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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Jeudi 12 février 2015

Séance de 8 h 30

Compte rendu n° 18

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Éric Ciotti, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam

L’audition commence à 8 heures 45.

Présidence de M. Éric Ciotti

M. le président Éric Ciotti. Je souhaite la bienvenue à Mme Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam.

Avant de vous donner la parole, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

(Mme Dounia Bouzar prête serment.)

Mme Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam. Je commencerai par préciser la place depuis laquelle je parle. Je suis anthropologue du fait religieux et travaille à ce titre sur le radicalisme, dont j’ai pu constater l’essor depuis plusieurs années. Ancienne éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), je suis une vieille femme de terrain avant d’être une jeune universitaire.

J’ai créé le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) après avoir été contactée, au printemps dernier, par une petite centaine de parents, suite à la publication de mon ouvrage, Désamorcer l’islam radical, dans lequel ils avaient exactement reconnu certains traits de comportement de leurs propres enfants.

Structure associative, le CPDSI a d’abord œuvré à titre bénévole, avant d’être rattaché, en septembre dernier, par l’intermédiaire du préfet Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) et au CIPD.

Nous assurons, d’une part, la formation des professionnels confrontés à la question du radicalisme, soit six cents fonctionnaires ces derniers mois, rattachés pour l’essentiel aux préfectures. Nous fournissons, d’autre part, une aide aux parents dont les enfants sont victimes d’embrigadement. C’est ainsi que nous intervenons actuellement auprès de quatre cents familles pour mener les premières expériences de désembrigadement dans notre pays. Nous nous déplaçons pour cela sur l’ensemble du territoire national.

Pour être efficaces, nous nous sommes intéressés au principal rabatteur français, Omar Omsen, autorité de référence pour les jeunes francophones, en France et en Belgique. Chef de la katiba al-Nosra francophone en Syrie, c’est lui qui détient là-bas la plupart de nos mineurs et de nos jeunes majeurs. Notre rapport, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », s’intéresse aux nouvelles techniques d’embrigadement qu’il a mises en œuvre.

Si l’on parle de nouveaux discours terroristes, c’est que, contrairement à ce qui était le cas ces dix dernières années, ils ne touchent pas que des jeunes sans pères ni repères. Omar Omsen a affiné ses techniques d’embrigadement ; il parle et pense en français. En produisant ses interminables vidéos, diffusées sur Internet sous le label « 19 HH » et dans lesquelles il mélange dans chaque phrase le vrai et le faux, il est arrivé à toucher des jeunes d’origines très différentes : parmi les quatre cents familles que nous suivons, 60 % appartiennent à la classe moyenne et ne sont pas d’origine arabo-musulmane. Je précise néanmoins que les familles qui nous appellent et avec lesquelles nous travaillons ne sont pas forcément représentatives de la population touchée. Il s’agit de familles qui ont confiance en l’État, et elles ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, sachant que la plupart des familles issues des classes populaires n’appellent ni le numéro vert ni le CPDSI, par crainte que leur enfant ne soit fiché et que cela lui porte préjudice.

En travaillant avec les familles, nous avons eu accès aux ordinateurs des jeunes et à leurs pages Facebook. C’est en croisant les données que nous y avons trouvées avec l’analyse des vidéos d’Omar Omsen et de son discours que nous avons révélé le système d’embrigadement dont je vais vous exposer les principes et qui fonctionne comme un self-service où chaque jeune peut trouver sa propre motivation pour adhérer à l’idéologie djihadiste.

Le premier stade de l’embrigadement est celui de la manipulation par la théorie du complot. L’adhésion à cette théorie est le point commun de tous les jeunes ayant basculé, ce qui ne veut pas dire que tous les adeptes de la théorie du complot sont voués à devenir des terroristes. La manipulation suit une progression très élaborée. La première étape consiste à utiliser des vidéos récupérées sur YouTube, qui n’ont pas été réalisées par les intégristes mais que ceux-ci manipulent pour convaincre le jeune que les adultes lui mentent sur tout : la nourriture, les médicaments, la politique, l’histoire.

La deuxième étape consiste à démontrer, toujours à partir de vidéos, que ces mensonges sont le fait de sociétés secrètes – des Illuminati principalement basés en Israël et gouvernés par les sionistes, avec la complicité des Américains –, qui manipulent et endorment les peuples afin de conserver le pouvoir et d’empêcher les révolutions. Il s’agit de prouver que l’on nous bombarde à longueur de journée d’images subliminales destinées à nous détourner des vraies valeurs, et notamment de l’islam. C’est ainsi que, lu à l’envers, le logo de Coca-Cola, signifierait en arabe « Ni Mohammed ni la Mecque », que les étiquettes de Tropicana fruits rouges cacheraient un diable dans un triangle ou que les traces laissées dans le ciel par les avions ne seraient en réalité que des hormones déversées sur la terre afin d’handicaper les humains pour les empêcher de se reproduire. Il n’est nullement question, à ce stade, de recherche spirituelle de la part du jeune, mais d’un processus qui le conduit progressivement à regarder autour de lui à travers le prisme d’une grille de lecture paranoïaque qui va le conduire à rejeter le monde réel.

