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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Mercredi 21 janvier 2015

Séance de 8 h 45

Compte rendu n° 2

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Éric Ciotti, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence

La séance est ouverte à 8 heures 50.

Présidence de M. Éric Ciotti

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence pour la première audition de cette commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes dont nous avions sollicité la création en septembre dernier, qui a été installée le 3 décembre 2014 et dont le bureau a été constitué le 17 décembre.

Cette commission d’enquête débute ses travaux dans le contexte tragique qui a frappé notre pays du 7 au 9 janvier dernier et qui donne encore plus d’importance à la réflexion que nous allons conduire. Nous étudierons le phénomène global de radicalisation, le suivi des filières terroristes et les conséquences des événements survenus il y a deux semaines.

Nous accueillons ce matin M. Raphaël Liogier, sociologue et directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Nous l’interrogerons notamment sur le processus de radicalisation.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Liogier, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Raphaël Liogier prête serment).

M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il n’existe pas d’étude approfondie sur les nouvelles filières djihadistes. L’observatoire du religieux a procédé à quelques enquêtes parcellaires, mais nous n’avons pas les moyens d’approfondir la réflexion, pourtant utile, sur les moyen et long termes. C’est la raison pour laquelle il faut rester prudent sur ces questions.

Le terme de « djihad » signifie « effort continu », que la majorité des musulmans considèrent comme intérieur – le grand djihad –, mais a nourri des controverses sur l’idée de guerre depuis le VIIIe siècle. Aux frontières de l’empire arabo-byzantin en Asie centrale, les individus se réclamant du djihad procédaient à des razzias et empiétaient sur les limites de l’empire abbasside.

Il y a lieu de distinguer le djihadisme du martyr – « chahîd » qui signifie « témoin » en arabe – ; le Coran n’affirme nulle part que celui mourant au combat devient un martyr, mais des interprétations complexes et concurrentes se sont développées. L’idée de martyr remonterait d’ailleurs à une période antérieure à la fondation de l’islam et notamment à celle de l’épopée de Gilgamesh dans laquelle les guerriers laissant la vie sur le champ de bataille se voyaient destinés au paradis.

Le djihad moderne résulte de la décomposition de l’islamisme, c’est-à-dire l’islam politique issu du néo-fondamentalisme. Toutes les religions ont engendré un courant fondamentaliste ou littéraliste, animé par des personnes souhaitant revenir à une pratique présentée comme pure ; le néo-fondamentalisme se caractérise par la haine obsessionnelle de l’Occident ; ce mouvement, qu’a fait naître en 1799 l’entrée de Napoléon Ier au Caire, s’est enraciné au fil des défaites militaires qui ont fait naître un complexe occidentaliste et ont favorisé l’essor de nombreux groupes comme celui des Frères musulmans.

À partir de 1956 et de la crise du canal de Suez, Gamal Abdel Nasser instrumentalise ce courant dans une logique tiers-mondiste en utilisant le conflit israélo-palestinien et le thème d’un complot occidental. Cette représentation dégénérée de l’Occident n’épouse pas forcément les contours d’une image dégradée de la démocratie. Ainsi, l’ancien terroriste du début des années soixante-dix M. Ahmed Rami, d’origine marocaine, s’est exilé en Suède où il est devenu un farouche défenseur de la liberté d’opinion et d’expression tout en restant islamiste. Le développement d’un islamisme réformiste peut s’avérer très conservateur comme le montre la Turquie actuelle. À ses côtés se tient un islamisme radical, analysé par mon directeur de thèse et prédécesseur, Bruno Étienne, dans un livre intitulé L’islamisme radical, qui se caractérise par une très grande complexité, important des idées occidentales comme l’anticapitalisme et les retournant contre les démocraties libérales. Ahmad Fardid a développé le concept de la pestilence occidentale – ou westoxification – et qualifiait les droits de l’Homme de piège bourgeois tendu aux travailleurs. Cet islamisme radical défend l’idée d’un complot de l’Occident, incluant un complot sioniste qu’il décèle sur le fondement d’extraits du Coran suspicieux envers les juifs. Ces idées se retrouvent aujourd’hui dans la pensée de M. Tareq al-Suwaidan, prédicateur koweïtien influent, et de M. Omar Bakri, de nationalité britannique.

Le passage à la lutte armée terroriste s’effectue à partir de ces thèses et de la conjonction de deux phénomènes : l’échec de l’islamisme politique et de l’installation d’un grand califat au Moyen-Orient – mis en lumière par MM. Bruno Étienne et Olivier Roy – et la guerre en Afghanistan qui a fourni un terrain d’entraînement pour les djihadistes, y compris ceux venus d’Occident. En outre, – et ce point, plus rarement évoqué, a été relevé par M. Olivier Roy – le démantèlement des réseaux terroristes d’extrême-gauche des années soixante-dix, La bande à Baader ou Les Brigades rouges, favorisera le développement du djihadisme en occident à la toute fin des années 70 et au début d’années 80. Son idéologie et ses méthodes croisent celles de l’extrême-gauche, notamment dans la définition des cibles symboliques à atteindre – comme les tours du World Trade Center incarnant le capitalisme – ou dans l’évocation de conflits comme celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens. Mustafa Bouyali s’inscrivit dans cette démarche lorsqu’il fonda le premier maquis islamiste armé en Algérie en 1982.

Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix sont marquées par l’existence de groupes à l’idéologie cohérente, radicale, révolutionnaire, « occidentaliste » car focalisée sur l’Occident et anti-occidentale, armés et entraînés grâce à l’expérience afghane, et se soumettant à une pratique religieuse intense reposant sur des interprétations radicales du Coran.

Depuis le début des années 2000, le djihadisme croise cette ancienne forme avec de nouvelles caractéristiques qui le rendent plus difficilement cernable et contrôlable. La révolution de la communication de masse et d’Internet a surtout amené, au-delà de la large diffusion qui existait déjà grâce à la télévision, l’interactivité qui contribue à créer une société civile virtuelle. Un marché global de la terreur s’est constitué avec la mise en spectacle de celle-ci ; d’anciennes organisations comme Al-Qaïda se sont ainsi transformées pour s’adapter à ce marché sur lequel la concurrence est vive. Daech a émergé dans ce secteur en mettant en spectacle des exécutions et en trouvant une spécificité : Al-Qaïda défendait l’idée que seul l’islam était pur, Daech prospère en affirmant que seul le sunnisme est pur. En Irak, Daech prospère donc sur la frustration de la majorité des sunnites tout en se créant une niche mondiale de défenseur de cette partie de l’islam.

Cette compétition sur le marché de la terreur entraîne une multiplication des « filiales », notamment au sein d’Al-Qaïda où Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), présente surtout au Yémen, qui se sont créées et connaissent de fortes luttes jusque dans leurs propres rangs. Ces organisations deviennent des « franchises » établissant des chartes et demandent à ces groupes de simplement se revendiquer d’elles après une attaque afin de prospérer localement, comme au Mali, et à l’échelle planétaire.

M. Arjun Appadurai, anthropologue américain, a montré que le XXIsiècle est marqué par la crainte du voisin humilié qui peut assassiner les gens de son entourage, alors que le siècle précédent l’était par l’angoisse des révolutions de masse. M. Appadurai dessine ainsi une géographie de la colère et de l’humiliation dans le monde.

Le profil des nouveaux djihadistes – que l’on retrouve chez les assassins qui ont agi dans les locaux de Charlie Hebdo comme chez Mohammed Merah, même si celui-ci était moins professionnel et moins formé – laisse apparaître l’absence de toute idéologie cohérente, d’endoctrinement théologique ou de maîtrise de l’arabe classique. Il conviendrait donc de réviser la notion de « radicalisation », qui ne s’avère opérante que pour les djihadistes de la fin du XXe siècle, dont certains restent en activité et croisent la nouvelle génération. En prison, nous ne rencontrons plus de cas comme celui de Khaled Kelkal qui étudie le Coran et l’arabe classique pendant ses deux années d’incarcération ; maintenant la prison abrite la rencontre des humiliations et les personnes se mettent ensuite à la guerre. Cette individuation post-adolescente reposant sur une incapacité à construire une histoire positive de soi-même rend difficile l’évaluation de la dangerosité de la multitude de groupes qui se forment ; n’importe quel idéologue peut transformer en positive la stigmatisation négative ressentie par ces personnes en leur affirmant que le chômage, la pauvreté et la discrimination constituent des épreuves qui font d’eux des héros de l’islam.

Un groupe comme Forsane Alizza – les cavaliers de la fierté – créé en 2010 et dissous en 2012 par M. Claude Guéant, alors ministre de l’intérieur, était composé d’individus s’habillant en noir et jouant de manière inquiétante aux soldats de l’islam, mais qui s’avéraient en fait davantage des punks islamistes ou des skinheads cherchant l’extrême plus que la pratique.

Ces personnes tombent dans le djihadisme sans passer par l’islam et se présentent rétroactivement comme musulmans, ce qui peut amener à s’interroger sur l’utilité de former des imams si ceux-ci se trouvent contournés par des individus qui les jugent illégitimes.

La politique française a mis l’accent sur la lutte contre le communautarisme, mais les individus actuels sont désocialisés et éloignés de toute structure communautaire, même musulmane. Il convient donc de distinguer le mouvement fondamentaliste existant depuis le début des années 2000 du néo-fondamentalisme occidentaliste. La question du voile a accompagné cette évolution et nous avons constaté, à l’observatoire du religieux, avant 2009, que des jeunes femmes célibataires ayant vécu des moments difficiles dans des quartiers durs ont voulu se racheter une honorabilité et vivre de manière ascétique en portant un voile intégral. Cette nouvelle tendance s’est séparée de l’islamisme car il ne s’attache pas à l’obsession de l’Occident. Aujourd’hui, de nouveaux imams radicaux rencontrent un grand succès, notamment M. Rachid Abou Houdeyfa, de la mosquée de Brest, surnommé « l’imam YouTube » : lorsque celui-ci poste une vidéo sur Internet, 50 000 personnes la regardent en seulement quelques heures. Ce jeune imam, habillé en blanc ou de façon traditionnelle, s’avère radical et fondamentaliste, mais son salafisme piétiste, très individualiste, s’oppose au djihadisme et à toute forme de violence. Il a diffusé une vidéo après l’attentat à Charlie Hebdo dans laquelle il condamne avec virulence ce type d’actes. L’impact de cet imam est bien supérieur à celui d’imams, comme M. Hassen Chalghoumi, que l’on cherche à promouvoir pour se rassurer mais qui n’ont aucun impact. Les fidèles rejettent ces personnes qui parlent mal le français – que maîtrise parfaitement M. Abou Houdeyfa – car cela est interprété comme une volonté d’humiliation et alimente donc la théorie du complot. M. Abou Houdeyfa incarne une sorte de M. Tariq Ramadan pour des personnes de moins de vingt-cinq ans n’ayant pas la formation intellectuelle pour suivre le discours de M. Ramadan.

