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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mardi 6 décembre 2016

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 29

Présidence de M. Dominique Raimbourg, Président

– Présentation par M. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la Justice, du rapport sur la mise en œuvre de la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales

– Examen du rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence (MM. Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson, rapporteurs)

La réunion débute à 16 h 35.

Présidence de M. Dominique Raimbourg, président.

La Commission entend tout d’abord la présentation par M. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la Justice, du rapport sur la mise en œuvre de la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales.

M. le président Dominique Raimbourg. Mes chers collègues, comme vous le savez, j’ai été conduit à modifier notre ordre du jour en raison du remaniement du Gouvernement qui est intervenu ce matin. Nous devions commencer par entendre, avec la commission des Affaires européennes, le ministre de l’Intérieur, M. Bernard Cazeneuve, dans la perspective du Conseil « Justice et affaires intérieures » – ce que nous appelons le « Conseil JAI » dans notre jargon – mais, M. Cazeneuve étant désormais Premier ministre et M. Bruno Le Roux ministre de l’Intérieur, cette audition est reportée.

En revanche, le reste de l’ordre du jour est inchangé. J’ai donc le plaisir d’accueillir M. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la Justice, qui va nous présenter le rapport sur la mise en œuvre de la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales.

Ce rapport, qui nous a été remis le 21 octobre dernier, a été rédigé en application de l’article 56 de la loi du 15 août 2014, aux termes duquel, « dans les deux ans suivant la promulgation de la présente loi, le Gouvernement présente au Parlement un rapport sur son évaluation, en particulier sur la mise en œuvre de la contrainte pénale ».

La loi du 15 août 2014 a été conçue pour prévenir durablement la récidive, la peine de contrainte pénale comme une alternative aux courtes peines et la libération sous contrainte comme un moyen de mettre fin aux sorties « sèches », d’organiser le suivi, mais également le contrôle des sortants de prison – un contrôle qui se caractérisait jusqu’alors par son manque d’efficacité, dans la mesure où près de 80 % des sortants de prison ne bénéficiaient d’aucun suivi et n’étaient assujettis à aucun contrôle.

Dès lors, plusieurs questions se posent. Quel a été l’impact de la réforme sur le plan quantitatif, mais aussi sur le plan qualitatif, dans la culture judiciaire ? L’autorité judiciaire dispose-t-elle des moyens d’accompagner la montée en puissance de cette réforme ? Quelles initiatives le Gouvernement envisage-t-il de prendre, notamment sur le plan réglementaire, pour encourager les magistrats et les services pénitentiaires, d’insertion et de probation, à recourir davantage à ces mesures ?

Je vous laisse la parole, monsieur le ministre, afin que vous nous rendiez compte des mutations en cours.

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je suis heureux de pouvoir vous présenter le rapport sur la mise en œuvre de la loi du 15 août 2014.

Vous l’avez dit, ce rapport procède de l’article 56 de la loi précitée. Nous avons donc réalisé le bilan qu’elle prévoit et évoqué les perspectives qui en découlent, en un rapport que nous avons remis aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Avant d’aborder son contenu, j’aimerais vous dire ce que ce rapport n’est pas : ce n’est pas un catalogue, qui énumérerait chacune des mesures adoptées par la loi. Ce ne serait pas opportun, puisque certaines mesures n’appellent pas nécessairement de bilan et sont très techniques. Je pense par exemple à l’assouplissement des conditions d’octroi de la suspension de la peine pour raison médicale. Nous avons donc choisi de nous concentrer sur les dispositions essentielles.

Chacun de nous se rappelle quelles étaient les ambitions de ma prédécesseure, Mme Christiane Taubira, quand elle déposa son projet de loi sur le bureau de l’Assemblée nationale le 9 octobre 2013. Le texte a été imaginé, écrit et adopté pour répondre à une unique préoccupation : prévenir durablement les risques de récidive, dans une optique que son intitulé résume bien : « Individualisation des peines et efficacité des sanctions pénales ».

Ce texte a fait l’objet de débats longs et denses : trente orateurs sont intervenus lors de la discussion générale, et huit séances dans l’hémicycle ont été nécessaires pour son adoption en première lecture par l’Assemblée en juin 2014.

Je salue le travail remarquable mené par M. Dominique Raimbourg en tant que rapporteur de ce projet de loi, mais aussi comme rapporteur de la mission sur la surpopulation carcérale, dont le rapport avait largement nourri le texte du projet. Dans ce rapport, monsieur le président, vous aviez mis en évidence le paradoxe selon lequel le droit pénal est certainement le pan du droit le plus visible pour nos concitoyens, alors que les évolutions récentes l’ont rendu rigide et complexe, en raison de la multiplicité et de l’éparpillement des dispositions relatives au droit de l’exécution des peines – je rappelle qu’entre 2002 et 2012, près de soixante textes de nature pénale ont été discutés par le Parlement. Tout au long des échanges que nous avions eus à l’époque, vous aviez inlassablement cherché, en tant que rapporteur du projet de loi, à redonner de la cohérence au droit pénal et de l’efficacité à la prévention de la récidive.

Pour ce faire, il a fallu articuler différents impératifs : restaurer le principe de l’individualisation de la peine ; renforcer le milieu ouvert en créant de nouvelles peines ; éviter les sorties de prison sans contrôle ni suivi ; assurer une meilleure efficacité de la sanction pénale en cas de non-respect par une personne des termes de sa condamnation ; rendre effectifs les droits des détenus ; garantir et conforter les droits des victimes ; enfin, promouvoir la justice restaurative – un mouvement novateur amorcé il y a une trentaine d’années dans un grand nombre de pays, et que la France n’avait pas encore totalement traduit sur le plan législatif.

Je vais maintenant évoquer les principales mesures de la loi afin d’en faire le bilan.

La première mesure concerne la probation, dont il faut rappeler qu’elle concerne, avec le suivi des personnes placées sous main de justice en milieu libre, trois fois plus d’individus qu’il n’y en a en détention. La probation peut notamment être mise en œuvre sous forme d’un sursis avec mise à l’épreuve – cela représente 76 % des mesures exécutées –, d’un placement sous surveillance électronique ou encore d’une libération conditionnelle.

Si la probation est un élément extrêmement important de notre politique pénale, nous savons tous ici que les peines exécutées dans ce cadre restent pour l’essentiel méconnues et qu’elles souffrent d’un manque de crédibilité. Elles sont pourtant bien plus efficaces que les courtes peines d’emprisonnement, lesquelles, compte tenu des conditions actuelles d’incarcération, ne sont pas des garanties avérées en matière de lutte contre la récidive.

Une nouvelle peine de probation a donc été créée : la peine de contrainte pénale, pensée comme une alternative aux courtes peines d’emprisonnement et s’exécutant donc en milieu ouvert. Pour reprendre les mots prononcés par Mme Élisabeth Pochon lors de la discussion générale, il ne s’agit pas d’une « peine par défaut », mais bel et bien d’un « instrument de lutte contre la récidive ».

L’esprit de cette mesure était de favoriser la sortie de délinquance du condamné. Pour une réinsertion complète de celui-ci, il fallait s’appuyer sur deux dimensions : d’une part, la personnalisation de la sanction pénale ; d’autre part, la mise en place d’un accompagnement socio-éducatif immédiat, individualisé, soutenu et pluridisciplinaire.

De l’entrée en vigueur de la loi jusqu’au 30 septembre 2016, 2 287 contraintes pénales ont été prononcées par les différentes juridictions. Si nous examinons ce chiffre de plus près, nous constatons que 35 % des cas concernent des infractions relatives au contentieux routier, 32,2 % des atteintes aux personnes, 20 % des atteintes aux biens et un peu plus de 7 % des infractions à la législation sur les stupéfiants. Les durées les plus fréquemment prononcées sont de deux ans – dans 50 % des cas –, et trois ans – dans 20 % des cas.

Pour ce qui est des personnes condamnées, il s’agit la plupart du temps de récidivistes et de réitérants, mais aussi de primo-délinquants pour lesquels le tribunal estime que le risque de récidive ou de réitération est important. Ainsi, par exemple, cette peine est-elle souvent prononcée lorsque les magistrats ont identifié une problématique d’addiction.

De manière plus générale, pour les juridictions, la contrainte pénale semble adaptée en cas de cumul de difficultés sociales, professionnelles et personnelles, qui justifient un étayage pluridisciplinaire et un suivi renforcé. Surtout, seules 15,3 % des personnes condamnées à une contrainte pénale ont été de nouveau écrouées durant l’exécution de cette peine – dont certaines pour des faits antérieurs.

Évidemment, ces simples chiffres ne constituent pas une réflexion. Deux ans seulement après le prononcé des premières contraintes pénales, nous ne disposons pas du recul nécessaire pour évaluer la totalité de leurs effets. On relève par exemple qu’au 30 septembre, 11 % des tribunaux de grande instance (TGI) n’avaient encore prononcé aucune contrainte pénale.

Les chiffres nous paraissent toutefois témoigner d’un développement encourageant de cette mesure, mise en œuvre selon des modalités diverses et adaptables, qui ont requis une forte mobilisation de la part des juridictions. Vous pourrez prendre connaissance, dans le rapport, d’exemples de démarches originales conduites par les chefs de juridiction, les chefs de service ou les directeurs des services pénitentiaires, dans le but de favoriser le développement de la contrainte pénale. Car c’est un autre constat : quand la contrainte pénale est prononcée, son usage est très intensif. Ainsi, vingt-quatre TGI sont à l’origine de la moitié des contraintes pénales.

Pour autant, nous sommes loin des attentes exprimées dans le cadre de l’étude d’impact du projet de loi. Sans doute cela s’explique-t-il par certains facteurs, à commencer par l’incertitude portant sur l’application dans le temps de la nouvelle peine, qui a pu inciter les juridictions correctionnelles à ne pas la prononcer pour des faits commis avant son entrée en vigueur. Cette incertitude a duré près d’un an avant d’être levée par un arrêt d’avril 2015 de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Par ailleurs, les magistrats n’ont pas toujours été en mesure d’identifier, parmi les personnes poursuivies, celles dont la situation était susceptible de justifier un accompagnement renforcé dans le cadre d’une contrainte pénale, par manque d’éléments de personnalité suffisants portés à leur connaissance au moment de l’audience.

Le dispositif prévu en cas de manquement du condamné aux obligations de la contrainte pénale est souvent perçu, au sein des juridictions, comme complexe en ce qu’il nécessite la saisine du président de la juridiction ou d’un juge par lui délégué pour la mise à exécution de l’emprisonnement encouru. En outre, au regard du caractère non exécutoire par provision de la décision de mise à exécution de l’emprisonnement encouru, cette procédure pouvait paraître comme peu efficace.

La limitation initiale du champ d’application de la nouvelle peine aux délits pour lesquels un maximum de cinq années d’emprisonnement est encouru a empêché son prononcé à l’encontre de personnes pour lesquelles elle aurait pu constituer une sanction appropriée – je pense aux infractions en matière de stupéfiants.

