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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Mercredi 21 janvier 2015

Séance de 16 h 15

Compte rendu n° 3

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Éric Ciotti, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur

La séance est ouverte à 16 heures 15.

Présidence de M. Éric Ciotti, président

M. le président Éric Ciotti. Nous recevons cet après-midi M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je lui souhaite la bienvenue, ainsi qu’à notre collègue sénatrice Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe.

Notre commission d’enquête, qui vient de commencer ses travaux, a été créée à la suite de la demande déposée en octobre 2014 par le groupe UMP, pour évaluer de manière aussi exhaustive que possible les phénomènes djihadistes et la manière dont ils sont suivis par les services de l’État – en particulier les vôtres, monsieur le ministre. Nous en avons sollicité la création à la suite des conditions controversées du retour en France de trois djihadistes qui, revenant de Turquie, ont atterri à Marseille alors qu’ils étaient attendus à l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle. La commission d’enquête a été installée le 17 décembre et notre collègue Patrick Mennucci a été nommé rapporteur.

Nous soulignions, en demandant la constitution de cette commission, les graves risques qui pesaient sur la France, disant notre volonté de trouver des solutions efficaces pour les contrecarrer. Depuis lors, des actes barbares ont malheureusement frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier. Nos travaux commencent donc dans un contexte tristement inédit. Il nous impose de veiller à ce que l’unité nationale qui s’est exprimée de façon exemplaire face à ces actes odieux continue d’irriguer nos échanges ; c’est dans cet état d’esprit que j’entends conduire les auditions.

Je tiens, monsieur le ministre, à vous féliciter pour votre action exemplaire au cours de ces événements et, à travers votre personne, l’ensemble de vos services et des autres services de l’État ainsi que ceux des collectivités locales – les pompiers notamment – mobilisés dans ces circonstances tragiques.

L’objectif de notre commission est, sur la base d’une évaluation que nous voulons la plus complète possible des dispositifs de prévention, de détection et de lutte contre le terrorisme, de formuler des propositions constructives permettant de mieux protéger nos concitoyens contre la menace terroriste. Nous vous poserons donc des questions générales sur ces dispositifs, et nous vous demanderons de dresser l’état des lieux des filières et des individus djihadistes.

Le Premier ministre a signalé ce matin une augmentation de 130 %, en 2014, du nombre des individus recensés comme étant directement ou indirectement impliqués dans une démarche qui peut s’assimiler à l’appartenance à une filière djihadiste ou à une approche djihadiste, sur le territoire national ou à l’étranger. Quelles raisons expliquent selon vous cette progression d’extraordinaire ampleur ?

Dans le respect du cadre légal régissant les travaux d’une commission d’enquête parlementaire, des procédures judiciaires ayant été ouvertes sur les événements de début janvier, nous vous interrogerons moins sur le déroulement de ces affaires que sur certaines failles évoquées par le Premier ministre lui-même, non point dans un esprit polémique mais parce que, si failles il y a, nos questions et les réponses qui y seront apportées doivent permettre de mieux les évaluer, puis de les combler.

Avant de vous donner la parole, monsieur le ministre, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Cazeneuve prête serment)

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je vous remercie de cette invitation qui me permet de partager avec vous le constat de la nouvelle forme de terrorisme à laquelle nous sommes confrontés et d’apporter à la représentation nationale toutes les explications qu’elle est en droit d’attendre. Bien sûr, je n’évoquerai pas ici certains sujets concernant l’enquête en cours ; ils peuvent toutefois faire l’objet d’une communication à la commission d’enquête, conformément au droit, dans le cadre d’une déclassification. Quoi qu’il en soit, beaucoup de ce qui est à connaître a déjà été diffusé par voie de presse.

Mon état d’esprit est non seulement de donner toutes les informations au Parlement mais aussi, avec toute l’humilité que commande ce phénomène nouveau, d’arrêter les meilleures mesures et les meilleures politiques, car nous serons d’autant plus efficaces que nous y réfléchirons ensemble. Sur pareil sujet, aucune idée ne doit être écartée a priori ; toutes doivent être examinées. Ma démarche, qui se traduit dans mes propositions au Premier ministre et dans celles qui ont été adressées par d’autres acteurs politiques avec lesquels le dialogue s’est engagé, est d’apprécier si chaque piste, chaque solution proposée est susceptible d’apporter une réponse efficace au problème auquel nous sommes confrontés.

Nous sommes face à un terrorisme d’un nouveau genre. Les attentats commis en France au cours des années 1990 l’ont été par des vétérans anciennement engagés en Afghanistan et revenus dans leur pays d’origine, l’Algérie notamment ; c’est ainsi que sont nés le Front islamique du salut (FIS) et le Groupe islamique armé (GIA). Ces attentats sont perpétrés par des groupes très fermés opérant sur notre territoire mais venus de l’étranger ; ils comptent un nombre limité d’individus et leurs opérations sont organisées en groupes extrêmement restreints par peu de personnes qui ont accès à des informations très centralisées.

Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose.

D’abord, la société s’est numérisée, et l’accès à l’information décuple les possibilités d’endoctrinement d’une part, d’incitation et de provocation au terrorisme d’autre part. Rien de cela n’existait dans les années 1990 ; d’ailleurs, la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques mobilisait des dispositifs de contrôle qui sont ceux d’une époque où il n’y avait ni Internet, ni une telle utilisation des moyens de communication par le biais de téléphones portables. Nous sommes désormais confrontés à un terrorisme « en accès libre », si bien que 90 % de ceux qui basculent dans les activités terroristes en s’affiliant à des groupes tels que Daech, Jabhat al-Nosra ou Al-Qaïda, notamment en Syrie ou en Irak, le font par le biais d’Internet. Un ensemble d’acteurs véhiculent par ce biais une propagande qui touche efficacement une population vulnérable, notamment nos ressortissants les plus jeunes ; ils parviennent, par des technologies numériques très abouties, à diriger vers les groupes terroristes des personnes sans la moindre culture religieuse, qui se laissent elles-mêmes séduire par le discours de gens qui n’en ont pas davantage, ou qui dévoient et instrumentalisent la religion.

Un deuxième phénomène a vu le jour : la radicalisation dans les prisons. Ce qui frappe dans l’analyse du profil de tous ceux qui sont entraînés dans des opérations à caractère terroriste, c’est l’extraordinaire fongibilité entre le monde de la petite délinquance – concentrée dans certains quartiers qui ont pu, au cours des dernières décennies, parfois devenir des espaces de non-droit – et le monde du terrorisme, soit que les petits délinquants basculent dans le terrorisme après s’être radicalisés en prison auprès de détenus radicalisés, soit qu’ils apportent un soutien logistique à des opérations sans nécessairement savoir ce à quoi ils participent. Il convient bien sûr d’attendre le résultat des enquêtes, mais l’arrestation de douze personnes proches d’Amedy Coulibaly et la mise en examen de certaines d’entre elles montrent cette fongibilité et ces complicités.

Un troisième phénomène, de bien plus large ampleur, a inspiré le discours du Premier ministre mercredi dernier : la perte des valeurs républicaines dans l’espace où la citoyenneté doit s’affirmer. Ainsi de la laïcité, principe auquel on a trop et trop complaisamment dérogé alors que la force de ce principe ne peut s’exercer que s’il est assumé pleinement en tous lieux du territoire et en toutes circonstances. On a assisté aussi à une certaine relégation sociale qui n’excuse en rien le terrorisme mais qui peut conduire des individus à des ruptures psychologiques, psychiatriques ou familiales qui forment le terreau du basculement.

Numérisation de la société, porosité entre petite délinquance et terrorisme, perte de valeurs républicaines : voilà ce qui, sans épuiser toutes les explications, donne un schéma de lecture de ce à quoi nous devons faire face.

