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Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015

Jeudi 26 mai 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n°30

Présidence de M. Georges Fenech, Président, puis de M. Meyer Habib, Vice-président

– Audition, à huis clos, de M. René Bailly, directeur du renseignement à la Préfecture de police de Paris (DRPP)

La séance est ouverte à 9 heures 30.

Présidence de M. Georges Fenech.

Audition, à huis clos, de M. René Bailly, directeur du renseignement à la préfecture de police de Paris (DRPP).

M. le président Georges Fenech. Nous accueillons ce matin M. René Bailly, directeur du renseignement à la préfecture de police de Paris (DRPP).

Monsieur le directeur, nous vous remercions d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Nous poursuivons avec vous nos investigations dans le domaine du renseignement, en nous intéressant maintenant à son volet parisien. Outre les questions que nous nous posons sur les attentats de janvier et de novembre derniers, ce sera l’occasion de vous interroger sur l’état de la menace, sur les moyens mis en œuvre et bien sûr, la coopération et la coordination entre services.

Cette audition, en raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, se déroule à huis clos. Elle n’est donc pas diffusée sur le site internet de l’Assemblée nationale. Néanmoins, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l’issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui auront eu lieu à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Ces dernières seront soumises à la Commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport. Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d’une commission d’enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Conformément aux dispositions de l’article 6 précité, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. René Bailly prête serment.

M. le président Georges Fenech. Nous avons tout d’abord des questions générales à vous poser concernant la DRPP. Quelle est sa place au sein de la préfecture de police de Paris ? Quels sont ses liens avec les autres services – direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), d’une part, et direction régionale de la police judiciaire (DRPJ), d’autre part ? Quelle est sa place dans la communauté du renseignement et parmi les acteurs de la lutte antiterroriste ? Quelles ont été les actions entreprises par elle après les attentats de janvier et novembre 2015 ? Quelles sont les principales conclusions des retours d’expérience que vous avez effectués après ces attentats ?

Nous voudrions ensuite vous interroger sur les attentats de janvier et de novembre proprement dits. Pour quelle raison la surveillance des auteurs de ces attentats avait-elle été abandonnée ? La DRPP disposait-elle d’informations concernant ces individus et leurs proches ? Pourriez-vous expliquer le laps de temps de fuite des frères Kouachi après l’attaque de Charlie Hebdo ? La DRPP disposait-elle d’informations permettant d’anticiper leur trajectoire de fuite ? Comment expliquer par ailleurs qu’Abdelhamid Abaaoud n’ait pas été identifié avant 2015 comme une cible prioritaire des services français ?

Enfin, nous aurons des questions relatives à la stratégie mise en œuvre par la DRPP et aux moyens et outils qu’elle utilise.

M. René Bailly, directeur du renseignement à la préfecture de police de Paris. Les questions que vous soulevez me paraissent d’une grande amplitude par rapport à la modestie de cette direction, dont je vous rappellerai les proportions au sein de la préfecture de police et de la police nationale. La DRPP compte aujourd’hui 870 fonctionnaires. Plus petite direction de service actif de la préfecture de police, c’est une institution très ancienne.

Je souhaite à cet égard revenir sur la réforme du 1er juillet 2008. J’étais à cette époque le dernier directeur central adjoint des renseignements généraux. La réforme de 2008 a entraîné la fusion de la direction de la surveillance du territoire (DST) et de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Le changement de sigle des anciens renseignements généraux de la préfecture de police de Paris (RGPP), rebaptisés DRPP, est la seule évolution qu’ait connue cette structure dans le cadre de cette réforme plus globale du renseignement. Toutes ses activités – l’information générale, la lutte contre la subversion violente et la lutte contre le terrorisme – ont été maintenues telles quelles. Si j’évoque ce point, c’est qu’il me paraît intéressant avec le recul. J’ai été par la suite directeur central adjoint de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) et c’est le 2 juin 2009 que je suis revenu à la DRPP. Les ponts ayant été coupés entre l’île de la Cité et le reste du monde, j’ai été nommé à ce poste pour y « rétablir la circulation ». Ce fut assez facile à faire : il suffisait d’indiquer la direction de la DCRI à Levallois, ce que nous avons fait dès le 3 juin 2009. Lorsqu’il occupait d’autres fonctions, l’actuel garde des sceaux m’avait demandé en audition pourquoi les ponts entre la DRPP et le reste du monde du renseignement avaient été rétablis si tard : je lui avais alors répondu que je n’étais arrivé que la veille… Depuis, la DRPP a gardé toutes ses attributions. Elle fait de l’information générale, rebaptisée « renseignement territorial », et de la sécurité intérieure. J’ai d’ailleurs tenu à ce que les sigles concernant les thématiques et les missions de la DRPP soient calqués sur ceux des autres missions menées sur le plan national.

La DRPP traite actuellement de trois thématiques d’action particulières.

Celle du renseignement territorial, tout d’abord. Une petite réforme est intervenue en ce domaine en septembre 2009 lorsque la police d’agglomération a été créée. Car, à la suite de la réforme de 2008 et de la fusion du monde du renseignement, l’information générale avait basculé dans une autre direction centrale : celle de la sécurité publique. Avec le recul, j’estime à titre personnel que cela n’a pas obligatoirement été un bon choix stratégique. J’en veux pour preuve le fait que, en septembre 2009, on a demandé à la DRPP de reprendre la main sur le renseignement territorial de la petite couronne. Les trois anciens services départementaux d’information générale (SDIG) sont donc revenus dans le giron et sous l’autorité de la direction du renseignement de la préfecture de police. Ils ont alors été rebaptisés services de renseignement territorial de Seine-Saint-Denis, des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne. Aujourd’hui, le renseignement territorial est exercé par la DRPP au niveau de l’agglomération. Il est presqu’une évidence de dire qu’il était nécessaire de procéder ainsi. On ne peut séparer la gestion de l’ordre public de part et d’autre du périphérique, les conflits sociaux des trois départements de la petite couronne ayant une très forte incidence sur la capitale.

Quant à la sous-direction de la sécurité intérieure, c’est une petite structure. Ayant été directeur central adjoint des renseignements généraux, je me souviens très bien du volume et du maillage territorial que nous occupions, de même qu’à la DCRI. La sous-direction de la sécurité intérieure de la DRPP, elle, comporte au total quatre sections regroupant 225 personnes – à comparer au volume de fonctionnaires qu’il peut y avoir à Levallois.

La section de lutte anti-terroriste est composée actuellement de 123 fonctionnaires. Cette section a beaucoup de travail depuis plusieurs semaines. La section spécialisée dans la lutte contre la subversion violente – phénomène qui nous occupe depuis plusieurs semaines, compte tenu de la contestation du projet de réforme du code du travail – compte 31 fonctionnaires. La section dite T3, qui suit les communautés étrangères et tous les mouvements d’opposition en compte 29. La section dite T4, chargée plus précisément du suivi institutionnel de l’islam de France – c’est-à-dire de la surveillance des lieux de culte susceptibles d’abriter des points de rencontre d’islamistes radicaux ou de servir de lieux de recrutement de futurs combattants – comporte 31 fonctionnaires. Ces effectifs sont relativement modestes. Je pourrai détailler, si vous le souhaitez, l’activité spécifique de ces sections.

M. le président Georges Fenech. Ce ne sera pas nécessaire.

M. René Bailly. Nous avons bien évidemment réagi aux attentats du 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo ainsi qu’à la demande des autorités d’amplifier et de rendre plus cohérente l’action de notre service. Cela s’est traduit par notre participation à de nombreux dispositifs, une coordination renforcée entre nous et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) par le biais d’une cellule appelée « Allât », placée auprès de la DGSI, et la création de l’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), au sein duquel j’ai placé un commissaire. Je précise que, sur les 870 fonctionnaires de notre direction, le corps des commissaires est représenté par seize personnes. C’est un ratio à retenir, compte tenu des volumes d’emploi des autres directions. Nous avons contribué à la création et à l’animation du fichier de traitement des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Nous avons créé une plateforme spécialisée en vue du recueil et du suivi des signalements de radicalisation : elle a réceptionné les signalements téléphoniques effectués par les particuliers via un numéro vert.