M. Jacques Myard. Quand vous définissez le djihad par l’effort, vous vous adonnez à une interprétation. Le fondamentalisme a toujours existé dans l’islam et les quatorze siècles de son histoire sont marqués par un retour à la lecture fondamentale. On a toujours accusé les rénovateurs comme Averroès et Avicenne de s’éloigner du Coran.

Le fondamentaliste ne cherche pas le pouvoir politique, mais souhaite que la société applique les fondements de l’islam. Dans ce cadre, la démocratie peut exister, comme en Iran.

Les salafistes piétistes condamnent le djihadisme, mais cinq écoles composent le salafisme, du piétisme au djihadisme. Ces différentes obédiences ne cessent de s’excommunier au nom de leur propre religion. Il existe aujourd’hui presque autant d’islams que de musulmans ; des imams seront républicains quand d’autres s’autoproclameront investis d’une charge.

M. Georges Fenech. Monsieur le professeur, je ne vous ai pas entendu condamner fermement l’islamisme radical. Vous dirigez l’observatoire du religieux et vous n’avez pas évoqué l’endoctrinement et la manipulation mentale ; vous vous êtes d’ailleurs vigoureusement opposé à l’existence de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) que j’ai dirigée. M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, a récemment appelé à utiliser l’expertise française en matière de connaissance de la manipulation mentale et a cité l’action de la Miviludes dans ce domaine. Mme Dounia Bouzar a créé un centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). En tant que directeur de l’observatoire du religieux, ne considérez-vous pas qu’il existe des phénomènes d’endoctrinement sectaire d’un islamisme radical ?

M. François Pupponi. Monsieur le professeur, les réseaux sont certes très nombreux, mais sont-ils vraiment étanches ? On constate l’existence de passerelles et de contacts dans nos quartiers. Que savez-vous de ces liens ?

M. Joaquim Pueyo. Les réseaux néo-fondamentalistes cherchent-ils tous à créer un califat, dans lequel se mêlent pouvoirs religieux et temporel ? Mustapha Kemal Atatürk, grand laïc, a supprimé en 1924 le califat, dont le siège se trouvait à Constantinople mais ce concept revient depuis un an dans les paroles d’islamistes radicaux, et l’on se demande quels sont les mouvements qui veulent réinstaurer le califat.

Pourriez-vous nous tracer des pistes de lutte contre la radicalisation ? Votre observatoire a-t-il entamé une réflexion sur les expériences conduites dans ce domaine en Allemagne et au Danemark ?

M. Raphaël Liogier. J’ai expliqué que le terme de « djihad » signifiait « effort continu », mais que cette interprétation fut controversée dès l’origine et que certains guerriers utilisaient ce mot ; cependant, il ne fut pas lié au martyr, cette association apparaissant plus tard et alimentant d’autres controverses.

Le fondamentalisme parcourt en effet toute l’histoire de l’islam, certains musulmans affirmant que le Coran est la parole de Dieu que l’on ne peut modifier, quand d’autres disent qu’une marge d’interprétation existe, le Coran n’étant que la « mère du livre ». Le néo-fondamentalisme s’est construit à partir d’un rapport particulier à l’Occident ; il aboutit à l’islamisme et, dans cette configuration, ce mouvement souhaite prendre le pouvoir, par les élections pour les réformistes. Quant au salafisme, la globalisation a éclaté les cinq écoles en une myriade de tendances.

Mon rôle n’est pas de dénoncer les attentats, même s’ils m’ont bien entendu choqué ; je cherche à analyser l’islamisme radical afin de trouver les moyens de lutter contre certaines pratiques.

Dès la création de la mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), je me suis opposé à ce que l’on qualifie de sectaire tout mouvement qui paraissait différent et j’ai accueilli favorablement la transformation de la MILS en Miviludes, chargée, elle, de se pencher sur les dérives sectaires. On avait constitué un faux mouvement de culte des yaourts à l’observatoire du religieux – sur lequel la MILS s’était penchée – pour critiquer le fonctionnement de cette mission. En revanche, il y a lieu d’étudier les mouvements endoctrinant les gens afin de lutter contre eux. La MILS et la Miviludes procédaient hélas à des généralisations fortement idéologiques et entravaient le combat contre les sectes mené par les ministères de terrain – intérieur, éducation nationale, santé et agriculture. Ceux-ci se sont opposés aux biais de la MILS puis de la Miviludes. Lors d’une audition, M. Didier Leschi, chef du bureau des cultes au ministère de l’intérieur, avait été pris à partie car il ne disposait pas des éléments permettant de nourrir les idées préconçues de la mission.

