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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mardi 15 mars 2016

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 60

Présidence de M. Dominique Raimbourg, Président

– Audition de Mme Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, accompagnée de Mme Gwénaëlle Calvès, membre de la CNCDH et de M. Hervé Henrion-Stoffel, conseiller juridique (contrôle de l’état d’urgence)

– Audition de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (contrôle de l’état d’urgence)

La séance est ouverte à 18 heures.

Présidence de M. Dominique Raimbourg, président.

La Commission procède à l’audition de Mme Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), de Mme Gwénaëlle Calvès, membre de la CNCDH et de M. Hervé Henrion-Stoffel, conseiller juridique (contrôle de l’état d’urgence).

M. le président Dominique Raimbourg. Madame la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), nous vous recevons aujourd’hui, avec Mme Gwénaëlle Calvès, membre de la CNCDH, et M. Hervé Henrion-Stoffel, conseiller juridique, dans le cadre de nos travaux de contrôle de l’état d’urgence, décrété le 14 novembre 2015 et prolongé à deux reprises, le 20 novembre et le 19 février dernier. Nous avons souhaité vous entendre au regard de la place qui est la vôtre dans le domaine de la défense des droits et des libertés ; vous avez par ailleurs publié un avis sur le suivi de l’état d’urgence.

Dans la mesure où notre mission est constituée comme une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Christine Lazerges, Mme Gwénaëlle Calvès et M. Hervé Henrion-Stoffel prêtent successivement serment.)

Je vais maintenant vous donner la parole, puis mes collègues vous poseront des questions.

Mme Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Au nom de la CNCDH, je me félicite de cette initiative de votre Commission. Votre prédécesseur, Jean-Jacques Urvoas, nous a saisis pour assurer le suivi de l’application de l’état d’urgence ; c’est sur la base de cette saisine que nous avons conduit nos travaux. Les chiffres que je serai amenée à donner proviennent du ministère de l’intérieur. N’étant pas des professionnels des questions de sécurité, nous nous garderons de formuler des appréciations globales sur l’efficacité des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence pour mieux lutter contre le terrorisme. Nous avons cependant des constats à établir au regard des droits et libertés fondamentaux ; j’en évoquerai quelques-uns puis Mme Calvès, universitaire comme moi, traitera des divers contrôles exercés sur les opérations administratives.

L’avis que nous présentons aujourd’hui a été rédigé par l’un des quatre pôles de la CNCDH, le pôle « État de droit et libertés » ; Mme Calvès en a été la rapporteure, l’avis a été adopté à l’unanimité moins la voix de la Croix-Rouge, qui, me semble-t-il, reste toujours neutre.

Dans le cadre de l’état d’urgence, trois types de mesures administratives ont principalement été ordonnés : perquisitions, assignations à résidence, fermetures de lieux de culte.

S’agissant des perquisitions, 3 284 avaient été ordonnées au 3 février ; au 11 mars, ce chiffre s’élève à 3 449, ce qui montre que l’état d’urgence s’essouffle dans les mesures qu’il autorise puisque, en un mois, une centaine de perquisitions supplémentaires seulement ont été effectuées. Cette évolution permet de s’interroger sur la pertinence de la reconduction de l’état d’urgence.

Le même phénomène s’observe pour les assignations à résidence : 392 prononcées au 3 février, 470 au 11 mars.

Quant aux lieux de culte, dix avaient fait l’objet d’une mesure de fermeture au 3 février.

Par ailleurs, un peu moins d’une dizaine d’interdictions de manifester ont été prononcées ; nous regrettons que ces interdictions ne fassent pas l’objet d’un recensement de la part du ministère de l’intérieur, et nos chiffres ne sont peut-être pas tout à fait exacts.

La CNCDH n’a pas considéré que le Président de la République ait commis une erreur en décrétant l’état d’urgence, ni le Parlement en le prorogeant après les douze jours prévus par la loi. En revanche, nous nous interrogeons sur le second renouvellement de trois mois, car nous estimons que l’état d’urgence constitue un état d’exception, qui, dans un État de droit, ne saurait être permanent. Ce serait une grande victoire pour les terroristes de se dire qu’ils peuvent nous contraindre à vivre en permanence sous le régime de l’état d’urgence.

Les perquisitions administratives ont fait l’objet de très nombreux signalements de dysfonctionnements : la mobilisation des forces de police et de gendarmerie a souvent paru démesurée ; à titre d’exemple, la perquisition d’une mosquée à Brest, le 20 novembre 2015 à trois heures du matin par une centaine de membres des forces de l’ordre, n’a abouti à aucune interpellation. Il nous semble par ailleurs que les autorités ont parfois manqué de discernement dans le choix des cibles, puisqu’une ferme biologique située dans le Périgord a fait l’objet d’une perquisition.

La CNCDH n’est pas composée que de personnalités qualifiées, elle l’est aussi de représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’associations, à raison de trente représentants par collège. Ainsi, la Ligue de droits de l’homme (LDH), qui a été très active, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), qui a rendu un rapport sur les violences policières, et la CIMADE, service œcuménique d’entraide, notamment, sont représentées à la CNCDH. Ces organismes, dont les missions sont de veiller aux excès des forces de l’ordre, nous ont fournis, ainsi que d’autres personnes que nous avons entendues, la plupart des informations que je vais vous présenter, particulièrement en ce qui concerne les perquisitions administratives.

Au cours de ces opérations, la présence de personnes vulnérables – mineurs, femmes enceintes, personnes âgées ou handicapées – a très peu été prise en compte, ce qui, aux yeux de la CNCDH, constitue une grave erreur. Vous êtes au fait de ces exemples de perquisitions ratées au regard du respect des droits fondamentaux : une perquisition nocturne, effectuée devant des enfants mineurs, par des personnes cagoulées entrant violemment en masse dans l’appartement, cause un choc grave et entraîne de lourdes séquelles psychologiques. De nombreuses violences physiques nous ont été rapportées : plaquages au sol, coups, immobilisations physiques accompagnées d’une mise en joue avec arme, violences psychologiques, usage des menottes bien au-delà de ce qu’autorise l’article 803 du code de procédure pénale, dégradations volontaires ou involontaires d’emblèmes religieux ou d’objets cultuels, dégâts matériels quasi systématiques… Monsieur le président de la commission des Lois, j’insiste auprès de vous pour que la réparation de ces dégâts matériels soit faite dans de meilleures conditions qu’aujourd’hui. En effet, la majorité des personnes dont le domicile a été perquisitionné sont peu au fait des procédures et ne saisissent pas le tribunal administratif ou ne sollicitent pas un avocat ; certaines préfectures les indemnisent, d’autres non, et beaucoup parmi les intéressés ne sont toujours pas indemnisés. Un suivi de la commission des Lois dans ce domaine serait le bienvenu, bien des gens chez qui ces opérations ont été menées ne disposant que de faibles moyens. Un certain nombre d’appartements ont été mis à sac, ce qui est douloureux psychologiquement comme matériellement.

J’insiste aussi sur les propos déplacés, vexatoires, voire injurieux, tenus par certains policiers ou gendarmes : « Lisez ça si vous savez lire », « On est en état d’urgence alors on fait ce qu’on veut », « Il reste encore quelques places à Guantanamo » ou, de façon plutôt discriminatoire, « Vous pratiquez plus qu’il ne faut ». Nous avons même eu l’exemple d’un représentant des forces de l’ordre apercevant la représentation d’un personnage barbu dans un appartement et demandant : « Qui est ce barbu ? », ce à quoi il a été répondu qu’il s’agissait de Victor Hugo !

Le plus important réside dans l’absence de remise de l’ordre de perquisition, ainsi que de récépissé, à l’occasion des opérations. C’est sans doute ce qui explique la quasi-absence de recours, les personnes perquisitionnées ne disposant d’aucun élément tangible à produire. Nous nous sommes néanmoins félicités de constater que, dès le 25 novembre 2015, le ministre de l’intérieur, a, par voie de circulaire, rappelé aux forces de l’ordre le strict respect des règles des codes de déontologie de la police et de la gendarmerie.

