Accueil > Travaux en commission > Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Jeudi 29 novembre 2012

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 22

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, Président

– Table ronde sur les implications constitutionnelles de la question de la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires réunissant : M. Jean-Éric Gicquel, professeur de droit public à l’université Rennes I ; M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’université Montesquieu–Bordeaux IV ; M. Michel Verpeaux, professeur de droit public à l’université Paris I ; M. Jean-Marie Woehrling, juriste expert auprès du Conseil de l’Europe

La séance est ouverte à 10 heures 20.

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La Commission entend, dans le cadre d’une table ronde sur les implications constitutionnelles de la question de la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires  : M. Jean-Éric Gicquel, professeur de droit public à l’université Rennes I ; M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’université Montesquieu–Bordeaux IV ; M. Michel Verpeaux, professeur de droit public à l’université Paris I ; M. Jean-Marie Woehrling, juriste expert auprès du Conseil de l’Europe.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. La question des langues régionales à laquelle est consacrée cette table ronde n’est pas souvent abordée dans l’enceinte du Parlement. Notre dernier débat remonte à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, et la réunion d’aujourd’hui entend le relancer. Si les langues régionales constituent pour nous un sujet de réflexion, et parfois de controverses, c’est qu’elles font partie de notre histoire collective. Inscrire dans la Constitution leur appartenance au patrimoine de la France nous avait semblé à même de lever les incertitudes de notre droit en cette matière. La décision du Conseil constitutionnel affirmant que cette disposition n’avait qu’une valeur déclarative a ainsi représenté pour nombre d’entre nous une grande déception.

Il fallait donc remettre le chantier à l’œuvre. L’un des soixante engagements de campagne du Président François Hollande est de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires que la France a signée le 7 mai 1999. Or, dans une décision rendue le 15 juin 1999, après saisine du Président de la République, le Conseil constitutionnel a estimé que la ratification de la Charte exigeait une révision préalable de la loi fondamentale – décision qui a été très diversement accueillie, sur le plan tant politique que juridique.

En ce début de législature, la commission des Lois a estimé que le moment était venu de reprendre le débat afin d’identifier les contraintes juridiques qui constitueraient aujourd’hui un obstacle à la ratification par la France de cette Charte. Elle a également le souci d’examiner les moyens permettant, le cas échéant, de prendre en compte ces contraintes pour progresser sur la voie de la ratification. C’est pourquoi elle a souhaité entendre des constitutionnalistes spécialistes du sujet. Nous avons donc le plaisir d’accueillir : MM. Jean-Éric Gicquel, professeur de droit public à la faculté de droit et de science politique de Rennes I ; Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’université Montesquieu-Bordeaux IV ; Michel Verpeaux, professeur de droit public à l’université Paris I et directeur de son Centre de recherche de droit constitutionnel, et Jean-Marie Woehrling, juriste expert auprès du Conseil de l’Europe.

Nos invités doivent nous éclairer sur plusieurs questions. Dans quelle mesure une révision constitutionnelle est-elle nécessaire et quelle forme doit-elle prendre ? Une seule révision de l’article 2 – qui affirme : « La langue de la République est le français » – est-elle envisageable ? Faut-il réécrire l’article 75-1 de notre Loi fondamentale ? Les principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du peuple français, découlant des articles 1er et 3 de la Constitution, sont-ils susceptibles d’entraver une procédure de ratification ?

Si l’on ne révisait pas la Constitution, dans quelle mesure faudrait-il revenir sur les trente-neuf engagements pris par la France lors de la signature de la Charte ? Quelles modifications de nature simplement législative faudrait-il prévoir en vue d’une ratification ? La France devrait-elle revenir sur la déclaration interprétative de la Charte qu’elle avait présentée lors de la signature en 1999 ou, au contraire, pourrait-elle s’en tenir à cette interprétation du texte – par exemple, sur la question de la compatibilité de la Charte avec le préambule de la Constitution, qui assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi et ne connaît que le peuple français ? À quelles langues régionales ou minoritaires en France la Charte serait-elle appliquée, eu égard à la définition de ces langues par la Charte ? Quels exemples étrangers pourraient éclairer la démarche française ? De quel pays la France est-elle la plus proche par sa Constitution, son histoire et les spécificités de son parcours juridique ?

Nous faisons aujourd’hui le premier pas sur un chemin qui nous conduira, durant le quinquennat, à concrétiser les engagements du Président de la République. Les majorités sont toujours lentes à construire à l’Assemblée nationale, mais nous souhaitons convaincre nos collègues encore réticents que les langues régionales constituent une richesse qui, loin de menacer l’unité de la République, fait vivre la réalité de ses territoires.

M. Michel Verpeaux, professeur de droit public à l’université Paris I. La décision du Conseil constitutionnel qui est l’objet de notre discussion me semble être une bonne décision. J’évoquerai quatre pistes de réflexion.

Si l’on décidait de changer la Constitution, la première solution – qui ne pose pas de difficultés techniques – consisterait à rédiger un nouvel article 2-1, disposant que « la République peut ratifier la Charte des langues régionales ou minoritaires », sur le modèle de ce qui a déjà été fait pour des traités largement aussi « conflictuels ».

On pourrait également ajouter un nouvel alinéa à l’article 2 – juste après celui reconnaissant le français comme langue de la République – mais il faudrait alors en peser chaque mot. Parlerait-on de « reconnaissance » des langues régionales, de « droit de parler » ces langues ?

Il serait enfin possible de se reporter à l’article 75-1, mais cette solution soulève des difficultés. Le Parlement a en effet inséré cette disposition sur les langues régionales dans le titre XII consacré aux collectivités territoriales, loin de l’article 2, dans une sorte d’exil juridique, comme si le voisinage des deux risquait de produire des effets électriques. Cet emplacement donne à la question des langues régionales ou minoritaires un caractère purement local qu’il sera difficile d’éviter, même en modifiant la formulation de l’article. Or, les langues régionales concernent moins des territoires que des groupes, j’oserais dire ethniques, ou des communautés qui n’ont pas forcément d’ancrage territorial. Quant à l’insertion d’un nouvel article 75-2, cela me paraîtrait superflu.

La deuxième piste consisterait, avant de songer à réviser la Constitution, à opérer une nouvelle saisine du Conseil constitutionnel. Des précédents existent : en 1992, le Conseil constitutionnel avait exigé une révision constitutionnelle pour la ratification du traité sur l’Union européenne, et il a été saisi à nouveau par des opposants au traité, une fois la révision effectuée. Le procédé ne fut pas considéré comme contraire à l’autorité de la chose jugée : la Constitution ayant été modifiée, le changement de circonstances autorisait une nouvelle saisine sur le même texte.

