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Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mercredi 1er février 2017

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 58

Présidence
de M. Gilles Carrez,
Président
Puis
de M. Dominique Baert,
Vice-Président

–  Audition de M. Antoine Dulin, rapporteur du Conseil économique social et environnemental, sur l’avis « Les mécanismes d’évitement fiscal, leurs impacts sur le consentement à l’impôt et la cohésion sociale » adopté par le Conseil

–  Présences en réunion

La commission entend M. Antoine Dulin, rapporteur du Conseil économique social et environnemental, sur l’avis « Les mécanismes d’évitement fiscal, leurs impacts sur le consentement à l’impôt et la cohésion sociale » adopté par le Conseil.

M. le président Gilles Carrez. Le bureau de notre commission a souhaité vous entendre sur l’avis intitulé « Les mécanismes d’évitement fiscal, leurs impacts sur le consentement à l’impôt et la cohésion sociale », que vous avez présenté au nom de la section de l’économie et des finances du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et qui a été adopté en séance plénière le 13 décembre.

Le sujet sur lequel vous avez travaillé nous tient particulièrement à cœur. Nous avons engagé, de notre côté, de nombreux travaux depuis le début de la législature, à commencer par le rapport de grande qualité rendu par Pierre-Alain Muet dans le cadre de la mission d’information présidée par Éric Woerth. Nous avons également auditionné M. Pascal Saint-Amans, en charge, avec le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), de la lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices à l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Nous avons aussi examiné, dans le cadre de la discussion des lois de finances, des amendements reprenant les préconisations du rapport de nos collègues Muet et Woerth, et, la semaine dernière, une proposition de résolution d’Alain Bocquet a été adoptée sur la manière de traiter cette question. Beaucoup d’instances travaillent aujourd’hui sur le sujet, notamment l’OCDE, qui a bien avancé. La Commission européenne prépare un certain nombre de textes et des travaux bilatéraux sont en cours. La proposition de résolution d’Alain Bocquet soulignait bien que c’est là, à l’instar du climat, un sujet d’intérêt international majeur et d’une technicité parfois redoutable.

Nous entretenons des relations tout à fait régulières avec le CESE. L’an dernier, nous avons notamment rencontré ceux de vos collègues qui ont travaillé sur les indicateurs sociaux et environnementaux. Nous avons des échanges réguliers avec la présidence et le bureau du CESE, et je me suis moi-même rendu à plusieurs reprises devant sa section de l’économie et des finances, qui suit les questions fiscales – et je me réjouis toujours que nous puissions échanger.

M. Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental. Je suis très honoré de présenter les travaux de la section de l’économie et des finances du CESE sur cette question dont nous nous sommes saisis au tout début du nouveau mandat de notre institution. À la suite du renouvellement du mois de décembre 2015, des axes stratégiques ont été adoptés, parmi lesquels figurait la question de la fragilisation de la cohésion sociale. Dans cette perspective, les membres de notre section sont assez rapidement convenus qu’il serait intéressant de traiter la question de la fraude et de l’évasion fiscales.

Menés parallèlement à l’élaboration du rapport sur l’état de la France, ces travaux sont originaux en ce que le CESE n’avait jamais travaillé sur l’évitement fiscal. Depuis l’avis rendu en 2005 sur la question des prélèvements obligatoires, nous n’avions d’ailleurs travaillé la question de la fiscalité que par petites touches, jamais de manière frontale ni complètement. L’originalité de ces travaux tient aussi à la composition de notre section, au sein de laquelle siègent, certes, des personnes impliquées dans la lutte contre l’évasion fiscale, comme des représentants d’organisations non gouvernementales (ONG), de syndicats, d’associations, des personnalités de la société civile, mais aussi des représentants des entreprises, membres du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), des chambres de commerce et d’industrie, des artisans, des agriculteurs, pour lesquels – ils le disent eux-mêmes – la fiscalité est une arme de compétitivité massive. En outre, nous avions la chance d’avoir, en la personne du représentant des professions libérales, un avocat fiscaliste. Ainsi avons-nous travaillé avec toutes les parties concernées par l’évitement fiscal pour trouver des compromis et faire avancer ce débat de société.

L’expression « évitement fiscal » est peu employée en France. Nous l’avons empruntée à nos cousins québécois, qui l’utilisent bien plus fréquemment, pour traduire tax avoidance. Par cette expression, nous visons tout d’abord tous les mécanismes pénalement répréhensibles et explicitement interdits par la loi ou par la jurisprudence : abus de droit, actes anormaux de gestion, dissimulation de revenus et autres techniques pouvant être qualifiées de fraude fiscale – fraude à l’impôt sur les sociétés (IS) ou fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), pour les sociétés, fraude à la fiscalité des successions, à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou organisation frauduleuse d’insolvabilité, pour les particuliers. Nous y avons aussi intégré toute une zone grise, que nous avons tenté de caractériser comme l’utilisation excessive de mécanismes légaux potentiellement dommageables et – critère qui n’est pas retenu dans la définition de l’optimisation agressive – contraires à l’intérêt général. Considérant qu’il est important, dans nos sociétés, de payer l’impôt, nous avons estimé qu’utiliser des moyens contraires à la loi ou à l’intérêt général pour s’y soustraire relevait de l’évitement fiscal. En revanche, les niches fiscales et autres mécanismes fiscaux d’incitation n’en relèvent pas, car ces outils visent notamment à orienter des dépenses publiques ou à réguler l’économie.

Ce travail de définition a déjà pris du temps, car nous n’étions pas tous d’accord. Certains voulaient inclure le recours aux niches fiscales dans la notion d’évitement, alors qu’en lui-même il n’en relève pas. Une utilisation normale des niches fiscales ne pose pas problème, au contraire d’une utilisation excessive – on entre alors dans cette zone grise que j’évoquais.

Vous connaissez les chiffres. Chaque année, ce sont, dans l’Union européenne, 1 000 milliards d’euros et, selon vos propres travaux, mesdames et messieurs les députés, en France, 60 à 80 milliards d’euros de recettes fiscales qui sont perdus à cause de l’évitement fiscal. Évidemment, ces chiffres sont à manier avec précaution : il est très difficile d’évaluer un phénomène par définition opaque. Par ailleurs, Tax Justice Network estime que, dans le monde, le montant des transactions qui transitent par les paradis fiscaux est compris entre 16 000 milliards et 25 000 milliards.

