Imaginez un instant que de telles attaques se produisent en province ! Les personnels de santé et de secours redoutent ce scénario, car les hôpitaux et les services de secours seraient débordés, ce qui causerait des morts.

M. le président Georges Fenech. En tant qu'élu, je suis membre d'un service départemental d'incendie et de secours (SDIS) qui mène une réflexion sur les modalités d'intervention en cas d'attentat de masse. Il y a beaucoup à faire, mais ces menaces sont prises en compte.

M. Mohammed Zenak. Ma fille a vu le terroriste qui a attaqué le Comptoir Voltaire, situé à proximité de La Belle équipe. Il souriait et, après avoir demandé un café, il s'est fait exploser. La police et les pompiers sont rapidement arrivés sur les lieux. Elle a dit aux policiers qu'il s'agissait d'un acte terroriste, mais ceux-ci le niaient. Le terroriste était toujours vivant, car il n'a heureusement pas réussi à déclencher l'ensemble de ses explosifs. Comprenant que l'attaque était bien de nature terroriste, la police a procédé à l'évacuation des clients dans le calme.

Ma fille m'a plusieurs fois posé cette question : « comment en est-on arrivé là ? ». Les terroristes étaient fichés et interdits de territoire européen : comment ont-ils pu se rendre à Paris pour y diriger une attaque de cette ampleur ?

M. le président Georges Fenech. Notre commission d'enquête se penchera sur ces questions qui se trouvent au cœur de sa mission. Nous tâcherons notamment d'identifier ce qui a pu dysfonctionner dans le renseignement. Votre interrogation est légitime, monsieur Zenak, mais il est trop tôt pour y répondre.

Nous vous remercions de la dignité et de la qualité de vos interventions, qui nous permettront de concentrer nos travaux sur les sujets les plus importants.

*

* *

La Commission d’enquête procède ensuite à l’audition de Mme Françoise Rudetski, fondatrice de SOS attentats.

M. le président Georges Fenech. Nous sommes très heureux d’accueillir Mme Françoise Rudetski qui, nous nous en souvenons tous, a été grièvement blessée en 1983 lors d’un attentat à Paris.

Madame, face à la carence des pouvoirs publics et à l’absence de prise en considération des victimes, vous avez fondé en 1986 l’association SOS Attentats, que vous présiderez jusqu’en 1998 avant d’en devenir déléguée générale. Parallèlement, vous avez activement soutenu la création du Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme. Vous êtes également membre du Conseil économique, social et environnemental, que vous représentez par ailleurs à la Commission nationale consultative des Droits de l’homme.

Nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de la Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Nous avons en effet souhaité commencer nos travaux par les témoignages des victimes, des associations et des avocats des victimes, qui ont droit à toute l’attention de la représentation nationale. Votre expérience, dans le contexte particulier que nous vivons, et après les attentats commis en 2015, nous sera particulièrement précieuse.

Cette audition, madame, est ouverte à la presse. Elle fait l’objet d’une retransmission en directe sur le site internet de l’Assemblée nationale, et son enregistrement sera également disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale. Je vous signale également que notre commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition. Nous avons décidé d’ailleurs que les auditions seraient ouvertes à la presse, dans un souci de transparence – exception faite, évidemment, des auditions relevant du secret professionnel.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande, madame, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Françoise Rudetzki prête serment.)

Mme Françoise Rudetzki. Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, merci aux membres de cette commission de me faire l’honneur de m’entendre dans le cadre de vos auditions.

Je commencerai par l’historique de la création de l’association SOS Attentats. Celle-ci s’est d’abord battue pour parer au plus pressé. À travers ma propre expérience et de par ma formation de juriste, j’ai vite découvert en effet que les victimes du terrorisme étaient à l’abandon. En 1985, le mot « terrorisme » n’existait pas dans le droit français. Or ce que l’on ne nomme pas, on ne le reconnaît pas et on ne le prend pas en considération. Ainsi, ces victimes n'étaient pas reconnues, elles n’étaient même pas identifiées en tant que telles et se trouvaient noyées dans la masse des victimes d’infractions pénales.

J’ai utilisé les médias pour retrouver la trace des victimes d’attentats, dont le premier, après la guerre d’Algérie, est celui qui a été commis le 15 septembre 1974 au Drugstore Saint-Germain, un dimanche à Paris, et qui a été revendiqué par Ilitch Ramirez Sanchez, dit Carlos. J’ai retrouvé ainsi une vingtaine de victimes encore vivantes. Nous avons alors fondé SOS Attentats, avec mon mari, qui était présent sur les lieux le 23 décembre 1983, et un ami qui avait été victime, à l’étranger, d’une violence que l’on pouvait qualifier de terrorisme.

Cette aventure de SOS Attentats s’est traduite par l’adoption, au bout d’un laps de temps assez bref, de huit lois qui ont permis de faire avancer le droit de toutes les victimes en France. L’urgence était de les prendre en charge, d’où la création du Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme.

Deux solutions étaient possibles : la première, présentée par l’Assemblée nationale, passait par une indemnisation des assurances ; la seconde qui avait la faveur du Sénat, par une indemnisation de l’État. Le Premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, m’avait expliqué que l’État n’indemniserait ni vite ni bien. À l’époque, je craignais déjà qu’un jour, les finances de l’État soient dans un état tel que les victimes risquent d’en pâtir. D’où l’idée de cette contribution de solidarité nationale, que nous versons tous à travers nos contrats d’assurance de biens – multirisque habitation, moto, bateau, maison, entreprise. Il y a aujourd’hui 80 millions de contrats d’assurance de biens en France.

Je passe sur l’historique de cette contribution qui a varié dans le temps. La dernière augmentation, après dix ans d’immobilisme, date du 1er novembre dernier, soit treize jours avant les attentats de novembre. Cela faisait deux ans que je demandais une nette augmentation de la contribution, car un rapport demandé par le ministère des finances montrait que nous étions en train de piocher dans nos réserves. Redoutant en outre un attentat d’ampleur majeure, je souhaitais que le Fonds de garantie soit prêt à affronter des décaissements immédiats pour venir très rapidement en aide aux victimes. Il a fallu les attentats de janvier et l’unanimité du conseil d’administration du Fonds de garantie pour que nous obtenions un euro supplémentaire. Ainsi, la contribution qui est versée sur chacun de nos contrats d’assurance de biens est aujourd’hui de 4,30 euros.

La loi du 9 septembre 1986, qui a donc été adoptée avant les attentats de la rue de Rennes, est unique au monde : elle prévoit une indemnisation intégrale de tous les préjudices. Elle est en outre d’une simplicité remarquable – puissions-nous avoir toujours en France des lois aussi simples et faciles d’application.

Nous avons donc la meilleure loi au monde. Nous avons aussi le meilleur financement, dans la mesure où cette contribution prouve que chacun de nous participe à l’effort de solidarité qui est dû, au bout de la chaîne des actes de terrorisme, aux victimes. Malgré les difficultés financières d’un certain nombre de pays dont la France, nous pourrions être dans une situation idyllique. Malheureusement, il faut distinguer la législation de la pratique.

J’évoquerai donc certains des dysfonctionnements existant en matière d’indemnisation des victimes. Cette indemnisation fait partie de la lutte contre le terrorisme. C’est notre façon de prouver que nous sommes solidaires des victimes, que nous ne renonçons pas à nos valeurs, c’est reconnaître que nous pouvons tous être, du jour au lendemain, victimes d’un acte de terrorisme. Il est important de montrer qu’en France, la population civile bénéficie de la plus grande des solidarités. C’est la meilleure réponse – avec l’arsenal judiciaire, le renseignement et la coopération européenne – que nous puissions apporter face à cette menace. La France n’est pas en guerre : on mène la guerre contre elle.

Fin 2014, le Fonds de garantie avait instruit 4 200 dossiers de victimes d’actes de terrorisme, qui ont été prises en charge à partir du 1er janvier 1985, en raison de la rétroactivité de la loi. Après janvier 2015, un peu plus de 200 dossiers ont été ouverts à la suite des 17 morts et des blessés, en comptant les proches des décédés et ceux que l’on appelle aujourd’hui les impliqués.