Quel changement de circonstances constitutionnelles pourrait-on invoquer aujourd’hui ? D’une part, la révision de 2003 a consacré l’organisation décentralisée de la République, notamment par le biais de la modification de l’article 1er de la Constitution. Créer ainsi un lien avec la question des langues nous ferait néanmoins retomber dans le même travers d’une vision des langues régionales ou minoritaires uniquement centrée sur les collectivités territoriales. Par ailleurs, cette disposition ajoutée à l’article 1er n’a pas, pour l’instant, donné lieu à beaucoup de jurisprudence.

D’autre part, la révision de 2008 a introduit, outre l’article 75-1, l’article 72-3 qui reconnaît les populations d’outre-mer au sein du peuple français. Toutefois, on observera que l’outre-mer ne rassemble qu’une partie des langues régionales. Mais surtout, cet article reconnaît les « populations » – terme au demeurant délicat à définir –, mais ne leur confère aucun droit particulier. On pourrait considérer que puisqu’elles sont reconnues, ces populations pourraient avoir des droits particuliers, ce qui n’est pas le cas pour le moment. En tout cas, il serait peut-être possible d’arguer de toutes ces modifications pour soutenir que la Charte est, en quelque sorte, devenue constitutionnelle.

Troisième piste de réflexion : on peut se demander ce que la ratification de la Charte apporterait à notre pays – question évidemment autant politique que juridique. La France a émis tellement de réserves et de restrictions au moment de sa signature que sa ratification ne représentera aucune rupture notable par rapport au droit existant.

La dernière piste consiste à poser la question de l’utilité politique de la ratification. En mesure-t-on bien toutes les conséquences pratiques ? Si l’on devait appliquer la Charte telle qu’elle est, cela aurait des implications financières – par exemple en raison des traductions qu’il y aurait à réaliser ou du recrutement qu’il faudrait effectuer de personnels qualifiés – et nous serions confrontés à des risques de contentieux.

M. Jean-Éric Gicquel, professeur de droit public à l’université Rennes I. Je me permettrais d’abord une remarque préalable : si la tendance actuelle se poursuit, le français lui-même – parlé aujourd’hui par seulement 3 % de la population mondiale – risque de se transformer, dans les années qui viennent, en langue régionale. « La langue de l’Europe, c’est la traduction », disait Umberto Eco. Entre les années 1990 et aujourd’hui, la part des textes provisoires préparatoires européens d’abord rédigés en anglais, puis traduits, est passée de 45 % à 86 %, alors que celle des textes d’abord rédigés en français est tombée de 35 % à seulement 3 %.

Sur le sujet de fond qui nous occupe – les implications constitutionnelles de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires –, nous devons répondre à trois questions essentielles : Pourquoi réviser ? Que réviser ? Que faire après la révision de la Constitution ?

Pourquoi réviser la Constitution ? Le Conseil constitutionnel avait considéré, dans sa décision du 15 juin 1999, que certaines stipulations de la Charte n’étaient pas conformes à la Constitution et qu’en application de l’article 54 de cette dernière, la Charte ne pouvait être ratifiée en l’état. La révision constitutionnelle de 2008 n’a pas modifié la donne puisque l’article 75-1 n’a pas pour objet de permettre la ratification de la Charte. Les termes du débat juridique restant inchangés depuis 1999, si le pouvoir politique souhaite engager un processus de ratification, une révision constitutionnelle préalable est donc nécessaire.

Que réviser dans la Constitution ? C’est sans doute la question la plus complexe. Une première solution consisterait à modifier les articles 1er, 2 et 3 de la Constitution, mais on toucherait là à l’un des « réacteurs nucléaires », si je peux employer cette expression, de la cinquième République. Le plus délicat serait alors de remettre implicitement en cause les principes d’unicité du peuple français, d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi des citoyens, contenus dans les articles 1er et 3. Modifier l’article 2 serait plus facile : on pourrait, par exemple, envisager une fusion des articles 2 et 75-1, et l’article 2 serait ainsi rédigé : « La langue de la République est le français. La République reconnaît les langues régionales. ».

L’alternative à cette proposition consisterait à insérer dans la Constitution un article 53-3 stipulant que « la République française peut engager le processus de ratification de la Charte signée le 7 mai 1999, complétée par sa déclaration interprétative ». On pourrait même envisager d’intégrer directement la substance même de cette déclaration dans la Constitution. Rappelons que la déclaration interprétative, qui désigne une déclaration unilatérale d’un État indiquant comment celui-ci interprète un engagement international, peut être à tout moment modifiée ou supprimée par l’État. Il s’agit d’un pur acte de gouvernement, au sens juridique du terme, à savoir un acte insusceptible d’être contesté devant le juge administratif.

Un contrôle a posteriori du Conseil constitutionnel serait toujours envisageable, les autorités habilitées à le saisir pouvant lui demander de vérifier si la Constitution révisée est désormais compatible avec la Charte. Une réponse négative constituerait alors un désaveu cinglant. En cas de réponse positive, une loi autorisant la ratification devrait être votée, en application de l’article 53 de la Constitution, et les autorités habilitées pourraient à nouveau saisir le Conseil constitutionnel pour lui demander de contrôler la constitutionnalité de cette loi, lui offrant une nouvelle occasion de vérifier celle de la Charte. C’est donc un double obstacle constitutionnel qui guette le pouvoir constituant dérivé.

Enfin, à supposer que l’on arrive à réviser la Constitution, que faire après ? Pour les défenseurs des langues régionales, la ratification risque d’être une énorme déception puisque la France n’a pris, en 1999, que trente-neuf engagements – je rappelle que le minimum, c’est trente-cinq –, au demeurant modérés, que les collectivités pourraient déjà mettre en œuvre sans difficulté si elles s’en donnaient les moyens. Il y aurait ainsi un décalage entre les efforts législatifs entrepris et le maintien d’une forme de statu quo.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’université Montesquieu-Bordeaux IV. Étant non seulement professeur de droit public et juriste, mais également locuteur quotidien d’une langue régionale – le créole réunionnais –, ma position sera légèrement différente. La Charte est aujourd’hui en vigueur dans vingt-cinq États membres du Conseil de l’Europe ; huit États, dont la France, l’ont signée mais non ratifiée ; quatorze n’ont fait ni l’un ni l’autre. Comme Robert Badinter l’avait souligné il y a déjà un certain temps, la France n’est donc pas isolée.