La nouveauté, c’est que les terroristes ne viennent pas de l’extérieur : ils sont parfois sur le territoire national ou, quand ils sont partis « en opération » à l’étranger, ils reviennent en France où ils peuvent représenter un danger. Tel est le défi auquel nous sommes confrontés. Le nombre des « combattants étrangers » a augmenté de 130 % entre le début de l’année 2014 et aujourd’hui. Environ 1 300 personnes sont concernées par les activités terroristes en Irak et en Syrie : quelque 500 individus se sont rendus sur les théâtres d’opération en Syrie ou en Irak ; 200 sont revenus ; 200 ont des velléités de départ et l’on sait, grâce aux services de renseignement, qu’ils sont en relation avec des groupes qui pourraient les inciter à partir ; 200 sont, quelque part entre la France et la Turquie, en route vers la Syrie ou l’Irak.

Mais au moment de prendre des décisions et de porter des appréciations sur les services de renseignement, nous devons avoir à l’esprit que les « combattants étrangers » ne sont pas les seuls qui nous concernent. Le Premier ministre l’a rappelé ce matin : quelque 450 cellules dormantes ou en train de préparer d’éventuelles actions, affiliées à des groupes tels qu’Al-Qaïda ou actifs au Nord de l’Afrique, dans la bande sahélo-saharienne, et au Yémen, doivent être méthodiquement suivies. De plus, un millier de personnes relayent le discours de groupes terroristes sur Internet et les réseaux sociaux ; on peut se demander si elles n’ont pas elles-mêmes l’intention de passer à l’acte, et comme elles évoquent des blogs renvoyant aux « prouesses » accomplis par tel groupe terroriste ou tel autre, ne pas surveiller ce millier d’internautes qui incitent au terrorisme serait une erreur.

Si l’on agrège les différentes catégories décrites, on décompte 3 000 individus environ ; la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) rassemble 3 100 collaborateurs. J’ai bien conscience que ce raccourci est un « précipité de raisonnement » mais il vise à mettre en évidence que nous sommes confrontés à un phénomène inédit par le nombre de personnes concernées, sa progression, et le caractère protéiforme de la menace.

J’ajoute que certains de ceux qui sont partis ne trouvant pas sur place la situation qui leur a été « vendue » - beaucoup de ceux qui basculent dans le terrorisme sont persuadés qu’ils vont sauver des enfants persécutés par le régime de Bachar al-Assad – rentrent, et en nombre croissant. On assiste donc à l’augmentation du nombre de ceux qui partent mais aussi de ceux qui reviennent ; le phénomène, assez récent, s’explique peut-être aussi par les frappes aériennes.

Face à cette situation particulière dont je vous ai succinctement décrit les causes, qu’avons-nous fait, et quelles conclusions devons-nous tirer de ce qui s’est passé ? C’est ce que je vous dirai en détaillant les annonces de ce matin.

Pour commencer, nous n’avons pas attendu les événements du début de ce mois pour réagir – vous êtes bien placés pour le savoir puisque nous avons légiféré. Je rappellerai les dispositions que nous avons prises relatives à l’organisation des services, et les moyens qui leur ont été alloués. En matière législative, deux lois ont été adoptées. La première a été portée par mon prédécesseur, Manuel Valls, en décembre 2012. J’ai porté la deuxième, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, au terme d’un dialogue approfondi et trans-partisan, en reprenant dans ce texte le contenu de certaines propositions formulées par l’opposition, notamment celle de M. Guillaume Larrivé tendant à renforcer la lutte contre l’apologie du terrorisme sur Internet. Nous avons, par cet ensemble de dispositions, arrêté des mesures fortes, et sur le plan de la procédure pénale et en matière de police administrative.

Conscients de ce que permet Internet et au terme d’un débat avec des parlementaires de différentes sensibilités, nous avons décidé : l’interdiction administrative de sortie du territoire d’un ressortissant français lorsqu’il existe des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ; le blocage administratif de l’accès aux sites provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et leur déréférencement ; l’autorisation donnée aux services d’intervenir sous pseudonyme sur les forums d’échanges des acteurs les plus déterminés du cyber-terrorisme ; la création de l’incrimination pénale d’entreprise individuelle terroriste ; l’extension du champ d’application de la perquisition aux données informatiques stockées dans le « nuage ».

Dans le même temps, par souci de prévention, nous avons créé une plate-forme de signalements pilotée par le ministère de l’intérieur ; 980 signalements pertinents ont été faits depuis avril dernier. À cette plate-forme, nous avons adossé un dispositif puissant préfigurant une politique de déradicalisation ambitieuse. Les signalements sont transmis aux départements de résidence des personnes signalées pour être immédiatement pris en charge par les administrations de l’État et des collectivités locales au sein d’une structure animée par les préfets et les procureurs de la République. Des équipes mobiles rassemblant psychiatres, psychologues, enseignants, membres de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l’administration pénitentiaire, des services de prévention spécialisés des conseils généraux et des acteurs de la politique de l’emploi s’attachent alors, pour chaque personne ayant fait l’objet d’un signalement, à s’engager dans un début de déradicalisation.

En complément, le Comité interministériel de prévention de la délinquance a mis en place un dispositif associant, d’une part, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que pilote Mme Dounia Bouzar et dont les équipes pluridisciplinaires sont déployées sur le territoire, et d’autre part, autour du préfet N’Gahane, des actions de sensibilisation et de formation des fonctionnaires, partout sur le terrain.

Les décrets d’application de la loi seront pris en un temps record. Le texte a été adopté en novembre dernier ; le Conseil des ministres de mercredi dernier a statué sur l’ensemble des mesures réglementaires relatives à l’interdiction administrative de sortie du territoire ; les décrets relatifs au blocage administratif des sites – sites pédopornographiques compris – et ceux qui ont trait à leur déréférencement sont prêts. De plus, nous avons obtenu que le délai de quatre mois qui court entre le moment où ces textes lui sont notifiés et celui où la Commission européenne rend son avis soit réduit. Enfin, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) a été saisie de ces décrets pour statuer en urgence. Notre objectif est que la loi s’applique à compter du 1er février.

En parallèle, nous avons décidé d’augmenter significativement les moyens des services. C’est ainsi que 432 emplois supplémentaires seront créés en trois ans au sein de la DGSI ; 130 personnes ont été recrutées en 2014, 100 doivent l’être en 2015, le solde en 2016. Nous avons augmenté de 12 millions d’euros par an les crédits de la DGSI pour lui permettre d’investir dans les moyens technologiques dont elle a besoin pour procéder à des investigations plus poussées. Nous avons aussi affecté une partie des 500 emplois créés chaque année dans la police et la gendarmerie au service central du renseignement territorial (SCRT).

Conscients de la gravité du problème, nous avons donc très rapidement pris des mesures et veillé à ce qu’elles fassent très vite l’objet de décrets d’application précis.

Ensuite sont intervenus les événements épouvantables que l’on sait. Ils ont fait, en urgence, l’objet d’une analyse poussée, qui sera encore approfondie par vos travaux, par nos échanges et par des réflexions partagées entre l’ensemble des forces politiques. Ces événements nous conduisent à prendre de nouvelles dispositions.

Quels enseignements ai-je tiré ce qui est advenu ? D’abord, la confirmation de la conviction que j’ai plusieurs fois exprimée : si, dans la lutte contre le terrorisme, ne prendre aucune précaution revient à prendre 100 % de risques, même quand on veut prendre toutes les précautions possibles, le risque zéro n’existe pas. Même dans les pays qui ont investi massivement dans des services de renseignement considérés comme les plus performants qui soient – en Israël par exemple – des attentats se produisent, car nous avons affaire à des acteurs mouvants et experts en dissimulation. Ils utilisent sur Internet des dispositifs de cryptage de plus en plus poussés qui compliquent le travail des services de renseignement, rendu plus difficile encore par le caractère protéiforme de la menace.

L’autre enseignement que j’ai tiré des attentats commis il y a quelques jours est que chaque cas doit faire l’objet d’une analyse méticuleuse, presque notariale.

Voyons ce qu’il en est de Saïd et Chérif Kouachi. En 2011, des informations sont recueillies selon lesquelles ils auraient pu s’entraîner dans un camp au Yémen. Elles entraînent, à juste titre, la surveillance des deux frères : des interceptions, autorisées par la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), ont lieu pendant plusieurs périodes entre 2011 et 2014 sans donner aucun résultat. Or les interceptions de sécurité sont soumises à quota. On peut certes passer outre l’opposition de la CNCIS à une écoute administrative, mais jusqu’à un certain point : nous sommes, et c’est très bien ainsi, dans un pays où un équilibre constant doit être respecté entre sécurité et liberté, et où les investigations conduites par le biais d’interceptions doivent faire l’objet d’un contrôle renforcé. La dernière demande d’autorisation d’interceptions de sécurité relative aux frères Kouachi portait sur quatre mois ; la CNCIS les a autorisées pour deux mois, au cours desquels aucun élément n’a été obtenu. Il faudra réfléchir à ce processus.

