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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 5 mars 2015

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 16

Présidence de
M. Noël Mamère Président

–  Table ronde, ouverte à la presse, réunissant cinq commandants (DURIER, GERBER, HERCHY, FAUVELET, LENOBLE) de groupements de gendarmerie mobile étant intervenus à Notre-Dame-des-Landes 2

–   Présences en commission 12

COMMISSION D’ENQUÊTE CHARGÉE D’ÉTABLIR UN ÉTAT DES LIEUX
ET DE FAIRE DES PROPOSITIONS EN MATIÈRE DE MISSIONS
ET DE MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE RÉPUBLICAIN,
DANS UN CONTEXTE DE RESPECT DES LIBERTÉS PUBLIQUES
ET DU DROIT DE MANIFESTATION, AINSI QUE DE PROTECTION
DES PERSONNES ET DES BIENS

La table ronde débute à dix heures quinze.

Table ronde, ouverte à la presse, réunissant cinq commandants de groupements de gendarmerie mobile étant intervenus à Notre-Dame-des-Landes (chef d’escadron Mélisande Durier, lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet, lieutenant-colonel Emmanuel Gerber, capitaine Bernard Herchy et chef d’escadron Aymeric Lenoble).

M. le président Noël Mamère. Madame, messieurs, soyez les bienvenus. Bien qu’elle ait été créée à la suite de la tragédie de Sivens, notre commission d’enquête n’entend en aucune façon interférer avec l’enquête judiciaire sur la mort de Rémi Fraisse.

Nous serons heureux de vous entendre sur votre conception du maintien de l’ordre. Les auditions précédentes ont confirmé que la doctrine enseignée à l’école de Saint-Astier est respectée au sein de la gendarmerie mobile, mais l’évolution du phénomène de la contestation, par exemple avec les « zadistes » qui occupent certains lieux dans la durée, vous oblige à des modes d’intervention différents. Votre retour d’expérience sur la « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes nous sera d’ailleurs précieux.

Nous nous félicitons de la présence d’une femme parmi vous : le fait que des femmes occupent des fonctions d’encadrement au sein de la gendarmerie est la marque d’un progrès incontestable.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de bien vouloir prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Le chef d’escadron Mélisande Durier, le lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet, le lieutenant-colonel Emmanuel Gerber, le capitaine Bernard Herchy et le chef d’escadron Aymeric Lenoble prêtent serment.)

M. Pascal Popelin, rapporteur. Les formes de contestation vous semblent-elles avoir évolué au cours des deux dernières décennies, s’agissant notamment de la violence dirigée contre les forces de l’ordre ? Par ailleurs, des minorités radicales s’infiltrent dans des manifestations qui, pour le reste, rassemblent des individus pacifiques : comment gérez-vous ce phénomène, qu’il s’agisse de manifestations traditionnelles ou, par exemple, de ZAD ? Les deux familles de manifestants – les radicaux et les non-violents – sont-elles bien distinctes ? Observe-t-on des radicalisations ponctuelles d’individus initialement non violents ?

Les conditions du maintien de l’ordre constituent bien entendu un vaste sujet. L’équipement dont vous disposez vous paraît-il adapté et suffisant au regard de vos missions ? Les dispositifs réglementaires et législatifs qui régissent l’usage de la force sont-ils bien compris et perçus par les personnels placés sous vos ordres ? Des évolutions en ce domaine vous paraissent-elles souhaitables ?

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber, groupement III/3 de gendarmerie mobile de Nantes. L’invitation de votre commission d’enquête, dont je tiens à remercier tous les membres, est un honneur pour nous. Après m’être brièvement présenté, j’esquisserai un tableau de la situation à Notre-Dame-des-Landes.

Commandant du groupement de gendarmerie mobile de Nantes depuis août 2012, j’ai derrière moi trente-deux ans d’une carrière commencée dans l’armée de terre. Elle s’est ensuite poursuivie, dans sa quasi-totalité, au sein de la gendarmerie, où j’ai occupé plusieurs postes de commandement en métropole et en opérations extérieures.

Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes vise une zone occupée par cinq communes, à vingt kilomètres au nord-ouest de Nantes. Cette zone, qui s’étend sur vingt kilomètres en longueur et cinq en largeur, est essentiellement constituée de bocages et de bois. Elle est desservie par de petites routes départementales et des chemins. Cette topographie ne facilite pas l’action des forces de l’ordre, mais, à l’inverse, offre un cadre propice aux opposants. Au cours des opérations menées d’octobre 2012 à avril 2013, nous avons pu identifier, parmi eux, trois types essentiels : les quelque 200 radicaux qui, ignorant les décisions de l’État et rejetant toutes les valeurs, se montrent d’une grande violence qui s’accroît encore ; les associations, notamment d’agriculteurs, qui, même s’ils peuvent aussi faire preuve de violence et freiner l’action des forces de l’ordre, ne sont pas les plus virulents ; les « Robin de bois », autrement dit des défenseurs de l’environnement, retranchés dans des constructions en bois dans les arbres, ce qui ne facilitait pas non plus notre tâche. Le climat humide la rendait plus difficile encore, de même que sa durée, qui nous a cependant permis de mener à bien l’ensemble de nos missions.

L’opération « César 44 », commencée début octobre et achevée fin novembre, s’est déroulée en trois phases ; elle venait en appui d’actions d’huissiers chargés d’appliquer des ordonnances judiciaires. Un autre dispositif s’est ensuite installé dans la durée afin de sécuriser deux carrefours stratégiques de routes départementales et d’assurer la viabilité d’un axe nord-sud.

Enfin, l’une des particularités de la zone est de recouvrir deux ressorts judiciaires, séparés par le chemin de Suez : celui du tribunal de grande instance de Saint-Nazaire et celui du tribunal de grande instance de Nantes.

Lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet, gendarmerie mobile de Nîmes. S’agissant de l’évolution des formes de contestation, je ferai appel à mon expérience personnelle.

M. le rapporteur. Notre-Dame-des-Landes offre un bon exemple d’intervention longue ; c’est pourquoi nous avons souhaité vous entendre. Toutefois, l’objet de notre commission d’enquête ne se limite évidemment ni à ces événements ni à ceux de Sivens, tant s’en faut.

Lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet. J’ai commencé ma carrière dans la gendarmerie mobile, au sein d’un escadron où j’ai occupé presque tous les postes, avant de devenir officier à la faveur d’un concours. Après avoir été commandant d’escadron, j’ai désormais l’honneur de commander un groupement.

L’évolution des modes de contestation me semble recouvrir deux aspects. Le premier réside dans l’expression même de cette contestation : dès la fin des années quatre-vingt-dix, lors de G20 et de G8, à Évian et à Nice par exemple, nous avions été confrontés à des formes de violence extrêmes ; la nouveauté est qu’elles nous semblaient viser les représentants de l’ordre pour ce qu’ils sont, et non plus se revendiquer de quelque aspiration à la liberté.

Le second aspect, nouveau, tient à l’occupation du terrain dans la durée – jusqu’à présent, les oppositions, ponctuelles et sporadiques, étaient liées à des événements précis, tels que la tenue d’un G20. Cela n’est toutefois pas de nature à nous déstabiliser, car notre expérience militaire nous permet d’anticiper : vous le constaterez sans doute en découvrant nos conditions d’entraînement à Saint-Astier. Nous ne sommes pas surpris par la violence de l’adversaire, quand bien même le phénomène est devenu plus fréquent. Avec le temps, les opposants se sont également structurés, acquérant une dimension internationale : à Notre-Dame-des-Landes, nous avons fait face à des éléments radicaux venus d’Espagne, de Grande-Bretagne, de Belgique et d’Allemagne.

Les opposants, le lieutenant-colonel Gerber l’a rappelé, sont cependant multiples : j’ai eu à traiter non seulement avec des agriculteurs, mais aussi, dans les landes de Rohanne, avec des familles – au sein desquelles on voyait des enfants dans des poussettes –, des élus et des riverains. Juste derrière ces manifestants étaient positionnés des groupes radicaux, reconnaissables à leurs équipements, leurs cagoules et leurs casques. La première action, dans un cas de figure comme celui-ci, est la négociation. Les forces de gendarmerie mobile commencent par informer les opposants de ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire et, surtout, de la mission qu’elles ont reçue. Cet échange ne revêt évidemment aucun caractère légal ; il correspond, dans notre déontologie, au devoir moral d’informer les manifestants sur la nature de notre action. À Fos-sur-Mer, des agriculteurs camarguais, dans un contexte d’opposition extrême, occupaient le quartier de la Fossette, résolus de s’y installer dans la durée. Nos instructions étaient d’assurer la viabilité des axes routiers pour midi ; ce fut chose faite dès neuf heures, après une heure seulement de discussion : aucun gendarme mobile n’eut à mettre son casque, aucune grenade ne fut tirée.

