Accueil > Les commissions d'enquête > Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Mercredi 17 février 2016

Séance de 16 h 15

Compte rendu n° 3

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Présidence de M. Georges Fenech, Président

– Table ronde d’avocats :

Me Patrick Klugman, avocat au barreau de Paris, accompagné de M. Samuel Sandler, père et grand-père de victimes de Mohamed Merah ; Me Samia Maktouf, avocate aux barreaux de Paris et Tunis, accompagnée de M. Omar Dmougui, victime des attentats du 13 novembre 2015 ; Me Olivier Morice, avocat au barreau de Paris, accompagné de M. René Guyomard et Mme Emmanuelle Guyomard, père et sœur d’une victime du Bataclan

– Table ronde d’associations de victimes d’attentats terroristes – AFVT : Association française des victimes du terrorisme ; Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs – FENVAC ; Institut national d’aide aux victimes et de médiation – INAVEM

– Audition de M. Daniel Psenny, journaliste au Monde, victime des attentats du 13 novembre 2015

La séance est ouverte à 16 heures 20.

Présidence de M. Georges Fenech.

Table ronde d’avocats, ouverte à la presse, avec la participation de Me Patrick Klugman, avocat au barreau de Paris, accompagné de M. Samuel Sandler ; Me Samia Maktouf, avocate aux barreaux de Paris et Tunis, accompagnée de M. Omar Dmougui, victime des attentats du 13 novembre 2015 ; Me Olivier Morice, avocat au barreau de Paris, accompagné de M. René Guyomard et Mme Emmanuelle Guyomard, père et sœur d’une victime du Bataclan.

M. le président Georges Fenech. Mesdames, messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête. Comme je l’ai indiqué lors de la première réunion de notre commission, nous avons souhaité commencer par entendre les victimes qui ont droit à toute l’attention de la représentation nationale. Nous poursuivons notre série d’auditions avec plusieurs avocats, accompagnés de victimes ou de parents de victimes.

Me Samia Maktouf, avocate aux barreaux de Paris et Tunis, est accompagnée de M. Omar Dmougui, victime des attentats du 13 novembre 2015, vigile en faction au Stade de France le 13 novembre. Monsieur Dmougui, vous avez, en cette qualité, réussi à empêcher l’un des kamikazes de pénétrer dans l’enceinte du stade. Vous souffrez aujourd’hui d’un traumatisme profond. Nous vous entendrons en premier.

Me Olivier Morice, avocat au barreau de Paris, est accompagné de M. René Guyomard et Mme Emmanuelle Guyomard, père et sœur d’une victime du Bataclan, M. Pierre-Yves Guyomard, qui était âgé de quarante-trois ans.

Me Patrick Klugman, avocat au barreau de Paris, est accompagné de M. Samuel Sandler, père et grand-père de victimes de Mohamed Merah. Monsieur Sandler, même si, a priori, votre audition peut paraître hors du champ de nos investigations, votre expérience, ainsi que celle de votre avocat, est utile pour que la commission mette en perspective le traitement des victimes de 2015 avec ce qui a été fait précédemment.

Je rappelle que cette table ronde est ouverte à la presse et qu’elle fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Son enregistrement sera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée. La commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition. Nous avons décidé, d’une manière générale, que nos auditions seraient ouvertes à la presse, car nous devons mener cette enquête en toute transparence.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais demander aux uns et aux autres de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(Me Patrick Klugman, Me Samia Maktouf, M. Omar Dmougui, M. Samuel Sandler, Me Olivier Morice, M. René Guyomard et Mme Emmanuelle Guyomard prêtent successivement serment.)

M. Omar Dmougui, victime des attentats du 13 novembre 2015. Bonjour à tous et merci d’avoir demandé à m’entendre.

Je m’appelle Omar Dmougui. Je suis né le 7 septembre 1983 à Guelmim, au Maroc. Je suis en France depuis le 18 janvier 2003, depuis treize ans. Je suis le père d’une petite fille française, Dikra Dmougui. Je travaille au Stade de France où je suis vigile, à la porte G.

Le 13 novembre, je suis venu au Stade de France pour faire mon travail. C’était un jour comme tous les autres. J’ai pris mon badge. J’étais très content, car la France jouait contre l’Allemagne. Il y avait toutes les couleurs de la France. Il y avait aussi des Allemands. C’était bien.

Je fais des rondes entre la porte G et la porte H. Devant moi, il y a un jeune, âgé au maximum de vingt-trois, vingt-quatre ans, qui est habillé en civil. Je le regarde et il me regarde dans les yeux. Je croyais que c’était un policier en civil.

J’ai fait entrer les gens dans le Stade. Il y avait des jeunes, des hommes, des femmes, des couples, des personnes âgées. Avant la fermeture des portes, il y a eu des retardataires ; je les ai fait entrer. Ensuite, il y a eu une première explosion, à ma droite. Je n’ai rien vu, sauf un camion, à côté du café, qui a bougé à cause de la puissance de l’explosion. Après, je suis sorti pour évacuer du monde. Un policier s’est dirigé vers l’endroit où a eu lieu la première explosion. J’ai entendu des policiers dire que c’était un attentat. Après, j’ai évacué tout le monde vers le boulevard parallèle. Il y avait des jeunes, des très jeunes, des femmes. J’ai dit : « Éloignez-vous, reculez, s’il vous plaît, reculez, reculez ! ». J’ai vu le jeune homme qui me fixait dans les yeux. Il déclenche sa ceinture. Il y a une explosion et je tombe par terre à cause du souffle. Là, j’ai vu un monsieur, de type européen, âgé de cinquante-deux ans, qui me dit : « Aidez-moi, s’il vous plaît ! ». Je ne peux rien faire, car je n’arrive plus à bouger mes jambes. J’étais au milieu, à côté du kamikaze et du monsieur qui est blessé et qui perdra la vie cinq minutes plus tard.

Ensuite, les secours m’ont évacué et mis à côté de tout ce que je ne veux pas vous décrire. Un médecin a dit : « Non, sa place n’est pas ici ». Ils m’ont ramené au McDonald’s où ils m’ont donné les premiers soins. Après, j’ai été évacué à l’hôpital.

M. le président Georges Fenech. Vous avez empêché ce jeune homme que vous évoquez d’entrer dans le stade ?

M. Omar Dmougui. Oui.

M. le président Georges Fenech. Comment ?

M. Omar Dmougui. Tous les policiers sont partis vers l’endroit où a eu lieu la première explosion. C’était le chaos, la porte G était ouverte, et le kamikaze a voulu entrer dans le stade.

M. le président Georges Fenech. C’est à ce moment que vous vous êtes interposé.

M. Omar Dmougui. Oui.

M. le président Georges Fenech. Comment ?

M. Omar Dmougui. Je lui ai dit : « Où allez-vous ? Poussez-vous, monsieur ! ». Il m’a regardé dans les yeux, a fait deux pas en arrière et a fait exploser sa ceinture. Il y avait un papa de cinquante-deux ans, de type européen, derrière lui, qui m’a demandé de l’aide. Mais il est décédé. Cet homme, je le vois tout le temps ; quand je dors et même ici, je le vois devant moi.

M. le président Georges Fenech. On comprend que vous soyez toujours extrêmement traumatisé par ce que vous avez vécu. Grâce à votre intervention extrêmement courageuse, vous avez empêché que ne se produise quelque chose de plus grave encore.

Notre commission aimerait savoir ce que vous pensez des mesures de sécurité autour du stade. Selon vous, étaient-elles suffisantes ce soir-là ?

M. Omar Dmougui. Pour moi, ce sont les vigiles qui ont fait le travail, un travail extraordinaire. Ce sont eux qui ont sauvé la France avec toutes ses couleurs, toutes ses cultures, toutes ses religions.

M. le président Georges Fenech. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

M. Omar Dmougui. Mon titre de séjour expire le 29 février 2016. Je suis le papa d’un enfant français et je ne sais pas ce qui va se passer.

J’ai été victime d’un attentat. Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas été bien pris en charge. Ce sont mon avocate et le psychiatre qui m’a soigné, le Dr Mezouane Belkacem, qui m’ont aidé à être transféré à l’hôpital militaire de Percy.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Je vous remercie pour ce témoignage.

On s’interroge sur le fait que ces individus n’avaient pas de billet d’entrée. Votre expérience nous éclairerait utilement sur ce point. Avez-vous le sentiment que la première explosion était destinée à faire diversion pour que le kamikaze qui était en face de vous puisse profiter de la panique pour entrer dans le stade ? Pensez-vous que c’est ainsi que les choses avaient été organisées, et que, du coup, votre intervention a permis d’éviter un massacre beaucoup plus important ?

Que pensez-vous de la prise en charge par les secours, à la fois le soir du 13 novembre et les jours suivants, notamment de l’accompagnement psychologique et psychiatrique ?

M. Omar Dmougui. Pourriez-vous poser une seule question à la fois, s’il vous plaît ?

M. le rapporteur. Comme le kamikaze n’avait pas de billet pour entrer dans le stade, pensez-vous que la première explosion avait pour but de lui permettre d’entrer dans le stade pour faire plus de dégâts ?

M. Omar Dmougui. Oui, c’était une stratégie. Tous les policiers sont partis vers le lieu de la première explosion, vers le café. Du coup, je me suis retrouvé tout seul. Et lui, il a cherché à entrer dans le stade ; je l’ai stoppé, j’ai empêché le carnage.

M. le rapporteur. Après la première explosion, avez-vous eu des consignes particulières pour rester sur place ou bien chacun gérait-il la situation à sa façon ?

M. Omar Dmougui. Je n’ai pas eu de consignes. Ma seule consigne, c’était de contrôler les billets. Point final.

M. le rapporteur. Qu’avez-vous pensé de l’accompagnement des secours le soir du 13 novembre et les jours suivants ?

M. Omar Dmougui. Le soir du 13 novembre, les secours ont mis beaucoup de temps à arriver. Cela m’a énervé. Les soignants n’étaient pas bien formés pour les attentats.

M. le président Georges Fenech. Selon vous, combien de temps ont mis les secours pour arriver ?

M. Omar Dmougui. Vingt ou trente minutes. Pour moi, c’était long.

M. Olivier Falorni. Monsieur, je veux vous remercier de votre présence et saluer votre courage.

Combien étiez-vous à cette porte d’accès ? Combien de temps s’est écoulé entre la première explosion et la tentative d’entrer dans le stade de la personne que vous avez arrêtée ? Vous avez évoqué un déplacement des forces de l’ordre vers le lieu de la première explosion ; à ce moment-là, étiez-vous seul ou accompagné de collègues ?

M. Omar Dmougui. Pourriez-vous poser une seule question à la fois ?

M. Olivier Falorni. Combien étiez-vous à l’entrée de la porte d’accès avant les attentats ?

M. Omar Dmougui. Nous étions quatre.

M. Olivier Falorni. Quand la première explosion s’est produite, étiez-vous encore quatre ou vous êtes-vous retrouvé seul ?

M. Omar Dmougui. Tout le monde s’est sauvé. Derrière moi, les employés de la société Stand’Up, qui s’occupaient des fouilles, sont partis. Je me suis retrouvé tout seul.

Olivier Falorni. Combien de temps s’est écoulé entre la première explosion et la tentative d’entrer du terroriste ?

M. Omar Dmougui. Quinze à seize minutes.

Olivier Falorni. Si vous n’aviez pas été là, est-ce que d’autres sas, après vous, auraient pu empêcher le terroriste d’entrer directement dans une tribune ?

M. Omar Dmougui. Je ne pense pas. Les femmes et les hommes employés par la société Stand’Up pour faire les palpations se sont tous sauvés après la première explosion. J’ai tourné la tête : il n’y avait plus personne. Ceux qui étaient là-bas pourront vous dire qu’il n’y avait personne.

Olivier Falorni. Lorsque vous avez repoussé le terroriste, vous avez indiqué qu’il s’était fait exploser. C’était une démarche volontaire de sa part parce qu’il n’avait pas pu pénétrer dans le stade. Tout de suite, il a fait quelques pas en arrière et a déclenché sa ceinture.

M. Omar Dmougui. Tout à fait.

M. Meyer Habib. Vous nous avez parlé de ce monsieur de cinquante-deux ans qui a agonisé devant vous. Cet attentat aurait pu être encore beaucoup plus meurtrier.

La police était-elle présente à l’entrée du stade avant les attentats ? Les fouilles ont eu lieu après votre barrage, n’est-ce pas ?

M. Omar Dmougui. La police n’était pas loin.

M. Meyer Habib. Vous avez échangé des regards avec la personne qui s’est révélée être un terroriste, et que vous aviez prise, dans un premier temps, pour un policier.

M. Omar Dmougui. Oui.

M. Meyer Habib. Cela veut dire que cette personne est restée pendant longtemps devant vous.

M. Omar Dmougui. Elle faisait des allers-retours.

M. Meyer Habib. J’imagine qu’au début, beaucoup de gens entraient dans le stade. Si l’homme avait pu y pénétrer avec toute cette masse, il y aurait eu un vrai carnage. Vous l’avez donc vu avant le début du match.

M. Omar Dmougui. Oui.

M. Meyer Habib. Et vous pensiez que c’était un policier.

M. Omar Dmougui. Oui. Cela faisait deux heures que je le voyais, que je fixais ses yeux.

M. Meyer Habib. Il était habillé normalement ?

M. Omar Dmougui. Il portait une doudoune noire et un jeans. Et il avait une petite queue-de-cheval.

M. Meyer Habib. Vous l’avez arrêté avec vos mains.

M. Omar Dmougui. Non, de loin, parce que derrière lui il y avait beaucoup de monde.

M. Meyer Habib. Les gens qui regardaient la télévision ont entendu une explosion. À ceux qui étaient à l’intérieur du stade, on a dit qu’il y avait eu un attentat ?

M. Omar Dmougui. Oui.

M. Meyer Habib. Comment cela s’est-il passé ?

M. Omar Dmougui. Pendant que je faisais évacuer le monde par le boulevard parallèle, il est venu. Je lui ai dit : « Reculez, reculez ! ». Et il a déclenché sa ceinture.

M. Meyer Habib. Vous avez été blessé. Comment s’est passée la prise en charge immédiate ? Quelques mois après l’attentat, comment ressentez-vous, en tant que victime, cette prise en charge ?

M. Omar Dmougui. Le premier jour, les secours m’ont emmené à l’hôpital. Après, on m’a dit que je pouvais partir ; j’avais un certificat pour pouvoir revenir dans sept jours si je n’allais pas bien. Depuis ce jour-là, je ne dors pas. Tous les soirs, j’allais aux urgences. Un professeur de l’Hôtel-Dieu m’a donné une liste de psychiatres pour me faire suivre. Et c’est le psychiatre qui a demandé mon hospitalisation.

M. Meyer Habib. Dans un hôpital psychiatrique ?

M. Omar Dmougui. Oui, un hôpital civil à Crosne. Comme je suis trop stressé, je serre les dents et je saigne. Le dentiste m’a prescrit une gouttière à mettre le soir.