J’en viens à Amedy Coulibaly. Dans sa dernière livraison, Le Canard enchaîné écrit qu’il a fait l’objet d’un contrôle de routine par deux motards de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) fin décembre 2014. Cette information est exacte, mais je veux la compléter. En mars 2010, Amedy Coulibaly, impliqué dans la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, a été condamné non pour un acte de terrorisme mais pour un délit de droit commun. Malgré cela, il a été immédiatement inscrit dans le fichier des personnes signalées, sa fiche portant la mention « recherche de renseignements sans attirer l’attention » ; c’est ce qui est fait lors du contrôle du 30 décembre 2014, date à laquelle il n’avait commis aucun nouveau délit.

Cette explication est imparable en droit mais ne suffit pas : à l’avenir, nous devrons aller plus loin ; beaucoup d’événements sont intervenus depuis 2010 dont il faut, à un moment donné, tirer les conclusions en modifiant nos modalités d’action. Je constate que le profil de ce personnage est emblématique de la fongibilité entre délinquance et radicalisation dont j’ai fait état précédemment. Il s’est vraisemblablement radicalisé en prison, où il s’est trouvé après avoir été condamné pour complicité de tentative d’évasion d’un terroriste des années 1990. En pareil cas, à la fin de la détention, un dispositif de l’appareil d’État doit permettre à ceux qui collectent les renseignements de les communiquer à ceux qui les analysent, pour garantir que les analyses croisées permettent d’établir les priorités de surveillance indispensables. Cela étant, l’exercice est facile à énoncer a posteriori…

Au-delà des dispositions relatives aux moyens techniques et humains que nous avons arrêtées, l’enseignement que je tire des événements récents est que nous devons absolument assurer la fluidité de la circulation des informations entre les services et croiser les analyses. Nous proposerons une organisation permettant d’atteindre cet objectif. Mais nous devons dire aux Français que, même ainsi, il peut à tout moment y avoir une nouvelle attaque.

Je vous dirai enfin l’allocation de moyens matériels et humains supplémentaires que nous assignons à la lutte contre le terrorisme pour en renforcer l’efficacité.

Sans vouloir polémiquer, parce que je ne suis pas dans cet état d’esprit et parce que je peux comprendre que, dans un contexte budgétaire extraordinairement contraint, il ait fallu, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, prendre des décisions concernant bien des administrations, je me dois de dire que la réduction de quelque 13 000 unités des effectifs de la police et de la gendarmerie n’a pas été sans conséquences sur les capacités d’écoute et de décèlement de « signaux faibles » des services du renseignement territorial.

À la DGSI seront affectés, je vous l’ai dit, 432 emplois nouveaux. Nous voulons, pour être à la hauteur de l’enjeu, faire porter l’effort sur le recrutement de compétences nouvelles : informaticiens, ingénieurs, linguistes et analystes. Dans le même temps, 500 emplois supplémentaires seront créés au SCRT, dont 150 dans la gendarmerie et 350 dans la police. La moitié de ce millier de recrutements aura lieu en 2015. Ainsi agira-t-on sur l’ensemble du spectre du renseignement, depuis la détection de signaux faibles par le SCRT jusqu’à l’analyse sophistiquée, par la DGSI, des données appelant des relations avec des services de renseignement européens et internationaux.

D’autres emplois seront affectés à d’autres services : 100 à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris et 106 à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), notamment pour permettre à la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité de renforcer l’efficacité des « patrouilles » sur Internet opérées par le biais de la plate-forme Pharos. Nous augmenterons également significativement les moyens de la direction centrale de la police aux frontières, afin que le fichier des passagers aériens (Passenger Name Record, PNR) soit mis en œuvre dans de bonnes conditions ; nous augmenterons de 60 emplois l’effectif que la gendarmerie nationale consacre à la « cyber-veille » et d’une quarantaine de personnes le service de la protection. Enfin, nous doterons la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Ces créations d'effectifs tendant à renforcer les moyens humains représentent un budget de 150 millions d’euros sur trois ans.

Elles s’accompagneront de crédits hors T2, à hauteur de 233 millions d’euros, pour intervenir en urgence là où il y a des failles et des lacunes. L’incident que vous avez évoqué, monsieur le président, nous a conduits à remettre à plat nos relations avec les services turcs afin que rien de tel ne se reproduise ; désormais, les retours des djihadistes depuis la Turquie se font dans de bonnes conditions. Vous aviez, à l’époque, pointé les défaillances du système Cheops, dont il avait été dit qu’il était en panne. En m’informant de l’enchaînement des événements, j’ai constaté l’absence totale d’investissements en matière informatique au ministère depuis près de quinze ans. Nous utiliserons donc 80 millions de ces 233 millions d’euros pour renforcer massivement les crédits destinés à la modernisation des infrastructures et des applications de connexion des fichiers du ministère et parvenir, par une remise à niveau générale de nos systèmes d'information et de communication, à une gestion optimisée.

Dans le même esprit, nous abonderons le plan triennal de modernisation de l’équipement numérique triennal des forces de police et de gendarmerie – que nous avions doté de 108 millions d’euros – pour permettre une plus grande réactivité et un meilleur échange d’informations entre les forces.

Nous augmenterons aussi les crédits destinés à l’acquisition de véhicules par la police et la gendarmerie nationale ; les déploiements qui ont eu lieu dans plusieurs départements lors de la fuite des frères Kouachi disent l’importance de cette mesure ; les 40 millions d’euros alloués à chaque force pendant trois ans permettront l’acquisition de 2 000 véhicules par an seront augmentés.

L’accent sera aussi mis sur la formation des personnels.

Nous étudions d’autre part le marché des gilets pare-balles – une question essentielle pour des forces qui ont pour certaines été attaquées à l’arme lourde – afin de trouver des protections à la fois efficaces et légères – actuellement, les plus efficaces pèsent 15 kg –, et nous étudierons les possibilités d’achats groupés. Dans le cadre du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), nous créerons un fonds de concours pour financer l’équipement en gilets pare-balles des policiers municipaux. Nous travaillons à la définition des équipements collectifs dont les policiers peuvent avoir besoin quand ils sont en garde statique en concertation avec les organisations syndicales, que j’ai reçues à cette fin ; pour la même raison, j’ai reçu le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie.

Le budget global engagé s’élèvera donc à 381 millions d’euros sur trois ans, pour créer près de 1 400 emplois au ministère de l’intérieur.

Je ne saurais conclure sans dire quelques mots de la prévention. Elle est déterminante, et nous devons décupler ses moyens.

Cela relève pour partie du ministère de l’intérieur pour ce qui est du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam et du FIPD, et plus de 20 millions d’euros de ce fonds seront consacrés à la vidéo-surveillance, au renforcement de la prévention et à l’acquisition de matériels pour les policiers, notamment municipaux.

Un autre pan de la prévention relève du ministère de la justice. 950 emplois seront créés à la Chancellerie, répartis entre trois secteurs clefs : la PJJ, le parquet anti-terroriste et l’administration pénitentiaire. À cette dernière seront attribuées des compétences nouvelles en matière de santé mentale, d’accompagnement psychologique, de déradicalisation, de formation et de recrutement d’aumôniers. La nécessité plus large d’une coordination entre police et justice, entre forces de sécurité et parquet anti-terroriste – qui a remarquablement fonctionné la semaine dernière – doit conduire à renforcer l’articulation entre renseignement pénitentiaire et renseignement intérieur pour parvenir à un maillage beaucoup plus fin que celui qui existe actuellement.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ce propos liminaire très complet. J’aimerais toutefois quelques précisions. Comme le Premier ministre, vous avez mentionné des failles ; quelles sont, selon vous, les plus inquiétantes ? Quelles actions doivent être menées en priorité ? Le projet d’ensemble et le programme d’investissements que vous avez annoncés et détaillés me paraissent opportuns, mais en l’état le système Cheops est-il toujours si défaillant que, certains jours, des entrées et des sorties du territoire problématiques ne sont pas détectées ? Vous avez complété les informations données par Le Canard enchaîné à propos des modalités légales du contrôle de routine auquel Amedy Coulibaly a été soumis le 30 décembre dernier ; mais, après que les policiers de la DOPC eurent signalé aux services compétents avoir contrôlé cet individu fiché, quel a été le suivi de son parcours et de celui de sa compagne ? Enfin, y a-t-il eu débat lorsque la CNCIS, à l’été 2014, a limité à deux mois sa dernière autorisation d’interceptions de sécurité relative aux frères Kouachi, et pourquoi fut-ce la dernière ?