C’est alors qu’intervient la troisième étape, celle où le jeune est sommé de se réveiller pour ne pas devenir complice de ces sociétés secrètes mais rejoindre le véritable islam, non pas celui de l’Arabie Saoudite, de la Tunisie, du Maroc ou de la France, mais celui des Véridiques, qui peut seul régénérer le monde lors de la confrontation finale.

Ces trois étapes successives sont destinées à couper le jeune de tous ses interlocuteurs. Enseignants, journalistes, politiques sont autant de complices des sociétés secrètes, jusqu’à ses propres parents, eux-mêmes victimes ou complices.

Le dessein d’Omar Omsen s’inscrit à l’intersection de la dérive sectaire et du projet d’extermination totalitaire. Dans le but d’accroître encore l’isolement du jeune et de renforcer son pouvoir sur lui, il convoque la double notion de primauté et de pureté du groupe, défendant la thèse selon laquelle seule l’unité des Véridiques – distincts des faux musulmans, dénoncés comme les ennemis de l’intérieur – permettra de sauver la planète du mal occidental. Comme dans le projet d’extermination totalitaire, l’unité de ce groupe se réalise à travers la pratique de rites destinés à la fois à distinguer les élus et à les purifier, de manière à assurer leur primauté.

Cette forme d’embrigadement participe d’un processus très fonctionnel qui a pour but de faire entendre au jeune que son petit malaise existentiel – car l’embrigadement, comme la toxicomanie, procède de la rencontre entre un malaise et un prétendu remède à ce malaise – n’est en réalité que le signe de son élection : Dieu l’a élu comme un être supérieur qui détient la vérité, et les difficultés qu’il ressent dans son environnement quotidien ne sont que le résultat du décalage entre celui qu’il croit être et celui qu’il est réellement.

Il devient extrêmement difficile de désembrigader un jeune, dès lors qu’on l’a persuadé qu’il a été élu pour son discernement et que, partant, ce que lui comprend n’est pas compréhensible par son entourage, lequel, par jalousie, va tout faire pour semer le doute dans son esprit. Tout argument rationnel qu’on peut lui opposer est d’emblée invalidé par sa nature même, et il faudra, pour opérer le désembrigadement, se placer hors du champ de la raison et du savoir et avoir recours à d’autres processus cognitifs.

Un des motifs utilisés par Omar Omsen est, comme dans tous les mouvements de ce type, celui de la fin du monde. Selon sa propagande, le fait que Bachar el-Assad ait gazé son peuple en toute impunité est un signe de cette fin du monde. L’heure est donc venue de combattre pour le retour du Mahdi, ultime successeur du Prophète, qui doit sauver le monde. Ceux qui auront combattu iront au paradis, sauvant avec eux soixante-dix personnes ; les autres iront en enfer.

C’est ainsi que l’héroïne de mon roman tiré d’histoires vraies, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, fille d’un psychanalyste et d’une professeur, écrit à ses parents : « Papa, maman, je vous aime. Je pars mourir en Syrie pour vous sauver, puisque vous êtes athées. »

Les intégristes ont aussi joué sur la fibre humanitaire, faisant croire aux premiers jeunes – et en particulier aux jeunes filles – qu’ils ont réussi à enrôler qu’ils allaient sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad. Parmi les quatre cents cas que nous traitons, se trouvent deux cent quatre-vingts filles de toutes origines sociales ou religieuses. Issues des classes populaires ou supérieures, maghrébines ou non, athées, catholiques, bouddhistes, voire juives, toutes ont en commun d’avoir inscrit sur leur profil Facebook qu’elles voulaient faire un métier altruiste, travailler dans l’humanitaire ou le secteur médico-social, s’engager dans la société pour lutter contre les injustices. C’est à partir de ces éléments qu’elles ont probablement été repérées sur internet par des « chasseurs de tête ».

Depuis octobre cependant, l’argument humanitaire n’est plus prépondérant car, dès lors que Daech a pris la main et que les combats se sont déplacés en Irak, il devient difficile d’expliquer aux jeunes qu’il s’agit d’aller sauver les enfants syriens. De même, l’évocation de la fin du monde est moins présente, les jeunes filles étant sollicitées pour porter les futures générations de guerriers. Par ailleurs, les jeunes filles embrigadées sous le prétexte de la cause humanitaire ont été les premières à se désengager lorsqu’elles ont compris, sur le terrain, qu’elles avaient affaire à une idéologie totalitaire, et qu’avant de s’en prendre aux chrétiens et aux Yasidis, les intégristes exterminaient les civils et les sunnites syriens qui refusaient de leur faire allégeance.

Pour en revenir aux techniques de dérive sectaire utilisées par Omar Omsen, il est important de souligner que l’embrigadement passe par la destruction de la mémoire familiale, de l’histoire et des repères identitaires de la jeune recrue, à qui l’on va proposer une communauté de substitution, pour avoir sur elle un véritable ascendant. S’il est assez facile d’éloigner un jeune de son lycée, de ses amis et de ses loisirs, il est beaucoup plus difficile de l’amener à rompre avec sa famille. Cette rupture n’est jamais le résultat de manœuvres coercitives mais le fruit d’un subtil travail de persuasion, qui donne au jeune le sentiment qu’il a le choix. On exerce cependant sur lui une forme de chantage psychologique, lui expliquant que, s’il éprouve une boule au ventre à l’idée de quitter sa mère, c’est qu’en vérité il n’est pas un élu et n’appartient pas à la communauté des Véridiques.

