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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Jeudi 5 mars 2015

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 26

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Éric Ciotti, Président

– Audition de M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman (CFCM)

La séance est ouverte à 9 heures 45.

Présidence de M. Eric Ciotti, président.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le président, je tiens à vous dire notre gratitude pour votre présence devant notre commission d’enquête.

Celle-ci a été créée le 3 décembre 2014 par un vote unanime de l’Assemblée nationale ; le 17, j’en ai été élu président et M. Patrick Mennucci rapporteur. Mon groupe parlementaire en avait demandé la création à la suite du quiproquo qui avait entouré au mois de septembre le retour de Syrie, par la Turquie, de trois djihadistes et qui traduisaient de notre point de vue une faiblesse dans nos dispositifs de surveillance. Elle sera également amenée à examiner la question à l’aune des événements tragiques survenus les 7, 8 et 9 janvier, conformément au souhait du Président de l’Assemblée nationale et du Gouvernement.

Dans ce cadre, nous avons procédé à de multiples auditions, ce que nous continuerons à faire au moins jusqu’en avril. Au terme de nos travaux, il nous faudra formuler des propositions pragmatiques, avec un seul objectif : améliorer la sécurité de nos concitoyens, mieux les protéger de ce phénomène.

Je commencerai par vous laisser la parole pour un exposé liminaire, qui sera suivi d’un échange au cours duquel nous pourrons être amenés à vous interroger sur le rôle et la place du Conseil français du culte musulman et, plus généralement, sur l’organisation de la communauté musulmane et son rôle face à la montée du djihadisme.

Au préalable, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires, je dois vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Dalil Boubakeur prête serment.)

M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman. Je vous remercie beaucoup, monsieur le président, ainsi que tous les membres de la commission d’enquête, de l’honneur que vous me faites en voulant bien recueillir mon témoignage. C’est un témoignage de sincérité, comme je viens d’en faire le serment, le témoignage républicain d’un Français qui voit son pays traverser une période très particulière, d’un musulman qui, malgré ses responsabilités et sa longue expérience de l’islam – ou plutôt des musulmans – en France, manque encore de certaines précisions.

Nous avons ici affaire, en effet, à un phénomène grave, important, et en plein développement : son ampleur croît en même temps que sa dangerosité. C’est un grand problème pour notre société, et même pour l’ensemble des sociétés occidentales : partout, on retrouve la même préoccupation, comme le confirment mes contacts avec l’étranger – j’ai reçu plusieurs ambassadeurs ces derniers temps, dont l’ambassadeur de Norvège et, hier, celui du Royaume-Uni, et nous avons eu des contacts avec les musulmans de Suisse, d’Italie et d’Allemagne. C’est à se demander pourquoi les instances européennes ne se sont pas encore saisies d’un problème aussi important, qui est loin de se limiter à notre cadre national mais représente une confrontation à l’échelon mondial. Les voies et filières djihadistes ont un caractère international, traversant plusieurs pays, intéressant l’Asie, bien entendu, mais s’étendant aussi à l’Afghanistan, au Yémen, au-delà de l’Arabie et dans le reste du monde, pour menacer les valeurs occidentales, la sécurité des pays d’Occident. Le mouvement s’est clairement fixé pour objectif la nuisance par la force, la violence, la barbarie ; par un certain nombre d’actions horribles, il cherche à effrayer le monde, les sociétés, et à les pousser à je ne sais quoi, car j’ignore quel est le plan diabolique de ces gens-là.

Le Coran reste la source de toute définition des comportements des musulmans, de ceux qui s’affirment tels – je ne reviens pas sur la communauté musulmane de France, les millions de personnes qui la composent, son histoire ; nous supposons que tout cela est bien connu et bien admis.

M. le président Éric Ciotti. Pardonnez-moi de vous interrompre. Selon votre évaluation, combien y a-t-il de musulmans aujourd’hui en France ? Je sais que la question est compliquée.

M. Dalil Boubakeur. Leur nombre a été évalué récemment par le Premier ministre à 4,4 ou 4,5 millions. Mais, en réalité, le nombre de musulmans doit être de plus de 6 millions, peut-être 7 – ce n’est qu’une estimation, soit près de 10 % de la communauté française, et l’on ne doit pas trop se tromper vu le taux d’immigration que connaît la France. L’islam est la deuxième religion du pays. Et cette portion importante de la population connaît de multiples problèmes sur lesquels je ne reviendrai pas.

En son sein, le djihad touche plutôt une frange jeune d’activistes, qui suit – puisque nous parlons de filières – deux voies principales. Le djihadisme de ces jeunes qui débutent leur vie terroriste à treize ou quatorze ans, pour aller jusqu’à vingt-cinq ans et au-delà, est tributaire pour l’essentiel de deux étiologies, comme on dit en médecine. Vous me pardonnerez de les traiter en malades : c’est aussi ce qu’ils sont.

La première cause est la sociopathie. Elle concerne des jeunes en déshérence, désœuvrés, qui ont d’énormes problèmes sociaux, qui ont affronté des échecs bien connus : l’échec familial, l’échec de l’autorité, l’échec socio-économique, d’où le recours à la morale de la rue, à l’incivilité, à la présence plus ou moins désordonnée dans les villes, provoquant des problèmes. L’échec est aussi celui de la scolarisation – ces jeunes sont sous-scolarisés – qui débouche, en fin de parcours, sur l’échec social et professionnel.

Tous ces échecs ne restent pas sans conséquence : c’est d’eux que naissent les tentations délétères de dérapage vers des voies de travers qui sont aussi des voies de traverse, et qui aboutissent à la première étape de la délinquance. Ainsi, malheureusement, à cause de la toxicomanie, des actions antisociales, du vol, du crime, etc., un certain nombre de ces jeunes ont affaire à la justice et sont emprisonnés.

