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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Lundi 9 février 2015

Séance de 19 heures 45

Compte rendu n° 14

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Éric Ciotti, Président

– Audition de M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance

La séance est ouverte à 19 heures 45.

Présidence de M. Éric Ciotti, président.

M. le président Éric Ciotti. Nous accueillons M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD).

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre N’Gahane prête serment.)

M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance. Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, je tiens à vous remercier de m'avoir convié devant cette commission pour évoquer la question de la prévention de la radicalisation, phénomène d'une tragique actualité.

Mon propos liminaire portera principalement sur la réponse publique qui a été initiée en France depuis neuf mois dans le champ de la prévention, et sur le rôle que le CIPD a été amené à jouer.

Au préalable, avant de mettre en place une réponse publique, il nous a fallu comprendre le phénomène et détecter les situations à enjeu. Nous pouvons définir la radicalisation comme le processus qui conduit un individu à rompre avec son environnement pour se tourner vers une idéologie violente, en l'occurrence et pour ce qui nous préoccupe, le djihadisme.

Dans la hiérarchisation des comportements dangereux et violents, la radicalisation est considérée comme le premier niveau. Elle peut conduire à l'extrémisme et au terrorisme, qui constituent en quelque sorte les deuxième et troisième niveaux. L'action préventive a vocation à se situer en amont, afin d'éviter le basculement dans une phase de recrutement et de passage à des actes violents. Les personnes qui ont basculé dans l'extrémisme et qui sont susceptibles de commettre des actes terroristes ne relèvent plus d'une démarche préventive mais d'un traitement policier et judiciaire.

Si l'objectif de la prévention de la radicalisation consiste précisément à éviter le basculement dans l'extrémisme, cette radicalisation doit être distinguée d'une pratique – même quiétiste – de l'islam. La difficulté a été d'éviter le piège de la stigmatisation et de la confusion. Nous avons constamment veillé au respect de nos principes fondateurs et républicains de laïcité. Il n'est pas pour nous envisageable d'entrer dans une approche qui consisterait à identifier ceux qui pratiquent plus ou moins bien leur religion.

Une fois fixée cette ligne rouge, il nous appartient surtout de nous préoccuper de ceux qui se mettent en danger ou qui mettent en danger nos concitoyens. Pour ce faire, nous avons essentiellement travaillé sur des indicateurs de rupture et de basculement car les personnes concernées sont, dans leur très large majorité, dans une situation de grande fragilité personnelle qui peut avoir diverses origines. Il n'existe pas un profil type de personne tentée par cette radicalisation violente qui peut procéder d'une quête de sens, d'une recherche d'identité, d'un désir de se réaliser voire d'aider les autres, mais aussi d'une volonté d'en découdre avec le système, de refouler une frustration ou une haine entretenue. Quoi qu'il en soit, ces personnes sont en grande fragilité au moment de leur basculement. Elles sont souvent en situation d'échec, d'isolement voire de rupture.

Nous avons assimilé cette radicalisation à une dérive sectaire par la forme qu'elle revêt. Ainsi, lorsque ce sont des mineurs qui sont concernés, nous avons recommandé de privilégier l'approche relevant de la protection de l'enfance, considérant qu'il s'agit avant tout d'une mise en danger.

Le processus de radicalisation n'est pas toujours visible, même des proches, et il se manifeste souvent par une rupture rapide et par un changement de comportement. Le degré de radicalisation se traduit largement par la nature du lien de la personne avec son environnement. À ce titre, nous avons privilégié l'identification des indices comportementaux : il importait de détecter précisément le processus d'endoctrinement qui mène ces personnes à la rupture scolaire, amicale, sociale et familiale. Ce basculement concerne aussi bien des adolescents que des jeunes adultes, des femmes, des personnes relevant de diverses catégories socioprofessionnelles. Paradoxalement, le phénomène peut aussi toucher des jeunes parfaitement insérés.