En imposant le port du niqab et du jilbab aux jeunes filles, les intégristes effacent leurs contours identitaires. Privées de leur identité et de leur individualité, elles se fondent dans « le même », ce qui permet au groupe de penser à leur place. Pour les garçons, cette destruction identitaire passe par un changement de nom. Certains choisissent pour partir au combat le pseudonyme qu’ils utilisaient dans leurs jeux vidéos. Ils accomplissent ce faisant un acte initiatique censé symboliser leur renouveau, leur régénération personnelle.

À partir de captures d’écran réalisées sur internet, je voudrais m’arrêter un instant, pour conclure, sur l’utilisation des images par Omar Omsen. J’ai déjà évoqué les vidéos diffusées sous le label 19HH, le nombre dix-neuf faisant à la fois référence aux dix-neuf terroristes impliqués dans les attentats du onze septembre et à un chiffre magique de l’islam ; quant aux deux H, ils symbolisent les tours jumelles de Manhattan.

Une cinquantaine de vidéos de dix minutes chacune illustrent la théorie du complot. J’ai déjà évoqué les images de Coca-Cola, mais on y trouve également des montages, mis en ligne dans les heures qui ont suivi l’attentat contre Charlie Hebdo, tendant à démontrer qu’il s’agissait d’une manipulation du Gouvernement français, avec la complicité des Américains et d’Israël. Dans chacune de ces vidéos figure l’image d’une main tenant un pantin, symbolisant ces manipulations face auxquelles il est urgent de se réveiller.

L’islam est la seule force à pouvoir sauver le monde. Il en est proposé une vision pacifique et régénératrice, à partir d’images empruntées autant à Léonard de Vinci qu’au motif marin, Omar Omsen se référant beaucoup à la mer et à la blancheur de son écume pour évoquer la pureté des véridiques.

Pour inciter le jeune à s’engager dans le combat qui oppose les Véridiques au reste du monde – où se retrouvent pêle-mêle les démocraties occidentales, l’Arabie saoudite, l’Algérie, le Maroc, l’Angleterre, Israël ou l’Égypte –, sont utilisées des photos de boy-scout ou des images empruntées à l’industrie hollywoodienne censées atteindre le plus grand nombre possible de jeunes. Le jeune est donc amené à mentir à son entourage, comme le montrent les pages Facebook de certains jeunes que nous avons sauvés : leur premier profil ne laisse rien apparaître de leur engagement et c’est sur le second que l’on peut voir des jeunes filles portant le jilbab, brandissant des armes ou encore des princes charmants barbus mais occidentalisés.

La fin du monde, quant à elle, est illustrée par une série d’images de synthèse sophistiquées réalisées en studio, avec de gros moyens techniques, preuve que les propagandistes disposent de beaucoup d’argent.

J’ai déjà évoqué l’argument humanitaire utilisé à l’intention des jeunes filles : il s’appuie, dans la propagande visuelle sur des images d’enfants blessés, qui parlent d’elles-mêmes.

La propagande intégriste manipule également les symboles de l’islam. Il est expliqué aux jeunes filles que la modernité n’est pas là où l’on croit et que plus elles se déshabillent, plus elles se rapprochent du singe. Pourtant, les vêtements de la fille du prophète, exposés à Istanbul, montrent bien que le drap noir dont les fondamentalistes veulent affubler les femmes est une invention des Wahhabites.

Une autre image récurrente est celle du lion, voire du chat, motif qui requiert systématiquement notre vigilance, dans la mesure où le lion est, dans l’islam, l’un des symbole du martyr, symbole dont Oussama ben Laden est le premier terroriste à avoir beaucoup joué.

J’en terminerai par la manipulation des images renvoyant à l’univers des garçons. Il y a d’abord la chevalerie, à laquelle sont empruntées les représentations de guerriers évoquant Lancelot, mais également le motif de l’épée. Omar Omsen a également savamment détourné à son profit la trilogie du Seigneur des Anneaux, à partir de laquelle il établit des parallèles surprenants : la première partie, intitulée La Communauté de l’anneau fait désormais référence à la communauté des véridiques ; intitulée Les Deux Tours, la seconde partie raconte comment l’œil du mal est enfermé dans les deux tours, qu’il faut donc détruire pour reconquérir le pouvoir et régénérer le monde ; la troisième partie, enfin, qui a pour titre Le Retour du roi, raconte le retour du Mahdi. À croire que le roman de Tolkien était le livre de chevet de ben Laden…