M. le président Georges Fenech. Monsieur Dmougui, je vous remercie pour votre déposition qui était très attendue.

Me Samia Maktouf, avocate aux barreaux de Paris et Tunis. Il est très difficile de prendre la parole après le témoignage très touchant de M. Dmougui, qui nous rappelle la situation des victimes.

J’interviens aujourd’hui devant votre commission en tant qu’avocate de partie civile de différentes affaires que la France a connues depuis 2012 : l’affaire Merah, les attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher, du Bataclan et du Stade de France.

Plusieurs de mes clients, victimes, pensent que c’est une commission de plus. Mais je ne céderai pas au scepticisme. Je suis les travaux de votre commission, j’ai entendu les témoignages bouleversants des victimes, et je suis persuadée qu’il est très important de parler. Votre rapport permettra de comprendre, mais aussi de prévenir d’autres attentats. Il ne restera pas lettre morte et n’ira pas juste grossir les archives de l’Assemblée nationale.

J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les auditions que vous avez effectuées lundi dernier, et je voudrais revenir sur la prise en charge des victimes. Ces victimes ne comprennent pas qu’on puisse dire aujourd’hui que leur prise en charge est totale et complète. Ce n’est pas le cas.

Sachez qu’Omar Dmougui et plusieurs autres victimes ne sont pas considérés comme des victimes civiles de guerre. Le texte de 2015, qui n’est toujours pas entré en vigueur, ne prévoit une assimilation que pour le règlement d’une pension. Les victimes veulent être reconnues comme telles même si elles ne présentent pas de blessures corporelles. Omar Dmougui n’a aucune blessure sur son corps, mais il souffre d’une profonde blessure psychiatrique. Lui aussi doit être considéré comme une victime civile de guerre.

Les victimes attendent davantage que l’hospitalisation et la prise en charge psychiatrique et psychologique. On leur doit une réponse. Cela fait partie de leur thérapie.

Leur prise en charge passe également par l’accompagnement par les associations d’aide aux victimes, qui effectuent un travail extraordinaire, et par les professionnels du droit. Aujourd’hui, plus de 500 victimes n’ont pas d’avocat. C’est pourquoi j’ai pris sur moi d’interpeller notre ordre – et je suis certaine que mes confrères ont fait la même chose. Il faut interpeller les barreaux de toute la France. Il n’est pas acceptable que des familles, des parents, des mamans doivent écrire au juge pour lui demander comment faire pour prendre un avocat. Faut-il rajouter ce traumatisme à leur douleur ? La France connaît des attaques depuis 2012 ; il faut qu’on se structure, que les professionnels du droit fassent acte de civisme en s’organisant pour s’occuper de nos concitoyens que ces atrocités ont rendus malades.

Il me vient à l’esprit, en présence de M. Samuel Sandler, dont le fils et les deux petits-fils ont été tués, la formule d’Alain Badiou qui qualifie ces actes de meurtres de masse. En 2012, dans l’affaire Merah, les victimes étaient ciblées : des militaires, trois enfants et un rabbin qui ont été tués parce qu’ils étaient juifs. Aujourd’hui, pour reprendre une expression de Gilles Kepel, on est passé à un terrorisme de troisième génération, voire de quatrième génération, car nous sommes tous devenus des cibles. Depuis 2012, les terroristes ne cessent de prendre de l’avance sur nous, sur nos services de police, sur nos services de renseignement. Ils ont une capacité extraordinaire à se dissimuler, il n’y a plus de signes pour les reconnaître. Le terroriste, aujourd’hui, ne porte plus de qamis, ne se laisse plus pousser la barbe ; on le croise peut-être dans le métro – on sait qu’Abaaoud le prenait –, c’est peut-être un voisin de palier, quelqu’un avec qui on partage un espace professionnel. Les terroristes sont semés dans notre société comme une gangrène.

M. le président Georges Fenech. Vous avez été saisie d’un certain nombre de dossiers depuis 2012. Depuis cette époque, et plus particulièrement depuis le mois de janvier 2015, avez-vous le sentiment qu’il y a eu une évolution dans les moyens de lutte contre le terrorisme ?

Me Samia Maktouf. La réponse est clairement non, parce que nous n’avons pas pu éviter et arrêter d’autres attentats.

Les personnes fichées « S » sont supposées être suivies mais ne sont pas judiciarisées – il faudrait un cours de droit pour expliquer pourquoi. On essaie certes de faire face, mais au coup par coup ; pardon de le dire, c’est du bricolage. Faut-il rappeler que Fabien Clain, qui n’est autre que le mentor de Mohamed Merah et la voix des attentats du 13 novembre, a envoyé deux personnes à Sid Ahmed Ghlam ? Il est dans la filière belge, il est partout ; c’est le fil conducteur de toutes les affaires terroristes que nous avons connues à ce jour. Il est en fuite. Il est apparu dans la première affaire, dont l’instruction a été bâclée. Elle n’a pas permis d’arrêter des terroristes en puissance alors qu’un œil novice aurait pu conclure de l’examen de leur situation qu’ils allaient fatalement passer à une action armée. Les personnes impliquées dans les attentats du 13 novembre sont les mêmes protagonistes que ceux de l’affaire Merah – Sabri Essid, Corel, Fabien Clain, Megherbi, la liste est trop longue pour les citer tous. J’en veux pour preuve qu’après l’affaire Artigat 1, il y a maintenant une affaire Artigat 2.

Vous l’avez dit, monsieur le président, nous ne sommes pas ici pour pointer la responsabilité des uns et des autres mais pour tenter de savoir ce qui n’a pas marché, et pour essayer de prévenir.

M. le président Georges Fenech. Vous dites que l’instruction a été bâclée. C’est une accusation lourde. Pourquoi dites-vous cela ?

Me Samia Maktouf. Parce qu’elle n’a pas permis de neutraliser des terroristes identifiés en passe de commettre des actes terroristes et de tuer des citoyens français.

Artigat est la genèse du terrorisme ; c’est là qu’apparaît la tête pensante du terrorisme en France, qui est toujours active. Avec mes confrères, nous avons demandé que l’affaire Artigat 1 soit versée au dossier Merah, ce qui a été fait. Nous avons pu évaluer les dégâts. À ce jour, les protagonistes de l’affaire Merah sont les mêmes que dans toutes les autres affaires arrêtées ou avortées. Ce qui est grave, c’est qu’il y a eu beaucoup d’actions.

Je veux enfin faire part du manque de moyens du pôle antiterroriste. Aujourd’hui, il n’y a pas suffisamment d’experts auprès des magistrats chargés des instructions terroristes. On manque notamment d’experts arabophones. Dans l’affaire Merah, par exemple, le magistrat instructeur a cru qu’Abdelkader Merah avait modifié sa signature lors d’une audition ; en fait, il écrivait en langue arabe. Et ce qu’il a écrit est extrêmement grave : sur dix-huit pages de procès-verbal, il demande au juge de se convertir à l’islam, dit ne pas reconnaître la justice des hommes et ne reconnaître que la justice de Dieu. Il cite même certaines sourates du Coran. Ces éléments n’ont pas été traduits. J’ai dû demander une traduction assermentée parce que, avec mes confrères, nous avions besoin de démontrer la montée en puissance de l’endoctrinement d’Abdelkader Merah.

Me Olivier Morice, avocat au barreau de Paris. Notre démarche comme avocats est résolument indépendante. Nous sommes indépendants à tout moment, quel que soit le pouvoir politique en place. Nous avons dénoncé des dysfonctionnements dans l’affaire Merah ; nous dénonçons aujourd’hui un certain nombre de dysfonctionnements, avec un objectif bien précis : aider la représentation nationale à faire en sorte que la lutte contre le terrorisme soit beaucoup plus efficace. J’aurai des propositions concrètes à faire.

Si je m’exprime ainsi préalablement, c’est pour vous dire que, en tant qu’auxiliaires de justice, mes collaborateurs et moi nous étonnons que la représentation nationale ait consacré si peu d’espace et ait eu si peu de considération pour l’autorité judiciaire dans le cadre des différentes lois qui ont été votées ou qui sont en cours d’examen. L’autorité judiciaire est, de manière totalement incompréhensible en démocratie, la grande absente. Nous avons le sentiment que, pour des raisons plus ou moins claires, il y a une absence de volonté de conférer à l’autorité judiciaire le rôle qui est le sien. C’est si vrai que le premier président de la Cour de cassation et le procureur général près la Cour de cassation ont alerté le pouvoir exécutif sur ce point au mois de janvier.

Il y a eu des dysfonctionnements graves, mais il ne faut pas céder à l’approximation ni lancer des condamnations trop rapides. Dire, par exemple, que les juges d’instruction qui ont eu en charge le projet d’attentat du Bataclan ont bâclé l’information judiciaire ou qu’ils n’ont pas cherché à arrêter ceux qui ont pu projeter un tel attentat, serait erroné. Ce sont des juges d’instruction expérimentés et courageux, mais ils se sont heurtés à l’absence totale de coopération judiciaire des autorités égyptiennes qui les ont empêchés d’approfondir leur travail.

Soyons néanmoins lucides. Nous savions dès 2009 qu’un projet d’attentat au Bataclan avait été envisagé de manière suffisamment précise – une enquête préliminaire et une information judiciaire avaient été ouvertes, deux juges d’instruction étant chargés du dossier. Or les propriétaires du Bataclan n’ont jamais été prévenus de cette information judiciaire. Je rappelle que, dans l’affaire des événements du 13 novembre, 2 000 avis à victime ont été adressés. Aucune mesure particulière n’a été prise sur la salle de spectacle du Bataclan alors que l’on savait, grâce à plusieurs auditions faites, soit par les services secrets, soit dans le cadre d’informations en cours, qu’avant l’été une salle ou des salles de spectacle seraient visées. Et les personnes auditionnées ont même dit qu’un attentat aurait lieu très prochainement.

Et que s’est-il passé ? Les nouveaux propriétaires de l’établissement n’ont pas été prévenus, et, comme vous le savez, aucune mesure de sécurité particulière n’a été prise à l’entrée de la salle de spectacle, les personnes présentes à l’entrée vérifiant seulement les billets. De surcroît, et c’est surréaliste – nous n’avons pas de réponse aujourd’hui à cette question –, les plans des salles de spectacle les plus concernées par un risque potentiel d’attentat n’auraient même pas été transmis aux autorités susceptibles d’intervenir. La Brigade de recherche et d’intervention (BRI) qui est intervenue – et non le RAID, comme j’ai pu l’entendre parfois – n’avait pas, en effet, le plan de l’établissement alors qu’on l’a retrouvé dans le téléphone portable d’un terroriste.

Il est évident que tous ceux qui œuvrent dans la lutte contre le terrorisme font tout pour essayer d’apporter des améliorations. Malheureusement, les avocats spécialisés dans l’accueil des victimes et les auxiliaires de justice ne peuvent que constater que les choses ne se sont pas grandement améliorées depuis l’affaire Merah, qui a été marquée par des dysfonctionnements – le défaut de judiciarisation des informations dans un certain nombre de dossiers, par exemple. Qu’est-ce qu’un défaut de judiciarisation ? Le fait qu’on n’ait pas porté en temps utile à la connaissance de l’autorité judiciaire des informations dont l’exploitation est susceptible de permettre, soit de prévenir des actes terroristes, soit d’intercepter les auteurs d’infractions. Nous sommes convaincus qu’il faut modifier un certain nombre de réflexes et de textes. Aussi, ai-je apporté avec moi des propositions de loi en guise de suggestions. Je précise que cette réflexion a été menée avec le professeur Didier Rebut, spécialiste en droit pénal et en procédure pénale.

M. le président Georges Fenech. Pouvez-vous être plus concret sur l’absence de judiciarisation ?

Me Olivier Morice. Peut-être savez-vous que l’article 40 du code de procédure pénale ne prévoit aucune sanction à l’encontre des autorités administratives qui ne révèleraient pas les infractions dont elles pourraient avoir eu connaissance. Nous proposons que soit ajoutée, dans le code de la sécurité intérieure, une disposition prévoyant une sanction en cas de non-transmission à l’autorité judiciaire d’informations liées à la connaissance de délits ou de crimes et susceptibles d’aider à la poursuite d’actes de terrorisme. Aujourd’hui, une personne, dans quelque service qu’elle travaille, qui a en sa possession de telles informations et qui retarde leur transmission à l’autorité judiciaire, n’est pas sanctionnée. Rendez-vous compte qu’à la suite des attentats commis par Mohamed Merah, les services de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) se sont précipités chez le procureur de la République de Paris pour porter à la connaissance de l’autorité judiciaire vingt procédures afin de savoir s’il était nécessaire de les judiciariser.

En ce qui concerne les informations judiciaires en cours, les magistrats instructeurs travaillent, fort logiquement, sous forme de commissions rogatoires, qui sont souvent très longues. Pour des motifs parfois incompréhensibles, les investigations effectuées ne sont portées à la connaissance des parties civiles que deux, trois ou quatre ans plus tard, ce qui a des conséquences sur la gestion même de l’information judiciaire, car les juges ne sont pas toujours informés des résultats. Dans l’affaire Mohamed Merah, qui dure depuis plusieurs années, les enquêteurs chargés des commissions rogatoires ont envoyé, juste avant la clôture de l’information, un nombre considérable de dépositions au magistrat instructeur qui les réclamait depuis plusieurs années. Des procès-verbaux qui avaient été établis, par exemple dès 2013, n’ont été transmis qu’en 2015, sans la moindre sanction.

Nous avons réfléchi à une solution qui permette de respecter de manière équitable et les droits des parties civiles et ceux des personnes susceptibles d’être poursuivies. Si le défaut ou les délais de transmission insuffisamment motivés des commissions rogatoires à l’autorité judiciaire étaient sanctionnés par le régime des nullités, je peux vous assurer que la remontée des informations serait beaucoup plus efficace.

M. le président Georges Fenech. Vous êtes affirmatif sur le fait que, plusieurs années avant l’attentat du Bataclan, figurait sur un procès-verbal la dénonciation d’un projet d’attentat visant expressément le Bataclan.

Me Olivier Morice. Bien sûr !

M. le président Georges Fenech. Ne s’agissait-il pas simplement de viser un établissement ouvert au public ou une salle de spectacle ? Je vous demande d’être le plus précis possible.

Me Olivier Morice. Je suis précis. Et je vais même violer le secret de l’instruction ou le secret professionnel…

M. le président Georges Fenech. Nous ne vous le demandons pas.

Me Olivier Morice. Je vais le violer parce que, conformément aux décisions récemment rendues par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme –qui ont d’ailleurs condamné la France –, je suis en droit, en ma qualité d’avocat, de révéler à l’opinion publique, et en particulier à la représentation nationale, des dysfonctionnements majeurs dans un certain nombre d’informations. Et j’affirme que la salle de spectacle du Bataclan était visée par un projet d’attentat parce que son propriétaire appartenait à la communauté juive. Cela dit, on ne peut pas jeter l’anathème ainsi sur une information judiciaire. L’objectivité commande de reconnaître que les magistrats instructeurs, dont la qualité n’est pas en cause, ont essayé à ce moment-là de cerner les responsabilités, mais ils n’ont pas pu le faire du fait d’un défaut de coopération des autorités égyptiennes. C’est si vrai que, dans le dossier du projet d’attentat du Bataclan, qui concerne M. Ben Abbes, les deux frères Clain, dont je n’ai pas besoin de vous expliquer qui ils sont, ont été entendus. J’ai avec moi un schéma, que nous tenons à la disposition de la représentation nationale, montrant tous les liens entre un certain nombre de personnes, que nous avons pu expliquer grâce à ce que nous avons demandé, dès le mois d’octobre 2014, à un magistrat instructeur, dans le cadre de la gestion de l’attentat du Caire.