Faut-il aller plus loin ? Ce n’est pas à moi de prendre position sur cette question d’opportunité politique, même si à titre personnel, en tant que locuteur de langue régionale, j’estime qu’il faut aller plus loin. La question est de savoir comment. Comme les deux premiers orateurs l’ont clairement expliqué, si l’on veut ratifier la Charte, une nouvelle révision constitutionnelle est inévitable. Saisir à nouveau le Conseil constitutionnel, comme l’a astucieusement proposé Michel Verpeaux, pourrait certes constituer une précaution, mais on se doute de la réponse.

La décision du 15 juin 1999 du Conseil constitutionnel est en effet unique en son genre. Habituellement, lorsque celui-ci est saisi d’une question de compatibilité, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, il précise dans son considérant final que l’autorisation de ratifier un traité ou d’adopter une loi nécessite une révision préalable de la Constitution – c’est ce qui s’est passé pour la ratification du traité sur la Cour pénale internationale ou pour la parité entre les femmes et les hommes. La décision du 15 juin 1999 est la seule où le considérant final ne le dit pas, comme si le Conseil constitutionnel voulait éviter même d’envisager cette hypothèse, ce qui montre bien sa fermeté – ou sa fermeture – sur le sujet.

Cette fermeté est liée au fait que nous sommes ici au cœur du pacte républicain. La déclaration d’incompatibilité de 1999 reposait en effet sur le fondement d’une violation de l’article 1er de la Constitution – affirmant les principes d’indivisibilité, d’unicité et d’égalité –, véritable colonne vertébrale de la Nation française – et de celle, moins gênante, de l’article 2 stipulant que le français est la langue de la République. Cette décision du Conseil constitutionnel oblige à modifier les articles 1er et 2, ce qui est très délicat. Lorsque l’ancien Président de la République avait imaginé modifier le préambule de la Constitution, le comité présidé par Mme Veil avait ainsi sagement conclu qu’il valait mieux ne pas y toucher. Je pense que le Conseil constitutionnel a voulu signifier qu’une révision constitutionnelle est impossible sur ce point, ou alors avec une marge bien étroite.

Pour avancer sur cette question, une autre solution consisterait non à réviser la Constitution pour permettre de ratifier la Charte, mais à suivre l’exemple de certains États en donnant un véritable statut aux langues régionales de la France. C’est ce que préconise Véronique Bertile dans sa thèse de doctorat sur les langues régionales ou minoritaires et la Constitution, qui compare la situation de la France, de l’Espagne et de l’Italie. Il s’agirait, comme le proposait Robert Badinter, non seulement de mieux faire connaître les dispositions législatives et réglementaires existantes mais également de donner un plein effet aux stipulations de la partie III de la Charte, plus facilement compatible avec le droit français que les parties I et II, lesquelles comportent la notion de groupe. Il est notamment envisageable de donner toute leur mesure aux articles 8, 11, 12 et 13 de la partie III, qui concernent respectivement les secteurs de l’enseignement, des médias, de la culture et de la vie économique et sociale. Dans les domaines de la justice et des services publics, le caractère officiel de la langue française comme langue de la République me paraît en revanche représenter un obstacle difficilement surmontable.

La solution que je préconise serait donc de donner un statut plus solide aux langues régionales, d’abord en réalisant une codification des dispositions législatives et réglementaires correspondantes, et en mettant ensuite en œuvre, de manière concrète, les stipulations prévues dans la partie III de la Charte. Cela permettrait de rendre le droit applicable plus accessible et plus intelligible. Il laisse des marges de manœuvre très importantes, mais qui bien souvent ne sont pas exploitées. Si l’on tient aux symboles constitutionnels, on pourrait faire reposer ce code sur un socle un peu plus étoffé que l’article 75-1, qui ne dit pas grand-chose, par exemple en envisageant une légère modification de l’article 2 qui serait rédigé ainsi : « La langue de la République est le français, dans le respect des langues régionales de la France ».

M. Jean-Marie Woehrling, juriste expert auprès du Conseil de l’Europe. La Charte n’est pas une fin en soi : elle n’est qu’un moyen pour renforcer la situation des langues régionales en France et en assurer la pérennité. Aucune des dispositions qui y figurent ne donne d’ailleurs à notre pays des compétences qu’il n’aurait pas déjà. La Charte n’est au centre de cette discussion que parce que le Conseil constitutionnel en a fait une interprétation manifestement erronée, l’estimant contraire à la Constitution. Or, aucune de ses dispositions ne porte atteinte aux principes d’égalité des Français ou d’indivisibilité de la République. La Charte ne vise nullement à donner des droits collectifs à des groupes particuliers. Elle n’impose pas le recours aux langues régionales dans la vie publique et considère celles-ci – de même que l’article 75-1 de la Constitution – comme un patrimoine culturel que les États européens doivent entretenir, promouvoir et développer. La Charte prévoit précisément ce que vient de proposer M. Mélin-Soucramanien : donner un statut aux langues régionales, et non à leurs locuteurs. Le problème vient de l’interprétation du Conseil constitutionnel qui, en lisant la Charte, y a vu une convention-cadre pour les minorités nationales. La Charte et la Constitution étant d’ores et déjà compatibles, à quelle révision constitutionnelle devrait-on procéder ?

Face à cette situation, on pourrait choisir d’agir en dehors de la Charte si son interprétation par le Conseil constitutionnel n’avait pas créé une incertitude sur toute mesure en faveur des langues régionales. Comment être sûr, en effet, que telle ou telle disposition législative créant un statut pour les langues régionales ne sera pas demain déclarée anticonstitutionnelle ? Le cadre constitutionnel doit donc être clarifié.

Par ailleurs, le contexte politique actuel nous pousse à développer un statut des langues régionales dans le cadre de la Charte, conformément à la promesse de campagne du Président de la République. Il faudrait donc commencer par regarder ce qui, dans notre législation et notre organisation institutionnelle, doit être modifié en vue d’atteindre cet objectif. La ratification de la Charte serait, pour moi, le couronnement et, non le point de départ, du travail de la France pour donner un statut à ses langues régionales. Mais compte tenu de la position du Conseil constitutionnel, il faut réviser la Constitution, non pas tant pour en modifier les principes, mais simplement pour neutraliser la décision de 1999 et autoriser la ratification de la Charte, laquelle est parfaitement compatible.