Enfin, Omar Omsen emprunte beaucoup de ses images de propagande aux jeux vidéo. Nous sommes tombés, lors de nos recherches, sur une image, que nous avons d’abord prise pour celle d’une femme voilée, s’adressant aux jeunes en ces termes et désamorçant d’emblée toute forme de contre-propagande : « Vous serez éprouvés, et ce jusqu’au sein de votre propre famille. On dira de vous que vous vous êtes égarés loin de l’enseignement de l’islam, que vous avez changé et qu’avant vous étiez mieux, que vous vous êtes radicalisés, que vous êtes endoctrinés, et tout le monde vous méprisera. » Il nous a fallu parvenir à désembrigader nos premiers garçons pour apprendre d’eux que ce personnage asexué – qui parle donc autant aux filles qu’aux garçons – était en réalité un personnage tiré du jeu Assassin’s Creed, qui a bercé toute cette génération d’adolescents et qui s’inspire de la véritable secte chiite des Assassins, laquelle, au XIIe siècle, assassinait les gouverneurs considérés comme des traîtres. Ironie malencontreuse du sort, sorti à Noël, le dernier opus de ce jeu qui consiste à assassiner des puissants, se déroule sous la Révolution française, et l’on peut y voir la tête du roi de France décapité…

M. le président Éric Ciotti. Parmi les quatre cents jeunes dont les familles ont fait appel à vous, y en a-t-il qui sont rentrés de Syrie ?

Mme Dounia Bouzar. Nous ne nous occupons pas des jeunes rentrés en France, soit qu’ils soient sous le contrôle du juge anti-terroriste, soit qu’ils soient perdus dans la nature. Quant aux jeunes filles, aucune n’est à ce jour revenue vivante en France. Certaines familles, en revanche, ont un enfant là-bas, et nous utilisons leurs communications pour tenter d’obtenir des renseignements.

Les cas que nous traitons sont, pour la plupart, ceux de jeunes dont les parents ou, plus rarement, le personnel d’éducation des collèges et des lycées ont repéré qu’ils étaient embrigadés, à partir des indicateurs de rupture que nous avons mis en place. Dès qu’un jeune refuse de voir ses anciens amis parce qu’il les juge impurs, dès qu’il arrête ses activités de loisir – sport ou musique – et se trouve en situation de rupture scolaire ou de rupture familiale, il faut intervenir, étant entendu qu’il est préférable de pouvoir intervenir avant ce dernier stade de la rupture familiale.

M. le président Éric Ciotti. Ces quatre cents cas que vous évoquez doivent-ils être inclus dans les 1 359 ressortissants français qui sont, selon les statistiques officielles, enrôlés dans le djihad, ou faut-il les y ajouter ?

Mme Dounia Bouzar. Ils ne sont pas tous inclus dans les statistiques officielles. Dès que notre diagnostic se confirme et que nous estimons qu’un jeune s’est radicalisé ou qu’il est en passe de l’être, nous incitons les parents à appeler le numéro vert afin de bloquer l’enfant à la frontière. Cela fonctionne très bien dans le cas des mineurs, car aucun parent n’hésite à accomplir une démarche dont il sait qu’elle sauvera son enfant en l’empêchant de partir. Dans le cas des majeurs en revanche, les parents hésitent plus souvent, car le bruit court que les majeurs ne sont pas arrêtés aux frontières. Les parents craignent donc que leur enfant ne soit fiché pour rien et que cela puisse, plus tard, lui porter préjudice. De notre côté, quoi qu’il en soit, nous faisons systématiquement un signalement auprès de M. Pierre N’Gahane.

M. Georges Fenech. Je voudrais d’abord saluer votre travail, qui réclame un certain courage. Je retrouve dans ce que vous décrivez tous les critères de l’emprise mentale, auxquels je me suis intéressé en tant qu’ancien président de la MIVILUDES : théorie du complot, rejet du monde réel, ruptures scolaire et familiale, vision manichéenne du monde sont autant d’éléments sectaires, sans oublier la rhétorique de l’élu et de l’Apocalypse, que l’on retrouve chez les témoins de Jéhovah comme chez les scientologues.

Le CPDSI est, à l’origine, une initiative privée, aujourd’hui rattaché à la MIVILUDES. Comment expliquez-vous que cette dernière ne se soit pas mobilisée plus rapidement et qu’il ait fallu que ce soit votre centre qui comble la défaillance des pouvoirs publics face à ces phénomènes d’endoctrinement ?

Quels sont vos liens exacts avec la MIVILUDES ? Dans quelles conditions matérielles travaillez-vous ? Percevez-vous des aides de l’État ?

En quoi consiste la formation dispensée aux six cents fonctionnaires dont vous nous avez parlé ? À qui s’adresse-t-elle précisément et quel est son but exact ?

Travaillez-vous avec l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu (UNADFI) et le Centre contre les manipulations mentales (CCMM) ?

Pensez-vous par ailleurs qu’il faille réduire l’islamisme radical à la dérive sectaire ? N’est-il pas trop simple et trop rassurant de se dire que, si ces jeunes partent, c’est simplement parce qu’ils sont embrigadés et manipulés ? Ne sommes-nous pas dans le contexte plus global d’une guerre totale entre cultures ou entre religions ? Parmi ceux qui partent, tous ne sont pas nécessairement manipulés et ont sans doute fait un choix qui ne relève plus de la dérive sectaire.