Il nous est par ailleurs revenu que l’assignation à résidence s’est parfois transformée en mesure restrictive de la liberté d’aller et venir, et, dans certains cas, en une privation de liberté qui aurait dû relever de l’article 66 de la Constitution. Cela a été le cas lorsque des personnes ont été contraintes à se présenter quatre fois par jour au commissariat de police, ce que même la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence n’autorise pas. Nous avons eu connaissance de cas assez dramatiques, tel celui d’une mère de famille vivant seule avec trois jeunes enfants, obligée d’aller se présenter à quatre kilomètres de son domicile, en l’absence de moyens de transport.

En tout état de cause, l’assignation à résidence, par la fréquence des pointages, entrave l’activité professionnelle, constitue une obstruction à la poursuite d’études et bouleverse l’organisation de la vie privée, comme l’illustre notre avis. Certaines juridictions pourront vous le dire : puisque l’état d’urgence perdure, les mesures d’assignation à résidence devraient être beaucoup plus individualisées qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent.

Certaines pratiques ont constitué un détournement de l’état d’urgence et nous avons pu constater que les principes de nécessité et de proportionnalité ne présidaient pas à toutes les décisions d’opérations administratives. Cela a été le cas à l’occasion de la COP 21, puisque des militants écologistes ont fait l’objet de cette mesure et qu’une grève dans une entreprise multimédias ainsi qu’une manifestation d’un syndicat de retraités ont été interdites.

L’état d’urgence a encore été utilisé à Calais dans le but d’entraver la liberté d’aller et venir des migrants – qui vivent dans des conditions que la CNCDH considère comme infra-humaines – en instituant, au titre de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955, une « zone de protection » sur l’emprise de la route nationale 216, dite rocade portuaire de Calais. Concrètement, cela a conduit à interdire aux migrants vivant dans la « jungle » l’accès et la circulation sur les voies routières, ce qui nous a semblé fort peu en relation avec la lutte contre le terrorisme.

D’après des sources ministérielles, nombre des poursuites engagées dans le cadre de l’état d’urgence étaient sans rapport avec la lutte contre le terrorisme, mais relevaient d’infractions à la législation sur les stupéfiants ou les armes. À la date du 3 février dernier, vingt-huit infractions avaient été constatées ; la section antiterroriste du parquet de Paris a été saisie de cinq d’entre elles, les vingt-trois autres relevant du délit d’apologie ou de provocation à des actes de terrorisme.

Enfin, les personnes visées étant pour la plupart de confession musulmane, il y a là une sorte de discrimination à l’égard d’une religion, ainsi qu’un sentiment de rejet éprouvé par les intéressés. Nous fondant sur le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) adopté en 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies, nous considérons qu’en aucun cas l’état d’urgence ne doit aboutir à des discriminations fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale. À nos yeux, l’état d’urgence porte atteinte à la cohésion nationale ; dans ces conditions, il ne saurait perdurer que s’il s’avère strictement indispensable. Nous souhaitons que la loi de procédure pénale – au sujet de laquelle le Sénat nous a entendus aujourd’hui – ne serve pas seulement à permettre la levée de l’état d’urgence une fois introduits dans ce code un certain nombre de dispositifs, telles les perquisitions de nuit, qu’aujourd’hui seul ledit état d’urgence autorise.

Mme Gwénaëlle Calvès, membre de la CHCDH. Mon propos portera sur les divers contrôles de l’état d’urgence qui ont été réalisés, et qui sont de trois ordres : institutionnel, juridictionnel et « citoyen » – j’entends par là : émanant de la société civile.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et le Défenseur des droits sont à l’origine du contrôle institutionnel. Toutefois, la partie de notre avis concernant la CNIL est caduque, car elle porte sur l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, qui prévoit la saisie et la conservation de données informatiques à l’occasion d’une perquisition administrative. Or, dans sa réponse à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) nº 536 du 19février dernier, soit le lendemain de l’adoption de notre avis, le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition législative. Dans la mesure où il s’agit d’une abrogation à effet immédiat, nos propositions tendant à améliorer le contrôle de la CNIL sur la conservation de ces données sont tombées.

En revanche, nos préconisations relatives à l’importance des avis et recommandations du Défenseur des droits conservent toutes leur pertinence. Au titre de sa mission de contrôle de l’activité des forces de police, le Défenseur des droits a appelé l’attention sur le déroulement des perquisitions administratives à de nombreuses reprises. Ses délégués territoriaux conduisent un travail d’analyse très précieux, fondé sur les réclamations des administrés, complémentaire du nôtre, et qui nous a menés à faire des rappels à la déontologie policière, souvent malmenée comme l’a montré Christine Lazerges.

Le contrôle juridictionnel des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, exercé par le juge administratif, tient une place cruciale dans la défense des droits individuels et collectifs au sujet de laquelle nous avons formulé sept recommandations. Nous avons en outre mentionné les contentieux que nous considérons comme « latéraux », concernant par exemple des retraits d’habilitation d’accès à des zones aéroportuaires ou des contrôles d’identité, indûment exercés au titre de l’état d’urgence et annulés par le juge des libertés et de la détention (JLD). De fait, les risques d’abus, l’effet « pente glissante » ou « doigt dans l’engrenage », auxquels un régime tel que celui de l’état d’urgence peut donner lieu, ne doivent pas être sous-estimés. Le Défenseur des droits a d’ailleurs fait de même en prenant en compte toutes les réclamations reçues, relatives à des mesures directement justifiées ou non par l’état d’urgence.

Très générale, notre première proposition porte sur la mauvaise connaissance des voies d’accès à la justice administrative – réalité qui excède largement notre sujet –, comme le montre le taux quasi nul de recours contentieux exercés à l’encontre des perquisitions. Il est d’un sur quatre pour les assignations à résidence, et plus difficile à évaluer pour les autres mesures, car les données fournies par le ministère de l’intérieur sont assez incomplètes, singulièrement dans le domaine des restrictions à la liberté de culte. En tout état de cause, la justice administrative est sous-investie par le public.

La deuxième proposition à trait aux contestations contentieuses des perquisitions administratives : on en comptait une seule à la date de l’adoption de l’avis, contre trois aujourd’hui, alors même que ces opérations constituent le premier motif de saisine du Défenseur des droits. La question de l’accès au juge est bel et bien posée, puisque les intéressés se plaignent auprès du Défenseur des droits au lieu de saisir le juge, démarche pourtant normale lorsque quelqu’un a subi un préjudice dû à une illégalité.

Nous avons fortement insisté sur la nécessité de mettre les personnes perquisitionnées en mesure d’exercer leur droit au recours contentieux en rendant systématique la remise d’un récépissé récapitulant le déroulement de l’opération et indiquant les voies de recours ouvertes au justiciable. Je rappelle qu’un très grand nombre d’actes administratifs bien plus bénins, lorsqu’ils sont exécutés, mentionnent les voies et délais de recours.

Nous proposons encore de rendre obligatoire le contrôle a priori de l’autorité judiciaire de la décision même de perquisitionner un domicile. Le Conseil constitutionnel a considéré qu’un tel contrôle n’était pas exigé par la Constitution ; il nous semble pourtant qu’il serait de nature à conforter l’état de droit, et il nous paraît praticable. Le mécanisme d’information sans délai des procureurs compétents fonctionne bien, aux dires mêmes de ces derniers. Il n’y aurait donc pas d’obstacle technique à ce que cette obligation d’information soit transformée en demande d’autorisation. Dans la décision rendue le lendemain de l’adoption de notre avis sur les deux QPC qui lui ont été adressées, le Conseil constitutionnel a semblé désireux de favoriser l’exercice des voies de recours après le déroulement d’une perquisition, en invitant le juge administratif à vérifier la légalité de la mesure à l’occasion d’un recours indemnitaire formé devant lui – ce qui ne va pas de soi. Il a particulièrement insisté sur le contrôle à opérer sur les perquisitions de nuit – la moitié de ces opérations étant nocturnes – et a invité le juge administratif à s’assurer que celles-ci sont justifiées par l’urgence ou l’impossibilité de les effectuer le jour.

