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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Mardi 5 mai 2015

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 45

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de Mme Geneviève Gosselin-Fleury, vice-présidente

– Audition, ouverte à la presse, de M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham

La séance est ouverte à 11 heures.

Présidence de Mme Geneviève Gosselin-Fleury, vice-présidente

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Nous vous remercions, M. Hagay Sobol, de votre présence devant notre commission d’enquête. Vous êtes professeur des universités et membre fondateur du collectif Tous Enfants d’Abraham. Vous vous intéressez à la prévention de la radicalisation et avez expérimenté certaines de vos propositions en la matière.

Cette audition, ouverte à la presse, fait l’objet d’une retransmission sur le site internet de l’Assemblée nationale. Son enregistrement sera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale. Dans notre rapport, nous pourrons décider de citer tout ou partie du compte rendu écrit qui sera fait de cette audition et qui vous sera préalablement communiqué.

Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Hagay Sobol prête serment.)

M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham. Merci à vous d’avoir permis une libre expression sur un sujet aussi compliqué. Merci de me donner la parole, même s’il peut sembler à première vue surprenant qu’un professeur de médecine comme moi se retrouve auditionné sur un sujet un peu éloigné de ses activités habituelles.

En fait, en tant que médecin, je m’intéresse à la prévention puisque je travaille sur la génétique du cancer. Or la démarche de prévention n’est pas étrangère au fléau dont nous allons parler. Mon activité de scientifique et de médecin m’a aussi amené à côtoyer des personnes venant du monde entier. J’ai même été très étonné que certaines personnes, me sachant né en Israël, choisissent mon service et me manifestent leur confiance. J’ai accueilli des étudiants égyptiens, syriens, libanais ou maghrébins, et j’ai travaillé à de nombreuses reprises dans le centre anticancéreux de Tunis. Nous avons parlé de politique internationale, de géopolitique et de terrorisme. J’ai beaucoup appris et j’ai même écrit des articles.

En tant que militant associatif, je me suis investi dans le centre culturel Edmond Fleg, dont la particularité est de travailler sur le dialogue interculturel dans la cité. C’est ainsi qu’est né le collectif Tous Enfants d’Abraham où nous avons expérimenté certaines solutions.

En politique, je ne me serais jamais engagé – Patrick Mennucci peut en témoigner – si je n’avais pas fini par considérer que les membres de la société civile pouvaient jouer un rôle particulier. Ils peuvent porter un regard différent sur la situation difficile que nous vivons, sur les problèmes complexes et multifactoriels auxquels nous sommes confrontés. Notons que le cancer aussi est multifactoriel.

Comment est né le collectif Tous Enfants d’Abraham ? Le centre culturel Edmond Fleg est juif mais laïc : ce n’est pas la synagogue ; nous travaillons sur la culture. Nous nous sommes aperçus que la représentation des différentes composantes de la société française était abordée sous un angle religieux et non pas laïc. Or nous vivons dans un pays laïc. Pourquoi la population originaire d’Afrique du Nord ou des pays arabes serait-elle perçue uniquement à travers la religion ? La culture arabe ne se résume pas à l’islam ; elle est extrêmement variée comme en témoigne l’Institut du monde arabe.

La dimension sociale n’étant pas absente de notre centre, nous avons aussi travaillé sur la précarité, notamment en liaison avec des associations qui s’occupent d’adolescents en voie de délinquance et qui risquaient de tomber dans le djihadisme. Nous avons rencontré des associations israéliennes. Nous avons associé des élus marseillais, des jeunes des quartiers et des éducateurs à nos travaux. Certains d’entre eux, qui n’auraient jamais pu dialoguer en dehors de ce cadre, se sont mis à discuter de problèmes sociaux et de sujets aussi sérieux que celui de l’embrigadement qui peut conduire au djihadisme.