Dès 1986-1987, nous avons considéré, à l’association SOS Attentats, que le terrorisme était une nouvelle forme de guerre, une guerre en temps de paix touchant les populations civiles, et nous souhaitions le faire reconnaître symboliquement. Il a fallu quatre ans de combat pour que la loi du 23 janvier 1990 soit adoptée, avec l’implication personnelle de François Mitterrand. Au-delà du symbole, cette loi – d’ailleurs rétroactive au 1er janvier 1982 pour englober toute une série d’attentats attribués soit à Action directe, soit au groupe Carlos, soit aux activistes Basques ou Corses – apporte, par rapport au Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme, un complément au plan social.

Cette loi institue un carnet de soins gratuits à vie, qui permet le remboursement et la prise en charge de la totalité des soins, bien mieux que la récente loi adoptée le 3 janvier. Elle prend en charge de très nombreux aménagements qui ne figurent pas dans la nomenclature de la sécurité sociale – aménagement de domicile, appareillages, accès aux hôpitaux militaires. Enfin, elle confère le statut de pupille de la Nation aux enfants, soit parce qu’ils sont orphelins, soit parce qu’ils ont été eux-mêmes blessés, soit parce qu’ils ont un parent grièvement blessé, à la suite d’un attentat. On peut en faire la demande jusqu’à la majorité, qui est à 21 ans au ministère de la défense. Ce statut de pupille de la Nation est accordé à vie ; l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre, l’ONAC, peut verser des aides sociales pour des frais relatifs à la scolarité, aux loisirs, à des voyages, des équipements informatiques ou d’aménagement d’appartements.

Enfin, les victimes peuvent bénéficier des dispositions d’une troisième loi, celle relative aux accidents de travail et de trajet, dans le cadre du droit commun des accidents du travail.

Ces lois sont utiles et se complètent même si cela pose parfois des problèmes d’articulation.

Je me suis longtemps battue pour que le Fonds de garantie soit, pour les victimes, un guichet unique où elles pourraient déposer leur dossier, ensuite dispatché entre les différents organismes. En 1995, à la suite des attentats dans le métro de Paris, j’ai été entendue par M. Alain Juppé, et ces dispositions ont été mises en place. Aujourd’hui, on me dit que cette procédure unique est tombée en désuétude. J’en appelle à votre commission : on ne peut pas imaginer que l’on aille vers plus de complexité, plus de démarches par rapport à ce qui s’est fait il y a vingt ans ! Mais comme il ne s’agit pas de l’inscrire dans la loi, je vais aussi m’adresser aux plus hautes autorités de l’État, qui sont parfaitement au courant de cette situation, pour faire graver dans le marbre, grâce à un décret, cette possibilité.

Il faut savoir que le Conseil d’administration du Fonds de garantie est composé : d’un président, qui est actuellement M. Delmas-Goyon, membre de la Cour de cassation ; de quatre représentants des ministres des finances, des affaires sociales, de la justice et de l’intérieur ; d’un représentant du monde de l’assurance ; et de trois personnes ayant œuvré et manifesté un intérêt pour les victimes.

Je siège au CA depuis l’origine, en 1986, ce qui fait que je passe pour la « mémoire » de ce Fonds. Les deux autres membres changent assez régulièrement : il y a un siège pour l’INAVEM et un siège pour le Conseil national des barreaux – qui a désigné dernièrement un avocat de Marseille spécialisé dans le dommage corporel.

Après les paroles officielles que nous avons entendues, et notamment celles du Président de la République qui a déclaré qu’après avoir enterré les morts, nous allions réparer les vivants, je pensais pouvoir m’appuyer sur les quatre représentants des ministres pour réparer les vivants, améliorer les pratiques d’indemnisations, et au moins retrouver celles d’il y a vingt ans. Mais je peux le dire ici : je n’ai pas le soutien que j’escomptais. J’espère que les travaux de votre commission vont m’aider à obtenir un tel soutien. Peut-être la nomination d’un nouveau secrétaire d’État aux victimes, Mme Juliette Méadel, y contribuera. En tout état de cause, j’ai bien l’intention de solliciter un rendez-vous avec M. Urvoas, votre ancien président de la commission des lois qui, je le pense, sera attentif à mes demandes.

Parmi les dysfonctionnements que je peux pointer, il y a la mauvaise utilisation des logiciels informatiques. Il faut le savoir : les listes de victimes qui sont établies, par le Parquet, le SAMU, les hôpitaux et les différents services de l’État, ne fonctionnent pas avec le même logiciel. Nous perdons donc énormément d’informations et notre liste est totalement disparate. Il faut convaincre l’État d’utiliser le même logiciel pour permettre à chaque organisme de rajouter à la liste des éléments susceptibles de nous servir à gérer la prise en charge des victimes et à assurer leur traçabilité. Il faut pouvoir en effet donner le plus rapidement possible des informations aux familles qui sont à la recherche de parents décédés ou blessés. Il est tout de même regrettable que les médias et les réseaux sociaux aient apporté plus rapidement des informations que les pouvoirs publics eux-mêmes.

Je dénoncerai un autre dysfonctionnement, d’ordre médical celui-ci. En 1986-1987 et en 1997, j’avais fait mener deux enquêtes épidémiologiques sur l’état de santé des victimes du terrorisme, avec l’aide de l’INSERM et d’un comité international, qui avaient abouti à la publication, par la direction générale de la santé, d’un guide pratique à l’usage des professionnels de santé en cas d’accidents collectifs, d’attentats et de catastrophes naturelles. Ce guide comprend, entre autres, un certain nombre d’informations sur la rédaction des certificats médicaux, très importants pour la traçabilité des soins, et sur la réparation et l’indemnisation, avec quelques mises en garde à propos des blessures invisibles – ORL et pulmonaires.

Toutes les victimes qui sont à proximité d’une explosion, qu’il s’agisse d’un accident dû au gaz, ou d’un attentat, comme dans le métro ou au Bataclan, souffrent en effet de troubles auditifs, d’acouphènes. Si ceux-ci sont traités dans les trois jours qui suivent l’explosion, par un traitement de cortisone, ils peuvent être guéris à 80% environ. Il est d’autant plus important d’intervenir rapidement que ces troubles coûtent très cher à la société : ils peuvent « désociabiliser » complètement les victimes, provoquer des troubles du comportement ou psychologiques graves et empêcher une activité professionnelle. Or, lors de la journée du 20 janvier organisée au ministère de la santé dans le cadre de l’opération « Retex », tous les professionnels de santé ont exprimé leur regret d’avoir complètement oublié ces problèmes d’oreilles. De la même façon, on peut passer à côté de pathologies pulmonaires, consécutives par exemple à l’émanation de sièges en plastique brûlés dans le métro.

Par ailleurs, les expertises médicales ne se passent pas toujours très bien. Personne ne le conteste aujourd’hui, ces blessures, qu’elles soient physiques ou psychologiques, s’apparentent à des blessures de guerre, que les militaires savent parfaitement traiter – tirs à la kalachnikov, dégâts dus aux ceintures d’explosifs, troubles psychologiques graves. En revanche, les experts du Fonds de garantie ne sont pas formés à cette traumatologie.

J’ai donc alerté le Conseil d’administration du Fonds sur ce point en lui demandant d’élargir son panel d’experts : ils ne sont que cinq ou six alors que nous allons devoir traiter 3 000 dossiers d’indemnisation, et surtout, ils n’ont pas la formation nécessaire que pourraient leur prodiguer les médecins militaires.

J’avais obtenu que les trois organismes – sécurité sociale, anciens combattants, ministère de la défense – et le Fonds de garantie organisent une expertise unique où, dans chaque spécialité, la victime ne serait vue qu’une seule fois, les trois rapports étant ensuite envoyés à chacun d’entre eux. Là encore, la pratique s’était un peu perdue. Mais Mme Touraine l’a inscrite dans la loi – celle du 3 janvier 2016. Je suis donc un peu rassurée.