Enfin, j’évoquerai deux raisons très concrètes. Premièrement, les délais incompressibles de recrutement et de formation des personnels n’ont pas permis le renfort immédiat en effectifs qui était indispensable pour le bon fonctionnement des dispositifs de suivi – les effectifs attendus sont désormais en place. Deuxièmement, le logiciel CASSIOPEE n’a pas pu être mis à jour immédiatement, faute d’avoir différé suffisamment l’entrée en vigueur pour prendre en compte cette nouvelle peine.

Au vu de ces différents éléments, faut-il envisager une évolution normative ? Si nous ne pensons pas qu’il faille légiférer, une adaptation réglementaire pourrait être mise en œuvre.

Ainsi, afin de favoriser l’action concertée des différents acteurs de la justice pénale, une piste a été évoquée par vous, monsieur le président, celle de la consécration des commissions d’exécution des peines, instances opérationnelles ayant pour objet initial de mettre en œuvre, au sein de chaque juridiction, les mesures nécessaires à l’amélioration de la célérité de l’exécution des peines. Consacrer l’existence de ces commissions par voie réglementaire pourrait être utile afin d’assurer l’harmonisation des pratiques des juridictions en insistant sur la présence essentielle des juges correctionnels, susceptibles d’être ainsi davantage sensibilisés aux problématiques d’exécution et d’application des peines.

La deuxième mesure créée par la loi de 2014 en matière d’aménagement de la peine est la libération sous contrainte. Elle peut être exécutée, selon la décision du magistrat, suivant trois régimes : le placement sous surveillance électronique – prononcé dans 43 % des cas –, la semi-liberté – dans 29 % des cas – ou la libération conditionnelle – dans 24 % des cas.

Cette mesure a été imaginée pour limiter les sorties « sèches », facteur avéré de récidive. Dès lors, elle a été vue comme une modalité d’exécution du reliquat de peine. L’octroi de ce reliquat devient le principe, qui favorise les possibilités de sorties anticipées, en dehors de tout projet d’insertion concrétisé.

Les modalités de prise en charge sont ainsi adaptées à la situation individuelle du condamné. L’intérêt de la préparation de la libération sous contrainte était de susciter l’adhésion de la personne condamnée. L’ambition était de la rendre actrice de son parcours d’exécution de peine et de donner ainsi du sens à l’emprisonnement – même dans les cas où la personne concernée n’aurait pas émis le souhait d’une sortie anticipée, dans le cadre d’un aménagement de peine. L’objectif était bien de mobiliser la personne détenue dans le cadre de la préparation de sa sortie.

Depuis le début de l’année 2015, 6 492 libérations sous contrainte ont été octroyées, soit une moyenne de 309 par mois. Est-ce beaucoup, est-ce peu ? Si l’on procède à un rapprochement avec un dispositif comparable, au moins dans son esprit, au mois de septembre, le nombre de libérations sous contrainte était supérieur au nombre de surveillances électroniques de fin de peine (SEFIP) comptabilisées en septembre 2014 ou en septembre 2013.

L’entrée en vigueur de la libération sous contrainte a engendré une forte hausse de l’activité des commissions de l’application des peines. Par exemple, le TGI d’Évry, dont dépend la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, est, à lui seul, à l’initiative de près de 8 % des libérations sous contrainte prononcées. Le nombre d’ordonnances rendues en commission de l’application des peines dans cet établissement a ainsi progressé de plus de 40 %, ce qui témoigne de la nécessaire mobilisation des personnels et des services.

Pour ce qui est du contenu de la libération sous contrainte, le régime du placement sous surveillance électronique prédomine pour l’exécution de la mesure, mais la semi-liberté et la libération conditionnelle sont également mobilisées. Cette répartition équilibrée des modalités d’exécution vient, de notre point de vue, confirmer l’intérêt de la mesure.

La durée moyenne d’une libération sous contrainte est de 81 jours.

Même si la libération sous contrainte, contrairement à l’aménagement de peine, ne nécessite pas de projet d’insertion et repose sur la fixation d’un ou de plusieurs objectifs, certaines personnes détenues ne se mobilisent pas. Le rapport pointe le fait que le recueil du consentement, effectué selon des modalités très diverses en pratique, est parfois réalisé dans des conditions ne favorisant pas l’adhésion des personnes condamnées. C’est notamment le cas du simple renvoi d’un formulaire, alors qu’un entretien permettrait sans doute de donner des informations complémentaires, permettant de susciter une éventuelle adhésion de la personne détenue à la proposition de libération sous contrainte.

Cela montre, de mon point de vue, que le travail autour de l’adhésion de la personne doit être mené par les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), qui doivent avoir les moyens d’exercer cette indispensable activité.

Au regard de la situation actuelle, une évolution est-elle nécessaire ? Nous en avons identifié une, de nature législative, qui consisterait à supprimer l’exigence d’un examen par la commission de l’application des peines de la situation des personnes condamnées ayant fait connaître leur refus de bénéficier d’une libération sous contrainte : quand une personne a choisi de ne pas bénéficier de cette mesure, il ne sert à rien de demander à la commission de l’application des peines d’étudier sa situation. Supprimer cette procédure allégerait la tâche d’instances particulièrement sollicitées, sans nuire au droit des personnes condamnées.

La troisième mesure que je souhaite évoquer est celle du suivi post-libération, visant à répondre à l’objectif du législateur : faciliter la réinsertion et prévenir la récidive. S’il n’y a ni libération sous contrainte, ni libération conditionnelle, un suivi judiciaire est en effet utile, voire indispensable, pour le temps correspondant aux réductions de peine octroyées.

À ce jour, 202 suivis post-libération ont été recensés. Particulièrement souple, cette mesure s’applique à l’ensemble des personnes condamnées détenues, quel que soit le quantum de la peine prononcée. Elle n’est en outre soumise à aucune condition de fond. Sa seule exigence réside dans l’objectif qui doit lui être assigné, à savoir la réinsertion de la personne condamnée et la prévention de la récidive – c’est d’ailleurs à cette seule fin que les magistrats l’utilisent.

Cependant, pour être efficace, le suivi post-libération suppose, dans un premier temps, qu’un travail d’identification puisse être effectué en amont ; dans un second temps, qu’un suivi effectif soit mis en place à la libération, le profil des condamnés justifiant une vigilance renforcée.

Enfin, en introduisant dans le code de procédure pénale un nouvel article – l’article 10-1, dédié à la justice restaurative –, la loi du 15 août 2014 a consacré un mouvement novateur, né à l’étranger il y a une trentaine d’années. L’objectif de la justice restaurative est d’apporter une réponse complémentaire au procès pénal, en vue de restaurer le lien social endommagé par l’infraction. Cela a nécessité un double travail qui ne s’inscrivait pas d’emblée dans les schémas procéduraux français : il a fallu d’abord la construction d’une définition transposable en droit français, suivie d’un temps d’appropriation par l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale.

Concrètement, la justice restaurative met en œuvre différentes mesures, qui associent la victime, l’auteur et la société. Cette approche donne aux victimes un rôle moteur, en les faisant participer au processus de sortie de délinquance des auteurs d’infractions pénales. Il peut s’agir, par exemple, de médiations auteur-victime ; de rencontres condamnés-victimes, c’est-à-dire d’un espace de parole réunissant des personnes condamnées et des victimes concernées par un même type d’infraction ; de cercles de soutien et de responsabilité destinés aux auteurs d’infraction à caractère sexuel, mettant en relation une personne condamnée, des représentants de la société civile qui réalisent un accompagnement et un appui moral et des professionnels ; de conférences de groupe familial ou de conférences restauratives – qui, au-delà d’une mise en présence de l’auteur et de sa victime, font intervenir des proches et des personnes de confiance pour faire naître une résolution plus consensuelle du conflit.

Ces mesures, créées à tous les stades de la procédure, interrogent les pratiques préexistantes. Elles obligent les professionnels à mettre en œuvre des dispositifs novateurs, indépendants, dont le bénéfice sera tourné principalement vers les participants, sans impact immédiat sur la procédure pénale.

Il faut donc désormais clarifier l’articulation entre justice pénale et justice restaurative. Afin de préciser le cadre normatif, une circulaire est en cours d’élaboration à la chancellerie, avec deux objectifs : d’une part, consolider les principes méthodologiques ; d’autre part, répondre aux interrogations des professionnels lorsqu’un dispositif de justice restaurative est envisagé dans le cadre d’une procédure judiciaire préexistante.

La circulaire précisera donc certains points, tels que l’habilitation des formations, le contenu du contrôle de l’autorité judiciaire ou encore les modes de financement des dispositifs.

Dans les faits, un bilan réalisé en novembre 2015 par la direction de l’administration pénitentiaire a confirmé le fort intérêt des SPIP pour ce mode opératoire puisqu’un quart d’entre eux, soit 25 SPIP, étaient déjà engagés, un an après l’entrée en vigueur de la loi, dans des démarches de justice restaurative.

Mesdames et messieurs, les quatre principaux dispositifs que je viens de décrire montrent que la loi du 15 août 2014 a entendu poser les fondements d’une politique pénale novatrice et sa mise en œuvre effective, dès le 1er octobre 2014. Très logiquement, la concrétisation des intentions du législateur a nécessité de la part des juridictions et des services pénitentiaires des adaptations de certaines de leurs pratiques.

Le rapport mis à votre disposition s’attache à présenter ces adaptations et à mesurer les pratiques nouvelles, qui induisent des modifications profondes. Je crois en effet qu’il serait préjudiciable d’avoir une approche strictement quantitative de ces mesures et, ce faisant, de sous-estimer leur dimension qualitative au sein de l’institution judiciaire.

Ainsi, depuis l’entrée en vigueur de la loi, de nouvelles méthodologies de prise en charge des personnes placées sous main de justice ont été élaborées ; de nombreuses actions de formation ont été mises en place sur l’ensemble du territoire ; des cellules de concertation et d’échanges se sont développées entre les professionnels dans de nombreux ressorts ; enfin, 930 personnes ont été recrutées au sein de l’administration pénitentiaire – personnels administratifs, conseillers d’insertion et de probation, personnels de surveillance, psychologues, assistants de service social ou encore coordinateurs culturels – pour assurer une prise en charge efficiente et pluridisciplinaire des probationnaires.

Je veux vous dire quelques mots des nouvelles pratiques et de ces adaptations, par exemple celles engendrées par la libération sous contrainte.

Trois étapes successives ont été mises en évidence.

La première a consisté à identifier les personnes détenues éligibles à la mesure, ce qui a impliqué un travail conjoint important et novateur entre le greffe pénitentiaire, le SPIP et les autorités judiciaires.

La deuxième a consisté à constituer le dossier de manière efficiente, ce qui a nécessité une circulation fluide de l’information et un travail important du SPIP. Ce service est, en effet, chargé d’informer les personnes éligibles et de recueillir leur consentement ; d’individualiser le plan d’accompagnement lors d’entretiens individuels ou collectifs ; de mobiliser son réseau partenarial avant de transmettre son rapport au juge d’application des peines.

Enfin, la troisième étape a consisté à organiser la comparution éventuelle de la personne condamnée.

Mesdames et messieurs, vous l’aurez compris, l’évaluation de la loi du 15 août 2014 ne fait que commencer. C’est la raison pour laquelle je suis particulièrement attentif à trois initiatives qui vont nous permettre d’affiner notre jugement.