M. le ministre. Comme je vous l’ai indiqué, les infrastructures informatiques permettant de gérer les fichiers susceptibles d’être utilisés dans la lutte contre le terrorisme du ministère n’ont fait l’objet d’aucun investissement depuis près de 15 ans. Quand on multiplie les applications sur des infrastructures vieillissantes, il vient un moment où l’on s’expose à des défaillances. Je l’ai constaté assez vite après mon arrivée au ministère, et après que les problèmes du système Cheops se furent posés, j’ai demandé au secrétaire général du ministère, devenu mon directeur de cabinet, de bien vouloir me proposer un plan pluriannuel d’investissement dans les infrastructures informatiques, sans lequel je considérais que nous n’étions pas en mesure de réagir comme je le souhaitais face au terrorisme. Cela fut fait avant les événements du début de ce mois, et ce plan a été entériné ce matin.

Il y a des enseignements à tirer du contrôle inopiné, le 30 décembre 2014, de Mme Boumeddiene et d’Amedy Coulibaly par la DOPC, huit jours avant qu’il commette son premier attentat. La fiche, datant de 2010, relative à Amedy Coulibaly n’enjoignait pas à ceux qui contrôleraient son identité de faire un signalement urgent à tous les services ; il y était mentionné : « Recherche de renseignements sans attirer l’attention ». C’est dans ce cadre que la DOPC recueille des informations, dont l’adresse des intéressés. Et lorsque, dans les heures qui suivent l’attentat de Montrouge, le très efficace travail de la police scientifique et technique permet de connaître l’implication d’Amedy Coulibaly, les agents de la DOPC communiquent aux services enquêteurs les informations qu’ils ont relevées, ce qui permet de lancer immédiatement des investigations en certains lieux. Et l’on se trouve avoir affaire à quelqu’un qui n’a commis aucune infraction depuis 2010.

Aussi le Gouvernement propose-t-il que, désormais, toute personne qui a, de près ou de loin, été engagée dans une opération terroriste et qui a pour cela été mise en cause ou condamnée, figure dans un fichier spécifique. L’enregistrement dans ce fichier sera assorti de l’obligation de signaler sa résidence et de se rendre régulièrement devant un service de police. Ce dispositif pourra être complété par des interceptions techniques ou, éventuellement, une surveillance humaine particulière pour ceux qui doivent être suivis de plus près. Ce dispositif, extrêmement utile s’il est couplé à un système de contrôle et d’interceptions techniques même si les personnes fichées n’ont pas été condamnées sur la base d’une incrimination pénale à caractère terroriste, représentera un progrès considérable.

J’ai lu, à propos de la CNCIS, beaucoup d’inexactitudes. Sur un plan général, lorsque les services ont la possibilité de mener des investigations par des interceptions techniques, il est normal qu’existent des dispositifs de contrôle. Nous sommes dans un État démocratique. Nous ne comptons pas rester inertes face au terrorisme, mais nous n’entendons pas que ce combat soit mené au détriment des libertés publiques inscrites dans les principes généraux de notre droit, qui ont valeur constitutionnelle, qui sont portés par la Convention européenne des droits de l’homme et auxquels nous n’entendons pas déroger. La CNCIS n’a jamais empêché des interceptions de sécurité relatives aux frères Kouachi. Si la dernière autorisation qu’elle a donnée était de deux mois au lieu des quatre mois demandés, c’est que, depuis quatre ans, les interceptions successives n’avaient rien donné. Ensuite, aucune autorisation supplémentaire les concernant n’a plus été demandée, car la CNCIS dispose d’un quota d’autorisations d’interceptions traduisant l’équilibre démocratique qui doit être respecté. Il est faux de dire que la CNCIS a empêché des interceptions – d’ailleurs, l’aurait-elle fait que l’on aurait pu passer outre. Cela étant, on ne peut passer outre tous ses avis sans mettre en péril l’équilibre entre notre volonté d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme et le respect des principes généraux du droit, des libertés publiques et des prérogatives d’une autorité administrative indépendante. Ce sont toutes ces considérations que nous voulons mettre en perspective dans le projet de loi sur le renseignement.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur le ministre, je m’associe au président Éric Ciotti pour saluer le calme, le courage et la compétence avec lesquelles vous avez dirigé vos services en des moments très difficiles. Considérez-vous qu’au cours de la décennie écoulée, la DGSI s’est correctement adaptée à l’émergence du risque terroriste ? Estimez-vous que certains arbitrages ont pu affaiblir le travail de nos services ? Avec le recul, quelle appréciation portez-vous sur la transformation des Renseignements généraux ?

M. le ministre. La lutte contre le terrorisme doit être envisagée avec une très grande humilité par tous ceux qui sont aux responsabilités. Avant de présenter au Premier ministre les propositions que je vous ai dites, j’ai eu des échanges épistolaires et téléphoniques avec le président du plus grand parti de l’opposition et j’ai consulté les anciens ministres de l’intérieur. Tous ceux qui se sont succédé au poste que j’occupe aujourd’hui, en dépit de choix qu’ils ont parfois subis et quelle que soit leur sensibilité politique, ont témoigné d’une conscience aiguë de la réalité du risque ; tous ont tenté de donner le meilleur d’eux-mêmes pour y parer. Globalement, les services de renseignement se sont plutôt adaptés à une réalité mouvante dont la mutation s’est si spectaculairement accélérée au cours des derniers mois qu’elle conduit les pays de l’Union européenne à devoir légiférer en urgence pour adapter leur législation et l’organisation de leurs services. C’est le cas en Allemagne qui prend les mêmes mesures que les nôtres ; les Britanniques se proposent d’y venir ; l’Espagne y réfléchit. Nous l’avons fait en transformant la DCRI en DGSI et en redonnant des moyens humains et techniques à cette dernière.

Restent les Renseignements généraux, dont il est incontestable que la transformation s’est accompagnée d’une perte de substance, la révision générale des politiques publiques conduisant à réduire le nombre de policiers et de gendarmes chargés de déceler les « signaux faibles ». Ce que nous allons faire permettra que davantage de policiers soient là où il est nécessaire qu’ils soient pour repérer ces signaux. Les services de renseignement territorial ont, eux aussi, besoin de moyens d’investigation modernes ; aussi doublerons-nous le quota d’interceptions de sécurité qu’ils sont susceptibles de mobiliser. Nous allons aussi les doter de moyens matériels – des véhicules – et technologique – la géolocalisation – dont ils ne disposent pas nécessairement actuellement.

En résumé, globalement, les gouvernements successifs, toutes tendances politiques confondues, se sont efforcés de se mobiliser de façon volontariste ; l’allocation de moyens pose problème et nous essayons de le corriger par les mesures puissantes proposées ce matin ; la nouvelle réalité suppose des adaptations juridiques, ce qui nous conduira à vous soumettre le projet de loi sur le renseignement.

Enfin, nous ne pouvons affronter cette question seuls : la dimension européenne et internationale est déterminante, et il est indispensable que le PNR entre en vigueur. Les parlementaires européens en sont d’accord, à condition qu’il soit assorti d’un système de protection des données : profitons-en ! Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur la durée de rétention des données permet de trouver un accord : trouvons-le ! Je me rendrai le 4 février devant la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen ; j’aurai rencontré, la veille, la délégation française au Parlement européen. Je suis partisan de traiter ce sujet ainsi que celui du code Schengen, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, en séance publique, en répondant à votre collègue Rudy Salles qui m’interrogeait sur les contrôles des personnes aux frontières de l’espace Schengen.