Nous nous félicitons du contrôle exercé par les juridictions administratives dans le cadre du contentieux le plus volumineux, celui de l’assignation à résidence, et nous proposons même de l’inscrire dans la loi. Nous suggérons une procédure de référé spécifique à l’état d’urgence – car, actuellement, c’est au référé-suspension et au référé-liberté qu’il est le plus souvent recouru –, et ce en précisant le mode de contrôle applicable, ce qui éviterait le flottement constaté au début de l’entrée en vigueur de l’état d’urgence. En effet, comme l’a reconnu la semaine dernière la doctrine autorisée dans l’AJDA (Actualité juridique, Droit administratif), le juge administratif partage certaines émotions avec l’opinion et peut être tenté, par exemple, de considérer qu’il n’y a pas de condition d’urgence, comme l’avaient fait les tribunaux administratifs au début de ce contentieux. Si la loi déterminait le type de contrôle applicable, de telles tentations seraient évitées.

Concernant l’effectivité du contrôle, le recours aux « notes blanches » des services de renseignement a suscité de nombreuses interrogations à l’occasion des auditions auxquelles nous avons procédé. La question est apparue déterminante quant à l’exercice effectif des droits de la défense ; le juge exige désormais que ces notes soient circonstanciées et précises afin d’acquérir la qualité d’élément probant. Cela met par ailleurs l’avocat du plaignant en mesure de réfuter les arguments avancés par l’administration. Au cours de la période récente, un assez grand nombre d’assignations à résidence jugées en référé ont été considérées comme manifestement illégales, faute pour l’administration de pouvoir étayer son action sur des éléments concrets.

De manière générale, le juge administratif vérifie aujourd’hui, comme le Conseil constitutionnel l’y a invité, que les motifs retenus pour décider d’une assignation à résidence, d’une perquisition ou de la fermeture d’un lieu de culte soient étroitement proportionnés au péril imminent ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence. Nous proposons que l’administration s’approprie ce mode de contrôle, et, de façon explicite et systématique, établisse ce lien entre la restriction de liberté qu’elle décide et les raisons qui ont motivé l’état d’urgence. En clair, cela éviterait l’assignation à résidence de militants écologistes et permettrait également d’individualiser les conditions de l’assignation, car, comme le rappelait Christine Lazerges, les obligations de pointage, selon leur fréquence et le lieu où elles doivent être effectuées, peuvent être très lourdes pour les intéressés.

Enfin, dans le cadre du contrôle « citoyen », nous présentons de façon non exhaustive l’action des associations, de la presse et des syndicats pour souligner le rôle fondamental de vigie tenu par la société civile. Cette mobilisation ne doit toutefois pas faire oublier que des phénomènes plus inquiétants ont été observés : des dénonciations malveillantes par exemple, des mises à l’index par le voisinage de personnes ayant été perquisitionnées. La LDH, dont Christine Lazerges a souligné l’éminence de la participation à nos travaux, a indiqué que son action d’assistance aux personnes était entravée par les intéressés eux-mêmes, la peur du regard de leurs voisins leur interdisant de dire qu’ils ont fait l’objet d’une perquisition ou d’une assignation et leur imposant, dans les faits, de faire le silence sur leur situation.

En conclusion, l’état d’urgence crée une ambiance générale susceptible de corroder le lien social, alors même que notre pays a plus que jamais besoin d’unité face à la menace terroriste. Nous appelons par conséquent à une sortie de l’état d’urgence et à un retour rapide à la normalité.

Mme Christine Lazerges. Nous avons pu mesurer à quel point une perquisition ou une assignation à résidence constitue une humiliation. Comme Gwénaëlle Calvès l’a fort bien dit, dans ce contexte, la famille est rejetée par son voisinage, les enfants sont montrés du doigt à l’école, ce qui pousse certains des intéressés à vouloir déménager. Nous avons constaté que les retombées des mesures administratives qu’autorise l’état d’urgence sont bien le détricotage du lien social et la crise de la cohésion sociale. Notre société n’a pas besoin d’une telle atmosphère, et il nous paraît urgent de sortir de l’état d’urgence.

M. Lionel Tardy. L’état d’urgence est aujourd’hui prolongé jusqu’au 26 mai. Nous savons que l’Euro 2016 de football viendra ensuite, ce qui se traduira par une prolongation de trois mois, c’est-à-dire jusqu’à la fin du mois d’août, soit neuf mois d’état d’urgence au bas mot. Même si, comme nous l’espérons, rien de notable ne se produit d’ici le 26 mai, ne pensez-vous pas que le Gouvernement cherchera à prolonger l’état d’urgence jusqu’à l’Euro, car si un attentat devait survenir au cours de cette manifestation sportive alors que la mesure aurait été levée, cela lui serait reproché ?

Mme Christine Lazerges. Je vous rappelle que vous êtes le Parlement, non le Gouvernement, et que le Parlement peut prendre ses responsabilités, quoi que lui demande le Gouvernement. Je comprends que cela n’est pas aisé, nous l’avons écrit dans un autre avis : il est très facile d’entrer dans l’état d’urgence, mais extrêmement difficile d’en sortir. Personne n’ayant jamais prouvé l’utilité de l’état d’urgence, nous nous gardons bien d’émettre une opinion à ce sujet : nous ignorons s’il est utile ou non.

Un attentat terroriste pourrait se produire en France pendant la période de l’état d’urgence ; nous ne savons rien – ni les uns, ni les autres – de l’état d’urgence en tant que mode de prévention du terrorisme. Il n’est que d’entendre ce que l’on dit de la France à l’étranger. Il serait grave de dire que, puisqu’il est difficile de sortir de l’état d’urgence, nous n’en sortirons pas ; après l’Euro, il y aura autre chose, il suffit de regarder ce qui se passe en Turquie, ou hier en Côte-d’Ivoire. État d’urgence ou pas, le risque de terrorisme est lourd ; le prix à payer est-il l’état d’urgence ? À la CNCDH, nous n’en sommes pas convaincus, et nous pensons qu’entrer dans l’ère du soupçon est ce qui pourrait arriver de pire à la France pour les années à venir.

M. Sergio Coronado. Je tiens à vous remercier pour la qualité de votre travail comme pour celle de vos interventions. Vous mettez en lumière les dégâts, à certains égards peu visibles, de l’état d’urgence ; lors de nos discussions avec le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, l’argument régulièrement avancé a été que très peu de plaintes sont déposées pour dénoncer les perquisitions ou les assignations à résidence abusives.

Vous exposez très clairement comment l’accès à la justice ne va pas de soi pour les intéressés, comment ces perquisitions et assignations à résidence constituent des marqueurs d’infamie aux yeux de leur entourage et de leur voisinage, comment ces mesures administratives peuvent compromettre la vie familiale, professionnelle, estudiantine ou militante.

Je partage votre analyse sur le détournement de l’état d’urgence. Toutefois, le Conseil constitutionnel n’a pas épousé ce point de vue, puisqu’il a considéré que, si le législateur avait voulu que l’état d’urgence ne serve qu’à lutter contre le terrorisme, il l’aurait clairement exprimé dans la loi. De son point de vue, le recours à l’état d’urgence à des fins de maintien de l’ordre public ne constitue pas un détournement. Pourtant, l’assignation à résidence de vingt et un militants écologistes par les forces de police et de gendarmerie est totalement infondée dans le contexte de la lutte contre le terrorisme : la question du détournement est dès lors posée.

Je souhaite vivement avoir votre opinion au sujet des conceptions du Conseil constitutionnel sur la lutte contre le terrorisme, l’état d’urgence et le maintien de l’ordre public.

Mme Gwénaëlle Calvès. Il ne me semble pas que le Conseil constitutionnel ait donné un blanc-seing aux forces de l’ordre pour recourir à l’état d’urgence à des fins autres que celles liées au péril imminent…

M. Sergio Coronado. J’ai simplement dit que le Conseil semble accepter volontiers que l’état d’urgence ne serve pas exclusivement à la lutte contre le terrorisme.

