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Délégation aux outre-mer

Jeudi 27 novembre 2014

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 4

Présidence de Mme Monique Orphé, rapporteure de la Délégation aux outre-mer

– Audition de M. Antoine Durrleman, président de la sixième Chambre à la Cour des comptes, et de Mme Esméralda Luciolli, rapporteur du rapport thématique La Santé dans les outre-mer : une responsabilité de la République paru en juin, concernant le projet de loi relatif à la santé (n°2302)

La séance est ouverte à 18 heures

Présidence de Mme Monique Orphé, rapporteure de la Délégation.

Mme Monique Orphé, présidente. Monsieur le président Durrleman, madame Luciolli, je suis Mme Orphé, députée de la Réunion, et j’ai été désignée le 4 novembre dernier rapporteure, pour la Délégation aux outre-mer, du projet de loi « santé » qui a été déposé le 15 octobre dernier par Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, lequel devrait être examiné en séance publique au mois de janvier.

Nous avons souhaité vous auditionner à la suite du rapport sur la santé dans les outre-mer que vous avez vous-même établi pour la Cour des comptes. Je vous remercie de nous avoir accordé cet échange qui, je l’espère, nous permettra d’enrichir notre rapport et de proposer sur le projet de loi de Mme Touraine des amendements tendant à résoudre certains des problèmes que nous rencontrons en outre-mer dans le domaine de la santé.

Comme vous l’avez indiqué dans votre rapport, le système de santé des DOM fonctionne à peu près correctement, ou du moins aussi bien que possible. Malgré tout, il présente des difficultés récurrentes qui nécessitent, selon moi, des solutions particulières, différentes de celles appliquées dans l’hexagone.

Les populations ultramarines sont moins bien dotées en professionnels de santé, et il y a même des disparités entre les différents territoires – en particulier, tout est à faire à Mayotte, alors qu’à la Réunion on est plutôt bien loti ; le nombre de lits dans les établissements de santé par tranche de 10 000 habitants est moins important dans les DOM ; la propension à certains types de dépendances apparaît à un âge souvent moins élevé qu’en métropole, soit à partir de cinquante ans, ce qui fait que les personnes dépendantes sont proportionnellement plus nombreuses outre-mer qu’en métropole ; certaines maladies infectieuses, comme la tuberculose ou la typhoïde, sont mal éradiquées et d’autres, relativement nouvelles, comme la dengue ou le chikungunja, sont tout aussi difficiles à combattre ; des maladies chroniques comme le diabète y sont particulièrement développées ; enfin, certaines conduites addictives, notamment l’alcoolisme, touchent certaines fractions de la population.

À cet égard, je trouve dommage que le projet de loi ne comporte pas de volet outre-mer. Mais un article les concerne, et c’est pour cela que nous avons demandé la saisine de la Délégation. Nous voudrions insérer dans le texte des mesures de nature à apporter quelques remèdes aux dysfonctionnements les plus criants que vous avez analysés dans votre rapport.

Telle est la raison pour laquelle nous vous rencontrons aujourd’hui. Nous souhaiterions faire le point sur ce qui semble le plus urgent.

Je vais maintenant vous donner la parole pour un court exposé sur les forces et les faiblesses du système dans les différentes collectivités ultramarines. J’aimerais que vous répondiez ensuite aux questions suivantes :

Comment améliorer la densité médicale outre-mer ?

L’article 26 réaffirme l’existence d’un service public hospitalier ancré dans les territoires. Quel changement apporte-t-il ? Y aurait-il des amendements à déposer pour améliorer la rédaction de cet article ?

S’agissant du fonctionnement de l’hôpital public, quelle mesure auriez-vous aimé voir figurer dans le projet de loi et qui ne s’y trouve pas ?