En bref, nous corrigeons les lacunes qui peuvent expliquer certaines failles par l’allocation de moyens humains et technologiques supplémentaires, et nous considérons que la négociation européenne doit s’accélérer.

M. le président Éric Ciotti. Je reviens un instant sur la transformation des services de renseignement pour souligner que la DCRI a bénéficié de moyens supplémentaires, au terme d’une réorganisation qui a certes conduit à la suppression des Renseignements généraux. Mais l’autonomie octroyée à la DGSI, qui ne dépend plus du directeur général de la police nationale, n’a-t-elle pas altéré la coordination entre les services de renseignement et les services de police ?

M. le ministre. Il y aurait eu des effectifs supplémentaires, dites-vous, monsieur le président Ciotti. Pour que chacun soit dûment éclairé, je me propose de vous communiquer sous 24 heures les tableaux précis de l’évolution des effectifs et des moyens des différentes directions, ce qui permettra à votre commission de la mesurer exactement.

Vous vous inquiétez de ce que le détachement de la DCRI de la direction générale de la police nationale ait pu affaiblir les échanges entre ceux qui collectent les renseignements et ceux qui assurent la sécurité ; j’observe que la transformation des Renseignements généraux a également pu créer la déconnexion que vous redoutez. De fait, la coordination entre les services est insuffisante. Il ne faut pas que les services fonctionnent en tuyaux d’orgue et il faut pouvoir croiser les analyses. Rien ne sert de collecter tous les renseignements du monde si l’on est incapable de les analyser, de confronter les visions des services et aussi celles des diplomates, des universitaires, des sociologues, dont le concours est très utile. D’autres pays que la France agissent de la sorte et s’en trouvent bien. Il faut aussi que l’échange d’informations soit effectif ; à cet égard, le propre des services de renseignement qui fonctionnent bien est qu’ils renseignent ceux qu’ils doivent renseigner et se taisent face à ceux qu’ils n’ont pas vocation à renseigner. En d’autres termes, il ne suffit pas de décréter que les gens se parleront pour être assuré qu’ils le feront : il faut créer les conditions de la confiance. Je pense comme vous que, pour mieux hiérarchiser les cibles, la coordination et les échanges doivent être développés et qu’une plus grande ouverture à des compétences autres que les nôtres dans l’analyse est nécessaire.

M. Serge Grouard. Si je partage votre analyse, monsieur le ministre, je ne partage pas les solutions que vous préconisez. J’ai dit, bien avant 2012, que notre stratégie est erronée. Les mesures que vous allez prendre sont nécessaires mais elles ne permettront pas de traiter la menace dont vous avez décrit les caractéristiques : des individus à surveiller qui sont 3 000 pour l’instant mais dont le nombre ne cesse de progresser, des acteurs mouvants et qui savent se dissimuler, l’extrême difficulté de procéder à des interceptions de sécurité si aucun délit n’a été commis… Tout cela est vrai. Sachant le nombre de fonctionnaires qu’il faut affecter à la surveillance d’un seul individu dans la durée, on comprend que l’on n’en aura pas les moyens, même après une augmentation des effectifs que je salue.

La protection est, bien sûr, nécessaire, mais l’objectif qu’il faut se fixer est celui de l’éradication ; sinon, nous ne réussirons pas. Il convient donc de se doter des instruments juridiques qui la permettront. Plusieurs propositions ont été avancées, dont je ne mésestime pas la difficulté de la mise en œuvre : l’interdiction de retour sur le territoire national pour les individus impliqués dans des opérations terroristes à l’étranger ; l’expulsion des individus convaincus de participation à des activités terroristes, y compris ceux qui sont incarcérés ; la déchéance de nationalité pour les mêmes. Les trois mesures doivent être liées, sinon elles seront inefficaces. Allons-nous ou n’allons-nous pas étudier ces questions compliquées ?

M. le président Éric Ciotti. Chers collègues, le ministre étant attendu en d’autres lieux au terme de cette audition, je vous appelle tous à la concision.

M. Yves Goasdoué. Vous avez, monsieur le ministre, été au centre du dispositif qui, du 7 au 9 janvier, a permis de mettre les criminels hors d’état de nuire tout en protégeant le maximum d’otages. Ma question porte sur le volet opérationnel : au moment où il a fallu faire cesser les crimes en train d’être commis, avez-vous discerné des difficultés de coordination, des retards dus à la loi ou à la réglementation ?

M. Christian Assaf. Monsieur le ministre, je salue à mon tour l’efficacité, l’humanité et la pédagogie qui ont caractérisé votre action ; vous avez fait honneur à la République et à la France. Considérant ce qui nous a été dit dans le cadre de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés créée à la suite de l’affaire Merah et étant donné le profil que vous avez décrit, peut-on juger suffisante la coordination entre le service de renseignement pénitentiaire, la DGSI et le SCRT ? Des protocoles ont-ils été signés ou sont-ils en passe de l’être pour renforcer la fluidité de l’information que vous appelez de vos vœux ?

À votre initiative, une cellule expérimentale de contre-radicalisation a été créée en Seine-Saint-Denis. A-t-elle obtenu de premiers résultats ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. La rivalité entre Al-Qaïda et Daech est-elle perceptible sur le territoire français ? Peut-elle être à l’origine d’une surenchère dans les intentions et les préparations d’attentats ?

M. le ministre. Si je vous ai bien compris, monsieur Grouard, nous faisons bien mais nous devons envoyer des signaux plus forts.

Pour ce qui est des expulsions, des dispositions législatives nouvelles sont nécessaires, qu’il faut décider. J’y suis très déterminé : je considère que des individus de nationalité étrangère convaincus d’avoir participé à des opérations terroristes n’ont plus leur place chez nous. Il y a eu quatre expulsions par an en moyenne entre 2008 et 2012 ; il y en a dix par an actuellement. S’il doit y en avoir davantage pour cette raison, ma main ne tremblera pas.

La déchéance de nationalité ne peut s’appliquer qu’aux binationaux. Elle est encadrée par les textes : l’article 25 du code civil la rend possible pour les individus ayant porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. En mai 2014, j’ai pris une décision en ce sens, que motivait une implication dans des actes de terrorisme. Il n’y en avait pas eu auparavant. Cette décision a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel se prononcera dans les jours qui viennent et nous apprécierons à l’aune de ses considérants le périmètre exact de cette mesure. Telle est la politique, pragmatique et claire, que je réaffirme ici.

Une autre proposition a été faite, que vous n’avez pas mentionnée : ne pas autoriser le retour en France des binationaux impliqués dans des opérations terroristes à l’étranger. Une telle mesure serait compliquée à appliquer, l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant à un État de s’opposer au retour de l’un de ses ressortissants, fût-il binational, sur son territoire. Impossible n’est certes pas français, mais ce qui est possible doit demeurer français, et donc conforme à notre droit et à nos principes. Aussi les dispositions à caractère symbolique qui n’auraient pas d’efficacité immédiate et qui nous conduiraient à cesser d’envoyer un signal sur nos valeurs à l’Europe et au monde m’inspirent-elles la plus grande prudence.

De surcroît, qu’adviendrait-il si tous les pays membres de l’Union européenne s’avisaient de prendre pareille disposition ? Nous nous retrouverions avec tous les ressortissants de pays membres de l’Union sur notre sol. Je me suis d’ailleurs rendu au Royaume-Uni le mois dernier pour dire à mon homologue que s’il envisageait une telle mesure pour les ressortissants britanniques binationaux, outre que cela poserait un problème de droit européen et international, il ne devait pas compter que ces gens soient accueillis sur le territoire français. J’appelle votre attention sur le fait que si cette mesure était mise en œuvre, nous nous trouverions empêchés de judiciariser la situation de ceux que nous voulons mettre hors d’état de nuire. Je n’ai pas d’objection de principe à une proposition, mais j’ai une exigence : m’assurer qu’en cherchant à afficher un symbole on ne crée pas plus de difficultés que l’on en règle.