La phase de la prison est fondamentale. La prison est désormais, selon les meilleures études et suivant un constat devenu banal, la « pouponnière » du djihadisme. Pour reprendre la formule d’un observateur, le jeune y entre en baskets et casquette, il en sort portant la barbe, la djellaba, voire un chapelet de prière et un Coran à la main. Ce changement physique s’accompagne d’un changement de comportement et de mentalité, marqué par l’acquisition de certains réflexes quotidiens en matière d’alimentation, de fréquentations, de langage, autant d’exigences induites par une vie collective mais quasi monacale. On constate ainsi une induction au fait religieux de personnes qui n’ont absolument aucune idée réelle de la religion, qui n’ont jamais étudié quoi que ce soit, mais qui deviennent de véritables puristes en la matière, entièrement transformés par des règles qu’ils ont appris à suivre, des prières qu’ils ont appris à faire, entre autres actions. On leur impose de nouvelles exigences, lesquelles se manifestent sur le plan religieux et se traduisent par le désir de se soumettre, par suggestion, à une espèce de manipulation sectaire qui les prépare, dès avant leur sortie de prison, à endosser une nouvelle identité : une identité religieuse, mais celle d’une religion prosélyte, qui les pousse à vouloir rencontrer des gens comme eux, voire à subir une manipulation mentale qui les oriente vers les recruteurs du radicalisme, d’abord vers les imams salafistes, ensuite vers les sites internet et, par leur intermédiaire, vers les djihadistes. Là, ils seront petit à petit amenés à fréquenter des personnes qui vont parfaire leur mise en condition et les préparer au combat.

La phase qui se déroule en France est une phase de latence, de mûrissement. Je prendrai pour exemple le jeune étudiant infirmier à La Pitié-Salpêtrière du nom de Benyettou qui était brusquement devenu un imam salafiste très écouté dans le quartier des Buttes-Chaumont, un véritable gourou. Ce garçon est particulièrement intéressant à étudier car il a été à l’origine, dans le cadre de son « sacerdoce », du terrorisme des jeunes Kouachi : c’est son œuvre. Il a été emprisonné par la suite. Son apparence de douceur, de gentillesse, de prévenance – il apporte des bonbons à ses condisciples, etc. – est véritablement diabolique. C’est un vrai cas d’étude psychologique, significatif de comportements tout à fait hors norme. Les objectifs sont avérés et les méthodes extrêmement bien mises en œuvre.

Voilà la première voie, qui mène ces jeunes à la case « prison », débouche sur leur radicalisation hors de prison et les conduit naturellement à demander à partir, par la Turquie, vers la Syrie et l’Irak, où ils trouveront tous les éléments qu’ils recherchent pour redorer, si je puis dire, une identité en perdition, dont ils ne veulent plus, et devenir tout simplement des barbares et des assassins.

La seconde voie est celle de l’immaturité, du trouble familial d’ordre psychanalytique, des problèmes psychiatriques. La psychologie des jeunes concernés est perturbée dès la petite enfance et cette perturbation neuro-psychologique fait d’eux des êtres asociaux, qu’aucune formation ni religieuse ni d’aucune sorte ne vient structurer. Disons pour simplifier qu’à l’âge de cinq ans, l’Œdipe est loin d’être achevé et que ce caractère pré-œdipien bloque l’accès à la maturité. La voie est alors largement ouverte aux délires d’interprétation, aux délires phobiques, à un comportement et à une conception de soi-même pathologiques. Les personnes qui en sont atteintes sont de véritables psychopathes. Leur malaise leur devenant insupportable – ainsi peut-être qu’à autrui –, ils sont disposés au changement, qui s’opère au contact d’un incitateur. Celui-ci leur donne raison d’être ce qu’ils sont, les persuade qu’ils sont des victimes et que la société entière est provocatrice, injuste, mécréante – la terminologie religieuse étant utilisée pour leur confirmer qu’ils sont dans le vrai, le droit, le juste, et qu’il faut poursuivre sur cette voie. La manipulation est alors évidente et il est très difficile d’y soustraire l’enfant ou le jeune.

Il peut s’agir de garçons ou de filles, y compris d’Européennes qui, sans que rien ne les y prédispose dans leur histoire familiale, sont sensibles à ce langage islamique en raison de ses pouvoirs de manipulation et de l’assuétude qu’il produit. On ne manipule pas les gens par la brutalité, mais bien par la flatterie, l’approbation, l’entraînement, la connivence. C’est ainsi qu’ils en viennent à adhérer totalement aux vues de leur gourou. Puis, avec internet, la vision de la réalité qui leur est proposée contribue à cet effet d’entraînement et le voyage n’est plus qu’une formalité.

J’en viens à la définition du djihadisme. En arabe, le mot jihad renvoie à l’effort : jahada, c’est faire effort. Le Prophète de l’islam indiquait lui-même, rentrant chez lui après avoir livré bataille : « Nous avons fait le petit jihad » – c’est-à-dire la lutte armée –, « à nous maintenant d’œuvrer dans le grand jihad ». Celui-ci a une connotation quasi mystique : c’est un effort sur soi-même pour se corriger, se purifier, pour être un bon musulman, quelqu’un qui se remet en question et essaie d’être à la hauteur de ce que Dieu attend de lui.

En effet, l’islam privilégie l’effort. Au fond, nous n’avons pas la même conception de la vie que le chrétien. Pour ce dernier, la vie est balisée par certaines règles qui visent d’abord le salut : le chrétien craint le péché dont seul Jésus peut, dans sa fonction sotériologique, le délivrer à condition qu’il pratique l’amour du prochain et les autres règles. Dans l’islam, les choses sont très différentes. Le péché originel n’existe pas, car Dieu a pardonné à Adam et Ève au mont Arafat, en Arabie, ce qui les exonère du péché. De sorte que la vie n’est plus une recherche de rédemption – cela n’existe pas – mais une tentative de regagner ce fameux paradis perdu par un effort permanent. Chaque jour est un effort pour se rapprocher de Dieu, de la vérité, des recommandations divines en vue de s’améliorer. Et la lignée des prophètes est là pour rappeler à l’être humain ses engagements vis-à-vis de Dieu. C’est ce jihad-là qui est le grand jihad.

J’en terminerai sur ce point par quelques versets extrêmement importants du Coran. Dans la sourate 22 : « Luttez pour Allah avec tout l’effort qu’il mérite. » « Combattez dans la voie d’Allah ceux qui vous combattent, mais n’agressez personne. Dieu n’est pas transgresseur. » « Dieu vous incite à être justes et bons envers ceux qui ne vous chassent pas de vos foyers » – c’est quand même un élément qui atténue la violence du jihad ; « s’ils inclinent à la paix, incline-toi vers la paix ». Le Coran entend que les mosquées et les synagogues soient protégées. Il est un verset fondamental que nous récitons tous : « quiconque tue une vie humaine, c’est comme s’il avait tué tous les hommes et quiconque sauve une vie humaine, c’est comme s’il avait fait don de la vie à tous les hommes ». Cette recommandation extrêmement importante vise la protection de la vie et établit que le musulman ne doit pas tuer son prochain.