Dysfonctionnement également s’agissant des séquelles présentées par les otages. Les otages ont des troubles particuliers qui ne sont pas les mêmes que ceux des victimes du RER, ou de ceux qui se trouvaient au Bataclan. De nouveaux postes de préjudice ont été créés, dans le cadre des catastrophes collectives, par les tribunaux de droit commun. Je veux parler du préjudice d’angoisse et du préjudice d’anxiété – attente de la mort, angoisse de la mort, angoisse de ceux qui ne savent pas si leurs proches sont vivants ou blessés. Or ces nouveaux postes de préjudice ne sont pas reconnus par le Fonds de garantie.

J’ai en revanche obtenu une avancée : la prise en compte de la durée de la détention. Comme les victimes d’attentats qui, depuis 1986, bénéficient d’une prise en charge particulière au plan psychologique, les otages se sont vus reconnaître un préjudice spécifique de détention, leurs proches étant également aidés pendant la durée de celle-ci. Mais là encore, on bute sur la reconnaissance des troubles : les experts ont tendance à minimiser ce que représentent trois ans de détention, dans des conditions qui ont été largement évoquées par la presse et sur lesquelles je ne reviendrai pas.

Les « oubliés » des attentats du 13 novembre sont un autre exemple de dysfonctionnement. Il s’agit plus précisément de victimes du Stade de France. On a parlé d’un mort, mais trente personnes étaient présentes, dont huit ont été grièvement blessées. Elles ont été oubliées pendant plusieurs semaines. Avec l’aide de journalistes, de la population qui s’était mobilisée, et des militaires, nous avons retrouvé la trace de ces victimes défavorisées, des Roms ou des SDF, qui n'avaient pas été enregistrées tout de suite.

Il y a par ailleurs les personnes qui se trouvaient dans l’immeuble squatté de Saint-Denis et qui sont selon moi, elles aussi des victimes du terrorisme. Là encore, il s’agit d’une population un peu défavorisée. Au moment de l’assaut des services de police, il y a eu des blessés physiques et psychologiques. On m’a dit qu’ils n’entraient pas dans la catégorie des victimes du terrorisme pouvant être indemnisées par le Fonds de garantie, mais que, comme victimes de l’intervention de la police, ils relèveraient éventuellement d’une indemnisation du ministère de la justice. La même question s’était posée en 2012, avec l’affaire Merah, lors de l’assaut donné par la police.

Les règles sont alors celles d’avant 1986 : les indemnisations ne sont pas intégrales, comme le prévoit la loi du 9 septembre, mais forfaitaires, donc payées sur le budget de l’État, selon les règles de la comptabilité publique. Trois mois après, ce sont ainsi les seules victimes qui n’ont pas reçu, par exemple, de provisions alors qu’elles sont dans le besoin, qu’elles doivent se reloger et se soigner, et qu’elles ne peuvent pas le faire, n’ayant reçu aucune aide.

Par ailleurs, une victime du Bataclan, qui s’en est sortie indemne et qui a été témoin des difficultés d’identification des personnes décédées et blessées, m’a demandé de vous faire une suggestion : il existe pour les délinquants un fichier des empreintes génétiques, ne pourrait-on pas disposer d’un tel fichier pour assurer la traçabilité des victimes, et permettre de les retrouver dans les hôpitaux ou ailleurs ? Les victimes seraient ainsi mieux prises en charge, ce qui favoriserait leur reconstruction.

Me sont également remontés les problèmes posés par les images prises par les médias – images de victimes en sang, dans les journaux et à la télévision.

J’avais été consultée par Mme Guigou, dans le cadre de sa loi en 2002 sur l’aggravation des amendes encourues par les médias qui publiaient des images indécentes. Je me souviens de l’affaire Érignac et du préfet dans une flaque de sang, mais aussi de cette femme victime de 1995 à la robe relevée, qui avait essayé de mener une action dans le cadre du droit à l’image. À l’époque, toutes les victimes qui avaient intenté un procès dans ce cadre l’avaient perdu puisque l’on avait donné la primauté au droit à l’information. J’avais fait observer à Mme Guigou que l’intention était bonne mais qu’il importerait peu aux médias de payer des amendes car plus les photos sont sanguinolentes et indécentes, plus les ventes augmentent. Les médias ne sont donc pas les seuls à mettre en cause : au bout de la chaîne, il y a ceux qui achètent les magazines. J’avais plutôt suggéré l’adoption d’une charte ou d’un code de déontologie, un peu à l’instar de ce qu’a fait la BBC en Angleterre. Mais tout a volé en éclats avec les appareils portables : ainsi à Londres, le 7 juillet 2005, malgré le respect des médias, des images prises par les passagers ont circulé dans les minutes qui ont suivi les explosions dans le métro ; elles ont été soit vendues, soit mises sur internet.

Je n’ai pas la réponse à ce problème. Tout ce que je sais, c’est que ces images font mal aux victimes, d’autant qu’elles sont systématiquement ressorties aux dates anniversaires des attentats. Même si elles sont parvenues à se reconstruire, elles se revoient dans l’état où elles étaient alors.

J’aimerais vous faire une autre suggestion qui relève, quant à elle, de la loi. Vous venez de recevoir l’Association 13 novembre : fraternité et vérité. Cette association a une très forte légitimité. Je peux vous le dire alors que j’ai rencontré de nombreuses victimes et les plus grands blessés. En effet, tous les jours ou tous les deux jours, je me rends dans les hôpitaux civils et militaires – à l’Institution nationale des Invalides et à Percy – pour former, à la demande des autorités militaires, le personnel et des assistantes sociales – sur l’articulation des différentes lois et sur leurs avantages respectifs.

Malheureusement, l’Association 13 novembre ne peut pas encore se constituer partie civile. En effet l’article 2-9 du code de procédure pénale ne permet aux associations qui s’occupent des victimes du terrorisme de se constituer partie civile qu’après cinq ans d’existence. Or, en raison même de la légitimité de cette association, il ne paraît pas envisageable qu’elle ne puisse ester en justice. Pourriez-vous travailler à la modification de l’article 2-9, moyennant tout de même une homologation par le ministère de la justice ou de l’intérieur ? Il convient en effet d’éviter que des associations à but commercial ou des associations d’avocats ne se créent pour faire du commerce ou démarcher des clients. Il faut faire preuve de prudence et contrôler la légitimité des associations – a fortiori lorsqu’elles sollicitent des subventions.

M. le président Georges Fenech. Merci, madame Rudetzki, d’avoir retracé l’historique du combat que vous avez mené pour la reconnaissance des victimes du terrorisme, et de leurs droits.

Vous avez d’ailleurs soulevé des problèmes qui ont été évoqués devant nous tout à l’heure par les différentes associations de victimes : le guichet unique, qui est tombé en désuétude, la mauvaise utilisation des logiciels, les difficultés d’identification ; les expertises – M. Salines a fait allusion à l’insuffisante compétence et formation des experts ; la question des images ; enfin, la capacité juridique des associations.

Sur ce dernier point, nous verrons comment, dans le cadre de la réforme de la procédure pénale dont l’examen est prévu prochainement en séance, aligner les dispositions de l’article 2-9 du code de procédure pénale sur celles de l’article 2-15 relatif aux associations s’occupant de victimes de catastrophes. Cela permettrait à l’Association 13 novembre d’ester en justice et faciliterait l’action de ses membres.

Enfin, je ne comprends pas bien comment pourrait être créé le fichier des empreintes génétiques auquel vous avez fait allusion.

Mme Françoise Rudetzki. L’idée ne vient pas de moi, je me suis contentée de vous la transmettre. Mais je vous laisserai la note qui m’a été adressée, et qui renvoie au vécu de plusieurs personnes qui se sont retrouvées au Bataclan le soir du 13 novembre. Sans doute faudrait-il que nous ayons tous nos empreintes génétiques dans une puce, dans notre carte Vitale ? Je n’ai pas eu le temps de réfléchir précisément. Tout ce que je sais, c’est que des informations ont été perdues, que des victimes ont parfois été mal orientées, dans des hôpitaux pas toujours adaptés à leurs blessures, et que des familles ont eu des difficultés pour retrouver leurs proches. Il faut donc creuser un peu la question.