Au 29 janvier 2015, 1 150 signalements étaient parvenus à la plateforme téléphonique, via le numéro vert, et 1 163 signalements avaient été collectés directement par les préfectures. Quelque 24 % du total concernaient des mineurs, 35 % des femmes et 40 % des personnes non issues de familles de culture arabo-musulmane. Lors de l’entretien avec les familles qui appellent la plateforme, on réalise souvent que le jeune est en fait un converti.

Quelle a été la réponse publique ? Le ministre de l'intérieur a présenté, lors du conseil des ministres du 23 avril 2014, le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. Par circulaire du 29 avril 2014, il a fixé les modalités d'organisation au niveau déconcentré de la prévention de la radicalisation, afin d’accompagner les jeunes et leurs familles.

Le secrétariat général du CIPD assure au niveau national le suivi et le pilotage de diverses mesures : la prise en charge individuelle et l'accompagnement des familles ; la sensibilisation des acteurs au moyen d’une formation spécifique ; le lancement d’une campagne de communication.

Après le filtrage réalisé par le service en charge du numéro vert, les signalements avérés sont adressés aux préfets : l'information est centralisée par l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), mais son traitement est effectué de manière déconcentrée. Cette prise en charge se conçoit bien évidemment en direction de personnes qui sont signalées sur la base d'indicateurs précis mais qui se situent en dehors du champ pénal. Le rôle des préfets est tout à fait essentiel dans la mise en œuvre du dispositif de prévention. Dès réception des informations transmises par la plateforme téléphonique, il leur appartient d'en aviser le procureur de la République. Celui-ci pourra éventuellement, lorsqu'il s'agit de mineurs, envisager la mise en œuvre des mesures d'assistance éducative. En concertation avec le parquet, les préfets informent le maire de la commune concernée au titre de ses compétences dans la prévention de la délinquance.

Au vu des remontées, les cellules de suivi mises en place par les préfets mobilisent les services de l'État et les opérateurs concernés : police, gendarmerie, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, Pôle emploi, missions locales, collectivités territoriales – outre la mairie concernée et les services sociaux du conseil général – et le réseau d’associations, notamment celles qui interviennent en direction des familles et des jeunes. Ce partenariat n'est pas figé et nous souhaitons le voir enrichi de nouveaux acteurs professionnels, notamment les représentants du secteur de la santé – et surtout de la santé mentale – qui sont encore insuffisamment associés.

Pour chacune des situations, l'action en direction des jeunes concernés doit procéder d'une logique de déconstruction-reconstruction. Elle suppose à la fois une prise en charge psychologique et un accompagnement éducatif et social. Il faut avoir à l'esprit que pour les personnes concernées, la radicalisation apparaît non comme une difficulté mais comme une solution. C'est ce que nous ont appris les psychiatres avec lesquels nous travaillons, que ce soit Tobie Nathan ou Serge Hefez.

Dans toutes les phases du parcours, l'un des principaux enjeux est de réussir à obtenir l'adhésion de la personne grâce au concours de sa famille, et la cellule de suivi désigne un référent qui sera le plus souvent un travailleur social. Si vous le souhaitez, nous pourrons parler de la non-adhésion et des contraintes possibles quand nous faisons face à des situations assez particulières.

En 2015, le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) – dont les crédits vont augmenter de 20 millions d’euros – sera mobilisé en priorité pour soutenir des actions de prévention de la radicalisation : près de 9 millions seront consacrés au suivi individuel des situations préoccupantes et à leur prise en charge. Le 13 janvier dernier, nous avons lancé un appel d’offres d’un montant de 600 000 euros, afin de recruter des équipes mobiles de psychothérapeutes formés à ces enjeux, qui pourraient intervenir dans les départements qui en sont démunis.