Chacun à sa place doit être conscient de ses limites mais aussi de ses responsabilités. Dans le cadre de l’état d’urgence et de la législation, la représentation nationale a donné des pouvoirs tout à fait exorbitants au pouvoir exécutif. Il faut les contrebalancer, sinon nous ne sommes plus en démocratie. Si l’autorité judiciaire n’est pas mise à sa véritable place, nous allons droit dans le mur. Rendez-vous compte que tous les premiers présidents de cour d’appel de France se sont manifestés pour dire que la manière dont les choses étaient envisagées était totalement en décalage par rapport à la mission de l’autorité judiciaire !

M. le président Georges Fenech. Selon vous, qu’est-ce qui a constitué un obstacle avec les autorités égyptiennes pour avoir plus d’informations ?

Me Olivier Morice. Plusieurs demandes d’entraide pénale internationale ont été formulées. Mais les autorités égyptiennes ont fait preuve d’une absence délibérée de coopération, qui d’ailleurs existe toujours.

M. Meyer Habib. Il y a eu un changement de pouvoir en Égypte.

Me Olivier Morice. Cela n’a rien changé. Les obstacles sont tels que les magistrats instructeurs n’y arrivent pas. Ce n’est pas trahir la confidence que de dire que ces magistrats, qui travaillent d’arrache-pied à lutter contre le terrorisme, vivent très difficilement de retrouver dans d’autres affaires les mêmes personnes qu’ils n’ont pas réussi à arrêter à certains moments. Vous pensez bien que, si jamais ils avaient pu le faire, ils l’auraient fait.

Le texte que nous tenons à la disposition de la représentation nationale est surtout très juridique parce qu’il a été élaboré par un professeur de droit.

Me Patrick Klugman, avocat au barreau de Paris. J’ai tenu à venir aujourd’hui devant vous avec M. Samuel Sandler parce que, bien qu’elle ne fasse pas l’objet de votre commission d’enquête, vous avez compris des propos non concertés de mes confrères Samia Maktouf et Olivier Morice que l’affaire Merah a été matrice des actes de terrorisme qui ont visé notre pays. Les racines de cette matrice remontaient d’ailleurs à l’affaire d’Artigat, citée par Me Maktouf, la première à avoir conduit devant un tribunal les filières de l’Ariège, dites du Sud-Ouest. Sont déjà présents tous les protagonistes que l’on retrouve directement à l’œuvre dans les attentats des 12, 15 et 19 mars 2012 à Toulouse et Montauban, et dans la préparation, perpétration ou revendication des attentats du 13 novembre à Paris. Tout nous ramène à l’affaire Merah.

Alors que nous réagissons parfois dans des séquences très scindées, séparées, les djihadistes, eux, ont le sens du message, du temps long : Fabien Clain, qui a revendiqué l’attentat du Bataclan, est lié organiquement à Mohamed Merah ; son beau-frère, Sabri Essid, est apparu dans des vidéos diffusées en France, assistant à une décapitation commise par un enfant qui semble être son fils. Visiblement, quelque chose n’a pas été compris.

Acquérir la compréhension de ces différentes affaires est, pour le moment, impossible, quand bien même les magistrats instructeurs saisis des différents dossiers sont les mêmes – ce sont les quelques magistrats de la galerie Saint-Éloi que certains d’entre vous connaissent bien. Dans une affaire, ce que veut le magistrat, c’est la résolution, c’est-à-dire amener devant une juridiction un ou des auteurs, à défaut, un ou des complices. C’est le cas de l’affaire Merah, qui est maintenant au règlement. Le magistrat instructeur n’a pas le devoir de tirer tous les enseignements de cette affaire ni des indices ou des autres affaires qui sont suivies par le renseignement. Où est le centre de commandement ? Où est le centre d’analyse ? Est-ce seulement l’affaire des services de renseignement ou peut-il être ailleurs, au niveau du parquet ? S’il y existe déjà une direction du terrorisme, elle n’est pas, selon moi, parfaite. À aucun moment, les affaires n’ont été interconnectées, ni dans leurs faiblesses ni dans leurs manquements. C’est particulièrement criant après l’affaire Merah.

Les pouvoirs publics ont porté beaucoup d’attention aux dispositifs de prise en charge des victimes, à tous les niveaux. Cela a été particulièrement vrai lors des attentats du mois de janvier dernier. Bien évidemment, l’ampleur des attentats du 13 novembre a créé une situation inédite et fait exploser tous ces dispositifs, et nous nous retrouvons avec des gens qui sont désorientés. Il est inacceptable que le Fonds d’indemnisation des victimes du terrorisme, dans le souci certes normal de protéger ses deniers, « envoie sur les roses » des gens qui demandent un accompagnement, des soins, un suivi.

Le statut de victime civile de guerre n’est pas adapté, a dit Me Samia Maktouf. Des dispositifs existent mais il manque un statut pour ces personnes qui ont été victimes de crimes qui ont touché la nation dans ce qu’elle a de plus profond.

De nombreux problèmes ont été pointés à propos du traitement de l’information, surtout lors de la prise d’otage de l’Hyper Cacher. Je tiens d’ailleurs à saluer ici la réaction de BFM TV, qui a fait preuve de beaucoup d’intelligence en acceptant l’accord qui a permis le dénouement du drame. Les scènes auxquelles nous sommes confrontés font très souvent l’objet d’un traitement médiatique immédiat ; les journalistes n’ont pas de cadre juridique leur permettant de savoir quoi diffuser, où s’arrête le devoir d’information et où commence celui de la protection des personnes, à quel moment il y a mise en danger d’autrui. La représentation nationale doit se pencher sur cette question, car il y a une volonté évidente de manipulation de la part des djihadistes. Souvenez-vous que Mohamed Merah a attaqué ses victimes avec une GoPro et cherché à transmettre ses vidéos, et que, lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, les terroristes n’ont eu de cesse de joindre les médias. Tout le monde, y compris les médias, a besoin d’un cadre juridique clarifié.

Enfin, il est important de savoir ce qu’est le salafisme. Mais pour comprendre le phénomène, encore faut-il pouvoir l’appréhender. À cet égard, je défends la diffusion du film Salafistes, qui n’a rien à voir avec une œuvre de propagande – je précise qu’en la matière j’ai un conflit d’intérêts. Je suis atterré de voir que, un an après l’attentat de Charlie Hebdo, on censure une œuvre qui entend montrer au public la réalité du salafisme et de ces criminels.

M. Christophe Cavard. À la suite de l’affaire Merah, j’ai présidé, en 2013, la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés. J’ai également été membre de la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, dont Éric Ciotti était le président et Patrick Mennucci, le rapporteur. Le témoignage des victimes, en même temps qu’il permet de les reconnaître en tant que telles, donne toute sa force et sa réalité au choc des attaques que nous avons subies. Je remercie le président et le rapporteur de la présente commission d’enquête de l’avoir permis, car les semaines passant et pris dans le travail parlementaire, on a tendance à oublier ce qui s’est produit.

Beaucoup de choses ont été dites lors des deux précédentes commissions d’enquête, que je voudrais confronter aux interrogations dont ont fait état les orateurs sur les développements intervenus depuis l’affaire Merah. À l’époque, le manque de coopération entre les services de renseignement avait été pointé. À vous écouter, peu de choses ont changé en la matière, or ce n’est pas ce qui ressort de nos discussions avec les services. Me Morice vient de parler du lien entre les services de renseignement et la justice, et de la judiciarisation des dossiers. C’est une difficulté qui a justifié la loi relative au renseignement, que j’ai votée. La collecte de renseignements par certaines techniques posait des problèmes de légalité et ne permettait pas au juge d’inscrire les renseignements ainsi obtenus dans la procédure. Le problème, c’est que les lois n’entrent pas toujours en vigueur immédiatement.

Actuellement est en discussion à l’Assemblée nationale le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, qui donnerait au pouvoir administratif – préfet, parquet, ministère de l’intérieur – la capacité de prendre des décisions administratives préventives en l’absence de preuve. Or, dans une logique judiciaire, on ne peut pas prendre de sanctions si l’on n’a pas de preuve. Ce pouvoir administratif est toutefois donné de manière encadrée, et le texte fondamental demeure : on ne peut pas priver quelqu’un de liberté simplement sur la base de la prévention d’un acte. Il s’agit de laisser du temps à la judiciarisation de se mettre en place.

Selon vous, les lois que nous avons votées et le texte qui est en cours d’examen vont-ils dans le bon sens ?

Me Olivier Morice. Il y a sûrement eu des améliorations en matière de coopération entre les services de renseignement, sinon ce serait vraiment pitoyable. Mais cette coopération est encore insuffisante. L’appréhension des informations sur le terrain, notamment, a été négligée depuis la restructuration intervenue au niveau de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Certes, une réforme a permis que les techniques utilisées pour le recueil d’informations rentrent dans les clous de la législation. Pour autant, cela n’a pas amélioré la judiciarisation. À cet égard, votre responsabilité est lourde, car vous vous passez tout de même énormément de l’autorité judiciaire. Peut-être me trouvez-vous agressif, et je vous prie de m’en excuser.

Pourquoi avoir occulté la place de l’autorité judiciaire dans le texte relatif à la lutte contre le crime organisé ? Cela devrait être inconcevable pour des juristes – et parmi vous, il y a des magistrats. C’est d’autant plus inconcevable dans une démocratie comme la nôtre, qui se veut le pays des droits de l’Homme. Ce n’est pas seulement une question d’équilibre dans la séparation des pouvoirs ; concrètement, il y a un déficit de réflexes, notamment de l’autorité administrative dont vous augmentez les pouvoirs. En tant qu’auxiliaire de justice, je trouve que les pouvoirs des préfets sont exorbitants. Vous vous êtes passés de l’autorité judiciaire, et je ne sais toujours pas pourquoi. Cela a des conséquences en matière de lutte contre le terrorisme.

M. le président Georges Fenech. Maître Morice, nous ne ressentons aucune agression à notre égard. Vous avez une totale liberté de parole et de critique.

Me Patrick Klugman. Entre le barreau et la représentation parlementaire, il y a apparemment des croisements intéressants. Mais chacun a sa place.

Dans le dossier Merah, la fuite de Souad Merah à l’étranger avait été mal ressentie ; le changement de cadre législatif permettrait aujourd’hui de poursuivre ou d’empêcher un tel acte. Il faut avoir l’honnêteté de dire qu’un certain nombre de choses ont changé depuis l’affaire Merah, même si nous avons parfois le sentiment d’une procédure martyre. Aujourd’hui, par exemple, l’incrimination peut viser une entreprise terroriste individuelle. Le cadre juridique a changé, et c’est heureux. Pour autant y a-t-il un centre de pilotage et d’intelligence ? Je ne le pense pas.

Enfin, je crois que l’autorité administrative doit avoir un rôle, mais que l’autorité judiciaire, à sa place, doit pouvoir appréhender le terrorisme.

Me Samia Maktouf. S’il y a eu une légère amélioration en matière d’entraide entre les services internes en France, il n’y a malheureusement aucune coopération entre les services de renseignement. C’est ce qui a décidé la maman de notre jeune confrère à porter plainte devant la justice européenne : si la Belgique, qui n’a pas cru bon de le faire, avait transmis les informations qu’elle avait concernant Abaaoud et la filière de Verviers en janvier 2015, cela aurait certainement permis d’éviter la mort de personnes innocentes.

M. le président Georges Fenech. Nous nous rendrons en Belgique pour répondre à ces questions.

M. Serge Grouard. Remontant dans le temps, vous faites l’articulation entre les différentes affaires, en parlant d’intelligence entre elles. Le fait que l’on retrouve les mêmes acteurs à chaque fois signifie-t-il, pour vous, que l’on a affaire à une logique de réseau limité, de groupuscule ? Il me paraît important de bien identifier la menace. Tant de choses sont dites sur ce point, parfois très différentes, qu’il est difficile de s’en faire une idée précise. Vous soulevez des pistes que je trouve très intéressantes.

Maître Klugman, pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « centre de commandement et d’analyse » ?

M. François Lamy. Maître Morice, vous avez évoqué les problèmes liés à l’article 40 du code de procédure pénale – un point que nous pouvons partager aussi pour d’autres questions que celle du terrorisme. Vous avez également fait état de retards dans la transmission, par les services de police, de procès-verbaux à des magistrats instructeurs antiterroristes ainsi que de l’information judiciaire ouverte concernant la possibilité d’un attentat au Bataclan. Quel lien voyez-vous entre ces trois éléments ? Pensez-vous qu’il y aurait eu d’autres freins que ceux des autorités égyptiennes ? Avez-vous des informations plus précises, par exemple sur des procès-verbaux qui n’auraient pas été transmis par les policiers ? L’affaire, qui est sortie dans la presse, est suffisamment grave pour que l’on ait des informations très précises.

En quoi, selon vous, des pouvoirs accrus à l’institution judiciaire auraient pu empêcher les attentats du 13 novembre, en tout cas permettre d’éclairer les services de police ?

Enfin, pourriez-vous nous transmettre une copie du schéma que vous avez évoqué tout à l’heure ? Ce matin, le journal Libération en a publié un également, mais assez succinct.

Me Patrick Klugman. Nous partageons tous le même souci. Ce que nous avons à faire ici, plutôt que de rechercher les fautes, c’est un travail de construction à partir de beaucoup de doutes.

Rien, dans le travail judiciaire qui a été accompli dans les différentes affaires que nous avons eu à connaître, ne permet de dire que nous sommes face à une filière. En revanche, il est clair qu’il s’agit d’un projet politique dans le cadre duquel certaines personnalités émergent et des moyens se structurent. Une des filières les plus identifiées est celle du Sud-Ouest qui est apparue avant l’affaire Merah, et qui, à l’extérieur du territoire français, a continué à porter le même message, à revendiquer ou à aider la commission d’autres actes – ce qui fut le cas dans l’attentat du 13 novembre. Voilà ce que l’on peut dire de manière sérieuse pour l’heure. Penser qu’il n’y a qu’une seule filière avec un seul centre de commandement serait passer à côté du sujet.

Ce qui est insupportable, c’est de voir que des personnes que nous connaissons de près ou de loin n’ont pas été incriminées, ni empêchées d’agir ou de quitter le territoire alors que leur nom était déjà cité depuis plusieurs années.

M. le président Georges Fenech. Lesquelles ?

Me Patrick Klugman. Fabien Clain et Sabri Essid, entre autres. Ce sont des personnalités connues, identifiées et qui nous ont donné l’impression, depuis le départ, qu’il n’y a jamais eu de loup solitaire. Il y avait, autour de Mohamed Merah, un clan qui était connu sur le plan judiciaire, avant qu’il ne commette des attentats. Mais aucune conséquence n’en a été tirée.