Ce type de démarche est une sorte de filtre : ne demeurent, lors d’éventuels affrontements, que les opposants radicaux désireux d’en découdre ; les autres, même s’ils continuent de manifester, ne s’opposent pas aux manœuvres des forces de l’ordre et répondent à leurs sommations. Ce scénario correspond exactement à ce qui s’est passé à Nantes, où nous avions à assurer l’exécution de décisions de justice : il est évident que, si les occupants du squat avaient obtempéré aux injonctions des huissiers de justice, les forces de l’ordre n’auraient pas eu à intervenir. Notre action dépend toujours de l’attitude de l’opposant, conformément à trois principes : la légalité, la sécurité et l’efficacité.

Les équipements sont de deux types, individuels et collectifs ; ils assurent d’abord la protection, y compris, dans le second cas, par l’intermédiaire des vecteurs de projection, par exemple des véhicules qui, disposés en barrage, permettent aussi de dissimuler nos forces, toujours dans l’optique d’éviter la confrontation. Un juste équilibre doit cependant être trouvé entre la protection et la mobilité. Si, il y a vingt ans, les équipements individuels se résumaient à une simple veste, ils sont désormais largement à la hauteur des besoins.

Quant aux équipements collectifs – vecteurs de tir tels que les grenades –, ils s’inscrivent dans le cadre légal de l’emploi des armes et des forces. Les moyens dont nous sommes dotés ne servent qu’à appuyer nos manœuvres et jamais, pour ainsi dire, à occuper le terrain. Tout mouvement doit être opéré dans les meilleures conditions de sécurité et en conformité avec le droit.

M. le rapporteur. Lors des auditions précédentes, nous avons entendu dire que la suppression des réquisitions permettait une certaine fluidité, mais qu’un aval clair et formel des autorités civiles pouvait être souhaitable en cas d’engagement de forces très offensives : qu’en pensez-vous ?

Lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet. J’ai connu le système des réquisitions aussi. L’important, à mon sens, est la présence, au demeurant de plus en plus fréquente, de l’autorité préfectorale à nos côtés – ce fut notamment le cas à Corte. Les forces de gendarmerie mobile apportent ainsi leur expertise technique à une autorité qui est en quelque sorte leur censeur. Une formalisation écrite n’apporterait rien de plus, à l’exception de la traçabilité, même si l’enregistrement des communications la permet aussi. À titre personnel, je fournis une radio au représentant de l’autorité préfectorale, qui peut ainsi suivre les opérations tout au long de leur déroulement, y compris pour communiquer ses instructions.

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. Pour notre part, nous demandons à l’autorité civile de remplir un formulaire d’autorisation d’emploi de la force et, surtout, d’usage des armes. Je confirme en tout cas que l’autorité civile, en la personne du préfet, M. de Lavernée, ou de son directeur de cabinet, était systématiquement présente lors des opérations de Nantes que j’évoquais.

J’ai pu constater, au cours des trois dernières décennies, une montée de la violence dans beaucoup de manifestations ; surtout, des individus incontrôlables viennent s’y mêler discrètement : généralement munis de matériels de protection, ils profitent du déploiement du cortège ou de sa dislocation pour commettre des violences dont l’intensité est exponentielle.

M. Philippe Goujon. Merci pour cet aperçu historique des missions de maintien de l’ordre. Sans vouloir vous contredire, on peut observer une certaine difficulté à distinguer, au départ des manifestations, entre les catégories d’opposants. Les éléments les plus radicaux peuvent d’abord se fondre dans la masse avant de passer à l’action au moment qui leur paraît opportun. N’est-il pas alors déjà trop tard ?

Cette question me conduit tout naturellement à celle du renseignement : celui-ci vous paraît-il suffisamment efficace et précis pour préparer vos opérations au mieux ?

Le maintien à distance des opposants est bien entendu l’un de vos objectifs, mais, désormais, des éléments radicaux puissamment armés – de fusées horizontales, d’objets métalliques ou de cocktails Molotov –, parfois retranchés dans des casemates, occupent des territoires qu’il vous faut donc reconquérir par des opérations quasi militaires : êtes-vous suffisamment armés pour le faire ? Rappelons que vous êtes désormais privés des grenades offensives, même si vous disposez d’autres moyens. Une intervention du groupement blindé de gendarmerie mobile (GBGM), par exemple, est-elle envisageable ?