J’aimerais enfin que vous nous apportiez des précisions sur Omar Omsen. Qui trouve-t-on au-dessus de lui ?

Mme Dounia Bouzar. Cette idéologie totalitaire n’est absolument pas assimilable aux sectes, dont le projet n’est pas nécessairement la purification du groupe ni l’extermination du reste du monde. Nous sommes plus proches ici de l’idéologie nazie, et c’est la raison pour laquelle je distingue ce radicalisme de l’islamisme. Les Frères musulmans mêlent politique et religion, et considèrent certes que le Coran a réponse à tout, mais ils conservent un semblant de projet politique, fondé sur l’utopie de la religion comme forme de gouvernement. Ici, on ne peut pas parler de projet politique, à moins de considérer comme tel la régénération du groupe et l’extermination du reste du monde.

Je ne parlerais pas pour ma part de conflit de culture car tout le processus ici mis en œuvre consiste à couper les jeunes de la culture arabo-musulmane et à leur fournir un « kit à croire », au nom du principe selon lequel moins on en sait, mieux on croit. J’admets cependant volontiers que l’on dépasse largement la dérive sectaire. C’est la raison pour laquelle je ne parle guère de secte mais d’utilisation des techniques de dérive sectaire.

Je ne les ai pas détaillés mais, parmi les cinq mythes qui permettent l’identification du jeune et son embrigadement dans le djihad, se trouve d’abord le mythe de Zeus, c’est-à-dire, le mythe de la toute-puissance qui permet d’avoir tout contrôle sur les hommes. Il agit sur des jeunes qui, comme les frères Kouachi ou Mohammed Merah, n’ont jamais, dans leur enfance, intégré les limites posées par la vie en société et offrent un profil de délinquant.

Est également opérant le modèle du « Call of Duty », propre à toucher des jeunes ayant postulé pour l’armée mais ayant été décelés défaillants et qui, en mal d’adrénaline, voient dans le djihad un moyen d’accomplir leur propre guerre, en intégrant une communauté d’hommes.

Pour en revenir à notre organisation, j’ai fondé à l’origine ma société d’expertise sur la laïcité. Je n’avais pas dans un premier temps envisagé de créer le CPDSI qui est né de la multiplication des appels de familles me contactant au sujet de leurs enfants. Si j’ai eu une longueur d’avance sur les pouvoirs publics, c’est que je travaille depuis longtemps à propos de l’islam sur la manière de placer le curseur entre radicalisme et liberté de conscience. Je dénonce depuis dix ans les comportements radicaux validés au nom du respect de l’islam. Pourquoi ne pas porter plainte contre les hommes qui refusent de serrer la main des femmes et s’acharner, lâchement, sur les mamans traditionnelles qui portent le foulard ? Je condamne le laxisme dont on a fait preuve envers les intégristes, qui gagnent chaque jour du terrain dans leur redéfinition de l’islam – le niqab, auquel je suis opposée, en est l’un des meilleurs exemples – et finissent par convaincre les musulmans comme les non musulmans que les pratiques qu’ils préconisent sont une transcription au pied de la lettre des principes de l’islam. On comprend dans ces conditions qu’il soit de plus en plus difficile pour certains musulmans de se positionner par rapport à la religion, tant leurs repères sont brouillés.

À la suite des contacts établis entre les familles dont nous nous occupons et le Gouvernement, nous avons été mandatés, début septembre, par les pouvoirs publics pour lutter contre l’embrigadement. Le CPDSI est subventionné par le ministère de l’intérieur, qui finance ses missions de recherche comme ses actions de prévention. J’y travaille à trois quarts de temps, ainsi que trois autres salariés à temps plein. Ce n’est pas un travail facile. Nous figurons dans la prochaine vidéo d’Omar Omsen, qui nous a identifiés comme ceux qui empêchent la « chair fraîche » d’arriver jusqu’à lui. Je bénéficie pour ma part d’une protection bienvenue.

Nous sommes rattachés par convention à la MIVILUDES et au CIPD, manière de nous institutionnaliser et de nous légitimer. J’ai pu, par exemple, transmettre à la MIVILUDES, le cas de familles aux prises avec des sectes musulmanes non violentes, qui sortent a priori de notre champ d’intervention et de compétences. De même, la MIVILUDES peut ester en justice, ce qui n’est pas notre cas.

Quant aux formations, elles ont été organisées par le CIPD à l’instigation de Pierre N’Gahane. Elles ont débuté en mai, à Paris, le plus souvent au Centre des Hautes Études du ministère de l’intérieur (CHEMI) et ont été ouvertes d’abord aux préfets qui formaient leurs cellules de crise, c’est-à-dire aux chefs de cabinet et aux personnes intervenant au stade du diagnostic dans le cadre du numéro vert – puisque le numéro vert renvoie vers les préfectures. Nous avons ensuite formé les équipes éducatives et les psychologues qui assurent, aux côtés de la police, au sein de chaque cellule de crise, la prise en charge des jeunes diagnostiqués. Nous sommes quatre instances à assurer ces formations : le CPDSI, qui intervient sur les processus d’embrigadement, notamment au travers des messages vidéo, le Bureau des cultes, qui intervient sur l’islam, la MIVILUDES qui traite de l’emprise mentale et l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), chargée de l’organisation des filières. En plus des fonctionnaires affectés aux cellules de crise, nous avons également formé des travailleurs sociaux. Ces derniers en effet doivent modifier leur grille de lecture, car beaucoup ont tendance à confondre liberté de conscience et conscience capturée. Mais tout ceci évolue vite.