Me Samia Maktouf. Non seulement ces personnes étaient connues, mais tous les avocats ici présents ont exercé leur droit de demande d’acte, demandant expressément qu’elles soient auditionnées et empêchées de quitter le territoire. Or Souad Merah, Sabri Essid et Fabien Clain sont partis. Ma demande date de 2012. J’ai demandé également qu’Olivier Corel soit auditionné. Rien n’a été fait. Bien entendu, nous avons une entière confiance dans le travail des magistrats chargés de ces dossiers. Nous ne sommes pas là pour incriminer ou pointer des responsabilités…

M. le président Georges Fenech. Vous êtes en train de le faire.

Me Samia Maktouf. Vous nous demandez de mentionner des dysfonctionnements. En voilà ! Pour autant, nous avons une entière confiance dans le travail que font les magistrats.

M. le président Georges Fenech. Vous dénoncez un dysfonctionnement à ce niveau-là tout en conservant votre entière confiance dans le travail des magistrats. C’est tout à votre honneur. Vous avez le droit de pointer du doigt quelque responsable que vous souhaitez.

M. François Lamy. Vous avez aussi le droit de nous transmettre des documents, car c’est le cœur même de notre commission d’enquête. Vous ne pouvez pas lancer des accusations en l’air sans nous fournir des documents précis, concrets.

Me Patrick Klugman. Les raisons pour lesquelles les magistrats instructeurs ne donnent pas suite sont compréhensibles : leur propos à eux, c’est de boucler leur information sur les actes de Toulouse et Montauban. Je comprends qu’un magistrat instructeur refuse d’élargir sa saisine pour ne pas s’engluer dans une procédure sans fin. Le problème, c’est qu’il n’existe pas un ailleurs où cela pourrait être fait. Il manque des procédures adéquates pour pouvoir judiciariser, même en dehors de l’information précise qui vise un acte précis. Je ne mets pas en cause le travail des magistrats instructeurs. Leur action est compréhensible et elle n’est pas sujette à caution ni à reproche.

M. Olivier Falorni. Maître Morice, vous avez dit que le Bataclan avait été une cible déterminée de façon très précise. Puisque vous étiez l’avocat de la famille Vannier, après l’attentat du Caire, pouvez-vous confirmer que M. Farouk Ben Abbes, qui avait été soupçonné de fomenter un attentat contre le Bataclan, avait des liens avec Fabien Clain ? Est-il exact que, le 13 octobre 2014, vous avez fait une demande d’acte au pôle antiterroriste pour avoir des informations sur le dossier Farouk Ben Abbes et ce projet d’attentat contre le Bataclan ?

L’information judiciaire, qui a été lancée en 2010, a été classée, je crois, en 2012. Qui en a été informé ? Pour quelles raisons personne n’était visiblement au courant des menaces sérieuses qui pesaient sur le Bataclan, qui par ailleurs était identifié comme un établissement dirigé par un juif où se déroulaient des soirées au profit de Tsahal, ce qui en faisait une menace encore plus sensible ?

Me Olivier Morice. Avant de répondre à vos questions, je vous rappelle qu’est assis à côté de moi M. Guyomard. Je suis gêné d’avoir pris aussi longtemps la parole et qu’il n’ait pas encore pu s’exprimer.

M. le président Georges Fenech. Je lui donnerai la parole tout à l’heure.

Me Olivier Morice. Les avocats ont l’habitude de ne pas se faire que des amis, et ce que je vais vous dire ne fera peut-être pas plaisir aux magistrats instructeurs ni au parquet.

Dans le projet d’attentat contre le Bataclan, Farouk Ben Abbes avait non seulement été entendu mais mis en cause. Les Clain ont, eux aussi, été entendus. Ce que je ne m’explique pas, c’est qu’aucun avis à victime n’a été adressé au propriétaire du Bataclan. Je n’ai pas de réponse sur ce point. Lorsque j’ai posé la question aux magistrats instructeurs qui, soit dit en passant, ne sont pas toujours les mêmes à suivre un dossier, ils m’ont répondu que, compte tenu de la menace terroriste qui pesait, notamment sur les salles de spectacle, le procureur de la République aurait pu avertir, à tout le moins, que des menaces pesaient sur cette salle. À moins que nos informations soient erronées sur ce point, ni l’ancien ni le nouveau propriétaire n’ont affirmé avoir été prévenus.

Dans le dossier de l’attentat du Caire, dans lequel Cécile Vannier a été assassinée, en 2009, dans des conditions absolument abjectes, les informations collectées ont été transmises aux services français. Elles ont ensuite donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire en France. Une judiciarisation plus rapide aurait-elle pu permettre d’éviter certains attentats ? Ce que je ne sais pas mais que j’aimerais bien connaître, monsieur Lamy, c’est ce qui figure dans les notes d’information des services secrets français. Je sais que, lors des précédentes commissions d’enquête, des demandes ont pu être formulées. En France, notre système de déclassification est obsolète par rapport à celui d’autres démocraties : ou c’est une autorité administrative qui déclassifie ou c’est l’autorité judiciaire qui organise la déclassification.

Dans les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre, un certain nombre d’informations ont été transmises à l’autorité judiciaire aux fins de judiciarisation, exactement comme cela s’est passé dans l’affaire Merah. Dès que les attentats ont eu lieu, on a porté à la connaissance de l’autorité judiciaire des informations. C’est pourquoi je suggère, avec le professeur Didier Rebut, de modifier l’article 40 du code de procédure pénale et de sanctionner le défaut de transmission à l’autorité judiciaire.

M. le président Georges Fenech. Madame, messieurs les avocats, merci pour vos réponses extrêmement précises. Nous attendons de votre part tout document qui pourrait être utile à notre commission d’enquête.

Me Olivier Morice. Je vais vous transmettre les propositions de modifications législatives que nous avons préparées.

M. le président Georges Fenech. Je vais maintenant donner la parole à M. René Guyomard, père de M. Pierre-Yves Guyomard, décédé lors de l’attentat du Bataclan à l’âge de quarante-trois ans.

M. René Guyomard. Mon fils était marié et son épouse est également décédée, le même soir, au Bataclan.

Lorsque je discute avec Me Morice, il me parle de colère – de la colère, oui, je ne peux pas vous dire autre chose ; le mot est même trop faible. Lorsque l’on découvre dans la presse que le Bataclan faisait l’objet de menaces depuis quelques années, on ne peut pas s’empêcher de se dire que si elles avaient été transmises à qui de droit, prises au sérieux, mon fils et ma belle-fille seraient peut-être encore en vie.

Votre commission d’enquête s’intéresse aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Pour moi, les moyens mis en œuvre du 7 janvier au 13 novembre, c’est zéro ! Puisque mon fils n’a pas été protégé, c’est zéro ! Depuis le 13 novembre, je ne sais pas. Quelqu’un parmi vous pourrait peut-être me dire quelles mesures précises ont été prises pour que d’autres pères de famille ne connaissent pas ma situation. Je ne suis pas du tout optimiste, et je crains de devoir vous dire qu’il y aura d’autres Bataclan.

Mesdames, messieurs les parlementaires, rien n’a été fait pour protéger le Bataclan alors que l’on avait l’information, que l’on avait les moyens. Pourquoi les choses changeraient-elles aujourd’hui ? Le risque était précis, ciblé : il ne s’agissait pas de n’importe quel bistrot, mais du Bataclan, d’une adresse précise. On connaissait les raisons. Rien n’a été fait : les plans de la salle n’ont pas été communiqués aux forces de police, les propriétaires du Bataclan n’ont pas été prévenus du risque. On me parle maintenant de politique étrangère, des réticences des Égyptiens. Mais cela n’a rien à voir. Je me fiche du détail ! On savait qu’une menace pesait sur le Bataclan, et rien n’a été fait.

Comme par miracle, dans les semaines qui ont suivi, des décisions très énergiques ont été prises : on a lancé 700, 800 perquisitions, on a trouvé des Kalachnikov, des lance-roquettes, des armes en tout genre. Mais si on a pu faire ces perquisitions, c’est bien parce qu’on avait des adresses et des noms, c’est bien parce que des gens étaient fichés S, Y ou Z. Pourquoi ces perquisitions n’ont-elles pas été faites au moins après l’attentat de Charlie Hebdo ? Pourquoi les fait-on tout à coup après le 13 novembre ? Parce qu’il faut montrer au petit peuple qu’on se remue ! Mais cela ne me rend pas mon fils ni ma belle-fille que nous adorions. Ils sont morts.

Et puis, une fois le drame passé, il y a l’après. Cet après, je ne souhaite à aucun d’entre vous de le connaître. C’est un cauchemar : ne pas savoir, pendant des heures, des jours, si vos enfants sont « sur la liste » ; pire, quand ils n’y sont pas, on téléphone de numéro en numéro, on a au bout du fil des gens incompétents ou pas du tout informés, certains même raccrochent. Personne ne peut imaginer une telle impréparation, une telle improvisation, un tel mépris pour les citoyens que nous sommes dans des situations pareilles. Au moins sur cet aspect des choses, qu’avez-vous fait, quelles décisions ont été prises ?

Ne vous faites pas d’illusion, demain il y aura un autre Bataclan et peut-être pire ! Si jamais cela se passe dans une ville de province qui ne bénéficie pas de l’Institut médico-légal de Paris, censément le plus performant, ce sera épouvantable.

Je voulais juste vous dire qu’il n’y a que de la colère. Quand on me parle d’oubli, c’est comme si on ne me parlait pas. J’espère que ce que je viens de vous dire servira à quelque chose, mais je ne me fais pas beaucoup d’illusion. Je vous remercie de m’avoir écouté.

M. le président Georges Fenech. Monsieur Guyomard, soyez certain que tous les parlementaires ici présents sont touchés par les mots d’un père qui demande justice et se soucie que d’autres ne connaissent pas le même sort que ses enfants. C’est bien l’objectif de cette commission d’enquête. Aujourd’hui, nous ne pouvons vous apporter aucune réponse ; nous espérons vous en donner à la fin de nos travaux. Nous sommes là pour cela, nous sommes là pour vous, pour tous ceux qui ont vécu ces drames.

Je souhaite que M. Samuel Sandler puisse s’exprimer également.

M. Samuel Sandler. J’ai été très touché par le témoignage que je viens d’entendre puisque je suis un peu dans le même cas. Je m’appelle Samuel Sandler. Mon fils a été tué à Toulouse, ainsi que mes deux petits-fils. J’en profite pour dire que je souffre de voir avec quelle approximation la presse a rendu compte du décès d’un professeur et de trois élèves. Lorsque l’on est à l’extérieur de l’école, que l’on est en train d’attendre une navette et que l’on tient par la main un enfant de trois ans et un autre de cinq ans, il ne peut s’agir d’élèves d’un lycée. C’est bien un père que l’on a visé. Et l’assassin a bien vu qu’il y avait ses deux enfants à côté de lui.

Vous aurez remarqué que je ne prononce jamais le nom de l’assassin. Il ne faut pas y voir de la superstition. Si je prononçais son prénom et son nom, cela reviendrait à lui donner une certaine étincelle d’humanité, ce que je me refuse de faire. C’est pourquoi je parle toujours de « l’assassin de mes enfants » – les avocats ont très bien répondu sur l’aspect du loup solitaire.

Chaque attentat efface le précédent. Pourtant, la douleur est toujours là.

M. le président Georges Fenech. Avez-vous quelque chose à dire sur le temps qui est passé depuis les attentats de Toulouse et Montauban, jusqu’au 13 novembre dernier ? Avez-vous le sentiment que notre pays a tiré les conséquences de ces événements ?

M. Samuel Sandler. Je me souviens surtout de la manifestation du 11 janvier, qui donnait l’impression que, comme pour la guerre de 14-18, c’était la « der des ders ». Mais à chaque fois que l’on m’interrogeait, je répondais que non, ce ne serait pas la « der des ders ».

M. le président Georges Fenech. Mesdames, messieurs, je vous remercie très sincèrement.

*

* *

Table ronde, ouverte à la presse, d’associations de victimes d’attentats terroristes :

– Association française des victimes du terrorisme (AFVT) : M. Guillaume Denoix de Saint Marc, directeur général, M. Stéphane Lacombe, directeur adjoint, et Mme Aline Le Bail-Kremer, responsable communication et gestion ;

– Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC) : M. Olivier Dargouge, vice-président, Mme Marie-Claude Desjeux, vice-présidente, et M. Stéphane Gicquel, secrétaire général ;

– Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM) : Mme Michèle de Kerckhove, présidente, et Mme Sabrina Bellucci, directrice générale.

M. le président Georges Fenech. Nous accueillons, pour une deuxième table ronde, des représentants de trois associations de victimes d’attentats terroristes, que nous remercions d’avoir répondu à la demande de notre commission d’enquête. Nous avons souhaité commencer par entendre les victimes, qui ont droit à toute l’attention de la représentation nationale.

L’Association française des victimes du terrorisme (AFVT) a été créée en février 2009 pour aider les victimes d’attentats dans l’ensemble de leurs démarches, qu’elles soient judiciaires, administratives ou concernant la santé. Elle apporte une assistance psychologique aux victimes, ainsi qu’un soutien juridique et administratif.

Elle est ici représentée par son fondateur, M. Guillaume Denoix de Saint Marc, qui en est le directeur général, et lui-même fils d’une victime du terrorisme, en l’espèce l’attentat contre le vol d’UTA reliant Brazzaville à Paris via N’Djamena en 1989. Sont également présents M. Stéphane Lacombe, directeur adjoint, et Mme Aline Le Bail-Kremer, responsable communication et gestion.

La Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC) a été créée en avril 1994 par huit associations de victimes de catastrophes survenues entre 1982 et 1993. Elle n’a donc pas pour seule vocation le soutien aux victimes d’attentats et à leurs proches. Elle intervient également dans le cadre plus général de catastrophes. Elle est devenue experte pour porter la parole des victimes et de leurs familles et pour améliorer les dispositifs publics d’accueil, d’aide et de soutien.

Elle est représentée par M. Olivier Dargouge, vice-président, Mme Marie-Claude Desjeux, vice-présidente, et M. Stéphane Gicquel, secrétaire général.

L’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM), créé en 1986, a pour mission d’animer, de coordonner et de promouvoir le réseau d’aide aux victimes, ainsi que d’engager des partenariats et des conventions pour faciliter l’accès des personnes victimes aux associations locales. L’INAVEM fédère 150 associations.

Il est représenté par Mme Michèle de Kerckhove, présidente, et Mme Sabrina Bellucci, directrice générale.

Nous avons décidé que nos auditions seraient ouvertes à la presse, car nous devons mener cette enquête dans la transparence.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Guillaume Denoix de Saint Marc, M. Stéphane Lacombe, Mme Aline Le Bail-Kremer, M. Olivier Dargouge, Mme Marie-Claude Desjeux, M. Stéphane Gicquel, Mme Michèle de Kerckhove et Mme Sabrina Bellucci prêtent serment.)

