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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mardi 10 février 2015

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 60

Présidence
de M. Gilles Carrez,
Président

–  Audition de M. Alain Trannoy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

–  Présences en réunion

La Commission entend M. Alain Trannoy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

M. le président Gilles Carrez. Nous entamons aujourd’hui un cycle de cinq auditions d’économistes. En effet, alors que nous allons très bientôt nous engager dans la préparation du prochain budget, il nous a paru utile d’entendre des personnalités représentatives, dans la mesure du possible, des grands courants de la pensée et de la recherche en économie dans notre pays.

M. Trannoy, vous êtes depuis 2002 directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, en poste à Marseille, où vous êtes notamment, depuis 2011, directeur de l’Aix-Marseille School of Economics. Par ailleurs, vous faites partie du Conseil d’analyse économique – CAE –, vous êtes conseiller scientifique de France Stratégie et, entre 2011 et 2014, vous avez été membre du Conseil des prélèvements obligatoires, qui vient de remettre un rapport sur l’impôt sur le revenu et la CSG.

Titulaire d’un doctorat d’État puis d’une agrégation, vous avez enseigné à l’université de Rennes aux côtés de notre ancien collègue Yves Fréville, lui-même professeur d’économie.

Vos travaux ont porté sur des champs très variés mais nous souhaitons surtout vous entendre aujourd’hui sur la situation économique, car nous avons tous la même préoccupation, qui peut se résumer en une brève question : comment relancer la croissance et vaincre le chômage dans notre pays ? Quel usage faire en particulier de la politique budgétaire ?

M. Alain Trannoy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Je centrerai mon propos sur les moyens de redynamiser la croissance potentielle française. Cette croissance peut se calculer de plusieurs façons : le PIB, le PIB par tête ou le PIB par personne en âge de travailler, soit la tranche d’âge située entre dix-huit et soixante-cinq ans. C’est ce dernier indicateur que je retiendrai car il est corrélé à l’efficacité productive et au taux d’emploi.

Entre 2000 et 2013, la croissance de cet indicateur dans notre pays a été de 0,8 point par an, soit le taux de croissance le plus faible des six pays de référence que sont, avec la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Japon et l’Italie. Ce taux atteint 1,6 point en Allemagne et au Japon. Il est donc deux fois plus élevé, ce qui devrait vivement nous inciter à nous interroger sur nos handicaps et à entreprendre des réformes structurelles. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’a été demandé à France Stratégie le rapport établi par M. Jean Pisani-Ferry sur la France dans dix ans.

Une des causes expliquant cette faible croissance se trouve dans le décrochage de notre industrie, dont la production est restée pratiquement étale sur la période. Il est donc essentiel de redynamiser le bloc manufacturier français, et ce d’autant plus que les trois quarts de nos exportations concernent des biens contre un quart pour les services.

Je vous conseille à cet égard la lecture de l’étude de Coe-Rexecode sur la compétitivité française en 2014, qui analyse les gains et les pertes de parts de marché par zone géographique et par produit. Il ressort de cette étude que la France a continué à perdre des parts de marché cette année – certes à un rythme moins soutenu qu’auparavant – sur la quasi-totalité des biens exportés. Si nous avons regagné quelques parts de marché en Europe, cela a été contrebalancé par des pertes sur tous les autres marchés du monde.

Lire correctement ces performances exige de replacer la France dans le contexte européen, entre, d’une part, l’Allemagne, « première de la classe », exportatrice de produits de très grande qualité mais qui a assis sa croissance, entre 1995 et 2005, sur une politique de déflation salariale, et, d’autre part, l’Espagne, qui semble, depuis la crise de 2007, avoir pris modèle sur l’Allemagne pour mener, elle aussi, une politique de modération salariale qui lui a permis de regagner des parts de marché sur le bas de gamme et la moyenne gamme où elle concurrence directement les produits français. Tandis que la France a perdu 1 % de parts de marché à l’exportation dans la zone euro, l’Espagne, elle, en a gagné 0,8 %.

Ce constat étant dressé, il faut déterminer quelle stratégie doit mener la France, dans un monde ouvert, où tous les pays sont en concurrence, et comment inscrire cette stratégie dans le dilemme entre compétitivité-prix et compétitivité hors-prix. À cet égard, il faut se garder de tout dogmatisme soit dans un sens soit dans l’autre, sachant, d’une part, que le contexte évolue et que, d’autre part, ce qui compte in fine pour l’acheteur, c’est le rapport qualité-prix.