D’autres versets montrent que le jihad a connu deux phases. La première a consisté à ne s’attaquer qu’aux idolâtres. Les idolâtres de La Mecque refusaient le message du Prophète de l’islam, l’ont persécuté et chassé. Le fait d’être chassé, éloigné, l’émigration, l’exil, cela s’appelle la hijra en arabe. C’est cela que les djihadistes considèrent comme un fait absolu, la première phase du djihadisme : sortir de chez soi, partir ailleurs pour imiter la geste du Prophète qui a quitté La Mecque pour Médine, où il a enseigné l’islam. Ces groupes s’y estiment tenus.

Dans cette conception, les juifs et les chrétiens ne font pas partie des idolâtres. Ce sont les gens du Livre, porteurs d’une Écriture : la Bible et l’Évangile. Il est dit (sourate 2, verset 136) : « Nous croyons en Abraham, en Ismaël, en Isaac, en Jacob, aux Douze Tribus, nous croyons au Livre saint envoyé à Moïse, à Jésus, à vous et aux prophètes par le Seigneur, nous ne faisons aucune différence entre les prophètes et nous nous en rapportons à Dieu. » Voilà le credo musulman : nous croyons en tout cela et nous ne faisons aucune différence entre les prophètes de la Bible et de l’Évangile. « On vous dit : “Soyez juifs ou chrétiens, et vous serez sur le bon chemin.” Répondez-leur que nous sommes de la religion d’Abraham, vrai croyant qui n’était pas du nombre des idolâtres. » C’est important. Il est dit aussi : « Parmi les juifs et les chrétiens, il y a ceux qui croient en Dieu, au Livre et à ce qui a été révélé à vous et à eux, humbles devant Dieu et qui ne vendent pas ces versets à vil prix. » Moïse est cité 136 fois dans le Coran, Abraham 69 fois et Jésus, fils de Marie, 36 fois. C’est dire que le Coran est un livre quasi œcuménique puisqu’il concerne les musulmans, les juifs et les chrétiens.

Le Coran contient notamment des versets particulièrement favorables au judaïsme. Ainsi dans la sourate II, 122 : « Ô enfants d’Israël, rappelez-vous les bienfaits dont je vous ai comblés et que je vous ai favorisés par-dessus le reste du monde. » Ailleurs, « il a désigné parmi vous des prophètes et il a fait de vous des rois, il vous a donné ce qu’il n’avait donné à nul autre aux mondes » – les deux mondes, celui de l’éternité et la vie actuelle.

La séquence de ces versets montre que chrétiens et juifs ont une place quasiment privilégiée dans l’islam. J’espère que les musulmans savent lire et que, lisant ces versets…

M. Meyer Habib. On trouve aussi dans le Coran des versets rigoureusement opposés ! Sur les juifs : « Ceux qui parmi les gens du Livre ne pratiquent pas la vraie religion, combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés. » « Certains juifs altèrent le sens des paroles révélées, Allah les a maudits à cause de leur incrédulité […] et ceux qu’il maudit, il en fait des singes et des porcs. » Sur les femmes : « Les hommes ont prééminence sur les femmes […] ils leur sont supérieurs. » (Protestations sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président Éric Ciotti. Laissons M. Boubakeur terminer son intervention, nous en viendrons aux questions ensuite.

M. Dalil Boubakeur. On peut en débattre. Ce que je vous ai décrit est la vision normale qu’ont les musulmans des juifs et des chrétiens : ce sont des gens du Livre (al-Kitab), leur nourriture est licite dans l’islam, etc.

En ce qui concerne la vision violente du djihadisme, qui existe aussi, bien entendu, l’analyse de ses causes nous fait passer à un autre domaine qui n’est plus celui de la religion mais relève de l’utilisation de celle-ci à des fins entièrement politiques. Elle n’a rien à voir avec la foi ni avec l’observance des textes – ça se saurait ! Elle est sectaire, manipulée, psychopathologique et orientée vers l’assassinat, la barbarie et le meurtre.

Dans l’histoire de l’islam, aux XIIe et XIIIe siècles, en Syrie et en Perse, la secte des Assassins (hachichin) constituée par Hassan al-Sabbah, le « Vieux de la Montagne », formait des gens pour qu’ils aillent tuer des dignitaires et des califes à Bagdad. Cette secte ismaélienne violente a produit d’énormes dégâts, qui ont affolé les croisés eux-mêmes lorsqu’ils se sont trouvés dans les zones où elle opérait. C’est ainsi que le nom est passé de l’arabe au français, à l’anglais et à l’allemand et a donné, à cause des exactions commises, le mot d’« assassin ». Les Assassins tuent, mais restent sur place, de sorte que leurs mises à mort ont un effet contagieux que l’on peut comparer à l’effet d’entraînement des vidéos actuelles d’égorgements et de scènes de violence.

J’en reviens à la vision totalitaire d’un islam mondialisé, qui s’étend. Daech a mis en place un nouveau djihadisme, celui de la constitution d’un État islamique, qui comprend des non-Français et des Français – des Michaël Dos Santos, des Maxime Hauchard, etc. C’est à partir de 2011 que le djihadisme est apparu en force en Europe ; depuis l’année dernière, le nombre de personnes touchées par cette radicalisation a augmenté de 116 %, passant de 557 à 1 281 cas. Il y a eu 73 tués en Syrie. Les filières, très nombreuses, correspondent au double schéma que j’ai esquissé.

Le schéma psychopathologique de l’immaturité a mobilisé des experts – psychiatres, psychanalystes –, mais combien de personnes faudrait-il pour tenter de réinsérer ou de désensibiliser les djihadistes lorsqu’ils reviennent ? Ils sont partis en « bricolant » leur identité, pour chercher autre chose. Pour quelles raisons, mis à part l’amertume, le désarroi, l’esprit abandonnique ? Parce qu’ils veulent se reconstruire : devenir des guerriers, servir une cause humanitaire, suivre un idéal – qui est très souvent une utopie, cette vision ne pouvant mener qu’au néant, qu’à la radicalisation. Mais ils ont au moins l’impression de former une communauté unique : l’oumma ; c’est leur identité et ils n’appartiennent plus à aucun pays, ils incarnent le complexe de la matrie. Les terroristes croient trouver dans cette oumma reconstituée la solution des manques et des dérives qu’ils ont subis.