L’endoctrinement ne s’effectue plus par une radicalisation théologique, mais à partir de slogans et par le renversement du sens du stigmate, les rêves déchus de ces jeunes – générateurs de haine de soi et donc d’hostilité envers les autres – étant présentés comme des épreuves subies sur le chemin de l’obtention du statut du héros djihadiste, permettant ainsi de construire un récit de vie positif.

Les locuteurs politiques et médiatiques ont une forte responsabilité lorsqu’ils nourrissent le théâtre de la guerre culturelle ou identitaire générale. Dans cette pièce, des acteurs, dont la parole a alimenté le débat sur l’identité nationale, pleurent sur le vrai peuple français que l’on tromperait et dont l’identité – définie comme le phénomène de peur de ne plus être identique à ce que l’on a été – serait attaquée dans son essence en France et en Europe ; dans cette configuration, le musulman incarne l’ennemi qui vise à islamiser le pays – ce que j’avais décrit dans mon livre Le mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective. Ainsi, une alimentation halal n’est pas suivie par hasard, mais dans le but d’islamiser la société. La plupart des musulmans – même ceux n’ayant pas de pratique religieuse – ressentent ce discours comme une discrimination, car il assigne ces personnes à une essence musulmane plutôt que française. Cela débouche sur l’injonction, très mal ressentie, de se désolidariser d’actes en tant que musulmans et entretient chez certains le sentiment de l’existence d’un complot. Le héros défendant le peuple français peut être un journaliste ou un écrivain publiant un livre qui se vendra immédiatement à des centaines de milliers d’exemplaires même sans publicité. Enfin, sur cette scène évolue également l’allié de l’ennemi, le traître multiculturaliste. Dans ce contexte, les personnes très fragiles peuvent passer à l’acte de manière symbolique ou, si elles souffrent d’un problème profond et grave d’individuation, commettre des actes violents.

Le califat occupe une place omniprésente dans l’imaginaire, même inconscient, des musulmans ; il peut revêtir des traits abstraits ou spirituels, mais il peut également représenter une utopie politique à l’image de la société sans classes de Karl Marx.

En ce qui concerne les pistes de lutte contre la radicalisation, il convient de ne pas s’adonner à la moralisation consistant à interpréter l’islam à la place des musulmans ; que l’on impose de montrer son visage dans l’espace public en France se conçoit, mais la République n’a pas à entrer dans les controverses religieuses sur le port du voile car cela froisse les musulmans, y compris ceux qui sont opposés au port du niqab.

Il y a également lieu d’appliquer strictement la laïcité et de sortir d’une politique patrimonialisée qui fait le jeu de l’extrême-droite car elle consiste à défendre ce principe comme le château de Versailles : on le fait visiter, mais il n’existe plus effectivement. Nous devons éviter de défendre des absurdités juridiques comme l’affirmation de la neutralité de l’espace public : depuis 1789, celui-ci est un lieu d’expression des idées et des convictions, y compris religieuses, des citoyens. Promouvoir une telle neutralité s’oppose à la laïcité, à la loi de 1905 et à la jurisprudence du Conseil d’État ; seuls les agents publics doivent s’y soumettre afin de garantir la coexistence des diversités dans un respect mutuel que porte la devise « Liberté, égalité, fraternité ». La chasse aux voix dans l’isoloir ne doit pas conduire à des prises de position irresponsables sur des sujets aussi sensibles.

M. le président Éric Ciotti. Disposez-vous d’éléments statistiques sur le nombre de musulmans en France et sur l’évolution du phénomène de radicalisation ?

M. Raphaël Liogier. Il est difficile de répondre à votre question en raison de l’absence de statistiques ethno-culturelles, mais on peut observer des tendances : la proportion de musulmans dans la population française ne s’accroît pas et on ne constate pas de mouvement de conversion massif, contrairement au néo-évangélisme qui recrute beaucoup, y compris en Seine-Saint-Denis.

Il existe une multitude de phénomènes de radicalisation. Il convient ainsi de distinguer les radicalisations salafistes piétistes parfois individualistes et à la limite d’un ascétisme new age, qui constituent la tendance la plus dynamique depuis le début des années 2000 du phénomène de durcissement du discours, notamment antisémite, reposant sur une logique paranoïaque. Le problème d’appréhension du djihadisme réside dans le fait qu’il sort de ces catégories-là. 20 % des djihadistes ne sont pas nés dans un milieu musulman ; ils passent au djihadisme sans passer par la case « Islam » et ne sont pas contrôlés par la communauté.