Je proposerais personnellement que l’on complète l’article 75-1, qui reconnaît les langues régionales comme un élément du patrimoine de la France, par une formulation de ce type : « Pour assurer la protection de ce patrimoine, la France adhère aux objectifs et met en œuvre les principes de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ». En revanche, je ne suis pas favorable à une référence à la déclaration interprétative ou aux trente-neuf paragraphes, qui me paraît de nature à bloquer la suite de l’activité législative destinée à mettre en œuvre la Charte.

La décision du Conseil constitutionnel a été essentiellement motivée par son analyse de la partie II de la Charte. Celle-ci comporte le seul article 7 relatif aux objectifs et principes de protection des langues régionales ou minoritaires, article qui affirme que l’ensemble des stipulations doivent être appliquées par tous les États à toutes les langues régionales pratiquées sur leur territoire. L’article 21 précise à cet égard qu’un État ne peut formuler de réserves que sur les dispositions mentionnées aux paragraphes 2 à 5 de cet article 7, le reste étant intangible. La déclaration interprétative de la France avait à l’époque un objectif politique : rassurer sur l’application de la Charte, en montrant que la France y lisait des principes compatibles avec son ordre constitutionnel. Mais aujourd’hui que le Conseil constitutionnel a estimé que la lecture de la Charte faite dans la déclaration était erronée, celle-ci n’a plus d’intérêt. Cette déclaration a également une portée juridique très réduite puisqu’au plan international, la ratification doit se faire sans réserves autres que celles prévues par la Charte elle-même.

La partie III de la Charte n’est quant à elle applicable qu’aux langues régionales ou minoritaires désignées par l’État au moment de la ratification. Plus précisément, pour toute langue désignée, il faut choisir un minimum de trente-cinq paragraphes de cette partie III, l’objectif étant d’aménager, pour chacune, le statut le mieux adapté. Or, les trente-neuf paragraphes signés par la France ont été sélectionnés en fonction d’un tout autre principe : celui de minimiser les problèmes potentiels. Si nous ratifions la Charte, il faudra l’appliquer de manière sincère et complète.

Nous devrions ainsi commencer par une réflexion sur les besoins de chaque langue régionale par rapport aux propositions de la partie III de la Charte, afin de constituer pour chacune d’entre elles, dans le respect de nos principes, un cadre qui lui soit adapté. Les secteurs de soutien prioritaire sont ceux de l’enseignement et des médias. Quant à l’utilisation de ces langues dans le cadre des institutions publiques, comme la justice ou l’administration, ce n’est pas la revendication principale de leurs promoteurs. Par ailleurs, bien des mesures – comme l’organisation du bilinguisme ou la réalisation de traductions – peuvent d’ores et déjà être mises en œuvre sans entrer en contradiction avec l’article 2 de la Constitution et sans nécessiter de modifications législatives.

En revanche, sans pour autant vouloir les placer à égalité avec le français, langue de la République, il serait symboliquement important de donner aux langues régionales et minoritaires un statut public. On pourrait par exemple ajouter à l’article 75-1 la phrase suivante : « Le statut public des langues régionales est défini par la loi. ».

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Si je voulais résumer ce que nous venons d’entendre, je noterais d’abord qu’au-delà de la nécessité de concrétiser l’engagement du Président de la République, la première question à nous poser est celle du but recherché. Soit il s’agit de permettre l’épanouissement des langues régionales sur le territoire national, et cela suppose de leur octroyer des droits nouveaux. Ce n’est pas impossible, mais il faut l’assumer, le reconnaître, et donc le permettre sur le plan juridique. Or, vous venez de nous le dire, il est des domaines dans lesquels la chose ne va pas de soi. Soit nous nous lançons dans une bataille politique symbolique – une bataille d’Hernani – visant à modifier le visage de la République, afin d’admettre une réalité qui est encore méconnue, voire combattue.

Vous êtes tous d’accord sur un point : si nous voulons ratifier la Charte, il faut réviser la Constitution. Mais avant de réviser et de ratifier, suggérez-vous, il pourrait être pertinent de solliciter à nouveau le Conseil constitutionnel, afin de vérifier qu’il maintient sa position, même si les éléments nouveaux évoqués par Michel Verpeaux constituent bien un changement de circonstances, pour reprendre, par analogie, la terminologie utilisée dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité. Se pose alors la question de savoir sur quel fondement saisir le Conseil afin d’obtenir une nouvelle interprétation. Cette saisine serait sans doute faite par le Président de la République.

M. Michel Verpeaux. Ou par soixante députés – ou soixante sénateurs.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Pour M. Woehrling, le Conseil constitutionnel a fait une lecture erronée de la Charte en 1999. La révision constitutionnelle aurait donc pour objectif de « neutraliser » sa décision. Je ne suis pas certain que la doctrine du Conseil ait évolué au point de nous porter à l’optimisme, ni que les modifications intervenues dans sa composition depuis 1999 favorisent une meilleure compréhension des enjeux qui nous rassemblent ici, et même si de nouveaux membres doivent faire leur entrée au Conseil dans trois mois ! Cette nouvelle saisine nous permettrait de savoir si la doctrine du Conseil a évolué, et si tel n’est pas le cas, d’identifier les obstacles à la ratification de la Charte.

Se pose ensuite la question des dispositions constitutionnelles à modifier. Vous estimez à l’unanimité que mieux vaut ne pas toucher au cœur « nucléaire » de la Constitution, pour reprendre l’expression de Jean-Éric Gicquel, à savoir ses articles 1er, 2 et 3. Il y a donc deux possibilités : ajouter un alinéa supplémentaire à l’article 75-1 ou, comme le propose Jean-Éric Gicquel, créer un article 53-3. Je rappelle que nous avons déjà eu ce débat lors de la révision constitutionnelle de 2008 à propos de la reconnaissance de l’appartenance des langues régionales au patrimoine de la France. À l’époque, la garde des Sceaux nous avait expliqué que peu importait l’article où serait placée la nouvelle disposition, puisqu’il n’existait pas de hiérarchie entre les articles de la Constitution. Qu’il s’agisse de l’article 2 ou de l’article 75-1, c’était donc, comme on dirait en breton, memestra – la même chose. L’Assemblée nationale avait inscrit la disposition en question à l’article 2, avant que le Sénat ne la déplace à l’article 75-1. Lorsque le texte est revenu à l’Assemblée nationale, on nous a expliqué que c’était très bien ainsi. Le professeur Verpeaux a parlé d’exil juridique – j’aime beaucoup l’expression ! – qui a abouti à ce que la responsabilité soit renvoyée aux collectivités locales plutôt qu’à l’État. Le choix de « l’accroche » de la future révision n’est donc pas anodin.