Ce parcours m’a amené à prendre conscience d’un problème qui n’est certes pas nouveau mais qui se pose avec de plus en plus d’acuité : les Français, de quelque origine qu’ils soient, ont un problème d’identité ; ils sont étrangers à eux-mêmes. Le constat vaut aussi pour les Français de souche, pour reprendre une dénomination que ne signifie pas grand-chose : il est difficile de savoir où placer le curseur dans un arbre généalogique et, selon la bible, nous aurions tous un ancêtre commun. Dans un monde ouvert, il est rare d’avoir une origine unique. La perte d’identité touche bien sûr les personnes qui ont décidé, par choix ou par nécessité économique, de partager le destin français. Elles ne savent pas d’où elles viennent. Cette forme d’amnésie, source de fragilité, peut entraîner sur de mauvais chemins quand le besoin d’une identité forte se fait sentir.

Le collectif Tous Enfants d’Abraham n’avait pas vocation à rester spectateur. Nous voulions montrer que, dans une République laïque, nous pouvions surmonter des divergences majeures pour travailler ensemble. On n’assassine pas son voisin en cas de querelle ; on ne tue pas sa femme ou ses enfants sous prétexte qu’on est énervé. Nous voulions montrer qu’il était possible d’aborder ensemble les sujets les plus difficiles.

L’une de nos plus grandes réussites a été de faire travailler ensemble, sur Jérusalem, des hommes et des femmes de confessions diverses. Dans un centre culturel, hommes et femmes peuvent cohabiter dans une même enceinte, ce qui n’est pas toujours possible dans un cadre religieux. Dans le groupe, il y avait des chrétiens d’Orient et d’Occident – qui n’avaient jamais travaillé ensemble –, des juifs et des musulmans. Jérusalem est le sujet conflictuel par excellence : les gens peuvent facilement en venir aux mains, ou, quand ils sont civilisés, arrêter net la discussion.

Le groupe s’est réuni pendant deux ans. Au bout d’un an, nous avons fait le constat que nous n’étions d’accord sur rien. Fallait-il s’en tenir là, refermer le dossier et retourner à nos petites affaires ? Non, parce que nous avions en commun notre amour de Jérusalem, même si ce n’était pas le même. Nous avons donc décidé de faire parler des gens sans affect, c'est-à-dire les grands témoins de l’Histoire. Qu’ont-ils dit de Jérusalem ? Comment se positionner de manière positive par rapport à ces grands témoins ?

À la découverte des convergences extrêmement fortes qui apparaissaient dans ces témoignages venant d’horizons extrêmement divers, nous avons décidé de tenter une synthèse. Des éléments en provenance de différentes cultures ont été mis au milieu d’une table, puis chacun a tiré une citation ou une photo et a essayé de la soumettre aux autres pour voir leur réaction. Nous avons alors pris conscience de la violence extrême contenue dans certains de nos propos qui nous semblaient pourtant refléter notre identité profonde, sans aucune animosité. Nous nous sommes rendu compte que certaines phrases ne laissent aucune place à l’autre, qu’elles nient carrément son existence. Nous avons alors détricoté cette problématique. Nier l’existence de l’autre revient à se réduire soi-même : on se met à rechercher des semblables alors que vivre ensemble consiste à interagir avec les autres.

Nous avons réalisé que, finalement, nous pouvions travailler ensemble, chacun s’appropriant c’est-à-dire comprenant l’identité de l’autre, et lui laissant de la place. Une fois franchie cette première barrière, nous pouvions passer à des constructions collectives. Nous nous sommes alors rendu compte que nous choisissions parfois des phrases et des citations qui n’étaient pas du tout issues de notre culture, parce que nous avions laissé de côté non pas ce qui nous fonde mais ce qui risquait d’exclure.

Avec ces matériaux et des photos envoyées par des habitants de Marseille et de Jérusalem, nous avons confectionné de grands panneaux représentant la cohabitation des trois grands courants spirituels. Nous avons réussi à faire œuvre commune sur ce sujet si particulier. C’était une gageure car, à l’extérieur, la situation était extrêmement complexe.

Ce travail a donné lieu à une campagne d’affichage sur les panneaux publicitaires de Marseille, grâce au soutien de la communauté urbaine. Il y avait des photos dans toute la ville et une exposition a été organisée à l’Ovoïde, la grande salle de réception du conseil général des Bouches-du-Rhône. Cette exposition, extrêmement bien perçue, a ensuite voyagé dans toute la France et même à l’étranger. Elle a été vue par des jeunes, des étudiants, des enfants qui sont venus dans le cadre d’activités scolaires ou périscolaires. Certains découvraient leur propre identité.