La formation des professionnels et la sensibilisation de la population à ce phénomène sont essentielles. Depuis octobre 2014, le secrétariat général du CIPD a mis en place une formation pluridisciplinaire qui a bénéficié à près de 600 professionnels – directeurs de cabinet, délégués du préfet, directeurs académiques des services de l'éducation nationale, représentants du secteur associatif – et qui va se poursuivre en 2015.

L’éducation nationale souhaite une formation spécifique pour ses cadres supérieurs. À la chancellerie, trois directions formulent une demande similaire : la direction des affaires criminelles et des grâces pour les 167 référents des parquets en matière de lutte contre le terrorisme ; la direction de l’administration pénitentiaire pour le personnel d'encadrement des sites où se mèneront les expérimentations d'isolement des prisonniers radicalisés, notamment à Fresnes ; la direction de la protection judiciaire de la jeunesse pour les psychologues référents qui seront bientôt recrutés. En 2015, nous envisageons de former près de 1 300 personnes.

Cette formation a aussi bénéficié à certains médias, ce qui a eu pour conséquence de sensibiliser plus largement les publics concernés à l'existence de la plateforme téléphonique et en a multiplié l'impact.

Outre la mise en place du site du Gouvernement, « stop-djihadisme », une campagne de communication a été lancée depuis le 29 janvier 2015 pour faire davantage connaître le numéro vert, en ciblant principalement les parents et les proches. Elle se décline sous forme d'affiches et de plaquettes mises à disposition dans les commissariats, les brigades de gendarmerie, les mairies, les centres sociaux, les caisses d’allocations familiales, ainsi que dans les locaux d'accueil des familles au sein des établissements pénitentiaires. Les préfets sont chargés de relayer cette campagne.

Voici ce que je souhaitais dire en propos liminaires. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Joaquim Pueyo. J’ai été impressionné par le fait que 40 % des appels traités concernent des personnes qui ne sont pas de culture arabo-musulmane. Ces personnes vivent-elles malgré tout dans les quartiers populaires ?

M. Pierre N’Gahane. Pas toutes, d’autant que les habitants de ces quartiers ont été très réticents à utiliser la plateforme téléphonique : nous avons eu très peu d’appels de ces personnes entre le 29 avril, date de la création du numéro vert, et la fin du mois de décembre.

Lors d’une réunion organisée il y a deux semaines à Marseille à l’initiative du préfet de région, les représentants du culte musulman m’ont indiqué que les parents peuvent assimiler ce genre d’appel à une dénonciation de leur enfant, mais que les récents événements ont été tellement dramatiques qu’ils préfèrent désormais franchir le pas plutôt que de courir le risque de voir leur enfant s’engager dans une spirale criminelle.

L’arbitrage se fait d’autant plus volontiers en ce sens quand les familles sont conscientes que, dans un État de droit, un jeune contre lequel il n’existe aucun élément à charge – y compris quand il revient d’une zone de combat – a très peu à craindre hormis une surveillance par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Pour les familles, la dénonciation devient synonyme de protection. Cette adhésion ayant été très tardive, le pourcentage que vous trouvez élevé l’était bien davantage auparavant et avoisinait les 55 %.

M. Joaquim Pueyo. Vous travaillez avec les aumôniers des prisons et les imams des mosquées. D’aucuns, notamment les républicains, pensent que cette religion doit se réformer pour donner naissance à un islam éclairé. Pensez-vous cela possible et les responsables religieux que vous fréquentez vont-ils dans cette voie ? Il y a quelques années, les propos tenus dans certaines mosquées allaient à l’encontre de l’islam éclairé et ils ont dû influencer des jeunes et des moins jeunes.

Vous mettez en place des prises en charge individualisées à destination des familles des jeunes qui sont touchées par ce fléau. Avez-vous des contacts et des échanges avec les services d’autres pays, notamment l’Allemagne, qui s’occupent de jeunes très radicalisés ? Les équipes pluridisciplinaires qui incluent des psychologues et des éducateurs sont-elles suffisantes ?