L’aggravation de la violence dans les manifestations n’est-elle pas un effet de l’inadaptation de la réponse pénale ?

Enfin, les effectifs des groupements de gendarmerie mobile vous semblent-ils suffisants ? Vos collègues CRS parlaient tout à l’heure d’effectifs théoriques de 131 ou 132 fonctionnaires par compagnie, contre 80 dans vos groupements : combien cela représente-t-il de personnels sur le terrain ? Si ces moyens s’avèrent insuffisants, sont-ils appuyés par des forces de police ou de gendarmerie non spécialisées dans le maintien de l’ordre ? Dans l’affirmative, comment s’opère l’articulation ?

M. Guy Delcourt. Nous avons bien compris l’importance des garanties apportées par l’autorité civile. De quelle latitude disposez-vous dans vos discussions avec elle ? Les préfets sont de hauts fonctionnaires pour ainsi dire irréprochables, mais, comme chez les parlementaires, il existe des exceptions… Qu’advient-il si un ordre contraire à l’intérêt de la paix civile est donné ? Avez-vous des moyens de résister à cet ordre, sachant que les préfets n’ont pas suivi les mêmes formations que vous ? Des arbitrages ministériels peuvent-ils intervenir pour des manifestations comme celles de Notre-Dame-des-Landes ou de Sivens, que les plus hautes autorités de l’État suivent de près ?

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. Les missions auxquelles nous participons – « César 44 » à Notre-Dame-des-Landes ou opération écotaxe à Pont-de-Buis – nous sont confiées par l’autorité civile, en l’occurrence le préfet. En général, le dialogue s’engage en amont de la mission : si elle ne nous paraît pas légale – mais ce n’est jamais le cas –, c’est à ce moment que nous pouvons le signaler. En collaboration avec le responsable territorial – le commandant de groupement de gendarmerie départementale –, nous déroulons une méthode de raisonnement tactique qui nous amène à concevoir la manœuvre la plus susceptible d’obtenir l’effet recherché, et nous recevons alors l’aval de l’autorité civile. J’ajoute que celle-ci s’engage à nos côtés sur le terrain lorsque les opérations se durcissent : en tout cas, le lien est au minimum maintenu par téléphone.

Une manœuvre des opposants peut cependant nous conduire, en cours d’action, à donner des ordres afin de modifier une partie de la procédure prévue. Cela n’a pas manqué de se produire à Notre-Dame-des-Landes où les manifestants étaient parfaitement organisés, commandés, disposaient d’un réseau de téléphones et avaient même piraté certaines fréquences radio : cela nous a d’ailleurs permis d’écouter leurs échanges, de contrecarrer leurs manœuvres de harcèlement et – n’ayons pas peur des mots – de guérilla. En effet, quand les opérations se prolongent, les opposants s’organisent, durcissent leurs positions et optent pour des modes d’action très proches de la guérilla, le stade ultime étant celui de la victimisation : à Notre-Dame-des-Landes, certains, parmi les opposants les plus radicaux, n’avaient qu’un leitmotiv, obtenir une victime.

Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse sur la médiatisation. Si nous disposons de nos propres moyens de captation d’image, les médias sont aussi systématiquement engagés sur ce type d’opération. Lorsqu’une équipe de l’Agence France presse, lorsque des médias nationaux ou internationaux sont présents sur le terrain, il nous faut mettre à leur disposition une équipe de protection, ce qui mobilise aussi des effectifs. Il y a quelques années, un escadron pouvait engager soixante-quinze hommes sur le terrain, contre soixante-huit aujourd’hui. Nos gendarmes doivent en outre alimenter une cellule image ordre public pour pouvoir matérialiser les infractions commises lors des manifestations, et conduire les engins. Le nombre de véhicules est plus important qu’auparavant, la structure étant désormais quaternaire et non plus ternaire. Les conducteurs sont chargés à la fois de la conduite des véhicules et de leur protection, ce qui n’était pas simple à Notre-Dame-des-Landes, où le terrain n’était pas propice aux manœuvres, où les manifestants nous contournaient et nous harcelaient de toute part.

Lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet. Un gendarme mobile n’est jamais aussi bon que dans les grands espaces : c’est un militaire, il s’approprie le terrain sans aucun problème. Le maintien de l’ordre en milieu rural est dans ses gènes. C’est par la manœuvre que nous parvenons à compenser les problèmes liés aux effectifs, et c’est par la manœuvre et la surprise que nous parvenons à déborder l’opposant. À Saint-Astier, chaque opération fait l’objet d’un retour d’expérience : elle est analysée et disséquée avant de devenir un cas concret pour aguerrir ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’être confrontés à cette situation, même si, à Nantes, plus d’un quart des effectifs ont pu être éprouvés dans cette mission. Les camarades qui dirigent un escadron partageront sans doute mes propos, puisqu’ils ont été confrontés, en tant que commandants d’une unité élémentaire, à des situations surprenantes, car nouvelles pour eux. Toutefois, ils connaissaient à l’avance le terrain et l’opposant.

Chef d’escadron Mélisande Durier, compagnie de gendarmerie départementale de Mantes-la-Jolie. J’ai la faiblesse de croire que nous sommes bien formés, que notre école de Saint-Astier nous prépare à être engagés dans des opérations variées et que nous disposons de schémas tactiques qui s’appliquent dans toutes les situations. Nous passons très facilement de périodes statiques de défense à des périodes plus offensives avec reconquête du territoire. Nous parvenons à localiser très vite les éléments radicaux, qui ne tardent pas à venir au contact : ils sont malins, arrivent de façon un peu insidieuse à prendre attache avec les gendarmes mobiles, on sent la violence monter rapidement, mais cela nous permet aussi d’essayer de désamorcer la situation.

Nous sommes bien équipés pour faire face aux phases de violence, mais, ce qui fait surtout notre force, c’est le collectif. À Notre-Dame-des-Landes, un gendarme du peloton d’intervention interrégional de la gendarmerie nationale (PI2G) d’Orange a été grièvement blessé : les opposants, très violents, nous harcelaient sans cesse. Le commandement est situé en retrait de la ligne de contact direct, ce qui lui permet de distinguer des choses que ne voient pas ceux qui sont en avant : c’est ainsi que, à un moment donné, nous avons vu 150 bouteilles de verre lancées sur nous. J’ai alors pensé que j’allais avoir quinze blessés dans mon escadron, mais, quand j’ai procédé au débriefing avec mes gendarmes, ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas remarqué cette pluie de bouteilles. La cohésion est tellement forte – c’est difficilement explicable – qu’elle nous permet de lutter efficacement contre l’opposant.

Dans un escadron, il n’y a pas d’action individuelle, il n’y a que des actions collectives. Or, même après un engagement statique de près de quatorze heures, où les gendarmes sont restés debout sans boire ni manger, on ne constate pas d’usure du personnel. La connaissance que nous avons de chacun fait que l’on a su extraire à temps ceux qui pourraient avoir envie de répondre aux opposants qui nous harcèlent. Mais nous ne répondons pas à la provocation. Les gendarmes mobiles sont bien formés et ont une exceptionnelle capacité de résilience. Au-delà de la formation militaire, c’est donc tout un esprit de cohésion qui fait qu’un escadron est particulièrement soudé, notamment autour de ses chefs, et que l’on arrive à maîtriser des situations qui pourraient très vite dégénérer.

Chef d’escadron Aymeric Lenoble, escadron 26/5 de Belley. À Saint-Astier, nous avons la chance de recevoir une formation individuelle, à la fois humaine, éthique et technique. J’y étais un mois avant d’être engagé à Notre-Dame-des-Landes et j’ai pu bénéficier du retour d’expérience d’autres escadrons. En arrivant sur place, ensuite, nous n’avons pas été surpris par l’adversaire : nous avions été entraînés à affronter cette situation.

J’ai eu la chance d’aller en Guyane avec mon escadron, en mission Harpie. Nos personnels mènent des opérations en jungle contre l’orpaillage illégal et l’immigration irrégulière, ce qui veut dire que nous avons une connaissance du terrain, que nous sommes capables de nous adapter. Nous savons marcher dans la boue, faire des journées de vingt-quatre heures, nous inscrire dans la durée. Dans le même temps, nous avons la chance de connaître nos personnels et nos subordonnés, puisque la gendarmerie est avant tout une force humaine. Nous savons même quels sont les personnels qui pourraient, sous l’effet de la fatigue ou de l’énervement, commettre une erreur. Dans ce cas, nous avons la possibilité de les mettre en retrait afin qu’ils ne nuisent pas à la manœuvre d’ensemble.

