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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Mardi 10 mars 2015

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 30

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Claude Goasguen, Vice-président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Adrien Jaulmes, journaliste

L’audition commence à 9 heures 30.

Présidence de M. Claude Goasguen, vice-président

M. Claude Goasguen, président. Monsieur Jaulmes, je vous remercie de votre participation à cette commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Nous avons souhaité vous entendre afin de recueillir votre analyse sur le sujet.

Vous êtes grand reporter au service « étranger » du Figaro depuis l’an 2000. Vous avez couvert la plupart des conflits du Moyen-Orient, celui qui a débuté en Afghanistan en 2001, l’invasion de l’Irak en 2003, la guerre d’Istraël contre le Hezbollah en 2006. Depuis ces dernières années, vous suivez l’évolution du conflit en Syrie et en Irak.

Votre audition est ouverte à la presse et fait donc l’objet d’une retransmission en direct du site de l’Assemblée nationale, la vidéo étant disponible pendant quelques mois à la demande. La Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait, et qui vous sera préalablement communiqué. Vos éventuelles observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport.

Mais auparavant, et conformément aux dispositions de l’article 6 du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et donc de lever la main droit et de dire « je le jure ».

(M. Adrien Jaulmes prête serment.)

M. Claude Goasguen, président. Monsieur, voilà maintenant plusieurs semaines que nous avons engagé le débat.

Les récents attentats ont suscité de nombreuses interrogations de notre part. Comment les comprendre ? Comment expliquer le succès que rencontre, sur internet, dans les prisons, et même dans certaines parties de l’islam, cette radicalisation qui pousse des jeunes à s’engager dans un combat atroce ? Comment éviter un tel phénomène, de plus en plus fréquent dans les pays européens ? Comment dissuader les candidats au djihad ? Comment les retenir ? Comment sanctionner les djihadistes à leur retour ? Constituent-t-ils une menace ?

De votre côté, comment voyez-vous l’évolution de la situation sur le terrain ? Quelles sont les relations entre Daech, Al-Nosra, Bachar El-Assad ? Le phénomène a-t-il une dimension politique ? Selon vous, comment résoudre un problème que nous connaissons et qui n’est pas prêt de s’arrêter ? Quelles lois pourrions-nous proposer ? Quelles mesures faudrait-il adopter en matière pénitentiaire ? Devrions-nous faire quelque chose sur internet ?

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Une des raisons pour laquelle nous vous avons demandé de venir est que vous êtes le traducteur de l’ouvrage le plus intéressant qui soit sorti ces six derniers mois sur Daech.

M. Adrien Jaulmes. Je connais personnellement l’auteur de l’ouvrage, Le retour des djihadistes. Il s’agit de Patrick Cockburn, un ami de longue date.

Je vous apporterai une réponse globale. Vous avez bien voulu rappeler que l’ensemble de ma carrière journalistique s’était déroulée quasiment uniquement au Moyen-Orient. Or les évènements qui ont ensanglanté et frappé la France en janvier dernier sont appréhendés de façon un peu différente par les journalistes qui couvrent le Moyen-Orient.

Ce qui s’y déroule actuellement est une grande guerre très compliquée, qui oppose différents blocs d’alliances. Ces alliances sont parfois mouvantes. Mais, bien que complexe, la situation n’est pas totalement illogique, et l’utilisation du mot « chaos » par les médias n’est pas adaptée. Tous les participants ont une position cohérente.

J’imagine que vous avez suivi les grands évènements qui ont secoué la région ces dernières années. Parmi eux, la guerre civile syrienne est le plus important, le plus récent et celui qui a entraîné le plus de conséquences pour l’Europe occidentale. Mais il y a déjà plus de dix ans, l’invasion de l’Irak avait eu des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui : une sorte de grande guerre froide – ou du moins de guerre par alliés interposés – opposant un bloc de pays arabes sunnites autour de l’Arabie saoudite, à un axe chiite passant par l’Iran, pays musulman chiite mais non arabe. Dans cette grande guerre régionale, les acteurs s’alignent selon des courants et des blocs. Si l’on n’a pas à l’esprit cette dimension régionale, on saisit mal le problème et on a du mal à imaginer des solutions.