M. Pierre N’Gahane. Le phénomène de radicalisation est mondial et déjà ancien – dans les années 1990, nous l’avons vu se développer en Algérie avec le Front islamique du salut (FIS), pendant les guerres de Bosnie et d’Afghanistan – mais il a pris une nouvelle ampleur avec l’arrivée d’internet qui facilite les recrutements. Il percute les lames de fond que sont les problèmes inhérents à notre société et qui perdureraient même si la situation s’arrangeait au Proche-Orient, notamment en Irak et en Syrie.

La laïcité – à ne pas confondre avec l’élaboration de normes sociales autour du port du voile ou du menu des cantines – est l’une de ces questions de fond. Quelle est la place de l’islam dans le paysage ? La laïcité est un système ingénieux et inclusif qui a permis à l’Église catholique de se vivre à côté des autres, notamment les religions protestante et juive. L’arrivée de l’islam, après la première guerre mondiale, s’est matérialisée par la construction de la Grande mosquée de Paris, en reconnaissance de l’engagement des troupes d’Afrique du Nord dans le conflit.

On a fait comme si la laïcité était naturelle mais de réelles questions se posent. La langue arabe occupe une place importante dans la pratique de l’islam, alors que peu de gens lisent cette langue. La moitié des imams parlent français et ils peuvent avoir des interprétations complètement erronées. Lors de la réunion de Marseille, M. Mohammed Moussaoui, président d’honneur du Conseil français du culte musulman (CFCM), a passé en revue quelques sourates pour dénoncer l’absurdité de l’interprétation qui en avait été faite.

M. Meyer Habib. Dans le Coran, il y a tout et son contraire, c’est bien le problème !

M. Pierre N’Gahane. Le problème de l’interprétation se pose d’autant plus qu’il existe deux tendances – l'Union des mosquées de France (UMF) et l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) – où se mêlent des différences d’origine et de génération, et qui sont actuellement bousculées par la montée du salafisme.

Un État laïc n’interfère pas dans cette sphère. Or, quand il a besoin d’argent pour construire des mosquées, même M. Dalil Boubakeur va dans des pays comme l’Arabie Saoudite qui se réclament du wahhabisme, tendance proche du salafisme, ce qui pose des questions. Même s’il n’y a pas de contrepartie directe, il faut avoir le courage d’aider cette religion à prendre toute sa place dans la laïcité, à côté des autres religions, en favorisant l’organisation d’un clergé, la formation des imams et leur plus grande indépendance à l’égard des influences extérieures. Cette religion ne viendra pas se mettre spontanément sous la bannière d’une laïcité que nous avons mis deux siècles à construire, y compris en employant des moyens publics pour y parvenir. Il faudrait aussi aider à la création d’un espace public sur internet où beaucoup de jeunes se forment théologiquement et pastoralement à l’islam, et en viennent à des interprétations extrêmement abusives et dangereuses des textes. L’État devra peut-être mettre entre parenthèses son approche laïque du financement des cultes pour accompagner cette religion et l’aider à entrer dans le paysage.

M. Joaquim Pueyo. Pour ma part, je pense que nous devons renforcer les rites républicains dans la sphère publique, dans les écoles, collèges, lycées et autres lieux de formation. Certains parents envoient leurs enfants dans des écoles privées catholiques par refus de la laïcité, ce qui m’inquiète. Je suis d’accord pour que toutes les religions soient traitées de manière équitable, sous réserve que soient renforcés la laïcité et les rites républicains.

M. Pierre N’Gahane. Vous m’aviez aussi interrogé sur le modèle allemand auquel nous nous sommes intéressés ainsi qu’au réseau européen de sensibilisation à la radicalisation (RAN). Le modèle allemand s’appuie sur deux leviers : le programme « Hayat » qui ressemble à notre programme ; le programme « violence prevention network » (VPN), qui est adapté au milieu carcéral et dont nous pourrions nous inspirer. Le VPN privilégie une approche pluridisciplinaire et fait appel à des intervenants de culture arabo-musulmane, partant du fait que le milieu carcéral renforce les traits et que les détenus seront davantage en confiance avec des personnes qui leur ressemblent. Il y a peut-être des choses à inventer pour les prisons, notamment en direction de détenus qui ne sont pas forcément demandeurs de consultation psychologique ou psychiatrique alors qu’ils pourraient en avoir besoin, notamment quand ils sont de retour de Syrie.