La porosité existe d’autant plus que les idéologies précises et les organisations stables ont disparu ; voilà pourquoi nous devons qualifier ces groupes de filières plutôt que de réseaux. Ainsi, la logique de label a prévalu pour les revendications des attentats à Paris, les frères Kouachi agissant pour Al-Qaïda au Yémen et Amedy Coulibaly pour Daech, alors que ces organisations sont opposées. Le réseau n’existe pas tant que ne se constitue pas la cellule regroupant des individus qui se rencontrent et qui se forment à l’action armée. C’est à ce moment-là qu’ils deviennent musulmans, une fois entrés dans le djihadisme, et non pas l’inverse.

M. Claude Goasguen. J’ai trouvé vos explications sur les parts de marché et sur la terminologie employée – le mot de « punk », par exemple – très intéressantes. Ces personnes se revendiquent de la religion musulmane – même s’ils utilisent cette identité comme une couverture – et on peut se demander pourquoi les responsables musulmans ne réagissent pas davantage. Pourquoi étaient-ils absents à la manifestation du 11 janvier ? Pourquoi les réactions du Conseil français du culte musulman (CFCM) furent-elles aussi faibles ?

Dans votre pertinente distinction entre les imams, vous avez sous-entendu avec raison qu’il existait des imams autoproclamés qui divergent des classiques. Parmi les imams officiels, certains défendent vigoureusement le djihadisme, à l’image de celui de Saint-Chamond. Peut-on amener les représentants du sunnisme établi à dénoncer avec plus de force ceux qui ne sont que des fidèles de couverture et d’adoption ?

M. Olivier Falorni. Vous avez affirmé après les attentats de début janvier que le véritable sujet était de comprendre pourquoi l’islam était perçu comme un ennemi. Vous estimez que le rejet des musulmans dans les sociétés européennes alimente le recrutement des filières djihadistes. Le risque d’un creusement du fossé entre les musulmans et le reste de la population s’avère réel, les incidents ayant émaillé la minute de silence dans les établissements et le rejet de certains enseignements le confirmant malheureusement. Les jeunes habitant les banlieues peuvent faire l’objet de discriminations, quelles que soient leur religion ou leur couleur de peau, et manquent de repères et de connaissances de ce que signifient le vivre ensemble, la religion, la laïcité et la morale. Dans cette société de court terme, individualiste et où les idéologies sont affaiblies, ces sujets se posent de manière aiguë. Afin de défendre la laïcité contre ces menaces, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche souhaite que l’enseignement laïc du fait religieux soit renforcé.

Quel rôle peut jouer l’école pour éviter que l’islam soit perçu comme un ennemi ? Faut-il y aborder différemment le fait religieux ?

Certaines propositions de l’observatoire de la laïcité, comme le développement effectif de l’enseignement laïc du fait religieux dans les établissements scolaires, font l’unanimité ; d’autres, comme le soutien à la création d’établissements privés de théologie musulmane et de formation à l’islamologie ou l’instauration de conseillers humanistes chargés d’aider les détenus à résister à l’influence de mouvements extrémistes, provoquent au contraire un vif débat. Les signes d’appartenances à l’islam sont devenus plus visibles qu’au cours de la précédente décennie. Certains en appellent à une application plus ferme de la laïcité pour conjurer l’échec de l’intégration. A contrario, M. Jean Baubérot défend l’esprit et la lettre de la loi de 1905 portant séparation des églises et de l’État, car il estime qu’il s’agit d’une loi de paix sociale permettant la manifestation du religieux dans l’espace public ; il pense que la nouvelle laïcité diffère de celle de 1905 et porte en elle le risque d’être liberticide, contre-productive et de nourrir des ressentis victimaires. Je ne partage pas cette position, mais quelle est la vôtre ?

M. Jean-Claude Guibal. Monsieur le professeur, à vous entendre, le djihadisme ne serait qu’une collection d’aventures individuelles. Celles-ci entretiennent-elles un rapport avec la situation au Moyen-Orient ? Sommes-nous confrontés à une guerre de civilisation s’inscrivant dans le cadre de l’analyse dressée par M. Samuel Huntington ? Les politiques conduites par les différentes puissances au Moyen-Orient nourrissent-elles la diffusion du djihadisme dans le monde entier ?

M. Raphaël Liogier. L’islam connaît des difficultés d’organisation et de désignation de personnes représentant réellement les fidèles et l’État a tendance à promouvoir des individus qui lui siéent mais dans lesquels les musulmans ne se reconnaissent pas.

Dans la première affaire des caricatures danoises, un imam néo-fondamentaliste très dur et critique à l’égard de l’Occident a attaqué le journal les ayant publiées. Pourtant, de nombreux musulmans danois – plusieurs milliers – ont signé une pétition affirmant que ces dessins ne les faisaient pas rire, mais qu’ils ne voulaient en aucune façon attaquer et limiter la liberté d’expression. Qui a entendu parler de ce texte ? Personne ! En auriez-vous eu connaissance s’il avait affirmé que la liberté d’expression devait s’effacer devant le respect dû à la religion musulmane ? Bien entendu ! Il existe donc un problème de relais, tellement profond aujourd’hui qu’il a fait naître un climat de suspicion. Les musulmans sont d’autant plus interdits que ces attentats, qui les horrifient, ne sont pas commis par des pratiquants, contrairement à la situation des années 1990. Ils craignent que l’unanimité du pays se fasse contre eux. En 2003, M. François Baroin, dans un rapport remis au Premier ministre, écrivait que la laïcité pouvait entrer en conflit avec les droits de l’Homme et qu’elle devait prévaloir sur eux. Au-delà du ridicule logique que révèle cette proposition, la laïcité étant un produit direct des droits de l’Homme, son esprit visait le communautarisme, présenté comme seulement musulman.