Voilà donc pour l’hypothèse de la « bataille d’Hernani ».

L’autre hypothèse, qui est celle du Professeur Mélin-Soucramanien, consiste à commencer par créer des droits nouveaux avant de ratifier la Charte, en codifiant des pratiques qui existent ou en votant des lois ordinaires. C’était d’ailleurs la base de la proposition de loi que les membres du groupe d’études sur les langues régionales avaient déposée sous la précédente législature. Nous avions considéré que cette proposition de loi pourrait être « vendue à la découpe » : notre ambition était de transformer ses articles en amendements, selon que les textes venant en discussion porteraient sur les médias, la vie publique, les collectivités locales ou l’éducation. Je pense par exemple au conventionnement des écoles Diwan, qui est vécu comme une contrainte en Bretagne et qui devrait être supprimé au plus tôt. Cependant, les lois ordinaires, outre qu’il est nécessaire de réunir une majorité pour leur adoption – ce qui ne va pas de soi puisque la question des langues régionales n’est ni de droite ni de gauche mais renvoie à des considérations géographiques –, peuvent être déférées au Conseil constitutionnel. Nous en revenons alors au point de départ : le Conseil jugera que ces dispositions ne sont pas conformes à la Constitution et qu’avant de donner des droits nouveaux à des groupes, pour reprendre le mot de Michel Verpeaux, il convient de réviser celle-ci… On en revient donc à cette question : comment réviser la Constitution ?

M. Paul Molac. Chaque pays a ses raisons pour ne pas signer ou ratifier la Charte. Ainsi, l’Irlande refuse de signer la Charte au motif que l’irlandais n’est pas une langue régionale ; c’est la langue nationale. Mais dans la vie courante, l’anglais a depuis longtemps supplanté l’irlandais, dont l’usage oral reste limité à certaines zones géographiques, même s’il est enseigné à l’école. La Belgique n’a pas non plus signé la Charte, car elle a deux langues nationales, et même trois avec l’allemand dans les cantons d’Eupen et Malmédy.

Moi qui suis un vrai républicain, je trouve curieux d’assigner une langue à la République. La République n’a pas de langue, puisqu’elle est constituée de l’ensemble des électeurs. Lui assigner une langue, c’est retenir une dimension que je qualifierais d’ethnique. Je reconnais qu’il faut bien une langue, avant tout pour des raisons pratiques. Puisque le français s’est imposé, prenons-le. Mais lier la République à une langue me gêne, car cela revient à favoriser une langue alors que notre pays en compte tant. On n’est plus là dans un esprit de « laïcité », c’est-à-dire de neutralité. Certes, l’État a besoin d’une langue. Il faut donc en prendre une. Mais là où le bât blesse, c’est que ce choix donne la possibilité de ne pas reconnaître les autres langues.

Pendant longtemps, le fait que le français soit langue juridique et langue d’État n’a posé aucun problème. Les langues régionales avaient en effet une telle vigueur dans nos territoires qu’elles demeuraient dans notre patrimoine. Mais tout a changé depuis les années 50. Le risque de perdre ce patrimoine linguistique est aujourd’hui réel et la population a commencé à s’en émouvoir dès les années 60. Paradoxalement, elle manifeste un attachement d’autant plus fort à l’endroit de ces langues qu’elles sont de moins en moins parlées. Il s’agit désormais d’en assurer la pérennité tout en préservant les fondements de notre République. La demande est importante, diffuse, principalement dans les régions périphériques, là où sont traditionnellement parlées les langues régionales, mais aussi dans le reste de la France : nos concitoyens ont une vision plutôt positive des langues régionales, y compris en région parisienne et dans les grandes villes.

Le problème est de moins en moins politique et de plus en plus juridique. Il convient en tout cas de le régler. Nous arrivons aux mêmes conclusions que vous, monsieur le Président : un texte comme celui que vous aviez déposé l’an dernier tombera sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel si celui-ci conserve la même interprétation de la Charte. Nous avons pourtant besoin d’une loi sur le terrain : à l’heure actuelle, on ne sait pas vraiment ce qui est faisable dans le cadre de la législation en vigueur, alors que, beaucoup d’initiatives sont prises. Prenons l’exemple du livret de famille bilingue. Pour le Conseil constitutionnel, c’est le français qui fait foi, mais une traduction est possible. Pour certains juges, c’est contraire à la Constitution. Les mairies n’ont donc aucune certitude sur ce qu’elles doivent ou peuvent faire. Bref, nous sommes dans l’insécurité. Autre exemple : en 2010, le tribunal administratif de Montpellier a exigé le retrait des panneaux en occitan de Villeneuve-lès-Maguelone suite au recours qui avait été intenté par une association. Tout est fait pour que les langues régionales n’investissent pas la sphère publique. Or, une langue qui n’est pas utilisée est vouée à disparaître. Il nous faut donc trouver l’équilibre subtil qui nous permettra de conserver ces langues en même temps que la langue commune dont nous avons besoin par ailleurs. L’État reste aujourd’hui en retrait, si bien que ce sont les régions qui tentent de répondre aux sollicitations de nos concitoyens et font des avancées. Il faut sortir de cette insécurité juridique.

Il faut partir de l’idée de patrimoine. Les langues font partie du patrimoine culturel et immatériel de l’État ; en tant que représentants de la Nation, nous en sommes comptables vis-à-vis de nos concitoyens et des générations futures.

Mme Nathalie Appéré. Paul Molac vient d’évoquer le sujet concret que je souhaitais aborder, à savoir l’exemple du livret de famille bilingue. Jean-Éric Gicquel l’a rappelé, les collectivités locales possèdent déjà la capacité de mener des actions concrètes qui figurent dans la Charte. M. Woehrling a évoqué les dispositions qui sont déjà mise en œuvre en ce qui concerne la pratique du bilinguisme. Élue de Rennes, j’ai interrogé à plusieurs reprises le procureur de la République sur la possibilité de délivrer des livrets de famille bilingues, les maires agissant ici non pas en tant que représentants de collectivités territoriales désireuses de promouvoir une langue, mais en tant qu’officiers d’état civil par délégation de l’État. La réponse a été systématiquement négative, se fondant sur l’interprétation qui peut être faite de la Constitution et des principes d’unicité et d’indivisibilité de la République. Les initiatives concrètes prises par les collectivités locales dans le but de promouvoir une langue régionale se heurtent donc elles aussi à cet obstacle. Sans doute faudra-t-il s’engager à la fois dans la bataille politique et sur la voie juridique.