M. le rapporteur. Quelle est l’apport spécifique de votre plateforme par rapport à celui du FSPRT ?

M. René Bailly. C’est grâce à cette plateforme que nous alimentons le FSPRT, créé de toutes pièces en 2015. Les cellules de traitement des signalements et de suivi de la radicalisation créées à la DRPP comme ailleurs ont passé au crible tous les signalements que nous avions reçus, en les classant selon un code couleur – vert, orange et rouge.

M. le rapporteur. La totalité de votre plateforme a-t-elle alimenté le FSPRT ?

M. René Bailly. Nous avons tout transmis à ce fichier, y compris les objectifs que nous traitions avant sa création, depuis plusieurs mois voire plusieurs années. Mais nous ne « rentrons » évidemment pas dans le FSPRT ceux des signalements verts qui sont dus, bien souvent, à des problèmes de couple, sans quoi ce fichier n’aurait plus guère de sens. Cette cellule mobilise une vingtaine de personnes car nous traitons les signalements dans une grande capitale.

Nous avons également, depuis le 1er janvier, réactivé le plan de prévention et de lutte contre l’islam radical, créé en 2004 ou 2005 avant de tomber en désuétude. J’ai d’ailleurs créé le premier plan à la préfecture de police, à la demande du préfet de police Jean-Paul Proust. Ce plan consistait à pratiquer des opérations de contrôle interministérielles, faisant intervenir des agents du renseignement, de la police judiciaire, des groupes d’intervention régionaux (GIR), des douanes, des impôts et de l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (URSSAF) – opérations visant des commerces, des librairies et des garages, soit autant de points de rencontre ou de financement pouvant contribuer à la cause islamiste.

J’ai animé personnellement des réunions d’état-major de sécurité au niveau parisien avec nos partenaires institutionnels – les ministères de la Justice et de l’Éducation nationale et l’administration pénitentiaire. Le préfet de police m’a également demandé d’animer aux niveaux régional et zonal les mêmes réunions avec nos partenaires du ministère de l’Intérieur, le service central du renseignement territorial et ses représentants, l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), la police judiciaire (PJ), la gendarmerie nationale et la DGSI.

Voilà déjà une partie des éléments que je puis porter à votre connaissance, sur la réactivation de certains dispositifs, outre le suivi des objectifs et le travail classique que nous menons au quotidien depuis bien avant les attentats de janvier 2015.

Enfin, a été déployé l’état d’urgence, qui a entraîné beaucoup de travail pour mettre en œuvre des assignations à résidence, des perquisitions administratives et des interdictions de sortie du territoire – mesures que nous avons proposées dans des proportions qui étaient fonction de notre capacité d’investigation.

M. le président Georges Fenech. Les auteurs des attentats de janvier et novembre 2015 avaient-ils déjà été sous surveillance de la DRPP par le passé ? Si oui, cette surveillance a-t-elle été abandonnée, et pourquoi ?

M. René Bailly. Avant janvier 2015, Saïd Kouachi et Salim Benghalem – qui figure dans le « top 10 » des représentants français combattant dans les rangs islamistes dans la zone irako-syrienne – avaient été placés sous surveillance en 2011. Ce sont des individus qui nous avaient semblés intéressants parce qu’ils fréquentaient des mosquées ainsi que des noyaux d’individus pouvant présenter un jour une certaine dangerosité. Saïd Kouachi et Salim Benghalem sont partis en 2011 pour le sultanat d’Oman, ce qui nous a intrigués car cela leur permettait de se rendre ensuite au Yémen, ce qu’ils n’ont pas dû manquer de faire. Saïd Kouachi en est revenu quelques semaines plus tard. Il a fait l’objet en 2011 d’une interception de sécurité qui n’a rien apporté d’intéressant. Salim Benghalem est quant à lui resté sur zone. La surveillance de Saïd Kouachi a repris en février 2014.

M. le président Georges Fenech. A-t-elle été interrompue ?

M. René Bailly. Oui car nous sommes passés à d’autres objectifs nous ayant alors paru plus intéressants. Reprise en 2014, sa surveillance a été abandonnée en juin 2014 parce qu’il a été établi que Saïd Kouachi n’était plus en région parisienne mais installé à Reims.

M. le rapporteur. Dans ces cas-là, comment le lien s’établit-il entre vous et la DGSI ?

M. René Bailly. J’allais vous en parler. Je ferai d’abord un retour en arrière pour expliquer comment le lien s’établit avec la DGSI, ce qui vous permettra de comprendre la réponse que je vous ferai ensuite. La DRPP a un officier de liaison à Levallois, et la DGSI en a un de son côté à la DRPP. La DGSI a connaissance, quotidiennement et en temps réel, de toutes les informations traitées, rédigées et transmises par la DRPP. Nous sommes passés, entre le 2 juin 2009 – date de mon arrivée – et le 2 juin 2010, de zéro à 1600 ou 1700 notes transmises à la DGSI. L’an dernier, nous avons transmis à celle-ci 1 662 notes d’information, soit toute notre production en ce qui concerne la lutte anti-terroriste et la lutte contre la subversion violente – c’est-à-dire la surveillance de l’extrême droite et de l’ultra gauche.

D’autre part, j’envoie tous les mois à Levallois une liste exhaustive de toutes nos interceptions de sécurité concernant ces deux thématiques – les deux seules que nous ayons en commun avec la DGSI puisque nous ne faisons pas de contre-ingérence, de contre-espionnage ni de contre-prolifération. Bien évidemment, si nous avions des informations concernant ces domaines – ce qui est très rare –, nous les transmettrions in extenso à la DGSI. La DRPP est totalement transparente à l’égard de la DGSI sur l’activité qu’elle déploie et l’information qu’elle détient. Car la DGSI peut, à tout moment, nous demander des extensions de ces interceptions – ce qu’elle fait dans des proportions variables. Le principe est que la DGSI a accès à toutes les extensions d’interceptions qu’elle souhaite.

M. le président Georges Fenech. À Reims, les écoutes ont-elles été reprises par la DGSI ?

M. René Bailly. Je vais y revenir. Mais je souhaite auparavant vous préciser un troisième point. Tout ce qui concerne les notes d’information qui émanent de sources humaines traitées par nos services est bien évidemment envoyé à la DGSI.

J’en reviens maintenant à l’abandon de la ligne en juin 2014. La DGSI en a bien évidemment été avisée. Nous avons même eu une réunion de travail au début du mois de juillet avec nos correspondants de la DGSI qui ont été avisés de l’abandon de ce dispositif et qui s’étaient engagés à prendre le relais.

M. le président Georges Fenech. Nous voudrions comprendre pourquoi il a paru opportun d’interrompre ces écoutes. Techniquement, il ne s’agit pas d’auditions effectuées en simultané par un fonctionnaire, mais de bandes enregistrées par un logiciel pouvant tourner sans difficulté. Puis des contrôles hebdomadaires ou mensuels peuvent être effectués. Pourquoi avoir arrêté ces écoutes alors que Saïd Kouachi était bien identifié ? Est-ce en raison d’un problème de quota de lignes ?

M. René Bailly. Nous abordons là les problèmes de terrain et ma conception du métier. Il n’est pas la peine, selon moi, de procéder à une interception de sécurité si elle n’est pas suivie d’un travail de terrain et si elle n’est exploitée qu’en termes d’écoutes. Depuis très longtemps, les interceptions de sécurité – à une seule exception près, que je pourrais évoquer mais qui nous ferait remonter très loin en arrière – vous apprennent peu de choses. Elles vous disent néanmoins quelques petites choses sur la vie d’un individu, notamment sur ses rendez-vous – aux trois quarts desquels il n’ira pas car ces gens-là ne sont pas très fiables en la matière. Ces interceptions nous permettent d’entendre parler la personne. Elles doivent selon moi servir à engager des dispositifs de surveillance de terrain afin de voir vivre dans la rue l’individu dont vous entendez parfois la voix. C’est là que se révèle véritablement la personnalité d’un objectif. Quand ce dernier est chez lui, il peut raconter n’importe quoi. Ce n’est peut-être même pas lui qui parle. Les choses se compliquent encore davantage lorsqu’on intercepte des données informatiques car il n’y a alors même plus de voix. L’interception de sécurité doit nous servir à voir vivre un individu, à identifier ses contacts et à connaître sa fiabilité s’il annonce au téléphone un horaire de rendez-vous.