J’appelle « paradigme Tariq Ramadan » l’accusation permanente du double langage. Les discours français et arabes de M. Tariq Ramadan ont été analysés ; lorsqu’il s’adresse en arabe à des musulmans, son discours est de nature théologique, et il devient démocratique lorsqu’il parle dans les médias des pays occidentaux. Un musulman qui condamne un acte terroriste, une attaque ou une pratique sera systématiquement accusé d’employer un double discours s’il continue en même temps de se présenter comme musulman.

Depuis les attentats de janvier, certaines personnes affirment qu’ils ne peuvent pas avoir été planifiés par des musulmans et qu’il s’agit d’un complot des élites. Pourquoi un tel fantasme peut-il prospérer ? Parce qu’il répond à l’accusation de certains acteurs de la scène nationale accusant les musulmans de suivre un objectif d’islamisation de la société dès qu’ils ouvrent une boucherie halal ou portent un voile.

Il convient d’éviter la surinterprétation, dans un climat de guerre identitaire, de la loi, par exemple, par les proviseurs ; ainsi, un chef d’établissement a convoqué une jeune fille sous prétexte qu’elle n’avait retiré son voile qu’à l’entrée de l’école et, qu’à l’intérieur de celle-ci, elle portait une robe longue qui fut interprétée comme l’expression de son appartenance religieuse. Le proviseur a regardé l’étiquette de sa robe pour vérifier qu’elle ne provenait pas d’un pays arabe. L’écrasante majorité des musulmans n’ont pas considéré que la loi de 2004 relative aux signes religieux dans les écoles publiques était juste ; en revanche, ils l’ont respectée, même si, comme tous les acteurs sociaux, ils essaient d’en contourner les obligations sans l’enfreindre. Il y a lieu d’éviter les surinterprétations du droit dans les services publics et de ne pas relier des demandes excessives au fait d’être musulman.

Les bouleversements au Moyen-Orient ont eu une importance considérable ; dans les années 2000 a émergé le grand bain informationnel dans lequel tout événement a un effet immédiat. Lorsqu’une bombe explose à Gaza, des personnes, musulmanes et dont la famille provient de pays arabes, auront l’impression qu’elle aura été lancée dans leur jardin. En outre, ce processus déforme l’événement. Ce qui se passe au Moyen-Orient apparaît à la fois comme lointain – donc attirant en termes d’aventures – et proche, et possède ainsi un impact en France.

La projection de l’idée de la guerre de civilisation participe de la mise en scène de la guerre identitaire. M. George Bush et Oussama ben Laden étaient des adeptes du concept de guerre de civilisation qui permet une construction guerrière du monde. Bernard Lewis utilise pour la première fois cette expression en août 1957 à la suite du conflit du canal de Suez, qui a vu Nasser présenter l’islam comme la religion des pauvres et des dominés.

M. Patrice Prat. Monsieur le professeur, je vous remercie pour votre éclairage qui permet de dépassionner un sujet aussi important. Certaines voix s’élèvent pour affirmer que le poids de l’islam ne cesse de croître dans les opinions, quand d’autres estiment que cette religion perd de l’influence dans le monde. Qu’en est-il réellement ? La radicalité n’est-elle pas la conséquence de la baisse du pouvoir de l’islam à l’échelle de la planète ?

La notion d’islam de France vous paraît-elle pertinente ? Quels sont les freins, les risques et les obstacles placés sur le chemin de sa constitution ?

M. Pierre Conesa a proposé dans un rapport que l’on cesse d’utiliser les termes d’« islamisme » et de « terrorisme islamique » pour leur préférer celui de « salafisme djihadiste » plus précis et moins stigmatisant pour l’ensemble des musulmans ; nous pouvons relayer cette suggestion, mais celle relative à la revendication pour la France – où l’islam représente la deuxième religion – d’un siège à l’organisation de la conférence islamique (OCI) peut susciter une controverse plus aiguë : quel est votre avis sur la question ?

M. Serge Grouard. Je vous remercie pour votre éclairage de phénomènes inscrits dans un temps long – cher à Fernand Braudel – car il permet d’en percevoir les complexités. Nous devons nous nourrir des éléments que les auditions nous apporteront, car notre commission devra émettre des propositions.

L’observatoire du religieux peut-il évaluer l’étendue de l’implantation de cette radicalité dans notre société ? Sommes-nous aveuglés par une surreprésentation médiatique de ce phénomène ? Celui-ci se maintient-il à un niveau habituel ou prend-il de l’ampleur ? Dans les communautés musulmanes, l’attrait du djihadisme joue-t-il sur quelques individus ou sur une population plus large ? Une mesure, même imparfaite, serait nécessaire pour déterminer la nature des mesures à proposer.