Nous avons mis le doigt sur un vrai problème : l’identité française s’est dissoute, au nom d’une Europe à laquelle nous n’avons pas vraiment adhéré et qui n'est malheureusement pas notre maison. À mon humble avis, l’identité française a été laissée aux mains de personnalités qui vont l’exploiter à des fins politiques, pas forcément pour le bien du pays. Nous allons perdre les bases de notre identité et oublier l’histoire de la France. Notre histoire ne se réduit pas aux colonies ; elle s’est construite sur des valeurs fondamentales qui ont attiré sur notre sol des personnes désireuses de vivre sous cette bannière tricolore et ce qu’elle représentait.

Ma famille, venue d’Europe de l’Est, aurait pu choisir les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Elle a choisi la France, c'est-à-dire le drapeau tricolore, la liberté, des idéaux auxquels elle adhérait. Qu’ils viennent d’Italie, de Pologne, du Maghreb ou d’Afrique, les immigrés ont du mal à savoir qui ils sont. Nous avons une vision globalisante de l’identité alors que celle-ci est plurielle : le citoyen peut aussi être un enfant, un frère, un père, un électeur, un membre de telle ou telle profession, etc. Actuellement, pour tout un tas de raisons, on ne se retrouve plus complètement dans le modèle qui nous est donné.

À Marseille, nous avons cette chance d’avoir des gens venus de tous horizons. Dans la plupart des cas, ils sont venus parce qu’ils avaient tout perdu, et non par choix. Ils ont essayé de se raccrocher à une appartenance libératoire : l’identité marseillaise. Qu’est-ce qui détermine l’identification à la France ? Des sociologues se sont intéressés à la manière dont les immigrés italiens de Marseille réagissaient lors de matchs de football opposant Marseille à Milan ou la France à l’Italie. Ceux de la première génération soutenaient Milan et l’Italie ; ceux de la deuxième génération soutenaient Marseille et l’Italie ; ceux de la troisième génération soutenaient Marseille et la France.

L’identité ne se décrète pas ; on se l’approprie par la proximité. Dans le contexte actuel, le nécessaire travail d’émancipation passe par la réponse à ces questions : d’où viens-je ? Qui suis-je ? Comment ne pas être étranger à moi-même, à la France ? Comment voir que l’autre, malgré ses différences, est pareil à moi ? Cette action est d’autant plus nécessaire que nous avons, face à nous, des gens qui sont prêts à insuffler une identité de substitution, pervertie, instrumentalisée à des fins politiques.

C’est en partant de ces expériences et réflexions que j’ai conçu le projet que je vous propose aujourd’hui : créer un institut des cultures dans les grandes villes où existe une forte mixité.

Cette idée a été renforcée par une expérience très forte, vécue dans mon cadre professionnel. À l’Institut Paoli-Calmettes, il y a un lieu de culte où viennent se recueillir des gens de toutes confessions – musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes ou autres – ou des personnes qui n’ont aucune pratique religieuse. Un jour, alors que je passais devant cette salle pour me rendre à mon laboratoire, j’ai entendu une personne dire : « Finalement, ils sont pareils que nous, ils souffrent aussi. » Cette réflexion m’a ouvert les yeux. Effectivement, c’est la proximité qui permet de s’approprier l’autre, de se trouver semblable à lui. L’étranger n’est pas si étrange, le problème vient surtout de ce que je projette sur lui.

Avec ces instituts des cultures, il s’agit de donner aux gens la possibilité de découvrir leurs origines, leurs racines. Qu’ils viennent du Maghreb, d’Afrique, d’Amérique du Sud, peu importe. Il s’agit de répondre à ceux qui veulent apprendre l’arabe, par exemple, et qui se heurtent à des difficultés et des préjugés. Dans les filières classiques, on leur propose des cours d’arabe littéraire, une langue très éloignée de celle de tous les jours. En d’autres lieux, ils risquent de tomber sur des professeurs qui ne sont pas forcément animés des meilleures intentions, et d’étudier des textes djihadistes qui leur donneront une image totalement pervertie de leur identité. Tous, notamment les Arméniens, peuvent se heurter à ce type de difficultés. Dans ce domaine, la communauté juive s’est organisée de longue date et peut offrir un modèle : elle est dotée d’une société civile et d’un vrai milieu associatif qui respecte les lois – de 1901 et de 1905 – de la République.