L’une des idées à l’œuvre en eux est l’Apocalypse. Chez nous, celle-ci équivaut au retour de Jésus, d’une deuxième venue, mais ce peut être aussi, selon les textes, l’affrontement entre chiites et sunnites. Ainsi, il est dit que « l’heure arrivera lorsque le grand combat surviendra entre deux armées prêchant la même chose » : cette prédiction fait référence à l’islam sunnite et à l’islam chiite.

Le phénomène fonctionne à partir des prisons, et d’internet, des réseaux sociaux : il suffit de se connecter pour être au contact de la mouvance, avec ses Omar Diaby et ses Nemmouche, ses Kouachi, ses Coulibaly – une série absolument surprenante. Je m’appuie ici sur une information qui m’est parvenue hier. Les réseaux et les associations qui prônent le djihadisme ou pratiquent le salafisme – et qui s’étendent de plus en plus, mais sont difficiles à détecter parce qu’ils appliquent la taqiya, c’est-à-dire le silence, le secret, l’action clandestine – mènent une action nocive, violente, qui exerce un effet d’entraînement sur les jeunes et qui est prosélyte : depuis le mois de janvier, le nombre de conversions a été multiplié par deux par rapport à la même période l’année dernière.

M. le président Éric Ciotti. Depuis janvier ?

M. Dalil Boubakeur. Absolument. Ce sont les chiffres que j’ai relevés à la Grande Mosquée de Paris. D’autre part, on apprend en discutant avec des personnes du cinquième arrondissement de Paris, quartier où l’on trouve de nombreuses librairies, que celles qui concernent l’islam, la culture et la civilisation musulmanes sont dévalisées. Cet engouement est très bizarre et suspect.

Je sais bien que la religion apporte du réconfort et qu’elle peut représenter un recours psychologique : la prière, les privations, tous les rituels religieux sont attirants pour des jeunes en perdition. Mais là, le phénomène s’étend du fait des salafistes, de la doctrine wahhabite et des différentes visions qui, en réalité, s’appuient les unes sur les autres. Nous avons le wahhabisme, mais aussi le Tabligh des « doux barbus » – une forme de piétisme –, et beaucoup d’associations qui font du scoutisme, de la récupération de jeunes par le sport, etc. Il y a au total en Europe une activité très extensive et extrêmement dangereuse.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le président. Nous passons aux questions.

Mme Chaynesse Khirouni. Vous nous dites que le nombre de musulmans en France varie, selon les estimations, entre 4,4 millions et 6 à 7 millions, et l’on parle à leur propos de communauté musulmane. Mais « la communauté musulmane » est diverse : comme dans n’importe quelle communauté, il y a ceux qui ne croient pas, ceux qui croient et qui pratiquent, ceux qui croient mais ne pratiquent pas. J’ai le sentiment que l’on enferme dans cette notion tous les citoyens français de confession musulmane alors qu’ils n’ont pas la même pratique. Qu’en pensez-vous ?

Vous n’avez pas évoqué la formation des imams, qui est pourtant à l’ordre du jour, comme l’organisation de la représentation des musulmans. La difficulté, outre la diversité des pratiques, est que le musulman est censé avoir une relation directe à Dieu. Peut-on parler d’un islam de France, et que pourrait-il signifier ? On connaît les piliers de l’islam, mais comment organiser sa pratique dans le cadre de la République, en particulier de la laïcité ?

J’entends bien que le djihad résulte de la radicalisation, de l’intégrisme, qui prospèrent sur un terreau que l’on peut identifier ; mais la question se pose en parallèle de l’islam lui-même, de sa place et de son organisation en France.

M. Dalil Boubakeur. Comme je l’avais annoncé, je n’ai pas voulu entrer dans l’analyse de ce que j’ai appelé par commodité la communauté musulmane de France, mais celle-ci n’existe évidemment pas. Il y a des citoyens de différents statuts, et je préfère, moi aussi, parler de citoyens français de confession musulmane, puisque notre République n’est nullement communautaire.

Le chiffre peut être discuté à l’infini. La présence des musulmans en France est en tout cas importante. « Le musulman de France » : là aussi, on peut se demander qui est ce personnage. C’est une erreur de qualifier les personnes concernées autrement que de citoyens ou de résidents, car la République n’est pas religieuse et la laïcité incite à considérer les gens pour ce qu’ils sont devant la loi, abstraction faite de leur identité religieuse. Il faut absolument éviter ce dérapage. Je le répète, je ne m’y suis pas attaché car ce n’était pas le sujet, mais vous avez parfaitement raison : il n’y a que des citoyens, à eux d’assumer leur citoyenneté. Le terme de « musulmans » est faux, trompeur et source de malentendus. Mais nous l’employons depuis des décennies : en Algérie, il y avait les Européens, les Français, et puis les autres que l’on ne savait plus comment désigner et que l’on a appelés les Français musulmans. Cette question a fait l’objet d’une discussion récente.

Sur le second point, il est évident que les imams mal formés sont des vecteurs de fondamentalisme, fût-ce par erreur ou ignorance. Je reviens de Lunel où j’ai rencontré la communauté, assez stupéfaite qu’une dizaine de jeunes aient quitté cette ville pour la Syrie, où six d’entre eux ont été tués. Au responsable de la mosquée, j’ai demandé ce qui se passait. À une institutrice, une élève a répondu avec arrogance : « Tu es une chrétienne, une mécréante, et je rêve de te tuer ! » On voit qu’un changement psychologique s’opère même chez l’enfant : des propos aussi violents peuvent être tenus dès l’âge de huit ans. Je parle de Lunel, mais il y a maintenant de nombreuses villes en France où telle est la position des musulmans.

