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Commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Jeudi 26 mars 2015

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 21

Présidence de
M. Philippe Doucet, Vice-président

–  Audition, ouverte à la presse, de M. François MOLINS, procureur de la République de Paris, sur le traitement judiciaire du maintien de l’ordre. 2

–   Présences en commission 12

COMMISSION D’ENQUÊTE CHARGÉE D’ÉTABLIR UN ÉTAT DES LIEUX
ET DE FAIRE DES PROPOSITIONS EN MATIÈRE DE MISSIONS
ET DE MODALITÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE RÉPUBLICAIN,
DANS UN CONTEXTE DE RESPECT DES LIBERTÉS PUBLIQUES
ET DU DROIT DE MANIFESTATION, AINSI QUE DE PROTECTION
DES PERSONNES ET DES BIENS

Présidence de Philippe Doucet, vice-président de la commission d’enquête

L’audition commence à dix heures.

M. Philippe Doucet, président. Votre audition, monsieur le Procureur, est l’occasion pour la commission d’enquête d’évoquer le traitement judiciaire du maintien de l’ordre.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de bien vouloir prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Molins prête serment.)

M. François Molins, procureur de la République de Paris. Je tiens d’abord à rappeler un principe : le procureur de la République n'est pas en charge de l'ordre public. Son rôle consiste, dans le respect des libertés individuelles dont il est le garant, à rechercher et à faire constater les infractions à la loi pénale, à poursuivre leurs auteurs puis à statuer sur la suite à donner à ces procédures. Il s’appuie pour cela sur la direction de la police judiciaire et dispose du libre choix du service de police à qui il va confier l'enquête. Cela ne le dispense pas de travailler en liaison étroite avec l’autorité administrative, notamment le préfet.

Le procureur détient également un certain nombre de pouvoirs en matière de contrôles d'identité et de fouilles de véhicules. Je rappelle que toute personne se trouvant sur le territoire national doit accepter de se prêter à un contrôle d'identité dès lors qu'il est effectué dans des conditions régulières.

Dans ce cadre, le procureur de la République a la possibilité de requérir des contrôles d'identité en vue de la recherche et de la poursuite d'infractions particulières, en des lieux et pour une période déterminés, cette dernière n’excédant généralement pas six heures. Le périmètre défini peut correspondre à des quartiers entiers ou au tracé et aux abords d’une manifestation.

À Paris, la délivrance de ces réquisitions de contrôle d'identité est centralisée à mon cabinet, sous ma responsabilité et celle d'un procureur adjoint. Elle intervient régulièrement, notamment chaque fois qu'est organisée une manifestation.

L'ordre public dans Paris revêt une importance particulière dans la mesure où la capitale connaît chaque année environ 3 000 rassemblements à caractère revendicatif dont 600 à 700 qui interviennent de manière inopinée, auxquels s’ajoutent toutes les manifestations festives. Parmi ces manifestations, la quasi-totalité font l'objet, comme l'exige la loi, d'une déclaration à la préfecture de police et sont autorisées. Seule une infime partie est interdite ou se déroule en l'absence de toute déclaration.

Le principe de la déclaration préalable constitue le droit commun de la manifestation, qui se distingue de l'attroupement illicite. Les pouvoirs publics ne peuvent, en droit, s'y opposer qu'à des rares exceptions.

L'article 431-3 du code pénal définit l'attroupement comme tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public. Le rassemblement ne devient donc attroupement qu'en cas de menace pour l'ordre public.

En cas de manifestation, le parquet de Paris intervient en amont et en aval.

En amont, il est sollicité par les services de police pour délivrer des réquisitions de contrôles d'identité qui correspondent aux heures et au parcours de la manifestation ainsi qu’à ses abords. Ces réquisitions sont délivrées généralement la veille ou l'avant-veille de l’événement et fournissent aux forces de l'ordre un cadre juridique sécurisant sur le plan procédural. En effet, une interpellation réalisée à la suite d'un contrôle d'identité qui serait dépourvu de régularité conduirait nécessairement au classement sans suite par le parquet ou à l'annulation de la procédure par le tribunal saisi de poursuites.