D’abord, il a fallu attendre cinq ans, soit entre la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et le décret du 1er août 2014, pour que soit créé l’Observatoire de la récidive et de la désistance, que je n’ai de surcroît pu installer que le 26 avril 2016. L’Observatoire fait évidemment figurer parmi ses objectifs de recherche la mesure de la contrainte pénale et de la libération sous contrainte, voire du suivi post-libération. Ensuite, le ministère finance une recherche menée par le Centre de recherches sociologiques sur le droit des institutions pénales (CESDIP) et qui concernera les TGI de Blois, de Bordeaux, du Mans, de Saintes, de La Rochelle, de Créteil et de Valence. L’objectif est d’observer concrètement la mise en œuvre de la contrainte pénale et de la libération sous contrainte. Cette étude doit se terminer le 1er mars 2017. Enfin, une « recherche action », selon les termes en usage, a été lancée par la direction de l’administration pénitentiaire au sein de deux directions interrégionales et dans six SPIP pour développer un programme d’évaluation des personnes placées sous main de justice, fondé sur les principes du risque, des besoins et de la réactivité. Le dernier rapport m’a déjà été rendu mais les deux autres sont en devenir et leurs observations seront extrêmement précieuses.

Reste que, globalement, il ne s’agissait pas, par l’adoption de ces textes, de révolutionner le droit des peines, mais bien de le compléter. Cette loi a donné à l’autorité judiciaire et aux acteurs de l’exécution des peines les moyens juridiques de prononcer des mesures adaptées à la personnalité et à la situation individuelle des personnes condamnées. Elle a donc élargi l’éventail de décisions possibles. Le rapport qui est mis à la disposition du Parlement témoigne du fait que l’institution a désormais la capacité d’encourager le prononcé des mesures et de les accompagner.

Cet essor est souhaitable et doit être promu, puisque, au-delà de la mise en œuvre de la loi, c’est la situation des lieux d’exécution des peines privatives de liberté qui est en jeu. En effet, tant la contrainte pénale que la libération sous contrainte sont des mesures susceptibles d’atténuer la surpopulation carcérale. La première parce qu’elle peut éviter le prononcé de courtes peines d’emprisonnement, la seconde parce qu’elle permet la sortie anticipée de détenus dont les profils ne correspondaient, jusqu’alors, à aucun aménagement de peines. C’est la raison pour laquelle, dans la circulaire de politique pénale que j’ai signée au début de l’été, j’ai invité les procureurs à considérer à nouveau cette peine, éventuellement à la requérir et surtout à bien comprendre pourquoi ils ne le faisaient pas, lorsqu’ils jugeaient bon qu’elle ne soit pas prononcée. Le rapport sur l’encellulement individuel que j’ai publié le 20 septembre dernier et le plan immobilier pénitentiaire annoncé par le Premier ministre le 6 octobre sont parfaitement complémentaires de cette loi et s’inscrivent dans cette même cohérence.

Au-delà d’un simple bilan, le présent rapport a l’ambition de rendre compte de la mutation en cours, c’est-à-dire l’avènement d’une meilleure justice au cœur de laquelle s’inscrivent la personne victime comme celle condamnée.

Je me tiens à présent à l’entière disposition de votre commission pour répondre à ses interrogations.

M. Joaquim Pueyo. Je voudrais vous remercier, monsieur le garde des Sceaux, du compte rendu que vous venez de nous faire de l’application de la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines. Nous avons beaucoup légiféré au cours de cette législature et de nouvelles mesures sont entrées en application tout au long de ces cinq années. Cependant, et c’est une pratique peu répandue dans notre pays, il est important d’évaluer – c’est ce que vous avez fait – l’efficacité des actions mises en place afin d’identifier les points à améliorer.

Je voudrais revenir sur la contrainte pénale. Vous nous dites que la mesure n’a commencé à s’appliquer que tout doucement, mais que son application est malgré tout en augmentation en 2016 par rapport à 2014 et 2015. Vous avez également parlé de la libération sous contrainte – mesure très intéressante qui permet, après une décision judiciaire, de faire exécuter la fin de la peine sous le régime de la semi-liberté, du placement extérieur, du placement sous surveillance électronique ou de la libération conditionnelle.

Ayant exercé des fonctions au sein de l’administration pénitentiaire, aussi bien en milieu ouvert – j’ai dirigé un service de probation – qu’en milieu fermé, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup moins de récidives lorsque le détenu sortant de prison bénéficiait de mesures d’accompagnement. Il pouvait s’agir de mesures éducatives ou de contrainte telles que l’obligation de suivre une formation, de travailler ou de se faire soigner – mesures quelquefois plus difficiles pour un détenu que le fait de rester en prison. Il faut le dire et le redire, la contrainte pénale est une véritable peine, mais une peine que l’on individualise.

Si l’on veut que ce soit une réussite, il faut probablement réfléchir à des moyens supplémentaires pour les SPIP. Ce travail demande beaucoup de temps car les décisions sont individualisées, ce qui veut dire qu’il faut bien connaître le parcours du délinquant, sa psychologie et son profil pour pouvoir prendre la bonne décision.

Je voudrais également rappeler l’utilité du travail d’intérêt général (TIG). Je me situe ici dans le cas de courtes peines, car le TIG associe à l’exécution de la peine le corps social lui-même. Il y a des communes qui accueillent volontiers des jeunes condamnés à des TIG et, généralement, le taux de récidive de ces jeunes est très faible au regard de celui qui est enregistré chez les jeunes détenus faisant l’objet d’une sortie « sèche ».

Je vous remercie, monsieur le garde des Sceaux, de ce travail de qualité. Il faut encore continuer à mieux aménager les peines, car nous faisons face à une surpopulation carcérale. Quand je vois un jeune condamné à six mois de prison ferme exécuter sa peine en maison d’arrêt, j’ai beaucoup de craintes qu’il n’en ressorte pire que lorsqu’il y est entré. Or, comme le disait Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau dans son rapport de 1792 sur le projet de code pénal, la peine doit rendre le condamné meilleur à la fin de l’exécution de celle-ci qu’à son début. Je crois que c’est ce que permettront ces mesures.

Mme Colette Capdevielle. Il est très important d’évaluer la mise en œuvre des lois votées. Vous avez fait, monsieur le garde des Sceaux, une évaluation très qualitative, que je salue : elle permettra d’ajuster les textes à venir, mais surtout de faire évoluer les différentes pratiques professionnelles. Le travail que vous avez fait est à la fois complet et très objectif.

La contrainte pénale est une révolution dans notre droit. Beaucoup ont été réticents parce qu’elle n’était pas jusqu’ici dans notre culture, mais ils la comprennent mieux et l’on assiste aujourd’hui dans les juridictions à une évolution des mentalités. Il s’agit bien d’une nouvelle peine, et non d’une peine complémentaire s’ajoutant à l’éventail des peines prévues par le code pénal. L’aspect le plus important et le plus novateur de la contrainte pénale est qu’elle a pour but l’individualisation. C’est une peine « à la carte », non pas au sens, bien évidemment, où la personne condamnée aurait le choix de sa peine, mais au sens où la justice agit précisément, avec force et avec beaucoup de moyens, là où se posent les difficultés – de formation, d’insertion, de toxicomanie ou autre. C’est pourquoi il faut saluer le travail des SPIP et la réorientation de leur manière de travailler. Aujourd’hui, ils mènent véritablement un travail pluridisciplinaire – complexe mais passionnant.

L’objectif reste, je le rappelle, de lutter contre la récidive. On nous dira toujours que nous sommes laxistes et que nous remettons en liberté des personnes qui devraient être en prison. Mais nous fondons le droit de la peine sur l’efficacité, non sur l’exemplarité. Il y a réellement deux conceptions qui s’affrontent, démontrant qu’à droite et à gauche on ne voit pas la société de la même façon. Oui, nous voulons nous donner les moyens de rendre les hommes meilleurs, parce que la prison n’est pas une fin en soi et qu’elle est quasiment toujours un échec. Nous assumons pleinement nos choix, ceux que bien d’autres pays ont faits avant nous. Nous sommes très pragmatiques. Nous refusons de jouer avec les peurs et les sentiments. Nous voulons sortir les délinquants de la spirale infernale dans laquelle ils se trouvent. Surtout, nous nous donnons les moyens de le faire plutôt que de mener des politiques racoleuses, d’affichage. Les peines plancher comme les sorties sèches ont été catastrophiques : qui ose encore les défendre ? Les chiffres sont là. Je persiste à dire qu’en faisant confiance aux juges, qui sont des professionnels et qui connaissent les dossiers, on obtient de meilleurs résultats.

Nous ne sommes que deux ans après l’adoption de cette loi dont vous avez expliqué les difficultés d’application. Nous y verrons beaucoup plus clair à partir du 1er janvier prochain. Le principal frein à la mise en œuvre de la contrainte pénale réside dans la limitation initiale de son champ d’application aux délits pour lesquels un maximum de cinq ans d’emprisonnement est encouru. Je regrette de ne pas m’être battue beaucoup plus, au moment du vote de la loi, pour obtenir son extension à l’ensemble des délits. Autre frein : le manque d’implication des acteurs judiciaires, à commencer par les avocats qui ne se sont pas du tout emparés de cette nouvelle mesure, censée modifier complètement leur pratique professionnelle. Les avocats doivent préparer la juridiction devant laquelle ils défendent leurs dossiers à appliquer la contrainte pénale en donnant au juge des éléments d’appréciation.

À partir du 1er janvier 2017, la situation changera puisque la contrainte pénale pourra désormais s’appliquer à tous les délits. Elle deviendra ainsi une peine à part entière. Au vu des explications que vous nous avez données, monsieur le garde des Sceaux, et du fait qu’il y a eu à peine plus de 2 000 contraintes pénales prononcées jusqu’à présent, allez-vous communiquer auprès des procureurs généraux, des procureurs, des chefs de juridiction et du Conseil national des barreaux sur ces nouvelles dispositions qui vont désormais s’appliquer pour redonner à cette nouvelle peine toute la portée qu’elle mérite ?

M. Guillaume Garot. Je vous remercie, monsieur le garde des Sceaux, de venir aujourd’hui devant la représentation nationale présenter avec exigence et lucidité le bilan de deux ans d’application de la loi que nous avions votée en 2014. Nous avions alors pris le parti, en instaurant un suivi post-libération, d’éviter les sorties sèches, de prévenir la récidive et de préparer la réinsertion des personnes condamnées. Vous avez précisé, reprenant l’énoncé du rapport, que certaines juridictions avaient appliqué ce dispositif facultatif post-libération. À ce jour, dites-vous, au moins 202 suivis post-libération ont été recensés. Pourriez-vous nous apporter des précisions quant au contenu de ces mesures de suivi ?