Mme Gwénaëlle Calvès. Le Conseil constitutionnel a, au contraire, incité le juge administratif à veiller à ce que la mesure administrative prise dans le cadre de l’état d’urgence soit adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité poursuivie, laquelle ne peut être que la cessation de l’état de crise ayant précipité la décision de mettre en œuvre l’état d’urgence.

La décision du Conseil et les instructions assez fermes qu’il donne au juge administratif ne me semblent pas pouvoir être interprétées comme autorisant un usage de ces mesures de police autre que destiné à lutter contre le péril imminent.

Mme Christine Lazerges. Mon interprétation est légèrement divergente, il me semble que le Conseil constitutionnel a été astucieux dans la formulation de sa décision et qu’il laisse la porte ouverte à des détournements.

Nous avons entendu les syndicats de magistrats des tribunaux administratifs, qui nous ont fait part d’un état de sidération des juges au moment du jugement des premières affaires, avant qu’une décision du Conseil d’État vienne mettre un terme aux hésitations d’un certain nombre de tribunaux administratifs. Toutefois, le fait qu’un tribunal administratif ait pu considérer qu’il n’était pas urgent de statuer sur une assignation à résidence est assez hallucinant ; cela a été justifié par l’un des syndicats auditionnés par l’état psychologique régnant alors, et qui était le même que celui de tous les Français !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Nous savons que, malheureusement, le terrorisme ne va pas disparaître. Dans la mesure où vous pensez que l’état d’urgence ne se justifie plus puisqu’il ne donne pratiquement plus lieu à aucune interpellation, une sortie « sèche » du dispositif vous semble-t-elle envisageable, ou faut-il prévoir des mesures transitoires ? Plutôt que de reconduire l’état d’urgence pour trois mois, aurait-il fallu aménager une sortie ?

Toujours en conservant à l’esprit que le terrorisme ne disparaîtra pas, quelle appréciation portez-vous sur la législation actuelle relative au respect des droits au sein de cette société qui, hélas, a appris à vivre avec le terrorisme ?

Mme Christine Lazerges. On est en état d’urgence ou on ne l’est pas. Le Conseil d’État l’a dit, il n’existe pas de sortie graduée – idée qu’il avait été envisagé d’inscrire dans la loi. Nous avons vécu pendant des années sans état d’urgence alors qu’il y avait des actions terroristes : les attentats de l’année 2015 n’ont pas été les premiers commis en France.

Au pays de la Déclaration des droits de l’homme – pour autant qu’on ose encore les évoquer –, nous devons être capables, même dans le contexte actuel de cette crainte justifiée du terrorisme, de vivre autrement qu’en état d’urgence. Je le répète, ce sont toujours les mêmes qui sont entravés dans leur existence, et ce sont précisément ceux que l’on a le plus de mal à intégrer dans notre société et à doter de chances égales à celles des autres.

L’état d’urgence, les perquisitions, les assignations à résidence sont des machines à discrimination. Au lieu de continuer à les faire tourner, revivons avec des forces de l’ordre fonctionnant normalement. Je le répète, rien ne prouve que l’état d’urgence soit utile, rien non plus ne prouve qu’il soit inutile ; il peut durer jusqu’à la fin des temps si le courage politique de revenir aux fondamentaux fait défaut.

Je réponds maintenant à votre seconde question. Comme tout texte de procédure pénale, un texte qui touche aux droits fondamentaux doit être mûrement pensé. Mon maître en droit, le doyen Carbonnier, citant Montesquieu, enseignait à ses élèves que le Parlement ne devait légiférer que « d’une main tremblante ». En l’occurrence, nos mains tremblent parce que nous avons peur, mais nous ne nous donnons absolument pas les moyens de réfléchir. La preuve en est qu’on a même imaginé de maintenir des mineurs – et des majeurs – en rétention pendant quatre heures, sans aucune garantie. Comment peut-on, aujourd’hui, en France, imaginer qu’il serait possible de retenir quelqu’un pendant quatre heures pour faire du renseignement, et que cela constituerait un moyen de lutte contre le terrorisme ?

Mme Cécile Untermaier. Merci pour vos travaux ainsi que pour vos interventions, qui nous sont utiles dans notre recherche d’un équilibre entre sécurité et liberté. Comme vous, je considère qu’il faut sortir de l’état d’urgence et que les moyens de la sécurité sont à rechercher dans le droit commun.

Il me semble toutefois qu’au fil du temps le dispositif a été amélioré ; l’approche, brouillonne au départ, est devenue, peut-être du fait de la réduction du nombre des opérations, plus précise par la suite, avec des initiatives mieux ciblées, mieux proportionnées et circonstanciées. Partagez-vous cette impression ?

J’ai interrogé le préfet de mon département, la Saône-et-Loire, qui ne m’a fait part d’aucun débordement et m’a, au contraire, affirmé que toutes les opérations s’étaient déroulées dans le respect des droits et des libertés. Il me semble que les députés doivent jouer leur rôle sur le terrain, être aux côtés des préfets et faire circuler l’information, au même titre qu’un délégué du Défenseur des droits.

L’idée du récépissé est très intéressante. Puisque nous sommes sous un régime d’état d’urgence, nous pourrions adopter cette mesure de façon exceptionnelle. Par ailleurs, l’accès à la justice me paraît extrêmement difficile, singulièrement pour des gens modestes ; cette question trouvera peut-être sa solution dans le projet de loi « Justice du XXIe siècle », mais elle demeure une réalité aujourd’hui.

Comme vous, je déplore que des dénonciations malveillantes aient été enregistrées, car les dommages psychologiques qui en résultent ne sont pas rattrapables ; en revanche, en tant qu’élus nous pouvons agir auprès des préfets pour faciliter la réparation matérielle.

Enfin, s’il advenait qu’un jour nous soyons à nouveau en état d’urgence, nous risquerions de rencontrer les mêmes difficultés. Que pouvons-nous faire pour que, le cas échéant, le dispositif soit immédiatement mis en place de façon satisfaisante ?

Mme Christine Lazerges. Il faudrait en premier lieu que la police et la gendarmerie fassent preuve du plus grand respect pour la déontologie. Ainsi, quantité de perquisitions auraient pu ne pas avoir lieu de nuit, et la mise à sac des appartements n’est pas justifiée. Certes, on n’entre pas en sonnant à la porte, mais le seul dégât matériel constaté devrait concerner la porte d’entrée.

L’idéal à atteindre est celui de forces de l’ordre convenablement formées ; or, l’état d’urgence a révélé des dysfonctionnements dans ce domaine. Par ailleurs, en se fondant sur le nombre de recours formés contre ces opérations, le ministre de l’intérieur ne retient pas un critère sérieux, puisqu’il est notoire que l’accès à la justice est difficile : quelles sont les personnes – elles aussi sous le coup de la sidération – qui iront s’assurer les services d’un avocat ? De fait, des avocats spécialistes du droit des étrangers sont intervenus, en nombre croissant au fil du temps. En tout état de cause, l’état d’urgence aura révélé cette grande difficulté d’accès à la justice.

Mme Gwénaëlle Calvès. Les personnes qui s’estiment lésées doivent obligatoirement, avant tout contentieux, adresser une demande de réparation. Les préfets son donc là bien dans leur rôle. Malheureusement, nous ne disposons pas de statistiques sur le sujet.

M. le président Dominique Raimbourg. Je me suis déplacé dans trois préfectures, et il semble que la doctrine qui se met en place soit la suivante : si la perquisition est infructueuse, le bris de porte est indemnisé ; si, au contraire, des objets ont été saisis, les intéressés font l’objet de poursuites diverses et il n’y a pas d’indemnisation spontanée du bris de porte ; dans ce cas, un contentieux est nécessaire. Faute de lignes budgétaires clairement identifiées, l’appréciation de cette doctrine peut varier d’une préfecture à l’autre. Une administration ne peut d’ailleurs pas décider spontanément l’indemnisation d’un particulier sans avoir été condamnée par un tribunal.