Sur la base de ces réquisitions, les services de police peuvent contrôler l'identité de toute personne quel que soit son comportement dès lors qu’elle se trouve dans le périmètre et le créneau horaire figurant sur la réquisition.

Nous sommes bien évidemment en liaison constante avec la direction de sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP) et le cabinet du préfet de police qui nous avise de la manifestation et des éventuels problèmes qu'elle a pu poser en amont ou qu'elle est susceptible d'entraîner au vu des renseignements dont ils disposent.

Dès que nous sommes avisés d’une manifestation, particulièrement en cas de risque de dérive violente, nous sensibilisons les services de police à la nécessité de prévoir un dispositif, que je qualifierai de judiciaire, permettant de rassembler les preuves des infractions et d’interpeller les auteurs présumés. Ces échanges ont pour but de s’entendre sur l’utilisation de la vidéo, sur l’équipement de certains personnels avec du matériel vidéo portable et sur la présence en nombre suffisant d’enquêteurs judiciaires.

En aval, le parquet est amené à intervenir si des interpellations ont été réalisées à la suite d'infractions constatées par les forces de l'ordre.

Il peut s'agir d'infractions que je qualifierai de droit commun – vols, port d'armes, violences volontaires, dégradations, outrages à agent de la force publique ou rébellions , entraves à la circulation routière – mais aussi d'infractions plus spécifiques qui sont celles prévues par le code pénal dans le chapitre intitulé « atteintes à la paix publique » et relatives à la participation délictueuse à un attroupement, aux manifestations illicites ou à la participation délictueuse à une manifestation.

Ce sont les infractions suivantes : le fait de continuer à participer à un attroupement après les sommations – le code pénal érigeant en circonstance aggravante la dissimulation du visage ; le fait de participer à un attroupement en étant porteur d'une arme ou de continuer après les sommations ; le fait de provoquer à un attroupement armé ; le fait d'organiser une manifestation n'ayant pas fait l'objet de déclaration préalable – la notion d’organisation pose aujourd’hui certains problèmes au regard du rôle joué par les réseaux sociaux ; le fait d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite ou d'avoir fait une déclaration incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l'objet ou les conditions de la manifestation ; enfin le fait de participer à une manifestation en étant porteur d'une arme.

Le parquet est ensuite compétent pour apprécier la suite à donner aux interpellations réalisées par les services de police, qu'il s'agisse de personnes conduites au commissariat pour vérification d'identité ou de personnes placées en garde à vue par un officier de police judiciaire.

Il est évident que la gestion de cette mission n’est pas la même selon le nombre de personnes interpellées. Dans tous les cas, les contraintes procédurales sont très fortes.

La police doit aviser téléphoniquement le parquet et ce, dans de très brefs délais. Le code de procédure pénale exige que le procureur de la République soit avisé de la garde à vue dès le début de la mesure et selon la jurisprudence la plus récente, dans un délai d’une heure quinze. Au-delà de ce délai, sauf circonstances insurmontables, l'avis est considéré comme tardif et la procédure est jugée irrégulière.

Pour gérer ces interpellations, le parquet de Paris s'appuie sur une organisation spécifique qui varie selon l’ampleur de la manifestation.

Une section est chargée du traitement en temps réel des interpellations en flagrant délit, la section dite P12, au sein de laquelle une permanence criminelle est tenue par un magistrat, de jour comme de nuit, du lundi matin au vendredi matin puis du vendredi matin au lundi matin. Ce magistrat est destinataire de tous les comptes rendus téléphoniques faits par les services de police à la suite des interpellations. Il lui revient d’apprécier les suites à donner.

Le parquet exerce un contrôle à la fois sur la régularité de la procédure et sur le fond. Nous contrôlons d’abord la régularité de l'interpellation et du cadre dans lequel elle est intervenue ; ensuite, nous vérifions l'infraction retenue et les conditions légales de la vérification d'identité ou de la garde à vue. Enfin, nous examinons la qualification juridique de l'infraction par l'enquêteur – il peut nous arriver de la modifier – et des charges pesant sur la personne qui a été interpellée.