M. Éric Ciotti. Monsieur le ministre, la longueur de votre intervention dissimule difficilement votre peu de conviction à l’égard du bilan de cette loi – et vous avez raison. Sous l’Ancien Régime, on disait que les peines étaient « arbitraires en ce royaume ». On pourrait dire aujourd’hui que les peines sont « virtuelles sous cette majorité ». C’est un peu ce que symbolise cette loi, qui a contribué à la déconstruction de la peine et, partant, à l’affaiblissement de la sanction. Ce texte repose sur une approche très idéologique, dogmatique, partant du postulat que, par définition, la sanction ne comporte que des éléments négatifs et qu’il faut l’affaiblir par tous les moyens. On a vu le résultat.

Ce rapport et votre intervention ne font que confirmer le fait que cette loi était au mieux inutile, au pire dangereuse. Inutile, puisque le nombre de contraintes pénales, venues compléter le sursis avec mise à l’épreuve, est très faible : à peine 2 000. Vous avez rappelé que la plupart des TGI n’en prononçait pas. Dangereuse, puisqu’il est souligné dans ce rapport que les délinquants qui bénéficient de la contrainte pénale sont majoritairement des personnes pour lesquelles le tribunal juge élevé le risque de récidive ou de réitération.

À compter du 1er janvier prochain, la loi prévoit que tous les délits pourront désormais donner lieu au prononcé de cette contrainte pénale. Le rapport indique cependant qu’il n’apparaît pas opportun, pour certaines infractions, d’en faire la peine principale, se substituant à la peine d’emprisonnement, comme le prévoyait l’article 20 de la loi du 15 août 2014. Allez-vous suivre l’esprit de la loi ou la préconisation de ce rapport ?

Cette loi a aussi supprimé les peines plancher, facilitant ainsi la multiplication de la récidive – et c’est sans doute en cela qu’elle est le plus néfaste. Quel regard portez-vous sur l’affaiblissement des sanctions appliquées aux délinquants récidivistes ? Quelles conséquences tirez-vous du caractère automatique de l’examen, aux deux tiers de la peine, de toutes les condamnations ? C’est une source de travail extrêmement importante pour beaucoup de juridictions, sans aucun effet positif sur la délinquance, bien au contraire. Cette mesure participe aussi de cette volonté de déconstruction de plus en plus avancée de la peine et de la sanction pénale. C’est une approche que nous regrettons, que nous contestons et que nous souhaitons voir le plus rapidement possible remise en cause.

Mme Sandrine Mazetier. Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie à mon tour pour la communication très complète que vous venez de nous faire, en particulier en ce qui concerne la contrainte pénale. Il y avait pourtant eu quelques inquiétudes, au départ, quant à la vision que votre ministère avait de cette nouvelle peine. Celle-ci participe de notre volonté de trouver des sanctions efficaces et de lutter contre la récidive, mal endémique qui s’est considérablement développé sous les majorités précédentes.

Vous avez rappelé les éléments d’incertitude qui pesaient sur le fait qu’on puisse prononcer une contrainte pénale pour des faits antérieurs à l’adoption de la loi. Vous avez souligné aussi que vingt-quatre TGI avaient prononcé l’essentiel des contraintes pénales recensées. Sait-on pourquoi ? Étaient-ils mieux informés que les autres de cette nouvelle possibilité ? Enfin, je m’associe à l’excellente question de ma collègue Capdevielle : des instructions ou des indications seront-elles données aux juridictions et aux avocats pour la nouvelle période qui s’ouvre au 1er janvier prochain ?

M. Alain Tourret. Monsieur le ministre, je vous avouerai que je n’ai jamais été convaincu par la contrainte pénale, dont je ne voyais pas bien ce qui la distinguait du sursis avec mise à l’épreuve, et dont aucun travail auprès des professions judiciaires n’avait préparé la mise en œuvre. J’en ai parlé avec des magistrats de haut niveau, notamment des premiers présidents de cour d’appel : le dispositif n’est pas entré dans la culture judiciaire, ni chez les avocats ni chez les magistrats ; or, si ni les uns ni les autres ne le défendent, il n’ira pas bien loin.

Il convient donc de le reprendre à la base pour en assurer la réussite à l’avenir. Mais, dans la situation présente, il m’inspire bien des doutes, d’autant que nombre de TGI n’ont prononcé aucune contrainte pénale : il existe un consensus pour l’éliminer.

Lorsque je vous avais interrogé – et félicité – à propos du budget de la justice, je m’étais permis d’évoquer le TIG, qui a été une grande réussite avant de rencontrer un moindre succès : profondément entré dans les mœurs, il s’est ensuite effiloché peu à peu. Mon collègue Joaquim Pueyo, à Alençon, a été le premier à y recourir dans l’Orne, comme moi dans le Calvados, dans ma commune de Moult. Depuis, plus rien. Pourquoi cela ? Là encore, parce qu’un consensus s’est installé : les avocats n’en parlent plus avec leurs clients, les parquets ne le proposent que très rarement. J’ai donc demandé aux premiers présidents d’organiser une réunion avec l’Association des maires de France (AMF) pour voir comment le relancer.

Je suis en effet intimement convaincu que le TIG fournit une solution parfaite. D’abord, il allie la justice, les maires et la société. Le condamné appartient à une commune pour laquelle il va devoir travailler gratuitement pendant un nombre d’heures donné – 220 au maximum si je ne m’abuse –, ce qui permettra à l’ensemble de la communauté de constater que la peine est exécutée. Dans les communes rurales, la personne condamnée est intégrée aux équipes chargées de l’entretien des espaces verts – puisque c’est essentiellement dans ce domaine que sont effectués les TIG. En outre, cette solution est parfaitement adaptée à la délinquance routière que vous, monsieur le ministre, connaissez bien en Bretagne, comme moi en Normandie, et qui concentre d’ailleurs l’essentiel des délits visés par la contrainte pénale.

Je souhaite donc que vous demandiez aux premiers présidents et aux procureurs généraux où en est précisément le prononcé du TIG dans l’ensemble des ressorts. Mon impression quant à son évolution est-elle ou non fondée ? Une action de sensibilisation peut-elle être menée par l’intermédiaire de l’AMF, éventuellement de l’Association des maires ruraux de France ou de l’association qui réunit les communes moyennes ?

Une solution existe, elle est attendue. Travaillons sur la contrainte pénale, soit : je ne demande qu’à être convaincu ; mais demandons-nous aussi si le TIG ne pourrait pas être l’un des moyens de la justice du xxie siècle.

M. Guillaume Larrivé. Je m’interroge sur un aspect qui semble être passé inaperçu : l’articulation entre la loi du 15 août 2014, avec son effet différé au 1er janvier 2017, et l’état d’urgence.

Je comprends – vous nous le confirmerez sans doute – qu’à la suite de la démission, hier, du Premier ministre Manuel Valls, et alors que l’état d’urgence doit prendre fin dans quinze jours, le Gouvernement va nous saisir d’un projet de loi visant à le proroger, inscrit à l’ordre du jour de la séance du 21 décembre. Bref, le Gouvernement a bien l’intention de poursuivre l’état d’urgence, car il estime – à bon droit, selon moi – que la nation doit faire face à un péril imminent qui justifie des mesures de police administrative exceptionnelles. Et pourtant, le 1er janvier 2017, le dispositif de la contrainte pénale doit être étendu à tous les délits, du fait de la loi de 2014.

Soit l’on considère qu’au fond la contrainte pénale ne sert à rien puisque les juges ne l’appliquent pas, soit l’on estime que, du moins dans certains cas, il n’est pas raisonnable d’envisager la possibilité de ne pas enfermer les délinquants ; je songe à des délits très aggravés, tels que des coups et blessures dont seraient victimes des agents des forces de l’ordre.

Monsieur le ministre, dans le contexte de prorogation de l’état d’urgence, vous paraît-il vraiment raisonnable de ne pas corriger la disposition de loi de 2014 portant extension de la contrainte pénale ? À tout le moins, ne faudrait-il pas envisager d’exclure certains délits du bénéfice de cette extension ?

M. le président Dominique Raimbourg. Avant de vous redonner la parole, monsieur le garde des Sceaux, je me permettrai quelques observations en ma qualité, que vous avez eu la gentillesse de rappeler, d’ancien rapporteur de la loi du 15 août 2014.

Cette loi se fondait sur le vieil adage de Beccaria : « Ce n’est point par la rigueur des supplices qu’on prévient le plus sûrement les crimes, c’est par la certitude de la punition » ; en d’autres termes, la certitude de la sanction importe beaucoup plus que sa sévérité.

De ce point de vue, le texte fournit tous les outils nécessaires : il a créé la contrainte pénale, la libération sous contrainte, et visait à prévenir la récidive en faisant en sorte qu’il n’y ait plus de sorties « sèches ». Pourtant – et cela doit nous inciter à la modestie – ces outils sont longs à mettre en place et la culture qu’ils incarnent ne s’installe que lentement.

Cette tendance ne profite pas plus à la sévérité qu’à l’indulgence, puisque le retrait des crédits de réduction de peine s’applique lui aussi lentement : on ne dénombre que 202 cas sur les 87 000 personnes qui sortent de prison chaque année.

Voilà pourquoi, au-delà des outils juridiques, il faut penser – et c’est le plus difficile – la continuité de la chaîne de traitement, la rapidité avec laquelle doivent s’enchaîner l’arrestation et le traitement du cas.

C’est de ce point de vue que, indépendamment de toute idéologie, le débat sur les peines plancher est tranché. Le dispositif partait du postulat selon lequel une infraction appelle une condamnation, et une deuxième infraction appelle une autre condamnation qui doit être plus sévère. En réalité, les choses ne se passent pas du tout ainsi : beaucoup d’infractions sont commises avant la première décision, et la justice ne traite pas les dossiers dans l’ordre de commission des infractions. En outre, le système se fondait sur la notion de récidive légale, qui n’a pas de sens pour les délinquants, à la différence de la réitération. Or c’est le fonctionnement réel que nous devons prendre en considération pour améliorer la situation.

Mais cela nécessite des moyens, alors que, depuis une trentaine d’années, on demande à la justice – comme d’ailleurs à la police et à l’administration pénitentiaire –beaucoup plus que ce qu’elle peut assumer. L’appareil craque de tous côtés, d’où des dysfonctionnements qui ne sont en eux-mêmes ni laxistes ni répressifs, mais qui affectent la chaîne de traitement des cas. C’est à eux que nous devons nous attaquer, peut-être en nous inspirant de nos collègues sénateurs qui consacrent une mission d’information aux moyens de la justice, en vue d’améliorer son fonctionnement et, partant, la lutte contre la récidive.

M. le garde des Sceaux. Merci à tous pour vos observations et commentaires.

Monsieur le président, vous parlez d’or, comme souvent : le texte est là, les outils aussi. L’intention du législateur était de mettre à la disposition des juges la possibilité d’une sanction différente. Il n’a aucun moyen de coercition pour parvenir à cette fin, et je ne crois d’ailleurs pas qu’il le regrette ; simplement, il lui appartient de créer les conditions nécessaires pour que les magistrats aient la faculté de prononcer cette peine. Vous l’avez rappelé, la contrainte pénale ne vient pas de nulle part : l’absence d’un tel dispositif a été longuement constatée, et l’objet a été poli et affiné au fil de multiples colloques et conférences, dont la conférence de consensus réunie par Mme Christiane Taubira.