M. Jean-Luc Bleunven. Je rejoins mes collègues sur la notion d’insécurité juridique. On aura beau prendre toutes les décisions que l’on voudra, rien ne sera opérant si le contexte n’est pas favorable au développement des langues régionales. La question est donc à la fois politique et juridique. Nous devons nous battre sur les deux fronts : le problème juridique sera d’autant plus facile à régler que nous serons forts sur le plan politique. L’engagement du Président de la République constitue à cet égard une avancée sur laquelle nous devons nous appuyer.

Prenons acte que le français est devenu une langue régionale à l’échelle de l’Europe. Nous continuons à promouvoir la francophonie, et c’est heureux. Mais pourquoi ne pas promouvoir les autres langues régionales, qui ont toutes leur valeur ? Je crains que nous n’en restions sur ce sujet aux vieilles lunes de la République centralisatrice. Il faudra bien s’attaquer un jour à ces fondements-là.

Nous avons rencontré cette semaine des députés britanniques préoccupés par le rayonnement de leur langue. Il est naturel que chacun soit attaché à sa langue. Il n’y a donc aucune raison que les locuteurs des langues régionales ne défendent pas les mêmes revendications et les mêmes droits que les locuteurs des langues nationales à l’échelle de l’Europe.

C’est par ailleurs un enjeu de développement économique. Nous regrettons souvent que nos concitoyens mettent si peu d’enthousiasme à apprendre d’autres langues. Le multilinguisme est une richesse que nous n’exploitons pas suffisamment. Cela supposerait, il est vrai, de surmonter des blocages institutionnels, sociaux et politiques. Ce n’est donc pas seulement un problème de langue ; c’est aussi un problème de société. L’approche de cette question doit évoluer : le temps où elle menaçait l’unicité de notre pays est révolu.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. S’agissant de la ratification, il me semble que vous êtes tous d’accord pour dire que le plus simple serait de mentionner la Charte dans la Constitution, comme nous l’avons fait pour la Cour pénale internationale à l’article 53-2 selon lequel « la République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998. » Cela correspond à la proposition de M. Gicquel – créer un article 53-3 qui disposerait que la République peut engager la procédure de ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires – ou à celle de M. Woehrling – compléter l’article 75-1 ainsi : « Pour assurer la protection de ce patrimoine, la France adhère à la Charte ».

M. Michel Verpeaux. Vous évoquiez tout à l’heure l’ « exil » de l’article 75-1. Rédiger un article 53-3 est une autre forme d’exil, peut-être plus subtile puisque ce nouvel article serait placé dans le titre VI, c’est-à-dire dans le cadre des rapports entre la France et les autres États, c’est-à-dire dans le cadre du droit international. Mais après tout, est-ce si important ? La place des dispositions dans la Constitution est-elle juridiquement essentielle ? Ne relève-t-elle pas du symbole ?

Il faut rappeler que la décision de 1999 a été rendue dans un contexte politique particulier, celui de la cohabitation, et quelques années après celle de 1991 par laquelle le Conseil constitutionnel avait refusé de reconnaître un peuple corse. C’est la raison pour laquelle j’ai fait référence aux populations d’outre-mer pour justifier une nouvelle saisine du Conseil constitutionnel et ainsi voir s’il avait éventuellement évolué sur cette question. En 1999 comme en 1991, il a paru en effet – notamment du fait de sa composition – arc-bouté sur le principe de l’unicité du peuple français et sur le refus de reconnaître toute « collectivité » ou communauté.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Au-delà de la composition du Conseil, on pourrait évoquer la personnalité du ministre de l’Intérieur, en l’occurrence Jean-Pierre Chevènement, et la question de la Nouvelle-Calédonie.

M. Michel Verpeaux. Soit. Le contexte a donc changé. Je me suis moi aussi intéressé à la liste des pays ayant ratifié la Charte. C’est par exemple le cas du Liechtenstein et du Luxembourg, mais cela ne porte guère à conséquence, puisqu’ils n’ont pas de langues régionales ou minoritaires. On peut même se demander si la ratification a une signification en pareil cas. La Suisse a également ratifié. Il est intéressant de comparer son cas avec celui de la Belgique, car les situations linguistiques de ces deux pays sont proches. Alors que la Belgique refuse de signer la Charte pour les raisons que nous avons évoquées, la Suisse l’a ratifiée dès 1997, mais elle déclare qu’elle n’a pas de langues régionales ou minoritaires : toutes ses langues sont officielles. Les deux choix sont totalement opposés.

Parmi les pays n’ayant ni signé ni ratifié la Charte, on trouve également le Portugal et la Grèce – pour des raisons que j’ignore. J’observe au passage qu’il pourrait être intéressant pour la commission des Lois de conduire une étude de droit comparé sur le sujet.

Parmi les pays qui ont signé la Charte mais ne l’ont pas encore ratifiée, on trouve donc la France, ainsi que la Russie.

Venons-en au fond de la décision du Conseil constitutionnel. Il semble que le blocage pour le Conseil trouve son origine dans le quatrième alinéa du préambule de la Charte : « Considérant que le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique constitue un droit imprescriptible… ». Je crois qu’il n’existe pas véritablement d’hostilité aux langues régionales en France. M. Molac disait tout à l’heure que les habitants de la région parisienne en avaient une vision plutôt positive. Il ne s’agit bien sûr pas de les faire disparaître ; la question est de savoir quelle place leur donner, et dans quelle sphère. C’est évidemment dans la sphère publique que cela pose problème. Dans sa décision de 1999, le Conseil constitutionnel met en avant la liberté de communication, qui permet à tout un chacun de parler la langue qu’il veut. Mais tout se passe comme s’il y avait une barrière – pour ne pas dire une frontière – entre la sphère privée et la sphère publique. Dans la sphère publique, on ne peut pas autoriser n’importe qui à revendiquer le droit d’utiliser n’importe quelle langue, car cela conduirait à des situations de blocage. Je me distinguerais sur ce point de M. Mélin-Soucramanien. Le considérant 13 de la décision de 1999 est en effet ainsi rédigé : « Considérant que n’est contraire à la Constitution, eu égard à leur nature, aucun des autres engagements souscrits par la France, dont la plupart, au demeurant, se bornent à reconnaître des pratiques déjà mises en œuvre par la France en faveur des langues régionales ». C’est donc bien que seul ce point pose problème.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Permettez-moi d’observer que les nouveaux États membres doivent avoir ratifié la Charte avant leur adhésion à l’Union européenne. Il est tout de même paradoxal que notre pays exige des autres ce qu’il ne fait pas lui-même.