En cas d'irrégularité du contrôle ou de l'interpellation, ou de non-respect des droits de la personne dans le cadre de la garde à vue, la personne est remise en liberté et la procédure est classée sans suite. Si l’interpellation est régulière et les charges suffisantes, l’enquête va prospérer.

Nous rencontrons le plus souvent trois difficultés qui sont inhérentes à l'ampleur des manifestations et à leur caractère complexe.

La première difficulté concerne la prise en compte des exigences de police judiciaire dans l'organisation des forces de l'ordre qui vont intervenir pour encadrer et veiller à l'ordre public. Il s'agit le plus souvent d'unités de maintien de l'ordre de la gendarmerie nationale ou de CRS qui sont de passage à Paris pour assurer cette mission de maintien de l'ordre.

Nous sommes donc soumis à un impératif : disposer des éléments de preuve qui ont pu être retenus contre la personne interpellée et qui vont reposer le plus souvent sur le témoignage de l'agent interpellateur.

Or, les conditions d'intervention des unités de maintien de l'ordre ne sont pas propices à la rédaction de rapports ou de procès-verbaux d'interpellation répondant à nos exigences. Pour sécuriser les éléments de preuve et les procédures, nous avons donc travaillé avec la préfecture de police et la police pour établir une fiche d'interpellation type remplie par l'agent interpellateur. Celle-ci contient les mentions nécessaires sur l'infraction commise, sur l'identité de la personne interpellée ainsi que le témoignage de l'agent sur les circonstances précises de l'infraction qu'il a constatée et les charges pesant sur la personne qu'il a interpellée. Une fois remplie, cette fiche doit être remise à la DSPAP. Cette fiche d'interpellation est distribuée par la préfecture de police à tous les commandants d'unités susceptibles d’intervenir pour être utilisée en cas d'interpellation.

La seconde difficulté est la conséquence du nombre des interpellations et des règles de procédure que nous appliquons.

Il peut d'abord être compliqué de contrôler l'identité d'un nombre important de manifestants dans certaines conditions de tension. Ensuite, dès l'interpellation et le placement en garde à vue, les droits doivent être notifiés immédiatement à la personne placée en garde en vue et le parquet doit être avisé dès le début de la mesure.

L'expérience démontre que, lorsque l'on est confronté à de nombreuses interpellations, les délais ne sont pas toujours respectés – c’est un euphémisme. Cela nous conduit à décider la remise en liberté de la personne et à procéder au classement de la procédure pour irrégularité, sauf si, compte tenu de l’ampleur du trouble à l’ordre public, nous retenons les circonstances insurmontables qui permettent de déroger aux exigences légales et jurisprudentielles.

Une autre difficulté peut survenir lorsque les personnes interpellées n'ont pas de papiers d'identité, refusent de la décliner, revendiquent tous le même état civil et refusent de se soumettre aux vérifications et aux opérations de signalisation autorisées par le parquet dans le cadre de la procédure de vérification d'identité.

Nous avons donc travaillé avec la préfecture de police et les services de la DSPAP et de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC) pour rappeler le cadre juridique du travail de la police qui s'appuie sur trois grandes procédures : le contrôle d'identité, la procédure de dispersion en cas d'attroupement et la garde à vue.

Si la procédure est régulière, nous privilégions, en cas d'infraction commise contre les forces de l'ordre – violences volontaires par jets de projectiles ou rébellions – ou contre les biens – destructions volontaires par incendie ou bris de vitrines –, une réponse binaire : soit les charges ne sont pas suffisantes et la procédure fait l'objet d'un classement sans suite ; soit les charges sont suffisantes, et, compte tenu du trouble à l’ordre public, nous faisons déférer la personne interpellée au parquet pour engager ensuite des poursuites rapides devant le tribunal correctionnel par voie de comparution immédiate ou de convocation par procès-verbal dans un délai de deux mois, assortie d’une mesure de contrôle judiciaire.

M. Pascal Popelin, rapporteur. Nous comptons sur vous pour nourrir notre réflexion sur le versant judiciaire du maintien de l’ordre que nous avons peu abordé jusqu’à présent dans nos auditions.