Mme Christine Lazerges. Un procès devant le tribunal administratif dure plusieurs années…

Mme Gwénaëlle Calvès. Il est inexact de dire que l’accès à la justice administrative soit difficile ; le référé-suspension et le référé liberté sont gratuits, rapides et efficaces, et beaucoup d’associations sont prêtes à aider les intéressés. L’obstacle est psychologique, il ne résulte pas des procédures : ceux qui ont fait l’objet de ces mesures administratives se sont sentis montrés du doigt, notamment par leur voisinage et n’ont pas osé saisir le juge. À l’occasion de la déclaration de l’état d’urgence, un discours est apparu, tendant à considérer que le juge judiciaire était plus protecteur que le juge administratif, mal distingué de l’administration elle-même. Nous l’avons constaté avec stupéfaction, à l’occasion d’auditions au cours desquelles certains de nos interlocuteurs identifiaient la justice administrative à l’administration. Il s’agit donc bien d’un problème de méconnaissance, et certainement pas de procédure ni de coût : nous manquons d’une bonne pédagogie du droit.

Lionel Tardy. À ce stade, la question n’est plus que politique. Nous consultons les préfets de nos circonscriptions : jusqu’à la fin du mois de décembre le dispositif a progressé vers sa maturité. Un nombre considérable de perquisitions ont été effectuées, certaines ont été infructueuses, mais beaucoup de choses ont pu être faites, les préfets nous l’ont dit avec franchise : les forces de l’ordre ont pu investir beaucoup de lieux où elles ne pouvaient pas aller auparavant. Ainsi, sous couvert de l’état d’urgence, des affaires de banditisme ou de drogue ont pu être éclaircies, et certains délinquants qui se croyaient ignorés des services de police ont reçu de leur part un sérieux avertissement.

Aujourd’hui, force est de constater que cette courbe des perquisitions tangente toujours plus vers le zéro, car tous les dossiers en souffrance ont été traités. La vraie question est de savoir si un gouvernement sera capable de décider de la fin de l’état d’urgence, car si un attentat survient par la suite, il lui sera reproché. Le Gouvernement actuel peut-il prendre le risque, les forces de l’ordre ayant achevé de vérifier ce qu’il y avait à vérifier, de sortir de l’état d’urgence ? Si un attentat devait subvenir après coup, le Président de la République serait en difficulté.

Mme Christine Lazerges. Des attentats pourraient tout à fait avoir lieu actuellement, sous l’état d’urgence. L’argument de l’Euro 2016 de football ne tient pas, il y aura toujours quelque chose après…

M. Joaquim Pueyo. Je vous sais gré de nous avoir rappelé que les parlementaires ont un rôle et le Gouvernement un autre. Selon vous, le contrôle exercé est-il suffisant ? Comment pourrait-il être renforcé ?

S’il est vrai que les personnes qui font l’objet d’une perquisition, même classique, sont stigmatisées, cela l’est encore plus dans le cadre de la procédure d’urgence, je l’ai constaté dans mon département : les voisins pensent que les intéressés sont des terroristes. Comment réparer un tel préjudice ? La brutalité de la perquisition dépend du contenu de l’information dont disposent les forces de l’ordre : si elles pensent trouver des armes lourdes, elles adapteront leur comportement à cette situation. Par ailleurs, à l’issue de la perquisition, explique-t-on leurs droits aux intéressés ?

Mme Christine Lazerges. On ne leur explique rien du tout, pas plus que l’on ne leur délivre de récépissé.

M. Joaquim Pueyo. Il faudrait le faire, car la notion de juridiction administrative est très vague pour la population. Le juge administratif a beau être indépendant, les confusions sont nombreuses dans les esprits, ainsi que vous l’avez rappelé.

Je souhaite que le Gouvernement produise une évaluation objective des perquisitions administratives. Environ 10 % des personnes perquisitionnées ont fait l’objet de poursuites judiciaires, pas toujours liées au terrorisme : il peut s’agir de trafic de drogue, etc. Nous aurions besoin de cette évaluation avant de nous prononcer sur une éventuelle prolongation de l’état d’urgence. Il faudra pourtant bien en sortir rapidement, car il va y avoir l’Euro 2016, mais aussi le 14 juillet, les festivals estivaux dont certains rassemblent beaucoup de jeunes, et nous ne pourrons vivre éternellement dans l’état d’urgence.

Mme Christine Lazerges. Je rappelle que, dans la procédure judiciaire, la « note blanche » est sans valeur, ce qui pose le problème du fondement des perquisitions, dont certaines sont déclenchées sur la foi de simples rumeurs. Une « note blanche » ne porte ni date ni signature. On va rarement devant le juge administratif, plus rarement encore devant le Conseil d’État. Sur 3 449 perquisitions effectuées, trois ont été déférées devant le juge administratif. Le contrôle est donc inexistant. S’agissant des assignations à résidence, une sur quatre a fait l’objet d’un contrôle. Ce sont 3 449 familles et leurs proches qui sont concernés : à quoi tout cela a-t-il servi ? Les perquisitions devraient procéder d’un document signé par un service, le ministre de l’intérieur nous a indiqué que cela était le cas. La « note blanche » n’est qu’un ramassis de on-dit, dont l’accumulation finit par prendre des allures de preuve.

Mme Gwénaëlle Calvès. Je pensais que la question portait sur deux plans : celui du contrôle portant sur le cas d’espèce, certes, mais surtout celui du contrôle portant sur l’ensemble de la mise en œuvre de l’état d’urgence afin d’en dresser le bilan : à quoi a-t-il servi, quels types d’atteintes aux libertés a-t-il pu y avoir ? C’est cela qui serait nécessaire pour mettre un terme à l’ère du soupçon et de la stigmatisation. Le véhicule pourrait être la notification au Conseil de l’Europe des différentes mesures prises dans ce cadre, puisque l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme fait obligation à la France de notifier sa décision de recourir à l’état d’urgence et, ensuite, de détailler les décisions prises sur ce fondement.

Un contrôle européen surviendra probablement dans des années, et portera sur des cas particuliers. Ce serait, en revanche, l’occasion pour le Parlement et pour l’opinion de dresser un bilan. Cela faciliterait aussi la sortie de ce dispositif, ce que tout le monde souhaite.

M. le président Dominique Raimbourg. Combien d’incidents vous a-t-on signalés ? Et, s’agissant du contrôle juridictionnel, la procédure devant le tribunal administratif, avec la distinction entre le référé-liberté et l’assignation au fond, n’est-elle pas trop complexe pour le justiciable ?

Mme Christine Lazerges. Nous ne disposons pas d’une comptabilité des « bavures » ou des incidents. Nos informations proviennent de sources diverses, comme le blog de Laurent Borredon, journaliste au Monde, mais aussi des associations. J’imagine que vous allez entendre des associations qui agissent sur le terrain, la LDH étant la plus impliquée.

Mme Gwénaëlle Calvès. En ce qui concerne la procédure de référé et la procédure au fond, ce n’est pas le justiciable qui a à choisir, c’est le plus souvent son conseil. Dans la mesure où ce qui est demandé au juge est de faire usage de son pouvoir d’injonction afin de suspendre ou d’aménager l’assignation, ce sont les procédures d’urgence qui constituent la voie la plus naturelle, et d’ailleurs la plus usitée.

M. le président Dominique Raimbourg. Merci beaucoup pour ce travail et pour vos propos.

*

* *

La Commission procède à l’audition de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (contrôle de l’état d’urgence).

M. le président Dominique Raimbourg. Nous recevons maintenant M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Nous avons tenu à recevoir cette association particulièrement active dans la recherche d’abus qui auraient pu être commis dans le cadre de l’état d’urgence. La LDH a un avis critique – je ne pense pas trahir votre pensée en disant cela, monsieur le président – sur l’état d’urgence.

Cette audition est publique et filmée.

Comme vous le savez, monsieur le président, la Commission des lois a mis en place un processus de contrôle de l’état d’urgence, considérant qu’il s’agit là d’un état qui sort de l’ordinaire, et elle s’est constituée en commission d’enquête, ce qui a une conséquence formelle : conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Tubiana prête serment.)