Monsieur Ciotti, le dogme serait de considérer que cette peine ne peut produire absolument aucun résultat. En réalité, il faut la prendre pour ce qu’elle est : une faculté, qui doit être adaptée à un individu. Car c’est là ce qui fait la spécificité de notre droit pénal. Monsieur Larrivé, que la contrainte pénale soit étendue ou non, son prononcé ne sera jamais une obligation : c’est le magistrat qui appréciera la situation, la nature de l’infraction, sa gravité et le besoin de la sanctionner soit par un emprisonnement, soit par une peine alternative, soit encore par la contrainte pénale.

Quel était l’intérêt du travail conduit par le ministère, dont je remercie tous les contributeurs ? Nous constations bien que les magistrats n’avaient pas d’appétence immédiate pour cette peine, ce que confirment les chiffres, très modestes au regard de ce qui était espéré. Voilà pourquoi j’ai demandé à l’Inspection générale de la justice – créée par un décret publié ce jour au Journal officiel, fruit du travail parlementaire qui a permis d’achever dans la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle le projet, engagé avant mon arrivée, d’unification des trois inspections du ministère – de procéder à un « forage » dans plusieurs juridictions, afin d’en comprendre les raisons. À chacun de mes déplacements en juridiction, j’interrogeais les présidents et le procureur. Notre rapport fait état du résultat de ces observations, ainsi que de notre lecture, dans le rapport annuel du ministère public, de celles que formulaient les membres du parquet.

De l’analyse pragmatique de ces éléments, il ressort d’abord que l’outil n’est pas connu. D’anciennes habitudes sont installées, et si le sursis est de loin la mesure probatoire la plus utilisée, c’est parce que chacun en comprend les tenants et les aboutissants. En somme, ce qui fonctionnait bien continue de bien fonctionner. Comme Mme Capdevielle l’a très bien dit et comme nous l’indiquons dans le rapport, les avocats ne demandent pas non plus que des contraintes pénales soient prononcées.

Dans les 24 TGI qui sont à l’origine de la moitié des contraintes pénales, il y a eu un long travail visant à faire collaborer ensemble les différents professionnels. Des procédures ont été imaginées, des échanges systématisés, car les présidents de chambres correctionnelles avaient besoin de connaître les avis des SPIP pour déterminer si la contrainte pénale pouvait être utile.

Je suis de ceux qui pensent que la mesure commence à trouver à s’appliquer. Je doute d’ailleurs que l’élargissement prévu au 1er janvier prochain y change grand-chose, chacun ayant maintenant bien compris où se situe l’intérêt de la contrainte pénale : lorsqu’il existe un risque de récidive, dans le cas d’infractions qui ne sont pas nécessairement les plus difficiles, même si elles peuvent être très préjudiciables – par exemple, les infractions à la législation sur les stupéfiants, s’agissant desquelles l’extension ouvre des perspectives.

Je mesure avec M. Joaquim Pueyo, pour l’avoir moi-même observé en de multiples occasions, combien la capacité à susciter une adhésion est utile pour prévenir la récidive, car l’intéressé s’engage alors pour l’avenir. Il est vrai que, souvent, des condamnés détenus préfèrent attendre l’exécution normale de leur peine, même dans les conditions carcérales que l’on imagine. Je me suis rendu il y a peu à la prison de Mont-de-Marsan pour y observer la mise en œuvre du module « Respecto », né en Espagne et fondé sur l’adhésion des détenus qui exécutent leur peine de manière plus autonome : beaucoup refusent d’y souscrire à cause des contraintes afférentes – se lever, pratiquer des activités –, trouvant plus confortable de rester à ne rien faire. Les dispositifs que vous avez créés visent à rendre les personnes actrices de leur propre peine, mais ce n’est pas toujours gagné, d’où l’importance du travail que fournissent les SPIP pour entraîner l’adhésion.

En ce qui concerne les TIG évoqués par MM. Tourret et Pueyo, j’entends souvent dire que l’on y recourt peu. Nous avons diffusé avant l’été une circulaire visant à promouvoir une convention signée avec des associations ou sociétés nationales permettant l’exécution de TIG, comme la SNCF, la Croix-Rouge ou EDF. J’en ferai la publicité chaque fois que l’occasion m’en sera donnée.

Mmes Capdevielle et Mazetier m’ont demandé ce qui allait désormais être fait pour que la contrainte pénale soit mieux connue. La direction des affaires criminelles et des grâces organise le 6 janvier une journée nationale destinée aux avocats et magistrats, qu’elle avait prévue pour décembre mais qui a dû être reportée car mon agenda ne me permettait pas d’y participer, ce que je souhaitais évidemment faire. En revanche, je n’ai pas l’intention de redire aux parquetiers ce que j’ai déjà indiqué dans ma circulaire de politique pénale, la seule que je signerai au cours de mon passage à la chancellerie : trop de circulaire tue la circulaire !

Monsieur Ciotti, l’examen de la peine aux deux tiers de son exécution a été très lourd à mettre en place, mais il est maintenant entré dans la pratique. Il permet de favoriser les décisions d’aménagement de peine. Cela me paraît suffisant et je ne vois pas pourquoi nous apporterions des modifications au dispositif actuel. Dans ce ministère comme dans d’autres, il n’y a rien de pire que les politiques de l’essuie-glace, qui reviennent sans cesse sur ce qui a pu être installé non sans mal, au lieu d’en tirer les bénéfices.

Quant au suivi post-libération sur lequel Guillaume Garot m’a interrogé, il est essentiellement axé sur l’insertion sociale et professionnelle. Je pourrai lui en détailler les modalités s’il le souhaite.

Monsieur Larrivé, le Gouvernement a en effet l’intention de soumettre au Parlement un projet de loi prolongeant l’état d’urgence. C’est le Conseil des ministres du 14 décembre qui en sera saisi.

M. le président Dominique Raimbourg. Merci, monsieur le garde des Sceaux.

*

* *

La Commission procède ensuite à l’examen du rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence (MM. Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson, rapporteurs).

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Chers collègues, nous vous soumettons aujourd’hui un rapport sur le contrôle de l’application de l’état d’urgence. Comme vous le savez, plusieurs lois sont successivement intervenues. La loi du 20 novembre 2015 a prolongé l’état d’urgence jusqu’au 25 février 2016, puis celle du 19 février 2016 l’a prolongé jusqu’au 25 mai 2016, celle du 20 mai 2016 l’a maintenu en vigueur jusqu’au 25 juillet, et celle du 21 juillet 2016 l’a prolongé jusqu’au 20 janvier 2017, mais l’application de cette dernière sera affectée par la démission, ce matin, du Gouvernement, de sorte que nous devrons sans nul doute envisager sa nouvelle prorogation un peu plus tôt que nous ne l’avions prévu.

La prolongation de l’état d’urgence par la loi du 21 juillet 2016 est assortie de douze mesures qui se sont ajoutées à celles du 3 juin 2016. En outre, l’état d’urgence a fait l’objet d’un essai de constitutionnalisation qui a échoué, notamment du fait du débat sur la déchéance de nationalité.

Notre commission a décidé de se doter d’un moyen de contrôle inédit et transparent. Le Sénat a fait de même, quoique selon des modalités différentes : il a constitué un comité de suivi présidé par l’ancien Garde des sceaux Michel Mercier, tandis que nous avons mis en place une mission de suivi, dont un des deux rapporteurs est le président de la commission des Lois – Jean-Jacques Urvoas dans un premier temps, moi-même par la suite – et dont l’autre, M. Jean-Frédéric Poisson, qui accomplit cette tâche depuis le début, appartient à l’opposition.

Nous nous sommes d’abord dotés des pouvoirs d’une commission d’enquête, c’est-à-dire le pouvoir d’investigation le plus étendu dont puisse jouir une instance parlementaire. Depuis la loi du 21 juillet 2016, les autorités administratives nous transmettent directement les diverses mesures prises en application de l’état d’urgence. Nous avons pris le parti de recenser, au fil de l’eau, toutes ces mesures, en nous documentant auprès de sources diverses : essentiellement le ministère de l’intérieur, mais aussi les préfectures – je me loue de la parfaite coopération de toutes ces autorités – ainsi que le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), divers collectifs d’avocats ou citoyens. Nous avons également effectué des déplacements, des entretiens – neuf en ce qui concerne Jean-Jacques Urvoas et Jean-Frédéric Poisson, dix pour ma part – et diverses investigations. Ainsi avons-nous pu prendre toute la mesure de la mobilisation de l’appareil d’État pour répondre à la vague d’attentats terroristes.

Nous avons mis en place un système qui nous permet de disposer d’informations extrêmement détaillées tout en garantissant qu’aucune donnée personnelle, nominative, ne circule. Le fait que l’Assemblée nationale soit à même de fournir, en retour, des informations aux autorités administratives atteste la réussite de notre travail…

J’en viens aux chiffres. L’état d’urgence a entraîné 4 292 perquisitions, qui ont débouché sur 670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient spécifiquement sur des faits d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

Parallèlement, 612 assignations à résidence ont été décidées. Celles-ci ont été rendues possibles par la reprise, lors de l’instauration de l’état d’urgence, d’une disposition de la loi du 3 avril 1955. Elles consistent à obliger une personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » à résider soit dans une commune, soit dans une communauté de communes, soit éventuellement dans un département. L’autorité administrative peut alors l’obliger à pointer une, deux ou, au maximum, trois fois par jour au commissariat ou à la gendarmerie. Ces 612 assignations ont concerné 434 personnes, une même personne pouvant faire l’objet de plusieurs assignations successives. Aujourd’hui, 95 personnes restent assignées à résidence, dont 62 l’étaient déjà la dernière fois que nous avons prolongé l’état d’urgence, au mois de juillet dernier. En effet, toutes les assignations à résidence sont frappées de caducité à l’expiration de la loi qui les a permises. Chaque fois que nous prorogeons l’état d’urgence, les assignations doivent donc être renouvelées et réexaminées. Au total, 47 des 95 personnes actuellement assignées à résidence l’ont été pour la première fois durant la première période de l’état d’urgence, c'est-à-dire avant le 25 février 2016.

Depuis la loi du 21 juillet dernier, les préfets de police et les préfets de département ont en outre la possibilité d’ordonner des contrôles d’identité et des fouilles de véhicules.1 657 mesures de ce type ont été ordonnées, avec des variations géographiques qui s’expliquent sans doute par les relations existant entre le procureur et le préfet. Selon le droit commun, en effet c’est le procureur qui autorise ou ordonne ces contrôles. Dans les départements où ce dernier y recourt déjà largement, le préfet n’en ordonne lui-même que peu. Dans d’autres départements, il en va différemment. Cela ne traduit pas forcément des dissensions ; simplement, certains départements comptent deux ou trois procureurs, dont les politiques respectives peuvent, en la matière, différer légèrement.