En premier lieu, s’agissant du cadre juridique général du maintien de l’ordre, les textes et les procédures administratives et pénales sont-ils adaptés aux nouvelles formes de protestation ? Vous venez de décrire longuement les contraintes liées aux interpellations. Ne serait-il pas utile, dans le respect des libertés publiques, de fluidifier ou de simplifier certaines procédures ?

En cas d’occupation de sites dans la durée ou de manifestation sur des terrains privés, les textes sont-ils adaptés et efficaces ?

Pour les ZAD, il semble que, malgré son caractère illicite, l’occupation des lieux permette de revendiquer la qualification d’habitation principale, ce qui ne manque pas de compliquer la tâche des autorités et de soulever des obstacles pour obtenir l’expulsion des occupants. N’y a-t-il pas matière à faire évoluer le droit ?

La responsabilité pénale des gendarmes et des fonctionnaires de police qui peuvent parfois s’écarter des règles auxquelles ils sont soumis et des moyens dont ils disposent pour exercer leur mission est-elle régulièrement mise en cause ? Sur quels fondements ? Peut-on déterminer si les mis en cause appartiennent à des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre ou à d’autres forces de sécurité ? En outre, certains parmi les manifestants estiment que les poursuites sont rarement engagées.

S’agissant du fonctionnement du parquet, faut-il systématiser, voire rendre obligatoire, la présence d’un représentant du parquet auprès des autorités chargées d’une opération de maintien de l’ordre afin de leur apporter une expertise juridique en temps réel ? Pouvez-vous caractériser les relations entre le parquet et les forces du maintien de l’ordre ?

Enfin, sur le traitement judiciaire des suites des opérations de maintien de l’ordre, l’objectif en matière d’interpellations est de parvenir à distinguer les manifestants qui viennent exprimer librement une opinion, des individus qui se rendent coupables de violences ou de dégradations à l’occasion ou en marge des manifestations, sans lien avec l’objet de celles-ci.

Vous avez énuméré les contraintes procédurales qui pèsent sur les interpellations. Dans la pratique, pensez-vous qu’il est souhaitable de renoncer à interpeller, de favoriser la mixité du dispositif en associant forces de maintien de l’ordre et les personnes chargées de la police judiciaire, d’autoriser les forces mobiles à assurer elles-mêmes les interpellations dans un cadre juridique rénové ? L’article 16 du code de procédure pénale – la suspension de la qualité d’officier de police judiciaire pendant une opération de maintien de l’ordre – dont chacun connaît le fondement historique est-il toujours pertinent compte tenu des évolutions technologiques ? Quelle est votre opinion sur le recours à la vidéo – vidéoprotection de voie publique ou dispositif mobile ? Quels sont ses avantages et ses inconvénients, pour les manifestants et pour l’efficacité de la réponse pénale ? La vidéo peut-elle permettre de limiter le nombre d’interpellations immédiates en facilitant les arrestations a posteriori ?

M. François Molins. Je le répète, je ne suis pas le meilleur juge du volet de droit administratif du maintien de l'ordre.

Toutefois, il serait, de mon point de vue, périlleux de vouloir soustraire les manifestations au régime de droit commun des libertés publiques pour les soumettre à un régime plus réducteur. Les droits du citoyen doivent rester identiques, quel que soit le cadre dans lequel ils s’exercent, dès lors que la loi est respectée.

J’ai le sentiment, au travers du prisme judiciaire qui est le mien, je le redis, que le cadre juridique général n’est pas inadapté. Il gagnerait toutefois à être précisé car certaines notions du droit des manifestations reposent sur des fondations argileuses. C’est le cas pour la théorie des circonstances insurmontables qui laisse la place à des interprétations très prétoriennes et personnelles.