Il faut prendre en compte la nouvelle géographie de la mondialisation. Même si le phénomène d’évitement fiscal a toujours existé, il est aujourd’hui considérablement amplifié et diversifié, notamment du fait d’une liberté de circulation des capitaux qui a transformé l’économie. Aujourd’hui, 60 % des échanges dans le monde ont lieu à l’intérieur même des entreprises, réalisés à des prix de transfert parfois fixés de façon artificielle. Je vous renvoie aux travaux de MM. Woerth et Muet sur toutes ces questions. Je pourrais évoquer également la dématérialisation et la numérisation de l’économie, qui nous obligent à revoir nos règles fiscales. Barack Obama aimait à montrer la photo d’un immeuble des îles Caïman qui abritait plus de 1 800 sociétés et un cabinet de conseil. Dans le même ordre d’idée, Pascal Saint-Amans rappelait que 25 % des investissements directs étrangers en Inde viennent de l’île Maurice, que 2 100 milliards de dollars de profits cumulés des sociétés américaines sont aujourd’hui hébergés aux Bermudes et aux îles Caïman, et que, dans cette nouvelle géographie de la mondialisation, Jersey serait devenue, par le jeu des transferts de marques et de bénéfices, le premier producteur de bananes de l’Union européenne. Nous nous sommes également intéressés à certains schémas, que vous a sans doute bien expliqués Pierre-Alain Muet, auxquels recourent des particuliers, tel le schéma dit « Aznavour », remis au goût du jour récemment avec Football Leaks – il est question de droits d’auteur et de droits d’image.

Autre originalité de nos travaux, nous avons voulu examiner l’impact de l’évitement fiscal sur la cohésion sociale et le consentement à l’impôt. Il n’existe pas, aujourd’hui, d’études claires, précises et longitudinales sur l’évolution du consentement à l’impôt des Français ni sur les facteurs qui peuvent l’affecter. Si l’on aborde le consentement à l’impôt d’un point de vue technique, en l’assimilant au civisme fiscal, le taux très élevé du recouvrement de l’impôt sur le revenu pourrait donner à penser que les Français sont particulièrement attachés à l’impôt et que leur consentement à l’impôt est fort. Cependant, si on l’envisage sous l’angle politique, des enquêtes menées ces derniers mois montrent que seulement 54 % des Français considèrent que payer des impôts est un geste citoyen, tandis que 30 % y voient une extorsion de fonds. Il est difficile de déterminer le rôle des mécanismes d’évitement fiscal dans une telle perception de l’impôt, mais ils peuvent y contribuer, car ils nourrissent un sentiment d’injustice chez ceux qui paient leurs impôts et pensent parfois être les seuls à payer.

Si le G20 et l’OCDE se sont fortement mobilisés contre l’évitement fiscal, c’est notamment en raison de la perte de recettes fiscales qu’il représente pour les États et du report de la charge fiscale qu’il entraîne. La France n’est effectivement pas seule concernée par le phénomène. Son impact est estimé à plus de 100 milliards de dollars par an aux États-Unis et à 100 milliards de livres sterling par an au Royaume-Uni. Les finances publiques s’en trouvent affectées, les États devant choisir soit de recourir à la dette, soit de moins financer certains services publics, comme les hôpitaux, les écoles, la police. Si l’évitement entraîne une perte de recettes fiscales de 60 à 80 milliards d’euros par an en France, cela représente l’équivalent du budget annuel de l’éducation nationale, dont le montant exact est de 78 milliards d’euros !

Au sein de la section de l’économie et des finances, nous avons beaucoup échangé sur la question du report de la charge fiscale qui en résulte. Celle-ci se trouve effectivement reposer davantage sur des facteurs moins mobiles : les particuliers ou bien des entreprises établies uniquement en France. Un système à deux vitesses se crée, avec, d’un côté, ceux qui peuvent frauder, de l’autre, ceux qui payent et ont le sentiment d’être bien les seuls.

L’évitement fiscal entraîne également une distorsion de concurrence, même si les plus récents travaux du Conseil des prélèvements obligatoires tendent à montrer que l’écart est moins prononcé entre l’impôt payé par les grandes entreprises et celui payé par les petites et moyennes entreprises (PME) et les très petites entreprises (TPE). Cette distorsion peut jouer entre acteurs économiques mobiles, internationaux, et acteurs économiques qui ne sont pas mobiles. À cet égard, au sein de notre section, les représentants des agriculteurs, de l’artisanat et des très petites entreprises ont insisté de manière très intéressante sur la capacité qu’ont McDonald’s et Starbucks de recourir à des montages pour échapper à l’imposition en France, et que n’a pas le petit restaurant du coin. L’argument peut se retourner en campagne de communication, comme on l’a vu dans le secteur des voitures de transport avec chauffeur (VTC), Chauffeur Privé revendiquant, face à Uber, son patriotisme fiscal.

En ce qui concerne l’impact du phénomène sur les salariés, nous nous sommes beaucoup appuyés sur les travaux des syndicats. Je songe notamment à la campagne Unhappy Meal menée notamment par la Fédération syndicale européenne des services publics dans différents pays, comme l’Espagne, l’Italie ou la France, à propos des pratiques de McDonald’s. En matière tant de revenus que d’intéressement, l’évitement affecte le sort des salariés, puisque le bénéfice des entreprises sur le territoire où ils sont employés est réduit par les mécanismes employés. Certains syndicats de salariés commencent donc à se mobiliser pour demander des comptes.

Les effets de l’évitement fiscal sur le financement de la protection sociale sont assez peu étudiés mais réels, un certain nombre de contributions étant assises sur le bénéfice net imposable, que les entreprises pratiquant l’évitement minorent. Le même problème peut être rencontré avec de petits entrepreneurs qui, par une manipulation de leur assiette imposable, évitent de payer les cotisations ou les contributions qui financent la protection sociale.

L’Union européenne estime, par ailleurs, à 189 milliards d’euros le coût annuel de l’évitement fiscal pour les pays en développement, montant à comparer à celui de l’aide publique au développement versée par l’ensemble des États du Nord, qui est de 131 milliards d’euros. En somme, lutter contre l’évitement fiscal dans ces pays du Sud permettrait à la fois de consacrer des sommes moindres à l’aide publique au développement et d’assurer un meilleur développement des pays concernés.