Il est également possible, à la suite de cette même loi du 21 juillet dernier, de procéder à des saisies de données informatiques dans le cadre d’une perquisition administrative. Dans une décision du 19 février 2016, le Conseil constitutionnel avait estimé que c’était porter une atteinte excessive aux libertés que de permettre de telles opérations à l’occasion de perquisitions. Ces dernières se sont donc faites sensiblement moins nombreuses à la suite de cette décision, mais, en réaction ou en réponse à celle-ci, la loi du 21 juillet 2016 a mis en place un système garantissant mieux les libertés et prévenant les atteintes excessives à la vie privée : il est ainsi prévu que l’exploitation des données par les services de police est soumise à l’autorisation du juge administratif. Depuis, 104 demandes d’exploitation ont été formulées – je parle bien de demandes, car la demande ne préjuge pas de la décision du juge.

Le juge administratif étant compétent pour connaître des mesures de police prévues dans l’état d’urgence, 233 recours ont été formés en référé, et 133 recours au fond ont été jugés. Finalement, les annulations ont été assez peu nombreuses, et les perquisitions ont suscité très peu de contentieux : dès l’instant où une perquisition est réalisée, l’intérêt de la contester devient assez faible. Par ailleurs, 177 demandes d’indemnisation ont été adressées à l’État pour des préjudices subis à l’occasion de l’application de ces mesures, principalement pour des bris de portes lors des perquisitions.

Par ailleurs, la violation par les personnes assignées à résidence de leurs obligations est sanctionnée pénalement. Il y a eu 69 violations qui ont fait l’objet de poursuites.

Toutes ces mesures sont-elles efficaces et utiles ? Il est naturellement difficile de mesurer scientifiquement le recul des menées terroristes sur notre territoire.

Première observation : de façon générale, les mesures les plus efficaces sont celles du droit commun, c’est-à-dire les mesures d’enquête et les mesures judiciaires. Deuxième observation : le nombre élevé des gardes à vue et des procédures affaiblit forcément les milieux délinquants, susceptibles de servir de soutien logistique aux activités terroristes. Les perquisitions permettent particulièrement de découvrir deux types d’activité : le trafic d’armes et le trafic de stupéfiants, qui peut procurer des fonds.

Depuis le 21 juillet dernier, nous assistons à un recentrage, à un ciblage plus net des mesures sur la prévention des actes terroristes. Du 14 novembre 2015 au 25 mai 2016, il y avait eu 3 750 perquisitions, qui avaient débouché sur 605 procédures, dont 36 pour des faits en lien avec le terrorisme ; ce sont donc 16,13 % des perquisitions qui ont, au cours de cette période, donné lieu à des procédures, et 0,96 % à des procédures pour des faits en lien avec le terrorisme. Depuis le 21 juillet dernier, 542 perquisitions ont eu lieu, qui ont débouché sur 65 procédures, dont 25 pour des faits en lien avec le terrorisme ; ce sont donc 12 % des perquisitions qui ont donné lieu à des procédures, et 4,61 % à des procédures pour des faits en lien avec le terrorisme. Il faut certes manier ces chiffres avec prudence, mais, visiblement, les mesures sont plus ciblées et débouchent sur plus de procédures visant à lutter contre le terrorisme.

Voilà pour les chiffres.

L’état d’urgence ne peut être éternel. Par définition, c’est un état exceptionnel. S’il dure, forcément, il faudra un certain encadrement, et nous nous sommes mis d’accord, Jean-Frédéric Poisson et moi, pour proposer un certain nombre de mesures.

Première proposition : il faut limiter la durée des assignations à résidence. Il ne devrait pas être possible d’assigner quelqu’un à résidence pendant plus de huit mois, au total, en une ou plusieurs fois, cette interdiction ne pouvant être levée qu’en raison de l’existence d’éléments nouveaux.

Deuxième proposition : il faut conserver la disposition selon laquelle l’état d’urgence est frappé de caducité en cas de démission ou de chute du Gouvernement. Certes, s’il nous faudra bientôt voter une nouvelle prolongation de l’état d’urgence, nous devons permettre que l’état d’urgence puisse perdurer au-delà de la démission du Gouvernement qui interviendra au lendemain de l’élection présidentielle, au mois de mai prochain, mais ce sera à titre exceptionnel. La disposition de la loi du 3 avril 1955 qui prévoit la fin de l’état d’urgence en cas de démission du Gouvernement nous paraît effectivement protectrice.

Troisième proposition : il faudrait constitutionnaliser l’état d’urgence et lui donner un cadre offrant des garanties qui s’appliquent quelle que soit la majorité issue des urnes, et quelque emballement politique que puisse provoquer une catastrophe – car même une catastrophe naturelle ou une épidémie de grande ampleur pourraient aboutir à des comportements excessifs. La loi d’application serait une loi organique, ce qui permettrait d’encadrer et de limiter l’état d’urgence.

Par ailleurs, si nous devions limiter de façon générale l’état d’urgence, il faudrait prévoir une durée maximale, qui ne devrait pas excéder six mois. Précisons encore une fois que nous ne respecterons pas cette préconisation si nous prolongeons l’état d’urgence au mois de décembre de cette année, à moins de renoncer à couvrir la période des élections législatives.

Nous formulons ensuite une série de préconisations visant à améliorer le « fonctionnement » de l’état d’urgence qui certes correspondent souvent à des pratiques observées mais nous considérons que cela va mieux en le disant.

Il faut, tout d’abord, encadrer les perquisitions de nuit qui doivent obligatoirement être motivées. Elles le sont déjà souvent, mais il vaut mieux formaliser la pratique.

Il faut aussi préciser les conditions de recours à la force. C’est souvent le cas dans les arrêtés, mais une fois encore cette précision semble bienvenue.

Le périmètre géographique des assignations à résidence doit permettre la vie familiale et professionnelle la plus normale possible, et les parquets doivent être informés des assignations à résidence. Ils le sont déjà souvent, mais, une fois de plus, cela ira mieux en le disant. Il faut aussi permettre aux assignés à résidence de formuler, dans un délai de huit jours à compter de la notification, leurs observations sur la mesure dans le but de la faire retirer ou modifier, car l’assignation est une mesure faisant grief. Et il faut confier au préfet l’aménagement de certaines modalités de l’assignation, notamment les horaires de pointage.

Il faut ensuite travailler sur les liens entre, d’une part, les états-majors de sécurité départementaux, et, d’autre part, les hôpitaux psychiatriques ou les autorités sanitaires. Notre rencontre avec l’état-major opérationnel de la prévention du terrorisme (EMOPT) nous a appris que 15 % des personnes inscrites sur le fichier des personnes radicalisées avaient fait l’objet de mesures d’internement psychiatrique, à la demande du préfet ou à la demande de tiers. Encore ce chiffre ne rend-il compte que de la partie émergée de l’iceberg, car ne figurent sur les fiches que les mesures de contrainte, non les mesures de soin consenties ni les soins en ambulatoire. Cela signifie qu’un nombre non négligeable de personnes présentent des troubles de nature à les entraîner à des comportements criminels, et justifiant une coordination entre les autorités préfectorales et les autorités sanitaires. Il est d’ailleurs un certain nombre de personnes assignées à résidence dont on lève l’assignation à résidence le temps de leur hospitalisation, parfois d’office ; l’assignation reprend à la sortie, car les soins dispensés au cours de l’hospitalisation et les soins en ambulatoire qui suivent ne permettent parfois pas d’assurer une sécurité suffisante. Il existe donc une articulation entre les problèmes de santé mentale et les problèmes de sécurité.

Nous préconisons aussi l’information du juge des enfants lorsque des mineurs sont assignés à résidence.

Nous préconisons aussi une coordination interministérielle, ne serait-ce que pour évoquer la question de la santé mentale.

Qu’en est-il de la finalité des mesures prises ? Faut-il qu’elles ne concernent que le risque terroriste ? Comment faire en sorte que les mesures prises au titre de l’état d’urgence n’aillent pas trop au-delà de la lutte contre le risque terroriste ? Nous en avions débattu en abordant la question de la constitutionnalisation, mais c’est extrêmement délicat, d’autant que les policiers doivent gérer en même temps des troubles à l’ordre public et la lutte antiterroriste.

Nous nous posons également la question d’une évaluation budgétaire de l’état d’urgence. En moyenne, chaque perquisition a nécessité l’intervention de 15 personnes, policiers ou autres, certaines nécessitant des forces très importantes, d’autres se passant plus simplement. Le coût est donc relativement important.

L’état d’urgence a été une réponse nécessaire. Si nous pouvons ne pas être tous d’accord sur la nécessité de le proroger encore, il me semble, dans l’ensemble, avoir apporté quelque chose.

Saluons encore la réactivité des services de l’État, centraux ou départementaux, et leur dévouement. Ces services travaillent parfois dans des conditions difficiles, avec des moyens limités. Je me rappelle très précisément certains locaux visités ; on s’étonne de voir des gens travailler dans des conditions aussi difficiles, jusque dans les murs mêmes du ministère de l’intérieur !

J’ai également été étonné du souci constant de ne pas prendre des mesures inutilement attentatoires aux libertés dont témoignent les autorités préfectorales. Il faut le répéter : nous disposons d’un État qui sait faire la part des choses. La meilleure preuve en est qu’au-delà de critiques plutôt techniques émanant de juristes, l’état d’urgence ne suscite guère de critiques majeures de la part de nos concitoyens, les mesures prises étant somme toute, d’un simple point de vue statistique, limitées.

M. Jean-Frédéric Poisson, rapporteur. Le président Raimbourg a dit l’essentiel, et je m’associe à l’ensemble des remerciements adressés aux services de l’État. Saluons le fait que notre institution soit capable de rendre des rapports de qualité, ce qui tend à justifier la jurisprudence constante de cette commission, plutôt défavorable aux amendements dont l’objet est de demander un rapport au Gouvernement… Nous démontrons que le pouvoir législatif sait, lui aussi, travailler au fond, de manière parfaitement efficace.

Nous touchons selon moi, avec cette nouvelle prolongation, les limites de l’exercice de l’état d’urgence. Ce n’est un mystère pour personne : j’ai acquiescé bien volontiers, sans réserve, à son instauration par décret du Président de la République à la suite des attentats du 13 novembre 2015, et j’ai voté sans hésitation la première prolongation de trois mois, mais j’ai voté contre toutes ses prolongations ultérieures, considérant que l’efficacité et l’utilité du dispositif n’étaient pas démontrées et que nous étions en train de prolonger, d’installer ce qui est, sur le plan juridique, un état d’exception.

La réflexion que nous avons conduite montre bien la nécessité d’encadrer par des mesures de droit commun certaines incertitudes du régime de l’état d’urgence, et je suis solidaire des dix-sept propositions par lesquelles nous concluons ce rapport. De mon point de vue, il s’agit de s’interroger sur la façon dont la durée elle-même de l’état d’urgence est susceptible de modifier sa nature. Telle est, à mon avis, la question qui nous est posée.

En ce qui concerne les perquisitions et leur « finalisation », j’avoue ne pas savoir comment garantir a priori qu’une perquisition est justifiée, avant d’avoir trouvé au domicile que l’on perquisitionne ce qu’on y cherchait – ou ce qu’on n’y cherchait pas –, tout en lui conservant son caractère soudain et inopiné : il y a, entre la protection des droits du citoyen et l’efficacité de la perquisition, une forme de contradiction pratique que je ne sais pas résoudre, d’autant que, dès lors que l’on cherche à mieux encadrer juridiquement un tel dispositif, on lui ôte ce qui, par définition, caractérise et résume l’état d’urgence, à savoir la possibilité donnée aux pouvoirs publics d’agir très rapidement, voire très brutalement.