M. le président Georges Fenech. Vous avez regretté que le statut de victimes du terrorisme n’ait été reconnu, ni aux victimes « collatérales » de Saint-Denis, ni à ceux que vous qualifiez d’« oubliés ». Cela relève-t-il de l’appréciation du Fonds de garantie ? Qui est à l’origine de cette classification ?

Mme Françoise Rudetzki. Le Fonds de garantie est lié par la liste du Parquet, qui fait foi. Dès lors que le procureur de la République lui transmet la liste, le Fonds de garantie est en mesure d’envoyer, dans les quinze jours ou trois semaines, une provision qui est modulée en fonction de la gravité des lésions. On distingue seulement entre les victimes hospitalisées qui subissent des interventions, et celles que l’on appelle aujourd’hui les « impliquées ». Après, on affine en fonction de la durée d’hospitalisation.

Le Fonds verse également une provision aux proches des personnes décédées. Il faut le reconnaître, depuis 1995, sa gestion de la prise en charge des familles des personnes décédées est assez remarquable. En l’occurrence, la liste des 130 morts ne faisait pas l’objet de contestations, et a été transmise assez rapidement. Les frais d’obsèques ont alors été pris en charge sans qu’il soit nécessaire d’avancer l’argent. Si quelques familles l’ont fait, c’est que l’information n’a pas toujours bien circulé. De fait, on reproche souvent au Fonds de garantie son manque de transparence, ce qui est sans doute justifié. Reste que, dans la plupart des cas, les services funéraires étaient au courant. Les familles se rendaient dans le service qu’elles voulaient et choisissaient un mode d’obsèques. L’entreprise établissait ensuite un devis et l’envoyait au Fonds de garantie qui réglait directement les factures, que les obsèques se déroulent en France ou à l’étranger, avec la prise en charge et le déplacement des familles pour se rendre aux obsèques. Le Fonds va même jusqu’à payer les fleurs sur le convoi. Le système fonctionne donc bien.

Nous avions la liste des 130 personnes décédées et des 350 blessés graves hospitalisés, et de pratiquement toutes les victimes du Bataclan puisque l’on disposait de la liste de la billetterie. Cela représentait 1 500 personnes, moins les 90 morts.

Si l’identification des victimes du Bataclan n’a pas fait l’objet de trop de difficultés, il en a été différemment en revanche pour les victimes qui se trouvaient aux terrasses des cafés. Certaines avaient été transportées dans les hôpitaux, mais d’autres, en effet, avaient fui les lieux. Elles y avaient d’ailleurs été incitées par les forces de police et de sécurité – SAMU et autres – parce qu’il fallait rapidement évacuer le site : on ne savait pas si une autre équipe de terroristes n’allait pas se manifester, et il ne fallait pas gêner les secours. En tout état de cause, ces victimes-là n’étaient pas sur les premières listes du Parquet.

J’ai tout de suite demandé au Fonds de garantie de lister les modes de preuve qu’elles pouvaient utiliser pour le saisir. Pour être enregistrées, elles avaient intérêt à déposer plainte et à être entendues par la police. En revanche, on a parfois fait inutilement déposer plainte à des victimes qui étaient déjà sur les listes du Parquet. Cela n’a fait que surcharger les emplois du temps des familles de décédés ou de blessés.

Elles pouvaient également solliciter le témoignage des serveurs dans les cafés – mais ceux-ci ont souvent fermé après les attentats. Elles pouvaient avoir recours au témoignage de personnes qui se trouvaient avec elles ce soir-là. Mais certaines parfois étaient attablées seules dans ces cafés. On a alors utilisé des certificats médicaux, rédigés soit par les médecins de famille, soit par les différents hôpitaux.

Aujourd’hui, la liste des victimes prises en charge par le Fonds est de 1 200 dossiers ouverts. Mais on s’attend à devoir en gérer 3 000.

M. le président Georges Fenech. J’ai cru comprendre qu’une personne, victime du tir non pas d’un terroriste, mais d’une force d’intervention, ne relèverait pas du Fonds de garantie.

Mme Françoise Rudetzki. Ce n’est pas nous qui en avons décidé ainsi. Cela vient du Parquet.

Sitôt après le 13 novembre, j’avais demandé au président de convoquer le conseil d’administration, car c’est là que sont fixées les règles générales de notre politique d’indemnisation. Mais il a nous a fallu attendre jusqu’au 1er février – alors que la loi nous impose une réunion une fois par trimestre. Ainsi, pour la première fois depuis trente ans d’existence du Fonds, nous sommes restés quatre mois sans réunir le CA, ce que je déplore.

Quoi qu’il en soit, le 1er février, nous nous sommes réunis et j’ai évoqué le point que vous venez de soulever. J’ai demandé pourquoi il y avait des exclus, s’agissant notamment des victimes de Saint-Denis. Le représentant du ministre de la justice m’a répondu que ce n’étaient pas des victimes du terrorisme et qu’il appartiendrait à son ministère de les prendre en charge. J’ai mis l’affaire au vote mais je n’ai malheureusement pas été suivie. Nous devons donc nous en tenir à cette position que je regrette profondément.

M. le président Georges Fenech. La commission d’enquête engagera une réflexion sur cette question.

M. Jean-Michel Villaumé. Madame, les critères d’indemnisation sont-ils adaptés ? Comment souhaiteriez-vous qu’ils évoluent ?

Par ailleurs, vous avez évoqué assez positivement la création du secrétariat d’État d’aide aux victimes. Concrètement, qu’en attendez-vous ?

Et encore une fois, merci pour tout ce que vous faites.

Mme Françoise Rudetzki. En matière de modes de préjudice, il existe la nomenclature Dintilhac, qui porte le nom d’un membre de la Cour de cassation aujourd’hui décédé. Celui-ci avait constitué une commission, aux travaux de laquelle j’avais participé, pour faire un état des lieux des différents postes de préjudice d’indemnisation. On avait retracé l’évolution de la jurisprudence – par exemple, en matière d’accidents de la route ou d’agressions – avec les décisions des cours d’appel, et repris les travaux de la doctrine.

En cas de terrorisme, la loi parle de l’indemnisation intégrale de tous les préjudices. Cela suppose la prise en compte du taux d’invalidité, que ce soit au plan physique ou psychologique. Il y a aussi des postes de préjudice que l’on appelle «  personnels », c’est-à-dire : les souffrances endurées en fonction des sévices subis par les otages, le nombre d’interventions chirurgicales, les brûlures qui sont très douloureuses, les douleurs neurologiques également très pénibles ; le préjudice d’agrément, qui fait que l’on ne peut plus exercer un loisir ou un sport ; le préjudice sexuel ; le préjudice esthétique que l’on prouve avec des photos ; et enfin un poste qui pose des difficultés d’évaluation, bien qu’il soit d’accès très facile, le préjudice économique, à propos duquel le Fonds de garantie se montre particulièrement redoutable.

Il est vrai qu’au titre du préjudice économique, des sommes très importantes peuvent être en jeu : disparition d’un chef d’entreprise, qui subvient au besoin de toute sa famille ; perte d’un ou de deux salaires ; enfants à élever, etc. Chaque situation s’examine in concreto. On ne peut pas édicter de règles ni fixer un barème, dont personne d’ailleurs ne voudrait. Il faut procéder à une évaluation avec les services fiscaux, à partir des déclarations d’impôt, des fiches de salaire. Mais pour les professions libérales, les artisans, c’est plus compliqué ; et pour les gens au chômage, davantage encore. Et comment faire, pour les femmes au foyer ? Les situations sont toutes différentes. L’évaluation variera également en fonction de la composition de la famille – et aujourd’hui, il y a beaucoup de familles recomposées, avec des enfants de lits différents.

Certes, ce sont des calculs compliqués, mais le Fonds doit se doter de davantage de moyens humains pour traiter plus rapidement les dossiers – d’autant qu’il n’a pas de problème financier pour embaucher. Je ne citerai qu’un exemple, que vous allez trouver très choquant. À ce jour, presque quatre ans après l’attentat du 19 mars 2012 devant l’école juive de Toulouse où elle a perdu son mari et deux de ses enfants, Mme Sandler n’a touché que certaines provisions et certains postes de préjudice mais rien au titre de son préjudice économique. Il y a des batailles d’évaluation, dans lesquelles je n’entrerai pas. En tout état de cause, cette situation n’est pas admissible quatre ans après les faits : cette femme a besoin d’argent pour élever son troisième enfant, qui avait dix-huit mois à l’époque ; elle doit savoir de combien elle peut disposer, où habiter et comment gérer sa vie.