Par ses méthodes, l’État islamique est une organisation terroriste. Mais elle possède d’autres caractéristiques.

C’est une organisation révolutionnaire, qui partage certains aspects avec le mouvement bolchévique, dans les années qui ont suivi la Révolution russe : une vocation internationaliste ; un volet militaire ; un pouvoir d’attraction en partie comparable à celui du bolchévisme. En 1917, celui qui était mû par des aspirations un peu nihilistes et eschatologiques rejoignait le parti communiste ou des mouvements bolchéviques révolutionnaires ; en 2015, il rejoint l’État islamique.

L’État islamique a cette dimension régionale, dont je viens de parler. Il bénéficie d’un certain soutien ou en tout cas d’une certaine tolérance de la part des populations d’Irak et de Syrie, face au régime de Bagdad et de Damas jugés – à juste titre d’ailleurs – comme oppresseurs. Par ailleurs, les puissances régionales le considèrent comme un moindre mal. L’Arabie saoudite et la Turquie le voient comme un barrage, ou du moins un pion à utiliser contre les menées expansionnistes de l’Iran.

Voilà à peu près le contexte international dans lequel se situe le phénomène. Mon expertise est un peu plus limitée en ce qui concerne la France. Comme vous le savez, pour des raisons professionnelles, depuis une quinzaine d’années, j’ai surtout vécu et travaillé à l’étranger.

M. Claude Goasguen, président. Vous considérez que Daech est un État engagé dans une révolution qui, au-delà de son ambition messianique, a une perspective géopolitique précise.

De mon côté, au cours de nos réunions successives, j’ai constaté qu’après être partis d’une idée de radicalisation religieuse, nous nous engagions de plus en plus vers une idée de reconstruction géopolitique d’un espace qui est en ébullition depuis la fin de la colonisation. Je pense même que notre rapport décevra beaucoup de gens car nous allons sans doute « désislamiser » la question au profit d’une vision un peu plus froide et un peu plus classique. De ce point de vue, j’ai trouvé très intéressant que vous ayez comparé l’islamisme à la révolution bolchévique.

Pouvez-vous nous préciser ce qui vous permet d’affirmer que Daech est différent de l’Afghanistan parce que c’est une construction géopolitique du Moyen-Orient, qui peut aller très loin, vers l’Arabie saoudite et la Péninsule arabique ? J’ai parfois l’impression que le Califat autoproclamé peut être assez durable - dans l’esprit de ses promoteurs sûrement, mais pas assez dans l’esprit des Occidentaux.

J’imagine qu’Ibn Séoud, au XXe siècle, avait à peu près la même réputation que le Califat islamique, lorsqu’il massacrait les Turcs et tout ce qui bougeait dans la péninsule arabique. N’aurait-on pas une vision un peu trop « musulmane » de la question ? Ne faudrait-il pas l’appréhender d’une manière un peu plus classique, et sous un angle géopolitique ?

M. Adrien Jaulmes. Je suis persuadé que si l’on ne prend pas en compte cette dimension géographique et politique, on s’interdit de comprendre le phénomène.

Certes, l’islam salafiste, qui est fédérateur et sert d’idéologie à l’État islamique, est inséparable du projet. Mais le projet a également une dimension territoriale. Comme vous l’avez rappelé, il remet en cause les frontières qui n’ont jamais été totalement acceptées dans le monde arabe. De même avez-vous raison de le comparer avec le mouvement qui a permis la constitution de l’Arabie saoudite, et qui était mené par Ibn Séoud. À une différence près : Ibn Séoud se battait très peu contre les Turcs, son action étant essentiellement dirigée contre d’autres Arabes, en particulier contre la dynastie hachémite. Mais l’idéologie était la même. En 1924, il chassa les hachémites de La Mecque et du Hedjaz avec ses Ikhwân, des djihadistes avant l’heure. Ensuite, lorsque volera en éclat cette alliance entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, Ibn Séoud n’aura aucun scrupule à massacrer ses anciens alliés.