En 2012, j’avais argumenté en faveur d’une politique visant à diminuer les coûts salariaux français. Il me semblait en effet à l’époque que l’industrie française était étranglée financièrement. Elle avait perdu beaucoup de parts de marché, ce qui avait laissé des traces dans les comptes d’exploitation et dans l’évolution des marges des entreprises, nous laissant loin derrière l’Allemagne. Aujourd’hui, le différentiel de taux de marge entre les deux pays n’est plus que de deux points. Cela signifie, selon moi, que, si le pacte de responsabilité est une bonne chose est qu’il doit être mené jusqu’à son terme, même au prix d’un recours à davantage d’endettement, il importe de réfléchir d’emblée à ce que sera l’étape suivante : faut-il mener, comme en Espagne, une politique de déflation salariale et poursuivre dans la même direction ? Faut-il se concentrer plutôt sur la compétitivité hors-prix ? Selon moi si, comme cela est programmé, le coût du travail aura baissé de 6 % en 2017, il est primordial de s’occuper de la compétitivité hors-prix. Il ne sert à rien en effet de restaurer notre compétitivité si cela doit se faire au détriment de la demande intérieure. Par ailleurs, une stratégie fondée sur la compétitivité-prix ne peut être généralisable à l’ensemble de la zone euro, à moins d’aboutir, comme c’est le cas aujourd’hui en Europe, à une dépression de la demande interne.

Je m’inscris en faux contre l’idée que la compétitivité hors-prix est du seul ressort des entreprises et que l’État ne dispose d’aucun levier pour agir en la matière. Il peut, en premier lieu, jouer un rôle de pilote et de coordinateur, afin de remobiliser les industriels et de permettre à nos produits de gagner en qualité.

Qu’entend-on par qualité ? À partir des réponses fournies par un panel d’acheteurs européens et portant sur les biens et services destinés aux ménages – secteur dans lequel la France est traditionnellement forte –, l’étude de Coe-Rexecode a mis au jour plusieurs critères permettant de mieux définir cette notion.

L’un de ces critères est le nombre de fournisseurs : un nombre trop faible de fournisseurs constitue un frein à l’achat, les acheteurs estimant qu’en cas de problème ils n’auront guère de possibilité de substitution. Or, l’étude met en avant que notre densité industrielle a beaucoup baissé dans un certain nombre de secteurs, ce qui constitue un handicap. L’État a donc ici un rôle à jouer pour redensifier le tissu industriel, par exemple par le biais de la politique fiscale. Seules 5 % des créations d’entreprise se font aujourd’hui en France dans le secteur industriel, ce qui est insuffisant. Il n’est donc pas nécessaire d’aider à la création de start-up dans le domaine des services, et je recommande de concentrer les efforts sur l’industrie, en combinant un système d’exemption sur dix ans de l’impôt sur les sociétés, des mesures favorisant la transmission et la mise en place de véritables stratégies de filières.

Un second critère de qualité touche à l’ergonomie et à l’innovation technologique, aspects sur lequel nous sommes derrière les Allemands, que ce soit dans l’équipement du logement, l’agroalimentaire, l’habillement et les accessoires, les produits pharmaceutiques ou l’hygiène-beauté.

Notre capacité d’innovation est directement liée à l’organisation de la recherche et de l’université dans notre pays. Petit-fils d’instituteurs, fils de professeure, je suis un enfant de la fonction publique mais, pour travailler depuis plus de trente ans dans l’université française et être aujourd’hui à la tête d’un Labex, je sais d’expérience qu’on ne peut développer la recherche universitaire en lui appliquant les règles de la comptabilité publique : ce système étouffant – au choix kafkaïen ou ubuesque – ne nous permettra pas de relever le défi de la concurrence internationale, et je plaide donc, si l’on ne veut pas que la France creuse sa propre tombe, pour que chaque université puisse créer une fondation d’intérêt public destinée à financer ses activités de recherche et développement.