Si la théorie est très bonne, on constate donc dans la pratique certains dysfonctionnements que l’on ne peut pas accepter. Je prévois les mêmes problèmes pour les victimes de Charlie, davantage encore que pour celles de l’Hypercacher. En effet, les indemnisations vont mettre en jeu les droits d’auteurs qu’auraient pu toucher les différents dessinateurs. Nous sommes partis pour une longue bataille d’évaluation, dans la mesure où les victimes étaient des travailleurs indépendants. Je pense notamment à l’évaluation du préjudice économique de Mme Maryse Wolinski, la femme de Georges Wolinski.

M. le président Georges Fenech. Vous n’avez pas évoqué le pretium doloris ?

Mme Françoise Rudetzki. En français, ce sont les « souffrances endurées », qui sont évaluées sur une échelle de 1 à 7. À ce propos, j’observe qu’une telle échelle n’est pas adaptée à trois ans de détention d’un otage, car la situation relève de l’exceptionnel. Il en sera de même de certains postes de préjudice lorsqu’il s’agira d’indemniser les victimes du Bataclan.

Cela m’amène à vous faire part d’une décision très importante, qui a été rendue par le tribunal de Thonon-les-Bains dans une affaire liée à un grave accident au passage à niveau d’Allinges, où plusieurs collégiens avaient perdu la vie. À l’occasion de cette affaire, le président Deparis a créé et fait accepter par le tribunal correctionnel deux postes de préjudice que la doctrine avait déjà un peu développés, à savoir le préjudice d’angoisse – certains enfants ont vu arriver la mort – et le préjudice d’anxiété – les parents ont attendu des heures pour connaître le sort de leurs enfants.

Quand on imagine les trois heures qu’ont passées la plupart des victimes dans l’enceinte du Bataclan, avec quatre-vingt-dix morts, certaines victimes ayant été protégées par les corps des personnes décédées… Il va falloir que l’on innove. Heureusement, il n’y a pas de règles précises pour procéder à cette indemnisation intégrale. Nous pourrons, en fonction de situations exceptionnelles, répondre de façon exceptionnelle à de tels préjudices. Les experts vont nous aider à mettre en évidence ces séquelles particulières, que nous tâcherons ensuite, au conseil d’administration, de traduire en monnaie.

Mme Marianne Dubois. Merci, madame, d’être parmi nous ce soir.

Dans ma circonscription, une famille a été endeuillée et une autre a été très touchée au moment de l’attentat qui a eu lieu au musée du Bardo. Or elles ont l’impression de ne pas être reconnues comme des victimes parce que cela ne s’est pas passé en France. Ainsi, le Président de la République a rencontré à plusieurs reprises des victimes d’attentats qui ont eu lieu en France, mais pas en Tunisie.

Je voudrais par ailleurs vous interroger sur la reconnaissance du préjudice affectif. Comment peut-on évaluer la perte d’un père, d’une mère, d’un proche ?

Mme Françoise Rudetzki. Je n’oublie aucune victime : j’ai notamment organisé aux Invalides une réunion d’information à l’intention des victimes des attentats du Bardo, afin qu’elles prennent connaissance de leurs droits, et je défends leurs dossiers au Fonds de garantie.

Bien sûr, il faut d’abord que les avocats, qui ne sont pas toujours au fait des droits des victimes, s’informent. C’est ce qu’ont fait un certain nombre d’entre eux en s’adressant à moi. Je mène en effet tout un travail au Barreau pour transmettre mon savoir – à titre bénévole, je tiens à le préciser. Je leur indique les législations qui existent. Ces professionnels du droit connaissent bien la législation sur les accidents du travail, mais pas le fonctionnement du Fonds et le statut de victime civile de guerre.

Je suis également à la disposition de ces victimes, qui ont toutes mes coordonnées. Elles savent qu’elles peuvent me joindre. Je ne mets jamais plus d’une demi-journée pour rappeler. Je reçois à peu près 150 mails par jour, en dehors des appels téléphoniques. Donc, pour moi, elles ne sont pas oubliées. Maintenant, je ne saurais répondre à la place du Président, dont je ne tiens pas l’agenda. Leur avocat a-t-il fait une demande en bonne et due forme ? Aux dernières nouvelles, ce n’était pas le cas. Mais je n’en dirai pas plus.

Quant à savoir ce que vaut la vie humaine, la question est vaste. Les Américains évaluent la vie en millions de dollars. Les Allemands, quant à eux, considèrent que la vie est inestimable, au point que la reconnaissance de ce préjudice moral ou d’affection, comme on dit maintenant en France, était, avant le passage à l’euro, d’un DM. Cela était compensé par d'autres postes de préjudice, notamment économique, pour aider les familles à vivre et à revivre.

La France a adopté une position intermédiaire – à partir de la loi Badinter, qui prévoit un droit à indemnisation pour les accidentés de la route. Au fil des années, entre 1985, année où j’ai commencé mon combat, et aujourd’hui, les montants ont évolué : ils sont passés de 20 000 euros à environ 45 000 euros pour la perte d’un compagnon, d’une épouse ou d’un enfant. J’observe d’ailleurs que la perte d’un enfant est moins bien « rémunérée» que celle d’un compagnon ou d’une épouse. Je trouve cela curieux, dans la mesure où un enfant ne se remplace pas alors que le conjoint survivant peut refaire sa vie. C’est pourtant ce qui ressort de la jurisprudence. Cela étant, que vaut la vie d’un enfant ? Si je perdais ma fille, je ne pourrais pas vous donner un chiffre…

Il m’arrive de demander aux familles qui contestent la proposition du Fonds de garantie à combien elles évaluent la perte de leur proche, et en dessous de quelle somme elles vont décider d’aller devant les tribunaux – ce qu’elles ne font d’ailleurs jamais. Je vous pose la même question : à combien évaluez-vous la vie humaine ? Pour ma part, je ne suis pas capable d’apporter une réponse. Mais je me bats comme une tigresse pour l’évaluation des préjudices physiques, psychologiques et économiques, et tout ce qui va avec : réadaptation des logements, des voitures, réinsertion et formation professionnelles qui sont également prises en charge par le Fonds de garantie.

M. Serge Grouard. Madame, je voudrais saluer à mon tour votre combat.

Vous avez évoqué la procédure devant le Parquet, qui permet l’élaborer la liste de celles et ceux qui vont être considérés comme victimes. Cette liste est ensuite transmise au Fonds de garantie, et ouvre droit à indemnisation et à prise en charge. Eu égard au nombre important de victimes des attentats de novembre dernier, quels sont les délais du Parquet ? Certaines victimes attendent-elle de pouvoir être inscrites sur cette liste pour bénéficier d’une prise en charge ? Le Parquet est-il outillé pour gérer une telle situation, différente de celles que l’on a connues auparavant ?

Par ailleurs, j’ai noté qu’en presque trente ans, le Fonds de garantie avait traité 4 200 dossiers, et que vous vous attendiez à en recevoir 3 000 autres. Le Fonds de garantie dispose-t-il de moyens suffisants pour prendre en charge ces victimes ?

Mme Françoise Rudetzki. Premièrement, cette liste du Parquet a été établie assez rapidement, dans les jours qui ont suivi les attentats. Ce fut notamment le cas de celle des 130 personnes décédées, grâce au travail remarquable d’identification de l’Institut médico-légal – hormis un problème d’inversion.

Au passage, je voudrais saluer nos services de santé. Le soir du 14 novembre, nous avions une liste de 128 personnes décédées. Le bilan s’est finalement établi à 130, grâce à la qualité des soins, de la chirurgie et de la médecine française qui, en dépit des difficultés financières, a su sauver beaucoup de vies, notamment celle d’un nombre impressionnant de jeunes, qui étaient grièvement blessés.