M. Jacques Myard. Je vous ai écoutée avec d’autant plus d’intérêt que j’ai participé avec Georges Fenech à trois commissions d’enquête sur les sectes. J’ai reconnu dans vos propos plusieurs traits de la dérive sectaire, notamment la référence à l’Apocalypse, également présente chez les Evangéliques, qui prédisent le retour de Jésus-Christ en Terre sainte et sa reconnaissance comme leur Messie par les juifs du Grand Israël, lesquels, s’ils ne se convertissent pas, seront massacrés à la fin des temps.


Quant à l’islam, ce n’est guère la première fois que son histoire rencontre celle des sectes, caractérisées en son sein et de manière assez constante à la fois par leur caractère prosélyte, en l’occurrence à travers le djihad, et leur manière d’opposer les détenteurs de la vérité à ceux qui ne la possèdent pas. Êtes-vous d’accord pour considérer comme moi que les filières djihadistes dont nous parlons aujourd’hui s’inscrivent dans un mouvement long qui a débuté avec les Frères musulmans et s’est poursuivi avec le salafisme djihadiste ? Le cas échéant, ne pensez-vous pas qu’au-delà d’une solution qui consiste à lutter au cas par cas contre l’embrigadement, il faudrait s’attaquer à un mal quasi structurel dont semble souffrir l’islam ?
Mme Dounia Bouzar. 
J’oserai dire qu’à rebours d’autres religions, l’islam traverse aujourd’hui son Moyen Âge. J’entends par là qu’il ne s’est pas développé au cours de ces derniers siècles en laissant s’exprimer la subjectivité des croyants, pourtant par essence au fondement de toute religion. Si certains penseurs, plutôt cachés, osent quelques remises en question, toute divergence d’interprétation vous condamne aussitôt à l’exclusion. Comment dans ces conditions une religion peut-elle évoluer autrement que par la violence ? La difficulté est qu’aujourd’hui, les salafistes, piétistes ou non, pour qui l’islam ne se pense pas mais se fonde, à travers un système d’analogies, sur la répétition, tiennent le haut du pavé.

Je le dis nettement, lorsque je suis aujourd’hui avertie de la conversion à l’islam d’un adolescent, qu’il soit issu d’un milieu athée, catholique ou juif, je lance immédiatement une procédure de prévention, sans attendre un éventuel embrigadement, car, à mon sens, une telle conversion – et elles sont de plus en plus nombreuses aujourd’hui – n’a rien de religieux mais cache autre chose.

Si je partage votre constat, je n’ai pas de solution, sachant que même un imam comme Tareq Oubrou peut se voir accusé d’être vendu aux sionistes, y compris au sein de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) ou par les salafistes. Lui comme moi figurons dans les vidéos d’Omar Omsen, lui comme égaré, moi comme mécréante parce que je ne suis pas voilée.

M. Jacques Myard. Il est pourtant essentiel de pouvoir élaborer un discours qui puisse s’opposer à la propagande djihadiste, et il me semble que c’est de la responsabilité de notre société.

Mme Dounia Bouzar. Nous travaillons avec l’ambassade des États-Unis qui nous a proposé de réaliser un outil vidéo à partir du témoignage de jeunes désembrigadés, afin de démonter les théories du complot, qui sont le premier stade de l’embrigadement et auxquelles, soyons claire, les adultes n’échappent pas non plus.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Je veux à mon tour saluer votre travail et votre courage, avant de vous poser deux questions.

Quelles techniques de désembrigadement utilisez-vous ? S’agit-il des mêmes techniques utilisées pour lutter contre les dérives sectaires ou avez-vous votre propre méthode et vos propres instruments ? J’ai compris en tout cas qu’il vous était difficile de vous appuyer sur le témoignage de ceux qui sont revenus, puisque vous n’avez pas de contact avec eux.

Vous nous avez dit travailler assez peu avec les familles d’origine arabo-musulmane issues des quartiers populaires. Le secrétaire général du CIPD, que nous avons auditionné, nous a dit, de son côté, que, depuis le 7 janvier, ces familles commençaient à se manifester. Faites-vous le même constat et réfléchissez-vous à des moyens de les inciter davantage à se tourner vers vous ?

Mme Dounia Bouzar. Depuis le 7 janvier en effet, nous avons été contactés par de nombreuses familles des classes populaires, y compris d’origine maghrébine. Les attentats ont fait bouger le curseur : il s’agit avant tout de sauver l’enfant et la société, la question du fichage passant désormais au second plan, tandis qu’auparavant la crainte de lui fermer les portes d’une carrière dans l’armée, la police ou la gendarmerie, à laquelle rêvent de fait, beaucoup de ces jeunes retenaient les parents de bouger, comme les retenait l’idée qu’il valait mieux un enfant sombrant dans la religion que dans le trafic de drogue.