Nous sommes également en retard sur les Allemands en matière de délais de livraison et de services associés au produit, ce qui est le symptôme d’une moindre efficacité collective de nos entreprises. Nous avons donc beaucoup à faire en matière d’intelligence collective, et je plaide, dans cette optique, pour une plus grande association des salariés aux décisions de l’entreprise, sans aller nécessairement jusqu’au modèle de cogestion allemand. Il faut privilégier le dialogue social au sein de l’entreprise et privilégier les accords d’entreprise sur les accords de branche ou les accords nationaux, chaque entreprise œuvrant dans un environnement concurrentiel spécifique : y améliorer le climat social participe d’une stratégie du gagnant-gagnant.

J’en viens enfin à la stratégie mise en œuvre par les groupes multinationaux et les entreprises du CAC 40, qui emploient sur notre territoire un tiers de la main-d’œuvre industrielle. À partir des années soixante et jusque dans les années quatre-vingt, la France a conduit une politique visant à faire émerger des champions nationaux, qui se sont constitués par agrégation et rachats successifs d’entreprises intermédiaires, ce qui fait qu’aujourd’hui notre structure industrielle a la forme d’un sablier : de grands groupes industriels au sommet, beaucoup de TPE à la base, et pas grand-chose entre les deux. Sachant qu’en 2014, la France a perdu 8 % de parts de marché dans le secteur pharmaceutique, où elle possède pourtant l’un des leaders mondiaux, on ne peut que s’interroger sur la responsabilité de groupes multinationaux dont les stratégies ne semblent plus servir les intérêts du site France. Le phénomène est identique dans le secteur des véhicules routiers, ce qui peut, à terme, se révéler catastrophique pour la filière. L’État a donc un rôle moteur à jouer auprès de ces acteurs, pour les mobiliser au service de l’économie française.

J’en terminerai par le secteur public, où la recherche d’efficacité doit également être un maître mot. Des gains importants sont encore possibles, encore faut-il les envisager d’un point de vue économique et non d’un point de vue strictement comptable. Les dépenses du secteur public recouvrent d’une part le financement des biens collectifs et, d’autre part, les transferts. Or, il est dans ce dernier domaine un poste pour lequel nous dépensons 3 à 4 points de PIB de plus que les autres pays – et j’inclus les démocraties scandinaves —, ce sont les retraites.

M. le président Gilles Carrez. Alors que notre Commission a tendance à privilégier les aspects macroéconomiques de l’économie, votre approche centrée sur l’entreprise a ceci d’intéressant qu’elle nous permet d’aborder les problèmes sous l’angle microéconomique.

Mme Valérie Rabault, rapporteure générale. Vous avez insisté à plusieurs reprises sur la nécessité d’un État stratège. Ce pilotage doit-il passer selon vous par la politique fiscale ou par une action en faveur de l’investissement ?

L’investissement, public et privé, dans notre secteur industriel, vous paraît-il suffisant ? Dans le cas contraire, de combien faudrait-il l’augmenter pour que l’effet de levier permette de relancer la croissance ?

M. Bruno Le Maire. La désindustrialisation est un drame que vivent beaucoup de nos régions et qui donne souvent à nos compatriotes le sentiment que « c’est foutu ». En tant que responsables politiques, de droite comme de gauche, nous avons le devoir de leur envoyer un message plus positif sur l’état de notre industrie.

Ma première question concerne le coût du travail. Vous semblez assez catégorique sur le fait que nous avons fait ce qu’il fallait pour améliorer notre compétitivité-prix. J’ai le sentiment au contraire que, dans des secteurs comme la plasturgie, les nanotechnologies ou l’industrie agroalimentaire, cette question demeure un défi de taille et que beaucoup de petites entreprises auraient besoin d’un dispositif encore plus simple et plus radical que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi – CICE – pourquoi pas une TVA sociale ?

En matière d’investissement, ne pensez-vous pas que la suppression de la taxation – aujourd’hui fixée à 20 % – sur le déblocage de la participation constituerait une mesure incitative qui permettrait d’associer davantage les salariés aux performances de leur entreprise ?

Je partage avec vous l’idée que l’entreprise doit être le lieu privilégié de la négociation sociale. Je doute néanmoins que cela soit possible à droit syndical constant, sachant qu’aujourd’hui la vie des salariés est régie par des conventions conclues à 85 % par des centrales syndicales qui ne représentent que 5 % des salariés du secteur privé.

Vous évoquez le manque d’attractivité du site France, notamment pour les grandes entreprises du secteur pharmaceutique, dont vous soulignez par ailleurs le dynamisme et les performances. La solution ne passe-t-elle pas par davantage de stabilité fiscale et moins de complexité normative ?