Bref, l’interception de Saïd Kouachi a été abandonnée dans la mesure où il s’était transporté à Reims.

M. le président Georges Fenech. Qu’en est-il de son frère ainsi que d’Amedy Coulibaly, de Samy Amimour et d’Omar Mostefaï ?

M. René Bailly. Il s’agit d’une autre série d’individus. Nous n’avons jamais travaillé sur Amedy Coulibaly. Il est parfois apparu dans le cadre de nos surveillances d’autres individus – notamment en raison de sa fréquentation de mosquées sensibles. Il est apparu sur un réseau assez ancien de filière irakienne une décennie plus tôt. Il était aussi apparu, comme un des frères Kouachi, et condamné pour cela avec Djamel Beghal, dans le cadre d’un projet de tentative d’évasion visant la « star » Aït Ali Belkacem, artificier du Groupe islamique armé (GIA) lors des attentats de 1995.

Mais Amedy Coulibaly n’a pas attiré plus particulièrement notre attention. C’était davantage le cas des frères Kouachi.

M. le président Georges Fenech. Amedy Coulibaly avait pourtant déjà un bon pedigree, compte tenu de tout ce que vous venez de nous dire.

M. René Bailly. Oui mais il y avait beaucoup d’autres individus dans ce cas dont certains étaient, à nos yeux, en mesure de faire pire que ces jeunes.

M. le président Georges Fenech. Amedy Coulibaly n’a donc pas fait l’objet d’une surveillance particulière.

M. René Bailly. Non. Nous n’avons jamais travaillé sur lui.

M. le président Georges Fenech. Qui l’a fait, alors ?

M. René Bailly. Je ne sais pas, monsieur le président. La section T1 compte 123 fonctionnaires aujourd’hui, mais, au cours du dernier trimestre 2015, elle en avait cinquante de moins.

M. le président Georges Fenech. Qu’en est-il de Samy Amimour et d’Omar Mostefaï ?

M. René Bailly. Ils sont apparus sur nos écrans, si je puis dire, en 2013. Samy Amimour était chauffeur à la RATP. Sa radicalisation avait été signalée, sans plus. Il a quitté la RATP puis la capitale, pour partir en Syrie. Nos surveillances ont donc été interrompues d’office. Quant à Omar Mostefaï, nous ne le connaissions pas.

M. le rapporteur. Samy Amimour était signalé pour sa radicalisation, mais il ne faisait pas l’objet d’interceptions de votre part ?

M. René Bailly. Non.

M. le rapporteur. Et il faisait l’objet d’un contrôle judiciaire.

M. René Bailly. Je ne m’en souviens pas.

M. le rapporteur. Il était mis en examen et faisait l’objet d’un contrôle judiciaire qu’il a violé. S’agissant des individus que vous surveillez, qui font l’objet d’un contrôle judiciaire et qui, un jour, cessent de pointer, disposez-vous d’un système d’alerte ? On s’aperçoit en effet maintenant que ces individus ne respectent pas vraiment leurs obligations de contrôle judiciaire et que certains signalements n’étaient pas remontés en temps réel aux services de renseignement.

M. René Bailly. Je n’ai pas souvenir que ce type de cas précis ait concerné l’un de nos objectifs. Il est en revanche arrivé que certains d’entre eux n’aillent pas pointer alors qu’ils faisaient l’objet d’une assignation à résidence. Mais ce dispositif n’a été institué que tout récemment, après les attentats de novembre 2015.

En ce qui concerne nos relations avec les autres services de la préfecture de police, la majorité des notes d’information que je destine à la DGSI sont communiquées à mon collègue Christian Sainte, de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris (PJPP). Ces notes sont souvent rédigées très en amont, car nous n’avons pas de pouvoir judiciaires. Je trouve d’ailleurs cela très bien car il y a selon moi – et c’est une position très personnelle - une incompatibilité entre le judiciaire et le renseignement. J’ai cependant fait le choix de toujours alerter les services de la PJPP en amont. Lorsque nous travaillons sur des groupes et découvrons des individus qui pourraient se livrer quelques mois ou années plus tard à des actions violentes, nous gagnons beaucoup de temps en avisant nos collègues de la PJ pour qu’ils puissent se préparer à se saisir de certains dossiers, plutôt qu’en leur transmettant au dernier moment des comptes rendus de surveillance établis cinq ou six mois auparavant. Et ce d’autant plus que les orientations d’investigation qu’ils peuvent me donner dans le cadre de l’ouverture d’une information judiciaire me paraissent toujours assez intéressantes. On gagne ainsi du temps.

M. le rapporteur. Aviez-vous des éléments concernant Abdelhamid Abaaoud ?

M. René Bailly. Nous ne le connaissions que par l’intermédiaire de notes que nous avait transmises la DGSI – qui, en 2015, a dû m’en transmettre 350. Il est normal que ce volume soit plus réduit que ma production, car la DGSI ne me transmet que les notes pouvant intéresser la région parisienne.

M. le rapporteur. Samy Amimour était signalé pour sa radicalisation, mais ne faisait pas l’objet d’une surveillance de la part de vos services. Néanmoins, il a été surveillé jusqu’à une certaine date par la DGSI. Disposiez-vous de cette information ? Savez-vous quand la DGSI suit le « haut du spectre » des individus situés dans votre champ de compétence territoriale ?

M. René Bailly. Non.

M. le rapporteur. Aviez-vous des éléments concernant Reda Kriket ? Avez-vous participé, avec la DGSI, à son identification et à son interpellation ? Aviez-vous identifié, repéré et surveillé Sid Ahmed Ghlam ?

M. René Bailly. S’agissant des informations qui sont transmises par la DGSI à la DRPP, je suis avisé des dossiers suivis par la DGSI lorsque nous avons des objectifs partagés. La DGSI étant avisée des investigations que nous menons, une jonction opérationnelle s’établit lorsque nous travaillons sur des objectifs également suivis par cette direction. En revanche, je ne suis pas avisé des objectifs traités par la DGSI, pas même de ceux qui se trouvent dans la capitale et la région parisienne, lorsqu’ils ne sont pas suivis par la DRPP en propre.

M. Pierre Lellouche. Trouvez-vous cela normal ?

M. René Bailly. La réponse est dans la question : non.

Quant à Sid Ahmed Ghlam, nous ne le connaissions pas. Nous avons su a posteriori qu’il avait fait l’objet d’un signalement de radicalisation tout à fait banal qui ne méritait pas une attention particulière. En revanche, nous travaillions à l’époque sur des individus qui sont apparus par la suite comme ayant pu lui servir de support logistique – notamment l’un qui tenait un petit garage automobile dans le Val-d’Oise. Il était vraisemblablement l’un des correspondants de Sid Ahmed Ghlam, voire peut-être l’un de ses premiers supports logistiques, puisqu’a été établi un lien entre un des véhicules utilisés par lui – la Mégane retrouvée à Aubervilliers – et ce garage. Les éléments d’investigation traités par la police judiciaire et la DGSI ont établi qu’il y avait des systèmes de communication cryptée – Sid Ahmed Ghlam étant étudiant en informatique, il était très disposé à utiliser ce type de dispositif – entre certains objectifs que nous surveillions en lointaine banlieue parisienne et cet individu. Mais nous n’avons jamais établi de lien entre Sid Ahmed Ghlam et cette personne lui apportant un soutien logistique en temps réel.