Au gré de nos auditions et de nos diverses rencontres, nous avons ressenti autour de l’évitement fiscal un climat décomplexé, mais aussi le sentiment d’une fraude insuffisamment traquée. Je rappelle d’ailleurs le contexte : notre avis a été rendu le 13 décembre dernier, deux jours après la condamnation de l’ancien ministre délégué au budget Jérôme Cahuzac. Au mois d’avril 2016, 19 % des Français se déclaraient prêts à recourir à l’évasion fiscale et à l’évitement fiscal s’ils en avaient les moyens, et 80 % jugeaient la fraude fiscale insuffisamment traquée. En fait, il n’y a pas d’impunité fiscale – aujourd’hui, des services fiscaux traquent bel et bien cette fraude –, il y a plutôt une forme d’impunité pénale, liée au « verrou de Bercy » et au rôle que peut jouer la commission des infractions fiscales.

Une partie de notre rapport retrace les avancées enregistrées depuis le G20 en 2008. La société civile et le G20 se sont très fortement mobilisés, ce qui a permis à la fois de lutter contre le blanchiment de capitaux, de parvenir à l’échange automatique d’informations, et d’aboutir au projet BEPS de l’OCDE, visant à lutter contre l’érosion de la base imposable. Nous soulignons évidemment la part du travail parlementaire, avec plusieurs lois adoptées en 2013, des dispositions prises en lois de finances et la loi dite « Sapin 2 ».

J’en viens à nos préconisations.

Il s’agit, tout d’abord, d’affirmer la place de la France dans la lutte contre l’évitement fiscal au niveau européen et international. Il faut mettre en œuvre les mesures du plan BEPS et parvenir à une liste commune des paradis fiscaux. Nous nous réjouissons des progrès au niveau de la Commission européenne qui doit délivrer une telle liste à la fin de l’année, mais interrogeons-nous sur le faible nombre de pays figurant sur notre propre liste de territoires non coopératifs, faible au regard des listes établies par d’autres pays européens – en tout, 113 États figurent sur des listes européennes. Nous soutenons le projet de directive « assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés » (ACCIS) de la Commission européenne, mais nous souhaitons qu’y soient ajoutées des fourchettes de taux autorisés, comme il en existe déjà pour la TVA. L’unanimité étant requise en matière fiscale, nous souhaitons que la France puisse prendre l’initiative d’une procédure de coopération renforcée s’il n’est pas possible de parvenir à un accord. Enfin, nous souhaitons l’organisation d’une Conférence des parties (COP) fiscale.

Il s’agit, ensuite, d’accroître le niveau de transparence et de responsabilité des acteurs économiques. Une meilleure connaissance des bénéficiaires effectifs, notamment par l’instauration d’un registre des trusts, et une traçabilité bancaire des relations avec les paradis fiscaux sont nécessaires, mais nous proposons d’aller plus loin avec une loi FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act) à la française. Ayant beaucoup débattu du reporting pays par pays et de sa publicité, nous sommes parvenus à un compromis : il s’agirait de permettre aux institutions représentatives du personnel (IRP) d’accéder aux informations aujourd’hui communiquées à l’administration fiscale en la matière, pour leur permettre d’interroger et d’avoir une discussion sur la stratégie fiscale au sein des comités d’entreprise. Une telle disposition, sur laquelle se sont accordés l’ensemble des acteurs, organisations syndicales et organisations patronales, ne nécessite que la modification du décret relatif à la base des données économiques et sociales (BDES) de l’entreprise, la base de données confidentielle que tout acteur partie prenante des IRP peut consulter. Nous prônons, de même, l’instauration d’une obligation d’information des IRP en matière de prix de transfert, de valorisation et de cession des brevets, d’utilisation des patent boxes, et autres rescrits pour permettre une meilleure discussion au sein de l’entreprise.

Nous préconisons aussi, unanimement, que la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) comporte une dimension fiscale qui en serait un élément fondamental. Pierre-Alain Muet avait déjà évoqué la question. Aujourd’hui, les rapports RSE des grands groupes n’abordent absolument pas la question fiscale, comme si contribuer aux charges publiques n’était pas une responsabilité sociale. Nous avons donc réaffirmé la nécessité d’un volet fiscal dans l’obligation de reporting financier des entreprises. Nous recommandons, de même, que les agences de notation extrafinancières prennent en compte, non pas seulement les questions sociales et environnementales, mais aussi le comportement fiscalement responsable des entreprises évaluées.

Il faut encourager les acteurs économiques à avoir des comportements fiscalement responsables. En ce qui concerne les entreprises publiques, nous avons récemment rencontré les ministres, et il nous a été assuré qu’un travail avait été fait pour vérifier que les entreprises dans lesquelles l’État détient une participation avaient des comportements fiscalement responsables. Nous pourrions imaginer, par ailleurs, de faire du comportement fiscalement responsable un critère dans l’attribution de marchés publics ou dans l’attribution de financements publics par Bpifrance, la Caisse des dépôts et consignations ou la Banque européenne d’investissement.

Enfin, il faut renforcer les moyens de la lutte contre l’évitement fiscal. Les services de l’administration et les services d’enquête et de justice, que nous avons rencontrés, manquent de moyens humains et techniques pour faire leur travail : il n’y a que quatorze magistrats, aujourd’hui, au parquet national financier, alors qu’une trentaine était prévue. Il faut aussi prévenir les montages fiscalement agressifs, par exemple en les soumettant à l’agrément préalable de l’administration – la définition des montages fiscalement agressifs pourrait se fonder sur celle de la clause anti-abus de la directive du 19 juillet 2016.

Dernier point, qui vous concerne également, mesdames et messieurs les députés, une meilleure information sur ces questions est nécessaire ; des informations précises sur la coopération internationale et l’évaluation des mesures législatives prises devraient être communiquées.

M. Pierre-Alain Muet. Je trouve très bien que le CESE se soit saisi de ce sujet, car la société civile a un rôle important à jouer dans ce combat contre l’évasion fiscale.

Je réagirai à cinq des propositions qu’il formule.

La première, qui fait directement référence à la résolution que nous avons adoptée, est l’organisation d’une Conférence des parties sur ce sujet au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU). Cela a du sens aujourd’hui, mais nous avons bien fait de commencer autrement. Sur ce sujet, si nous avions commencé par des négociations diplomatiques, il ne se serait rien passé : chaque pays serait venu défendre ses intérêts – et les oppositions entre le Nord et le Sud sont fortes en la matière. Le G20 a eu une bonne idée en confiant à l’OCDE le soin de travailler à la question, parce qu’elle ne fait pas négocier des diplomates : elle lance des idées et essaie de construire des consensus. Cela a permis de mobiliser tout le monde ; par la voie de la diplomatie, tout se serait très vite arrêté. Quant aux institutions européennes, je me rappelle qu’Éric Woerth et moi les avions consultées au début de l’année 2013 pour savoir si le sujet les intéressait. Visiblement, ce n’était pas le cas. Voyez comme les choses ont évolué ! Il y a aujourd’hui une formidable mobilisation, avec une conférence intergouvernementale. La lutte contre l’optimisation fiscale est devenue centrale en Europe. La méthode de l’OCDE a permis de faire évoluer même les institutions qui s’en préoccupaient peu, telle l’Union européenne.