Je pense avoir répondu à votre question, monsieur Goasdoué, en disant qu’il faut renforcer la coordination entre les services de renseignement. Je me suis penché sur les cas des individus les plus dangereux dont nous avons à connaître pour apprécier si, en l’état du droit qui régit l’activité des services de renseignement, nous pouvons assurer le suivi efficace, dans la durée, de ceux qui sont engagés dans des opérations à caractère terroriste. Il est apparu que, pour cela, certaines questions devront être traitées dans le projet de loi sur le renseignement. J’en donnerai deux exemples. D’abord, quand une personne soumise à interception de sécurité en France part à l’étranger, les interceptions par nos services doivent cesser ; se pose donc la question du droit de suite. D’autre part, un problème se pose aussi si un individu qui n’a pas été suivi en France sort de nos frontières et que la seule personne qui reste son contact dans notre pays, parce qu’elle est considérée comme n’étant pas impliquée dans des activités à caractère terroriste, ne peut être soumise à des interceptions de sécurité. Mais, ainsi que le Président de la République et le Premier ministre l’ont dit, nous ne traiterons jamais ces questions en effaçant les principes de droit que sont le respect des libertés publiques et le contrôle par l’autorité administrative. L’objectif du projet de loi sur le renseignement est de trouver un équilibre.

Je me suis rendu, monsieur Assaf, dans la structure que nous aidons en Seine Saint-Denis, et j’ai rencontré ceux qui y travaillent auprès de quelques familles. Cette cellule expérimentale accomplit un travail remarquable en mobilisant des équipes mobiles pour mettre en œuvre des techniques innovantes ; il faudra l’évaluer. J’ai pour objectif que le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que préside Mme Dounia Bouzar, placé auprès de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), multiplie ces équipes au plus près du terrain. Mais cela ne suffira pas : le plan de mobilisation générale contre le terrorisme appelle aussi des actions de déradicalisation en prison et la réaffirmation de la laïcité dans tout l’espace public.

L’analyse des relations entre les groupes terroristes et des risques de transposition en France de la rivalité entre Al-Qaïda et Daech et de leurs conséquences est particulièrement compliquée, madame Gosselin-Fleury. Daech a les attributs d’un État – une organisation pyramidale, un financement, une armée avec laquelle il sème la terreur – alors qu’Al-Qaïda mène des actions ponctuelles spectaculaires. Les stratégies ne sont donc pas les mêmes ; cependant, de nombreux groupes se réclamant d’Al-Qaïda ont fait allégeance à Daech – mais pas tous. L’enquête sur le drame de Paris sera de ce point de vue riche d’enseignements sur les connexions éventuelles. Les frères Kouachi auraient été entraînés au Yémen et l’attentat qu’ils ont commis a été revendiqué par Al-Qaïda au Yémen tandis que la vidéo publiée par Amedy Coulibaly montrait le drapeau noir de Daech, mais ces gens disaient s’être coordonnés. L’intérêt de l’enquête, sur laquelle je ne m’exprimerai pas davantage, sera de reconstituer les réseaux, les commanditaires et les liens entre les acteurs.

M. Claude Goasguen. L’effort budgétaire que vous avez annoncé me paraît significatif. Vous avez souligné que la fongibilité entre délinquance de droit commun et terrorisme islamiste rend la mouvance de plus en plus difficile à cerner. On a d’ailleurs constaté qu’Amedy Coulibaly, tout en se réclamant de Daech à la télévision, ignorait jusqu’au nom du calife qu’il disait servir. Autant dire que le volet « droit commun » l’emporte sur le volet « islamisme ». Je soutiendrai donc les mesures que vous avez annoncées et qui visent à corriger les manques, que j’espère provisoires, de notre législation, pour renforcer nos services de renseignement.

Mais comment continuer à assurer une politique de sécurité en appliquant une doctrine selon laquelle l’essentiel est d’éviter l’incarcération et qui s’est traduite, le 9 janvier, par une note de la garde des Sceaux aux procureurs prônant la libération conditionnelle pour les récidivistes comme pour les non-récidivistes ? On favorise ainsi les sorties de prison par tous moyens alors qu’il y a fongibilité des types de délinquance. Vous nous dites que les individus sont signalés ; certes, mais ils sont en liberté. Je pense, comme vous, que le signalement est une disposition intéressante, mais je préférerais que l’on donne aux procureurs des instructions visant à ce que, lorsque des éléments laissent entendre une fongibilité entre une affaire de droit commun et une activité terroriste, l’application des peines soit envisagée à la hausse plutôt qu’à la baisse. Amedy Coulibaly, en liberté conditionnelle, même signalé, est en liberté ! Je ne propose pas que l’on réforme le code pénal, mais qu’au moins on dise aux procureurs que, pour ces gens dangereux, l’application des peines ne doit pas être trop libérale.

M. le ministre. Je n’ai pas évoqué l’important volet concernant la Chancellerie des mesures annoncées ce matin car je suis ministre de l’intérieur et que je ne doute pas que vous entendrez d’autres ministres.

M. Claude Goasguen. Sans doute, mais ces questions sont liées.

M. le ministre. Aussi vais-je vous répondre, en indiquant pour commencer qu’Amedy Coulibaly n’a jamais bénéficié d’une liberté conditionnelle. Quant aux frères Kouachi, ils ont été impliqués dans deux affaires séparément : la filière d’acheminement de combattants en Irak dite du 19e arrondissement et, pour l’un d’eux, la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem. C’était d’ailleurs l’un des liens entre les différents acteurs des attentats.

D’autre part, la politique pénale conduite par le parquet anti-terroriste sous l’autorité de la garde des Sceaux est d’une grande sévérité, les chiffres en attestent. Un peu plus de 500 personnes ont été engagées sur le théâtre des opérations – environ 380 sont sur le terrain et quelque 185 sont revenues – ; 103 procédures judiciaires ont été ouvertes qui concernent 505 personnes. Il y a eu 180 interpellations, 118 mises en examen, 70 contrôles judiciaires et 24 incarcérations. On ne peut donc dire que la politique suivie soit laxiste.

Je rappelle enfin que les peines encourues pour les crimes et délits commis en relation avec une entreprise terroriste sont systématiquement aggravées. Ainsi, si la peine maximale encourue pour un crime est de 30 ans de réclusion, elle est portée dans ce cas à la perpétuité. La période de sûreté est applicable à tous les crimes et délits terroristes, et pendant cette période de sûreté qui peut atteindre l’intégralité de la peine, il n’est pas d’aménagement de peine possible. Les délais de prescription sont systématiquement allongés pour les crimes à caractère terroriste, qu’il s’agisse des prescriptions pour exercer l’action publique – 20 ans pour l’exercice de l’action publique en matière de délit au lieu de 3 ans en droit commun, 30 ans en matière de crime au lieu de 10 ans en droit commun – ou de la prescription des peines, portée à 20 ans au lieu de 5 ans en droit commun. La contrainte pénale n’est pas applicable aux délits punis de plus de 5 ans d’emprisonnement ni aux crimes ; elle ne s’applique donc pas aux crimes et délits terroristes. La juridiction de l’application des peines anti-terroriste est centralisée à Paris et spécialement habilitée, quel que soit le lieu d’exécution de la peine. Le dispositif offre donc énormément de garanties, et la politique pénale qui a été rappelée à tous les procureurs par la garde des Sceaux est appliquée de manière extrêmement sévère par la magistrature.

M. Henri Jibrayel. Monsieur le ministre de l’intérieur, vous êtes aussi, ès qualités, ministre des cultes. À ce titre, jugez-vous satisfaisant le rôle du Conseil français du culte musulman (CFCM) ? Peut-il être renforcé ? Comment, d’autre part, améliorer la formation des imams et des aumôniers des prisons ?

M. Sébastien Pietrasanta. La plate-forme de signalement installée en avril dernier a reçu, nous avez-vous dit, 980 signalements pertinents. Je me suis entretenu avec les réservistes qui effectuent là un travail remarquable. Certains de ces signalements font l’objet des fiches transmises aux préfectures ; comment sait-on si un suivi a lieu ? Certaines de ces fiches soulignent la nécessité d’un suivi psychologique ou psychiatrique ; comment étoffer ce suivi dans les départements ? Enfin, les attentats du début de ce mois ont été commis avec des armes de guerre, et d’autres armes de guerre ont été découvertes lors de coups de filet menés par vos services. Comment amplifier la lutte contre les trafics d’armes ?