À Notre-Dame-des-Landes, le 3 mars, à un carrefour, c’est-à-dire dans un système défensif où nous n’avons pas besoin de gagner du terrain sur la ZAD, nous avons été pris à partie par quelque 200 opposants qui se sont montrés d’emblée agressifs, lançant sur nous des cocktails Molotov, des bouteilles de verre, des objets incendiaires. Peut-être les sommations doivent-elles être revues pour les manifestants traditionnels, ceux qui défilent en famille et ne sont pas familiers avec le maintien de l’ordre. Moi-même, avant d’entrer dans la gendarmerie, si j’avais entendu des sommations, je n’aurais pas forcément compris de quoi il s’agissait. Cependant, il ne faut pas se leurrer : les sommations faites à des opposants radicaux n’auront absolument aucun effet, puisque ces gens-là viennent pour en découdre.

À Notre-Dame-des-Landes, lorsque nous lançons avertissements et sommations, les opposants nous répondent : ils savent très bien ce que nous allons faire, ils s’y sont préparés. Il faut d’ailleurs distinguer ceux qui sont là dans le cadre de la liberté de manifester, qui veulent faire valoir leur point de vue et sont respectueux de la République, et les éléments radicaux qui sont là pour en découdre et qui ont la volonté de blesser. Notre équipement nous permet d’absorber le choc, mais, à Notre-Dame-des-Landes, nous avons déploré une dizaine de blessés et recensé six casques hors service, ce qui montre la violence des individus qui nous font face.

Les adversaires sont organisés : ils agissent en miroir par rapport à nous, ils connaissent les limites qui s’imposent à nous. Ils peuvent parfois nous mettre en difficulté si nous n’y prenons garde, car ils ont également une certaine capacité à manœuvrer.

Je ne répondrai pas à la question relative à l’adaptation de la réponse pénale, car je ne suis pas compétent en la matière. Toutefois, je peux dire que, lorsqu’on est en flux tendu sur un vaste terrain, on ne peut se permettre de procéder à une interpellation, qui se ferait au détriment de notre schéma tactique, car les éléments interpellateurs devraient ensuite être auditionnés par l’officier de police judiciaire, ce qui affaiblirait le dispositif. Toutefois, à Notre-Dame-des-Landes, j’ai fait effectuer par mon peloton d’intervention une interpellation par ruse à la fin des affrontements. Nos effectifs conditionnent notre mode d’action. Le chef, quel qu’il soit, commandant d’escadron ou de groupement tactique de gendarmerie (GTG), doit sans arrêt composer avec ces différents éléments.

Il s’efforce, en tout cas, de retarder au maximum l’emploi de la force, car on ne sait jamais où s’arrêtera l’escalade. À Notre-Dame-des-Landes, isolé et n’ayant pas d’autorité habilitée sur place, j’ai pris la décision, après avoir fait les avertissements, d’employer la force : mais j’ai attendu, pour cela, d’avoir matérialisé les cocktails Molotov, car, pour se situer dans un cadre légal, on ne peut faire usage des grenades et des explosifs sans avoir matérialisé les infractions qui ont été commises à notre encontre. Nous devons toujours intervenir dans un cadre légal : c’est une idée que nous avons chevillée à l’esprit. Il n’y a pas d’initiative individuelle. L’ensemble des moyens est utilisé sur commandement du commandant d’unité, puis en liaison avec le GTG pour l’action globale.

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. La force que l’on emploie est systématiquement graduelle et proportionnée face aux actions menées par les opposants. C’est une culture que l’on découvre à Saint-Astier dans le cadre de la formation de toutes les unités de gendarmerie mobile.

Peut-être savez-vous que les opposants radicaux disposent d’un fascicule du « parfait zadiste ».

M. le rapporteur. Nous avons demandé au directeur général de la gendarmerie nationale de nous en communiquer un exemplaire.

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. Il est important de récupérer tous les éléments qui peuvent fournir des éléments de preuve à l’appareil judiciaire. Ce fascicule comporte de surprenants chapitres sur la fabrication d’explosifs de circonstance, sur les modes d’action des forces de l’ordre, sur l’attitude à adopter en garde à vue, sur le comportement à tenir vis-à-vis du gendarme ou du CRS lorsque celui-ci est amené à vous poser les questions qui figurent dans les procédures d’interpellation, et sur la façon de les contourner. Ils se targuent d’ailleurs de délivrer un certificat pratique du « parfait zadiste » !