Y aurait-il une solution plus simple pour améliorer la trésorerie des hôpitaux ? On a parlé d’un meilleur recouvrement des facturations. Faut-il donner plus d’autonomie aux directeurs d’hôpitaux pour leurs recrutements et leur gestion ? Est-il bon que les directeurs d’hôpitaux de moins de 300 lits soient notés par les maires ? Les hôpitaux ont-ils la capacité de développer des capitaux propres (par exemple, pour les CHU, en valorisant la recherche) ?

Que faut-il penser de l’article 12 du projet qui prévoit l’institution d’un service territorial de santé au public (STSP) ? Cet article peut-il permettre d’améliorer l’offre de soins ambulatoires outre-mer ? Les agences régionales de santé (ARS) ne vont-elles pas exercer une forte hégémonie sur ce système ? Les professionnels de santé voudront-ils y adhérer ?

Dans le cadre de ce STSP outre-mer, pourrait-on donner des pouvoirs de prescription à certains personnels paramédicaux pour pallier le manque de médecins ?

L’article 37 concerne la recherche dans les établissements de santé. À cette occasion, on dit que le contrat unique de recherche doit s’étendre aux établissements de santé privé. De quoi s’agit-il ?

Enfin, l’article 38 concerne les ARS. Que penser de la redéfinition des projets régionaux de santé (PRS) ? Les ARS ne devraient-elles pas consacrer davantage de ressources à la prévention ?

M. Antoine Durrleman. Madame la rapporteure et présidente, je souhaiterais à mon tour me présenter. Je suis le président de la sixième Chambre de la Cour, celle qui est compétente sur les questions de sécurité sociale et de santé. Je suis accompagné du docteur Esméralda Luciolli, administrateur civil et rapporteure à la Cour des comptes, qui a été la cheville ouvrière de l’enquête que nous avons menée pendant pratiquement dix-huit mois, avec les chambres régionales des comptes des Antilles et de la Réunion et avec les chambres territoriales des comptes du Pacifique, sur les problématiques de santé des différents outre-mer.

Le rapport public thématique que nous avons publié au début du mois de mai dernier cherchait à la fois à rendre compte de cette enquête et à proposer un certain nombre de recommandations aux pouvoirs publics dans la perspective, notamment, du projet de loi de santé publique qui avait été annoncé par Mme la ministre. Nous vous savons donc tout particulièrement gré de cette audition.

Nous avons constaté une situation en voie d’amélioration mais d’amélioration inégale, avec de forts contrastes entre les différents départements d’outre-mer, comme à l’intérieur même de chacun de ces départements. Ces contrastes, que l’on peut rencontrer en Seine-Saint-Denis ou en Lozère, sont encore plus marqués outre-mer.

Selon nous, malgré des progrès réels et la réduction de certains écarts, la situation reste préoccupante. Nous avons notamment pointé les difficultés qui se posent autour de la problématique de la naissance, et la présence d’un certain nombre de pathologies particulièrement préoccupantes – par exemple celles qui sont transmises par les moustiques.

Ce constat nous amène à considérer que dans le cadre d’un système manifestement en grande difficulté, il conviendrait de prendre, en matière d’organisation et de soins, un certain nombre d’initiatives, les départements d’outre-mer devenant, en quelque sorte, des prototypes. Ce serait l’occasion d’être imaginatifs, d’aller plus loin, et l’adaptation de certains dispositifs aux populations ultramarines pourrait progressivement bénéficier à l’ensemble de la population française.

Il n’est pas question de procéder par dérogations, qui constitueraient un affaiblissement de la réponse sanitaire, mais d’avancer malgré des réticences. Celles-ci s’expriment partout mais, dans les départements d’outre-mer, elles ont des répercussions plus lourdes qu’ailleurs.