Pour résumer, je vois ces instituts comme des lieux de mixité permettant à chacun de découvrir son identité culturelle – et pas seulement religieuse – et aussi celle des autres. J’y imagine des expositions et des conférences où les jeunes seraient bienvenus, sachant qu’à Marseille, on se demande comment occuper les élèves pendant les activités périscolaires.

S’il paraît trop ambitieux de généraliser le modèle à toutes les grandes villes, nous pourrions faire une étude pilote à Marseille. Le projet ne réclame pas forcément des ressources financières très importantes : certains dispositifs existants sont en quête de contenu, et il est possible de mobiliser les associations – qui jouent un rôle fondamental en matière de lien social – à condition qu’elles ne soient pas privées de subventions pour des raisons économiques. La culture peut commencer sur un terrain de football. Dans les quartiers nord de Marseille, le match est souvent l’occasion d’une mise en commun de désarrois. À partir de là, on peut aller voir une exposition.

Travailler sur l’identité permet de prendre le problème à la source, et de ne pas compter sur la seule répression. En 2012, j’avais écrit un article sur le site Atlantico. fr, où je décrivais quasiment la situation actuelle, non pas parce que je suis un génie mais parce que j’avais lu deux rapports, l’un du Congrès américain et l’autre d’Europol, où tous les éléments étaient en place. J’avais déjà commencé à donner des pistes, en m’appuyant sur mon expérience personnelle et mon travail avec le milieu associatif. La proximité est essentielle. Quand on occupe les jeunes et qu’on leur donne un contenu, on leur évite de tomber dans des situations qui deviendront inextricables.

M. Jacques Myard. J’admire votre optimisme ! Votre démarche est intéressante, même si les lieux de culte pour tous existent un peu partout, notamment à l’Organisation des Nations unies (ONU). En ces lieux, chacun peut faire un retour sur lui-même, comme tout homme qui s’interroge. Pour autant, votre propos me semble un peu décalé.

Lorsque vous avez créé le collectif Tous Enfants d’Abraham et que vous avez voulu y mener un travail sur Jérusalem, il y avait une volonté de dialogue. Certes, comme vous nous l’avez si bien raconté, il y a eu un blocage au bout d’un an : vous n’étiez d’accord sur rien. Il n’empêche que la volonté de dialogue a perduré. Or certains groupes extrémistes ne manifestent pas la moindre volonté de dialogue : l’autre est exclu parce que différent ; il ne doit même pas exister.

Votre démarche, que je salue, est malheureusement fortement décalée par rapport aux réalités internationales et géostratégiques actuelles. C’est bien de chercher le dialogue et la découverte de l’autre, mais je crains fort que cette expérience individuelle ne soit pas à la hauteur des enjeux qui nous assaillent. Mais continuez votre travail, je vous y encourage.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Il me semble que M. Sobol se situe dans une démarche de prévention qui n’est pas destinée à des personnes déjà radicalisées.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Cher collègue Myard, rappelons que le rapport dont nous allons bientôt discuter comporte un volet prévention. Nous ne recevons pas que des policiers, des procureurs ou des agents secrets, d’où la présence du professeur Hagay Sobol. Peut-être est-il aussi agent secret d’ailleurs ? (Rires.)

M. Jacques Myard. D’accord, monsieur le rapporteur. Malgré tout, pour intéressante qu’elle soit sur le plan des idées, la démarche de M. Hagay Sobol est intellectuelle, de très longue haleine, très typée, très individualiste. Je ne suis pas certain qu’elle soit à la hauteur du défi qui nous est lancé.

M. le rapporteur. Cher collègue, nous avons invité M. Sobol parce que peu de gens non impliqués dans la politique ont été capables de produire un texte sur le djihadisme tel que celui qu’il a écrit en octobre 2012. Il nous a semblé intéressant de recevoir un professeur de cancérologie qui faisait ce genre d’analyses il y a trois ans.