Quant aux sommations, elles sont réglementaires, clairement annoncées par divers moyens, notamment par haut-parleur, et répétées à chaque nouvelle action des forces de l’ordre. La seule amélioration, modeste, qui pourrait être apportée – et qui, dans les faits, existe déjà – consisterait à tirer une fusée de couleur. Son usage n’est pas systématique, la fusée étant habituellement réservée au crépuscule.

M. le président Noël Mamère. Je réitère la question de M. Delcourt : est-il arrivé que l’autorité civile vous donne des ordres qu’il vous semblait impossible d’exécuter ou qui, en tout cas, n’étaient pas conformes à l’idée que vous vous faites du maintien de l’ordre ?

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. Quoique je n’aie jamais eu affaire à un ordre illégal, je me suis toujours préparé à refuser d’en exécuter. Tous les camarades qui m’entourent, et tous les gendarmes en général, sont imprégnés de cette culture et ont été préparés à respecter la réglementation et les lois : nous en sommes les défenseurs et les représentants légaux.

Lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet. Ce n’est pas ici le lieu de faire des développements sur la « théorie de la baïonnette intelligente ». Il nous appartient de saisir la lettre des instructions du préfet, représentant de l’État et garant des libertés. Mais – et c’est là que réside la difficulté pour le commandant de groupement de gendarmerie mobile – il nous faut aussi très rapidement comprendre l’esprit de la mission, savoir dans quel cadre nous évoluons. Nous devons avoir connaissance de l’arbitrage ministériel, mais surtout percevoir la personnalité de l’autorité préfectorale : j’ai besoin d’être rassuré lorsque je suis dans l’action, mais j’ai aussi besoin de rassurer mon chef et l’autorité préfectorale.

L’opposant est accompagné de conseillers juridiques : il y a des legal teams sur toutes les ZAD. Pourquoi nos préfets ne sont-ils pas secondés par des conseillers juridiques ? La question de l’ordre contraire à la paix publique ne se poserait plus.

Mme Clotilde Valter. L’autorité civile est-elle systématiquement présente pour les grosses opérations ? Vous est-il arrivé, dans certaines circonstances graves ou difficiles, de devoir agir sans elle ?

Vous avez une vision globale du terrain, des rapports de force, de l’ambiance, etc. Peut-il arriver que l’autorité civile qui vous donne des instructions ne perçoive pas les choses de la même façon que vous et adopte une position qui vous pose problème ?

Vous avez tous insisté sur la formation qui vous permet d’appréhender le registre de la réaction humaine. Même si, dès le début de leur carrière, les préfets exercent des responsabilités qui les mettent en contact avec l’ordre public, ils n’ont pas forcément reçu la même formation que vous en ce domaine. Ne manque-t-il pas là quelque chose ?

Que se passerait-il si l’ordre donné par l’autorité civile présente sur le terrain était contredit par l’intervention d’une personnalité qui ne serait pas sur place et dont l’appréhension de la situation pourrait être mauvaise ?

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. L’autorité civile, garante et représentante de l’État, engage les forces mobiles sur une opération, fixe une mission globale, définit un effet à obtenir sur le terrain. C’est ensuite au commandant de la force qui mène l’opération de réfléchir à la façon d’aboutir à l’effet majeur demandé. Il échange donc avec l’autorité civile afin que tous s’accordent sur la conduite des opérations. La question que vous évoquez ne se pose donc pas, puisque le dialogue en amont a débouché sur une entente préalable.

Certes, lors du déroulement des opérations, on peut être amené à adopter des variantes au plan initial, suite à des manœuvres des opposants. L’effet majeur peut évoluer dès lors que le contexte lui-même n’est plus le même. Le commandant de la force donne alors des ordres pour parvenir malgré tout à l’effet final attendu par l’autorité.

Il est important d’insister sur la matérialisation des ordres donnés. Les réquisitions s’accompagnaient de formalisme et de rigidité dans l’accomplissement de la mission. Aujourd’hui, nous disposons d’autres moyens et, plus que jamais, en raison de l’accroissement des violences dans ce type de manifestation ou dans un contexte de ZAD, la mission confiée au commandant de la force par l’autorité civile doit l’être sous forme d’un message écrit ou enregistré, afin qu’il ne puisse y avoir d’hésitation sur sa réalité.