M. Meyer Habib. Pour ma part, je vais être un peu plus binaire. Nous avons un pays extraordinaire ; aucun autre ne fait autant en matière d’intégration, de vivre ensemble, de laïcité et de pratique des religions. Mais nous assistons à un conflit mondial qui nous dépasse : une guerre entre chiites et sunnites qui a fait 250 000 morts en Syrie et 30 000 morts en Irak. Nous cherchons à soigner un cancer avec de l’aspirine. Nous allons avancer, nous couper les cheveux en quatre, faire notre mea culpa en permanence.

Tout le monde, y compris le Président de la République, va en Arabie Saoudite alors que ce pays interdit aux chrétiens et aux juifs – dits infidèles – d’aller à La Mecque. Imaginez que l’on interdise l’entrée de Notre-Dame de Paris aux musulmans et aux juifs ! Nous sommes très permissifs par rapport à ces pays, notamment ceux qui appliquent la charia.

C’est bien d’essayer d’améliorer les choses, de faire de la prévention, mais les réseaux sociaux et les chaînes de télévision nous inondent de scènes terrifiantes et d’images de décapitations. L’imam Hassen Chalghoumi, un exemple, est obligé de vivre sous la protection d’officiers de sécurité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons un seul imam Chalghoumi alors que nous devrions en avoir cent, et il est menacé en permanence. Mes parents juifs ont vécu dans des pays musulmans où la coexistence entre communautés se passait de façon extraordinaire. À l’époque, tout le monde vivait bien ensemble.

Nous réfléchissons et nous cherchons des solutions préventives, éducatives, répressives. Hélas, je crains que ces remèdes ne soient cosmétiques et que la source ne soit plus grave. Face à l’Iran, au Qatar ou à l’Arabie Saoudite, nous avons peur d’appeler un chat un chat. Nous avons essayé d’intervenir en Libye, ce qui partait d’un bon sentiment, mais la situation a viré au drame. Nous ne pouvons pas faire la guerre partout. Cela étant, nous devons traiter le problème à notre niveau et ne pas laisser au Front national le monopole de certaines valeurs telles que l’amour de notre pays, de son drapeau et de la Marseillaise.

M. Claude Goasguen. Quelle est la part des jeunes qui répondent au mythe héroïque de l’aventure guerrière ?

M. Pierre N’Gahane. Il n’y a pas de profil type de personnes attirées par ce discours. Pourquoi s’accrochent-ils à cette branche ? Il y a la jeune fille qui tombe amoureuse d’un salafiste – qui lui-même devient recruteur – et qui est heureuse de vivre une aventure avant de se retrouver dans une situation dramatique. Il y a le jeune au parcours délinquant, sans père ni repère, selon une formule très utilisée par les services de la protection judiciaire de la jeunesse. Il y a celui qui voit le chômage frapper sa famille, une génération après l’autre, et qui a l’impression qu’il ne s’en sortira jamais. Il y a aussi des jeunes qui ont envie de se réaliser, certains d’entre eux ayant été refusés par l’armée qui a estimé que leur profil psychologique n’était pas bon. Nous trouvons tous ces profils, de la jeune fille naïve au dur à cuire.

Nos problèmes sociétaux percutent un phénomène international qui est amplifié par la situation actuelle au Proche-Orient. Si la situation internationale s’arrangeait, les départs pour la Syrie cesseraient, comme avaient cessé les départs pour l’Algérie ou la Bosnie, mais la lame de fond resterait. Il va falloir traiter nos questions internes : définir la place de l’islam dans le paysage laïc ; élaborer des normes sociales – selon la définition d’Émile Poulat – en matière de port de voile, de menu de cantine ou d’accès à la piscine ; répondre à l’enjeu social.