Les hôpitaux ont également transmis des listes au Parquet, mais cela a pris un peu de retard du fait des problèmes de logiciels que j’évoquais précédemment. Si l’on veut être en mesure d’affronter d’autres attentats de grande ampleur, il est urgent de mettre au point un logiciel commun à tous les intervenants. Cela permettra de disposer, sur un même listing, de toutes les informations : profil de chaque victime, structure et situation sociale de chaque famille… Nous saurons ainsi, par exemple, si des enfants sont restés seuls au domicile.

Il faut également savoir que l’on prend en charge, en France – et c’est très positif – toutes les victimes, quelle que soit leur nationalité ou leur situation au regard de la régularité de leur séjour dans notre pays. J’avais formulé cette demande début 1986 lorsque j’ai commencé à négocier la loi du 9 septembre 1986 : au Fonds de garantie, nous n’avons pas à nous interroger sur la légalité de la présence d’une personne sur notre territoire. Au pays des Droits de l’homme, nous devons à tous la sécurité, car ce sont des êtres humains.

De la même façon, nous prenons en charge toute victime française d’attentats à l’étranger : que ce soit au Musée du Bardo, à Sousse, au Caire, à New-York, à Londres, à Madrid, en Israël, partout dans le monde où il y a des familles, des victimes qui ont la nationalité française ou qui sont binationales. Après nous être renseignés, nous prenons en charge les binationaux, en complément de ce qui peut être fait par la législation de leur pays d’origine. On sait bien que de nombreux pays, et je pense à l’attentat de Ouagadougou, n’ont rien prévu pour les victimes. Mais si ces dernières ont des liens avec la France, elles sont prises en charge.

Une fois la liste du Parquet établie, plusieurs semaines s’écoulent. Comme je l’ai indiqué, des victimes peuvent également être amenées à apporter les preuves que j’ai énumérées plus haut, et le Fonds les examine. Cela peut prendre deux ou trois semaines, mais pas des mois. Si, au vu des éléments, le Fonds accepte la victime sur cette nouvelle liste, il peut lui verser immédiatement une provision.

Si les preuves sont considérées comme insuffisantes, la demande peut être rejetée. J’ai demandé que tout rejet soit soumis au conseil d’administration du Fonds, qui devra en examiner la validité. Certes, nous ne gérons pas les dossiers, mais je tiens à connaître les motivations en cas de refus. Et si une personne n’est pas acceptée sur les listes, elle peut toujours former un recours devant le tribunal de grande instance de Créteil, qui est le tribunal dont relève le Fonds de garantie – domicilié à Vincennes – pour se voir attribuer la qualité de victime.

M. Jean-Luc Laurent. Merci pour votre exposé qui retrace l’évolution positive de la reconnaissance du terrorisme à la création du Fonds de garantie, mais qui montre aussi qu’il reste du chemin à parcourir.

Vous insistez particulièrement sur la liste unique comme élément déclenchant, pour le Fonds de garantie, des indemnisations qui seront attribuées aux victimes ou à leurs familles. Les associations que l’on a auditionnées ont pointé dès le début la diversité des listes et la difficulté d’accès à l’information. D’où ces quelques questions.

Sur la base de votre expérience, ne pensez-vous pas qu’il serait bon d’avoir une liste unique dès le début de la procédure, afin de pouvoir informer puis d’ouvrir des droits au Fonds de garantie ? Une seule autorité ne devrait-elle pas concentrer l’élaboration de cette liste, à partir d’un même logiciel ? Comment procéder, concrètement, pour aller vers cette procédure unique et, éventuellement, vers une autorité unique ? Cela doit-il relever de la loi, d’autres mesures, ou simplement de dispositions internes au Fonds de garantie ?

Mme Françoise Dumas. Merci, Madame, pour la clarté de votre propos. Vous avez malheureusement une connaissance aiguë des besoins des victimes et de leurs proches ainsi que des différents dysfonctionnements. Comment expliquez-vous le recul de la procédure du guichet unique ? Est-ce dû au fait que plusieurs ministères sont concernés ? À la complexité des dispositifs ? Auriez-vous des propositions concrètes à faire en la matière ?

Mme Françoise Rudetzki. Sur la liste unique, la pratique actuelle, qui passe par un contrôle du Parquet, me semble être la meilleure. Le Parquet est une autorité incontestable, incontestée, et c’est à lui de réunir toutes les informations qu’il reçoit des hôpitaux, des services de secours, des services de police qui ont pu recueillir des témoignages, et de tous ceux qui ont été en contact avec les victimes et ont pu relever leur identité. Encore une fois, le problème vient de la différence de logiciels, qui entraîne une déperdition de données. M. François Molins, vous expliquera dans les détails les difficultés rencontrées par le parquet pour recueillir les éléments d’identification de toutes les victimes.

À ce jour, 1 200 dossiers ont été ouverts au Fonds de garantie, à partir de tous les éléments qui lui sont parvenus. À mon sens, le Fonds de garantie n’a pas la légitimité de tenir la liste unique : il doit la recevoir et enclencher la procédure.

Restent tous ceux qui n’ont pas été identifiés. La loi prévoit que toute personne qui s’estime victime peut saisir directement le Fonds de garantie. Elle peut aussi se constituer partie civile et apporter des éléments de preuve pour prouver qu’elle était bien sur les lieux. Je le répète, je souhaite que le conseil d’administration ait connaissance des dossiers rejetés par le Fonds de garantie, quitte à ce que le refus soit validé et que la personne aille devant le tribunal de grande instance de Créteil.

Je ne crois pas que, dans ce domaine, l’intervention d’une loi soit nécessaire. Mais c’est vous qui êtes les professionnels de l’élaboration des lois… Un décret pourrait peut-être suffire pour compléter la loi du 9 septembre 1986. En tout cas, hormis ce problème de logiciel et de gestion d’un grand nombre de victimes, le parquet me semble être l’autorité la plus légitime pour élaborer cette liste.

Comment expliquer le recul des acquis de 1995 ? Par le fait que les intervenants changent au fil du temps. Je vous l’ai dit, je suis « la mémoire » du Fonds, une « rescapée » de 1986 ; aucun membre autre que moi n’était présent à l’époque. Ainsi, le président a été nommé il y a un an. Les ministres sont représentés par différentes instances. Par exemple, le ministre de la justice est représenté par le chef du bureau des victimes. Or ce service est en déshérence, et je pèse mes mots ! Les chefs de bureau n’y restent pas. La dernière en date avait quitté ses fonctions peu avant le 13 novembre. Elle a fini par rester jusqu’au 30 janvier 2016, et n’était donc même pas présente au CA du 1er février. À l’heure actuelle, il n’y a pas de chef de bureau des victimes. C’est pourtant le cœur, au ministère de la justice, de l’organisme qui gère les droits des victimes ! Ce département est délaissé depuis des années – cela n’a pas commencé avec Mme Taubira. À tel point que M. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, avait créé une Délégation aux droits des victimes au sein du ministère de l’intérieur, précisément pour venir en aide aux victimes du terrorisme. Cela montre, et j’en suis désolée, le peu d’intérêt de l’État vis-à-vis des victimes.

Mme Nicole Guedj, secrétaire d’État aux droits des victimes auprès de M. Perben, a fait des choses intéressantes et concrètes. Puis le secrétariat d’État a disparu. Aujourd’hui, il est réapparu, à la différence que la nouvelle secrétaire d’État dépend du Premier ministre. Aura-t-elle à sa disposition outre un cabinet, une structure administrative qui lui permettra de fonctionner ? Je fonde tous mes espoirs dans cette création. En effet, au conseil d’administration, les représentants des quatre ministres votent toujours dans le même sens pour permettre à la solidarité gouvernementale de s’exercer. Encore faut-il qu’ils aient défini une position commune au cours d’une réunion interministérielle. S’ils répercutent la voix du Premier ministre et celle du Président de la République qui demande que l’on répare les vivants, nous serions cinq sur neuf à souhaiter faire avancer les droits des victimes et éviter la déperdition que vous évoquiez.