M. Guillaume Denoix de Saint Marc. L’AFVT intervient dans deux domaines. Je m’exprimerai d’abord sur la question du soutien aux victimes et laisserai Stéphane Lacombe développer le second volet, qui concerne les actions de prévention que nous menons, avec, entre autres, la voix des victimes.

M. Mohamed Sifaoui, consultant, n’a pas pu venir, pour des raisons de santé. Il pourrait éventuellement intervenir sur la question de la prévention, sur laquelle il a beaucoup plus de choses à dire.

Les très importants témoignages que votre commission d’enquête a entendus lundi dernier et tout à l’heure reflètent parfaitement ceux qui nous parviennent depuis les attentats. Nous n’en avons guère parlé, car il nous paraissait important de ne pas trop dévoiler la faiblesse de notre dispositif, qui souffre effectivement de nombreux dysfonctionnements. Il est nécessaire de le restructurer, en améliorant la collaboration entre l’État et la société civile et en y intégrant toutes les associations qui peuvent apporter leur concours.

Bien que nous ayons été exclus du dispositif d’accompagnement depuis plus d’un an, les victimes se sont spontanément adressées à nous. Elles savent que notre association existe, mais ne comprennent pas ce qui la distingue de telle ou telle autre structure, en quoi elle est différente ou complémentaire. Elles ont du mal à avoir une vision d’ensemble du dispositif, de savoir qui collabore avec qui et quel est le rôle de chacun. Nous avons, de ce point de vue, un énorme travail à faire, car la situation est vraiment cacophonique.

Je voudrais évoquer un événement qui a provoqué de nombreux traumatismes : en décernant la Légion d’honneur à certaines victimes, on a ouvert la boîte de Pandore. Il sera très difficile de refuser que les 130 victimes du 13 novembre soient elles aussi faites chevaliers. Les victimes d’autres attentats, antérieurs ou postérieurs à ceux du mois de janvier, ont ressenti ce geste comme une violence extrême et se sont demandé : « Pourquoi pas nous ? » Sans doute a-t-on voulu, dans un élan de générosité, apporter précipitamment une réponse, mais on a créé un précédent qui sera très difficile à gérer. C’est un exemple, parmi d’autres, de tout ce qu’il faudrait faire pour la reconnaissance des victimes du terrorisme.

M. Stéphane Lacombe, directeur adjoint de l’AFVT. Au moment où les pouvoirs publics semblent préparer l’opinion à de futurs attentats de grande ampleur, nous devons nous interroger sur la stratégie mise en place par l’État pour prévenir la radicalisation. J’insiste sur la nécessité d’articuler un partenariat entre les pouvoirs publics et la société civile à travers différents acteurs, dont notre association, pour lutter contre l’idéologie qui nourrit le terrorisme. Nous partons du principe que le terrorisme n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Dans ce cadre, nous travaillons avec de nombreux intervenants, y compris au sein de l’Union européenne, sur la voix des victimes, en tant que contenu et vecteur de promotion d’une citoyenneté positive. La voix des victimes peut être un très bel outil de prévention dès lors que les victimes sont elles-mêmes dans une perspective de reconstruction et qu’elles se sentent la force de faire la promotion des valeurs qui nous unissent tous.

La thématique de la radicalisation est très médiatique, si bien que certains effets de communication peuvent cacher les vrais enjeux, face auxquels il ne peut y avoir d’approche exclusive. C’est, au contraire, une approche pluridisciplinaire qui doit prévaloir. Nous menons donc nos actions de prévention en collaboration avec l’association « Onze janvier », fondée et présidée par Mohamed Sifaoui, et l’association « Entr’Autres », qui regroupe un collectif de psychiatres, de psychanalystes, de praticiens de terrain, qui suivent des profils djihadistes depuis une dizaine d’années.

Il nous paraît important de décomplexer le débat autour de ces questions, en nommant notre ennemi idéologique, l’islamisme, qui nourrit le corpus idéologique des terroristes et qui est l’une des conditions du passage à l’acte.

Lorsque nous organisons des rencontres auprès des citoyens, en milieu carcéral ou ailleurs, dans le cadre de nos modules de sensibilisation, nous constatons avec inquiétude que les agents de l’État éprouvent des doutes sur leurs missions et des fragilités idéologiques : cela peut créer des brèches que ne manquent pas d’exploiter les extrémistes ou ceux qui relaient leur discours.

Le 5 janvier dernier, dans un communiqué de presse, nous avons interpellé l’État sur sa stratégie en la matière, qui ne nous paraît pas très claire. Acteurs de la société civile, nous souhaitons être associés, avec les ressources que nous pouvons proposer, à ce travail d’élaboration sur le long terme, qui dépasse de loin les enjeux de la communication politique.

Mme Aline Le Bail-Kremer, responsable communication et gestion de l’AFVT. Les choses ont commencé à changer depuis 2012, mais il va falloir s’occuper sérieusement et de façon plus coercitive de la question de la diffusion de contenus haineux sur internet. Il est très surprenant que, en plein état d’urgence, certains sites — la liste serait longue — n’aient pas été fermés. Les familles et les proches de victimes, dont je fais partie, ne comprennent pas cette situation et s’interrogent. Certes, on constate une prise de conscience, notamment de la part des réseaux sociaux — je crois que Twitter a enfin décidé de fermer certains comptes —, mais il se passe encore des choses sidérantes, puisqu’on peut diffuser sur internet des contenus violents, manifestement hors-la-loi, et attiser les haines, au moment même où tout le monde travaille à reconstruire un « vivre ensemble ».

M. Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC). Nous vous remercions de votre invitation : c’est un honneur de nous exprimer devant vous.

La FENVAC est une association de victimes : tous ses adhérents, tous les membres de son conseil d’administration, sont des victimes. Elle a pour mission de défendre les droits des victimes et de les accompagner dans la durée.

Nous intervenons dans le cadre d’une convention signée avec le ministère de la justice. C’est ainsi que nous avons fait partie du dispositif de cellule interministérielle d’aide aux victimes (CIAV), dont il a beaucoup été question lundi dernier. Cet engagement très fort de notre association dans l’aide aux victimes et dans la gestion de crise dès les premières heures qui suivent un attentat ou une catastrophe s’explique par notre désir de faire de la résistance, de lutter contre le terrorisme.

Nous siégeons au conseil d’administration du Fonds de garantie d’indemnisation des victimes, et nous avons été récemment nommés au conseil d’administration de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre. Enfin, notre association est partie civile dans une trentaine de procédures concernant des dossiers liés au terrorisme. Nous comprenons le besoin de vérité et de justice, le besoin de décrypter et de comprendre, qu’a exprimé notamment l’association « 13 novembre 2015 : Fraternité et Vérité », dont nous avons accompagné la création et dont nous soutenons la demande de réforme de l’article 2-9 du code de procédure pénale visant à permettre à toutes les associations de victimes d’un attentat de se porter partie civile. Il est très important, dans le processus complexe de réparation, que les victimes ne subissent pas les suites des attentats, mais qu’elles soient actrices.

Avant d’aborder les questions concernant la lutte contre le terrorisme, je voudrais revenir sur les dispositifs d’aide aux victimes. Différentes critiques et incompréhensions se sont exprimées lundi dernier. Du point de vue de la FENVAC, la récente instruction interministérielle concernant la prise en charge des victimes d’actes de terrorisme constitue malgré tout un progrès. En disant cela, je ne suis pas en opposition avec les victimes qui se sont exprimées lundi et qui ne peuvent avoir la vision d’ensemble dont dispose notre fédération. Mais ces améliorations n’impliquent pas que le système soit parfait.

Un retour d’expérience est en cours. Nous avons été présents pendant trois semaines, de huit heures à minuit, au sein de la cellule interministérielle du Quai d’Orsay et, pendant quinze jours, nous avons assuré la présence quotidienne de trois membres au sein du centre d’accueil des familles de l’École militaire. En ce qui concerne la liste des victimes et le délai pour prévenir leurs familles, nous partions d’une page blanche. Nous avons eu le nom des personnes décédées, mais il faut s’interroger sur le temps qu’a pris leur identification. Pourquoi n’a-t-on pas fait appel à l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), qui dispose d’une réelle compétence en matière d’identification et d’accompagnement des familles, dans l’attente de l’identification ? Cet institut intervient en effet pour identifier les victimes de grandes catastrophes, comme l’accident de Puisseguin ou le crash de la Germanwings.

D’autre part, la cellule interministérielle a perdu du temps. Alors que nous étions mobilisés dès le vendredi soir au Quai d’Orsay, les premiers appels téléphoniques n’ont été basculés que le samedi, vers dix-sept ou dix-huit heures. On peut se demander pourquoi. C’est à la préfecture de police de répondre à cette question. C’est moi qui ai dû annoncer à M. Salines, au téléphone, le décès de sa fille. Il a été profondément heurté. Nous nous en sommes expliqués, mais il faut savoir que l’annonce des décès s’est faite dans le plus grand désordre. Le samedi, à dix-huit heures, nous recevions les premiers appels et nous trouvions devant l’alternative suivante : soit nous mentions en demandant à nos interlocuteurs de se présenter le lendemain à l’École militaire, soit nous annoncions le décès au téléphone. C’était le choix du diable : cela doit être pris en compte dans le retour d’expérience.

En ce qui concerne le dispositif d’aide aux victimes, il faut plus d’État. Ces victimes sont en effet très particulières : à travers elles, c’est notre État, notre système démocratique, nos valeurs qui ont été visées. Il faut donc une réponse directe, forte, durable, de l’État. Les victimes ne comprennent pas pourquoi elles n’ont pas été reçues par une autorité, que ce soit le Président de la République ou le Premier ministre. Moi-même, je m’interroge quand je compare avec ce qui s’est fait lors de précédentes catastrophes. Ainsi, dans le cas du crash d’Air Algérie, en 2013, les familles ont été réunies quarante-huit heures après au Quai d’Orsay, en présence de cinq ou six ministres, du Premier ministre et du Président de la République, lequel reçut à nouveau les familles en septembre. La même question de lisibilité se pose à propos de certains gestes qui ne sont pas systématiques : M. Denoix de Saint Marc évoquait avec raison l’attribution de la Légion d’honneur.

Le 23 janvier, nous avons organisé une réunion d’information à la Maison du Barreau, avec 300 victimes. C’était une démarche associative. Les victimes nous ont dit que cette réunion était une bonne chose, mais elles se demandaient pourquoi ce n’était pas l’État qui l’avait organisée.

Il faut aussi « mieux d’État », c’est-à-dire une meilleure intervention de l’État. Le grand progrès de l’instruction ministérielle est d’organiser l’interministérialité. Les représentants des ministères ne travaillent plus côte à côte, mais ensemble, dans la cellule interministérielle. Cependant, il reste des mystères à éclaircir, même aux yeux des représentants associatifs qui faisaient partie du dispositif.

Pourquoi l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a-t-elle mis autant de temps pour transmettre la liste des personnes hospitalisées ? Nous partions à nouveau d’une page blanche. Le mardi ou le mercredi suivant les attentats, nous avions les coordonnées de 1,5 % des personnes hospitalisées. Grâce à une action vigoureuse du cabinet du ministère de la santé, nous sommes passés, en quarante-huit heures, de 1,5 à 3 %. Ce manque de collaboration, ces blocages institutionnels sont inacceptables et incompréhensibles. Il faut, mesdames et messieurs les députés, que vous en soyez le relais pour faire avancer les choses.

J’en viens aux incongruités. Chaque victime reçoit un dossier pour constituer une demande de pension militaire ou de veuve de guerre. Ce sont sans doute les premiers éléments que reçoivent les victimes, les services des pensions du ministère de la défense étant extrêmement diligents pour envoyer ces documents. Ce sont des droits théoriques : personne ne percevra de pension militaire ou de pension de veuve de guerre, parce que le système d’indemnisation des victimes est en fait assuré par le Fonds de garantie. Imaginez cependant ce que peut ressentir une personne qui reçoit de tels documents, surtout lorsqu’elle a vingt-cinq ou trente-cinq ans…

On nous avait dit, par ailleurs, que le Parlement avait voté une mesure assurant la gratuité des soins. Mais le système est tellement complexe que nous-mêmes, acteurs associatifs, avons mis plusieurs jours à comprendre qu’il ne s’agissait pas de soins gratuits, mais de soins remboursés à 100 % du tarif de la sécurité sociale. La fille de M. Zenak — que vous avez auditionné lundi — a été touchée à l’œil et doit changer de lunettes tous les deux mois. Avec ces soins « gratuits », on ne lui rembourse que 35 ou 40 euros sur les 250 ou 300 euros que coûte chaque fois la paire de lunettes. Cela peut paraître un détail, mais c’est une bonne illustration de ce qu’ont exprimé les familles et les victimes.

« Mieux d’État », c’est aussi assurer l’équité entre toutes les victimes. Les attentats du 7 janvier et du 13 novembre sont dans toutes les mémoires, mais n’oublions pas tous les Français qui ont été frappés à l’étranger, par exemple à Tunis, au musée du Bardo, ou à In Amenas — Mme Desjeux pourra en parler. L’action de l’État doit être la même pour les victimes frappées à l’étranger.

En ce qui concerne les voies d’action pour lutter contre le terrorisme, je n’apporterai rien de nouveau par rapport à ce qu’ont déjà dit différents rapports, notamment celui de la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, présidée par M. Ciotti, et celui de M. Pietrasanta concernant la radicalisation. Tout y est : le manque de moyens de la justice, le manque de coopération judiciaire, les frontières qui existent pour les juges mais pas pour les terroristes, la déconnexion du renseignement avec le judiciaire, l’impossibilité de mener des enquêtes de fond sur le financement des réseaux terroristes, le problème de coordination des services, la nécessité de détecter la radicalisation et les signaux faibles, le cryptage des données et l’impossibilité de le faire sauter, la question des réseaux sociaux.

Je signalerai cependant deux pistes nouvelles : nous devons, d’une part, cultiver la résistance citoyenne au terrorisme et, d’autre part, réfléchir à la responsabilisation des entreprises qui envoient des Français travailler sur des sites sensibles à l’étranger.

Tous ces constats ont été dressés dans les précédents rapports, car les interrogations et les doutes des victimes préexistaient au 7 janvier 2015. Ces questions étaient déjà d’actualité quand nous avons connu la vague d’attentats de 2012. Votre commission éveille un nouvel espoir, et il faudra que vous vous assuriez de l’effectivité et du suivi des recommandations que vous pourrez être amenés à formuler. Il faut un plan d’action sérieux, un vrai pilotage, peut-être organiser un nouveau système de suivi, avec un panel citoyen dont nos associations pourraient faire partie. On ne peut pas, au plus haut niveau de l’État, annoncer que nous sommes en guerre et que d’autres attentats auront lieu, sans que s’engage un débat sur la lutte contre le terrorisme, pour que chacun soit véritablement sensibilisé et conscient des arbitrages à faire entre libertés publiques et sécurité.