L’État islamique, comme les bolchéviques ou même le national-socialisme allemand, n’avance pas masqué : l’idéologie est affichée, les objectifs sont proclamés. Il suffit de prêter attention à la propagande, qui est d’ailleurs essentiellement à usage interne. Et l’Arabie saoudite figure parmi les objectifs de l’État islamique.

M. Jacques Myard. Je connais un peu la région. Il me semble évident que l’on assiste à une guerre par procuration et qu’un certain nombre d’États jouent une partie de poker menteur. Ainsi la Turquie, au moment où Mohamed Morsi était président de l’Égypte, n’aurait-elle pas été défavorable à la constitution d’un axe Ankara-Bagdad-Le Caire, comme sous l’ancien Empire ottoman. Quant à l’Iran et l’Arabie saoudite, ils se livrent à une guerre par procuration pour des raisons certes religieuses, mais aussi pour asseoir leur puissance dans ce Proche-Orient.

Là-dessus vient se greffer une vision eschatologique du monde, si attirante pour certains jeunes de chez nous, qui se jettent corps et âme dans une idéologie qui donne un sens à leur vie et à leurs actions. Le phénomène est quasi-sectaire. Mais ce ne sont pas les seuls. M. Bush avait une vision millénariste, eschatologique et apocalyptique ; n’a-t-il pas déclaré à Jacques Chirac que Dieu lui avait dit d’intervenir contre Saddam Hussein ? De la même façon, certains évangélistes vous prédisent le Grand Israël et le retour de Jésus-Christ. Il y a de quoi se pincer !

Je voudrais donc savoir comment vous articulez cette vision géostratégique d’États qui sont en guerre pour une stratégie d’influence, et cette vision eschatologique.

M. Adrien Jaulmes. En d’autres termes, vous m’interrogez sur la façon dont se mêlent le religieux et le politique. C’est le problème, dans la mesure où les deux sont liés de façon indissoluble dans la plupart des idéologies islamistes.

Je précise que ce dernier terme recouvre des réalités très diverses : les Frères musulmans sont les ennemis jurés des salafistes et des saoudiens, pour des raisons un peu obscures, mais qui ont essentiellement trait à leur rapport à la démocratie : les Frères musulmans considèrent la démocratie comme un instrument permettant de reprendre le pouvoir, et les salafistes considèrent que la participation à un système démocratique est inacceptable. En revanche, tous ces mouvements ont en commun de considérer que l’islam est un projet à la fois de société, politique et religieux – ce que la pensée occidentale a beaucoup de mal à appréhender.

Je peux vous donner l’exemple du grand ayatollah Ali Sistani, l’un des plus grands ayatollahs du monde chiite, un Irakien d’origine iranienne qui vit en reclus à Nadjaf mais qui, quand la situation l’exige, prononce des fatwas qui sont suivies par tous les chiites de l’Irak et au-delà de l’Irak. C’est aussi quelqu’un qui ne fait pas de séparation entre le religieux et le politique.

Venons-en à l’attrait que l’État islamique peut avoir pour une jeunesse un peu déboussolée ou en quête d’idéal, qui épouse la cause la plus violente et la plus radicale. Je suis d’accord avec vous : le phénomène peut être considéré comme sectaire. Mais j’observe que la réalité est un peu différente de leurs attentes. Beaucoup de ces jeunes occidentaux, qui s’engagent parfois avec une vision un peu floue du contexte géopolitique, vont devoir combattre non pas contre des nouveaux croisés ou des impérialistes américains, mais contre une armée arabe irakienne chiite, ou une armée arabe syrienne, voire d’autres mouvements islamiques ou d’autres personnes partageant la même vision du monde qu’eux. Le paradoxe est là.