Même si la Cour de cassation, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, a récemment estimé que l’infraction d’organisation de manifestation sans déclaration était définie de manière suffisamment précise, il n’en reste pas moins que, dans la pratique, nous rencontrons des difficultés pour caractériser l’infraction. Avec les évolutions techniques et le rôle des réseaux sociaux, il est parfois très délicat de déterminer qui est l’organisateur de la manifestation. Sur ce sujet, plusieurs poursuites ont abouti à des décisions de relaxe du tribunal correctionnel de Paris, ce qui est le meilleur signe de la difficulté.

Avons-nous les moyens de déloger les personnes occupant un site ? J’ai le sentiment que la réponse est oui. Mais, en la matière, l’intervention judiciaire est éminemment tributaire de la décision administrative. Les instruments juridiques existent mais leur usage appartient à l’autorité administrative et relève de la responsabilité politique. En l’état actuel des textes, rien ne s’oppose selon moi à l’évacuation d’un site. En revanche, la notion de propriété privée ou de domicile soulève des difficultés juridiques. L’interpellation est possible dans le temps de la flagrance. Ensuite, la voie à suivre est celle de la procédure d’expulsion.

M. le rapporteur. Le rapport de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale sur les événements de Sivens souligne qu’« il s’agit principalement d’occupation illicite de parcelles en tirant avantage des lourdeurs administratives pour obtenir une ordonnance d’expulsion sur un périmètre géographique restreint ne permettant pas une interdiction de l’ensemble du site du futur chantier… ». Les choses ne sont donc pas si simples.

M. François Molins. Le problème ne réside pas dans les textes mais dans l’organisation. Je ne nie pas les difficultés et la lenteur des décisions de justice relatives à l’expulsion des occupants sans droit ni titre auxquelles sont confrontés les citoyens et les pouvoirs publics. Mais tout dépend de l’usage qui est fait des procédures existantes : la procédure de référé peut être rapide. C’est bien l’organisation et les moyens de la justice civile qui sont en question. La procédure de référé d’heure à heure permet en cas d’urgence d’obtenir l’autorisation d’assigner dans les heures qui suivent ; la décision peut intervenir en 24 heures. Les textes le prévoient. Il faut peut-être revoir la culture et les moyens pour permettre à la justice de rendre son office dans des délais plus brefs.

Le traitement judiciaire de l’ordre public est intimement lié au choix qui sera fait par l’autorité administrative. Cela justifie un travail en amont et en synergie. En tout état de cause, l’intervention judiciaire dépend du traitement de la manifestation : par exemple, si de faibles moyens sont affectés au recueil des preuves d’infraction, si la manifestation dégénère, et si le préfet décide ne pas intervenir et de laisser commettre les infractions parce qu’il choisit de se concentrer sur d’autres impératifs, le traitement judiciaire n’aura pas lieu d’être.

À l’inverse, dans certaines manifestations, priorité peut être donnée à une intervention des forces de l’ordre, de nature judiciaire, pour extraire les fauteurs de troubles de la manifestation et les remettre ensuite à la justice.

En cas de refus de dispersion après sommation et de manœuvres des forces de l’ordre pour isoler un noyau de personnes réfractaires, d’autres problèmes se posent.

Le traitement judiciaire dépend des moyens déployés pour constater l’infraction ainsi que des voies choisies par l’autorité administrative pour la gestion de la manifestation.

Je ne suis pas favorable à la présence systématique du parquet. D’une part, l’obligation de présence du parquet n’est pas indifférente en termes de moyens. Si, à Paris, le magistrat de la permanence criminelle est affecté à la salle de commandement, il faudra trouver quelqu’un pour assurer la permanence criminelle. Cela pose donc des problèmes d’organisation et d’effectifs.

D’autre part, au vu de mon expérience, la systématisation de la présence du parquet ne s’impose pas car, dans certains cas, elle ne s’avère pas nécessaire.

Pour les événements festifs, comme le jour de l’an, la présence du parquet n’est pas nécessaire. Pour les manifestations qui vont invariablement donner lieu à des troubles, comme la fête de la musique, ou pour celles qui se présentent dans de mauvaises conditions – parce qu’elles ont été interdites ou parce que les renseignements recueillis permettent d’anticiper des violences –, un membre du parquet est présent. En revanche, cette présence n’a pas d’intérêt si la manifestation s’annonce pacifique. Nous devons toutefois faire preuve d’une vigilance marquée qui se traduit par une relation constante avec le préfet et la DSPAP. Si la manifestation dégénère, nous prenons la décision d’envoyer quelqu’un dans la salle de commandement pour veiller au respect des contraintes procédurales.