Cela m’amène à mon deuxième point : la question européenne. C’est parvenir à une assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS) qui me paraît aujourd’hui primordial. Si tous les pays retiennent la même assiette, tous les mécanismes d’optimisation consistant à exploiter les failles de nos législations respectives, c’est-à-dire les différences entre nos pays, disparaissent. Et il est indispensable que ce soit une assiette consolidée, car le problème, notamment avec de grandes sociétés du numérique, est de savoir localiser les profits où ils sont réalisés, alors qu’en général ils sont concentrés dans le pays qui gère les résultats financiers dans les différents pays européens – par exemple, en Irlande pour Google. De même, l’idée d’une espèce de serpent, comme nous connaissions un serpent monétaire pour les taux de change, est aussi une bonne idée. Les pays d’Europe sont, aujourd’hui, à peu près d’accord pour une assiette commune ; c’est déjà considérable. Pour une assiette consolidée, c’est déjà plus difficile – cela voudrait dire que les profits concentrés en Irlande seraient localisés dans les différents pays européens où ils sont réalisés –, mais je pense que c’est fondamental pour la lutte contre l’optimisation fiscale.

En ce qui concerne la responsabilité sociale et environnementale, il est effectivement indispensable que les institutions représentatives du personnel se saisissent aussi de la stratégie fiscale. Dans le rapport rendu à l’issue des travaux de la mission d’information présidée par Éric Woerth, nous avions simplement dit que l’État devait, lorsqu’il était présent au capital d’une grande société, se préoccuper aussi du respect des obligations fiscales, mais il est bon, effectivement, que les institutions représentatives des personnels s’en saisissent.

Je partage pleinement aussi l’idée que le respect des obligations fiscales puisse être un critère supplémentaire pour les attributions de marchés publics. Après tout, la citoyenneté, c’est respecter des obligations fiscales !

Mon dernier point concerne l’abus de droit. Vous vous souvenez que le Conseil constitutionnel avait refusé que soient considérés comme constitutifs d’abus de droit les actes ayant pour motif principal – et non plus exclusif – celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales. Le Conseil a considéré que c’était une modification extrêmement forte, surtout eu égard au fait que l’abus de droit est très lourdement sanctionné. Si nous avions assoupli les sanctions, nous aurions peut-être pu progresser sur la question. En tout cas, j’observe qu’en France, depuis lors, nous n’avons plus avancé, alors qu’il y a eu des évolutions dans tous les autres pays. M. Pascal Saint-Amans nous l’a d’ailleurs dit : dans la plupart des pays, la notion de motif ayant principalement pour but d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales a remplacé celle de motif ayant exclusivement ce but. Je pense donc que nous pourrions, à la condition d’assouplir les sanctions, nous repencher, à l’avenir, sur la définition de l’abus de droit.

M. Éric Woerth. Nous avons là un bon rapport du CESE, sur un sujet dont on peut parler à l’infini : ce combat va durer longtemps, et des milliers et des milliers d’acteurs sont concernés, notamment tous les États. Il pose, au fond, la question de la manière dont la richesse circule dans ce monde et du moment où elle est prélevée pour assurer les dépenses communes.

Comme Pierre-Alain Muet, je pense que la solution est d’abord internationale, vous l’avez dit, et, évidemment, européenne. En effet, le rôle de l’OCDE est particulièrement fort. Elle s’est saisie de la question de façon plus puissante depuis les années 2008-2009, et est ainsi revenue sur le devant de la scène. C’est le bon niveau de réponse. Il faut évidemment que tout cela se concrétise, tant les initiatives européennes, comme la proposition de directive ACCIS, que les travaux BEPS au niveau de l’OCDE.

Vous proposez une COP fiscale, et un rapport sur le sujet a d’ailleurs été présenté à notre commission la semaine dernière. Pourquoi pas ? Je ne sais pas si cela servira vraiment à grand-chose mais, dès lors que la question est évoquée de manière responsable entre États responsables, cela me semble utile.

Vous avez bien dit qu’il était difficile d’évaluer ce qui, par principe, est caché. Pour ma part, je ne crois pas du tout aux montants avancés. Je peux, bien sûr, me tromper, mais je pense que cette évasion fiscale crée sa propre économie. Si vous mettez tout cela sous les projecteurs, cela réagira, et il ne suffit pas d’appliquer aux montants dissimulés le taux d’imposition en vigueur pour déterminer quelles recettes pourraient être engrangées. Je pense que c’est plus sophistiqué ; une sorte d’autorégulation de la fraude fait que lorsque ce qui est dissimulé réintègre l’économie cela ne rapporte plus la même chose. Évidemment, il faut combattre le phénomène avec une très grande rigueur, mais je ne pense pas que les montants soient de l’ordre de ceux avancés – 60 ou 80 milliards d’euros pour la France... Cela dit, je ne mésestime pas l’effet à la fois mobilisateur et incitatif de tels chiffres !

Je risque de me rendre impopulaire en disant cela, mais je ne suis pas sûr qu’il faille faire totalement sauter ce que vous appelez le « verrou de Bercy ». Certes, nous sommes dans un monde de transparence, mais il y a, d’un côté, ce qui relève vraiment du pénal et, de l’autre, la nécessité, avant tout, de récupérer l’argent pour financer les dépenses publiques. Parfois, les faits commis ne relèvent pas vraiment du pénal, et le contribuable a finalement payé ce qu’il devait payer. Quant au verrou, il ne faut pas s’imaginer qu’il ne tienne qu’à la volonté du ministre ; il y a une commission des infractions fiscales, dont les membres sont plutôt des gens sérieux qui regardent les dossiers sérieusement. Ce n’est pas n’importe qui qui fait n’importe quoi dans n’importe quelles conditions... Les bananes poussent peut-être à Jersey, mais Bercy ne fonctionne pas pour autant comme une république bananière ! Ne prêtons pas totalement et immédiatement foi à tel ou tel article de presse ; posons-nous les bonnes questions.