Cela m’amène à la question de la durée même de l’état d’urgence et à sa prorogation sur une période qui, au bout du compte, approchera les vingt mois, ce qui n’était certainement pas dans les intentions du législateur à l’origine – en tout cas pas dans les nôtres. Cette durée a un impact sur la nature de l’état d’urgence, notamment parce qu’elle aboutit à ce que certaines autorités administratives utilisent les dispositifs qu’il autorise dans des procédures qui relèvent du maintien de l’ordre public, donc du droit commun.

Si la principale vertu de l’état d’urgence est son efficacité, notre commission ne peut pas ne pas s’interroger sur ses détournements éventuels et sur ses conséquences en termes de normes de droit et de hiérarchie de ces normes : que produit, à terme, cette superposition, qui se prolonge dans le temps, des pouvoirs administratif et judiciaire, et comment en sort-on ?

Nous faisons, dans le rapport, dix-sept propositions, afin de mieux encadrer l’application de l’état d’urgence et de mieux garantir les droits des citoyens, sans perdre de vue que, même si je suis le premier à souhaiter que jamais plus on ne doive recourir dans notre pays à l’état d’urgence, il faut, quitte à le maintenir, lui conserver toute son efficacité.

On touche notamment ici à la question, déjà soulevée dans le premier rapport que Jean-Jacques Urvoas et moi avions rendu en janvier 2016, de la porosité entre le terrorisme et d’autres modes de délinquance, qui nous a conduits à remplacer dans la loi la notion d’« activité » suspecte par celle de « comportement » suspect.

À cet égard, et compte tenu des liens avérés entre certains trafics et les réseaux terroristes, je ne saurais reprocher à des préfets ou à des policiers de vouloir perquisitionner des lieux susceptibles d’abriter des armes et de la drogue ; je ne saurais davantage leur reprocher ensuite de ne pas avoir trouvé de lien entre ces trafics et le terrorisme. Même si la frontière est ténue entre une perquisition motivée par la lutte contre le terrorisme et une perquisition d’opportunité, vouloir encadrer le dispositif revient à annuler l’état d’urgence ; ne pas l’encadrer nous oblige à faire confiance aux autorités de l’État et aux magistrats qui auront à en juger par la suite.

Je suis, quoi qu’il en soit, favorable à ce que les préfets puissent aménager certaines modalités des assignations à résidence sans autorisation de la place Beauvau.

Enfin, je m’interroge comme vous sur le coût de toutes ces mesures car, si la sécurité n’a pas de prix, elle a un coût, et il est bon que le Parlement le connaisse.

M. Pierre Morel-à-l’Huissier. Monsieur le président, en ce qui concerne les demandes d’indemnisation, vous avez parlé de 69 violations : pourriez-vous nous apporter quelques éclaircissements sur ce point ?

En ce qui concerne les mesures d’urgence et les référés, peut-on distinguer entre référés administratifs et référés judiciaires ?

Enfin, vous ne faites aucune préconisation particulière touchant à la coordination des forces de sécurité en matière de surveillance et de renseignement. Est-ce à dire que cette coordination n’offre guère de difficulté et que la coordination entre police et gendarmerie est adaptée à l’état d’urgence ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Je vais clarifier mon propos, pour éviter toute confusion. Il y a actuellement 177 requêtes indemnitaires en cours, faisant suite à des préjudices allégués – un préjudice matériel dans 140 cas, correspondant pour l’essentiel à des bris de portes. Ce sujet est sans rapport avec celui de la violation des obligations qui incombent à une personne assignée à résidence, violation qui est une infraction pénale : 69 de ces infractions ont ainsi été constatées et font actuellement l’objet de poursuites.

À ma connaissance, il n’y a pas eu de référé judiciaire, puisque nous parlons de mesures administratives, qui ont donc toutes été portées devant les magistrats administratifs.

Quant à l’organisation des forces de sécurité, je distinguerai deux niveaux : d’une part, l’organisation autour des préfets, qui nous a paru de grande qualité, la coordination avec le procureur, l’administration pénitentiaire, le renseignement territorial et la sécurité intérieure fonctionnant de manière tout à fait satisfaisante. Au plan national, en revanche, nous avons affaire à un organigramme plus complexe et plus difficile à déchiffrer, ce qui s’explique par le fait que, le ministère de l’Intérieur n’étant pas habitué à gérer l’état d’urgence, le dispositif s’est élaboré à partir des directions et des organigrammes déjà existants, difficiles à coordonner – au point que, pendant toute une période, les chiffes qui remontaient au ministre étaient ceux transmis par la cellule parlementaire. C’est pour pallier ce dysfonctionnement que le ministère réfléchit actuellement à un dispositif central de collecte des données.

M. Pierre Morel-à-l’Huissier. Les référés administratifs sont-ils pour l’essentiel des référés-suspension ou y a t-il eu quelques référés-liberté ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Les deux types de référés ont été formés, avec les conséquences que détaille le rapport, pour les assignations à résidence. Le contrôle juridictionnel est en revanche beaucoup plus faible sur les perquisitions – seulement 47 contentieux pour 4 292 perquisitions –, ce qui s’explique par le fait qu’il est peu utile, a posteriori, de contester une perquisition.

Mme Cécile Untermaier. Je souhaiterais quelques éclaircissements sur les assignations à résidence. Vous nous avez indiqué que 612 arrêtés d’assignation à résidence avaient été pris, concernant 434 personnes, parmi lesquelles 95 qui sont toujours sous le coup de cette mesure, dont 62 depuis juillet 2016.

J’imagine que ces assignations ont fait l’objet d’un contrôle juridictionnel, notamment du fait de leur durée qui, évidemment, est problématique. Si je suis par ailleurs favorable à toutes les propositions que vous faites dans votre rapport, les remontées de terrain me donnent à penser que ces mesures représentent une charge très lourde pour les services de police et de gendarmerie, en particulier lorsque les assignations sont assorties de l’obligation de pointer trois fois par jour.

Je m’interroge par ailleurs sur leur efficacité, car une assignation à résidence n’empêche pas quelqu’un de disparaître. Le jeu en vaut-il donc la chandelle, sachant qu’il s’agit d’une mesure très attentatoire à la liberté d’aller et de venir ?

Enfin, l’assignation à résidence peut avoir pour conséquence, pour l’assigné, la perte de son emploi. Or, quel meilleur mode d’assignation à résidence que le fait de devoir se rendre chaque jour au travail ? Ne pourrait-on envisager des mesures d’aménagement qui permettraient à la surveillance de s’effectuer sur le lieu de travail, à charge pour l’employeur, par exemple, de signaler que la personne ne s’est pas présentée à son poste ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Les services considèrent l’assignation à résidence comme assez efficace, dans la mesure où elle oblige une personne à rester chez elle tout en mobilisant très peu de moyens de surveillance, puisque c’est la personne qui se déplace pour pointer au commissariat ou à la gendarmerie. Par ailleurs, non seulement le fait de disparaître est constitutif d’un délit, mais l’assignation peut également être assortie d’une obligation de remettre son passeport aux autorités. Le procureur de la République de Paris, M. François Molins, a d’ailleurs indiqué que les interdictions de sortie du territoire – qui relèvent du droit commun et non de l’état d’urgence – avaient considérablement fait chuter le nombre de départs constatés pour la Syrie.

En ce qui concerne la protection des droits, le ministère de l’intérieur nous dit être très attentif à ne pas trop perturber le cadre familial ou la vie professionnelle. Il a même mis en place une adresse électronique permettant de solliciter des aménagements afin, par exemple, de se rendre à son travail. Mais ces aménagements ne sont pas toujours accordés, ce qui, dans certains cas, a pu nous laisser perplexes. Le Monde a ainsi publié une enquête, qui mettait en exergue trois cas problématiques. Ils concernaient certes des personnes dont le profil pouvait être inquiétant, mais cela ne justifie pas la multiplication des tracasseries.

Nous avons alerté la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) du ministère de l’Intérieur, indiquant qu’il fallait procéder à des aménagements lorsque cela était possible. Nous avons également dit qu’il était souhaitable de poursuivre judiciairement toutes ceux qui pouvaient l’être, sans qu’il soit nécessairement question d’une incarcération mais plutôt de la mise en place d’un contrôle judiciaire, assorti des garanties traditionnelles qui accompagnent la procédure pénale.

Nous nous sommes par ailleurs préoccupés des 47 assignations à résidence qui durent depuis la première période de l’état d’urgence ; il s’agit, pour certaines d’entre elles, de cas très difficiles à gérer.

Mme Cécile Untermaier. J’imagine que, si ces 47 assignations à résidence devaient être prolongées, elles seraient transformées en mesure de contrôle judiciaire ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Cela suppose de disposer d’indices suffisants, au-delà des simples soupçons qui ont justifié l’assignation.

Mme Cécile Untermaier. Mais ne proposez-vous pas, dans votre rapport, de limiter la période d’assignation à résidence à huit mois ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. En effet, mais elle pourrait être prolongée en cas d’apparition d’éléments nouveaux.

M. Sergio Coronado. La possibilité pour le Parlement de contrôler l’application de l’état d’urgence démontre, à travers votre rapport, tout son intérêt, puisque le travail que vous avez accompli avec M. Poisson fait apparaître l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Lors de la première évaluation, Jean-Jacques Urvoas, alors président de notre commission, avait déclaré qu’il avait été facile d’entrer dans l’état d’urgence mais qu’il serait beaucoup plus difficile d’en sortir. Je crains, malheureusement, qu’il n’ait eu raison.

La gravité de l’attaque que nous avons subie et l’horreur qu’elle a suscitée nous ont conduits à légiférer sous l’empire de l’émotion – et les législations d’exception sont souvent adoptées dans de tels contextes –, mais nous nous trouvons aujourd’hui face à un casse-tête politique et juridique.

Nul ne conteste l’efficacité réelle de l’état d’urgence dans les jours qui ont suivi sa proclamation, l’effet de surprise et la brutalité de sa mise en œuvre ayant été pour beaucoup dans cette efficacité. Mais nous nous éloignons aujourd’hui, alors que plus d’une année est révolue, de la volonté originelle du législateur, celui de 1955, qui s’est prononcé en faveur d’un état d’exception limité dans le temps.

Dans ces conditions, les propositions que vous faites témoignent sans doute de votre bonne volonté, mais elles ressemblent à un vœu pieux. D’abord parce que la plupart des dispositions mises en œuvre ont déjà été intégrées au droit commun ; ensuite parce que vos efforts pour limiter la portée de cet état d’exception montrent que vous le jugez à la fois dangereux et non pertinent – et l’on peut en effet s’interroger sur la pertinence, contre la nouvelle forme de menace à laquelle nous sommes confrontés, d’un dispositif pensé au moment de la guerre d’Algérie.