Commençons par la prévention, qui est traditionnellement, dans notre pays, le parent pauvre des politiques sanitaires. À la demande de la MECSS, il y a tout juste deux ans, nous avons rédigé une communication sur la prévention sanitaire, où nous montrions la limite des actions menées en ce sens, et où nous faisions un certain nombre de recommandations. À cette occasion, il nous était apparu que dans les départements d’outre-mer, la prévention – tout en étant peut-être encore plus nécessaire qu’ailleurs – était encore plus délaissée que dans les autres départements. Les dépenses de prévention de l’assurance maladie sont très insuffisantes et très inégalement réparties. Ainsi, le niveau de ces dépenses par habitant est très substantiellement inférieur à la Réunion et à la Guyane, par rapport aux Antilles, où il n’est déjà pas très élevé : 8 euros par personne aux Antilles, contre 3 en Guyane et à La Réunion.

De ce point de vue, un des aspects du projet de loi proposé par Mme la ministre, nous a paru particulièrement aller dans le sens de nos préconisations. La première partie de ce projet vise en effet à rassembler les différents acteurs de santé autour d’une stratégie partagée. Par exemple, l’article 1er prévoit expressément que l’assurance maladie doit concourir à la mise en œuvre de la politique de santé et des plans et programmes de santé en étroite coordination avec les ARS. Cela correspond à notre préconisation qui est de faire en sorte que l’assurance maladie n’ait pas une politique qui se contente d’accompagner les politiques des autres acteurs, mais devienne un acteur de premier plan sur ces actions de prévention et de promotion de la santé. C’est vrai pour l’ensemble des territoires, c’est particulièrement nécessaire pour les départements d’outre-mer.

Nous avons observé par ailleurs que la densité médicale y était globalement insuffisante, même si, là encore, la situation peut être très contrastée entre les départements et à l’intérieur des départements ultramarins. Pour y remédier, plusieurs outils mériteraient d’être développés.

Nous avons noté avec intérêt la création du Centre hospitalier universitaire de la Réunion. En effet, l’augmentation de la densité médicale dans les départements d’outre-mer suppose des possibilités de formation accrues dans les CHU d’outre-mer. Il faut attirer dans les CHU des DOM des enseignants chercheurs et des médecins hospitalo-universitaires afin de structurer progressivement des voies de formation complètes.

Nous avions donc proposé que les CHU métropolitains détachent pour un certain temps des médecins hospitalo-universitaires, à différents niveaux, dans les CHU ultramarins, de façon à renforcer leur potentiel de formation. En effet, la question n’est pas celle du flux de demandes de formation, mais celle du potentiel de réponse des établissements hospitaliers, en particulier hospitalo-universitaires.

On pourrait envisager une sorte de détachement des médecins hospitalo-universitaires des CHU de métropole vers les CHU des départements d’outre-mer pour que, pendant quelques années, ils exercent, enseignent et recherchent dans les DOM. À l’issue de leur détachement, soit ils seraient intégrés dans les cadres des CHU ultramarins, soit ils reviendraient dans les CHU de métropole dont ils sont originaires. Ce serait de nature à accélérer la formation dans les DOM. On sait bien en effet que les professions de santé s’installent dans le ressort du CHU des hôpitaux dans lesquels elles ont été formées, où elles ont suivi des stages et où elles ont intégré un réseau de proximité ; ainsi, qu’elles s’installent à l’hôpital ou en libéral, elles sont connectées à l’ensemble des autres professionnels. Cela nous paraît être la solution la plus structurante et la plus pérenne.

Bien sûr, on pourrait renforcer les incitations faites aux médecins de venir s’installer dans les départements d’outre-mer. Mais on a déjà constaté que ceux qui le font repartent – souvent d’ailleurs vers un autre département ultramarin. D’où un effet de noria, qui n’est pas favorable à la structuration d’une présence médicale, avec ce que cela suppose en termes d’accompagnement des patients et de développement de la prise en charge.