Enfin, il ne faut pas aller trop loin et essayer de séparer ce religieux du politique. Sinon, on aboutit à des explications bancales et à de fausses conclusions comme « les djihadistes se servent de la religion mais ne croient pas du tout » ou « c’est un mouvement purement religieux, nihiliste, eschatologique qui n’a aucune ambition territoriale ». Je pense qu’il faut appréhender les choses dans leur ensemble.

M. Jacques Myard. On est bien d’accord.

M. Claude Goasguen, président. Mais les soldats de base, pourquoi se battent-ils ?

M. Adrien Jaulmes. Je pense qu’ils se battent pour une idéologie puissante, branche de l’islamisme politique radical – islam salafiste ou des Frères musulmans. Celle-ci est devenue la grande idéologie alternative actuelle. Ainsi, si l’on veut renverser l’ordre mondial, on adhère à cette idéologie. Voilà pourquoi elle séduit dans les prisons et dans tous les endroits où l’on a l’impression que l’on ne participe pas à la marche du monde.

Sans qu’il faille pousser trop loin la comparaison, il me semble qu’il s’était passé un phénomène identique, pendant la guerre d’Espagne, avec les Brigades internationales. Celles-ci pouvaient réunir à la fois des membres cyniques du Komintern, venus pour épurer leur propre camp républicain espagnol, ou des idéalistes comme Georges Orwell, venus faire le coup de feu pour une cause – et qui sont d’ailleurs revenus désabusés.

M. Joaquim Pueyo. D’abord, je ne sais pas si l’on peut comparer ce qui se passe au Moyen-Orient avec ce que l’on a pu observer en Espagne : Franco avait fait un coup d’État dans une République déjà instituée, et c’était une bonne chose que des Brigades internationales soient venues par solidarité avec les Républicains. On aurait même pu imaginer que d’autres pays européens viennent à la rescousse de l’Espagne républicaine.

Ensuite, je reconnais que le spirituel et le temporel ont été liés dans de nombreux régimes, et que c’est toujours le cas dans de nombreux pays constitués.

Enfin, que doit-on faire, en tant qu’Occidentaux ? Faut-il s’appuyer sur des pays tels que l’Égypte ? Je remarque que ce que vous appelez l’État islamique – et que je préfère appeler Daech – s’implante en Lybie, dans un pays qui est complètement délité, où il n’y a plus d’État mais où il y a deux assemblées. Faut-il continuer à lutter ? Peut-être faut-il mettre en place une diplomatie active, avec le Tchad, l’Algérie, l’Arabie saoudite, les Émirats et des pays encore constitués actuellement.

M. Adrien Jaulmes. Bien sûr, la guerre d’Espagne est totalement différente sur de nombreux aspects. Mais si j’ai fait cette comparaison, c’est parce que vous y rencontriez également des jeunes gens venus de tous les continents se battre pour une cause plutôt que pour un pays.

Ensuite, j’aurais du mal à vous apporter une réponse précise. En effet, les journalistes sont plutôt des observateurs des fonctionnements et des dysfonctionnements de l’histoire contemporaine. Et je vous renvoie au dicton : « il y a trop de diplomates qui se prennent pour des généraux, trop de généraux qui se prennent pour des diplomates, et trop de journalistes qui se prennent pour les deux ».

Malgré tout, j’insisterai sur le contexte géopolitique parce que, sans lui, on ne peut pas comprendre l’État islamique. Je précise que je parle d’« État islamique » parce que c’est ainsi qu’il se nomme, même s’il ne représente sans doute pas tout l’Islam et que c’est un « proto État » qui n’en possède pas tous les attributs.