Du fait de la mobilité dans la fonction publique, les fonctionnaires qui siègent au conseil d’administration sont sans cesse remplacés – parfois même avant deux ou trois ans. Il en est de même à la direction du Fonds de garantie : le directeur général, M. François Werner, et la directrice, Mme Nathalie Faussat, ne sont là que depuis quelques années. La phase de 1995 s’est perdue dans la nuit des temps. Et en 1986, les dossiers n’étaient pas informatisés. D’où une certaine déperdition du savoir, que l’on observe d’ailleurs dans toutes les administrations françaises.

Je peux reprendre, à cet égard, l’exemple du guide que nous avions édité en 2003, et dont j’avais évoqué l’existence avec le cabinet de Mme Touraine, juste avant Noël. Ce fascicule contient en effet beaucoup de choses intéressantes sur la prise en charge des victimes. Cela m’amène à faire un petit retour dans le passé.

Il y a dix-huit mois, s’est tenue une réunion sur les cellules d’urgences médico-psychologiques. – CUMP – qui ont été créées en 1995 par M. Xavier Emmanuelli, alors secrétaire d'État à l’action humanitaire d’urgence.

M. Xavier Emmanuelli, que j’avais rencontré en juin 1995, et auquel j’avais présenté les résultats de l’étude épidémiologique sur l’état de santé des victimes des attentats de 1986, envisageait de créer un nouveau dispositif et m’avait proposé d’en discuter à la rentrée suivante. L’attentat du RER B à la station Saint-Michel se produisit le 25 juillet 1986. M. Emmanuelli avait son projet de CUMP en tête. Il a emmené le Président de la République dans les hôpitaux, à la rencontre des personnes qui avaient fui le métro et l’horreur, à qui on avait dit de partir et qui ont erré, hagards, dans Paris. Ces personnes avaient parfois marché dans les rues pendant plusieurs jours et avaient été récupérées par des passants, des policiers ou des médecins. C’est là que sont nées les CUMP qui prennent en charge sur les lieux même des attentats ou des accidents les victimes impliquées – je ne parle pas de celles dont il faut sauver la vie et qui sont envoyées immédiatement vers les hôpitaux. Ces cellules sont animées par des volontaires qui viennent des hôpitaux : des psychiatres, des psychologues ou même des infirmiers-psychiatres. Ils interviennent dans l’urgence, puis réintègrent leur service d’origine.

Il y a dix-huit mois, donc, nous avons célébré le vingtième anniversaire de ces cellules d’urgence. À cette occasion, j’avais fait observer au représentant de la Direction générale de la santé qu’alors qu’on risquait d’être victime d’un attentat d’ampleur majeur, notre petit guide n’était plus à jour. Il m’avait répondu qu’on allait le remettre en chantier. Je n’en ai plus jamais entendu parler. Alors que ce fascicule figure sur le site du ministère de la santé, plus personne au cabinet de Mme Touraine n’en avait le souvenir. Encore une fois, il y a en France une déperdition du savoir qui me paraît tout à fait préoccupante, surtout dans des situations extrêmes.

S’agissant des finances du fonds, pour l’année 2016, sauf événement majeur, grâce à cet euro supplémentaire qui a porté la contribution de solidarité nationale à 4,30 euros depuis le 1er janvier, nous disposons de la trésorerie nécessaire. Si d’autres attentats venaient à se produire, ce serait autre chose. Cela étant, le montant de la contribution est fixé par un simple arrêté, pris chaque année au mois d’octobre par le ministère, afin d’être pris en compte par les compagnies d’assurance l’année suivante.

Après la catastrophe du DC10, en 1989, qui avaient fait 170 morts, on avait eu peur de manquer de trésorerie et d’avoir à piocher dans nos réserves. Le ministère des finances de l’époque avait alors, en cours d’année, augmenté d’un franc, la contribution pour nous permettre de faire face à cette catastrophe. Le 1er février 2016, j’ai donc demandé au Fonds de garantie de ressortir cet arrêté – qui est également dans les archives du ministère des finances –, pour prouver, le cas échéant, qu’il est tout à fait possible d’augmenter la contribution en cours d’année.

Enfin, mesdames et messieurs les parlementaires, en 2008, à l’unanimité, vous avez mis à la charge du Fonds de garantie l’indemnisation des propriétaires des voitures et des motos brûlées au 14 juillet et au 31 décembre – avec 40 % d’abus. En quoi cela concerne-t-il le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et autres infractions pénales ? C’est inadmissible ! Certes, cela ne représente pas des sommes énormes, mais c’est symbolique : cette indemnisation devrait relever du Fonds de garantie automobile. Pourquoi la solidarité nationale devrait-elle fonctionner alors qu’il y a des gens qui n’ont ni voiture ni moto ?

Dès 2008, alors que j’avais été reçue ici même par le président de la commission des lois, M. Warsmann, ainsi qu’au Sénat, j’avais exprimé mon opposition devant un tel dévoiement. Mais ce fut en vain. Depuis, j’ai repris mon bâton de pèlerin et je me bats pour que l’on revienne sur cette disposition. À chaque fois, on m’explique que l’on n’a pas le véhicule législatif nécessaire, qu’on ne peut pas faire de cavalier budgétaire, etc.

En novembre dernier, Mme Taubira a présenté son projet de loi sur la justice du XXIème siècle : j’ai pensé que ce texte un peu fourre-tout pouvait être le bon support. Une sénatrice m’ayant demandé si j’avais un amendement à lui proposer, je lui ai suggéré la suppression de cette charge indue et le transfert de l’indemnisation correspondante vers le Fonds automobile. Elle a déposé l’amendement, à l’occasion de la première lecture au Sénat. Mais l’attaché parlementaire ou l’administrateur ayant oublié l’article 40 de la Constitution, cet amendement n’est même pas passé en discussion. J’ai donc saisi M. Bruno Le Roux, le président du groupe parlementaire socialiste, et lui ai préparé un autre amendement en prévision de la prochaine lecture. Mais après les événements du 13 novembre, l’ordre du jour des travaux du Parlement a peut-être été modifié. En tout cas, il me paraîtrait être de bonne administration financière de décharger le Fonds de garantie de cette charge indue.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous nous donner le montant des ressources du Fonds ?

Mme Françoise Rudetzki. En plus de la contribution de solidarité nationale, qui est de 4,30 euros pour chacun des 80 millions de contrats d’assurance, nous avons placé beaucoup d’argent.

Au 29 janvier, nous avions ouvert 1 137 dossiers d’indemnisation, et versé 17 millions d’euros de provisions. Et selon mes documents, nous avons une trésorerie d’une valeur comptable de 1, 331 milliard d’euros.

En fait, le Fonds « terrorisme et infractions » est géré par le Fonds de garantie automobile, qui se trouve à Vincennes, et emploie 120 personnes. Un département financier gère à la fois le Fonds de garantie automobile et le Fonds « terrorisme et infractions ». Nous payons au Fonds automobile un pourcentage de frais de gestion au prorata du temps passé par la cellule en charge des victimes du terrorisme – le Fonds de garantie vous donnera les chiffres. Ainsi, nous n’avons pas besoin d’avoir un local, ce qui limite les frais. Je pense que c’est de bonne administration.

Donc, nous n’avons pas de problème d’argent. Nous avons même de quoi embaucher, notamment des rédacteurs ayant bac+5 en droit, sous réserve de leur assurer une formation complémentaire, du fait de la spécificité de nos règles.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur les attentats du mois de janvier, et sur l’objet de notre mission ? J’ai beaucoup apprécié votre propos lorsque vous avez dit que l’indemnisation des victimes faisait partie de la lutte antiterrorisme et qu’elle était la preuve de notre solidarité face au terrorisme. Avez-vous des observations à faire sur la question des moyens et la prévention ?

Mme Françoise Rudetzki. On parle beaucoup de la radicalisation et de la « déradicalisation ». Mais j’avoue ne pas très bien savoir comment on peut « déradicaliser ».

Ce n’est pas en allant porter la parole des victimes à ceux qui sont en prison que l’on pourra leur faire un lavage de cerveau à l’envers. D’ailleurs, faire de la manipulation mentale irait à l’encontre de nos valeurs. Il faut donc trouver d’autres voies.