M. Patrice Prat. Je joins mes félicitations à celles qui vous ont été adressées pour votre action et celle de vos services et pour la célérité avec laquelle vous mettez en œuvre certaines mesures. La création du PNR nous intéresse au premier chef, mais l’on peut douter de son efficacité si la question n’est pas traitée à l’échelle européenne, ce que le Parlement européen empêche pour l’heure. En l’absence de fichier européen, quelle coordination entendez-vous établir avec les États membres de l’espace Schengen ? D’autre part, des voix s’élèvent depuis longtemps pour dénoncer l’abandon par la puissance publique de certains quartiers, ce qui aurait pour effet de les transformer en zones de non-droit où les règles de la vie collective seraient marquées du sceau du communautarisme ou du radicalisme religieux, avec l’apparition de lieux de culte improvisés qui seraient autant de foyers d’embrigadement dans le djihadisme et de recrutement. Comment envisagez-vous de traiter ces questions, à très court et à long termes ?

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je m’associe, monsieur le ministre, aux éloges sur votre action dont nous avons les échos dans nos circonscriptions, et je remercie le président de notre commission de conduire les débats de manière apaisée.

J’aimerais savoir quelle définition le ministère de l’intérieur donne à la notion de « filière ». Il serait bon, monsieur le rapporteur, que nous nous accordions sur ce point au moment de commencer nos travaux, pour déterminer quels individus doivent être surveillés.

Beaucoup d’entre nous pensent que le renforcement des capacités des services de renseignement est un élément essentiel de surveillance des filières. Or, vous avez souligné un besoin de formation qui ne laisse pas d’inquiéter. Si véritablement il existe des lacunes en matière d’interprétation des langues – ce qui avait conduit le Gouvernement à demander l’allongement de la durée de conservation des interceptions de sécurité dans le projet de loi de lutte contre le terrorisme – et pour ce qui est des compétences technologiques, ne faut-il pas s’interroger sur le niveau des recrutements ?

M. Jacques Myard. Depuis cinq ou six ans, les gouvernements successifs ont employé les grands moyens pour restructurer et renforcer les services de renseignement, mais ils n’ont pas pris toute la mesure des dangers potentiels de la situation dans les établissements pénitentiaires. Bien que des gardiens de prison nous aient alertés à ce sujet il y a quelques années déjà, je n’ai pas le sentiment que la prise de conscience de la Chancellerie ait été très rapide. D’autre part, le Code frontières Schengen fait que le PNR n’aura d’efficacité que s’il est européen. Enfin, considérez-vous, monsieur le ministre, que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly constituaient un réseau dormant, resté ignoré des services de renseignement alors même que la nécessité d’interceptions de sécurité les concernant était apparue à un moment ?

M. le ministre. Les rapports que j’entretiens avec les cultes sont fondés sur le respect rigoureux des principes de la laïcité qui enjoint au ministre de l’intérieur d’entretenir avec chacun d’eux une relation institutionnelle, en se tenant à distance de tous et en n’en privilégiant aucun. La laïcité, c’est le droit de croire ou de ne pas croire, et c’est la garantie pour chacun, dès lors qu’il a fait le choix de sa croyance, qu’il pourra l’exercer librement. La laïcité est le toit de la République en ce qu’elle permet à tous ses enfants d’être accueillis en son sein en faisant le libre choix, par l’exercice leur esprit critique, de leur religion et de leur croyance.

J’ai donc, monsieur Jibrayel, des relations régulières avec le CFCM et, plus largement, avec l’islam de France. Elles devront être approfondies et amplifiées. Il faudra d’abord favoriser l’expression de tous ceux qui professent en France un islam de tolérance, ceux qui, pour reprendre l’expression du Premier ministre, permettent à l’immense majorité des musulmans de France de se retrouver dans leur religion sans jamais en avoir honte en raison des dévoiements auxquels procèdent certains radicaux.

Nous devons impérativement favoriser une formation théologique de haut niveau – que nous ne pouvons ni financer ni organiser - de nos imams, car plus élevée sera leur qualification théologique, plus forte sera la garantie d’un enseignement de qualité. Nos imams doivent avoir accès à des diplômes universitaires dont l’obtention suppose l’acquisition de connaissances approfondies des principes de la laïcité et du droit républicain ; c’est pourquoi nous multiplions les formations civiques.

Enfin, il serait très utile que la Fondation pour les œuvres de l’islam de France en vienne à gérer les activités d'intérêt général de ce culte ; cela n’a pas encore abouti.

Tels sont les axes de notre réflexion à ce sujet.

Les signalements émanant de la plate-forme font l’objet, monsieur Pietrasanta, d’une extrême attention des préfets et des procureurs, qui mobilisent l’ensemble de l’administration territoriale pour les traiter. Les informations collectées, auxquelles s’attachent des clauses de confidentialité, remontent chaque semaine à l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) et mensuellement jusqu’à moi. L’UCLAT les transmet à l’état-major que je réunis chaque semaine et qui rassemble les principaux directeurs généraux. Certaines de ces informations sont utiles à la définition des politiques publiques. La réflexion engagée sur la nécessité de renforcer la coordination entre les services me conduira à parfaire ce dispositif et à le rendre encore plus efficace, en garantissant la circulation de plus d’informations utiles et de plus d’analyses croisées, qui nous permettront, en hiérarchisant toujours mieux les risques, d’ajuster nos actions de contrôle et de surveillance.

Le traitement psychologique est un sujet déterminant. Les préfectures mobilisent des équipes mobiles à cette fin. Le comité interministériel de prévention de la délinquance, tout comme la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) auprès de laquelle est placé le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, participent fortement à ces actions.

Des dispositifs européens puissants ont été mis au point pour démanteler les trafics d’armes mais cela ne suffit pas. Aussi avons-nous décidé, en liaison avec Europol qui dispose d’outils informatiques importants, de renforcer la lutte contre ces trafics. La coopération entre les services de police de l’Union permet de contrôler aussi les trafics qui ne passent pas par Internet. Ces trafics ont une dimension européenne : l’analyse des attentats commis à Paris montre que les armes utilisées ont été importées, parfois après avoir transité d’intermédiaire en intermédiaire, à partir de stocks provenant notamment d’Europe de l’Est. L’Union européenne veut s’organiser, en liaison avec nous, pour que ces stocks d’armes soient prélevés avant d’être écoulés. Nous sommes engagés sur cette voie de manière déterminée et je me propose, monsieur le président Ciotti, de vous faire parvenir demain une note à ce sujet, qui alimentera votre rapport et permettra à votre commission d’enquête de faire d’autres propositions si elle le souhaite.

Nous sommes tout aussi résolument engagés dans la création du PNR, monsieur Prat. La Commission et le Conseil européens sont tombés d’accord sur un texte. Il a été transmis à la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, qui n’a pas accepté d’engager le trilogue pour l’instant. Je vous l’ai dit, les parlementaires européens considèrent que la création du PNR doit être contrebalancée par de nouveaux dispositifs de protection des données personnelles. Je pense un accord possible. J’ai évoqué cette question hier avec Thomas de Maizière, mon homologue allemand, et nous avons l’intention d’agir de conserve en rencontrant le rapporteur du texte et les dirigeants des partis politiques au sein du Parlement européen pour les convaincre de l’utilité du PNR et pour trouver avec eux le compromis souhaitable. Je me battrai avec force pour que ce dossier aboutisse dès 2015.

L’évolution de certains quartiers est effectivement préoccupante. C’est pourquoi nous avons décidé une approche globale, notamment dans certaines zones de sécurité prioritaire de Marseille. J’ai considéré que dépêcher dans ces quartiers des forces de l’ordre en masse créerait, en un temps très court, un électrochoc au terme duquel nous pourrions réengager la prévention et le démantèlement des trafics. Les résultats obtenus à Marseille sont bons. Ils montrent que le retrait de la puissance publique de ces quartiers n’est pas inéluctable. Ces opérations doivent être multipliées et il faut profiter de ce que la République reprend ses droits par l’affirmation de la force du droit qu’incarnent les forces de l’ordre pour engager des actions massives de prévention de la radicalisation autour des principes de la laïcité.