M. le rapporteur. Vous nous avez dit tout à l’heure qu’Amedy Coulibaly n’était pas surveillé par vos services. La DGSI nous a dit la même chose. Néanmoins, d’après les informations dont je dispose, en prison à Fleury-Mérogis, il était lié – vous l’avez rappelé – à Djamel Beghal. Et l’administration pénitentiaire connaissait sa radicalisation. Par ailleurs, il avait fait de la prison pour avoir projeté l’évasion d’Aït Ali Belkacem. À un moment donné, Coulibaly sort de prison et est même reçu à l’Élysée. N’y a-t-il pas de relations entre l’administration pénitentiaire et vos services concernant ce type d’individus ?

M. René Bailly. Nous avons des relations assez étroites avec l’administration pénitentiaire : elles ne datent pas d’hier mais elles ont été réactivées. Elles concernent le suivi de certains détenus et les signalements qui peuvent nous être communiqués. Nous avons aussi établi des liens entre certains individus qui sont hors de prison et d’autres qui y sont enfermés. J’ai toujours pensé – et continuerai à penser encore longtemps – que les premiers terroristes sur lesquels on doit travailler sont ceux que l’on détient. La question que vous posez en est une démonstration flagrante. Nous faisons des réunions de sensibilisation…

M. le rapporteur. La relation existe donc. Mais pourquoi, alors que tous les clignotants étaient au rouge, Amedy Coulibaly, emprisonné pour avoir tenté de faire évader un détenu important en matière de terrorisme et en lien avec Djamel Beghal, n’a-t-il pas été surveillé à sa sortie de prison ?

M. René Bailly. Je n’ai pas de réponse à cette question, qu’il faut poser à l’administration pénitentiaire. Dans une relation, il ne peut pas n’y avoir qu’un seul sens de circulation. Nous avons des relations assez fréquentes avec l’administration pénitentiaire. Nous leur faisons même des séances de sensibilisation. Pour encourager ceux de mes collaborateurs qui hésiteraient encore à s’intéresser à ce qui se passe dans les prisons, je rencontre moi-même certains détenus. Ce n’est pas nécessairement dans mon statut, mais j’ai cru bon de remettre la main à la pâte récemment, car beaucoup d’indicateurs nous laissent penser qu’il y a une très grosse activité dans les maisons d’arrêt de la région parisienne. Les échos que nous avons concernant les individus qui sont hors de prison et qui sont en contact avec des détenus méritent aussi d’être suivis. Mais je ne sais pas pourquoi l’administration pénitentiaire ne nous a pas alertés – ni la DRPP ni la DGSI, avec laquelle elle a des contacts sur l’ensemble du territoire national.

M. le président Georges Fenech. On peut penser qu’avec l’intégration de l’administration pénitentiaire dans la communauté du renseignement ces hiatus ne devraient plus se produire.

M. Meyer Habib. Monsieur le directeur, qu’est-ce qui a changé dans votre façon de fonctionner, entre les attentats de janvier et de novembre 2015 et aujourd’hui ? À vous entendre, on a l’impression que les services sont bien cloisonnés. Vous avez certes réussi à faire en sorte de travailler aussi de l’autre côté du périphérique, mais lorsqu’un individu est à Reims, il y a changement de compétence. L’autre jour, le ministre de l’Intérieur a organisé une réunion place Beauvau pour expliquer aux services d’intervention qu’ils devaient non seulement changer de doctrine, mais aussi mutualiser leur action et mettre un terme à la concurrence qui existait entre eux. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait faire de même dans la communauté du renseignement et organiser une véritable pyramide ? J’ai l’impression que la DRPP est limitée en nombre de fonctionnaires. Vous avez d’ailleurs expliqué tout à l’heure au président Fenech que vous aviez été obligé de cesser votre action concernant Saïd Kouachi pour accorder la priorité, compte tenu de vos moyens, à de « gros poissons ». Nous avons bien compris qu’à l’impossible nul n’est tenu, mais que diriez-vous d’une refonte totale du mode de fonctionnement des services ?

D’autre part, quel est votre avis concernant l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) ? Suivez-vous cette organisation ?

Enfin, on entend dire qu’il y aurait 25 à 30 % de convertis parmi ceux qui partent faire le djihad. Avez-vous, parmi les agents chargés des écoutes téléphoniques, suffisamment de fonctionnaires parlant l’arabe ?

M. Pierre Lellouche. Il ressort de ce que vous dites, Monsieur le directeur, que vous êtes en sous-effectif flagrant par rapport à votre mission de surveillance de la radicalisation dans la capitale et la petite couronne – où sont susceptibles de se commettre la plupart des attentats. Si j’ai bien compris, votre service compte 123 agents chargés de la lutte contre le terrorisme, 29 chargés des communautés étrangères et 31 chargés des lieux de culte. Combien y a-t-il de lieux de culte musulmans à Paris et en région parisienne ? Combien d’entre eux posent problème ? Combien vous faudrait-il d’agents pour être en mesure de les surveiller ? Si je compare vos 123 agents au nombre de « clients » qui se sont rendus en Syrie et en Irak et qui en reviennent, j’en déduis que vous en suivez 10 % et que les 90 % restants se baladent dans la nature sans faire l’objet d’une surveillance. Pourriez-vous le confirmer ? Et avez-vous confiance dans le reste de la communauté du renseignement pour s’occuper de ces éléments ?

Concernant les interceptions, ce que vous dites est frappé au coin du bon sens. Il faut des gens sur le terrain, mais aussi des gens capables de pénétrer des systèmes cryptés. Il n’est pas étonnant que les individus expérimentés qui rentrent du Proche-Orient ne disent rien au téléphone. Il y a aussi mille façons d’utiliser un téléphone avec des puces différentes. Que faites-vous vis-à-vis du dark cloud et des modes de communication employés par ces véritables soldats, aguerris à ces techniques une fois de retour du Proche-Orient ?

Quid, par ailleurs, de l’infiltration des milieux salafistes à Paris et en banlieue parisienne ? Avez-vous des personnels susceptibles de s’en charger ? Ou ne le faites-vous que sur les signalements qu’on veut bien vous adresser ?

J’ai été choqué par ce que vous avez dit sur l’absence de réelle coordination entre les différents services. Si j’ai bien compris, vous alimentez la DGSI, mais celle-ci vous laisse complètement dans l’ignorance de ce qui peut se passer à Paris et en région parisienne dans le cadre de ses propres activités. Et, jusqu’à présent, il y a eu une coupure totale entre vous et l’administration pénitentiaire. Pensez-vous que cela va s’améliorer aujourd’hui ?

Enfin, qui sont les « casseurs » et les auteurs de violences envers les policiers ? S’agit-il de l’ultra-gauche ou d’un mélange de l’ultra gauche et de radicalisés des banlieues ?

M. René Bailly. Si vous avez l’impression d’un cloisonnement entre services, c’est peut-être que je me suis mal exprimé. Je pense au contraire qu’il y a un décloisonnement total en ce qui concerne l’activité de la DRPP à l’égard du reste de la communauté du renseignement, DGSI incluse. Je vous le répète : nous travaillons en toute transparence avec cette direction.

M. Pierre Lellouche. Dans ce sens-là, oui. Mais dans l’autre sens ?

M. René Bailly. Dans l’autre sens, je pourrais effectivement bénéficier d’informations sur les objectifs suivis par la DGSI, mais j’ai déjà du mal à traiter ce que j’ai « en magasin », si je puis dire. Je suppose que les informations que pourrait nous communiquer la DGSI sur les objectifs qu’elle traite ne sont pas suffisamment mûres, ou pas en relation avec nos propres objectifs. Ce ne serait donc que de l’information pour l’information.

M. Pierre Lellouche. Mais ces éléments pourraient croiser d’autres éléments en votre possession sur les objectifs que vous suivez.

M. René Bailly. La DGSI ayant connaissance de tout notre dispositif, le croisement se fait tout naturellement. Je ne pense pas du tout qu’il y ait de faille à cet endroit – et je ne dis pas cela pour chercher à dédouaner ce grand service. De toute façon, je ne pourrais pas m’y associer davantage en termes d’investigations de terrain, de suivi de lignes ni d’utilisation de nouvelles techniques du renseignement.