Les premiers, à l’inverse, à avoir réagi et à m’avoir contactée sont les couples d’enseignants, à l’image de ce père qui, en Haute-Savoie, s’inquiétait de ce que sa fille ait souri en apprenant que Mehdi Nemmouche avait massacré des juifs et a fini par découvrir deux niqabs dissimulés sous son lit. La jeune fille, une des premières dont nous nous soyons occupée, est aujourd’hui en cours de désembrigadement.

C’est un processus difficile. Nous nous sommes évidemment beaucoup référés aux travaux des psychiatres et des psychologues ayant travaillé sur la sortie des sectes pour élaborer notre propre méthode. Les parents sont, dans un premier temps, aux avant-postes. Sachant que tout discours rationnel est par essence invalidé, nous demandons en effet à la famille d’avoir recours à la « madeleine de Proust ». Il s’agit de travailler avec les parents sur ce qui a fondé la famille, des événements forts – positifs ou négatifs – qui ont pu marquer l’enfant et déterminer d’une manière ou d’une autre sa place dans sa famille. À partir de là, nous allons, dans chaque cas, envisager la manière de convoquer les souvenirs susceptibles de toucher l’enfant. Cela peut passer par des photos, des odeurs, des recettes de cuisine de la petite enfance, des promenades marquantes et j’en passe, dans le but de faire ressurgir, s’il est encore temps, le petit garçon ou la petite fille sous l’adolescent embrigadé. Cela peut marcher si les parents se gardent, lorsque leur enfant accepte de bon cœur de replonger pour quelques instants dans l’évocation de son passé, de vouloir le ramener trop brutalement à la réalité en lui reprochant son comportement actuel. Lorsque l’on estime que le jeune est suffisamment « ramolli » et qu’il s’est un peu réhumanisé, nous intervenons et organisons, avec le soutien des cellules préfectorales, des séances de désembrigadement. Je m’efforce d’y faire témoigner des familles de victimes, dont l’enfant est mort en Syrie, y est séquestré ou souffre de troubles psychologiques consécutifs aux massacres dont il a été le témoin.

Je pratique également la dissociation cognitive, c’est-à-dire que je m’efforce de mettre en lumière le décalage qui existe entre la réalité du terrain et le discours servi par les propagandistes.

M. François Loncle. Je vous félicite et vous remercie chaleureusement pour votre implication remarquable dans ce combat que vous menez.

Dans chaque département, les préfets ont été mandatés par le ministre de l’intérieur pour détecter les familles fragiles et les enfants qui risquent de basculer. Mais ils manquent, pour assurer la prise en charge de ces enfants, de psychologues et de pédopsychiatres, et il est urgent que le Gouvernement entende leurs demandes.

Je rejoins Georges Fenech lorsqu’il indique que, au-delà de la dérive sectaire, l’enrôlement dans le djihadisme peut relever d’un choix politique, pour partie imputable à notre politique étrangère vis-à-vis de la Syrie. Je ne saurais que trop vous recommander à cet égard la lecture de l’excellent ouvrage de Georges Malbrunot et Christian Chesnot, Les Chemins de Damas, le dossier noir de la relation franco-syrienne, qui dénonce les erreurs de l’Occident et notamment de la France dans le dossier syrien. À l’inverse des Américains, qui hiérarchisent les dangers, nous avons, hélas, tendance à mettre sur le même plan et à amalgamer l’État islamique, al-Nosra, les terroristes de Syrie et Bachar el-Assad.

Mme Dounia Bouzar. Je laisse les analyses géopolitiques aux spécialistes, mais je peux vous confirmer que l’impunité dont a joui Bachar el-Assad, après avoir gazé les enfants syriens a très fortement contribué à crédibiliser le discours des intégristes. J’ai insisté sur le fait que ce discours mélangeait en permanence le vrai et le faux : derrière les mensonges, se trouve en l’occurrence une vérité objective, et c’est ce qui donne toute leur force aux arguments des propagandistes. On peut donc imaginer qu’un changement de diplomatie serait de nature à les affaiblir.

Nous commençons à recevoir le renfort d’éducateurs mais nous manquons en effet encore de psychologues pour assurer le suivi du jeune, une fois qu’il a été désembrigadé et se retrouve dans cette « zone grise », où il éprouve une grande solitude et ne sait plus s’il peut se faire confiance ou faire confiance aux autres. Pour notre part, nous suivons tous les quinze jours ces jeunes désembrigadés, mais il est indispensable d’assurer sur le terrain un suivi plus serré.

M. Meyer Habib. Nous sommes face à un phénomène qui croît de manière exponentielle, ce qui est extrêmement inquiétant.

Comment les propagandistes ôtent-ils à leurs recrues la peur de la mort, qu’éprouve tout homme normalement constitué ?

Que pensez-vous du fait qu’on promette à ces jeunes désœuvrés de l’argent, du pouvoir et des femmes s’ils partent faire le djihad ?