Il y a quelques années, parlant avec M. Myard du foulard – et nous nous sentions encore à l’aise, à l’époque –, je lui avais dit : « Nous sommes foutus, monsieur le député ! — Comment, foutus ? » Eh bien oui : nous le sentions. Nous sentions que nos débats sur le foulard, la burqa, etc., étaient déjà d’arrière-garde. Quoi que l’on dise, l’attitude des musulmans de France devant ces événements montre que le salafisme, l’intégrisme – appelez-le comme vous voulez – a progressé, petit à petit, jour après jour, depuis que les musulmans ont commencé à construire des mosquées en France.

Le foulard a été un premier point. Certains d’entre vous ont-ils connu l’Algérie, ou un autre pays du Maghreb ? Moi, j’étais à Alger. Les femmes ne portaient pas de voile. Les femmes des cités, ou celles qui voulaient conserver leurs traditions, le faisaient éventuellement par pudeur. Mais les jeunes femmes de la révolution, en 1957-1958 – Hassiba et les autres, qui ont défrayé la chronique –, avaient enlevé leur voile et considéraient cela comme un progrès. Elles étaient émancipées. Les femmes d’Afrique du Nord ont très vite montré qu’elles suivaient Bourguiba ou les oulémas de l’islam qui demandaient aux femmes de s’instruire. Elles étaient très en avance. Après l’indépendance, elles ont occupé des postes ministériels et étaient sinon européanisées, du moins décidées à ne pas revenir en arrière, vers ce qui était à leurs yeux une période d’obscurité.

Nous sommes aujourd’hui en France, pays moderne et laïque. Quelques années après la bagarre sur la voile : la burqa. Mais enfin, la burqa, c’est pour les pays où le soleil est tellement écrasant que l’on n’a pas d’autre moyen de s’en protéger ! Bref, il n’y a plus là aucune logique, mais une volonté politique : il faut que des signes patents, tangibles, montrent le radicalisme – mais aussi une certaine école de l’islam, le wahhabisme.

Le wahhabisme est un islam politique. Il se compose d’au moins deux fractions en France : les Frères musulmans et les tablighis. Il existe de multiples associations qui prônent un islam pur et dur, piétiste, un islam de rites. Le wahhabisme est la quatrième école de l’islam. La première est l’école malékite d’Afrique du Nord, assez modérée : on n’a jamais vu d’excité du malékisme aller faire la guerre, et les guerres d’indépendance au Maghreb n’ont jamais été religieuses ; on était pour les droits de l’homme, pour la révolution, pour 1789 à rebours, si vous voulez ! La deuxième école, le shafiisme, implantée en Égypte, est éminemment tolérante ; c’est l’école des grands savants du Caire qui, à l’origine, n’était pas atteinte par le wahhabisme. La troisième école, le hanafisme, est celle de la Turquie, qui fut à l’origine de la laïcité : c’est le seul pays musulman à l’avoir appliquée, en abolissant le califat.

Mais il y avait la quatrième école, le wahhabisme, du nom d’Abdel Wahhab, qui n’est qu’un transfuge du fondateur de l’école, Ibn Hanbal : on parle d’école hanbaliste. Elle est radicale, révolutionnaire, réactionnaire. Elle est née après la tentative du remarquable calife Al-Mamoun, fils du calife Haroun al-Rachid, d’instaurer une école rationaliste, le mu’tazilisme. Les clercs et les prêtres fermés de l’islam ont tout bloqué en instaurant le wahhabisme : l’école du littéralisme, l’école du garde-à-vous, animée par l’esprit le plus militaire que l’on puisse imaginer dans une religion, en particulier dans l’islam qui est tout de même assez tolérant.

Le wahhabisme a lui-même eu un transfuge qui a beaucoup fait parler de lui : Ibn Taymiyya, qui a fermé au xiie siècle ce que l’on appelle classiquement les portes de l’ijtihad, c’est-à-dire de la réflexion, de la spéculation, au profit du littéralisme. On est alors entré dans une période de joumoud – la fermeture de toutes les réflexions philosophiques. Averroës fut la dernière lumière de la rationalité dans l’islam. Depuis des siècles, nous vivons sous l’ombre de cette école maudite qui a bloqué l’essor remarquable qu’avait connu la civilisation musulmane – dans les sciences, la médecine, l’algèbre, l’astronomie, la pharmacologie, etc. – au cours de la période bénie de l’ouverture, sous Al-Mamoun et avec l’école de Bagdad. Ce fut la mort de la réflexion et de la tolérance.

M. Meyer Habib. En étant un peu simple, voire simpliste, je suis forcé de constater que l’on revient à des guerres de religion. C’est dramatique, mais c’est ainsi. Le djihadisme – qui n’est évidemment pas l’islam – ne cesse de se développer. C’est catastrophique. Si seulement nous n’avions que des Dalil Boubakeur, il n’y aurait aucun problème !

À côté des sourates extraordinaires citées tout à l’heure, il en existe des dizaines d’autres, sur les juifs, les infidèles, les femmes, les chrétiens, qui sont terrifiantes. Lesquelles faut-il écouter ? Pourquoi parle-t-on d’« infidèles » ? Pourquoi, aujourd’hui, un chrétien, un juif, un incroyant ne peut-il pas aller à La Mecque ? Que dirait-on si l’on interdisait à un musulman d’entrer dans Notre-Dame de Paris ou d’accéder au mur des Lamentations à Jérusalem ?

Hélas, 95 % des foyers de guerre dans le monde sont nés de ces nouvelles guerres de religion où, chaque fois, l’islam est impliqué ; pas l’islam que nous aimons, pas l’islam dans lequel nos parents ont vécu, pas l’islam de la tolérance, mais l’islam de la haine, de l’exclusion, dans lequel un nombre croissant de nos compatriotes se reconnaissent.

Pour réagir à ce phénomène, il ne faut pas de la cosmétique mais une révolution. Notre commission d’enquête a pour objectif de proposer des solutions. Quelles peuvent-elles être ?

M. Dalil Boubakeur. J’ai bien dit qu’après le XIIe siècle, l’islam tolérant avait été remplacé par cette maudite école du wahhabisme sur laquelle se fonde l’islam.