M. Meyer Habib. Vos moyens n’ont-ils pas augmenté ?

M. René Bailly. Si, ils ont augmenté. Dans le cadre du plan de lutte anti-terroriste, le ministère de l’Intérieur a spécifiquement affecté à la lutte anti-terroriste 100 fonctionnaires supplémentaires : 50 à la fin de 2015, 25 en 2016 et 25 en 2017.

M. Pierre Lellouche. Sont-ils formés à la lutte anti-terroriste ?

M. René Bailly. J’ai l’avantage de pouvoir les choisir. Pour sélectionner les 50 fonctionnaires que j’ai recrutés à la fin de 2015, j’ai lancé un avis de recrutement et reçu un peu plus de 120 candidatures. Bien évidemment, nous choisissons des gens qui ont, selon nous, des capacités policières adaptées à la mission que nous entendons leur confier. Nous ne prendrons pas, par exemple, des agents des brigades d’information de voie publique (BIVP) pour leur faire faire, du jour au lendemain, du suivi et des filatures dans des contextes difficiles ou dans des zones géographiques délicates où l’on peut être soi-même en danger.

M. le rapporteur. Recrutez-vous seulement des fonctionnaires de police ?

M. René Bailly. Essentiellement.

M. le rapporteur. Embauchez-vous des contractuels ?

M. René Bailly. La question m’a été posée récemment. Nous y réfléchissons, pour des domaines bien spécifiques. Pour répondre à la question sur les langues étrangères parlées par nos agents, il est évident qu’il nous faut des interprètes lorsque nos interceptions portent sur des individus parlant l’arabe. Nous les avons. J’ai un service d’interceptions installé encore aujourd’hui aux Invalides, mais qui va déménager bientôt vers une plateforme plus moderne rue du Cherche-Midi. Je considère mon service d’interceptions comme très satisfaisant. Bien sûr, nous pourrions avoir plus d’interprètes, mais il faut rentabiliser l’utilité de ces collaborateurs et contractuels. Se posent ensuite des questions de financement. J’ai d’ailleurs oublié de vous indiquer un point. Et c’est plutôt cela qui devrait vous choquer et vous permettre de plaider la cause de la DRPP : le budget de notre direction pour 2016 est de 980 000 euros pour 870 fonctionnaires.

M. le président Georges Fenech. Hors salaires ?

M. René Bailly. Oui. On ne peut pas faire grand-chose avec une telle somme.

M. le rapporteur. Payez-vous vos sources ?

M. René Bailly. Oui, mais cela représente peu de chose en termes budgétaires. Dans le domaine du renseignement territorial, le financement des sources est assuré par mon propre budget. Il est relativement faible : entre 10 000 et 15 000 euros par an. Dans le domaine de la sécurité intérieure, les sources sont financées par la DGSI, à hauteur de 30 000 euros sur l’année. Ce budget paraît dérisoire, mais il est suffisant. Si une source peut nous permettre de déjouer un attentat très grave dans la capitale, je sais que je pourrai demander à la DGSI de récompenser cette source.

Encore une fois, l’aspect le plus dramatique pour la DRPP est la faiblesse de son budget par rapport à ses missions et à son volume de fonctionnaires, en comparaison d’autres services.

En tout cas, je ne pense pas qu’il y ait cloisonnement. Vous semblez considérer que la DGSI pourrait communiquer davantage avec nous. Je trouve pour ma part que nous communiquons suffisamment et que la DRPP travaille en toute transparence à vis-à-vis de ce grand service. Cela me satisfait pleinement et parfois, la DGSI nous associe au suivi de certains groupes d’objectifs. Nous pouvons répondre à la commande mais compte tenu du volume d’effectifs dont je dispose, nous sommes limités et avons des choix qualitatifs à faire.

M. Serge Grouard. Qu’en est-il du cloisonnement entre vous et l’administration pénitentiaire ?

M. René Bailly. On a beaucoup parlé ces derniers temps de l’inclusion du renseignement pénitentiaire dans la communauté du renseignement. J’y suis très favorable car il s’agit d’agents très engagés dans leur mission et déterminés. Il serait bon qu’ils soient vraiment associés au second cercle du monde du renseignement, auquel nous sommes nous-mêmes en partie cantonnés.

Le dispositif de sécurité intérieure de la DRPP mériterait pleinement, au même titre que la petite structure TRACFIN, d’être dans le premier cercle. Mais je comprends très bien que le caractère hybride de notre mission puisse inquiéter les grands services de renseignement, qui souhaitent que le secret défense soit complètement garanti. Je rappellerai simplement, et sans nostalgie, que la DCRG entretenait des relations internationales et faisait de la lutte antiterroriste. Or la confidentialité de sa mission dans un domaine bien précis ne posait pas de problème au reste du monde du renseignement. La DRPP fait du renseignement territorial et de la sécurité intérieure : au titre de cette dernière, elle pourrait très légitimement participer au premier cercle.

Pour en revenir à votre question, je pense très sincèrement que ce serait un atout de rendre plus officielle la participation du renseignement pénitentiaire au dispositif du second cercle. C’est d’ailleurs à ce titre que l’Académie du renseignement nous a fait la faveur, en 2015, d’organiser la première réunion de travail, déconcentrée au second cercle, sur le phénomène de la radicalisation. Je l’ai organisée à la DRPP, avec trente fonctionnaires – dix de la DRPP, dix du service central du renseignement territorial (SCRT) et dix de l’administration pénitentiaire. Cette session de trois jours sur la radicalisation a été très importante et très intéressante, au point que l’on m’en parle encore comme d’un exercice à renouveler. L’administration pénitentiaire peut donc sans doute nous fournir plus d’éléments, à condition qu’elle en ait elle-même les moyens. En outre, elle ne peut pas faire n’importe quoi. Elle peut faire du renseignement pénitentiaire, mais peut-elle avoir accès aux techniques du renseignement ? Si elle se lance dans cette aventure, il faudra renforcer de manière significative ses effectifs. J’ai en tout cas constaté dans cette administration une vraie détermination et les échanges entre nous sont très fréquents. Je ne sais pas pour quelle raison elle ne nous a pas parlé d’Amedy Coulibaly. Elle nous a parlé d’autres individus sur lesquels nous avons travaillé.

M. le président Georges Fenech. Nous les interrogerons. Pouvez-vous répondre aux questions de M. Lellouche ?

M. René Bailly. Nos services sont effectivement toujours en sous-effectif. Cela étant, lorsqu’on m’a laissé entendre qu’on allait les renforcer au dernier trimestre de l’année 2015, on m’a demandé combien de personnes je voulais. Or, les murs épais – à l’histoire ancestrale – de la préfecture de police de Paris, à la caserne de la Cité, ne sont pas à géométrie variable, contrairement à ceux du 84 rue de Villiers à Levallois. Dans l’espace dont je dispose, je pouvais loger dix fonctionnaires. On m’a dit que j’en aurais cinquante – je ne savais où les mettre. Et voilà finalement que je vais en avoir cent ! J’ai donc dû faire camper les 50 fonctionnaires qui sont arrivés à la fin de l’année 2015, le temps de réaménager l’ensemble du service et du dispositif – ce qui a eu des conséquences notables sur le positionnement géographique de ces fonctionnaires. Il faut leur trouver du travail, mais aussi des locaux. J’ai dit au ministre de l’Intérieur que je voulais bien des renforts et que je savais très bien la mission que j’allais leur confier, mais que je ne donnerais pas obligatoirement un ordinateur à chacun de ces cent fonctionnaires. Je ne néglige pas le travail technique ni la recherche du dark web, mais je crois que les conversations cryptées d’Amedy Coulibaly la semaine précédant son action du 8 janvier contre la jeune Clarissa Jean-Philippe et celle du lendemain à l’Hyper Cacher ne sont toujours pas décryptées. Il y a donc en effet un vrai problème.

M. Meyer Habib. Amedy Coulibaly est arrêté, trois jours avant les faits, avenue Simon-Bolivar dans le 19e arrondissement de Paris, à soixante mètres de l’école Lucien-de-Hirsch, la plus grande école juive de la capitale, qui se trouve avenue Secrétan. On lui demande son permis, on sait qu’il est fiché S, et il est relâché, deux jours avant qu’il commette un meurtre à Montrouge.