L’autre solution qui nous paraît extrêmement intéressante est celle des coopérations entre les professionnels. Dans la France entière, dans les DOM comme en métropole, la population médicale vieillit et la démographie médicale va décliner. Certes, à l’horizon 2030-2035, il y aura davantage de médecins. Mais les demandes des médecins d’aujourd’hui, en terme d’installation et d’exercice professionnels, ne sont pas celles des médecins d’hier, qu’il s’agisse de temps de travail ou d’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. Le temps des médecins « moines soldats » travaillant 70 heures par semaines est révolu. Je ne dis pas que les jeunes générations cherchent à ne travailler que 35 heures, mais qu’elles trouvent que 48 heures – ce qui correspond à la norme européenne – c’est déjà beaucoup.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas favoriser la coopération et une nouvelle répartition des compétences entre les professionnels ? Dans les départements d’outre-mer en particulier, on gagnerait à systématiser une répartition différente des tâches entre le corps médical d’un côté, et les autres professionnels de santé. En effet, si la démographie des médecins généralistes ou spécialistes, libéraux ou hospitaliers, n’y est pas bonne, celle des professions paramédicales est satisfaisante. La mise en place de protocoles de coopération entre les professionnels nous semblerait donc une bonne solution. Cela dit, nous avons noté que les protocoles de coopération actuellement actifs entre les professionnels libéraux de santé étaient encore rares en outre-mer.

Ainsi, deux outils nous paraissent particulièrement structurants : dans le long terme et d’une manière continue, le renforcement du potentiel de formation par ces détachements de professeurs des universités – praticiens hospitaliers (PU PH), de maîtres de conférence, d’assistants cliniques et de médecins hospitalo-universitaires ; et des délégations de compétences, équilibrées, garantissent une prise en charge de qualité entre professionnels libéraux de santé.

Mme Monique Orphé, présidente. Ces détachements supposent-ils des créations de postes ?

M. Antoine Durrleman. Oui. Mais on peut se demander si le potentiel hospitalo-universitaire de notre pays ne peut pas être davantage redéployé au bénéfice des outre-mer. Cela fait partie des équilibres globaux. Il y a d’un côté la question des postes, et de l’autre celle des personnes. L’important, selon nous, serait que les personnes viennent en outre-mer sans que l’on ait à attendre qu’elles aient été formées. Aujourd’hui, le nouveau CHU de la Réunion a reçu quelques emplois d’enseignants et commence à former progressivement des étudiants, en première année, en deuxième année, etc. Mais on voit bien qu’au vu des besoins, ce n’est pas suffisant.

Dans notre rapport, nous avons calculé certains coûts. La création, par exemple à Mayotte, d’un poste de chef de clinique assistant permettrait sans doute, à terme, d’éviter des dépenses très lourdes, en particulier pour faire venir de métropole, pour quinze jours, des médecins qui repartent ensuite et que l’on fait revenir, etc. In fine, cela se traduirait par une économie globale.

Sur ces questions financières, la Cour dit qu’il y a des priorités à reconnaître au bénéfice des outre-mer. Tout en étant la première à reconnaître qu’il faut faire des économies, elle considère qu’une partie de celles-ci doit être « re ciblée » vers des priorités de santé publique. Et de son point de vue, la santé outre-mer en est une. C’est d’ailleurs bien pour cela que nous avons intitulé notre rapport : « La santé dans les outre-mer, une responsabilité de la République ».

Mme Monique Orphé, présidente. Que pensez-vous du fait qu’il n’y ait pas un volet outre-mer dans la loi, et que l’on justifie ce choix par la continuité nationale ?

M. Antoine Durrleman. La Cour a souvent dit qu’il y avait trop de plans de santé publique, que ces plan étaient mal articulés, que l’un chassait l’autre et qu’en réalité, plus personne ne s’en sentait véritablement responsable. De ce point de vue, la stratégie nationale de santé va dans le sens de la Cour. Nous avons toutefois considéré qu’il fallait faire une exception pour les outre-mer. À partir de la situation que nous y avons constatée, il nous est apparu indispensable de mettre en place dans les DOM un programme pluri annuel avec des objectifs clairs et des financements associés.

Il est en effet ressorti de l’enquête que le docteur Luciolli a conduite sur le terrain pendant dix-huit mois avec d’autres rapporteurs de la Cour, que les acteurs faisaient tout pour que la situation s’améliore, souvent avec « des bouts de ficelle », mais qu’ils avaient le sentiment d’être débordés par l’accumulation des difficultés.