Constatez-vous une désespérance de notre jeunesse ? me demandait un député. Je lui ai répondu par la négative, même si certains jeunes décrochent. Me vient à l’esprit le cas de cette jeune fille juive de quinze ans qui jouait de la musique classique et qui a basculé. L’apostasie est assez rare dans la communauté juive et on se demande ce qui a bien pu se passer. Je pense à cette autre jeune fille, issue d’une famille de culture arabo-musulmane de la classe moyenne. Le père a pleuré pendant les deux heures d’entretien, m’a expliqué que sa fille allait à la pêche avec lui, que sa fille aînée occupe un poste important dans un grand groupe de distribution. La famille était incapable de savoir ce qui avait pu se passer. Pour autant, chaque fois que nous avons creusé une situation, nous avons toujours trouvé un problème, un mal-être. De là à s’accrocher à une mouvance qui décapite, qui crucifie des gens… Comment peuvent-ils s’engager dans cette voie ?

M. Meyer Habib. Alors ?

M. Pierre N’Gahane. Le discours diffusé donnerait plus d’espérance que l’on ne croit, estiment certains sociologues. Ils sont dans un tel état de désespérance qu’ils s’accrochent aux bobards qu’on leur raconte.

M. Claude Goasguen. C’est un peu contradictoire avec vos propos précédents sur la laïcité. Aller tuer aux côtés de Daech pour établir un califat relève davantage d’une lutte pour le pouvoir interne dans l’islam – d’ailleurs, les Saoudiens sont obligés de se protéger – que d’un problème de laïcité en France.

M. Pierre N’Gahane. Nous avons nos problèmes de fond à traiter mais je suis d’accord avec vous pour penser que nos jeunes sont totalement dépassés par les enjeux du Proche-Orient. Ils sont très peu à savoir qu’ils se trouvent au milieu d’un conflit qui oppose les sunnites aux chiites, à connaître la répartition ethnico-religieuse de la population irakienne, à comprendre les hésitations des Turcs à Kobané ou l’apparente facilité avec laquelle les opposants à Bachar el-Assad ont pénétré au nord de la Syrie. Beaucoup de choses échappent à nos pauvres résidents français qui entrent dans ces mouvements et participent à des guerres qui ne sont pas les leurs. Pourquoi des jeunes aux profils très différents s’enrôlent-ils ? Je persiste à penser que ce n’est pas une raison religieuse.

M. Claude Goasguen. Ils participent à une croisade interne de l’islam. Ils sont attirés par le pouvoir, par la richesse des Saoudiens et de toute la région. Eux qui vivent dans la panade en banlieue parisienne, ils sont fascinés par cette aventure guerrière contre les possédants actuels, les émirs richissimes.

M. Meyer Habib. Le changement d’un désœuvré de banlieue peut s’expliquer par l’attrait pour le pouvoir, l’argent et le sexe. Je repense à cette jeune fille yézidie, témoignant dans un documentaire qu’elle avait été violée trente fois en une seule matinée. Tel est le sort de jeunes chrétiennes, kurdes, yézidies. Des femmes musulmanes voilées expliquent que la pratique est permise pour leur mari pendant le djihad.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur N’Gahane, il nous reste à vous remercier pour la qualité de votre intervention et pour l’action que vous conduisez et que nous suivons avec intérêt et attention.

La séance est levée à 20 heures 30.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christian Assaf, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Éric Ciotti, M. Georges Fenech, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Jean-Claude Guibal, M. Meyer Habib, M. François Loncle, M. Jacques Myard, M. Patrice Prat, M. Joaquim Pueyo

Excusés. - M. Christophe Cavard, M. Patrick Mennucci