Je vous laisse la parole pour un exposé introductif.

M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH). La LDH n’a pas contesté l’opportunité de la mise en œuvre de l’état d’urgence pendant la période initiale de douze jours, mais elle critique son renouvellement. Je doute de pouvoir vous apporter plus d’informations que vous n’en avez déjà, dans la mesure où nous publions toutes celles que nous détenons lorsque les gens nous autorisent à le faire. Mon intervention va donc porter essentiellement sur les conséquences de ce régime d’exception et les interrogations qu’il suscite.

Par rapport à la première période, nous constatons une certaine amélioration, notamment en ce qui concerne les manifestations et les perquisitions : nous n’avons pas eu connaissance de nouvelles interdictions de manifestation prises en application de l’état d’urgence ; nous n’avons plus de remontées en matière de perquisitions. En revanche, nous enregistrons de très nombreux cas de traumatismes liés aux perquisitions et nous allons faire une espèce de livre noir avec ces témoignages de violences inutiles, d’attitudes totalement dénuées de professionnalisme et de déontologie de la part des intervenants. Dans nombre de cas, ce qui est peut-être le plus grave pour l’avenir, les gens nous décrivent des situations où ils ont été victimes d’un racisme avéré en raison de leur religion – parce que musulmans, comme on peut s’en douter – ou de leur origine.

Nous encourageons bien évidemment ces personnes à déposer des recours en indemnisation. Mais elles se trouvent confrontées à deux difficultés : il n’y a en général aucune trace de réquisition ; elles ont d’autant plus peur d’engager une procédure qu’il est très difficile d’établir le fait au sens juridique du terme. Sur le premier point, on peut dire que dans 90 % des cas, les forces de l’ordre ne laissent trace d’aucune réquisition et qu’il est extraordinairement difficile de les obtenir de la part de la préfecture, sans parler des commissariats qui opposent un silence quasi-permanent.

Depuis l’entrée en vigueur de l’état d’urgence, ce silence est d’ailleurs la marque de fabrique du ministère de l’intérieur, c’est-à-dire place Beauvau et partout ailleurs. La coupure du dialogue avec la société civile est totale et absolue. Nous avons même cessé d’essayer de les joindre parce que nous n’avons plus personne au téléphone. On ne nous rappelle plus. C’est désobligeant, peu démocratique et surtout très contre-productif : des échanges auraient sans doute permis d’éviter beaucoup de problèmes. Je n’en fais pas une crise de dépit – c’est le problème du ministère de l’intérieur – et je dois reconnaître que ce n’est pas la première fois que cela m’arrive. Cela étant, c’est la première fois que cela m’arrive avec cette majorité philosophique, politique. Daniel Mayer a dû vivre ce genre de choses en 1955 et 1956 dans ses activités pour la LDH.

Venons-en au deuxième point. Les gens ont très peur d’engager des procédures car les pratiques violentes qu’ils ont subies agissent comme une intimidation. En outre, les procédures ne pourraient guère être que des recours en annulation de ces perquisitions, dont je ne vois pas trop l’efficacité si ce n’est pour obtenir une indemnisation. Et on se heurte alors aux ressources et aux privilèges de l’État en matière de droit administratif : il faut présenter une demande d’indemnisation préalable et, à ce jour, nous avons au moins trois exemples de rejet par les préfectures.

À l’appui de leur recours en indemnisation, les gens peuvent parfois apporter des preuves visuelles, grâce à des photos prises pendant les perquisitions, ou mêmes auditives quand des smartphones ont été déclenchés. À l’avenir, nous allons voir comment les juridictions judiciaires vont pouvoir être saisies sur le plan pénal pour des faits visant des forces de l’ordre responsables de tels agissements et propos.

Quant aux assignations à résidence, elles suscitent plusieurs interrogations. À ma connaissance, dans au moins trente cas, le ministère de l’intérieur a levé l’assignation à résidence avant que l’affaire ne soit jugée, provoquant ainsi une impossibilité à statuer et reconnaissant ainsi explicitement la situation. La LDH appuie la démarche pénale de cinq personnes qui ont saisi la Cour de justice de la République contre le ministre de l’intérieur lui-même et contre son délégataire devant le doyen des juges d’instruction, c’est-à-dire le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère devenu depuis directeur de cabinet du garde des sceaux.

Les procédures pénales sont engagées sur le fondement de l’atteinte aux libertés – rien n’a été entrepris pour la prévenir et la faire cesser – mais aussi parce qu’il apparaît au grand jour que la décision a été prise avant tout sur la base de la pratique religieuse de ces personnes. Nous ne soupçonnons pas M. Bernard Cazeneuve ou M. Thomas Andrieu d’un quelconque racisme mais, de fait, après le retrait des arrêtés d’assignation à résidence, le seul point commun à toutes ces personnes est leur religion musulmane.

Le Conseil d’État a exercé une censure que je qualifierais de bienveillante. Sans entamer un débat sur la nature du Conseil d’État, on peut rappeler que 30 % des conseillers et 25 % des maîtres de requêtes sont nommés par décret en conseil des ministres ou par décret du Président de la République, c’est-à-dire par les gouvernements de diverses couleurs. Ce n’est pas le débat à l’ordre du jour de la commission des Lois, mais il faudra un jour s’en préoccuper. Disons que le Conseil d’État et les juridictions administratives de première instance ont pris très peu de décisions négatives, ce qui, selon nous, démontre qu’il n’y a pas de recours réel et effectif contre les décisions du ministre de l’intérieur en matière d’assignation à résidence.

Permettez-moi d’outrepasser mon rôle et de vous interroger sur le nombre d’assignations à résidence maintenues à la suite de la prorogation. Est-ce que vous avez un chiffre ?

M. le président Dominique Raimbourg. Soixante-dix.

M. Michel Tubiana. Je crois qu’il y en avait un peu moins de 400. Qu’est-ce qui justifie que l’on soit passé d’un peu moins de 400 à 70 en trois mois ? Est-ce que la dangerosité de ces personnes se serait évaporée dans l’intervalle ? Est-ce le temps qu’il a fallu au ministère de l’intérieur pour se rendre compte que ses fichiers étaient faux ou pas à jour ? Je ne peux que m’interroger sur un « rapport qualité-prix », si j’ose dire, des mesures prises en vertu de l’état d’urgence. Elles ont un effet d’intimidation mais à combien de procédures antiterroristes importantes ont-elles abouti ? À moins de compter très malhonnêtement les dossiers d’apologie du terrorisme, aucune procédure majeure, réellement importante ou même mineure n’est, à ma connaissance, issue des perquisitions ou des assignations à résidence liées à l’état d’urgence.

Que ces mesures aient aidé les services de police en matière de petits délits de droit commun, de trafics de stupéfiants, voire de détention d’armes, je n’en doute pas. Mais ce n’est pas l’objet initial de l’état d’urgence. J’observe, à cet égard, que cela a été rendu possible et encouragé par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État qui ont, l’un et l’autre, considéré que les dispositions de l’état d’urgence pouvaient s’appliquer même en l’absence de lien entre les faits et les raisons qui ont motivé l’état d’urgence, ce qui a contribué à ouvrir encore davantage les vannes.

Nous paierons collectivement cher les conséquences de cette situation. Comment le dire pour rester mesuré dans le propos ? Nous avons perçu beaucoup de ressentiment de la part d’une partie de la population. Ce sont des gens qui ont souvent fait l’objet de très larges discriminations et qui, maintenant, se sentent collectivement suspects en raison de leur origine ou de leur pratique religieuse. Certains peuvent être poussés dans des dérives, non pas des dérives djihadiste mais de rejet du monde blanc. Ils en viennent à penser que la République est injuste à l’égard de citoyens français considérés comme suspects parce que d’une certaine origine et pratiquant une certaine religion.