Je pense qu’il faut avoir une vision très précise de cette situation géographique et politique parce que nos partenaires, eux, l’ont. La coalition à laquelle participent la France, les États-Unis et d’autres pays occidentaux est complexe. Mais si de nombreux pays en font partie, ils sont beaucoup moins nombreux à agir militairement. Et quand ils agissent militairement – je ne parle pas des Américains – c’est de façon assez sériée : globalement, les pays arabes bombardent des cibles en Syrie, et les Occidentaux en Irak.

Des pays comme la Turquie, qui font nominalement partie de la coalition, n’apportent aucun soutien militaire. Ils peuvent même prendre des mesures qui s’y opposent et continuent à être une plaque tournante et un point de passage pour les recrues de l’État islamique. Ainsi, des membres de l’État islamique se font soigner dans des hôpitaux turcs, et des réseaux de trafic d’armes et de volontaires passent par les frontières turques. La raison en est que la Turquie considère l’État islamique comme un moindre mal, ou du moins comme un des paramètres d’une situation compliquée, voire comme un atout dans une grande guerre régionale, à la fois contre l’Iran et contre ses alliés, Syriens et Hezbollah libanais. Elle s’inquiète beaucoup plus de la résurgence du mouvement kurde. De fait, les Kurdes du nord de l’Irak sont en grande partie affiliés au PKK.

Donc, sans apporter de solutions, je répondrai qu’on ne peut pas appréhender le phénomène en disant que ce sont des djihadistes, et qu’il faut absolument les éradiquer pour que tout redevienne comme avant. La situation est profondément bouleversée. Il n’est pas certain que l’on retrouvera au Moyen-Orient les frontières que l’on connaissait depuis un siècle. L’État irakien n’est plus celui qui existait entre 1922 et 2003, l’État syrien non plus. On doit faire face à une nouvelle réalité. Mais c’est quelque chose que l’on a déjà vu par le passé. L’histoire est pleine de rebondissements, et le Moyen-Orient est en train de traverser une crise majeure.

J’ajouterai que cette crise ne pourra pas être résolue, ou en tout cas contenue, sans la participation des États arabes et musulmans puisque ce sont eux les premiers concernés. De toute façon, dans ces régions-là, les interventions occidentales se sont toujours avérées périlleuses. La France et la Grande-Bretagne en ont fait l’expérience dans le passé, et nous avons pu observer le même phénomène ces dernières années. C’est particulièrement le cas lorsque les Américains sont impliqués. Je ne porte pas de jugement de valeur sur la politique de Washington, mais je constate que le monde arabe éprouve une sorte de répulsion contre tout ce qui s’apparente à une intervention américaine.

Donc, sans apporter de solution, et croyez que je le regrette bien, je pense qu’un des points importants, voire essentiels, est d’avoir à l’esprit cette situation géopolitique et d’admettre que la solution temporaire, voire définitive si elle existe, viendra des pays arabes et musulmans.

M. le rapporteur. Revenons à nos djihadistes français. Que savez-vous de leur état d’esprit, une fois qu’ils sont en Syrie ? Pensez-vous que beaucoup sont déçus, horrifiés par les conditions de vie, le système politique et la violence ? Sont-ils nombreux à désirer rentrer en France ? Avez-vous une idée de la façon dont il faut les accueillir. ? Depuis que nous avons commencé à travailler sur le sujet, il nous semble que notre politique de « déradicalisation » relève davantage du slogan que de la réalité.

Enfin, d’après vous, les djihadistes occidentaux enrôlés dans les bataillons, dans les « katibas » de Daech constituent-ils une force militaire réelle ou ne sont-ils qu’un outil de propagande ?

M. Adrien Jaulmes. Lors de mes séjours en Syrie, j’ai été en contact avec des Syriens, je n’ai jamais croisé de djihadistes occidentaux ni ne me suis entretenu avec eux. Ce que je connais d’eux vient principalement de mes confrères et j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous répondre de façon précise. J’imagine que la réalité doit offrir à ces volontaires un aspect un peu différent de celui qu’ils imaginaient.