M. Hagay Sobol. Lors de la publication de cet article, une personne qui a une fonction très importante et s’occupe de défense nationale, dont je tairai le nom, m’avait dit : « Monsieur Sobol, vous devriez rester dans votre champ d’expertise parce que, dans ce domaine-là, vous dites un peu n’importe quoi. »

Je peux vous parler du djihadisme mais aussi de l’Iran : j’ai rencontré des Iraniens, je connais des gens qui travaillent dans la sécurité et je tiens une chronique régulière dans Le Huffington Post. Je connais bien ces sujets, mais vous auditionnez des spécialistes de première main. J’aurais pu aussi vous faire un couplet sur les chiites, car certains ayatollahs iraniens ou irakiens appellent à la constitution de brigades qui ressemblent fort aux groupes sunnites actuels. Les attentats peuvent très bien se produire ici, nous en avons eu des preuves. Je suis docteur en médecine mais j’aurais pu faire Sciences Po car j’écris depuis très longtemps, notamment sur ces questions que je couvre depuis vingt ans. Peut-être ne croyez-vous qu’aux réponses policières mais, pour ma part, je pense qu’il faut travailler dans la durée.

M. Jacques Myard. Il est clair qu’il ne peut pas y avoir seulement une réponse policière à ce qui est un problème de société. Nous en sommes d’accord. Mais votre démarche demande un tel engagement individuel et une telle volonté d’aboutir qu’elle me paraît quasiment sur mesure.

M. Hagay Sobol. Ce n’est pas le cas. À un moment donné, il faut aussi voir les réalités et opter pour des solutions, comme l’éducation, qui ne produiront pas un effet immédiat. Comment voulez-vous faire si vous ne prenez pas le problème à sa source ?

Issu d’un milieu extrêmement modeste, je connais bien les quartiers difficiles et la précarité. J’ai longtemps vécu et travaillé à Lyon, aux Minguettes et dans le quartier Olivier de Serres. J’ai travaillé sur les foires et marchés, dans un milieu très dur. Dans ces quartiers, les gens ne veulent pas tous devenir délinquants ou djihadistes. Dans leur majorité, ils s’inquiètent pour leur avenir et celui de leurs enfants. Ils veulent que leurs enfants soient éduqués, qu’ils ne tombent pas sur des personnes qui pourraient les entraîner dans le djihadisme. Dans ces quartiers, il faut à la fois un renseignement efficace, qui permette d’agir avant que les gens ne passent à l’acte, et des actions de proximité.

Il n’existe pas de remède miracle mais nous proposons un travail sur l’identité. Nous avons commencé à le faire à Marseille, dans des centres culturels et des écoles, avec des moyens très modestes. Cela demande peu d’argent mais une volonté politique. Je suis un élu de l’opposition dans un conseil d’arrondissement. J’ai donc le plus petit mandat qui existe, mais les gens m’écoutent car je suis proche d’eux. Il faut donner leur chance à des initiatives de ce type avant de les condamner.

M. Jacques Myard. Vous évoquez les gens qui vivent dans la précarité, et je suis intimement convaincu qu’il y a un problème de frustration économique dans les banlieues. Seulement voilà, les auteurs des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis n’étaient pas des précaires, mais des personnes intégrées, ayant un niveau d’études équivalant à un bac + 5, des ingénieurs. Tous les individus radicalisés au point de commettre des meurtres n’ont pas le même profil : il y a le pauvre type embrigadé mais aussi l’ayatollah. Celui-là est très difficile à contrer car il relève d’un phénomène quasi sectaire.

M. Hagay Sobol. C’est exactement ce que je disais dans mon article de 2012. Quand des personnes de la troisième génération ou des Français « de souche » s’engagent dans le djihadisme, c’est que nous avons affaire à un problème d’identité. Actuellement, il n’existe pas de structures de proximité auxquelles se raccrocher pour savoir qui on est. Et on est multiple. L’identité formatée, avec un socle commun majoritaire, rencontre ses limites. Il faut accepter une dose de diversité pour que les gens ne soient pas tentés d’aller la chercher ailleurs.