Et s’il faut certainement accroître la transparence, il peut aussi y avoir une mauvaise transparence. L’échange de données dans tous les sens et à tous les niveaux pose un vrai problème, surtout quand ce sont les nôtres et pas celles des autres. Nous ne pouvons aborder l’économie internationale désarmés. Les sociétés américaines et chinoises attendent évidemment avec intérêt que nos sociétés se mettent toutes nues devant l’opinion publique internationale, disent tout, révèlent tout, en échange de quoi elles ne diront elles-mêmes rien ! Dans un monde qui n’a rien de naïf, on peut toujours progresser, mais attention à ne pas désarmer sous prétexte de transparence – il en faut, certes, mais le monde doit évoluer au même rythme pour tous. Que ceux qui veulent montrer le chemin prennent garde, ils risquent d’en être écartés par les autres !

Il me semble que le rescrit est une bonne chose. Il me paraît bon que le contribuable puisse recueillir le sentiment de l’administration fiscale sur ce qu’il compte faire. Ce doit être développé dans une société dans laquelle on gagne plus d’argent qu’on n’en perd à se faire confiance. Le rescrit me semble extrêmement important de ce point de vue.

Pour ma part, je n’approuve pas du tout vos préconisations relatives aux IRP. Dans un cadre qui n’est pas l’autogestion, le rôle des IRP n’est pas de s’occuper des mécanismes fiscaux mis en œuvre par l’entreprise.

M. Gaby Charroux. Nous soutenons l’ensemble des préconisations de ce rapport du CESE, y compris celle qui consiste à impliquer davantage les salariés, à travers leurs organisations représentatives, dans la stratégie fiscale de leur entreprise.

À l’initiative de notre groupe, l’Assemblée débattra demain d’une proposition de résolution visant à créer une Conférence des parties de la finance mondiale, comme le propose également ce rapport. Il s’agit de réfléchir aux grands enjeux auxquels nous sommes confrontés, à savoir l’opacité de certains acteurs, notamment les multinationales et les grandes banques, mais aussi la concurrence fiscale entre pays, que nous ne cessons de dénoncer, tout comme nous dénonçons le rôle des paradis fiscaux, parmi lesquels certains États de l’Union européenne. Que pensez-vous de l’intérêt qu’aurait cette COP fiscale pour les pays en développement ?

Mme Véronique Louwagie. Vous avez évoqué les difficultés que vous aviez eues à définir l’évitement fiscal, pour choisir in fine de ne pas retenir dans son périmètre l’optimisation fiscale légale non excessive, toute la question étant de savoir où l’on place le curseur à partir duquel l’optimisation devient excessive. En ce qui concerne les niches fiscales, il me semble en particulier qu’elles ne sont pas nécessairement utilisées par les contribuables dans le but d’éviter l’impôt mais parce qu’elles correspondent à un besoin spécifique. Elles sont des instruments au service des politiques publiques, et il faudrait prendre garde à ne pas systématiquement stigmatiser leurs bénéficiaires.

Parmi les préconisations que vous faites afin de renforcer la légitimité de l’impôt pour lutter contre l’évitement fiscal, vous ne dites rien de la révision de notre système fiscal. Ne pensez-vous pas, pourtant, que sa complexité et son instabilité sont de de nature à encourager l’évitement et qu’il conviendrait de réviser une réglementation dont l’interprétation et l’application ne cessent d’évoluer jusqu’à devenir parfois illisibles ?

Mme Aurélie Filippetti. L’intitulé de votre rapport, qui établit un lien entre évitement fiscal et consentement à l’impôt, mérite d’être discuté. Si je suis d’accord avec vous sur les efforts de pédagogie qu’il faut déployer à l’attention de l’ensemble des contribuables, je considère, en revanche, que ceux qui pratiquent l’évitement fiscal le font en toute conscience, en payant pour cela des cabinets de conseil, et avec l’objectif de contourner sinon la loi du moins l’esprit de la loi.

Dans ces conditions, faire le lien entre le consentement à l’impôt et l’évitement fiscal, revient quasiment à accorder des circonstances atténuantes à ceux qui pratiquent ce qu’il faut appeler de la fraude à grande échelle, avec des conséquences désastreuses aussi bien pour les finances publiques que pour l’ensemble des acteurs économiques. On sait fort bien que les « GAFA » captent la valeur économique créée par les acteurs culturels. Cette captation nuit également aux entreprises industrielles et a des incidences délétères sur l’emploi. D’où mes réticences.

Je constate, par ailleurs, que quand il est question de fraude fiscale, certains – notamment à droite de l’hémicycle – pratiquent volontiers l’euphémisme et parlent d’optimisation ou d’évitement ; lorsqu’il s’agit de fraude sociale, en revanche, ou de fraude aux Assédic, on n’hésite pas à employer les vrais mots. J’ai donc le sentiment d’une justice à deux vitesses, qui ne vous traitera pas de la même manière selon que vous serez puissant ou misérable.

Quoi qu’il en soit, il me semble que nous devons trouver le moyen de faire en sorte que l’ensemble des mécanismes d’optimisation, jusqu’à la défiscalisation sur le mécénat, soient réservés à des entreprises qui ne pratiquent pas l’évitement fiscal.

Je salue, par ailleurs, votre idée de créer un statut européen pour les lanceurs d’alerte. Le Parlement européen et l’Assemblée nationale se sont beaucoup mobilisés sur cette question.

Enfin, le « verrou de Bercy » est un problème bien réel. Il ne s’agit en aucun cas d’exposer les entreprises françaises à une concurrence déloyale, sachant d’ailleurs que, grâce au hacking, les entreprises chinoises ou américaines sont probablement mieux informées sur leurs comptes que ne l’est la commission des finances. Il n’est donc pas admissible que Bercy fasse ainsi obstacle aux enquêtes qu’entend légitimement mener l’administration fiscale sur des pratiques d’évitement. Pour ce qui concerne le Parlement, si le secret fiscal n’est opposable ni au président, ni au rapporteur général de la commission des finances, il n’en est pas de même pour les autres commissaires. Comment, dès lors, pensez-vous qu’il soit possible de nous donner des pouvoirs supplémentaires pour renforcer notre lutte dans la lutte contre l’évitement fiscal ?

M. Éric Woerth. Il existe une vraie différence entre la fraude fiscale, passible de poursuites pénales, et l’évitement – ou l’optimisation – fiscal, qui se pratique dans le respect des règles existantes. L’une et l’autre ne se combattent pas de la même manière, et tout confondre ne nous conduira pas aux bonnes solutions.