J’ai entendu l’ancien Premier ministre, M. Alain Juppé, parler d’une police pénitentiaire. Ce serait peut-être un bon moyen d’avoir des informations. Les affaires Merah, Beghal, Coulibaly ou Kouachi, nous ramènent toujours à la prison. On sait que Djamel Beghal a formé, en quelque sorte, les frères Kouachi et Coulibaly. Peut-être est-ce une erreur de les avoir mis dans la même prison.

On parle de regroupement, d’un camp d’internement – je n’aime pas trop ce type de dispositif – pour les personnes fichées au fichier S. Mais cela me paraît difficile si elles ne sont pas passées à l’acte. En tout état de cause, on ne peut pas agir sur les cerveaux de ceux qui sont déjà en prison…

Par contre, nous pouvons agir au niveau de l’éducation nationale. Certes, je ne suis pas une spécialiste, mais nos valeurs démocratiques, nos valeurs de laïcité, doivent pouvoir être transmises dès le plus jeune âge. Notre erreur a été de considérer que la radicalisation ou le non-respect des valeurs républicaines étaient liés au problème des banlieues. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire que l’on s’est trompé. Bien sûr qu’un travail a été fait dans les banlieues, et qu’on y a mis beaucoup d’argent, mais le résultat n’est pas à la hauteur. En dépit des progrès, – étudiante, j’ai travaillé sur la rénovation urbaine –, le problème de l’urbanisme n’est pas réglé.

En tout état de cause, et on le note aussi en Belgique, à part peut-être Merah, toutes les personnes impliquées ne se sont pas forcément radicalisées dans les banlieues. Le phénomène est constaté dans tous les milieux. Je rappelle que 220 Françaises sont parties en Syrie et que leurs familles n’avaient rien vu venir.

Pour avoir des contacts avec les autorités musulmanes, avec l’imam Chalghoumi, avec le recteur de la mosquée de Paris, M. Boubakeur, je pense qu’une des solutions ne peut venir que de la communauté musulmane. Celle-ci doit faire le ménage au sein des mosquées où des prêches salafistes sont prononcés chaque semaine.

Doit-on arrêter ceux qui prêchent contre nos valeurs, qui appellent à la violence ? Cette question relève du ministère de l’intérieur, ministère des cultes. Mais aussi du monde musulman. On le voit bien, et certains le disent, ils sont d’abord français, républicains, démocrates, puis musulmans. Il ne faut donc pas rentrer dans le système du communautarisme : ce serait la pire des choses. Ce serait la perte de nos valeurs, et de la laïcité.

Les intellectuels, travailleurs sociaux qui fréquentent les milieux musulmans devraient peut-être aussi donner les moyens de détecter la radicalisation, ce que ne peuvent pas toujours faire les familles, parfois divisées, parfois recomposées. Il faut donner à toutes les personnes qui sont impliquées auprès de ces Français qui pratiquent, ou non d’ailleurs, la religion musulmane mais qui ont des attaches avec des musulmans, les moyens de détecter, d’être à l’écoute dans le milieu associatif. Elles constitueraient une sorte d’équipe de vigilance qui conduirait un travail complémentaire de celui de la police pénitentiaire.

Il faut utiliser les mêmes modes de communication que les djihadistes, qui mènent des campagnes énormes, avec des vidéos. Il faut quasiment faire du matraquage : toutes les chaînes de télévision, les radios, les réseaux sociaux doivent être utilisés aujourd’hui pour mener le combat.

Il y a aussi le problème de la formation des imams et de son financement. Qui dit qu’un imam est imam ? C’est un vaste débat et cela relève du ministère de l’intérieur.

En tout cas, il y a une prise de conscience de la société civile. Le 11 janvier en a magnifiquement témoigné même si, après, le soufflé est un peu retombé. Cette journée de mobilisation exceptionnelle marquera l’histoire du pays, et d’ailleurs celle du monde entier. Il faut prendre en compte également les cercles de réflexion : l’Institut Montaigne, Diderot, les Francs-Maçons, les associations qui travaillent sur la résilience – car je n’en ai pas parlé, mais on ne doit pas maintenir une victime dans son statut de victime, il faut l’aider sur le chemin de la résilience.

On note chez certains intellectuels français, des « droits de l’hommistes » que je fréquente à la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l’homme), une confusion entre terrorisme et résistance. Ce n’est pas du tout la même chose. Quand les Résistants français menaient des actions pendant la Seconde Guerre mondiale contre des Allemands, il s’agissait de cibles très particulières. Les Allemands, en revanche, prenaient des otages ou tuaient des civils. Ne confondons pas ! Action Directe qui posait des bombes et causait de graves dommages collatéraux, ce n’était pas acceptable dans un pays où l’on a le droit de voter, de militer, de s’exprimer. De même, il n’était pas admissible d’offrir l’hospitalité aux brigadistes rouges, de donner l’asile politique à des réfugiés prétendument italiens, réclamés par la justice italienne pour des crimes commis en Italie. Le cas de Battisti est inadmissible : on l’a libéré et il s’est enfui. Il fallait le remettre à la justice italienne. L’Italie fait partie de l’Europe.

Cela m’amène à mon combat en faveur de l’Europe judiciaire. Pour moi, les seules frontières qui existent aujourd’hui sont des frontières judiciaires. Prenons l’exemple de Carlos, qui a été arrêté par les services français et ramené en France en 1994. Il a été condamné pour les attentats de 1982-83 : le TGV, le Capitole, la gare saint-Charles, la rue Marbeuf – pour lui aussi, les victimes étaient des dommages collatéraux. Weinrich, qui était son bras droit, a été arrêté, quant à lui, en Allemagne et l’on n’a jamais pu organiser de confrontation entre les deux – les Allemands considéraient que le déplacement dans un avion de l’un ou l’autre aurait été trop dangereux – alors pourtant qu’ils avaient participé aux mêmes actions. Il y a eu deux procédures judiciaires, une à Berlin et une à Paris, parce que ni les Allemands ni les Français n’extradent leurs propres nationaux.

Donc l’Europe judiciaire dysfonctionne complètement. J’avais organisé en 1996 un colloque au Sénat, à la suite de l’appel de Genève lancé par les magistrats antiterroristes. Mais il a fallu attendre les événements de 2001 pour que le mandat d’arrêt européen soit créé. Il n’y a pas de liste commune d’infractions, sur laquelle on puisse travailler, avec une extradition automatique. On n’extrade pas entre Paris et Lyon : pourquoi une procédure d’extradition entre Bruxelles et Paris ? Il ne devrait plus y avoir de frontières judiciaires. On alors on ferme complètement chaque pays, et on dit au revoir à l’Europe. C’est un autre débat.

Si l’on reste dans cette Europe qu’à mon avis on doit sauver, il faut construire l’Europe judiciaire, et créer un Parquet européen afin que, si un État s’abstient de poursuivre, s’il y a des problèmes de coopération entre les différentes justices, on puisse avoir une autorité suprême, en Europe, qui permette de juger, d’arrêter et de lutter avec nos armes contre le terrorisme. Je le dis toujours, les armes d’une démocratie, c’est le droit.

Voilà mon projet. Il est peut-être un peu fou, mais je souhaite vraiment que l’on travaille à la création de cet espace judiciaire européen, pour commencer au sein d’un petit noyau : Bruxelles, bien évidemment ; l’Espagne qui, elle aussi, a été touchée par les attentats.

M. le président Georges Fenech. Madame Rudetzki, au nom de tous mes collègues de la commission d’enquête, je salue le combat que vous menez depuis tant d’années, avec toujours la même flamme et le même dynamisme. Nous vous remercions pour votre importante contribution, qui va nourrir nos travaux. C’est avec beaucoup de respect que nous vous avons reçue.

La séance est levée à 20 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. David Comet, M. Jacques Cresta, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Olivier Falorni, M. Georges Fenech, M. Serge Grouard, M. François Lamy, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Luc Laurent, M. Michel Lefait, M. Alain Marsaud, M. Sébastien Pietrasanta, M. Jean-Michel Villaumé

Excusés. - M. Pierre Lellouche, Mme Lucette Lousteau, M. Jean-René Marsac