M. René Bailly. Ne soyez pas excessivement choqué qu’il ait fait l’objet d’une fiche S et ait été relâché. D’abord, c’est, je crois, la DGSI qui avait diffusé cette fiche. En tout cas, ce n’était pas nous. Ensuite, les fiches S ne sont que des fiches de signalement. Ce ne sont pas des fiches d’arrestation ni d’interpellation. La fiche S d’un individu sert à apprendre aux services de renseignement que l’individu a été contrôlé à tel ou tel moment à tel ou tel endroit, qu’il était en compagnie – si le travail a été bien fait – de telles ou telles personnes, et où il comptait se rendre. Elle ne sert qu’à cela. Mais cela a au moins le mérite d’alerter en temps réel son diffuseur. Je ne sais pas si cela a été fait.

M. Pierre Lellouche. Pareille situation justifie que vous soyez informés, puisqu’elle se passe dans Paris. Si un individu fiché S est intercepté à proximité d’une école juive, vous ne savez pas si l’émetteur de la fiche a été informé, mais le système devrait au moins vous permettre de l’être.

M. René Bailly. Non. 1167 fiches S émises par la DRPP sont actuellement actives. Si M. Coulibaly ne figurait pas parmi les fiches que je détenais, le service qui l’a interpellé n’avait pas à m’appeler. Sur une fiche figurent les raisons de son émission, l’identité du service émetteur et le numéro à joindre auprès de ce service.

M. Pierre Lellouche. J’ai bien compris. Mais trouvez-vous normal que vous, patron du renseignement à Paris, ne soyez pas destinataire d’interceptions d’individus fichés S, même si vous n’êtes pas émetteur de la fiche ? Sachant qu’il y a 9 000 fiches, il peut s’agir d’un individu arrivant d’un autre département. S’il s’apprête à cibler un objectif dans votre zone, vous ne serez pas au courant.

M. René Bailly. Non.

M. Pierre Lellouche. Est-ce normal ?

M. René Bailly. Quand bien même je serais avisé, je ne pourrais rien faire de cette information s’il s’agissait d’un objectif que je ne connais pas. Nous ne pourrions que nous rapprocher du service émetteur pour nous assurer qu’il a été prévenu et pour lui demander pourquoi il a émis cette fiche. Et, comme vous le dites, il y a 9 000 fiches.

M. le président Georges Fenech. Pourriez-vous répondre à la question annexe qui vous a été posée concernant l’origine des casseurs ? Ont-ils un lien avec la radicalisation ? Qu’en est-il de l’infiltration des mosquées ? Je vous rappelle qu’il vous faut faire les réponses les plus courtes possible. Je vais être obligé de partir et nous avons beaucoup de questions à vous poser.

M. René Bailly. S’agissant des violences urbaines, le seul lien qui puisse exister entre les casseurs et les terroristes est d’ordre sémantique et tient au terme de « radicalisation » que vous utilisez.

M. le président Georges Fenech. Il ne s’agit pas d’une radicalisation islamique.

M. René Bailly. Pas du tout.

M. le président Georges Fenech. Et qu’en est-il de votre infiltration dans les milieux salafistes ?

M. René Bailly. Je l’ai presque évoquée tout à l’heure en vous parlant du recrutement des sources, qui se fait uniquement par le biais de ce dispositif. Il y a plusieurs centaines de mosquées en région parisienne, que j’ai répertoriées l’an dernier. La majeure partie d’entre elles sont loin de présenter une dangerosité et une radicalité pouvant constituer une source de recrutement.

M. Pierre Lellouche. Combien d’entre elles posent problème ?

M. René Bailly. Nous en surveillons actuellement moins d’une dizaine dans la capitale. Nous en avons fait fermer une, qui était extrêmement dangereuse, à Lagny-sur-Marne, au terme d’un combat acharné. La DRPP a mis plus d’un an à obtenir le décret de dissolution de cette mosquée.

M. le président Georges Fenech. Un an de combat contre qui ?

M. René Bailly. Contre le droit. Je ferai un parallèle avec la question précédente sur les casseurs. Nous connaissons très bien la mouvance dite contestataire radicale, qui n’a rien à voir avec la radicalisation. Lorsque des individus de cette mouvance arrivent dans une manifestation, nous sommes capables, parmi un groupe de deux cents personnes, d’en identifier formellement plus de la moitié. Mais, en l’espace d’une seconde, lorsqu’ils remontent leur capuche et qu’ils mettent leur masque à gaz et leur k-Way noir, ils se ressemblent tous et nous ne pouvons plus les identifier. C’est d’ailleurs la grande difficulté que nous avons rencontrée avec les interdictions de paraître : même si nous savons que les individus concernés sont dans une manifestation, ils se dissimulent et se griment si bien qu’il est impossible de les identifier et d’associer un nom à un affrontement spécifique de CRS. Nous avons eu beaucoup de chance, grâce à deux fonctionnaires de la DRPP ayant suivi ce petit noyau quai de Valmy, puisque nous l’avons vu en action lors de l’agression du véhicule sérigraphié mais il ne s’agit pas là d’une infiltration comme nous en faisons dans les mosquées.

Dans les milieux salafistes et les mosquées sensibles, ou aux points de rencontre tels que les restaurants et les commerces, nous avons recours à des surveillances physiques, à des prises de photographies, à la vidéo – puisque la loi nous y autorise – et, surtout, nous recrutons des sources humaines.

M. François Lamy. Je n’aurai qu’une seule question d’ordre général à vous poser après vous avoir entendu. Quelle plus-value un service territorialisé comme le vôtre apporte-t-il à la lutte globale contre le terrorisme, qui est sans frontières ? Ne serait-il pas plus efficace que les fonctionnaires et l’ensemble des moyens que vous consacrez au renseignement et la lutte contre le terrorisme soient reversés à la DGSI afin d’avoir un service plus global ?

Présidence de M. Meyer Habib, vice-président.

M. Philippe Goujon. Dieu sait si je suis un ardent défenseur de la préfecture de police. Cette institution me semble adaptée à la sécurité de Paris et du grand Paris. Mais depuis que cette audition a commencé, en écoutant vos réponses, je ne trouve pas de justification à l’existence de votre service que la réforme a effectivement épargné. Je peux comprendre que l’on souhaite conserver une spécificité à la préfecture de police pour des raisons d’ordre général mais votre service n’a pas de justification opérationnelle. Si votre service n’a ni moyens ni locaux ni de personnel – ni peut-être même d’IMSI-catchers –, il ne sert pas à grand-chose, car il n’a pas de moyens suffisants pour mener efficacement la lutte contre le terrorisme et les autres missions qui sont les vôtres. Qui plus est, il y a des zones d’ombre et des difficultés d’articulation avec la DGSI et l’administration pénitentiaire. On ne comprend donc pas l’existence de cette couche supplémentaire, qui peut même amener à ignorer certaines situations ou à manquer des terroristes. Vous n’êtes même pas dans le premier cercle de la communauté du renseignement.

Votre situation présente donc beaucoup d’inconvénients. Quelle est votre implantation territoriale à Paris et dans l’agglomération ? Comment travaillez-vous avec les services locaux comme la DSPAP, le service régional de police judiciaire (SRPJ), la brigade de recherche et d’intervention (BRI) ou la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) ? S’il y a des insuffisances par rapport aux échelons nationaux, y a-t-il au moins, au niveau territorial, des échanges d’informations qui vous permettent de travailler de façon opérationnelle ?

M. René Bailly. Vous me demandez de justifier l’existence du service que je dirige actuellement. Je ne peux en parler qu’à travers l’activité que nous développons.

Je peux ainsi vous informer que les investigations que nous avons menées dans le cadre de la lutte anti-terroriste ces dernières années ont permis à la DGSI et à la PJ du 36 quai des Orfèvres de démanteler des réseaux terroristes.