Aujourd’hui, cet espace de débat est complètement phagocyté par la question de la déchéance de nationalité. Je ne me prononce pas sur l’utilité ou sur la légitimité de cette mesure, mais le débat sur la lutte contre le terrorisme ne doit pas se résumer à la polémique sur la déchéance de nationalité. Il est important, pour notre sécurité collective, que le débat ait lieu, car il ressort d’innombrables entretiens avec les victimes qu’elles veulent attaquer l’État, dont elles considèrent qu’il a une responsabilité dans ce qui est arrivé. Cela trahit l’insuffisance de la pédagogie et de l’information à l’égard des victimes, auxquelles on doit rendre des comptes en toute transparence.

M. le président Georges Fenech. Qu’entendez-vous par « cultiver la résistance citoyenne » ?

M. Stéphane Gicquel. Chaque citoyen doit être acteur de sa sécurité et faire preuve de résilience, c’est-à-dire de la capacité à résister à une menace. La campagne d’affichage du Gouvernement sur les bons gestes à avoir va dans ce sens. Il faut avoir une vraie culture de la sécurité. Que signifie « être en guerre » ?

Mme Marie-Claude Desjeux, vice-présidente de la FENVAC. C’est pour moi un honneur d’autant plus grand d’être ici que je n’ai rejoint la FENVAC que récemment. Ma famille et moi-même avons été victimes, il y a trois ans, de la prise d’otage d’In Amenas, en Algérie, au cours de laquelle mon frère Yann a été tué.

J’appelle votre attention sur le fait que les événements de janvier et novembre 2015 ont contribué à une prise de conscience globale en France, mais beaucoup de familles françaises sont victimes du terrorisme à l’étranger et ne reçoivent pas le soutien dont bénéficient celles qui en sont victimes en France. Au cours des réflexions sur les solutions à apporter, je vous supplie de ne pas oublier ces familles qui ont perdu l’un des leurs à l’étranger, qui se trouvent très souvent abandonnés et n’ont pas de moyens pour se regrouper.

M. le président Georges Fenech. Nous prenons acte de ce que vous venez de nous dire sur les Français victimes du terrorisme à l’étranger.

Mme Marie-Claude Desjeux. Nous sommes conscients que les relations entre certains pays sont souvent très compliquées, notamment entre la France et l’Algérie, mais il faudrait mener un travail de fond sur les relations entre les pays dans l’optique spécifique des attentats.

Mme Michèle de Kerckhove, présidente de l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM). Fondée et animée par des professionnels, psychologues et juristes, présente sur tout le territoire français, l’INAVEM se différencie des autres associations en cela qu’elle ne regroupe pas des victimes, mais qu’elle leur vient en aide. Elle rassemble 150 associations et 1 200 professionnels habilités à intervenir dès qu’ils sont mandatés par le procureur de la République, le préfet ou les autorités judiciaires, à la suite d’un accident grave ou d’un acte terroriste.

M. le président Georges Fenech. Quel est votre ministère de tutelle ?

Mme Michèle de Kerckhove. Pour le moment, c’est le ministère de la justice.

M. le président Georges Fenech. Allez-vous travailler avec la secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’aide aux victimes ?

Mme Michèle de Kerckhove. Nous allons commencer à le faire, mais il me semble que la justice et le secrétariat d’État chargé de l’aide aux victimes — qui n’est pas le secrétariat d’État chargé des victimes — ont des rôles un peu différents. Comme le disait tout à l’heure M. Gicquel, l’interministérialité est nécessaire, parce que tous les ministères peuvent être concernés lorsqu’il y a un accident collectif grave, un risque sériel ou un attentat. Il faut coordonner les actions de tous ces ministères, et la justice n’avait sans doute pas l’autorité suffisante pour le faire, que ce soit au niveau de la santé, du transport ou de l’intérieur. Ce secrétariat d’État étant placé sous l’autorité du Premier ministre, il permettra peut-être de coordonner plus facilement l’action des différents ministères.

Notre présence sur le terrain et notre réactivité sont notre particularité. Dès qu’il se passe quelque chose dans un département — il y a eu beaucoup d’attentats à Paris, mais il y en a eu aussi ailleurs, comme à Toulouse —, nous intervenons et mobilisons les acteurs pour qu’ils se portent le plus rapidement possible au côté des victimes.

Depuis le mois de janvier, nous avons œuvré à la Chancellerie, avec la FENVAC, à la création du dispositif qui a donné naissance à la cellule interministérielle d’aide aux victimes. Cette cellule, qui a été mise en œuvre pour la première fois, est certes perfectible à bien des égards, mais elle est un premier pas qui nous permettra d’être plus opérationnels, plus réactifs, et de répondre beaucoup mieux aux demandes des victimes.

Il a été question tout à l’heure des victimes du terrorisme à l’étranger. L’INAVEM est membre d’un réseau européen. Dès que nous avons connu la nationalité des victimes européennes, nous nous sommes mis en relation avec nos homologues européens pour qu’ils les prennent également en charge.

Le modèle français de l’aide aux victimes est envié à l’étranger, et nous tâchons de l’exporter. Une directive européenne d’octobre 2012 sur l’aide aux victimes s’en est inspirée et des visiteurs du monde entier viennent régulièrement étudier notre modèle : les liens que nous nouons ainsi nous permettent de créer des réseaux facilitant la prise en charge des victimes.

Bien entendu, nous participons au dispositif d’urgence d’aide aux victimes en France, mais nous intervenons dans la proximité et surtout dans la durée, avec des professionnels qui sont présents tant que les victimes en ont besoin.

Mme Sabrina Bellucci, directrice générale de l’INAVEM. L’aide aux victimes est un métier, que nous avons choisi, et qui perdure puisqu’il existe depuis trente ans. En tant que professionnels, nous sommes à l’écoute des victimes et de leurs besoins. Notre souci quotidien est d’adapter notre prise en charge à ce qu’elles nous disent. Tout processus peut être pérennisé si les victimes nous le demandent.

L’INAVEM intervient dans les dispositifs concernant les actes de terrorisme depuis 1985. Le premier colloque qu’il a organisé s’est tenu en 1987. Depuis, nous développons des dispositifs d’accompagnement et de suivi.

En novembre, les 92 associations mobilisées ont envoyé plus de 988 courriers et reçu 733 appels sur notre plateforme téléphonique. Les 1 800 personnes prises en charge nous ont toutes dit la même chose : elles étaient en quête d’écoute, de lisibilité, de traçabilité, elles avaient besoin de référents, de facilitateurs. M. Gicquel et d’autres, notamment l’AFVT, réclament plus et mieux d’État : la responsabilité de l’État est en effet de coordonner et d’identifier les acteurs qui interviennent auprès des victimes, de savoir qui fait quoi et à quel moment, et si l’action engagée est efficace. Il n’y a rien de pire, quand on est en plein chaos, que d’y ajouter du désordre. Quand on répond au chaos par le chaos, l’action menée en faveur des victimes n’est ni lisible ni efficace.

Quoique je sois un acteur associatif issu de la société civile, je partage avec l’État la responsabilité de mener cette réflexion, qui, au-delà de l’instruction ministérielle et du secrétariat d’État — dont le périmètre semble concerner à la fois les victimes du terrorisme et celles des accidents collectifs —, doit se pencher sur le pilotage des dispositifs existants. Car, si les bons dispositifs de droit commun dont nous disposons peuvent être améliorés, ils ont avant tout besoin d’être pilotés.

Nous devons aux victimes la lisibilité et surtout la traçabilité de nos actions. Elles nous ont dit, par exemple, ne pas avoir eu connaissance du numéro de téléphone de la cellule interministérielle d’aide aux victimes, alors qu’il s’agit d’un numéro de première écoute qui doit être diffusé immédiatement après l’attentat. C’est scandaleux. Il n’est pourtant pas difficile de trouver des dispositifs simples mais efficaces, tel « alerte enlèvement », mis en place par Nicole Guedj, qui permet de contraindre l’ensemble des chaînes de télévision, des médias, des transporteurs et des autoroutiers, à diffuser des annonces. Il suffirait de s’inspirer de telles actions pour informer les victimes du terrorisme des dispositifs qui sont mis à leur disposition.

M. le président Georges Fenech. Sébastien Pietrasanta, Philippe Goujon et moi-même avons soutenu ce matin un amendement au projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, qui visait à supprimer la condition des cinq années d’existence prévue par le code de procédure pénale pour permettre à une fédération d’associations de victimes d’attentats de se porter partie civile. L’amendement a été finalement retiré pour être réécrit, mais le rapporteur Pascal Popelin s’est engagé à y revenir en séance dans quinze jours et je crois savoir que le garde des sceaux est particulièrement attentif à la question. Cette disposition aidera beaucoup les associations et les victimes.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Il s’agissait là d’une première proposition concrète issue des premières auditions de notre commission d’enquête.

Monsieur Gicquel, quel a été votre rôle durant les heures qui ont suivi les attentats du 13 novembre ? Comment avez-vous été mobilisé ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Vous avez dit que nous partions d’une page blanche, mais que nous avions progressé. Au regard des événements du 13 novembre, quelles sont les pistes qui s’offrent à nous pour améliorer la prise en charge des victimes ?

J’aimerais aussi que vous consacriez quelques instants à la gestion de la crise du 13 novembre et au rôle qui a été le vôtre, et que vous fassiez quelques propositions concrètes.

Les questions suivantes s’adressent plutôt à l’AFVT, que j’ai eu l’occasion de rencontrer à l’occasion de mon rapport sur la déradicalisation. Un an après vos premières interventions — à la prison d’Osny, notamment — auprès de détenus radicalisés, considérez-vous que la première expérience de déradicalisation a été concluante ? Vous intervenez, après avoir répondu à un appel d’offres du ministère de la justice, avec un programme de six semaines en milieu carcéral. Cela n’est-il pas un peu court pour être efficace, même si un suivi est prévu ? Le Gouvernement, lui, met en place un programme de dix mois dans des centres de déradicalisation, hors milieu carcéral.

Enfin, même si la question pénitentiaire n’est pas au cœur de notre réflexion, notre commission d’enquête doit s’y intéresser et je voudrais connaître votre sentiment sur la création, dans certaines prisons, de quartiers réservés aux personnes radicalisées.

M. Stéphane Gicquel. L’instruction interministérielle créant la cellule interministérielle d’aide aux victimes a été signée le 12 novembre et a dû être appliquée dès le 13 au soir. Comme l’INAVEM, la FENVAC intervient dans cette cellule, composée de représentants de différents ministères. Pour notre part, nous n’intervenons pas directement, mais à la demande du ministère de la justice et dans le cadre de nos conventionnements. Nous avons été mobilisés très rapidement, dès le vendredi soir, et nous étions opérationnels dès le samedi matin.

M. le rapporteur. Vous êtes-vous « autosaisis » dès le 13 au soir ou avez-vous été appelés ?

M. Stéphane Gicquel. Personnellement, j’ai été appelé par le centre de crise du ministère des affaires étrangères, qui gère ce dispositif, ce qui peut poser question. Je ne dis pas cela pour remettre en cause ces professionnels, qui sont les meilleurs pour gérer la crise. Toutefois, si nous faisons l’objet de menaces réelles, faut-il un dispositif et une salle spécifiques ? Nous avons été confrontés, pendant la gestion de cette crise, à des problèmes pratiques. Par exemple, nous n’avions pas de logiciel de saisie. Nous travaillions sur des fichiers Excel qui prirent très vite des dimensions considérables et étaient complètement illisibles. À un moment donné, les boîtes mail cessèrent de fonctionner. Nous appelions les familles pour leur demander d’envoyer des documents par mail, mais nous nous rendions compte ensuite que la boîte mail ne marchait pas. Il fallait rappeler les familles pour donner une autre adresse mail.

Nous connaissons bien le centre de crise du ministère des affaires étrangères, où opèrent de vrais professionnels, mais nous avons été jusqu’à 120 personnes de différents ministères à y travailler, et les locaux ne sont pas adaptés. Nous avons même rencontré des problèmes de communication interne. Il faut que nous nous dotions des moyens de réaliser ce suivi : il y va de notre crédibilité.

Lorsque nous étions en contact avec les familles, nous ne nous exprimions pas en tant qu’association, mais en tant que membres de la cellule interministérielle d’aide aux victimes. Avec sa sensibilité d’association de victimes, la FENVA peut jouer le rôle de conseiller, orienter ou faire des propositions aux ministères. Étant nous-mêmes des victimes, nous avons une expérience et un regard différents sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. C’est la plus-value associative que nous avons apportée à ce qui reste un dispositif d’État.

Mais, comme l’a dit Sabrina Bellucci, nous nous interrogeons quand nous recevons des victimes qui nous disent ne pas avoir eu connaissance du numéro de téléphone de la cellule interministérielle.

L’instruction interministérielle prévoit formation et moyens. Il faut que ce soit effectif. Le dispositif est bon, mais il faut l’améliorer et s’entraîner. L’affaire des fichiers Excel n’est pas une simple anecdote : lorsque vous êtes en contact avec une famille, que vous êtes obligé de faire défiler sur votre écran un fichier Excel que vous ne pouvez pas modifier parce que vous êtes en réseau, la situation est extrêmement compliquée. Quand l’intendance ne suit pas, les familles et les victimes le ressentent. Il existe une solution pratique pour chacun de ces problèmes.

M. Guillaume Denoix de Saint Marc. L’appel d’offres que nous avons remporté au mois de janvier de l’année dernière a été émis avant les attentats de janvier. Le budget était limité, s’agissant d’un petit reliquat dont disposait l’administration pénitentiaire. Le délai était assez court puisque, en un an, il fallait atteindre trois objectifs : revoir l’outil de détection — ce qui n’était pas une mince affaire —, organiser deux sessions de prise en charge d’une quinzaine de détenus dans deux centres pénitentiaires différents, et transmettre l’intégralité de notre processus à l’administration pénitentiaire.

Notre objectif n’était pas de déradicaliser, mais d’amener certains individus à changer de comportement. Nous avons conduit un travail pluridisciplinaire avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), la direction, la surveillance, les renseignements, le scolaire, le médical, etc. Nous avons proposé à plusieurs détenus, choisis par l’ensemble des personnes intervenant auprès d’eux, de suivre notre programme. En général, ces personnes n’ont pas de démarche de réinsertion et n’ont pas recours aux outils qu’on met à leur disposition pour préparer leur sortie de prison. Nous devions, en six semaines, les amener à se fixer un objectif personnel, c’est-à-dire à travailler à leur réinsertion future. La portée de l’expérience était donc très limitée. Nous n’avons noté aucun désistement, alors que, l’expérience étant menée sur la base du volontariat, ils pouvaient arrêter à tout moment. Réunis en groupe sous la conduite de travailleurs sociaux, ils ont écouté divers intervenants extérieurs, dont, en fonction de la dynamique du groupe, des victimes du terrorisme, des juges, d’anciens détenus : il s’agissait d’amener les détenus à se poser des questions, de déconstruire leur vision du monde, puis de les faire partir sur un projet personnel. En définitive, la plupart d’entre eux ont changé de comportement, même si certains se sont sans doute engagés dans un processus de dissimulation : si l’on veut donner dans la caricature, on dira que, pour les SPIP, ils sont tous « super bien », alors que, pour le renseignement, aucun d’eux n’a changé… La vérité se situe sans doute entre les deux.