La LDH accompagne bon nombre de plaignants dans des procédures qui sont toutes rejetées à l’exception d’un epsilon qui n’est pas négligeable malgré tout. Ce n’est pas suffisant. On aurait pu attendre des autorités politiques qu’elles accompagnent ces situations de discours nets, d’engagements nets, de propos fermes sur l’absence de discriminations, etc. Le silence abyssal du Premier ministre et du ministre de l’intérieur – pour ne pas revenir sur les propos pyromanes tenus par le Premier ministre lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) – pèse très lourd dans le mauvais plateau de la balance.

M. le président Dominique Raimbourg. Nous en venons aux questions.

M. Paul Molac. J’aimerais avoir une précision concernant les assignations à résidence. Combien de personnes font-elles l’objet d’une assignation à résidence depuis le début de l’état d’urgence ?

M. le président Dominique Raimbourg. C’est une question de flux et de stock, si j’ose dire, sans vouloir employer des termes qui seraient dépréciatifs s’agissant de personnes. Si j’ai bien compris, soixante-dix personnes précédemment assignées à résidence le sont encore actuellement.

M. Paul Molac. Il n’y en a plus que 70 sur 400, c’est cela ?

M. Michel Tubiana. Le nombre de 400 avait déjà baissé soit sur recours soit d’office.

M. le président Dominique Raimbourg. En effet, ce chiffre correspond à un « flux » ; il n’y a pas eu 400 personnes qui sont restées assignées à résidence jusqu’à la nouvelle prolongation de l’état d’urgence le 26 février dernier.

M. Michel Tubiana. Ce chiffre correspond à un étiage maximum. À ma connaissance, une soixantaine d’assignations avait été levée avant la nouvelle prorogation et il en restait donc quelque 340. Une question reste entière : qu’est-ce qui justifie que 270 aient désormais disparu ?

M. Paul Molac. Je n’ai pas d’autre question mais je me suis interrogé sur la prorogation de l’état d’urgence et, si je me souviens bien, je ne l’ai pas votée.

M. Michel Tubiana. Sauf la première fois.

M. Paul Molac. Je parlais de la prorogation.

M. Michel Tubiana. Le 19 novembre aussi, il s’agissait d’une prorogation.

M. Paul Molac. C’est vrai, après les douze premiers jours. Je n’ai pas voté pour la deuxième prorogation en tout cas, et je m’interroge toujours sur ces mesures dérogatoires. L’effet des perquisitions administratives a pu être bénéfique à un moment donné, au moins pour l’ordre public, mais ce n’est plus le cas. Je peux vous avouer mon trouble face à ces procédures dérogatoires qui durent dans le temps. Pour avoir été professeur d’histoire, je pense qu’il faut quand même s’en méfier. La référence à la justice d’exception mise en place pendant la guerre d’Algérie n’est pas forcément à notre honneur. Nous devons donc faire attention. Je n’ai pas de solution mais je suis un peu troublé par tout cela.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Vous refusez la prolongation de l’état d’urgence, je l’ai bien noté, mais j’aimerais avoir votre avis sur certaines préconisations qui nous ont été faites par des personnes que nous avons auditionnées avant vous. Pour améliorer la procédure concernant les perquisitions, certains suggèrent l’établissement d’un récépissé récapitulant le mode opératoire des policiers, document qui pourrait servir de base à d’éventuelles contestations. On nous a aussi parlé de référés spécifiques pendant l’état d’urgence. Qu’en pensez-vous ?

M. Michel Tubiana. Je peux approuver ces préconisations mais la question qui se pose est celle du maintien, de la justification de l’état d’urgence. Avec ces préconisations, nous sommes dans les modalités d’application. Avez-vous eu connaissance de l’avis rendu, il y a deux jours, par la Commission de Venise ?

M. le président Dominique Raimbourg. J’ai rencontré les experts mais je n’ai pas eu connaissance de l’avis.

M. Michel Tubiana. Le début de cet avis vous fera sans doute plaisir : il y est écrit que la déchéance de nationalité n’est pas, per se, contraire au droit, et qu’il faut constitutionnaliser l’état d’urgence. La suite sera moins plaisante aux yeux du Gouvernement : la Commission de Venise souhaite que l’état d’urgence soit limité dans le temps, précis, encadré par des modalités définies et non pas laissées à l’appréciation du législateur.

Nous sommes dans le cadre de ces garanties. Évidemment, je suis tout à fait preneur de ces garanties, ne serait-ce que pour permettre aux gens d’entamer le minimum des recours, c’est-à-dire le recours en indemnisation. Je ne crois pas trop à l’efficacité du recours en annulation, dans la mesure où les gens vont être confrontés aux inévitables notes blanches du ministère de l’intérieur, auxquelles les juridictions administratives accordent une crédibilité a priori.

Quitte à vous paraître excessif, je vais vous faire part d’une réflexion qui me vient de mon expérience de militant des droits de l’homme très tourné vers la région euroméditerranéenne. À ma connaissance, le seul pays dont les structures sont reconnues comme démocratiques et qui pratique des interventions de cette nature, sans laisser de traces et sans que l’on puisse savoir qui a fait quoi, c’est Israël dans les territoires palestiniens. Considère-t-on que les gens qui sont perquisitionnés en vertu de l’état d’urgence sont des Palestiniens ou qu’ils leur ressemblent ? En tout état de cause, c’est la réalité. Dans un état de droit, il est invraisemblable que quelqu’un ne soit pas en mesure de prouver que des policiers sont venus chez lui.

Tout en étant preneur de ces préconisations, je persiste à penser que la vraie question est celle du maintien de l’état d’urgence, à moins que l’on estime, comme le Premier ministre, que ce régime d’exception doit durer jusqu’à l’éradication de Daech, ce qui nous promet de beaux jours.

M. le président Dominique Raimbourg. La perquisition est nécessairement perçue comme une intrusion brutale dans un domicile qui normalement est protégé. En dehors de cet aspect, avez-vous établi des données sur les violences inutiles ?

M. Michel Tubiana. Nous faisons un recensement par le biais de divers observatoires que nous avons créés, mais nos données n’auront jamais de valeur statistique puisque nous n’avons connaissance que des cas dont les gens veulent bien nous parler. Je crains aussi que nous ne divergions énormément sur la notion de violence inutile. Parlons des perquisitions de nuit, par exemple. Sur ce point, ce n’est même pas la peine de faire des statistiques car toutes les sources d’information convergent, que ce soient les nôtres ou celles de la presse : 98 % ou 99 % des perquisitions ont eu lieu au plein milieu de la nuit. Cela a été la règle, comme si ce qui fait l’objet de recherches ne pouvait être découvert qu’au milieu de la nuit. Rappelons que dans 99 % des cas, on n’a rien trouvé qui ait un lien avec le terrorisme.

Au passage, je signale que le ministère de l’intérieur a diffusé une circulaire visant à rappeler les forces de l’ordre à un minimum de déontologie. Vous n’ignorez pas l’existence de cette circulaire qui, en elle-même, est révélatrice de comportements. Je ne comprends pas l’utilité de systématiquement défoncer une porte, le comble ayant été atteint lors de la perquisition d’un restaurant dont vous avez probablement vu la vidéo. Le propriétaire a beau dire que la porte est ouverte, le bélier l’enfonce quand même ! On finit par en rire, mais le restaurateur ne devait pas trouver cela très drôle.

Il faut partir du principe que la vie des policiers était en danger à chaque perquisition pour considérer que toutes les violences de ce type-là étaient légitimes. En tout cas, il est une violence totalement illégitime, dont nous avons recensé une bonne vingtaine de cas : les injures racistes. Ces affaires aboutissent difficilement quand il n’y a que la parole des uns contre celle des autres.

M. le président Dominique Raimbourg. Nous avons des données divergentes pour les perquisitions de nuit, puisque nous sommes grosso modo à 50 %, c’est-à-dire à une perquisition sur deux.

M. Michel Tubiana. Ce n’est pas ce qui nous est remonté.

M. le président Dominique Raimbourg. Quand nous interrogeons les préfectures sur ce point, elles nous expliquent qu’il faut intervenir tard dans la soirée ou tôt le matin, de façon à trouver des gens au domicile. Mais ce pourcentage est élevé.