M. Michel Verpeaux. Il en va de même de la Charte européenne de l’autonomie locale.

M. Jean-Éric Gicquel. Je reviendrai pour ma part sur trois points.

Demandons-nous, tout d’abord, quelle pourrait être la position du Conseil constitutionnel en cas de nouvelle saisine. Nous avons un indice, avec une décision rendue en 2011 dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, « Mme Cécile Lang et autres ». Il s’agissait de savoir si l’article 75-1 de la Constitution pouvait fonder des droits et des libertés. Le Conseil constitutionnel a répondu par la négative. Sa jurisprudence sur la question linguistique reste donc assez restrictive.

Il faut aussi réfléchir à un statut législatif pour les langues régionales, en commençant par codifier ce qui existe. Je n’ose parler de « loi serpillière », mais l’idée est là : il s’agirait de « ramasser » toutes les pratiques déjà en vigueur pour leur donner un statut législatif. Prenons un exemple concret, qui a fait l’objet de décisions de justice remarquées : la question du bilinguisme routier. Le tribunal administratif de Montpellier a invoqué des raisons de sécurité routière pour ordonner à un maire de retirer les panneaux bilingues de sa commune ; à la suite de quoi, le Sénat a voté une proposition de loi relative à l’installation de panneaux d’entrée et de sortie d’agglomération en langue régionale. En juillet dernier, la cour administrative d’appel de Marseille a finalement invalidé le jugement du tribunal administratif. Nous avons là un exemple caractéristique, en ce sens que la loi n’a ni expressément autorisé ni expressément interdit cette pratique. Il s’agit donc d’une tolérance à laquelle on pourrait donner un statut législatif afin d’écarter toute incertitude juridique. Un autre exemple est celui de la pagination des sites web. Sur le site du conseil régional de Bretagne, il suffit de cliquer sur une icône pour accéder à des pages en breton. Là encore, il s’agit d’une tolérance. Commençons donc par constater les droits existants et les regrouper dans un texte afin d’assurer une sécurité juridique aux collectivités locales.

Le dernier point est plus complexe. Peut-on se contenter d’écrire dans la Constitution que la France peut engager le processus de ratification de la Charte, voire faire référence à sa déclaration interprétative ? Vous savez que la Charte interdit toute réserve. Néanmoins, il y a une différence entre réserve et déclaration interprétative. Une réserve est émise par l’État qui refuse expressément d’exécuter telle ou telle obligation d’un traité. La France a par exemple émis une réserve sur l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies de 1966, qui stipule que « dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue. »

La déclaration interprétative se distingue de la réserve. Certains États ont déjà assorti leur signature ou leur ratification de la Charte de déclarations interprétatives. C’est le cas du Danemark s’agissant de la question du Groenland, ou de l’Azerbaïdjan pour la partie de son territoire occupée par l’Arménie. La France a la possibilité de faire de même dans son instrument de ratification. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait pour la Charte européenne de l’autonomie locale, qu’elle a ratifiée en 2007, en indiquant que les établissements publics de coopération intercommunale ne sont pas des collectivités locales au sens de cette charte. C’est une interprétation qui est donnée de la Convention en cas de litige. La France avait également assorti la signature de la Charte des langues régionales ou minoritaires d’une déclaration interprétative afin, justement,que celle-ci puisse être acceptée par le Conseil constitutionnel. Mais dans sa décision de 1999, celui-ci a considéré que cette déclaration n’avait aucune force normative et constituait un simple « instrument en rapport avec le traité et concourant, en cas de litige, à son interprétation ». Le Conseil ne l’a donc pas intégrée à son contrôle, se bornant à celui de la seule Charte. Par conséquent, la difficulté reste entière : il n’existe aucune raison objective pour que le Conseil constitutionnel ne maintienne pas sa position de 1999, à savoir que la Charte n’est pas compatible avec la Constitution.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Nous sommes, je crois, tous d’accord. Quelle que soit la voie choisie, celle d’un nouvel article 53-3 ou celle d’un nouvel alinéa à l’article 75-1, le risque contentieux devant le Conseil constitutionnel demeure très élevé, y compris en passant par la révision constitutionnelle. Il le serait moins - me semble-t-il - si vous choisissiez de reprendre le texte de votre proposition de loi, et d’aller plus loin en mettant en œuvre un ensemble de stipulations prévues dans la partie III de la Charte. L’article 75-1 ayant changé un certain nombre de choses, ces dispositions législatives n’encourraient pas nécessairement la censure du Conseil constitutionnel. Celle-ci a en effet été provoquée par les dispositions du préambule de la Charte et celles de la partie II, notamment sur les droits des groupes. Peut-être le Conseil constitutionnel a-t-il fait une interprétation erronée de la Charte ou surévalué la portée de ses stipulations, mais sa décision s’impose. Ce n’est donc plus le débat et il est certain qu’une nouvelle tentative de reprendre le « paquet », si je puis dire, de la Charte se heurtera au même obstacle. Si je peux me permettre une boutade, je dirais qu’il serait aujourd’hui plus facile pour vous de réformer le Conseil constitutionnel que de réviser la Constitution sur ce point !

Je suis plus attaché au grain des choses qu’à la paille des mots, et donc à la réalité des actions concrètes en faveur des langues régionales davantage qu’au symbole consistant à ratifier la Charte. Si l’interprétation du Conseil constitutionnel est imparfaite, la Charte n’est pas non plus exempte de critiques. Que vaut-il mieux pour la société française d’aujourd’hui ? Progresser en faisant adopter des mesures concrètes, ou se heurter à ce symbole au prix d’une « bataille d’Hernani » ?

M. Jean-Marie Woehrling. Nous sommes face à une question très débattue : la position que pourrait adopter demain le Conseil constitutionnel sur les dispositions concernant les langues régionales. M. Verpeaux est plutôt optimiste. M. Mélin-Soucramanien est particulièrement pessimiste, puisqu’il estime que le Conseil constitutionnel s’opposerait même à une révision constitutionnelle – ce que je trouve un peu excessif : si un article de la Constitution dit que la République peut ratifier la Charte, je ne vois pas comment le Conseil constitutionnel pourrait ignorer la volonté du constituant. Certes, on peut se poser la question du coût politique d’une telle révision constitutionnelle. Mais sur le plan juridique, je n’ai aucun doute : si cette disposition figure dans la Constitution, le Conseil constitutionnel la respectera. Peu importe par ailleurs l’article dans lequel elle serait placée.