Maintenant, s’agit-il d’une force militaire réelle ? Je crois que oui. En juin 2014, quand l’État islamique s’est emparé de Mossoul et d’une partie du nord de l’Irak, l’armée irakienne a subi une déroute militaire comme l’histoire contemporaine en connaît assez peu : une armée forte de 350 000 hommes qui se débande devant quelques milliers de combattants avec des camionnettes et de l’armement léger.

L’État islamique est en effet une force militaire avec laquelle il faut compter. Nous le constatons depuis le déclenchement de la coalition. Les bombardements américains ont commencé le 9 août en Irak et le 23 septembre en Syrie. En Syrie, 80 % de ces bombardements ont pris pour cible la ville de Kobané, mais les Kurdes ont mis plusieurs mois pour en chasser les combattants de l’État islamique. Et celui-ci a très peu reculé.

M. le rapporteur. Je voulais savoir si les bataillons composés de Français ou d’Occidentaux avaient un rôle particulier dans la structure militaire de Daech, s’ils avaient une activité militaire réelle sur le terrain ou s’ils étaient surtout utilisés à des fins de propagande.

M. Adrien Jaulmes. Encore une fois, mes informations sont de seconde main. Elles émanent de confrères ou d’analystes qui ont étudié la question. Apparemment, les volontaires étrangers sont intégrés dans les bataillons de l’État islamique et ne servent pas de façon autonome.

M. Claude Goasguen, président. Il paraît évident que l’État islamique a une vision géopolitique forte et qu’il est prêt à faire la guerre à des troupes bien équipées. Mais comment expliquez-vous qu’il puisse disposer d’un armement lourd ? D’où vient cet armement ? D’où vient l’argent ? L’armement est détruit par les opérations de bombardement, et il faut bien le renouveler. Auprès de qui se fournit-il ?

M. Adrien Jaulmes. Le gros de l’armement de l’État islamique est celui qui a été capturé à l’armée irakienne, notamment au moment de la prise du nord de l’Irak – d’énormes stocks de l’armée irakienne provenant en grande partie de fonds américains. Mais l’État islamique s’est également emparé d’armes en Syrie.

La question du remplacement de l’armement lourd se pose en effet. On ne connaît pas, a priori, de filières par lesquelles il pourrait obtenir de l’armement lourd – par exemple des blindés. En revanche, il semble avéré qu’il existe des filières de trafic d’armement léger. Récemment, des missiles anti-char livrés à l’Armée syrienne libre, considérée comme soit disant « modérée », sont passés à Jabhat Al-Nosra, une organisation djihadiste rivale de l’État islamique. Une partie de cet armement peut très bien aboutir entre les mains de l’État islamique. Mais des filières via la Turquie pourraient permettre aussi le passage d’armements.

M. Claude Goasguen, président. Armement léger, moyen, lourd ?

M. Adrien Jaulmes. La définition de l’armement lourd…

M. Claude Goasguen, président. Des chars ?

M. Adrien Jaulmes. Non, pas de chars, pas d’artillerie lourde, mais des missiles anti-chars, qui sont des armes très efficaces et redoutables. C’est de l’armement moyen qui peut être transporté dans des containeurs et dissimulé assez facilement…

M. Claude Goasguen, président. Mais d’où viendrait-il ? Il faut bien le fabriquer.

M. Adrien Jaulmes. Une partie de cet armement a été livré à l’Armée syrienne libre. Je n’ai aucun moyen de vérification, mais de nombreuses sources parlent de filières d’armes en provenance de Lybie, notamment via Misrata. On sait en effet que le colonel Khadafi avait constitué des stocks d’armes énormes en Lybie, dont la plupart ont été soigneusement pillés lors de la chute de son régime. Je me souviens avoir assisté à des mises à sac d’entrepôts à Tripoli. Des quantités énormes d’armements et de munitions ont été mises à l’abri par de nombreux groupes, dont certains n’étaient pas très bien intentionnés. Il semblerait qu’une partie de cet armement parvienne d’une façon ou d’une autre à l’État islamique, vraisemblablement par la Turquie. Il faut bien voir que la seule frontière de communication avec le monde extérieur dont dispose l’État islamique, c’est la frontière turque.