Vous nous avez dit que vous ne contestiez pas la décision d’instaurer l’état d’urgence. Selon vous, à quel moment a-t-il cessé d’être utile ? Est-ce que la première prolongation vous a semblé opportune ? Considérez-vous, au contraire, que les douze premiers jours étaient suffisants ?

M. Michel Tubiana. Nous avons considéré que la première prorogation était injustifiée et qu’elle allait entraîner ce qui s’est produit. Ce point-là peut être discuté, je le concède. En revanche, beaucoup de choses sont indiscutables.

Lorsque les mesures ont été mises en œuvre, on a enlevé un arbre – les dispositions sur la presse qui figuraient initialement dans la loi de 1955 – mais on a laissé le reste de la forêt, c’est-à-dire l’élimination de l’intervention judiciaire. Souvenez-vous des premières décisions des tribunaux administratifs. Le jour où l’on en fera une anthologie, ce ne sera pas à l’honneur de la juridiction administrative ! Nous avons ainsi eu droit à : « il n’y a pas d’urgence », « vous ne justifiez pas de l’urgence » et « si vous ne pouvez plus aller faire vos courses pendant trois mois, ce n’est pas vraiment gênant. » Avec l’aval du Conseil d’État, ces mesures ont été appliquées à des militants qui n’avaient rien à voir avec les motifs de l’état d’urgence.

Tout cela nous a démontré que le système ne permettait pas un contrôle. Si nous avons pris position contre la prorogation de l’état d’urgence, ce n’est pas par principe ; nous l’avons fait parce que nous estimions qu’il n’y avait pas de contrôle pour tout ce qui touchait aux libertés individuelles, qu’il n’y avait pas de contre-pouvoir suffisant sur ce terrain-là.

Quant à la deuxième prorogation… Permettez-moi de regretter que l’Assemblée nationale se soit laissée aller à renouveler une deuxième fois un état d’urgence qui n’a plus la moindre justification si ce n’est le confort politique du Gouvernement pour faire adopter le projet de loi de réforme de la procédure pénale. J’espère d’ailleurs que, cette fois-ci, vous nous auditionnerez sur ce projet de loi, ce qui n’a pas été le cas la première fois.

M. le président Dominique Raimbourg. Pour des raisons d’urgence.

M. Michel Tubiana. Ah ça, je ne doute pas que l’urgence soit le maître mot de toute cette affaire !

M. le président Dominique Raimbourg. Disons pour des raisons de calendrier, si vous préférez.

Je peux aussi vous apporter une précision puisque j’ai le pourcentage exact des perquisitions nocturnes : 50,4 %.

M. Michel Tubiana. Qu’est-ce qu’ils entendent par nocturne ?

M. le président Dominique Raimbourg. Ce sont les perquisitions qui ont lieu entre vingt et une heures et six heures du matin.

M. Michel Tubiana. Beaucoup de gens dorment à six heures cinq du matin.

M. le président Dominique Raimbourg. C’est vrai, mais l’horaire retenu correspond à la définition légale de la nuit.

Revenons un instant à la discussion sur la protection offerte par le juge administratif ou le juge judiciaire. Ne touche-t-on pas là au problème de la note blanche et du contrôle a posteriori par un juge administratif, là où le juge judiciaire exigerait un contrôle a priori. Mais le contrôle a priori n’est-il pas trop lent dans certaines circonstances ?

M. Michel Tubiana. Quand on veut assassiner son chien, on dit qu’il a la rage : il suffit de ne pas donner les pouvoirs et les moyens nécessaires à la justice française pour pouvoir lui reprocher sa lenteur. J’ai soixante-quatre ans et je suis avocat depuis 1974, c’est-à-dire depuis plus de quarante ans, et je dois même pouvoir faire valoir mes droits à la retraite. Depuis que je suis dans la profession, j’ai entendu chaque garde des Sceaux, l’un après l’autre, dire qu’il allait remédier aux problèmes matériels de la justice. Tous l’ont dit, quelle qu’ait été leur couleur politique.

Je suis d’accord avec vous : cela aurait probablement été un problème, mais un problème matériel et non pas juridique. S’il y avait eu une volonté politique de faire fonctionner l’institution judiciaire, la question ne se serait pas posée, y compris en cas de débat réellement contradictoire. Dans le projet de loi que vous avez adopté, vous avez encore utilisé ce malheureux juge des libertés et de la détention (JLD) comme éternel alibi. Dans les grandes juridictions, le JLD joue un rôle tout à fait intéressant en ce qui concerne les questions de détention. Pour le reste, nous sommes dans une farce : le parquet va voir un homme ou une femme qui n’a connaissance d’aucun dossier, qui est censé en prendre connaissance dans les cinq minutes, et qui, sur requête du parquet, doit, en son for intérieur, être à la fois juge et avocat, et, par conséquent, décider des mesures d’exception qui sont prévues.

On pourrait imaginer qu’il y ait, comme cela existe dans un certain nombre de juridictions américaines, un avocat commis d’office par le bâtonnier et n’ayant pas de droit de suite sur les affaires, qui joue le rôle du contradicteur du parquet. Cela peut très bien s’organiser, à condition de le vouloir et d’avoir une vision claire de ce qu’est la défense des libertés. C’est une question de volonté politique.

Chacun des ordres juridictionnels a des cadavres dans son placard. Pour faire vite, rappelons qu’un seul magistrat de l’ordre judiciaire, Paul Didier, n’avait pas prêté serment au maréchal Pétain sous l’Occupation. Quant au Conseil d’État, il a rendu un certain nombre d’arrêts, qu’on lui rappelle douloureusement, sur la meilleure manière d’appliquer le statut des Juifs et sur qui était juif, sans se poser deux minutes la question de la légitimité du texte.

Dans les recueils de jurisprudence, il n’y a qu’un seul arrêt du Conseil d’État concernant vraiment les libertés : l’arrêt Canal. C’est d’ailleurs un arrêt important, mais c’est le seul. Quitte à me répéter, j’insiste sur la composition du Conseil d’État où 30 % des conseillers et 25 % des maîtres des requêtes sont nommés par le pouvoir politique. Un jour ou l’autre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), je vous le promets bien, aura à se prononcer sur la question de l’indépendance et de l’impartialité de cette juridiction. Qu’on le veuille ou non, cette juridiction n’a pas une culture de protection de libertés. Regardez les décisions des tribunaux administratifs ! Elle a une culture de protection de l’État. Vous savez comme moi que, jusque dans les années 1920, le Conseil d’État a mis en œuvre la théorie des actes de gouvernement qui consiste à dire : on applique et on ne dit rien.

Dans ce contexte, le degré de protection offert par le Conseil d’État ne me paraît ni réellement crédible ni réellement suffisant. Je ne mets pas en cause l’honnêteté intellectuelle des hommes ou des femmes qui le composent ; ce n’est pas une question d’intérêt. Mais la pratique démontre que cette protection ne suffit pas. Pour contredire mon propre propos, je vous invite à lire l’avis de la Commission de Venise où il est écrit que le contrôle du Conseil d’État est suffisant.

M. le président Dominique Raimbourg. Merci de votre objectivité. S’il n’y a pas d’autres questions, il me reste à vous remercier d’avoir participé à cette audition.

La séance est levée à 19 heures 50.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christian Assaf, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Sergio Coronado, Mme Pascale Crozon, M. Paul Molac, M. Joaquim Pueyo, M. Dominique Raimbourg, Mme Cécile Untermaier

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Gilles Bourdouleix, M. Marc Dolez, Mme Laurence Dumont, M. Daniel Gibbes, Mme Marietta Karamanli, M. Guillaume Larrivé, M. Alfred Marie-Jeanne, Mme Sandrine Mazetier, M. Bernard Roman, Mme Maina Sage, M. Roger-Gérard Schwartzenberg, M. Jean-Luc Warsmann

Assistaient également à la réunion. - M. Christophe Premat, M. Lionel Tardy