Je peux aussi vous citer le réseau Forsane Alizza, que nous avons identifié en 2012 et dont personne n’avait connaissance. Nos investigations se poursuivant, nous nous sommes aperçus qu’il « étoilait » sur l’ensemble du territoire national, ce qui a permis à la DGSI de préempter ce dossier – chose tout à fait normale –, de le judiciariser et d’interpeller une quinzaine d’individus, dont un commando bien identifié qui s’apprêtait à commettre des attentats dans la capitale et, notamment, à éliminer le recteur Dalil Boubakeur. Les faits ont été établis, jugés et condamnés.

Nous avons détecté récemment un autre réseau appelé Sanabil – « le blé » en arabe –, piloté par un individu qui apparaissait déjà lorsque j’étais à la DCRG, dans la commune d’Artigat, dont sont issus les frères Clain – qui ont revendiqué les attentats du 13 novembre commis à Paris – et qui a généré le jeune Mohamed Merah. Ce réseau a été démantelé. Ses avoirs ont été gelés, puisque l’aide et le soutien moral que cette association prétend apporter aux détenus sont essentiellement consacrés à des détenus inculpés pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Bref, l’affaire est partie de la DRPP et a été exploitée par la DGSI.

Voilà quelques exemples marquants de nos activités. Je ne vous citerai pas, tant elles sont nombreuses, toutes les notes d’information que nous avons rédigées sur des groupes se livrant à du trafic d’armes ou de faux papiers et servant la cause terroriste. La facture de tous les attentats de Paris est relativement modeste, presqu’autant que le budget de la DRPP, pour commettre les pires atrocités dans la capitale depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous contribuons donc malgré tout, sans nécessairement en faire la publicité, à la lutte antiterroriste. Quand la DGSI revendique le démantèlement d’un certain nombre de réseaux depuis 2013, je peux vous dire que la DRPP y a apporté, malgré ses modestes moyens, une contribution non négligeable. L’information que nous communiquons quotidiennement doit aussi être recherchée et travaillée. Je pense donc sincèrement que nous apportons une plus-value à l’information globale détenue par la DGSI.

M. François Lamy. Certes, mais si vos hommes étaient à la DGSI, ils apporteraient le même type d’informations. Quelle plus-value le fait que vous soyez territorialisés apporte-t-il ?

M. René Bailly. Je vous suggèrerai une autre question : pourquoi n’y a-t-il pas de direction régionale de la DGSI à Paris, alors qu’il y en a partout ailleurs ? La DRPP, dans sa dimension de sécurité intérieure, pourrait très bien constituer une direction régionale de la DGSI. Il me semble bien que la DCRG considérait les renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP) comme une de ses directions régionales, ce qui n’empêchait pas ces derniers de travailler ni de sortir des affaires. Je vous rappelle – avec nostalgie – que les plus grosses affaires de terrorisme en France – qu’il s’agisse des Basques, des Corses ou des islamistes – ont été démantelées par les renseignements généraux.

M. François Lamy. C’était leur mission.

M. René Bailly. Pas la seule, me semble-t-il. L’islam me semble avoir été une préoccupation bien avant 1994.

M. le rapporteur. Je souhaiterais revenir à la question que je vous ai posée tout à l’heure concernant Reda Kriket.

M. René Bailly. J’en ai entendu parler à la suite de la diffusion, par la DGSI, d’une note d’information qui venait d’être alertée par un service étranger de l’éventuelle présence de Reda Kriket en France, voire peut-être en région parisienne.

M. le rapporteur. Au moment de l’interpellation, ou plusieurs mois avant ?

M. René Bailly. Je pense que c’était en janvier, mais je n’en suis pas sûr.

M. le rapporteur. Avez-vous contribué à la localisation de cet individu ? Il était clairement situé dans votre champ de compétence territoriale : à Courbevoie et à Argenteuil, mais aussi à Boulogne-Billancourt ou à Issy-les-Moulineaux.

M. René Bailly. Il avait un appartement à Boulogne et une cache à Argenteuil.

M. le rapporteur. Et il est né à Courbevoie.

M. René Bailly. Nous l’avons découvert par le biais de la note de la DGSI.

M. le rapporteur. Dernier point, vous avez indiqué tout à l’heure que l’on n’arrivait toujours pas à décrypter les appels téléphoniques d’Amedy Coulibaly. Ma question sera peut-être hors sujet, car je ne m’y connais guère sur le plan technique, mais si l’on a récupéré des conversations de Coulibaly datant d’avant les attentats de janvier 2015, c’est bel et bien qu’un service le surveillait…

M. René Bailly. Non.

M. le rapporteur. …à moins qu’on n’ait pu écouter ces conversations a posteriori ?

M. René Bailly. Je pense que c’est effectivement ce qui s’est passé, grâce aux messages envoyés puis restés en mémoire sur les téléphones qui ont été récupérés.

M. le rapporteur. Il ne s’agit donc pas de conversations, mais de « fadettes » ou de messages ?

M. René Bailly. Ce sont des messages. Les fadettes, c’est encore autre chose.

M. le rapporteur. On a donc récupéré des SMS ?

M. René Bailly. Oui, c’est plutôt cela. Ou des e-mails, sur support informatique. Techniquement, ces messages n’ont pas encore été décryptés.

M. Philippe Goujon. Je vous poserai une question d’actualité. Dans quelques semaines aura lieu l’Euro 2016, en particulier à Paris. Compte tenu de ce qu’on a pu voir il y a quelques jours au Stade de France – et dont vous n’êtes pas responsable – et de l’installation d’une fan zone pouvant accueillir 100 000 personnes au Champ-de-Mars, au pied de la Tour Eiffel, sachant d’autre part que la cellule belge qui a été démantelée avait notamment pour objectif cet événement et que des terroristes arrêtés récemment à Bari, dans les Pouilles, avaient sur eux une photo de la Tour Eiffel, quelle est votre analyse des menaces qui pèsent sur cet événement sportif et sur la fan zone du Champ-de-Mars ?

M. René Bailly. L’information dont je dispose concernant cette menace est connue de tout le monde. Je pense que l’Euro 2016, tribune internationale, constitue une cible prioritaire de frappe pour Daech – qui ne s’en cache pas. Cela a été révélé lors de certaines arrestations. Les terroristes ont déjà tenté de frapper le Stade de France. Si Daech pouvait interdire la tenue de l’Euro 2016, ne serait-ce qu’en frappant, il le ferait. De plus, les matchs n’auront pas lieu seulement à Paris ; Daech sera peut-être tenté de faire ailleurs ce qu’il ne peut faire dans la capitale. Aucun service – pas mêmes les grands services extérieurs – n’avait présumé, avant le 13 novembre, qu’il y aurait des attentats kamikazes, malgré les nombreuses analyses effectuées.

Je suis très terre-à-terre sur ces questions. Je fais confiance au travail basique des policiers, aux filatures et aux surveillances. Je sais que nos collègues de la DGSI en tiennent compte aussi, mais ils sont prioritairement orientés vers la technique. Bien évidemment, il faut de la technique, puisque l’ennemi l’utilise, mais elle ne résoudra pas tout. Dans la lutte antiterroriste, il nous faut aussi des sources humaines, de la « pâte humaine ». Pour en revenir à la menace pesant sur l’Euro 2016, comme à celle de 2013, il faut aussi faire appel à sa mémoire : on a su, dans la mesure où un hebdomadaire l’avait publié, que le Bataclan n’était pas une cible sortie du chapeau de Farouk Abbes, qui en avait parlé dès 2009. Cela ne relève pas strictement du domaine de compétence de la DRPP. Il faut, à cet égard, partager avec les autres le devoir de mémoire.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous dire le fond de votre pensée concernant le Bataclan ? Paris Match a effectivement publié le procès-verbal de la DCRI dans lequel Farouk Ben Abbes citait cette salle de spectacle. Mais lorsque vous dites que ce lieu n’est pas « sorti du chapeau », considérez-vous qu’il continue à être une cible permanente ?