M. Meyer Habib. Mais que peut-on faire aujourd’hui ?

M. Dalil Boubakeur. Les Turcs n’ont pas accepté le wahhabisme.

M. Meyer Habib. Mais les Turcs sont en train de basculer.

M. Dalil Boubakeur. Cela tient aux hommes : Erdoğan n’est pas Atatürk ! Bourguiba a réussi à libérer les femmes, ce qui est tout à son honneur. Aujourd’hui, aucune femme ne veut soutenir Ghannouchi alors qu’il a tenu un discours récent, très ouvert, qui m’avait étonné. En Égypte, c’est pareil.

Cette forme d’islam que nous récusons tous n’en est pas moins présente même – voire surtout – en France. Et ses tenants me menacent, comme d’autres. Qui sont d’ailleurs les « modérés », sinon les victimes de cette avalanche ? Dans n’importe quelle mosquée de France, on peut trouver des gens qui citent le Coran, mais en suivant une lecture mal contextualisée et souvent régie par l’obscurantisme wahhabite ou tablighi. Dans le onzième arrondissement de Paris, où ces gens-là sévissent, on a dû les interdire, proscrire les prières de rue et leur attribuer une ancienne caserne. Je constate qu’il existe un islam fermé, contraire aux droits de l’homme. En Arabie, les femmes sont complètement brimées, mais, hors d’Arabie, ce sont d’autres personnes. Je n’en dis pas moins que nous sommes encore sous l’avalanche de cette quatrième école, que l’Arabie et les pays du Golfe nourrissent de leurs dollars en croyant bien faire.

Et un pays comme la France, moderne, laïque, auquel son histoire religieuse interdit de nouveaux combats de religion, se laisse gagner par ce phénomène. C’est un sujet de reproche. On peut se faire tuer en pleine rue, à Paris ! Est-ce normal que l’on ait laissé faire cela ? Les pouvoirs publics ont peut-être quelque chose à en dire. La police, les services de renseignement suivent chaque mosquée, et puis, un beau jour, voilà que Merah apparaît : « Ah bon ? On l’avait arrêté, mais il n’y a pas eu de suite », etc. Nous avons laissé faire. C’est ce que j’ai appelé l’aboulie : le manque de volonté. Nous aussi, société française, nous sommes malades de la volonté, non par excès mais par défaut. La volonté politique a fait défaut, en raison de notre commerce avec l’Arabie : il faut bien vendre des tanks !

Pourquoi ne le disons-nous pas ensemble ? Pourquoi laissons-nous la situation se dégrader ainsi ? Je lance un cri d’alarme. Lorsque je disais « On est foutus », c’est parce que je sentais qu’il n’était plus possible de tenir un langage contraire à l’air du temps. Aujourd’hui, nous sommes vraiment en danger. Nos sociétés sont menacées. Vous n’imaginez pas le nombre d’associations que l’on m’a signalées et qui cultivent le piétisme sous divers prétextes. La porosité est très grande entre les différents courants, ceux-ci sont très intriqués.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je ne voudrais pas interrompre ce beau dialogue, mais il me semble que nous retombons toujours sur les mêmes questions, sous différents angles.

Je vous remercie, monsieur le recteur, de la qualité et de la profondeur de l’analyse que vous avez conduite des tenants et aboutissants socioculturels – et même psychanalytiques – du phénomène. En vous écoutant, on ne pouvait s’empêcher de songer à Georges Bataille qui, dans La Part maudite, montre de manière beaucoup plus globale qu’à l’issue de la conquête, les peuples arabes – qui n’ont pas été mentionnés jusqu’ici, non plus que les pays arabes – ont retourné contre eux-mêmes leur énergie destructrice.

On ne peut pas ne pas penser que ce phénomène a été alimenté par la politique des puissances occidentales depuis sinon les croisades, du moins la colonisation, au XIXe siècle, avec ses effets pervers au XX: on a dans une large mesure détruit les nations existantes, on en a empêché d’autres d’exister. J’ai naturellement à l’esprit la politique d’ingérence criminelle menée par les néoconservateurs américains, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, mais aussi le soutien que plusieurs États, pas tous occidentaux, ont apporté aux dollars saoudiens, lesquels ont eux-mêmes servi le djihadisme. Sans parler de la manière dont, depuis l’invasion soviétique en Afghanistan, les mouvements radicaux, extrémistes, intégristes ont été travaillés par les puissances occidentales et leurs relais.

Par-delà ces éléments contextuels indispensables à la réflexion, le djihadisme et son développement, notamment dans notre pays, constituent un problème en soi et pour soi dont il faut chercher non seulement les causes, mais le traitement. D’où trois questions plus ponctuelles.

La première, et la plus importante, est celle portant sur la formation des imams, à laquelle vous n’avez pas répondu. La première tentative en ce sens date de Jean-Pierre Chevènement, au cabinet duquel j’appartenais : dès cette époque – c’était en 1999, mais nous avions commencé d’y réfléchir en 1997 –, nous considérions qu’il s’agissait d’un problème crucial, mais, pour plusieurs raisons qu’il serait trop long de développer, cette tentative n’a rien donné. Nicolas Sarkozy a repris à sa manière, différente, la question de la formation, sous l’angle de l’islam de France. Depuis, elle a fait l’objet de colloques, de réflexions, de rencontres, mais personne ne semble détenir la solution. Pouvons-nous continuer d’avoir une majorité d’imams qui viennent directement de l’étranger ou y ont été formés, et dont beaucoup ne parlent pas français ? C’est par exemple le cas d’un imam dans ma circonscription. Je ne dis pas qu’un imam qui ne parle pas français va nécessairement former ses ouailles au radicalisme, mais c’est tout de même un problème. Comment le résoudre, selon vous ?

Deuxièmement, selon un rapport remis à la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme, il faut désigner clairement l’ennemi sous le nom de salafisme pour éviter de parler d’islam ou d’islam radical, ce qui engendre des confusions. Cette désignation vous paraît-elle adéquate ?

Ma troisième et dernière question va peut-être vous sembler naïve. On sait que l’islam ne connaît pas l’organisation hiérarchique à laquelle notre vieux pays catholique est habitué, mais existe-t-il au moins un mécanisme analogue à l’excommunication ? Certes, celle-ci a causé des drames et des violences, comme l’ont d’ailleurs fait chacun des trois monothéismes, pour des raisons qui tiennent sans doute à l’organisation monothéiste elle-même. Mais elle était somme toute bien utile – et c’est une athée qui vous parle. Les déclarations que vous avez faites, avec d’autres responsables, et dont je vous félicite, vont un peu dans ce sens. Ne pourrait-on toutefois pointer plus nettement les dérives ou les dérapages de certains individus ou groupes en les excluant de l’islam ?