Il est impératif d’améliorer la qualité du traitement judiciaire. De nombreuses réunions ont été organisées depuis deux ans pour améliorer le dispositif. Mais les procédures continuent à tomber parce que les règles procédurales n’ont pas été respectées ou parce que le recueil des éléments de preuve est insuffisant.

À cet égard, la fiche d’interpellation représente un progrès même si nous manquons encore de recul pour apprécier ses résultats. Il s’agit d’une première à Paris qui est le fruit d’un travail associant le parquet, la préfecture de police, la DSPAP et la DOPC.

Il faut également travailler sur le dispositif de recueil des éléments de preuve. La présence en plus grand nombre d’officiers de police judiciaire ou d’agents de police judiciaire aux côtes des forces de maintien de l’ordre, au sein d’unités mixtes ou séparément, apporterait sans doute un plus.

La vidéo peut être utilisée de deux manières : à l’appui des interpellations ou a posteriori – des interpellations ont été effectuées après étude des images pour les manifestations pro-palestiniennes de l’été dans le dix-huitième arrondissement de Paris. Au-delà de l’efficacité et de l’aide dans le recueil des éléments de preuve, la vidéo comporte une autre vertu, celle de sécuriser les interventions des forces de l’ordre ; elle permet d’attester du comportement du policier.

La section de la presse et des atteintes aux libertés au sein du parquet de Paris est compétente pour les infractions commises par des officiers de police judiciaire (OPJ) ou agents de police judiciaire (APJ). Chaque dénonciation donne lieu à une enquête. Si la plainte apparaît sérieuse, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) est saisie aux fins d’enquête, laquelle peut donner lieu à des poursuites pour violences illégitimes.

M. Meyer Habib. L’exhibition de drapeaux d’organisation terroriste ou de symboles nazis est sanctionnée par le code pénal. Cette disposition est-elle appliquée ?

Le fait de manifester en arborant une arme factice constitue-t-il un délit ?

Qu’en est-il pour la gestuelle ? La quenelle ou le salut nazi sont-ils répréhensibles ? Si l’infraction est constatée, les forces de l’ordre sont-elles amenées à intervenir ?

Alors que le recours à la vidéo n’est pas systématique, ne faudrait-il pas le rendre obligatoire dans toutes les manifestations sensibles ?

Enfin, l’auteur d’un appel à une manifestation interdite, lancé via Internet, peut-il être poursuivi ?

M. Philippe Goujon. L’audition de magistrats de province nous permettrait sans doute d’entendre un son de cloche différent car l’organisation à Paris est très spécifique.

Vous dites à la fois que les sanctions et les suites judiciaires sont adaptées et que de nombreuses procédures tombent. Comment résoudre cette contradiction ? Dispose-t-on de statistiques pour les manifestations récentes sur le nombre de condamnations prononcées par rapport au nombre de déferrements ?

J’avais déposé une proposition de loi tendant à responsabiliser les organisateurs de rassemblements sauvages via les réseaux sociaux. Je visais les apéros Facebook pour lesquels il n’existe pas d’organisateurs déclarés. L’idée était de considérer celui qui lance l’invitation comme l’organisateur de l’événement, non pas pour le sanctionner mais pour pouvoir l’organiser avec lui. Je sais que la préfecture de police a communiqué sur Facebook sur ce sujet. Quelles sont aujourd’hui les preuves recevables en justice en la matière ?

Savez-vous quelles formes prend en province la coopération en amont des manifestations entre la justice et les préfectures ?

Les magistrats sont-ils suffisamment formés au maintien de l’ordre ? Cette formation est prévue pour les préfets, pensez-vous qu’elle serait utile pour les magistrats ?

Mme Marie-George Buffet. Le préfet Lambert a évoqué un programme de formation commun aux procureurs et préfets dans le domaine du maintien de l’ordre. Quel en est le contenu ?