En médecine, quand on veut tester une hypothèse, on fait un essai, une étude pilote. Faisons une étude et regardons les résultats au bout de deux ans. Si les écoles et les groupes impliqués dans la diffusion de cette culture n’adhèrent pas, si des cours de langues ne voient pas le jour, alors il faudra en conclure que ce n’est peut-être pas la solution. Dans l’armée, il y a plusieurs corps – l’infanterie, l’artillerie, l’aviation, la marine – pour faire face à différents types d’attaques. Dans ce domaine aussi, il faut aussi plusieurs armes, notamment celle de la culture au sens large.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Les jeunes sont tous connectés et fréquentent beaucoup les réseaux sociaux. Avez-vous pensé que les contenus de vos actions pourraient être transférés sur internet, afin de toucher encore plus de jeunes ?

M. Hagay Sobol. La vocation de ce type de structure est à la fois de diffuser et de recevoir de l’information. Il faut un endroit unique où tout le monde se rassemble, mais qui utilise aussi les outils modernes de communication tels que les réseaux sociaux. Si l’on veut savoir ce qui se passe vraiment, découvrir les questionnements et les inquiétudes avant qu’il ne soit trop tard, il faut que les gens puissent s’exprimer. Le projet que je vous propose va dans les deux sens, le don et l’écoute.

À l’école, pendant les cours de dessin, on peut demander aux enfants de se dessiner et percevoir ainsi des choses qui pourraient nous échapper. En pratiquant ainsi de manière régulière, on pourrait prendre conscience de certains problèmes avant qu’ils ne deviennent ingérables. Lorsque j’ai écrit cet article en 2012, tous les indices étaient présents mais il fallait avoir les moyens de les décrypter.

M. le rapporteur. Que pensez-vous de la campagne « Stop-djihadime », lancée par le Gouvernement ?

M. Hagay Sobol. Elle a le mérite d’exister et de parler réellement du problème. Le djihadisme est un phénomène complexe, difficile à appréhender de manière globale. Il faut savoir anticiper. Actuellement, nous sommes focalisés sur les groupes djihadistes sunnites, mais les groupes terroristes et les États qui exportent le terrorisme pratiquent la convergence évolutive. L’État islamique est ainsi passé d’une nébuleuse à un véritable État. Ses règles et ses valeurs ne sont pas les nôtres, mais c’est un véritable État, doté d’une administration qui lui permet de tirer profit de ses richesses afin d’organiser sa guerre.

L’Iran est en train de copier ce modèle, en créant des groupes différents du Hezbollah, et en faisant preuve d’un prosélytisme qui n’a rien à envier au prosélytisme sunnite. Quand on dialogue avec l’Iran sur le nucléaire, il ne faut pas occulter ce problème. Le Gouvernement manifeste une volonté de voir et de dire les choses.

M. le rapporteur. La présence du Président de la République aujourd’hui en Arabie saoudite montre que nous n’occultons pas le problème.

M. Hagay Sobol. Exactement. Nous menons une vraie politique étrangère ; elle est courageuse et à la hauteur des espérances. Ce n’est pas l’élu de gauche qui parle, mais quelqu’un qui a la chance de pouvoir discuter avec des gens qui viennent de pays différents. D’aucuns prétendront que nous cherchons à protéger notre filière énergétique. En réalité, la France combat le djihadisme. Elle le fait bien, avec ses moyens, en allant à la source. L’avantage de la diplomatie sur l’action militaire, c’est qu’elle permet de prendre langue avec tout le monde. Le Gouvernement manifeste une vraie volonté d’agir ; votre commission d’enquête est courageuse et elle permet des expressions très variées. Nous sommes en train de combler un certain retard. Dommage qu’il ait fallu attendre des attentats sur le sol français pour en arriver là.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Revenons à vos actions de prévention et à la création de centres d’échanges culturels. Les collectivités locales apportent un soutien financier aux associations qui semblent être des acteurs essentiels dans l’animation de ces lieux d’échanges. Les collectivités locales pourraient-elles avoir un autre rôle à jouer dans ce type de prévention ?