Il est parfois difficile pour l’autorité civile de clarifier la mission. Or notre formation existe depuis des décennies et les retours d’expérience ont fait l’objet de nombreuses analyses. Nos missions sont décrites à l’aide de termes tactiques précis offrant un effet sur le terrain. Il suffirait que les autorités civiles nommées maîtrisent ce glossaire. Ces termes sont de plus en plus souvent utilisés dans les grandes entreprises, où il est question de combat, d’offensive, mais on peut douter que leur signification exacte soit bien connue. Sans doute faut-il, dans ce domaine, mener un travail simple qui permettrait à tous de parler le même langage.

M. le rapporteur. Il arrive que, en amont ou en aval de vos interventions, ou pendant celles-ci, des effectifs de gendarmerie départementale soient également engagés. Même s’ils reçoivent eux aussi une formation, ils n’ont pas votre niveau de technicité. Cela pose-t-il des problèmes ?

Les interpellations ne sont certes pas votre mission première et sont inenvisageables dans certaines circonstances. Il arrive toutefois que, sur des théâtres d’opérations plus classiques, des unités de police judiciaire ou de gendarmerie, spécialement dédiées à ce type d’intervention à titre préventif ou en flagrant délit, soient engagées à vos côtés. Cela s’articule-t-il facilement avec vos missions ou cela pose-t-il des problèmes ? Nos concitoyens ne font pas toujours la distinction entre les différents uniformes et ne comprennent pas pourquoi on n’arrête pas tel ou tel individu dont on voit bien qu’il est en train de commettre une infraction.

M. le président Noël Mamère. À Sivens, en dehors des périodes d’affrontement, ce sont des gendarmes locaux ou départementaux qui sont présents. Ils ne bénéficient pas de la formation qui vous est dispensée à Saint-Astier et n’ont pas la même maîtrise que vous du maintien de l’ordre. Je pense en particulier à ce gendarme qui a été filmé alors qu’il jetait une grenade dans une caravane.

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. Monsieur le président, je n’évoquerai pas ce dernier fait, d’une part parce que je n’étais pas sur place, d’autre part parce qu’une enquête judiciaire est en cours.

M. le président Noël Mamère. Ce sont plutôt les conditions de la mort de Rémi Fraisse qui font l’objet d’une enquête judiciaire, pas l’épisode dont je viens de parler. Je crois d’ailleurs que la personne en question a été sanctionnée par les autorités de la gendarmerie.

Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber. Les unités territoriales auxquelles vous faites référence ont un rôle bien défini et un champ d’intervention limité. Je suis un peu surpris d’entendre qu’elles participent au maintien de l’ordre. Le maintien de l’ordre est un vrai métier qui requiert une formation spécifique et régulière, et dont l’expérience s’acquiert au fil des ans. Si, dans les situations de maintien de l’ordre les plus violentes, des unités territoriales viennent en renfort, c’est lors de phases plus calmes. Tout se passe alors en parfaite entente avec le camarade territorialement responsable. Comme l’indique l’appellation de ces pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG), ils remplissent à la fois des missions d’observation lors de leurs déplacements ou de leurs points de contrôle, et d’intervention, non dans le cadre du maintien ou du rétablissement de l’ordre, mais en appui de décisions judiciaires, d’interpellations domiciliaires ou d’actions de police de la route.

Lors de grosses manifestations, peuvent aussi opérer des agents en civil chargés de recueillir du renseignement et d’interpeller certains individus. Cela ne dégarnit aucunement les effectifs employés pour la mission de maintien ou de rétablissement de l’ordre.

Enfin, je précise que, sur les théâtres d’opérations où je suis intervenu pour maintenir ou rétablir l’ordre, les PSIG étaient utilisés pour de la surveillance spécifique, recueillaient des renseignements sur l’évolution des modes d’action des opposants et renforçaient des dispositifs non exposés à des violences radicales.

M. le président Noël Mamère. Madame, messieurs, nous vous remercions.

La table ronde s’achève à onze heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Guy Delcourt, M. Hugues Fourage, M. Philippe Goujon, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Noël Mamère, M. Michel Ménard, Mme Nathalie Nieson, M. Pascal Popelin, Mme Clotilde Valter

Excusés. - M. Jean-Paul Bacquet, M. Jean-Pierre Barbier, M. Pascal Demarthe, M. Boinali Said