En matière de stratégie industrielle, ne pensez-vous pas que le regroupement des pôles de compétitivité autour de cinq ou six pôles industriels performants d’envergure internationale serait de nature à rendre la dépense publique plus efficace ?

Enfin, pensez-vous que la France est en retard en matière de robotisation industrielle ?

M. Marc Francina. Dans ma région, le groupe Danone a investi 300 millions d’euros dans la robotisation et la réfection de ses usines.

Vous n’avez pas évoqué le tourisme, secteur dont tout le monde vante le potentiel, mais pour lequel on ne fait pas grand-chose.

M. Éric Alauzet. Vous considérez qu’en matière de politique de l’offre, il ne faut guère aller plus loin que le pacte de responsabilité, au risque de trop déprimer la demande. Or, si des décisions ont en effet été prises pour redynamiser l’offre, leur mise en œuvre en est à ses balbutiements. La réduction de la dépense publique est à peine entamée et il y a fort à parier que ses effets en termes de contraction de la demande sont encore devant nous, ce qui est très inquiétant.

M. Alain Trannoy. Je raisonne à partir des projections sur ce que donnera, en 2017, le dispositif mis en place par le Président de la République.

M. Éric Alauzet. Quelle appréciation portez-vous sur le financement de notre économie ? L’innovation peine-t-elle à obtenir des financements ? L’épargne des Français est-elle mal orientée ?

Vous avez parlé du secteur manufacturier, mais l’essentiel de la valeur n’est-il pas produit aujourd’hui par le secteur des services, notamment dans le domaine de l’économie numérique ?

M. Christophe Caresche. Que vous inspire le marché du travail, au-delà du fait que vous souhaitez privilégier le dialogue social dans l’entreprise ?

M. Alain Fauré. La réussite économique de l’Allemagne est moins, semble-t-il, due aux réformes de M. Schröder qu’aux mesures prises au début des années quatre-vingt-dix. En effet, par peur de la charge qu’allait représenter la réunification, les Allemands ont pris à l’époque deux décisions essentielles. D’une part, ils ont soudé leur économie à la finance en privilégiant un réseau de banques de proximité, tandis qu’au contraire nous avons fait le choix de centraliser au niveau national voire européen les décisions bancaires de financement de l’économie – c’est ainsi que le Crédit agricole s’est éloigné des PME, avec des conséquences dramatiques pour ces dernières. D’autre part, ils ont décidé que les salariés pourraient devenir actionnaires de leur entreprise à hauteur de 50 %, ce qui a favorisé le dialogue social.

Comme vous l’avez souligné, le financement des retraites pèse très lourdement sur nos finances publiques. Dans l’éducation nationale, il représente plus de 15 milliards d’euros sur un budget de 64,9 milliards. Quelles sont les pistes que vous proposez pour remédier à une telle situation ?

Le crédit d’impôt recherche – CIR – peut certes être une plus-value pour nos entreprises, mais il s’apparente à usine à gaz très lourde à gérer, et a par ailleurs entraîné la multiplication des cabinets de conseil spécialisés dans ce domaine, qui confisquent à leur profit une partie des montants. Vous qui avez évoqué les indispensables gains de productivité dans l’administration, qu’en pensez-vous et quelles solutions préconisez-vous ?

M. Hervé Mariton. En ce qui concerne la relance par la demande, il me semble que la baisse du prix du pétrole constitue aujourd’hui un élément propre à la stimuler.

Vous avez centré votre analyse autour de la question de l’industrie. Est-ce à dire que, dans les autres secteurs, la perte de parts de marché hors zone euro est significativement inférieure ? Quelles propositions auriez-vous à formuler pour ces autres secteurs ?

Par ailleurs, les mesures que vous proposez ne sont pas totalement inédites. Quels obstacles ont, selon vous, empêché jusqu’à présent qu’elles soient plus vigoureusement mises en œuvre ?

Mme Marie-Christine Dalloz. Vous avez choisi de retenir comme indicateur le PIB par personne en âge de travailler. Son évolution diffère-t-elle sensiblement de celle du PIB ? Constate-t-on des divergences sur la période que vous avez retenue ? Je m’inquiète en effet de la multiplication des indicateurs, a fortiori lorsqu’on nous propose, par exemple d’intégrer dans ces indicateurs la mesure du bonheur. Je pense essentiel de conserver des références communes, admises par tous.