M. Hagay Sobol. Ce sont en effet les collectivités territoriales qui financent ce maillage d’associations qui, dans les Bouches-du-Rhône, emploient 44 000 personnes. Cependant, alors que les élus devraient présenter un front uni face à des problèmes aussi graves que le terrorisme et le djihadisme, certains d’entre eux s’adonnent à la politique politicienne. Dans ce domaine-là, il n’y a pourtant pas de divergences de fond. J’aimerais que les collectivités territoriales, dirigées par des gens de sensibilités différentes, se montrent complètement unies face à ce problème. Nous sommes tous sur le même bateau et nous coulerons tous si certains s’amusent à faire des trous dans la coque. Les centres culturels de ce type devraient donc être soutenus politiquement et de manière ostentatoire par toutes les collectivités territoriales et par tous les partis républicains.

Il s’agit de travailler tous ensemble et de ne pas exclure une partie de la population française. On ne mettra pas les gens dehors. Il faut qu’ils puissent évoluer, enrichir la nation. Dans ce travail d’enrichissement mutuel, les collectivités territoriales ont beaucoup à faire, elles qui ont des compétences particulières dans le domaine de l’éducation. Nous avons évoqué les activités périscolaires, mais le travail sur l’identité doit se faire aussi au lycée, dans le cadre des cours d’instruction civique ou d’histoire, par exemple. Les collectivités territoriales doivent se saisir de toutes les opportunités qui s’offrent à elles, dans les domaines qui relèvent de leurs compétences, pour travailler sur ce thème de l’identité.

De ce lieu unique et symbolique dont nous parlons, il sera possible de lancer des actions en direction des écoles, des universités mais aussi du monde du travail. Il ne faut pas oublier les gens qui sortent, précocement ou non, du système éducatif. Rappelons que dans les Bouches-du-Rhône, le taux d’échec scolaire est l’un des plus élevés de France.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Au vu de ces actions de prévention que vous menez, avez-vous réfléchi à ce qui pourrait être fait pour accompagner les jeunes ou les adultes qui rentrent de Syrie ou d’Irak ? Certains sont incarcérés mais d’autres ne le sont pas.

M. Hagay Sobol. J’ai une réflexion mais n’ai aucune expérience concrète dans ce domaine. En préliminaire, j’aurais peut-être dû préciser qu’il y a des personnes avec lesquelles nous ne pourrons jamais travailler : les extrémistes. Travaillons avec les autres, qui sont déjà très nombreux.

Certains, des adolescents en crise notamment, reviennent après s’être rendu compte qu’ils se sont fourvoyés, qu’on leur a menti. Quand ils sont incarcérés, il faut éviter de les mettre en contact avec des détenus qui vont alimenter leur extrémisme. Mais il ne s’agit pas non plus de les transformer en délinquants, en les plaçant au milieu de délinquants confirmés. À mon avis, leur réinsertion dans la société passe aussi par l’éducation et un travail sur l’identité, agissant comme des antidotes au bourrage de crâne qu’ils ont subi. Faute d’expérimentation, je n’ai aucune idée du résultat. Mais si nous ne tentons rien, nous sommes voués à l’échec.

M. le rapporteur. Quel rôle les collectivités locales peuvent-elles jouer dans la lutte contre la radicalisation ? J’imagine que vous connaissez le modèle danois, très ancré dans le local. La France, en raison de son histoire, préfère les systèmes plus centralisés. Qu’en pensez-vous ?

M. Hagay Sobol. La proximité étant le lieu d’appropriation de l’identité, une organisation uniquement centralisée aura peu de chance de réussir. Il faut créer des dynamiques entre le centre et la périphérie. Il faut organiser des circuits entre la structure centrale et les associations, et faire en sorte, par exemple, que des enseignants en langue soient mobiles.

Autre point important : l’utilisation de l’argent public doit être contrôlée. Il est nécessaire de vérifier régulièrement le bon fonctionnement des associations et la pertinence de leurs projets. Cela nous éviterait de découvrir les scandales financiers une fois qu’ils ont éclaté, et cela nous permettrait de rassurer les républicains convaincus de l’importance du milieu associatif.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Monsieur le professeur, nous vous remercions d’être venu jusqu’à nous pour cette audition qui a été particulièrement intéressante.

La séance est levée à 11 heures 45.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Patrick Mennucci, M. Jacques Myard

Excusé. - Mme Valérie Boyer