Toujours est-il que nous avons l’amorce d’un processus : à travers tous les outils de réinsertion qui existent en prison et s’il n’y a pas de dysfonctionnement, on peut amener ces personnes à être moins dangereuses lorsqu’elles sortiront qu’elles ne l’étaient au moment où nous les avons rencontrées. Je reste très prudent quant aux résultats du dispositif, mais avons-nous d’autres solutions ? On ne peut pas amener quelqu’un à changer d’idéologie par la force. Cela ne peut se faire que par le biais d’un travail personnel. Nous avons essayé d’amorcer la prise en compte d’une autre réalité pour les amener à voir le monde différemment.

Les quartiers spécialisés sont un vrai sujet de débat en Europe. Je fais partie du Radicalisation Awareness Network, au sein duquel un groupe travaille sur les prisons et la probation. Il y a des avantages et des inconvénients, tant à regrouper les détenus qu’à les séparer. Les isoler empêche le prosélytisme envers les détenus qui n’ont pas envie d’être harcelés par des recruteurs. Cependant, si les individus isolés dans ces quartiers spécialisés ne sont pas pris en charge, cela n’a aucun intérêt.

Notre méthodologie de recherche-action sur un temps court a beaucoup inspiré la façon dont ces personnes vont être prises en charge dans un temps beaucoup plus long. D’après les discussions que nous avons eues avec l’administration pénitentiaire, il semble en effet que notre action, avec ses témoignages de victimes et ses échanges avec les détenus, va se poursuivre. Là encore, nous partions d’une page blanche. Nous avons essayé d’y inscrire quelque chose qui semble prometteur.

M. Serge Grouard. Monsieur Lacombe, vous avez parlé de fragilité chez les agents de l’État en milieu carcéral. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

Compte tenu de ce que vous avez dit, monsieur Gicquel, sur la gestion de l’immédiat au moment de la crise, et des témoignages poignants que nous avons entendus lundi, on a le sentiment d’une défaillance du système. Plusieurs personnes ont évoqué la nécessité qu’une administration quelconque gère et coordonne le dispositif, avec le soutien de vos associations. J’aimerais connaître votre sentiment sur la gestion de la crise. Vous avez dit que 120 personnes étaient venues apporter leur aide. Comment, concrètement, ont-elles été prises en charge ? Sont-elles venues en un lieu unique ? On parle du Quai d’Orsay et de la CIAV. Est-ce là que les choses se sont organisées ? Comment cela s’articulait-il avec les services de santé, les hôpitaux ? Y avait-il une coordination ? Les hôpitaux, qui prenaient en charge des blessés, avaient-ils eux-mêmes un numéro à appeler ? J’ai le sentiment qu’il n’y avait pas d’articulation entre les acteurs. J’aimerais que notre commission d’enquête approfondisse le sujet, car nous devons faire des propositions précises en la matière.

Si nous pouvons disposer d’éléments précis, nous aurons plus de chances d’être écoutés. Tous ceux qui ont entendu les témoignages recueillis par notre commission d’enquête sont convaincus qu’il est impératif que nous assumions cette responsabilité. C’est pourquoi j’aimerais, mesdames, messieurs, vous entendre parler de choses très concrètes, très précises. J’ai le sentiment, en l’occurrence, qu’il n’y a pas de gestion de crise. J’espère que vous pourrez me démentir sur ce point, mais je crains que ce ne soit pas le cas.

Mme Aline Le Bail-Kremer. On pourrait déjà réfléchir à la mise en place d’un numéro « 08 », avec des gens qui répondent vraiment, car les familles sont restées trois jours sans informations. Nous avons entendu des témoignages très forts en la matière, mais, pour l’avoir vécu personnellement, ce numéro « 08 » qui ne répondait pas était très perturbant. Il y a eu là un raté abyssal. Certes, soyons justes, ce moment ne pouvait pas bien se passer : il ne faut pas se tromper de colère. Mais se rend-on bien compte de la violence produite par cette défaillance, des blessures supplémentaires qu’elle a occasionnées, sans parler de la perte de temps et d’énergie, et du malheur ajouté par ce numéro qui ne répondait pas, par le numéro de l’AP-HP qui ne répondait pas non plus et qu’il fallait appeler cinquante fois pour obtenir une information partielle ?

Cela dit, pouvait-on se préparer à un événement d’une telle ampleur ? Il est peut-être plus sain de ne pas avoir été préparé à cette horreur. Mais ce n’est pas réécrire l’histoire de dire qu’il y a eu des ratés sidérants et vertigineusement douloureux pour de nombreuses familles.

Il ne s’agit pas de montrer du doigt tel ou tel individu croisé dans le dispositif : tous étaient prévenants. Mais il y a des défaillances dans leur formation. Le samedi, vers dix-sept heures, on nous a dit « de ne pas nous inquiéter ». La phrase était très perturbante, et pour le moins maladroite, mais je n’en veux pas à la personne qui a dit cela. Comme bien d’autres familles, nous avons compris que ces gens n’étaient absolument pas formés. On m’a dit aussi, de façon légère : « Bonne soirée ! » C’est peut-être un détail anodin, mais l’addition de détails anodins finit par montrer qu’il y a quelque chose qui n’a pas fonctionné, que les gens n’étaient pas formés, en tout cas que ceux auxquels nous avons eu affaire ne l’étaient pas.

Il faut reconnaître l’authenticité de la douleur qui s’est exprimée, aujourd’hui ou avant-hier. Si elle se donne libre cours lors des travaux de cette commission d’enquête, c’est, je pense, en réaction à ce qui s’est passé ces trois derniers mois. Nous nous sommes adressés à différents responsables pour obtenir des réponses, mais nos questions ont été comme balayées d’un revers de manche. Nous avons même ressenti une certaine forme de mépris, ce qui a été très difficile à vivre pour des gens effondrés, en souffrance. Peut-être ce mépris et cette non-empathie ont-ils contribué à faire ressortir la douleur, qui a explosé ces derniers temps.

Voilà ce que je voulais dire sur ce dispositif, sachant que j’ai vécu la situation de l’intérieur.

J’ajoute qu’il faut absolument mettre des sièges à l’Institut médico-légal…

M. Stéphane Gicquel. En ce qui concerne ce dispositif de crise, nous progressons, même si nous avons eu des difficultés. Cela étant, il faut tenir compte du grand nombre de victimes. Les avis sont divers ; certaines personnes ont apprécié le dispositif.

Concrètement, il faut savoir que les appels au numéro qui avait été communiqué aboutissaient à la préfecture de police, laquelle ne connaissait pas le dispositif de la cellule interministérielle d’aide aux victimes, bien que le ministère de l’intérieur y ait été associé.

Le samedi matin, on a réuni toute une équipe au Quai d’Orsay. Nous avions même, grâce au système d’information numérique standardisé (SINUS), la liste de la répartition des personnes par hôpital. Mais le téléphone ne sonnait pas. Il a fallu qu’on s’énerve beaucoup, au plus haut niveau de l’État, pour que les appels soient retransmis automatiquement de la préfecture de police à la cellule interministérielle, et non plus vers un service de la Mairie de Paris. En même temps, nous entendions dire que la Mairie de Paris avait ouvert, sans concertation, un dispositif d’accueil aux victimes. De la même façon, quand le centre d’accueil de l’École militaire a été ouvert, nous l’avons appris en voyant un bandeau défiler sur BFMTV.

Je ne veux pas accabler le dispositif, qui est bon. Cependant, il n’y avait ni formation ni préparation, mais une part d’improvisation, avec des fonctionnaires qui arrivaient d’horizons très divers. Je crois qu’un appel sur dix seulement aboutissait à la préfecture de police. Une fois transmis au ministère des affaires étrangères, tous les appels étaient pris en compte.

Les relations avec les hôpitaux n’ont pas non plus été satisfaisantes. L’AP-HP ne voulait pas transmettre des données qu’elle considérait comme confidentielles. Il faut savoir que les ministères ont chacun une appréciation différente de ce qu’est une victime. Dans les premières heures et les premiers jours, la priorité de la cellule interministérielle était les familles endeuillées. Mais, je le répète, nous partions d’une page blanche. Nous avions la liste des personnes décédées, mais pas la composition de la famille de Monsieur X ni ses coordonnées. Nous devions donc attendre que la famille se manifeste. C’est une vraie difficulté opérationnelle, qui n’est pas incontournable, mais qui existe.

M. le rapporteur. Pourquoi l’AP-HP n’a-t-elle pas voulu transmettre ces données ? Est-ce en raison du secret médical ?

M. Stéphane Gicquel. Le secret médical a pu être invoqué, en effet. Des personnels de l’établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), qui est en quelque sorte la force de frappe du ministère de la santé, étaient présents au sein de la cellule interministérielle, mais on ne leur donnait pas l’information.

Il y a aussi le secret professionnel, s’agissant des victimes qui ont été accueillies par les cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP). C’est là aussi une réelle difficulté en ce qui concerne le recensement des victimes. À l’École militaire, une personne de la Croix-Rouge relevait les coordonnées de chaque personne qui se présentait, mais elle les gardait pour la Croix-Rouge. De toute façon, à l’École militaire, il n’y avait pas de liaison internet pour communiquer avec la CIAV. Tous ces petits dérèglements se sont accumulés et ont compliqué la gestion opérationnelle.

Mme Sabrina Bellucci. J’entends bien que nous partons d’une page blanche à chaque événement, mais c’était notre deuxième expérience. La cellule interministérielle d’aide aux victimes a travaillé par deux fois, au mois de janvier et au mois de novembre. Ce qui veut dire que l’on a tiré les leçons du mois de janvier, qui ont mis beaucoup de temps à être entendues et appliquées. Autrement dit, rien n’a été fait, que ce soit en matière de formation ou d’exercices pratiques, pour que nous soyons capables de bien travailler ensemble.

Je le dis d’autant plus sereinement que nous avons fait remonter cette remarque à notre ministère de tutelle. Nous avons dit clairement qu’il semblait important que les professionnels volontaires mobilisés de tous les ministères soient formés à l’écoute. Nous ne donnons pas que des éléments de langage, nous ne sommes pas des singes savants qui se contentent de donner des informations. Nous avons en ligne des gens qui recherchent leurs proches, qui sont en état de stress et d’angoisse. On ne dit pas « Bonne soirée » à une personne en quête d’un proche. Il faut que les gens soient formés à répondre à de tels appels. C’est un métier.

En 2015, la CIAV a malheureusement travaillé par deux fois. On aurait pu organiser des formations interministérielles pour tous les volontaires, afin qu’ils œuvrent dans la même direction. Je l’ai dit par deux fois, la première juste après des attentats de janvier, la seconde au mois de novembre. Quand allons-nous nous former tous ensemble et faire des exercices ? Une crise, cela s’anticipe et on s’y prépare. Les militaires le savent bien ; les plans blancs, les plans rouges, cela existe. Pourquoi pas des exercices en matière de prise en charge des victimes ? Nous le devons aux victimes. Nous qui avons été dans l’action, tous autant que nous sommes, nous nous devons de rectifier le tir et d’améliorer notre action tous ensemble.

Enfin, il faut le dire, tout professionnels de l’aide aux victimes que nous soyons, mobilisés de façon volontaire, nous avons tous été aussi un peu perdus. Notre façon de faire, chacun avec sa propre organisation, a fait qu’il n’existait pas un cadre d’intervention homogène nous regroupant tous sous l’égide d’un même pilote.

M. le rapporteur. Avez-vous fait, depuis le 13 novembre, un retour d’expérience ?

Mme Sabrina Bellucci. Nous en avons fait un au mois de janvier, et nous sommes en train d’élaborer celui du mois de novembre. Ces retours d’expérience ont été envoyés à nos ministères respectifs. L’instruction interministérielle y a pris quelques idées.

M. le rapporteur. Le retour d’expérience du mois de janvier a-t-il permis d’améliorer le dispositif du 13 novembre ?

Mme Sabrina Bellucci. Bien sûr, mais pas suffisamment, et l’échelle était différente. La gestion de crise est un vrai métier. Il faut former les gens qui y travaillent.

M. le président Georges Fenech. En tout cas, on ne peut qu’espérer que vous soyez très rapidement entendue.

M. Stéphane Lacombe. Quand j’évoquais des fragilités, je visais surtout certains agents de la fonction publique, pas les personnels en milieu carcéral. J’ai beaucoup échangé avec les personnels des établissements d’Osny et de Fleury-Mérogis. J’en profite pour louer ici leur professionnalisme et leur complet dévouement. J’ai appris énormément de choses avec eux. Toutefois, nous avons constaté des fragilités lors de rencontres avec des cadres municipaux et des éducateurs. Il ne faut pas généraliser, mais elles existent. Nous sommes attentifs à l’expression de ces fragilités, par exemple, autour de la devise « Je suis Charlie », qui est, pour nous, une devise républicaine. Mais cela ne va pas de soi pour tous. De nombreux éducateurs et certains enseignants m’ont confié leur désarroi. Ils estiment ne pas être outillés pour expliquer le sens des devises républicaines auprès des jeunes et déplorent le fait, parfois, de ne pas se sentir assez soutenus sur ce sujet.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie beaucoup. Vos interventions seront très utiles pour les travaux de notre commission d’enquête.

*

* *

Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Psenny, journaliste au Monde, victime des attentats du 13 novembre 2015.

M. le président Georges Fenech. Nous terminons notre après-midi d’auditions en entendant M. Daniel Psenny, journaliste au Monde. Vous avez été victime des attentats du 13 novembre 2015 au Bataclan : vous avez filmé la fuite des spectateurs et vous avez reçu une balle dans le bras en secourant l’un d’eux. C’est à votre demande que nous vous recevons : vous avez souhaité nous faire part de votre témoignage et c’est bien volontiers que nous allons vous écouter.

Conformément à l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Daniel Psenny prête serment.)

M. Daniel Psenny, journaliste au Monde, victime des attentats du 13 novembre 2015. Je souhaitais apporter mon témoignage sur la soirée du 13 novembre, notamment sur l’intervention policière : je ne remets pas en cause son déroulement, auquel je n’ai d’ailleurs pas assisté, mais elle a eu des conséquences pour nous — c’est-à-dire pour moi-même et pour le blessé américain que j’ai secouru.

Nous étions au tout début de l’attentat, il était vingt-deux heures : nous nous étions réfugiés tous les deux dans le hall de mon immeuble, nous étions dans l’incertitude ; je pensais que la police allait arriver et que le blessé serait évacué par une ambulance. Après que j’ai été blessé par balle, nous avons eu un moment de panique, nous ne savions pas quoi faire : un voisin pensait que le terroriste était dans la rue et qu’il allait venir dans le hall pour nous achever. C’est alors que j’ai décidé d’appeler un voisin qui, courageusement, est venu nous chercher pour nous mettre à l’abri. Nous sommes montés chez lui, au quatrième étage. C’est là que les choses se sont compliquées. Nous avons dû faire nous-mêmes des garrots : j’avais une balle dans le bras et le sang coulait beaucoup ; l’Américain, qui avait une balle dans le mollet, était dans un état très critique — il était tout blanc, il vomissait ; nous étions très inquiets.