Selon moi, madame Bechtel, une filière se constitue quand une organisation de recrutement se crée qui finance des actions par la fourniture de fonds ou d’armes et que cette organisation est capable de passer à l’acte en vue de la commission d’actes terroristes –mais je ne doute pas que vous vous plairez à compléter cette définition.

Nous avons décidé de recruter 1 000 personnes au sein de nos services de renseignement. Pour que 535 de ces embauches, qui concerneront des compétences de haut niveau, aient lieu dès cette année, nous pourrons procéder à des recrutements sur titre. Procéder autrement serait s’exposer à des retards, et j’attache beaucoup de prix à l’exécution rapide de ce que nous devons faire.

Monsieur Myard, la garde des Sceaux sera plus apte que je ne le suis à répondre à vos questions portant sur les prisons. Amedy Coulibaly était-il un « agent dormant » ? La surveillance électronique à laquelle il était soumis a pris fin le 15 mai 2014, et il a commis les actes que l’on sait en janvier 2015. Précédemment, il s’était livré à une multitude d’actes de petite délinquance de droit commun. En d’autres termes, cet homme au profil classique de délinquant multirécidiviste ne dormait que lorsqu’on l’arrêtait… Du moins est-ce ce que je puis dire maintenant avec toute la prudence requise, puisque j’ignore ce que l’enquête révélera.

M. Joaquim Pueyo. Il me paraît important de renforcer le renseignement pénitentiaire et d’utiliser les informations importantes stockées dans les cahiers de liaison électroniques. Peut-on d’autre part renforcer le rôle d’Interpol ? Et qu’en est-il de la coopération avec des pays tiers, notamment la Turquie, lieu de passage vers ou depuis la Syrie ?

M. Meyer Habib. Votre détermination, comme celle du Président de la République et du Premier ministre, est perceptible, monsieur le ministre, et j’associe mes compliments à ceux qui vous ont été adressés. Dans cette guerre, il n’y a ni droite ni gauche : nous devrons la gagner ensemble. Mais considérant que 23 000 tweets ont été libellés « Je suis Kouachi » ou « Je suis Coulibaly », je demeure pessimiste. Logiquement, il aurait fallu procéder à 23 000 gardes à vue. C’est impossible, et cette situation est terrifiante. Que faire ?

Pour commencer, le maillage de Paris par les caméras de surveillance doit être total. J’étais par hasard sur les lieux de l’attentat contre Charlie Hebdo quand il s’est produit, j’ai vu le policier être assassiné de sang-froid et j’ai constaté que les assassins ont failli se perdre dans la nature faute de caméras en nombre suffisant. Un très long temps s’est écoulé entre le moment où l’inconcevable a eu lieu et celui où les criminels ont été neutralisés ; en Israël où, hélas, des actes terroristes sont souvent commis, leurs auteurs sont tués dans les heures qui suivent.

D’autre part, ne pas équiper les forces de police d’armes longues, c’est les envoyer au casse-pipe.

Et puis, le terrorisme ne prospère pas sans appuis. Des pays l’abritent, le financent et l’encouragent. Ces pays, nous les connaissons et, hélas, nous les avons fréquentés, toutes sensibilités politiques confondues, et nous continuons de le faire. Nous devons être impitoyables avec tous les États, quels qu’ils soient, qui protègent le terrorisme. Je m’épouvante en particulier d’avoir entendu le Premier ministre évoquer ce matin le rétablissement des relations avec l’Iran, État terroriste qui, dans les années 1990, a commis des attentats qui ont coûté la vie à plus de cent juifs.

Ma dernière suggestion, plus délicate, m’a été soufflée par des musulmans : ne pourrait-on imaginer que les auteurs d’attentats, une fois morts, soient d’office incinérés ? (Vives protestations)

M. Christophe Cavard. Ayant présidé, en 2013, la commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, je vous interrogerai, monsieur le ministre, sur certains des sujets qui y ont été abordés. En premier lieu, ne peut-on imaginer la création d’une Agence européenne de sécurité et de renseignement ? M. Matteo Renzi, président du Conseil italien, a spontanément évoqué cette hypothèse il y a quelques jours mais elle ne semble pas avoir été reprise ; êtes-vous prêt à travailler à la création d’un service de renseignement européen ? D’autre part, aujourd’hui, dans le magazine L’Obs, un ancien directeur de la DST puis de la DCRI s’inquiète de la disparition d’anciens partenariats avec les services de renseignement de certains pays tels la Syrie ou la Libye.

J’aimerais d’autre part des précisions sur ce qu’entendait exactement le Premier ministre en mêlant dans son discours PJJ et service de renseignement. Étant éducateur, je perçois mal les liens qui peuvent être établis entre un service de renseignement et le service certes judiciaire mais surtout éducatif qu’est la PJJ ; j’aimerais être rassuré.

M. Olivier Falorni. La création de 2 680 emplois supplémentaires pour renforcer les moyens de la lutte contre le terrorisme, dont 1 400 en trois ans dans les services de renseignement, est une excellente mesure. Cependant, pour garantir une meilleure efficacité, l’organisation et les pratiques de la communauté du renseignement devraient évoluer. En effet, la réforme de 2008 qui a abouti à la création de la DGSI et du SCRT a désorganisé et affaibli les Renseignements généraux, et par là même les capacités de travail de nos services sur le terrain. La réforme n’a pas seulement supprimé une direction centrale : elle a été conçue comme une absorption lente des anciens Renseignements généraux et l’abandon progressif de ce métier. La sous-direction de l'information générale, sous-dimensionnée puisqu’elle ne dispose que de la moitié des effectifs des anciens Renseignements généraux, accumule depuis sa création handicaps et carences. À la faiblesse des moyens dont elle a été dotée d’emblée s’ajoute une intégration au sein de la direction centrale de la sécurité publique en forme de mise sous tutelle, dont les effets négatifs sont perceptibles aujourd’hui encore. Cette organisation ne conduit-elle pas à un chevauchement de compétences en même temps qu’elle subordonne le SCRT à la DGSI ? Le renforcement annoncé de la DGSI par le recrutement de 400 agents traduit-il l’intégration du renseignement territorial dans une direction générale de la sécurité intérieure ou la construction d’une direction générale du renseignement ?

Mme Chaynesse Khirouni. Vous avez souligné, monsieur le ministre, que 90 % des jeunes gens qui partent faire le djihad sont recrutés par le biais d’Internet, ce qui traduit la professionnalisation des outils et des méthodes des organisations terroristes de recruteurs. Je suppose que les messages sont codés, de manière que les sites utilisés à cette fin ne tombent pas sous le coup de la loi. Mais alors, comment les jeunes gens accèdent-ils à ces contenus ? Par quels processus se trouvent-ils embrigadés et passent-ils à l’acte ?

M. le ministre. Par égard pour ceux qui m’attendent ailleurs depuis un moment déjà, je ne pourrai répondre ce soir à ces dernières questions. Je le regrette, mais je me propose de vous répondre par écrit dès demain ou, si vous le préférez, de revenir devant votre commission.

Mme Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie de votre hospitalité. Par ma présence, je tenais à témoigner au ministre la solidarité des deux Chambres du Parlement.

M. le président Éric Ciotti. Nous avons été heureux de vous accueillir, madame. Monsieur le ministre, je vous remercie.

La séance est levée à 18 heures 30.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christian Assaf, Mme Marie-Françoise Bechtel, Mme Valérie Boyer, M. Christophe Cavard, M. Éric Ciotti, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Olivier Falorni, M. Yves Goasdoué, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, M. Jean-Claude Guibal, M. Meyer Habib, M. Henri Jibrayel, Mme Chaynesse Khirouni, M. François Loncle, M. Patrick Mennucci, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Patrice Prat, M. Joaquim Pueyo, M. François Pupponi, Mme Michèle Tabarot, M. Patrice Verchère

Assistait également à la réunion. - Mme Kheira Bouziane