Mais je veux surtout réagir à un tweet que vient de publier notre collègue Christophe Castaner, que je cite : « Quand Éric Woerth propose le concept d’autorégulation fiscale pour lutter contre l’évitement fiscal : optimiste ou complice ? » Cela ne me paraît pas une manière formidable de participer à nos débats, d’autant que ce n’est pas ce que j’ai dit : quand je parle d’autorégulation fiscale, c’est à propos du chiffrage de l’évitement fiscal. On parle de 60 à 80 milliards d’euros pour la France et de quelques milliers de milliards d’euros au niveau mondial, mais ce n’est pas si simple à démontrer, car chaque système a ses propres mécanismes, ce qui rend le chiffrage complexe. Je n’ai pas dit autre chose, et il y a des mots qu’il ne faut pas employer.

Mme Aurélie Filippetti. Éric Woerth sait parfaitement que Bercy peut bloquer une enquête susceptible de déboucher sur des poursuites pénales, et c’est à cela que je faisais allusion. C’est arrivé par le passé, et ce n’est pas acceptable.

M. Pascal Terrasse. Je pense, comme Éric Woerth, que lorsqu’on parle des mécanismes d’évitement fiscal et de leur impact sur la dépense publique, il faut être prudent et faire attention aux mots que l’on utilise.

Les travaux de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices ont montré que de nombreux contribuables pratiquaient l’optimisation fiscale et que – mais ce n’est pas du tout la même chose – la fraude fiscale, qui fut au cœur du sommet du G20 à Antalya en novembre 2015, était massive, en particulier autour de la TVA, qui est en Europe la première source de fraude. Des mesures visant à mettre un terme à cette fraude à la TVA ont été mises en place depuis le 1er janvier 2016 et commencent à porter leurs fruits, sans toutefois donner le rendement financier que l’on attendait.

Nous sommes tous d’accord, par ailleurs, pour prôner la convergence fiscale au sein de l’Union européenne, mais quelle convergence ? La France va-t-elle imposer à l’Irlande ou à l’Allemagne son modèle fiscal, mais à quel titre ? Le principe de réalité nous oblige à admettre que nous ne disposons que de notre seule force de conviction pour porter ces idées, par le biais de rapports comme celui-ci ou grâce à l’action de nos représentants au sein des organismes internationaux. Pour le reste, il n’existe aucun outil de gouvernance et, en matière de fiscalité, chaque État demeure autonome, l’OCDE n’ayant aucun pouvoir contraignant.

Je voudrais d’ailleurs m’arrêter ici sur sa convention fiscale, et plus précisément sur ses articles 5 et 7, sur laquelle j’ai eu l’occasion de me pencher lorsque j’ai travaillé à mon rapport sur l’économie numérique.

L’article 7 de la convention rappelle que les bénéfices d’une entreprise sont imposables dans l’État où elle est établie, tandis que l’article 5, définit ce qu’est un établissement stable, à savoir un établissement disposant d’une installation fixe lui servant à exercer son activité. Or cette définition ignore tout de l’économie virtuelle et numérique, a fortiori dans la mesure où l’article 5 précise que les activités comme la recherche, la publicité ou le marketing, qui sont des activités à forte valeur ajoutée, ne participent pas de la définition d’un établissement stable. Nous sommes là au cœur de notre problème.

L’Union européenne doit donc redéfinir, à partir de cet article 5, ce qu’est un établissement stable, de manière à y inclure, au-delà des activités traditionnelles de production économique, les nouvelles formes d’économie virtuelle et à empêcher les sociétés du secteur de payer leurs impôts aux îles Caïmans. Nous avons besoin d’un outil de régulation et de gouvernance – mais lequel ? –, car la France ne peut, seule, entraîner tous ses partenaires.

M. Guillaume Bachelay. Ce rapport est une contribution de plus à l’effort désormais partagé par beaucoup pour combattre les stratégies et les stratagèmes d’évitement, de fraude et d’évasion fiscale, qui concernent des banques comme des États, des multinationales ou des individus, mais sont, dans tous les cas, un manquement au bien commun.

L’un des principaux apports de ce travail, qui fait écho à nos débats sur le projet de résolution pour une COP fiscale est de montrer que l’action publique ne doit pas s’inscrire dans la logique du « ou bien... ou bien... » mais dans celle du « et... et... » C’est à tous les étages de la puissance publique qu’il faut agir : au niveau international, européen et national, le rapport soulignant les avancées qui ont été accomplies ces dernières années à chacun de ces trois niveaux.

Face à un défi mondial, il faut une réponse mondiale et, de ce point de vue, une COP fiscale est une bonne idée, malgré les haussements d’épaules de certains, qui furent sans doute les mêmes à hausser les épaules à propos de la Conférence des parties sur le climat. Or, précisément, cette dernière, parce qu’elle a permis le partage d’un diagnostic et qu’elle a fondé sa méthode sur le consensus, a permis l’émergence d’une volonté commune – c’est d’ailleurs l’autre acception du terme « résolution », lorsqu’il indique la détermination. Ce qui a été possible pour le climat doit donc l’être pour la finance et la lutte contre le manquement à l’impôt.

Vous mettez en avant la nécessité d’une convergence fiscale au niveau de l’Union européenne. Je tiens à dire, faisant écho aux propos de Pierre-Alain Muet, que la Confédération européenne des syndicats soutient de longue date une proposition d’assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés, assortie d’un taux minimum qui s’établirait autour de 25 %.

À l’échelle nationale, enfin, qui reste en la matière un niveau d’action pertinent, vous évoquez le rôle des institutions représentatives du personnel. Quand il s’agit de faire face à une restructuration, ces IRP ont des droits ; elles en ont également en matière d’expertise comptable, ce qui leur fournit d’ailleurs un premier levier pour pouvoir détecter des montages ou des dispositifs d’évitement. La proposition que vous faites d’un droit d’implication ou d’information des IRP est donc bienvenue. De la même manière que le rapport Gallois a montré que le dialogue social avait des effets positifs sur la compétitivité des entreprises, de même l’information ne peut que contribuer à renforcer la transparence. Pourriez-vous néanmoins nous en dire davantage sur la manière dont vous concevez le rôle des institutions représentatives du personnel dans la lutte contre l’évitement fiscal ?

M. Patrick Hetzel. Je me heurte, dans votre rapport, à une difficulté de nature conceptuelle, quand vous évoquez à plusieurs reprises le comportement fiscalement responsable des entreprises. On peut l’entendre, à ceci près que c’est une notion extrêmement difficile à définir, très subjective, alors que, en matière de réglementation fiscale, la distinction entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas est parfaitement objective.