M. René Bailly. Non. Je veux dire qu’en termes de réflexion et d’analyses nous sommes tellement pris dans une masse d’informations à trier que, parfois, nous n’arrivons plus à avoir le recul nécessaire sur des éléments basiques. Demander pourquoi l’administration pénitentiaire n’a pas attiré l’attention sur Coulibaly, c’est poser une question basique. Pourquoi ne se souvient-on pas qu’en 2009 le Bataclan a été ciblé alors que Daech, dans sa revue Dar-al-Islam, avait proféré certaines menaces ? Il me semble intéressant de retenir que les terroristes écrivent toujours à l’avance ce qu’ils vont faire. Je vous renvoie aux numéros 4 et 5 de cette revue, dans lesquels Daech nous avertissait qu’il frapperait des centres commerciaux, des policiers, des militaires, des moyens de transport – il a déjà frappé un TGV – et des salles de spectacle. Bref, il y déclinait ses objectifs. Bien évidemment, l’Euro 2016 a également été ciblé. La menace pesant sur cet événement est donc très forte.

M. Serge Grouard. Quels sont les pourcentages respectifs d’individus de la mouvance terroriste que l’on connaissait avant les attentats et que l’on ne connaissait pas du tout ou presque pas ? Si je pose cette question, c’est pour savoir si les mailles du filet sont plutôt satisfaisantes, ou si nous sommes de toute façon face à un leurre puisque, malgré tout le travail que vous faites avec vos collègues des autres services, la masse est telle qu’il y a toujours des individus qui passeront entre ces mailles et qu’on ne connaissait pas a priori.

D’autre part, vous dites que les terroristes écrivent toujours avant ce qu’ils feront après. Cela fournit une grille de lecture et permet d’anticiper. Mais si les exécutants ne sortent pas forcément tous de Polytechnique ou d’autres grandes écoles, les commanditaires font preuve, eux, d’une intelligence stratégique et tactique, au sens proprement militaire. Ne vont-ils pas justement, comme le conseillait il y a longtemps l’auteur d’un ouvrage intitulé Le Paradoxe de la stratégie, faire ce que l’on n’attend pas d’eux ? Tout ce qui est dit actuellement sur l’Euro 2016 ne participe-t-il pas d’une stratégie visant à nous fatiguer pour que, à un moment ou à un autre, nous baissions la garde et que des attentats soient alors perpétrés ? Il me semble que le Royaume-Uni a vécu ce type de scénario. Les terroristes ne cherchent-ils pas à nous mettre sur les dents ? Si, comme je le souhaite, il ne se passe rien pendant l’Euro 2016, peut-être faudra-t-il en tirer la conclusion que, certes, nous avons été très efficaces, mais aussi qu’une autre stratégie est à l’œuvre.

M. René Bailly. Il est certain que nous faisons face, depuis 2015, à une nouvelle forme de terrorisme. Nous avions été, en 1994-1995, confrontés à des commandos venus de l’étranger pour s’installer quelque temps dans la clandestinité sur le territoire et frapper la France. Désormais, près des trois quarts des auteurs d’attentats, voire davantage, sont des nationaux. Certains d’entre eux, mais pas tous, sont allés suivre une semaine d’entraînement, au Yémen ou dans la zone irako-syrienne. C’est une nouvelle forme de menace et d’action, dont il faut tenir compte et qui interpelle.

À l’exception de Sid Ahmed Ghlam et Yassin Salhi – l’auteur du crime de Saint-Quentin-Fallavier –, les individus qui ont frappé le pays depuis janvier 2015 étaient pratiquement tous connus pour des faits antérieurs : non pas des faits de radicalisation, mais de petits délits de droit commun, c’est-à-dire des activités relevant plutôt de la police judiciaire que de la lutte anti-terroriste et du monde du renseignement. Nous devons donc porter notre attention aujourd’hui, un peu comme avant-hier mais surtout comme demain, sur les individus que nous surveillons, que nous voyons progresser et qui réunissent ces deux critères – de petits voyous qui ne sont d’ailleurs pas obligatoirement issus de Seine-Saint-Denis, puisque les frères Kouachi habitaient les Hauts-de-Seine.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué tout à l’heure la cellule « Allât ». Vous en êtes partie intégrante au même titre que les six autres services du premier cercle, ainsi que le SCRT. Cette cellule est-elle fonctionnelle selon vous ?

D’autre part, à quel moment considérez-vous qu’il est opportun de basculer en mode judiciaire ? Avez-vous une doctrine en la matière ?

M. Meyer Habib, président. Je vous ai interrogé tout à l’heure à propos de l’UOIF, mais je n’ai pas eu de réponse. Les imams de tendance plus modérée, en particulier Hassen Chalghoumi, nous accusent, nous les politiques, d’être responsables non pas du terrorisme, mais du contenu de certains discours – aux effets plus graves à long terme. Les prêches sont-ils compatibles avec la République ? On sait que la direction de l’UOIF ne présente pas de danger direct en termes de menace terroriste. Plus dangereux est sans doute, par contre, l’endoctrinement à long terme qui fait partie de sa stratégie.

M. René Bailly. Pour répondre sur la judiciarisation : c’est le principe de réalité qui s’impose. Nous le faisons lorsque nous nous apercevons que des individus que nous surveillons commencent à changer de comportement – et je ne parle pas simplement d’attributs physiques : ceux que je redoute le plus sont ceux qui me ressemblent physiquement, et non ceux qui ont des signes distinctifs. Nous le faisons dès lors que nous sentons entre ces individus une petite cohésion, et qu’ils font du trafic d’armes ou de pièces mécaniques permettant de récupérer de l’argent, ou encore qu’ils prennent des crédits. Amedy Coulibaly a financé son opération en prenant un crédit Cofinoga pour l’achat d’une Austin à 30 000 euros, qu’il a immédiatement revendue 20 000 euros. Cela lui a permis d’acheter des Kalachnikov et des Tokarev – mais pas sur le site du Bon Coin ni ailleurs sur internet. Il lui a fallu sortir de chez lui pour rencontrer quelqu’un, qui n’était pas forcément un islamiste radical, et qui a été mesure de lui fournir des armes. Dès lors que nous nous apercevons de trafics de ce type, nous ne cherchons pas plus loin : nous transmettons immédiatement l’information pour exploitation à la PJ ou à la DGSI, qui nous disent alors de continuer notre surveillance et de les aviser si tel ou tel comportement est intéressant à judiciariser. Nous sommes pilotés en vue d’une saisine judiciaire. Il me semble important de le faire très en amont, et c’est pourquoi j’avertis systématiquement la PJ de toutes les investigations que nous menons sur des individus potentiellement dangereux.

M. René Bailly. La cellule « Allât » a été créée après novembre, me semble-t-il. Elle est donc de facture très récente.

M. le rapporteur. Elle a été créée en juin.

M. René Bailly. Cette cellule me donne entièrement satisfaction : elle a précisément été instituée pour permettre des relations beaucoup plus directes entre tous les dispositifs qui y participent. Elle m’est notamment fort utile pour faire des criblages – que ce soit dans le cadre de la COP21 ou de l’Euro 2016 par exemple : sans avoir besoin de saisir tel ou tel sous-directeur, je peux faire appel au correspondant adéquat de la cellule, qui m’apportera immédiatement des réponses.

Quant aux mosquées, certaines d’entre elles attiraient effectivement l’attention. Il y en a beaucoup moins maintenant. On sait très bien que les prêches sont, depuis plusieurs années maintenant, totalement lissés, et que ce n’est pas du tout là que cela se passe. L’éducation religieuse des terroristes qui nous ont frappés était vraiment proche du néant. Coulibaly, lorsqu’il revendique les attentats qu’il s’apprête à commettre, a même du mal à prononcer en arabe le nom de son chef. Bien sûr, il faut continuer de suivre les mosquées car des messages peuvent y être diffusés – y compris de façon insidieuse, à long terme. Mais, dans l’avenir immédiat, ce n’est pas là que se situe la vraie menace.

M. Meyer Habib, président. Nous vous remercions, monsieur le directeur.

La séance est levée à 11 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Françoise Dumas, M. Georges Fenech, M. Philippe Goujon, M. Serge Grouard, M. Meyer Habib, M. François Lamy, M. Jean-Luc Laurent, M. Pierre Lellouche, M. Sébastien Pietrasanta

Excusés. - M. David Comet, M. Jean-Jacques Cottel, Mme Lucette Lousteau