M. Dalil Boubakeur. Merci infiniment de ces questions très importantes, dont le dénominateur commun est très certainement l’islam de France. Si j’emploie cette formulation, ce n’est pas parce que j’ai eu le grand honneur de recevoir M. Sarkozy pas plus tard qu’hier. À ce sujet, je n’ai rien à cacher. M. Sarkozy a tenu, au lendemain de la marche du 11 janvier, à recevoir les représentants de tous les cultes de France pour leur exprimer sa compassion envers les victimes. Ce mouvement national était très important du point de vue psychologique. Nous avons tous contribué symboliquement à la marche, à cet élan dont j’espère qu’il sera prolongé par nos actions et par notre réflexion sur les rapports entre les religions.

On ne peut pas traiter l’islam du seul point de vue cultuel et religieux. Certains musulmans ont des problèmes très complexes qui ont trait à la présence sociétale de l’islam, à ses particularismes, mais aussi au fait politique indiscutable qu’incarne cette population.

Que faire lorsqu’un problème de cette nature se pose au sein d’un État ? Je ne suis moi-même ni un homme d’État ni un homme politique. Mais soyons logiques.

Nous avons dans notre pays une religion qui s’appelle l’islam et qui n’a cessé de se développer. En 1975, on s’est rendu compte à la suite de la loi sur le regroupement familial qu’il y avait déjà deux millions de musulmans en France et que l’islam était devenu la deuxième religion du pays – une constatation qui a, à elle seule, surpris. Puis, en 1981, M. Mitterrand a souhaité l’abrogation du décret relatif aux autorisations délivrées aux associations loi de 1901 : désormais, n’importe quel étranger pouvait fonder une association régie par cette loi. Cela a provoqué une efflorescence de la construction de mosquées, et la fin de la notion d’islam français. Auparavant, on estimait que la question relevait des Français musulmans, dont je m’honore de faire partie, dont certains avaient été exclus d’Algérie ; bref, que cette affaire resterait entre Français. Dès lors que l’on a étendu à tout le monde la possibilité de faire des mosquées, on a eu des Turcs, des Marocains, toutes les nationalités – 88 vivent aujourd’hui en France, chacune ayant son propre lieu de culte.

Il aurait fallu, dès cette époque, dire quel islam on voulait : un islam laissé à lui-même, qui se développe sui generis, ou – comme je le souhaitais – un islam dont on décide résolument qu’il sera tolérant, ouvert, qu’il dialoguera avec les autres religions et qu’il ne fera pas de politique ? À défaut de le faire en France, on aurait pu poser le problème en Europe. L’ambassadeur de Norvège, que j’ai reçu, est affolé par ce qui se passe jusque dans son pays. On a ainsi raté plusieurs occasions de définir l’islam et d’en faire une religion tolérante, modérée, qui se conforme aux normes applicables à une religion ayant – tout de même – eu une histoire en France.

Quant aux imams, appelés par les communautés, les mosquées, ils sont venus tels qu’ils avaient été formés dans leur pays d’origine. Et l’on s’est rendu compte que cela représentait un très grave inconvénient pour la jeunesse, pour la communauté des musulmans de France – si vous me permettez l’expression – qui parlait de moins en moins arabe et ne comprenait plus rien de ce qui se passait dans les mosquées. Pour cette raison, il fallait que l’imam se mette au français. Le problème est que l’arabe est notre langue liturgique, comme l’est l’hébreu pour nos amis juifs. D’où tout le travail engagé pour créer des correspondants linguistiques. Surtout, nous souhaitions éviter un autre écueil : que ces imams ne saisissent pas ce qu’est la France. Que peut comprendre, en effet, quelqu’un qui vient de je ne sais où et à qui l’on parle de laïcité ou de droits de la femme ? Ces gens pensaient qu’ils obtiendraient des mosquées en s’adressant à monsieur le maire ou à monsieur le député, comme ils le faisaient chez eux. Eh non ! La laïcité a donc été le premier défi qu’ils ont eu à relever.

Je me suis donc adressé très tôt au doyen Quenet, à la Sorbonne, pour lui indiquer que je souhaitais qu’il ouvre un module pour les imams. J’ai considéré, en effet, que nos imams ne pouvaient commencer leurs études qu’à la majorité et munis du minimum minimorum : le baccalauréat.

Mme Marie-Françoise Bechtel. En quelle année ?

M. Dalil Boubakeur. Dès l’époque où M. Pasqua était ministre de l’intérieur, vers 1995, nous avons ouvert notre institut. M. Pasqua avait fortement insisté sur ce point ; je lui ai dit : « Chiche ! Je donne les locaux, donnez-moi les moyens de former ces imams à la française. Vous avez le centre Léonard-de-Vinci : trouvons, avec cette structure, les moyens financiers et humains d’un institut privé d’enseignement supérieur, puisque la laïcité ne permet pas à l’État de financer la formation des imams. » Malgré des discussions avec l’entourage de M. Pasqua, cela ne fut pas possible.

Par la suite, M. Chevènement a voulu créer un CFCM, qu’ont perpétué M. Vaillant, puis M. Sarkozy, et la Sorbonne a définitivement dit « niet » à la formation des imams, au motif qu’elle ne pouvait, comme organisme laïque, financer des religions.

Nous reprenons en ce moment le travail avec M. Weil, l’actuel recteur de Paris. J’interviens activement auprès de lui, de MM. Hollande, Valls, et Cazeneuve. La commission Messner, du nom d’un honorable professeur de Strasbourg, a fait un rapport sur le sujet. Pour cela, M. Messner a fait le tour de France, et il est venu à la Grande Mosquée de Paris visiter notre institut, riche de centaines d’étudiants, d’aumôniers, d’aumônières – car nous avons voulu que l’enseignement soit mixte ; nous méditions même de faire venir des enseignants des autres religions. Nous avons des professeurs de lettres, d’humanités, de droit, venus des facultés. Mais nous continuions de vouloir que la Sorbonne, notre voisine, nous apporte le bénéfice de son enseignement et peut-être de son diplôme, ce qui stimulerait énormément l’appétence des candidats.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Mais pourquoi ne pas créer une université libre ?