Mme Chaynesse Khirouni. Monsieur le professeur, je comprends difficilement comment s’opère la transformation de l’humiliation ressentie en épreuve permettant au jeune de se construire un récit positif ; ce n’est quand même pas une vidéo qui entraîne le passage à l’acte violent. Comment ce processus s’enclenche-t-il et débouche-t-il sur une radicalisation dans la durée ?

Vous avez évoqué un climat de suspicion à l’encontre des musulmans, mais vous n'avez pas employé le terme d’« islamophobie ». Considérez-vous que ce terme n’est pas approprié ? Décrit-il pertinemment une réalité ?

La communauté musulmane n’est pas homogène et n’existe pas en tant que telle, puisque certains sont non croyants, d’autres croient en Dieu mais ne pratiquent pas, et les derniers suivent une activité religieuse. Si l’on considère qu’il n’existe qu’une seule communauté, celle des citoyens, on ne peut pas s’adresser aux musulmans en tant que tels, surtout pour les sommer de condamner les attentats et de manifester le 11 janvier dernier. Quelle est votre réflexion sur cet aspect de la question ?

M. Henri Jibrayel. Monsieur le professeur, je suis élu dans une circonscription située dans les quartiers nord de Marseille qui compte une vingtaine de mosquées. Des phénomènes d’endoctrinement s’y développent, et l’on devrait s’interroger sur une révision de la loi de 1905. Le patrimoine communal marseillais coûte à la ville 20 millions d’euros par an pour l’entretien des églises ; dans la même ville, des espaces de prière musulmans sont organisés dans des sous-sols et des garages dans des conditions abominables. La République doit à nos concitoyens musulmans des lieux de culte dignes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Après le prêche du vendredi en milieu de journée, quelques jeunes se retrouvent dans ces endroits autour d’un prédicateur étranger qui peut les amener à rejoindre les groupes que vous avez évoqués dans vos propos. Pensez-vous qu’il faille réviser la loi de 1905 ?

Enfin, l’Iran est-il impliqué dans les mouvements djihadistes en France ?

M. Christian Assaf. L’idée d’une radicalisation religieuse moins avérée qu’il n’y paraît dans le profil de Mohammed Merah ou des frères Kouachi est intéressante ; ces gens buvaient de l’alcool et se rendaient en discothèque quelques mois seulement avant le passage à l’acte. De même, des individus partent en Syrie faire le djihad alors qu’ils sont convertis depuis six mois. La notion de rencontre des humiliations est féconde et elle nous interroge sur les réponses à apporter : suffit-il de placer à l’isolement les personnes susceptibles de quitter le territoire national pour s’engager dans le djihad et de les libérer de leur endoctrinement ou devons-nous les considérer comme des patients devant se soumettre à une prise en charge psychiatrique ?

M. Raphaël Liogier. Dans mon livre Le mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, je montre que la place quantitative de l’islam décroît très légèrement dans le monde et que l’on ne peut donc absolument pas parler d’expansion ; le taux de fécondité des femmes iraniennes se situe ainsi en dessous du seuil de renouvellement des générations. La progression de l’alphabétisation des femmes algériennes cause des problèmes démographiques, cette règle universelle du rapport inverse entre éducation et taux de fécondité démentant la crainte exprimée par le général de Gaulle d’une « bougnoulisation » du Parlement si l’Algérie restait française. En outre, l’islam est totalement désorganisé dans le monde, car il est animé de courants religieux et politiques fort nombreux. En revanche, notre époque voit la plus grande progression religieuse de toute l’histoire de l’humanité avec la croissance des mouvements évangéliques, néo-évangéliques, pentecôtistes et néo-pentecôtistes ; on n’évoque jamais ce phénomène, alors qu’il n’est pas absent du conflit irakien.

Le premier djihadisme, cohérent idéologiquement, était lié à l’échec de l’islam politique, mais la ressource essentielle du mouvement actuel réside dans un réflexe de réaction désespérée et violente face à l’agonie ; en effet, le monde musulman décline sous l’effet de la mondialisation. La mode du niqab devient une mode globale qui balaie l’ensemble des différenciations des islams traditionnels et nationaux.

J’ignore s’il existe un islam de France institutionnel, mais il est évident qu’un islam français s’est développé, dont l’une des caractéristiques tient à l’attachement à la République. Un islam européen a également émergé et il possède des spécificités propres qui dissolvent les tendances des pays dont sont originaires ses fidèles.

Il faudrait employer l’expression de « djihadisme terroriste » pour rattacher le nom du mouvement à sa revendication spécifique et à son action. Il conviendrait également d’éviter l’expression de « musulmans modérés » qui sous-entend que l’islam serait un poison dont seule une très petite consommation ne serait pas dangereuse et qui gomme les situations où des personnes fondamentalistes rejettent tout acte extrémiste ; des catholiques intégristes ont pu s’opposer à la loi sur le mariage pour tous lors de manifestations sans représenter une menace pour l’ordre public et la sécurité nationale. L’expression de « musulman modéré » a des effets délétères qui peuvent alimenter des comportements de radicalisation.