Il nous a également rappelé que le maintien de l’ordre n’est pas une science exacte. Je partage son point de vue.

La solution au classement des procédures se trouve-t-elle dans des évolutions du cadre réglementaire ou dans un travail collectif plus en amont entre l’autorité judiciaire, l’autorité civile et les forces opérationnelles ?

Je suis dubitative sur la remise en cause des procédures actuelles. J’adhère entièrement à vos propos sur les droits du citoyen.

M. François Molins. L’apologie du terrorisme, au travers de l’exhibition de drapeaux ou symboles a chaque fois fait l’objet de poursuites. En revanche, l’exhibition du drapeau nazi est réprimée uniquement dans les enceintes sportives. Le traitement judiciaire de certaines situations est malaisé : certains actes apparaissent de manière limpide comme une infraction – c’est le cas aujourd’hui du drapeau de Daech. En revanche, la quenelle demande une analyse du contexte pour déterminer si elle doit être poursuivie ou pas. La réflexion que nécessite ce geste n’est pas toujours compatible avec une interpellation immédiate.

La vidéo est une piste intéressante. Sa plus grande utilisation ne demande pas une modification législative mais plutôt un travail en commun et une meilleure organisation. Le recours à la vidéo présente le double avantage, d’une part, de pré-constituer des preuves, et d’autre part, de stigmatiser les mauvais comportements des forces de l’ordre ou de dédouaner ceux qui sont injustement accusés. Je ne vois que des avantages à la vidéo.

La qualité des procédures n’est pas un problème nouveau. La direction des affaires criminelles et des grâces diffuse régulièrement depuis le milieu des années 1990 des circulaires qui appellent l’attention des procureurs sur la nécessité de se rapprocher des préfets et de veiller à l’existence de dispositifs de police judiciaire suffisants lors des manifestations. Si la qualité des procédures pose problème et si tant de procédures tombent, la raison en est simple : le dispositif judiciaire n’est pas au niveau qui devrait être le sien dans le traitement du maintien de l’ordre. Cela ne nécessite pas forcément une modification législative mais peut-être plus de travail en commun. Partout où je suis passé, j’ai toujours été associé par le préfet à la préparation des manifestations. Quand ce n’était pas le cas, j’ai pris l’initiative de m’enquérir des dispositifs prévus.

Peut-on faire mieux ? Certainement. Je n’ai jamais suivi de formation au traitement judiciaire du maintien de l’ordre. Il existe peut-être des sessions de formation continue sur ce thème, qui n’a sans doute pas été suffisamment travaillé ; les efforts de formation sont bienvenus. Je n’ai pas connaissance de l’existence d’un programme commun de formation avec les préfets.

S’agissant d’Internet, il est difficile d’établir deux corpus juridiques différents pour une même liberté. Pour les manifestations organisées par le biais des réseaux sociaux, la première difficulté tient à l’absence d’interlocuteurs. L’idée de présumer organisateur celui qui lance le message me semble bonne. Cela responsabiliserait les initiateurs et faciliterait le travail de l’autorité administrative.

Lorsque la manifestation n’est pas déclarée, je peux vous citer le cas de poursuites contre quelqu’un qui appelait à manifester qui ont abouti à une décision de relaxe. De la même manière, un tribunal a considéré que le fait de se comporter en organisateur n’était pas suffisant pour considérer quelqu’un comme organisateur.

En la matière, nous sommes dans le droit commun de la procédure pénale, donc dans un régime de totale liberté de preuves.

M. le rapporteur. Je souhaite connaître votre avis sur plusieurs sujets qui ont été soumis à notre réflexion lors des auditions par d’autres interlocuteurs.

En premier lieu, un dispositif d’interdiction administrative individuelle de manifestation existe pour les réunions sportives à l’égard d’éléments radicaux identifiés. Il est relativement facile à faire appliquer dans une enceinte sportive. Il nous a été suggéré d’étendre ce dispositif aux manifestations sur la voie publique. Dans le principe, l’idée se défend mais dans la pratique, elle risque d’être inopérante. Que pensez-vous de cette mesure qui existe dans certains pays, comme la Belgique ? Je précise que cette mesure n’est envisageable qu’à l’encontre de personnes ayant déjà fait l’objet de condamnations pour violences lors de manifestations.