M. le président Éric Ciotti. Il y a un projet de ce type à Strasbourg.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Plus qu’un projet : à Strasbourg, l’État peut financer les cultes puisque c’est le régime du Concordat qui s’applique. Mais pourquoi ne pas créer une université privée à Paris ou en région parisienne ? Le projet avait pris corps sous Jean-Pierre Chevènement. À titre personnel, comme conseillère juridique du ministre, je n’y étais d’ailleurs guère favorable. N’est-il pas possible de le faire aujourd’hui ?

M. Dalil Boubakeur. Il y a déjà à Château-Chinon, Lyon, Lille, Bordeaux, des instituts d’État qui dispensent un enseignement sur la France contemporaine, avec des éléments de droit. De notre côté, nous souhaitions – et M. Cazeneuve était tout à fait d’accord – un double enseignement : religieux, dispensé par exemple dans les mosquées ; et laïque, de langue française. L’imam ne pourrait officier qu’à condition d’avoir reçu cette double formation, sanctionnée par un diplôme reconnu par l’université. Car exercer en France, cela suppose de connaître la loi française.

Il faut surtout éviter les salafistes, que nous appelons, nous, les imams autoproclamés. Il vous suffirait de mettre une gandoura et de dire « Allahou Akbar » pour avoir autour de vous dix personnes vous demandant d’être leur imam ! Il convient de proscrire ces abus. L’islam est exposé à de réels dangers.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Et le terme de salafisme ?

M. Dalil Boubakeur. As-salaf, ce sont les ancêtres, c’est-à-dire les tenants de certains archaïsmes, d’une certaine vision de l’islam des origines. Il faut leur rester défavorable, car ils sont véritablement malfaisants.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Le mot est-il adéquat pour désigner aujourd’hui le djihadisme offensif ?

M. Dalil Boubakeur. Celui-ci est grave, criminel,…

Mme Marie-Françoise Bechtel. Suffit-il à désigner l’ennemi, comme le propose le rapport remis à la FAVT ?

M. Dalil Boubakeur. Cela n’a pas de rapport avec l’islam, cela viole tout ce que dit l’islam.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Justement !

M. Dalil Boubakeur. Ce n’est plus une dérive ni un enfant de la communauté. Cette assertion est fausse. Nous sommes confrontés, comme je l’ai dit, au moins à une double pathologie – une sociopathie et un trouble psychiatrique –, nourrie par la manipulation mentale de jeunes.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Le mot désigne donc bien ce que vous décrivez.

M. Dalil Boubakeur. À mon avis, ce sont des maladies sociales ; c’est le poison de la pensée religieuse actuelle. Cent cinquante religieux musulmans ont décrété dans le cadre de l’Organisation de la coopération islamique, en Arabie, que tout ce qui a été dit par ces gens-là est faux, archifaux, et contraire à la vision de l’islam. Il ne fait aucun doute qu’il y a un effort dans ce domaine, même si cela ne suffit pas.

M. le président Éric Ciotti. J’aimerais, pour conclure, revenir brièvement sur la question du port des signes religieux, que vous avez abordée tout à l’heure. La commission des lois a voté hier dans cette même salle une proposition de loi proscrivant le port de signes religieux dans les établissements d’accueil de la petite enfance. Ne faut-il pas aller plus loin ? Vous avez suggéré vous-même que la République devrait peut-être se montrer moins naïve. La question est en débat à propos de l’université. J’ai pris des initiatives à ce sujet, à titre purement personnel. Cela ne permettrait-il pas d’éviter une évolution qui, si je vous ai bien compris, ne va pas dans le sens de la liberté ni de la modernité, surtout compte tenu de ce qu’est notre pays ?

M. Dalil Boubakeur. La question du voile fait partie de toutes les dérives qui ont accompagné la montée de l’intégrisme musulman et la politisation de l’islam – appelons-la par son nom. Celle-ci s’est manifestée dans le monde partout où le printemps arabe, qui aurait dû être un printemps islamique, a libéré des populations qui ont voulu faire cet effort. Chez nous, le problème n’est pas simple. Il ne faut surtout pas croire que la volonté législative suffira. On a voté des lois sur la burqa mais leur application est complexe. Ce problème doit être pris très au sérieux. J’exhorte mes amis, mes contemporains, les autorités à nous aider, car nous n’aimons pas vivre dans un monde moderne avec des séquelles du passé, des archaïsmes qui ne conviennent en rien à la tradition du pays. Mais ce sera un gros effort. Il ne faudra minimiser en rien l’engagement que cela supposera : ce sera une véritable bataille politique ; nous aurons contre nous, l’État aura contre lui les comportements établis, les habitudes prises, des femmes qui protesteront que l’on porte atteinte à leur libre choix, à leur volonté, à leur liberté religieuse, etc. La situation est devenue très complexe et risquée. Il faudrait un courage, une volonté dont je ne sais s’ils sont encore possibles pour aborder véritablement le fin mot de cette histoire : la réforme, une réforme en profondeur qui nous fera passer de l’âge de la théologie à celui de l’explication, d’une causalité qui ne sera plus celle dont parlait Auguste Comte, mais celle de la raison. C’est un combat gigantesque, un combat de société.

Avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne, que j’ai vu hier, nous avons l’intention de créer un conseil des musulmans d’Europe. Peut-être le Gouvernement pourrait-il nous y aider. Les Anglais sont tout à fait d’accord.

M. Jacques Myard. Il serait temps !

M. Dalil Boubakeur. Il faut dire que l’Europe n’a pas été très maligne de prendre pour conseiller M. Tariq Ramadan ! On a fait toutes les erreurs. Il faut les réparer.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le président. C’était passionnant et très instructif. Je vous renouvelle, au nom de tous les membres de la commission d’enquête, l’expression de ma profonde reconnaissance pour votre intervention.

M. Dalil Boubakeur. C’est moi qui vous remercie mille fois, Monsieur le président, de m’avoir permis de m’exprimer devant vous et d’échanger avec chacune des personnes présentes.

La séance est levée à 11 heures 15.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Éric Ciotti, M. Georges Fenech, M. Meyer Habib, Mme Chaynesse Khirouni, M. Patrick Mennucci, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Patrice Prat