M. Claude Goasguen, président. Mais comment se fait-il qu’on ne surveille pas davantage cet armement, qui ne doit pas passer inaperçu en Turquie ?

M. Adrien Jaulmes. Il faut poser la question aux autorités turques. À partir du moment où Ankara et le gouvernement turc voient l’État islamique, non pas comme un allié, mais en tout cas comme une carte qu’il est important de maintenir dans le jeu régional contre ses adversaires, pourquoi ne pas laisser passer nuitamment quelques convois de camions, dont les containeurs ont été mal vérifiés par la douane ? Beaucoup de nos alliés ont agi de la même façon par le passé, comme les Pakistanais avec la guérilla afghane radicale ou avec les talibans. Vous le savez, la politique des États de la région est souvent un peu complexe.

M. Jacques Myard. Lorsque le groupe Hazm de l’Armée syrienne libre est passée du côté d’Al-Nosra, selon les informations publiées par le Wall Street Journal, elle a emporté 10 chars, dont 5 opérationnels, et des missiles Tow. Cela montre que, lorsque l’on arme un groupe là-bas, on joue les apprentis sorciers : on ne peut pas être certain que les armes ne finiront pas dans un autre groupe. C’est ce qui risque d’arriver, dans la mesure où les alliances sont très mouvantes.

M. Claude Goasguen, président. Des armes françaises ont-elles été livrées dans ce secteur ? Elles auraient pu passer de cette façon, soit par achat soit par rapt, chez Daech.

Nous nous sommes interrogés plusieurs fois à ce propos. Le soutien français initial contre Assad s’est traduit en faveur de l’opposition « modérée » par une aide dont le Quai d’Orsay reconnaît aujourd’hui l’existence. Des armes ont ainsi été livrées. Ces armes n’auraient-elles pas pu être récupérées par des groupes de Daech ou d’Al-Qaïda, qui s’en seraient emparés ou les auraient achetées ? En avez-vous entendu parler ?

M. le rapporteur. Monsieur le président, je n’ai pas entendu l’État français confirmer ce que vous dites – d’ailleurs avec beaucoup de prudence.

M. François Loncle. Si j’en crois certains articles et certains livres – dont celui de Christian Chesnot et Georges Malbrunot qui m’a tout particulièrement impressionné – le Quai d’Orsay a publiquement affirmé à plusieurs reprises qu’il livrerait des armes aux « modérés ». Mais apparemment, cette livraison n’a pas eu lieu. Les armes qui parviennent aujourd’hui dans la région par ce biais sont destinées à aider, notamment, les kurdes d’Irak.

M. Adrien Jaulmes. Je n’ai pas d’autres informations que les vôtres mais, effectivement, on avait entendu parler d’armes « non létales », terme utilisé par les diplomates, de jumelles de vision nocturnes, de gilets pare-balles, etc.

Mes derniers séjours se sont passés dans le nord de la Syrie avec des mouvements rebelles syriens, et avec un agenda politique syrien. Ces rebelles disaient qu’ils n’avaient jamais reçu d’armes de l’Occident, et ils s’en plaignaient. Mais cela date de l’hiver 2013-2014.

M. Claude Goasguen, président. Merci, monsieur, pour toutes ces précisions.

La séance est levée à 10 heures 30.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Éric Ciotti, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. François Loncle, M. Patrick Mennucci, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Joaquim Pueyo

Excusés. - M. Christophe Cavard, M. Patrice Verchère