Il me semble qu’en matière de compétitivité hors-prix, l’État dispose d’au moins trois leviers : la stabilité fiscale, la stabilité sociale et la stabilité normative. Il est indispensable qu’il les utilise.

Vous souhaitez que les salariés soient mieux associés à la gouvernance de l’entreprise. Cette ambition se heurte pourtant, selon moi, à la structure de notre syndicalisme, dominé par le poids de centrales qui sont davantage enclines au conflit qu’à la cogestion.

Mme Christine Pires Beaune. Vous avez parlé de la nécessaire réindustrialisation de la France. J’ai le sentiment qu’il existe des projets industriels dans notre pays mais que nous souffrons de graves carences en matière de financement du risque industriel. Partagez-vous cet avis et, le cas échéant, comment pourrait-on réorienter l’épargne vers le financement de ce risque ?

Quant à densifier le tissu industriel pour multiplier le nombre de fournisseurs, n’est-ce pas aussi l’occasion de repenser l’aménagement de notre territoire, pour installer des entreprises dans la France périphérique ?

M. Alain Trannoy. Madame Rabault, l’État stratège peut en effet user de l’instrument fiscal pour redynamiser l’industrie, notamment, comme je le suggérais, en accordant aux start-up un régime dérogatoire. Il peut aussi agir en réorientant l’épargne vers le financement de notre industrie. L’épargne des Français se porte aujourd’hui massivement vers l’assurance-vie, qui finance en grande partie de la dette publique, ou vers des placements immobiliers. Dans la mesure où ce type d’épargne se caractérise par une fiscalité plus avantageuse que celle attachée aux produits qui financent notre appareil productif, il faut s’interroger sur la responsabilité de ce différentiel dans nos difficultés actuelles. Il s’agit d’un phénomène qui ne date pas d’hier mais qui, à long terme, n’est pas sain. Il me paraît donc indispensable de revoir la fiscalité de l’épargne, ce qui exige un fort consensus politique, car rien ne serait pire que d’introduire en la matière de l’insécurité, propre à décourager les épargnants.

Vous m’avez également interrogé sur notre niveau d’investissement. La France est historiquement réputée pour l’importance de son investissement public et il ne fait pas défaut aujourd’hui, à un bémol près : je me demande en effet si l’État a correctement accompagné le développement de la voiture électrique et s’il n’aurait pas dû davantage accompagner les constructeurs en investissant dans le développement d’un réseau de bornes de recharge, afin de faciliter la transition vers les véhicules propres.

Quant à l’investissement privé, il a chuté avec la crise et il est crucial de savoir s’il va redémarrer car, sans investissement, on ne peut qu’être pessimiste sur l’évolution de la compétitivité de l’industrie française. La décision d’investir dépend très fortement du carnet de commandes des entreprises et du climat de confiance générale dans le pays. Il est donc essentiel de rétablir notre compétitivité hors-prix pour restaurer la confiance des acteurs dans les perspectives de l’économie française. J’ai tendance à penser que si les marges des entreprises sont restaurées et que leur compétitivité est renforcée, l’investissement suivra.

Monsieur Le Maire, en ce qui concerne le coût du travail, je suis parti de l’hypothèse prospective selon laquelle l’ensemble du pacte de responsabilité aurait été mis en œuvre en 2017. Or, dans la mesure où, pour l’heure et malgré le savant brouillard entretenu par Bercy autour de cette question à l’attention de Bruxelles, les mesures déjà prises ont été financées par de la dette, je ne peux, en bon bayésien, que faire preuve d’un optimisme modéré sur notre capacité à réaliser, dans les trois prochaines années, les économies nécessaires au financement de l’ensemble du pacte. D’où mes incitations à la prudence.

Beaucoup reste à faire dans le secteur agroalimentaire, notamment du fait de l’existence de nombreuses coopératives, qui ne sont pas aujourd’hui concernées par le CICE. L’exemple de la viande, filière dans laquelle nos importations en provenance des abattoirs espagnols ou allemands ne cessent d’augmenter témoigne bien du problème de compétitivité que connaît le secteur, qui pourrait en partie être résolu par un allégement des charges, ce qui nous ramène à la question du financement.