Notre discussion a montré que nous sommes aujourd’hui dans une grande incertitude juridique – ce qui ne devrait pas être. Nous avons évoqué les panneaux d’entrée et de sortie d’agglomération et le livret de famille bilingue : ces questions ne devraient même pas se poser ! Lors de la discussion de la proposition de loi du Sénat, nous avons entendu des propos proprement hallucinants, témoignant de la complète incertitude des élus sur les dispositions qu’ils pourraient ou non adopter en faveur des langues régionales dans le cadre de la Constitution. Il est tout à fait anormal d’en arriver là. Sans doute faudrait-il commencer par faire un travail sur les mesures de promotion des langues régionales qui sont envisageables, puis se livrer à une analyse juridique afin de voir lesquelles posent problème au regard de la Constitution. Personnellement, je pense qu’elles sont peu nombreuses, sauf à adopter une attitude résolument hostile à l’égard des langues régionales. S’agissant du livret de famille bilingue, la réponse a déjà été donnée, en 1999, par le Conseil constitutionnel, qui a dit que les traductions étaient toujours possibles. Je ne comprends même pas qu’une discussion puisse perdurer sur le sujet. En réalité, c’est le contexte qui pollue la discussion : les choses les plus simples sont tout à coup mises en cause et considérées comme juridiquement impossibles. Je conçois que la ratification de la Charte puisse apparaître délicate sur le plan politique, mais elle aurait au moins l’avantage de résoudre le problème. Dès lors que le constituant reconnaît les principes de la Charte, cela signifie en effet qu’ils sont compatibles avec la Constitution.

Encore une fois, la Charte ne comporte aucune disposition vraiment problématique. Vous avez évoqué une phrase du préambule, mais celui-ci n’a pas de portée juridique en lui-même. J’ajoute qu’il faut comprendre la vie publique non pas comme la vie administrative, mais comme l’opposé de la vie privée. Surtout, il faut aller au bout de cette phrase, qui fait référence aux principes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies et à l’esprit de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe. C’est sa seule portée.

Commençons donc par établir une liste des choses concrètes qui existent déjà. Le terme de codification n’est pas très heureux, dans la mesure où il n’existe justement rien dans notre législation, hormis peut-être une ou deux dispositions telles que l’article L.312-10 du code de l’éducation. On y trouve aussi quelques dispositions négatives qui viennent limiter l’usage des langues régionales, mais aucune disposition positive, si bien que chaque fois qu’une initiative est prise, on nous objecte que ce n’est pas prévu. La seule codification ne suffira dons pas : il faut introduire des dispositions positives, permissives, pour rompre cette interprétation négative qui limite l’application des mesures qui devraient déjà pouvoir être mises en œuvre en faveur des langues régionales minoritaires.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Pour conclure, je retiens de notre discussion plusieurs éléments qui ne sont pas, hélas, source de certitudes. La décision du Conseil constitutionnel s’impose : on a beau dire que le préambule de la Charte n’a pas de portée juridique en lui-même, le Conseil lui donne cette portée en le visant dans sa décision de 1999.

Une fois le principe de la ratification acquis, la difficulté réside moins dans la Charte elle-même que dans la déclaration interprétative que la France a annexée à sa signature à Budapest en 1999 – Pierre Moscovici était alors ministre des Affaires européennes. Cette signature n’a pu avoir lieu qu’au prix de la déclaration interprétative, comme en témoignent aussi bien le rapport de Bernard Poignant que l’interprétation du professeur Guy Carcassonne. Autrement dit, la France ne reprendra pas la Charte in extenso : elle ne retiendra que les parties qu’elle a signées. Mais si le Conseil ne reconnaît pas la valeur de la déclaration interprétative, nous en restons au même point.

L’idée d’une nouvelle saisine du Conseil me semble néanmoins devoir être suggérée à nos collègues du groupe d’études sur les langues régionales. Cette démarche collective ne me semble pas inutile : elle nous permettrait de mesurer la hauteur des obstacles et de calibrer les moyens à mettre en œuvre pour les franchir. Dans la perspective d’une ratification de la Charte - qui est celle du Président de la République - le choix du titre VI de la Constitution, relatif aux traités et accords internationaux, pour inclure un nouvel article 53-3 est une voie qui n’avait pas encore été explorée. Je me réjouis que nous ayons pu la dégager et j’espère qu’elle pourra prospérer.

La question des droits nouveaux et de l’existant sonne comme une résonance de la proposition de loi que nous avions déposée sous la précédente législature. C’est une piste que nous pouvons rouvrir, en recourant, le cas échéant, à l’expertise – précieuse – du Conseil d’État, puisque l’Assemblée nationale peut désormais recourir à celle-ci sur des propositions de loi, sous réserve qu’elles soient inscrites à l’ordre du jour de la Commission.

Les sujets que nous avons abordés ne sont pas des détails, car ils suscitent des troubles. Je pense au livret de famille bilingue, à propos duquel j’avais posé une question écrite à la garde des Sceaux. Vous nous dites que le Conseil constitutionnel a donné son point de vue, monsieur Woehrling. Je vais le transmettre à la garde des Sceaux, qui se fonde sur des lois révolutionnaires pour me répondre que tout document officiel ne peut être écrit qu’en français. De mon point de vue, la traduction en breton n’enlevait rien à la validité du texte, puisque le français était maintenu – il ne s’agissait donc pas d’un remplacement. Mais la garde des Sceaux nous a explicitement répondu que ce n’était pas possible.

Nous avons de quoi travailler. Il faudra aller assez vite, car je ne suis pas sûr que les occasions de réviser la Constitution soient si nombreuses durant cette législature. Il nous faudra donc être prêts le moment venu. En 1999, l’alliance entre une droite anti-européenne et une gauche républicaine façon Fondation Marc-Bloch, pour faire court, avait abouti au contexte que l’on sait. Je ne suis pas certain que tout cela soit dissipé. Il nous faudra donc convaincre.

Je vous remercie tous d’avoir participé à cette table ronde.

La séance est levée à 12 heures 05.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nathalie Appéré, M. Paul Molac, M. Jean-Jacques Urvoas

Excusés. - M. Marcel Bonnot, M. Sergio Coronado, M. Marc Dolez, Mme Laurence Dumont, M. Édouard Fritch, M. Daniel Gibbes, Mme Marietta Karamanli, M. Alfred Marie-Jeanne, Mme Corinne Narassiguin, M. Roger-Gérard Schwartzenberg

Assistaient également à la réunion. - M. Jean-Luc Bleunven, M. Pascal Deguilhem, Mme Marie-Hélène Fabre, M. François Pupponi