Enfin, le Coran comporte quantité de sourates aux injonctions contradictoires. Certaines d’entre elles appellent à tuer les juifs, d’autres les mécréants. Que faire ?

Mme Dounia Bouzar. Je n’ai guère abordé la question de la manipulation de l’islam, abondamment développée dans notre rapport, consultable sur le site du CPDSI. Le principe fondamental de l’islam est qu’il faut séparer, d’une part, les versets principiels, qui posent des principes intangibles et protègent explicitement les gens du Livre – juifs et chrétiens – et jusqu’aux incroyants, et, d’autre part, les sourates de Médine, qui remontent à l’exil du Prophète et sont des récits de guerre venant contredire les versets de principe. Ce sont ces versets historiques qu’utilisent les intégristes.

Quant à la peur de la mort, cela va au-delà de ce que vous dites : il s’agit d’exister et d’accéder à l’héroïsme en mourant et en donnant la mort. Ce martyre est une pure invention des intégristes, il n’a d’ailleurs jamais été prôné lors de la guerre d’Algérie. Mais les jeunes embrigadés rêvent aujourd’hui de mourir, ce qui, selon Tariq Oubrou, s’apparente à une façon lâche de préparer son suicide, interdit par l’islam et par les trois grandes religions monothéistes, dans lesquelles seul Dieu peut donner la mort.

Enfin, vous avez raison, les intégristes proposent à de jeunes désœuvrés de passer du rien au tout, leur faisant même oublier que le paradis, dans la tradition musulmane, est aux pieds des mères. C’est que depuis qu’ils ont pris les puits de pétrole et la banque de Mossoul, ils n’ont jamais été aussi riches. L’argent coule à flot, au point que l’on propose parfois aux jeunes de faire venir leur famille entière, avec les meubles s’ils le souhaitent.

M. Boinali Said. Je suis, comme mes collègues, impressionné par la qualité de votre travail et votre investissement. Mayotte est un département où se pratique un islam influencé par la proximité de l’islam iranien, qatari ou soudanais, et que l’on pourrait considérer comme un terrain propice au basculement vers l’intégrisme. Or le phénomène n’y a pas l’ampleur qu’il connaît en métropole. Y a-t-il selon vous des facteurs de régulation qui expliquent que les jeunes Mahorais soient moins enclins à rejoindre le djihad ?

Mme Dounia Bouzar. Autant en Angleterre, où la société repose sur des bases communautaristes, il était possible de passer à côté du développement de l’intégrisme, autant notre système de citoyenneté aurait dû nous prémunir contre lui et nous permettre de mieux saper son autorité. Malheureusement, nous n’avons pas su identifier les germes du radicalisme. À force de discours confus sur la laïcité et d’amalgames entre musulmans et intégristes, nous avons abouti à une gestion du fait musulman, tantôt discriminante, tantôt laxiste, laissant, dans l’entre deux, toute latitude aux radicaux pour se faire passer pour de simples musulmans orthodoxes. Cela leur permet de tirer tout le profit de la liberté de conscience attachée au principe de laïcité qui fonde notre société.

Si leur succès est plus grand en métropole qu’à Mayotte, c’est que, dans les familles issues de l’immigration maghrébine, agnostiques, athées ou non pratiquantes, la transmission des valeurs de l’islam s’est mal faite. Il ne s’agit évidemment pas de renforcer le poids de la religion mais de mieux distinguer ce qui relève du fait religieux de ce qui participe d’une dérive radicale. Or, sur ce point, le débat public dans notre pays n’a pas fait ses preuves, notamment depuis dix ans.

M. le président Éric Ciotti. Ne voyez pas dans ma question une remise en cause de votre travail mais votre démarche, qui procède à l’origine d’une initiative personnelle, ne devrait-elle pas, compte tenu de l’ampleur du phénomène et de sa montée en puissance, être institutionnalisée ? Ne faudrait-il pas installer dans chaque département des plates-formes identiques à la vôtre, gérées soit par les services de l’Aide sociale à l’enfance soit par la PJJ ?

Mme Dounia Bouzar. J’ai envie de vous répondre que c’est ce qui est en train de se passer, puisque chaque préfet met en place sa propre plate-forme et que nous n’intervenons plus désormais qu’en appui aux actions menées par les professionnels sur le terrain. L’objectif est qu’à terme ces structures fonctionnent de manière autonome, mais cela prendra du temps, car on ne peut former les gens en quelques jours. Nous sommes dans un nouveau monde, dont nous découvrons chaque jour des aspects parfois surréalistes.

M. le président Éric Ciotti. Merci infiniment, madame, pour le temps que vous nous avez accordé, pour la qualité de votre intervention et surtout pour votre investissement, qui traduit beaucoup de compétences et beaucoup de courage.

L’audition s’achève à 10 heures 15.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Éric Ciotti, M. Georges Fenech, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Meyer Habib, M. François Loncle, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. François Pupponi, M. Patrice Verchère

Excusé. - M. Patrick Mennucci

Assistait également à la réunion. - M. Boinali Said