En matière de participation des salariés, on peut en effet envisager une politique fiscale plus incitative. Plus généralement, il importe selon moi de modifier les rapports sociaux au sein de l’entreprise, en associant davantage les salariés aux décisions stratégiques et à l’élaboration d’une trajectoire compétitive, susceptible de se traduire, au bout du compte, par une augmentation des salaires ou de la participation, selon le principe du gagnant-gagnant. Sur les questions touchant au droit du travail, le législateur ne doit statuer que sur les principes auxquels il est défendu de déroger, laissant aux accords d’entreprises le soin d’organiser le reste.

Comment expliquer ensuite les mauvais résultats de notre filière pharmaceutique, quand l’Allemagne a vu ses exportations progresser de 7 % pour atteindre 55 milliards d’euros ? Cela ne vient pas du prix, puisque notre pays est classé cinquième en matière de prix des produits pharmaceutiques, derrière l’Allemagne, classée quatrième. En revanche, nous chutons au septième rang pour le rapport qualité-prix, tandis que l’Allemagne se hisse au premier rang. Au-delà des questions de stabilité fiscale ou normative, certes importantes, le secteur connaît donc bien un problème de compétitivité hors-prix.

Tous les économistes s’accordent à dire que soixante-dix-sept pôles de compétitivité, c’est beaucoup. Diviser ce nombre par dix ou par cinq permettrait un ciblage plus efficace de l’argent. Nous n’avons cependant pas abouti par hasard à ce nombre, qui est avant tout le résultat de tractations politiques.

La productivité par heure travaillée dans le secteur manufacturier évolue de la même façon en France et en Allemagne, ce qui laisse penser que la robotisation n’est pas un problème.

Monsieur Francina, l’agroalimentaire est un secteur dans lequel nous manquons de champions nationaux. Dans le secteur du chocolat, nous avons des artisans remarquables, mais les grandes firmes qui exportaient dans le monde entier – je pense notamment à Poulain ou à Meunier – ont toutes disparu ou sont passées sous contrôle étranger, à l’exception d’une société basée près de Perpignan et qui ne dépasse pas le trentième rang mondial. Nous importons d’Allemagne beaucoup de chocolat qui n’y est d’ailleurs pas nécessairement fabriqué, ce qui pose la question de la politique menée par les marques de distribution. Je m’interroge : les grands distributeurs français soumis à une forte concurrence par les prix choisissent-ils néanmoins de développer des plateformes industrielles nationales ou font-ils le choix de délocaliser leur production ?

J’ai peu évoqué le tourisme et privilégié l’industrie, car nos pertes dans ce dernier secteur sont énormes, et nous sommes désormais derrière le Royaume-Uni en termes de création de valeur ajoutée. Le tourisme en revanche dégage des excédents, et je n’identifie pour l’instant aucun élément de dégradation particulier du secteur.

Monsieur Alauzet, d’après les chiffres dont nous disposons pour les premiers trimestres de 2014, le seul secteur où la demande ne s’est pas contractée mais a crû est le secteur public. À cet égard, les effets de la politique de rigueur ne transparaissent pas encore dans la comptabilité nationale. Cela me conforte dans l’idée que le pacte de responsabilité ne devrait être que très partiellement financé par des mesures de rigueur. Je vous rassure néanmoins : les crédits alloués aux laboratoires de recherche ont baissé de 8 %, preuve que cette rigueur est bien en œuvre. La Commission européenne a parlé d’un effort structurel de 0,3 %, qu’elle souhaite voir porté à 0,5 %. C’est certes appréciable mais sans commune mesure avec ce qu’ont fait d’autres pays, ce qui n’est d’ailleurs pas un mal. Il faut savoir arbitrer entre le court et le long terme, et il n’y a pas d’inconvénient, lorsque les taux d’intérêt sont aussi bas qu’aujourd’hui, à financer à 0,7 % des mesures destinées à baisser les coûts salariaux et à soutenir l’activité de nos entreprises pour redresser, à terme, la croissance française. C’est même un parti pris intelligent qui ne doit pas pour autant dispenser l’État de faire des efforts pour accroître l’efficacité du service public, sans naturellement dégrader sa qualité.

En ce qui concerne le besoin de financement des entreprises, une récente note du CAE indique que si certaines TPE souffrent du manque de crédit, les PME ne connaissent pas de rationnement particulier. À cet égard, il me semble que la BPI, qui ne doit pas jouer un rôle de pompier mais soutenir des projets viables économiquement, constitue un bon outil de financement du secteur privé.