Vous proposez enfin de conférer un caractère organique à la loi d’application de l’état d’urgence, ce qui exige une révision constitutionnelle. Or vous connaissez comme moi les conditions de cette révision, à savoir une majorité qualifiée. Il me paraît donc hautement improbable que ces propositions, pourtant sages, soient adoptées avant la fin de la législature.

On ne peut que saluer la lucidité de celles et ceux qui, depuis l’origine, nous ont présenté des rapports d’une grande qualité. Je ne peux m’empêcher de constater qu’émerge un sentiment d’impuissance face à un dispositif qui nous échappe et dont ne savons aujourd’hui ni empêcher la dérive ni limiter les abus.

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. S’agissant de la sortie de l’état d’urgence, le rapport est susceptible de vous éclairer puisqu’il récapitule les précédentes applications de l’état d’urgence. Il en ressort que, dans les cas où celui-ci a été prolongé, il n’y a pas été mis fin par une décision, mais du fait de la démission du Gouvernement ou de la dissolution de l’Assemblée nationale. Il en a été différemment lorsque l’état d’urgence a été très court, comme ce fut le cas à la suite des émeutes de 2005 ou des événements de Nouvelle-Calédonie en 1985.

La difficulté de penser la fin d’un dispositif de coercition a été soulignée. Cela me rappelle le mot de ce psychiatre pour qui « toute hospitalisation d’office est abusive et toute levée de celle-ci anormale »… Ces mesures de contrainte ne peuvent prendre fin si l’on n’est pas en mesure de garantir la sécurité des citoyens.

Je tempérerai votre appréciation très critique, monsieur Coronado, en soulignant que l’état d’urgence semble connaître, depuis juillet 2016, un regain d’efficacité du fait d’un meilleur ciblage des mesures : le pourcentage de procédures auxquelles elles donnent lieu a augmenté.

Je mesure la difficulté d’aboutir à une constitutionnalisation de l’état d’urgence. Vous aurez noté que les recommandations du rapport se divisent en deux parties : ce qui est possible et souhaitable aujourd’hui et ce qui l’est dans un avenir plus lointain, dans lequel il sera sans doute nécessaire de concevoir, à côté du régime découlant de l’article 16 de la Constitution, un dispositif bien encadré, efficace et protecteur, afin de répondre à des situations extraordinaires.

M. Guillaume Larrivé. Lors du précédent débat sur l’état d’urgence, nous nous étions prononcés non seulement sur sa prorogation, mais aussi sur des dispositions de droit et de procédure pénale pérennes, notamment la limitation des mécanismes d’aménagement des peines pour les détenus condamnés pour faits de terrorisme.

Dans quelques jours, nous serons saisis d’un nouveau projet de loi visant à proroger l’état d’urgence et le Gouvernement, alors que nous sommes à la fin de la législature, ne nous a toujours pas soumis les propositions qu’il avait annoncées sur certains sujets liés à la sécurité publique. Je veux parler de la traduction législative, souhaitable du point de vue du groupe Les Républicains, des revendications légitimes de certains policiers et gendarmes quant à leur protection dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit de la légitime défense et de l’usage des armes, sujets que notre commission connaît bien pour les avoir évoqués, vainement à ce jour, six ou sept fois depuis 2012, à l’initiative de notre groupe.

Pouvez-vous m’indiquer si ces questions seront traitées dans le projet de loi relatif à l’état d’urgence, soit à l’initiative du Gouvernement, soit par amendements ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. À ma connaissance, la réponse est non, car un texte distinct est prévu. La mission relative au cadre légal de l’usage des armes par les forces de sécurité a remis récemment ses conclusions. Le projet de loi qui devrait comporter des dispositions sur le délit d’outrage aux policiers et sur l’anonymisation de certaines procédures pénales n’est pas encore prêt. Il sera présenté en Conseil des ministres le 21 décembre et vraisemblablement examiné par le Parlement en janvier.

Quant au vote sur la prorogation de l’état d’urgence, il devrait intervenir dans un délai qui s’est encore réduit du fait de la démission du Gouvernement ce matin.

M. Guillaume Larrivé. Il serait utile que la commission auditionne le nouveau ministre de l’Intérieur pour obtenir des précisions sur le calendrier.

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Notre réactivité est grande mais le ministre a été nommé il y a quelques heures seulement…

M. Georges Fenech. Je souhaite rappeler les conclusions de la commission d’enquête que j’ai présidée sur les moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, conclusions qui ont été approuvées par 28 des 30 membres qui la composaient – les deux autres s’abstenant.

Notre conviction, forgée par l’audition d’acteurs de terrain, est que l’état d’urgence produit, s’agissant de la lutte contre le terrorisme, un effet très limité dans le temps. Combien de perquisitions administratives ont un lien effectif, même ténu, avec les affaires de terrorisme ?

Il faut avoir le courage politique de sortir d’un état d’urgence qui est contraire à nos traditions juridiques, sans attendre un quelconque événement institutionnel. Il faut avoir le courage de reconnaître son effet limité et de privilégier le renforcement des moyens de la justice, qui, elle, travaille efficacement en profondeur sur les filières en vue de démantèlement. C’est sur ce point que l’effort doit porter.

M. Jean-Michel Clément. Je souhaite prolonger la réflexion de M. Fenech, qui me surprend mais que j’apprécie.

Je m’interroge. Ne sommes-nous pas dans une nasse, ou dans une impasse dont nous ne savons comment sortir ? L’état d’urgence est justifié par une situation et par des règles que chacun a acceptées. Si nous considérons que la menace que nous connaissons aujourd’hui est appelée à perdurer, alors il nous faut définir un nouvel état du droit, sans quoi nous resterions dans un état d’exception.

Quel peut être ce nouvel état ? Il nous faut revoir un certain nombre de règles que certains jugent – non sans raison – attentatoires aux libertés, et dont le caractère exceptionnel ne fait pas de doute. Lorsque l’état d’exception vient à durer, il faut revisiter le droit positif.

Aller de prorogation en prorogation ne peut être la solution. À la lecture du rapport, on peut se demander si les moyens de droit commun dont nous disposions avant l’état d’urgence n’auraient pas permis d’aboutir aux mêmes résultats.

La prorogation ad vitam aeternam interpelle le démocrate que je suis.

M. Yves Goasdoué. J’observe que le constat et les interrogations sont à peu près les mêmes sur tous les bancs.

L’état d’urgence est-il vraiment efficace ? Chacun en convient, il ne peut pas être pérenne : par le passé, il a généralement pris fin tout seul, du simple fait de sa non-reconduction – à l’exception de sa levée par le président Chirac en janvier 2006.

L’état d’urgence, ce sont d’abord des perquisitions, qui perdent de leur efficacité à mesure que leur caractère impromptu disparaît.

Ce sont aussi des assignations à résidence, qui peuvent être très longues, comme l’a justement souligné Mme Untermaier. Je ne veux pas croire qu’elles soient longues parce que l’autorité administrative s’amuse à les faire durer. Il peut être justifié d’« avoir à l’œil » des individus dont on peut penser qu’ils pourraient participer à des actions terroristes ou faire partie de filières. Peut-être faudrait-il envisager dans notre droit des assignations à résidence qui seraient soustraites à la décision du juge judiciaire ?

Enfin, l’état d’urgence offre la possibilité, dans des situations dangereuses, par exemple lors de grands rassemblements, de procéder à des fouilles ou à des contrôles d’identité dans des conditions qui ne sont pas prévues par le droit commun actuel. C’est cela, la réalité de l’état d’urgence.

La menace ne disparaît pas. C’est la raison pour laquelle nous devons être très prudents. Nous pourrions tous admettre – il faudrait avoir le courage de le dire – que, si les mesures prises en application de l’état d’urgence ne sont pas la panacée, si elles ne règlent pas tout, elles peuvent permettre, dans certaines circonstances, de surveiller de près des individus non susceptibles de faire l’objet de procédures judiciaires, et de procéder, à l’occasion de grands événements, à des contrôles d’identité, à des fouilles de véhicules, qui peuvent être nécessaires pour prévenir un attentat. Nous devons bien peser les choses.

Je terminerai par une question : avez-vous eu connaissance, monsieur le président, de cas dans lesquels l’assignation à résidence a été levée alors même que la judiciarisation intervenue n’a pas donné lieu à la mise en place d’un contrôle renforcé de l’individu concerné ?

M. le président Dominique Raimbourg, rapporteur. Parmi les cas de judiciarisation, on relève des procédures avec incarcération, d’autres avec contrôle judiciaire… Pour les personnes faisant l’objet d’un contrôle judiciaire, l’assignation à résidence a parfois été maintenue et parfois levée. Il y a même des cas dans lesquels l’incarcération a été suivie d’une remise en liberté, assortie éventuellement d’un contrôle judiciaire conjugué avec une assignation à résidence. Les cas de figure sont assez divers. Il est relativement rare que des assignations à résidence perdurent sans que d’autres mesures aient été prises. J’admets néanmoins que certains cas peuvent susciter la perplexité.

Votre réflexion conduit à envisager l’entrée dans notre droit de l’assignation à résidence et de la perquisition sans autorisation judiciaire, ainsi que de mesures d’interdiction de paraître – expression que je préfère à celle d’interdiction de séjour –, destinées à éviter que certaines personnes s’approchent d’un lieu considéré comme dangereux ou participent à de manifestations violentes. Cela nécessite aussi de repenser la question du contrôle d’identité.

Ce sont quatre sujets très délicats, qui demanderaient des débats très précis et sans doute complexes.

Le rapport de la commission d’enquête sur les missions et les modalités de maintien de l’ordre républicain préconise d’introduire dans notre arsenal juridique l’interdiction individuelle de manifester, sur le modèle de l’interdiction de stade qui peut être prononcée à l’encontre des supporters violents. Ce n’est pas le sujet le plus difficile, pas plus que celui du contrôle d’identité.

Mais les deux mesures, autrement plus coercitives, que sont l’assignation à résidence et la perquisition sans autorisation préalable du juge soulèvent un débat très compliqué, car elles sortent du cadre habituel du droit pénal. Des garanties devraient être instituées afin d’éviter que leur champ d’application ne s’étende au détriment de la mesure judiciaire qui nécessite l’intervention d’un juge et la constatation qu’une infraction a été commise ou est en train de se commettre. Sur cette question extrêmement difficile, j’ai bien conscience que ma réponse clôt de façon insatisfaisante le débat…

Pour conclure, je vous propose d’autoriser la publication du rapport, étant précisé que le vote ne vaut pas approbation de son contenu.

La Commission autorise, à l’unanimité, la publication du rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence.

La réunion s’achève à 18 heures 55.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Colette Capdevielle, M. Éric Ciotti, M. Jean-Michel Clément, M. Sergio Coronado, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Olivier Dussopt, M. Georges Fenech, M. Guillaume Garot, M. Guy Geoffroy, M. Yves Goasdoué, M. Philippe Houillon, Mme Marietta Karamanli, M. Guillaume Larrivé, Mme Sandrine Mazetier, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-A-L'Huissier, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Joaquim Pueyo, M. Alain Tourret, M. Jacques Valax

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Luc Belot, M. Marc Dolez, Mme Laurence Dumont, M. Roger-Gérard Schwartzenberg

Assistait également à la réunion. - M. Christophe Léonard