En second lieu, parmi les mesures préventives, le préfet de police de Paris a avancé l’idée d’interpeller en amont, sur réquisition du procureur, les personnes susceptibles de troubler l’ordre public. Quel pourrait être le cadre juridique de cette mesure ? Cette possibilité, semble-t-il, est déjà utilisée.

M. François Molins. Il serait intéressant de disposer d’un cadre juridique préventif permettant, sur la base d’un arrêté, d’obliger les personnes visées par une interdiction à se rendre au commissariat. Cela ne me choque pas.

M. le rapporteur. Mais le commissariat ne pourra pas retenir la personne pendant toute la durée de la manifestation.

M. François Molins. Cette mesure me semble dans la ligne de la décision rendue par le Conseil d’État dans l’affaire Dieudonné qui rappelle qu’il appartient à l’autorité administrative de prendre des mesures de nature à éviter la commission d’une infraction pénale. Dès lors que l’autorité administrative dispose d’informations suffisamment fiables et précises laissant penser qu’une infraction va être commise, son intervention me semble légitime.

En revanche, il me paraît difficile d’interpeller une personne à titre préventif, en l’absence de décision de l’autorité administrative, sur la simple foi de sa mauvaise réputation.

Il est tout à fait concevable d’interpeller celui qui n’a pas respecté un arrêté d’interdiction de manifestation.

M. le rapporteur. Cela relève donc de la police administrative ?

M. François Molins. Dans le premier cas, en effet. En revanche, s’il y a violation de l’arrêté d’interdiction, on bascule dans la police judiciaire.

M. le rapporteur. La décision d’interdiction de manifestation est pour vous une mesure de police administrative ?

M. François Molins. Tout à fait, dès lors qu’on parvient à objectiver les éléments laissant penser à la commission d’une infraction.

Mme Marie-George Buffet. Cette question est très délicate. Quel devra être le degré de condamnation préalable pour justifier la mesure ? Un syndicaliste pourra-t-il se voir interdit de manifestation au motif qu’il a été condamné pour avoir bousculé des ordinateurs dans une préfecture à la suite d’un conflit difficile ?

M. le rapporteur. Cette mesure fait partie des sujets dont nous avons à débattre afin de décider éventuellement de la faire figurer dans les préconisations du rapport.

Une disposition législative semble nécessaire pour la mettre en place. Il appartiendra au législateur de qualifier les faits de manière suffisamment exceptionnelle pour éviter qu’elle ne s’applique trop largement. C’est aussi toute la difficulté d’un autre texte, le projet de loi sur le renseignement. Il faut donner aux forces de sécurité les moyens de remplir leur mission dans un cadre juridique sécurisé sans entraver massivement le libre exercice du droit constitutionnel consistant à pouvoir exprimer librement son opinion, y compris en manifestant sur la voie publique.

M. François Molins. Il ne s’agit pas d’empêcher quelqu’un d’exercer une liberté fondamentale mais d’empêcher la commission d’une infraction. Il faut entourer la mesure de garde-fous suffisamment solides pour s’assurer que la personne visée n’a pas l’intention d’exercer une liberté mais de commettre une infraction de violence ou de dégradation. Dans le cas contraire, ce serait une grave atteinte à l’exercice des libertés démocratiques.

M. Philippe Doucet, président. Je vous remercie, monsieur le Procureur, d’avoir pris de votre temps pour répondre aux questions de la commission d’enquête.

L’audition prend fin à onze heures vingt.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Marie-George Buffet, M. Philippe Doucet, M. Philippe Goujon, M. Meyer Habib, M. Jérôme Lambert, M. Pascal Popelin, M. Daniel Vaillant

Excusés. - M. Jean-Pierre Barbier, M. Gwenegan Bui, M. Guy Delcourt, M. Hugues Fourage, M. Boinali Said