Monsieur Caresche, le droit du travail doit s’inscrire dans le cadre strict des valeurs auxquelles la représentation nationale considère qu’on ne doit pas déroger, pour se décliner ensuite, à partir de ce socle, au sein de chaque entreprise, en fonction de la réalité économique du terrain et des contraintes du secteur.

Monsieur Fauré, toute politique a son revers, et le choix fait par l’Allemagne d’asseoir le financement de son économie sur un réseau de petites caisses d’épargne la rend dépendante de petits établissements, qui n’ont pas diversifié leurs risques et connaissent aujourd’hui des difficultés. Au contraire, la grande solidité de notre système financier tient au fait qu’il repose sur de grands établissements, qui, eux, ont pu diversifier leurs risques.

Vous avez raison en revanche de relativiser le rôle du chancelier Schröder dans les gains de compétitivité de l’économie allemande. Les économistes allemands s’accordent aujourd’hui à reconnaître que le tournant décisif remonte aux années quatre-vingt-dix avec l’inscription du dialogue social au sein de l’entreprise. Il faut toutefois préciser que l’Allemagne a eu beaucoup de chance que sa politique de modération salariale, qui a de facto entraîné une baisse de la demande interne, soit compensée par la flambée de la demande internationale de produits allemands.

Quant aux retraites, ce n’est pas un hasard si aucun responsable politique ne s’est frontalement attaqué aux 3 ou 4 points de PIB que représente leur financement

M. Alain Fauré. Le paradoxe est que ceux qui ne travaillent plus ont aujourd’hui des revenus supérieurs à ceux qui travaillent, ce qui crée un déséquilibre d’autant plus dommageable que les retraités épargnent plus qu’ils ne consomment.

M. Alain Trannoy. J’ajoute que les retraités ne représentent pas en France un électorat aussi important que dans d’autres pays qui ont réformé leur système de retraite. Il m’est donc difficile de comprendre les choix faits par nos politiques.

Mme Christine Pires Beaune. C’est un électorat qui n’est pas forcément plus important mais dont le taux de participation est supérieur.

M. Alain Trannoy. En ce qui concerne le CIR, nous disposons aujourd’hui d’évaluations qui indiquent qu’à chaque euro engagé par l’État correspond un euro d’investissement. En d’autres termes, l’effet de levier est nul, voire on aboutit dans certains cas à des effets d’aubaine. Nous avons beau avoir le système le plus généreux du monde, il ne produit aucun résultat en termes d’innovation technologique. On peut certes imaginer que sans le CIR la France n’aurait pas stagné mais régressé, et il n’est pas forcément nécessaire d’abandonner ce dispositif ; à tout le moins faut-il revoir sa gestion. Il faut surtout se demander pourquoi les entreprises françaises ne considèrent pas la recherche et le développement comme un investissement primordial, alors que cela conditionne leur compétitivité et que cela correspond à une réelle demande de la part de leurs clients.

Monsieur Mariton, les mesures que je préconise doivent s’appliquer en priorité à notre secteur industriel mais elles valent pour toutes nos entreprises. Vous suggérez par ailleurs qu’elles ne sont pas neuves. Je n’ai pas le souvenir qu’elles aient fait l’objet d’un plan structuré, et c’est la raison pour laquelle je me suis permis de les énoncer ici.

Il y a cependant un point que je n’ai pas abordé, c’est le contrat de travail, car c’est une question qui débouche invariablement sur des débats idéologiques et à laquelle je ne suis pas certain d’avoir de réponse idéale.

On assiste aux États-Unis au développement des contrats très précaires, qui peuvent correspondre à un réel besoin de flexibilité du secteur productif confronté aux nouvelles mutations technologiques mais ne me paraissent pas devoir favoriser l’investissement personnel des travailleurs dans leur entreprise. Or, si je recommande de développer le dialogue social dans l’entreprise, c’est précisément pour faire en sorte que les travailleurs trouvent leur compte dans un investissement personnel plus important.