Cette difficulté vous incite à préconiser que la fiscalité fasse partie de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et qu’un volet fiscal soit inclus dans l’obligation de reporting financier. Comment entendez-vous rendre une telle disposition applicable et selon quelles normes quand il s’agit d’entreprises qui ont une importante activité internationale ?

Je doute, par ailleurs, que l’on puisse s’entendre sur ce que signifie être fiscalement responsable, sachant qu’aucun fiscaliste ne serait à même de le définir avec précision. Votre démarche s’écarte donc de la norme pour pencher vers la soft law, ce qui ne correspond nullement à notre conception traditionnelle du droit.

M. Éric Alauzet. En matière de bilan de la lutte contre l’évasion fiscale, nous avons réussi à combattre efficacement la fraude des particuliers, grâce aux lois contre la fraude et la grande délinquance financière, qui ont permis de récupérer 2,5 milliards d’euros par an. En ce qui concerne l’évasion fiscale des multinationales, c’est plus compliqué à mesurer, notamment parce que l’on ne connaît pas les montants réels en cause, mais également parce qu’il est difficile de mesurer l’impact des mesures de dissuasion prises à l’échelon français et à l’échelon européen.

Le véritable problème, c’est que, du fait de la mondialisation ultralibérale, une grande part de la valeur est accaparée par une minorité, non seulement grâce à l’optimisation fiscale, mais également par le biais des revenus et des dividendes extrêmement élevés versés aux dirigeants et aux actionnaires. C’est autant d’argent qui manque à nos États et à l’action publique, aux ménages et aux PME.

Face à cette évasion fiscale, les mesures d’aide aux entreprises adoptées sous cette législature me posent problème. En ce qui concerne en particulier le CICE, n’y a-t-il pas un paradoxe à offrir à des entreprises qui pratiquent l’évitement fiscal des aides d’État et des allégements fiscaux ? Sans que le contrôle des partenaires sociaux ait été véritablement formalisé, le CICE ne pouvait cependant bénéficier aux sociétés qui versaient à leurs dirigeants et à leurs actionnaires des rémunérations ou des dividendes excessifs. Pourquoi n’a-t-on pas ajouté à cette contrainte l’obligation de ne pas faire d’optimisation fiscale ? Il y a là une piste à creuser, que cette obligation prenne la forme d’un engagement moral ou de dispositifs plus contraignants.

Je m’élève, enfin, comme Aurélie Filippetti, contre cette ritournelle qui consiste à justifier l’optimisation fiscale comme un moyen de défense face à la pression fiscale excessive des États. Nous avons un taux de 33 1/3 % en France, mais même avec 25 % au Luxembourg et 12 % en Irlande, il semble que ce soit encore trop, puisque l’on y négocie des rescrits fiscaux ! Il est donc temps de changer de refrain.

M. Marc Goua. Vous avez évoqué les carrousels de TVA. J’avais livré sur la question un travail très argumenté, portant notamment sur les acquisitions de véhicules d’occasion dans les pays de l’Est ou en Espagne au travers de sociétés écrans. Or ce travail est resté sans suite, alors que ces carrousels constituent l’une des plus grandes voies de fuite fiscale. Ils continuent de plus belle sans qu’aucune mesure n’ait été prise.

M. Jean-Louis Gagnaire. Nous ne devons pas nous cacher que certains dispositifs fiscaux votés par le Parlement favorisent l’optimisation fiscale, notamment certaines niches qui permettent à telle ou telle catégorie de contribuables de faire baisser leur impôt – même si l’on voudrait croire que, soudainement, tel ou tel ait un irrésistible besoin d’apporter son soutien à l’entreprise ou au cinéma. J’ai moi-même soutenu avec certains collègues l’idée que l’avantage fiscal octroyé pour l’emploi d’un salarié à domicile puisse bénéficier non seulement aux actifs mais également aux retraités – ce n’est qu’une petite niche à 1 milliard d’euros, mais elle concerne 1,3 millions de ménages. Nous sommes donc tous coupables, et qui connaît le code des impôts sait que plus un système fiscal est élaboré plus il y a du jeu dans les rouages.

J’entends dire qu’il faut harmoniser la fiscalité européenne, mais de quel droit irait-on arbitrer les équilibres adoptés dans d’autres pays, au Danemark, par exemple, qui favorise les entreprises en faisant porter l’effort fiscal sur les ménages – solution plutôt meilleure que ce qui se pratique dans d’autres pays ?

Nous sommes en France, et on sait comment ont été accueillies les mesures qui ont fait entrer dans l’impôt des retraités qui avaient perdu une demi-part. Chez nous, le consentement à l’impôt n’est pas celui des pays nordiques, où la fiscalité sur les revenus reflète clairement la capacité contributive de chacun.

En tant que parlementaires, nous devons donc être mus par le souci constant de simplifier notre système fiscal, car les niches fiscales ne naissent pas par hasard : elles visent, au départ, à corriger certains biais mais, de correction en correction, le système devient opaque, ce qui permet aux plus professionnels de pratiquer l’évitement.

En tant que député, je reçois des ménages entrés inopinément dans l’impôt. Il m’est arrivé de les conseiller, lorsqu’ils étaient à la limite du seuil d’imposition, pour qu’ils échappent à l’impôt : pourquoi, en effet, sous prétexte qu’ils n’en ont pas les moyens n’auraient-ils pas droit à des conseils avisés ? J’entends, derrière moi, des réactions, mais qui d’entre vous ne l’a jamais fait ? Qui parmi nous n’a jamais utilisé les possibilités offertes par le code général des impôts ?

Quoi qu’il en soit, nous créons nous-mêmes les outils servant aux stratégies d’optimisation fiscale. N’allons donc pas faire la leçon aux autres pays, surtout lorsque, dans ces pays, les contribuables font montre d’un comportement plus civique et ont un rapport à l’impôt plus sain que le nôtre.

M. le vice-président du Conseil économique, social et environnemental. Je constate que les débats sur les questions fiscales sont aussi animés ici qu’au CESE, sans doute parce que cela touche autant à nos propres comportements qu’à ceux des autres.

Nous avons tranché le questionnement sur le caractère légal ou illégal de l’optimisation fiscale excessive et agressive en considérant que cette pratique se situait dans une zone grise et qu’elle basculait d’un côté ou de l’autre de la légalité selon qu’elle était ou non contraire à l’intérêt général. La référence à cette dimension collective, combinée avec l’évolution de la notion d’abus de droit telle qu’évoquée par Pierre-Alain Muet, ferait rentrer l’optimisation fiscale excessive dans la dynamique de l’évitement fiscal au même titre que la fraude.