Je n’ai pas d’avis sur la présence de la France à l’OCI.

On a besoin d’un laboratoire qui travaille, non sur l’islam en particulier, mais sur la diversité et les croisements interculturels, et qui analyse les conséquences de ces phénomènes qui se révèlent très complexes. Nous tentons de nous pencher sur ces questions, mais nous ne disposons pas de moyens suffisants pour mener des études approfondies en la matière.

Lorsque j’affirme que l’islam sert de prétexte et non de cause pour les personnes qui quittent la France pour se lancer dans le djihadisme, je ne cherche pas à lutter contre les préjugés véhiculés à l’encontre des musulmans ; en outre, l’utilisation de l’islam comme couverture peut faire naître chez de jeunes Français non issus de l’immigration et souffrant du même problème d’individuation une volonté de défendre la société et la culture françaises vues comme oppressées par les musulmans ; parmi ces personnes, les plus fragiles peuvent devenir des Anders Breivik.

Ce phénomène social est relatif à l’islam du fait de la situation sociale et économique des musulmans et de la colonisation, mais il tend à le dépasser. Nous devons être vigilants sur cette évolution. Le danger pour la sécurité découle de la difficulté à identifier les personnes fragiles et d’ores et déjà animées d’un désir de violence, car elles ne passeront pas par une longue période d’endoctrinement religieux avant le voyage de formation à l’action en Syrie ou ailleurs.

Je ne nie évidemment pas l’existence d’actes d’islamophobie en France, mais je n’emploie pas ce terme car il nomme moins bien les choses que celui d’« islamoparanoïa ». Le suffixe de phobie décrit la peur alors que celui de paranoïa indique que l’objet de la peur est appréhendé par le patient comme agissant spécifiquement contre lui. Aujourd’hui, les Européens rencontrent un problème de narcissisme lié à leur identité et à leur place dans la globalisation ; d’ailleurs, l’Europe occidentale est la zone où la mondialisation crée le plus d’inquiétudes, alors qu’elle la menace moins que des pays d’Afrique subsaharienne. On peut comprendre la loi de 2004 qui concernait les écoles ou celle de 2010 qui pouvait répondre à une exigence de sécurité et donc d’identification des personnes dans l’espace public. En revanche, le débat sur l’interdiction du simple foulard à l’université est incompréhensible ; comment les musulmans peuvent-ils interpréter une telle prohibition alors qu’il n’y a ni enjeu d’ordre public – aucun cours n’est interrompu – ni besoin de protection contre les manipulations, puisqu’il s’agit de femmes adultes qui étudient et qui souhaitent réussir ? Lorsque l’on stigmatise les prières dans la rue – liées à la trop faible taille des mosquées – sous le terme d’« occupation » de l’espace public, on emploie un mot qui n’est pas neutre dans l’histoire française et qui projette une intentionnalité guerrière sur l’ensemble d’une population. Tout cela participe de l’islamoparanoïa qui suppose le sentiment du danger et qui induit un déploiement dans l’urgence de la laïcité ; dans ce contexte, les musulmans nourrissent l’impression qu’on leur impose une laïcité d’exception.

Il n’est pas nécessaire de réviser la loi de 1905, car elle défend la liberté de culte pour chaque religion et sans traitement particulier. La République doit permettre à tous les citoyens de pratiquer leur culte dans de bonnes conditions ; la loi sur la laïcité a d’ailleurs déjà été amendée afin que l’État puisse financer des réparations de bâtiments du culte qui n’entrent pas dans la catégorie du patrimoine, édictée en 1905.

Une expérience est conduite en Norvège sur les djihadistes qui reviennent au pays et qui n’ont pas commis d’actes répréhensibles : au lieu de les enfermer, on les encadre pour qu’ils participent à des actions humanitaires afin d’orienter leur volonté d’action pour les populations qu’ils jugent opprimées. Cela leur permet de se construire une narration positive, héroïque et virile.

Enfin, l’Iran perd des parts dans le marché de la terreur depuis les succès de Daech.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur le professeur, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Nous pâtissons d’un manque de travaux universitaires sur ces sujets. Un projet d’un département d’études musulmanes a été bloqué à l’université de Strasbourg il y a une dizaine d’années. Quelles actions devrions-nous préconiser en la matière ?

M. Raphaël Liogier. Oui, nous avons besoin d’un gros laboratoire travaillant sur ces questions, et l’initiative de Strasbourg était bonne car elle visait à créer un lieu dévolu à l’étude de l’islam – l’université de cette ville étant la seule en France à compter une formation en droit musulman et en islamologie – et contrastait ainsi avec l’idée qui peut paraître condescendante de formation des imams.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le Professeur.

La séance est levée à 10 heures 45.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christian Assaf, Mme Valérie Boyer, M. Éric Ciotti, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Olivier Falorni, M. Georges Fenech, M. Yves Goasdoué, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, M. Jean-Claude Guibal, M. Henri Jibrayel, Mme Chaynesse Khirouni, M. Patrick Mennucci, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Patrice Prat, M. Joaquim Pueyo, M. François Pupponi

Excusé. - M. François Loncle