Deux modèles s’opposent ici : d’une part, le modèle anglo-saxon, assez éloigné de ce qui se pratique en France et qui est un modèle de pur marché où le travail est considéré comme une marchandise, régie par des contrats peu contraignants ; d’autre part, le modèle rhénan, où tous les partenaires de l’entreprise travaillent ensemble, pour rendre l’entreprise compétitive à long terme, et dans lequel les travailleurs se voient rétribués pour leur investissement personnel dans l’entreprise.

M. Hervé Mariton. Cela ne correspond pas non plus à la pratique française.

M. Alain Trannoy. Certes, mais ce que je sais de la société française me fait penser qu’elle est plus proche du modèle rhénan. Quoi qu’il en soit, nous avons ici à faire un choix stratégique, car rester au milieu du gué n’aboutirait qu’à additionner les handicaps des deux systèmes.

Madame Dalloz, l’indicateur que j’ai retenu n’a rien à voir avec le bonheur et concerne le domaine très strict de la production. Pour vous convaincre de sa pertinence, je prendrai l’exemple du Japon, qui connaît une croissance lente mais dont le PIB par personne en âge de travailler a progressé deux fois plus vite que le nôtre. Le taux de croissance n’est pas un indicateur à court terme. Il est moins parlant, sur la période 2000-2013 que l’indicateur que j’ai retenu et qui met bien en lumière la faiblesse de notre économie. Je le répète pour frapper les esprits : notre PIB par personne en âge de travailler a progressé de 0,8 point sur la période, contre 1,6 point pour l’Allemagne et le Japon, 1,2 point pour les États-Unis, 1,3 point pour la Grande-Bretagne et 0,9 pour l’Italie.

Je vous rejoins sur la nécessité d’avoir des normes et une fiscalité stables, mais l’État doit aller au-delà du simple rôle de facilitateur et agir pour supprimer les blocages qui empêchent dans notre pays le développement de la recherche ou la généralisation du dialogue social.

Cela nous ramène à la question des syndicats. Sans doute faut-il repenser la représentation syndicale et le financement des syndicats et nous interroger plus largement sur la société dans laquelle nous souhaitons vivre. Sommes-nous prêts à nous retrousser les manches et à travailler tous ensemble, dans l’esprit du zusammen, qui est l’un des ressorts de l’exceptionnelle réussite allemande ? Ce n’est pas qu’une histoire de chiffres. Mon fils travaille en Allemagne, comme designer numérique chez Audi, parce qu’il n’a pas trouvé de travail en France. Il y constate tous les jours la prégnance d’un esprit collectif qui n’existe pas chez nous.

Madame Pires Beaune, le CAE prépare un rapport sur l’aménagement du territoire et la croissance, qui confirme qu’en effet, partout dans le monde, la croissance se concentre dans les métropoles ou autour des grandes villes. C’est parce que ce sont des lieux de création de valeur où vit, autour des universités, une population jeune et créative. C’est une donnée intangible, sachant que l’équilibre d’un territoire se construit aussi en combinant les zones où l’on produit et celles où l’on consomme.

M. Alain Fauré. L’intérim est très développé dans notre pays. Ne pourrait-on pas envisager un système de CDI sous-traité aux sociétés d’intérim, qui mettraient du personnel à disposition de l’entreprise ?

M. Alain Trannoy. Plus de 50 % des contrats signés chaque mois sont des CDD de moins d’un mois, ce qui prouve bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux sociétés d’intérim pour les contrats très courts. Je persiste néanmoins à penser que priorité doit être donné à l’investissement humain. Si un salarié a le sentiment de pouvoir être jeté du jour au lendemain, pourquoi s’investirait-il dans l’entreprise pour améliorer ses prestations ? Aux solutions de court terme, il faut préférer les solutions de long terme, qui consistent à favoriser et à développer l’implication de tous les partenaires dans l’entreprise.

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Membres présents ou excusés

Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mardi 10 février 2015 à 17 heures

Présents. - M. Éric Alauzet, M. Dominique Baert, M. Christophe Caresche, M. Gilles Carrez, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Alain Fauré, M. Marc Francina, M. Jean-Pierre Gorges, M. Régis Juanico, M. Bruno Le Maire, M. Hervé Mariton, Mme Christine Pires Beaune, Mme Valérie Rabault

Excusés. - M. Guillaume Bachelay, M. Étienne Blanc, M. Marc Goua, M. David Habib, M. Jérôme Lambert, Mme Véronique Louwagie, M. Camille de Rocca Serra, M. Éric Woerth

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