Quoi qu’il en soit, qualifier ces pratiques, certes légales, d’optimisation ne me paraît pas une bonne chose, car c’est un euphémisme pousse-au-crime. Par ailleurs, articuler le débat autour de la notion de légalité est improductif car, si l’on sait parfaitement où s’arrête la loi, on sait aussi que certains acteurs en ont une interprétation extensive, qui couvre un recours excessif à des mécanismes licites, lequel ne sera pas pénalement sanctionné alors qu’il s’agit de pratiques contraires à l’intérêt général.

D’où les discussions qui ont animé notre groupe de travail et l’idée que, avec les parlementaires et des experts en fiscalité, nous poursuivions le travail engagé lors des assises de la fiscalité, qui n’ont pas produit tous les fruits que nous en attendions, de manière à simplifier notre système fiscal.

Cela étant, ce n’est pas la complexité qui favorise l’évitement fiscal. L’évitement, en effet, est un phénomène mondial, et les systèmes fiscaux sont complexes dans tous les pays, y compris au Danemark. En outre, l’idée selon laquelle c’est la trop forte pression fiscale qui entraîne l’évitement est également fausse : on paie plus d’impôts au Danemark, mais l’évitement fiscal y est pourtant plus faible qu’en France.

La véritable question est celle d’un système qui soit plus juste et mieux accepté, notamment parce que les compensations reçues en contrepartie de l’impôt sont plus visibles. D’où l’idée d’une pédagogie de l’impôt qui, contrairement à ce que pense Aurélie Filippetti, a tout son sens lorsqu’elle s’adresse aux fraudeurs.

En tout cas, un vrai travail de pédagogie s’impose au regard de la manière de plus en plus décomplexée dont on considère l’évitement fiscal. L’administration fiscale nous l’a confirmé, le phénomène touche aujourd’hui des TPE, des PME et des particuliers qui, jusqu’à présent, n’avaient aucun moyen de faire de l’évasion fiscale. Je vous invite à faire l’essai : ouvrir un compte offshore ne prend que cinq minutes sur internet et ne coûte rien. Il est donc essentiel, si l’on veut préserver la cohésion sociale de rétablir la légitimité de l’impôt.

Un mot sur le rôle des IRP qui est, à nos yeux, fondamental pour améliorer la transparence et empêcher que toutes les entreprises, les vertueuses et les autres, soient mises dans le même sac – d’autant que le Conseil constitutionnel a censuré le reporting public pays par pays : impliquer les IRP dans la stratégie fiscale des entreprises qu’il s’agisse du reporting fourni à l’administration fiscale, des rescrits fiscaux, des patent boxes et autres outils utilisés par les directeurs financiers, permettrait un débat sain, qui resterait confidentiel au sein de l’entreprise mais favoriserait les comportements responsables.

Il en va de même pour la RSE, même s’il est difficile aujourd’hui de déterminer ce qu’est un comportement fiscalement responsable. Il n’empêche que 30 % des grandes entreprises sont contrôlées chaque année par l’administration fiscale et que, même si les sanctions et les pénalités sont couvertes par le secret fiscal, on a les moyens d’aider les entreprises à mieux contribuer par l’impôt au bien-être collectif, ce qui est bien une responsabilité sociale.

Pour ce qui concerne la commission des infractions fiscales, elle devait publier un rapport chaque année ; elle l’a fait en 2014, mais plus depuis. Il existe aujourd’hui des moyens de poursuivre la fraude fiscale mais, aux dires mêmes des fonctionnaires de l’administration fiscale, il faut compter avec la frilosité de certains contrôleurs qui hésitent à transmettre certains dossiers à cette commission, pratiquant de ce fait une forme d’autocensure. Il n’en reste pas moins que l’article 40 du code de procédure pénale, le chef de blanchiment de fraude fiscale ou encore les mesures de protection des lanceurs d’alerte devraient permettre de renforcer les sanctions et de contourner le « verrou de Bercy ».

Quant à la définition d’un établissement stable, c’est, à mon avis, typiquement une question qui doit être traitée au niveau européen, mais également dans le cadre d’une COP fiscale.

L’OCDE ne peut qu’émettre des recommandations dans le cadre du projet BEPS. Une COP fiscale, en revanche, outre qu’elle serait une formidable caisse de résonance en termes de communication, ce qui n’est pas négligeable si l’on veut redonner de la légitimité à l’impôt auprès de nos opinions publiques, aurait l’avantage d’offrir un cadre à des négociations multilatérales sur des sujets comme les patent boxes ou les registres. Le problème, c’est qu’aujourd’hui les Nations unies ne sont guère outillées pour cela. Mais l’on pourrait imaginer que l’OCDE puisse assurer le secrétariat de cette COP, dans laquelle il faudrait impliquer les pays en développement, très en retard dans ce domaine.

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Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mercredi 1er février 2017 à 9 heures 30

Présents. - M. Éric Alauzet, M. François André, M. Guillaume Bachelay, M. Dominique Baert, M. Laurent Baumel, M. Jean-Claude Buisine, M. Christophe Caresche, M. Gilles Carrez, M. Christophe Castaner, M. Gaby Charroux, M. Romain Colas, M. François Cornut-Gentille, M. Jean-Louis Dumont, Mme Aurélie Filippetti, M. Marc Francina, M. Jean-Christophe Fromantin, M. Jean-Louis Gagnaire, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua, M. David Habib, M. Patrick Hetzel, M. Marc Laffineur, M. Jérôme Lambert, M. Michel Lefait, M. Marc Le Fur, Mme Véronique Louwagie, M. Pierre-Alain Muet, M. Michel Pajon, M. Jacques Pélissard, Mme Christine Pires Beaune, Mme Monique Rabin, M. Alain Rodet, Mme Eva Sas, M. Pascal Terrasse, M. Michel Vergnier, M. Laurent Wauquiez, M. Éric Woerth

Excusés. - M. Olivier Carré, M. Jérôme Chartier, M. Alain Chrétien, M. Alain Claeys, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Olivier Dassault, M. Henri Emmanuelli, M. Olivier Faure, M. Jean-Claude Fruteau, M. Yann Galut, M. Joël Giraud, M. Laurent Grandguillaume, M. Victorin Lurel, M. Patrick Ollier, Mme Valérie Rabault, Mme Claudine Schmid, M. Philippe Vigier

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