J’ai téléphoné au journal Le Monde, qui a appelé la police et les secours, expliquant que nous étions au quatrième étage, isolés de fait ; nous étions au cœur de l’action, mais il y avait un tel chaos dans la rue que la police avait sécurisé l’endroit et que personne ne pouvait plus passer. Mon intention n’est pas de critiquer le protocole policier : il est plutôt efficace, on l’a vu au Bataclan. Mais je constate que les deux blessés que nous étions n’ont pas pu être évacués, malgré l’intervention de hautes autorités — y compris le chef des pompiers du 17e arrondissement qui m’a dit au téléphone qu’il était informé de notre situation, mais ne pouvait pas venir nous chercher. Nous sommes donc restés trois heures dans l’appartement en attendant qu’on nous autorise à l’évacuer. Trois heures, c’est très long quand on perd son sang. Nous nous demandions combien de litres de sang contient un corps humain et nous craignions de finir par tout perdre. Nous nous disions : « Nous allons mourir alors que les secours sont à cinquante mètres ! Malgré la police, les ambulances, la sécurité civile, personne ne peut venir nous chercher ! »

C’est ce stress et cette angoisse que nous avons ressentis. Les services de secours savaient que nous étions là, mais, malgré toutes les bonnes volontés, personne ne pouvait venir nous chercher. Aussi, je me demande s’il ne faudrait pas réaménager le protocole. Je ne connais pas exactement les dispositifs policiers dans les situations extrêmes comme celle-ci, et il paraît normal qu’on sécurise la zone, mais il y a la règle et il y a l’esprit de la règle : ne peut-on tout de même organiser l’évacuation des blessés, dès lors qu’on est averti de leur situation ? On ne peut pas mettre en jeu aussi longtemps la vie de deux personnes. Nous nous en sommes sortis miraculeusement, et je m’en réjouis. Mais il faudrait que l’Assemblée nationale se penche sur cette question, pour éviter que ce cas de figure ne se répète. Bien sûr, on le voit dans la vidéo que j’ai tournée, le chaos était général : personne ne savait ce qui se passait, il y avait des morts et des blessés dans la rue, nous-mêmes étions blessés, et tout cela était sans doute très compliqué à analyser au premier coup d’œil pour la police.

Durant ces trois heures d’attente, l’autre blessé, Matthew, a connu des moments où il était très mal. Nous ne pouvions rien faire. Puis nous avons appris, sur une chaîne d’information, que l’assaut avait été donné. Les premiers secours se sont portés auprès des corps qui gisaient dans la rue — de nombreux blessés et des dizaines de morts devant et à l’intérieur du Bataclan. Je ne dirai pas qu’on nous avait abandonnés, mais ce qui devait arriver arriva : on nous oubliait, il y avait tant à faire que personne n’avait le temps de monter au quatrième étage d’un immeuble pour venir nous chercher.

Mon voisin s’est donc manifesté à la fenêtre pour rappeler que nous étions là : aussitôt, dix rayons laser se sont braqués sur lui. Les forces de l’ordre présentes en bas nous ont autorisés à descendre. J’avais la chance de pouvoir marcher, j’ai prévenu que je descendais à pied pour éviter toute confusion — j’avais perdu ma chemise, j’étais dans un état assez lamentable. Dans l’escalier, j’ai croisé un policier qui montait, très armé : suivant le protocole, il me pointe son pistolet sur la tempe et se met à me palper. Je me suis dit : s’il pense que je suis un sniper qui cherche à fuir, il va m’abattre. Je me trouvai dans cette situation paradoxale : nous avions attendu des heures au risque de mourir faute de soins, et nous risquions à présent de nous faire tuer parce que le protocole exigeait que la police nous fouille. Ce policier était suivi d’un officier qui lui a dit de me laisser passer et nous avons pu finir de descendre. Mais je vous assure que ça fait bizarre, quand on sort de trois heures d’angoisse et de stress, de se faire pointer un pistolet sur la tempe ! Cela fait partie du protocole, m’a-t-on expliqué. Je ne conteste pas qu’il faille l’appliquer. Mais certains points concernant l’évacuation des blessés sont peut-être à revoir. Et s’il y avait eu une bavure ? Si le policier m’avait pris pour un terroriste, il n’aurait pas hésité à tirer. Il y a quand même là quelque chose qui ne marche pas.

Après cet incident fâcheux, le policier qui était devant la porte de l’immeuble ne m’a pas laissé passer, parce que, disait-il, la zone n’était pas encore sécurisée. Après nous être vidés de notre sang pendant trois heures dans l’appartement, nous avons donc dû attendre une heure de plus dans le hall. Sans doute la zone n’était-elle pas sécurisée, mais les forces de l’ordre n’étaient-elles pas assez nombreuses pour pouvoir nous évacuer ? Ces précautions, qui ont montré leur efficacité, sont sans doute justifiées, mais elles sont à double tranchant. On ne peut pas dire à deux blessés qu’ils ne doivent pas sortir parce que la zone n’est pas sécurisée, mais on pourrait leur dire qu’on a pris leur demande en compte et qu’on va tout faire pour qu’ils soient secourus. Mais peut-être le policier en bas de l’immeuble ne savait-il pas que nous avions déjà attendu trois heures.

C’est à cette question qu’il faut réfléchir : si, lors d’un assaut, certaines règles sont impératives, ne peut-on conserver une marge d’appréciation, une capacité à juger de la situation, ou doit-on se contenter d’appliquer le protocole ?

Après que j’ai été autorisé à sortir, il m’a fallu encore une heure pour aller à pied — et pieds nus ! –, jusqu’au Cirque d’hiver, situé au moins à 500 mètres, où l’on m’a pris en charge. Il était une heure trente du matin : j’attendais depuis la veille, vingt-deux heures, qu’on me pose une perfusion et qu’on me fasse un pansement. Pour Matthew, que les pompiers ont descendu sur un brancard, je pense que ça a été plus rapide.

Certes, il s’agissait d’une situation vraiment exceptionnelle. Mais il faut sans doute, à la lueur de cette expérience, réfléchir à des améliorations. Il aurait pu y avoir beaucoup plus de blessés à l’intérieur de l’immeuble. Qu’aurait-on fait ? Il faut prendre en compte ce cas de figure, qui, malheureusement, pourrait se reproduire.

M. Sébastien Pietrasanta, rapporteur. Je vous remercie pour votre témoignage. Dans le laps de temps durant lequel vous étiez retranché chez votre voisin, avez-vous été en contact direct avec les forces de l’ordre ? Avez-vous été tenu informé régulièrement ?

M. Daniel Psenny. Nous avions des informations, soit par mes interlocuteurs au Monde, soit par d’autres personnes. Mes souvenirs sont assez flous. Je crois que c’est le commandant des pompiers du 17e arrondissement qui était au courant que nous étions là et qui me disait qu’il ne pouvait pas venir vous chercher. J’ai pourtant proposé une solution : il aurait été possible de nous évacuer par les toits avec la coopération de la police en bas.

M. le président Georges Fenech. Si vos blessures avaient été plus graves, compte tenu du délai qui s’est écoulé avant que vous ne puissiez bénéficier des secours médicaux, vous auriez pu ne pas être là aujourd’hui pour nous en parler.

M. Daniel Psenny. C’est l’absurdité de la situation. Les forces de l’ordre et les secours étaient à cinquante mètres au bout de la rue, mais nous ne pouvions pas y avoir accès !

Mme Lucette Lousteau. Le commandant des sapeurs-pompiers du 17e arrondissement vous a-t-il interrogé sur l’état de vos blessures et de celles de l’autre blessé pour évaluer leur gravité ?

M. Daniel Psenny. J’ai expliqué à tous mes interlocuteurs l’état de nos blessures — en l’occurrence des blessures par balle. Si j’étais lucide, l’autre blessé était dans un état critique. Malgré les explications et l’urgence de la situation, la réponse fut toujours : « Malheureusement, on ne peut rien faire. »

M. Serge Grouard. La situation est absurde. Vous avez un contact direct avec les pompiers : les forces de police sont donc forcément au courant que deux blessés sont là. Comment se fait-il que l’information ne remonte pas dans la chaîne de commandement, qu’elle ne parvienne pas à une autorité de police qui aurait pu décider de lever l’interdiction ?

M. Daniel Psenny. Il n’y a pas de coordination entre les différents interlocuteurs — police, pompiers, secours, mairie de Paris. Le commandement sait que nous sommes au quatrième étage, il nous appelle, ne nous laisse pas tomber. Dans le chaos de l’assaut et de ses suites, il y a des urgences dans et devant le Bataclan. Tout le monde savait que nous étions au quatrième étage, mais il fallait que les forces de l’ordre sécurisent l’immeuble, étage par étage. Toutefois, si la chaîne de commandement savait qu’il y avait deux blessés assez graves dans l’immeuble, l’information n’a pas dû être répercutée aux policiers de base, sur le terrain. Si le policier que je croise pointe son arme sur moi, c’est parce qu’il n’a pas eu l’information. S’il avait été au courant, il ne nous aurait pas pris pour des terroristes. Je ne mets pas en cause la chaîne de commandement. C’est un immense chaos qui régnait sur place, toute la chaîne devait être très compliquée à gérer.

M. Serge Grouard. Mais vous avez été blessé à vingt-deux heures : or l’assaut n’a été donné que bien plus tard, au-delà de minuit. Ce n’était donc pas encore le chaos de l’assaut.

M. Daniel Psenny. Toute la question est là. Entre vingt-deux heures et minuit et demi, nous avons eu de nombreux contacts avec les secours, qui n’ont pas voulu prendre la décision de venir. Je suppose que, tant que le RAID ou le GIGN sécurisaient la zone, les pompiers n’y avaient pas accès. Quand je suis sorti à une heure du matin, il n’y avait plus ni ambulances ni sécurité civile. J’ai dû remonter à pied, sans avoir encore été pansé, jusqu’à cet hôpital de campagne installé dans un restaurant. Là, nous étions sauvés, et on nous a pris en charge. Il existe des priorités dans l’évacuation ou dans le sauvetage, et la sortie des otages était sans doute au premier rang de celles-ci. Ce n’est pas à moi d’évaluer la hiérarchie des blessures.

M. le président Georges Fenech. Avez-vous, depuis, rencontré des responsables pour faire état de vos interrogations ? Vous a-t-on fourni des explications, vous a-t-on présenté des excuses ?

M. Daniel Psenny. Je ne réclame pas d’excuses. L’important, c’est que nous nous en soyons sortis. Il s’en est fallu de peu, mais nous nous en sommes sortis. Au cours des trois mois qui ont suivi, j’ai dû recevoir des soins et faire face aux complications, avant de rechercher des explications que votre commission d’enquête ou que diverses rencontres pourraient m’apporter. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut tâcher de trouver des solutions pour améliorer la gestion de telles situations. Je souhaite comprendre pourquoi cela ne s’est pas fait plus vite.

M. le président Georges Fenech. C’est la première fois que vous posez ces questions. L’article publié le 19 novembre dans Le Monde est très factuel : vous racontez ce que vous venez de nous dire, mais sans émettre la moindre interrogation, comme si tout s’était bien fini. Vous parlez des heures d’attente, mais vous ne posez pas de questions.

M. Daniel Psenny. Dans un premier temps, après un tel fracas personnel et collectif, on pense à se soigner et à rassembler les pièces du puzzle. C’est une bonne chose que votre commission d’enquête se penche aujourd’hui sur ce qui s’est passé. Nos témoignages divers et variés permettront sans doute de construire et d’avancer.

C’est en effet la première fois que je pose publiquement ces questions. Dans le journal, les faits parlaient d’eux-mêmes. Il ne s’agit pas pour moi de mettre la police en cause : elle a fait son travail et tout s’est déroulé assez vite. Mais il faut revoir l’application stricte du protocole et l’information dans la chaîne de commandement. Dans d’autres situations moins dramatiques, la question peut se poser aussi. Une centralisation de l’information entre les différents intervenants est nécessaire, pour savoir exactement quelles informations sont communiquées.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je vous remercie pour votre témoignage concis et précis. Vous posez la question de la chaîne de commandement. Le sujet est complexe, car les intervenants sont nombreux. Vous demandez pourquoi une information importante qui arrive au commandement lui-même peut ne pas être répercutée aux opérationnels. Cela peut se comprendre dans le contexte qui était celui de ce soir-là : l’assaut, l’inquiétude, le périmètre à sécuriser, l’incertitude — on ne sait pas s’il n’y a pas des snipers tout autour. Sur le fond, la sécurisation du périmètre ne me choque pas. Mais, une fois que c’est fini, comment se fait-il que la première personne que vous rencontriez soit un policier seul, qui par ailleurs fait son travail ? L’information ne lui est pas parvenue, et c’est cela qui m’interpelle. Au bout du compte, sur le terrain, les gens ont fait leur travail, pas seulement en suivant le protocole, mais en se mettant en danger.

Enfin, je trouve sidérant que vous ayez dû parcourir 500 mètres à pied.

M. Daniel Psenny. J’ignore comment était organisée la chaîne de commandement. Un poste de commandement de la police devait être installé au Bataclan. Pourquoi n’a-t-il pas retransmis aux officiers l’information que nous avions communiquée — nous avons ensuite été accompagnés par des officiers en civil ? Sans doute, sur le moment, tout se passe très vite et tout le monde a peur, y compris les policiers, ce que je peux comprendre. Il y a tout de même quelque chose qui n’a pas fonctionné, et il faut s’interroger sur le dispositif que les forces de l’ordre ont mis en place devant le Bataclan. Apparemment, l’information s’est perdue d’un téléphone portable à l’autre. Si nous ne nous étions pas manifestés à la fenêtre, nous aurions pu attendre encore longtemps. C’est cela qui est dramatique. Il faut que l’information, quelle qu’elle soit, soit répercutée. Visiblement, celle nous concernant ne l’avait pas été.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Et les 500 mètres à pied ?

M. Daniel Psenny. Il y avait des ambulances sur le boulevard, mais, je ne sais pas pourquoi — sans doute pour des raisons de sécurité —, elles ne pouvaient pas venir dans le passage où se trouve mon immeuble. Certaines victimes en avaient pourtant bénéficié avant. J’ai pu marcher, mais ce n’est pas ce qu’il y a de mieux quand on est dans cet état.

M. le président Georges Fenech. Je vous remercie, monsieur Psenny. Sachez que la commission d’enquête va se déplacer sur les lieux de situation de crise et de commandement. Votre témoignage est important pour nous, car il nous permettra de poser des questions fondées sur ce que vous avez vécu. J’espère que nous pourrons apporter des réponses et des améliorations.

La séance est levée à 20 heures.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Pierre Aylagas, M. Christophe Cavard, M. David Comet, M. Jean-Jacques Cottel, M. Jacques Cresta, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Olivier Falorni, M. Georges Fenech, M. Serge Grouard, M. Henri Guaino, M. Meyer Habib, M. François Lamy, M. Jean-Luc Laurent, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Michel Lefait, Mme Lucette Lousteau, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Sébastien Pietrasanta, M. Patrice Verchère, M. Jean-Michel Villaumé