La mise en place d’un programme national de santé à destination des outre-mer amènerait les acteurs centraux et les acteurs institutionnels du système de soins à travailler ensemble. Ce serait aussi un signe extrêmement fort adressé aux professionnels de santé eux-mêmes, dans les hôpitaux comme ailleurs, dans les centres de santé ou dans les cabinets libéraux, qui éprouvent un véritable sentiment d’épuisement.

Cela nous semble être le seul moyen d’avancer efficacement. Voilà nous avons fait une entorse à notre doctrine.

Enfin, l’hôpital public est l’armature même d’un système de soins. Nous l’avons constaté dans tous les départements d’outre-mer. Mais il y a à la fois un bon et un mauvais usage de l’hôpital. Les équipes médicales doivent y être engagées, présentes, même dans des situations très difficiles et délicates. Mais, dans les outre-mer, le système hospitalier manque souvent d’efficience parce qu’on s’y préoccupe davantage d’investissement que de conditions de fonctionnement.

De nombreux établissements hospitaliers – en Guyane, à Mayotte, etc. – ont grandement besoin de modernisation. Mais, et cela nous semble être partout le cas, le monde hospitalier consacre beaucoup de moyens à l’investissement et pas assez au fonctionnement médical. C’est à ce niveau que les hôpitaux ont besoin d’être renforcés. Les besoins en investissements existent, mais ils doivent être soumis à une rigueur de choix comme partout ailleurs, et les moyens de fonctionnement doivent être ciblés davantage sur le fonctionnement médical et moins sur les fonctions supports.

Nous avons constaté qu’il pouvait y avoir des effectifs considérables, avec parfois des situations d’absentéisme importantes, et de l’autre des appareils totalement obsolètes, dont certains étaient dangereux. Parfois, on préférait fermer les yeux pour ne pas fermer un service qui fonctionnait dans des conditions mettant en cause la sécurité des soins. Là aussi, les priorités étaient mal assignées.

Nous avons décrit, en annexe à notre rapport, certaines situations insatisfaisantes. Par exemple, des hôpitaux qui sont déficitaires ne réussissent pas à renouveler leur matériel et leurs équipements, tout en ayant des dépenses de personnel hors normes – et pas des dépenses de personnel médical, mais des dépenses de personnel non médical.

L’hôpital est la clé de voûte du système, mais il doit se concentrer sur sa vocation médicale, et assurer des conditions de sécurité à tous. Nous avons vu quelques exemples de services sinistrés qui, normalement, ne devraient pas l’être. Derrière ces situations, il y a des responsabilités à assumer.

Mme Monique Orphé, présidente. Comment améliorer la situation ?

M. Antoine Durrleman. Le monde de l’hôpital est difficile. Mais si les gestionnaires hospitaliers usent de pédagogie et de fermeté pour faire partager l’idée qu’il faut revenir sur certaines pratiques pour assurer aux patients sécurité et qualité des soins, l’hôpital bougera. Et ce n’est pas simple, car 140 métiers s’y côtoient.

Cela veut dire qu’il y faudra faire preuve de beaucoup de discernement dans le choix des directeurs d’établissement. C’est un métier compliqué que celui de directeur d’établissement et en outre-mer, les hôpitaux connaissent des situations souvent encore plus délicates qu’en métropole. Il faut donc y affecter de très grands professionnels, à la fois sur le plan de l’expertise technique, de la capacité du dialogue social et de la pédagogie de l’action. Il se trouve, madame la présidente, que le CHU de la Réunion, a précisément la chance d’avoir à sa tête un grand directeur.

Je crois que dans les DOM, l’hôpital public a moins besoin de mesures législatives que de ce sentiment partagé que c’est là qu’il faut mettre de très bons professionnels. Je pense, peut-être avec immodestie, que notre rapport aura contribué à mieux faire prendre conscience aux administrations de l’État de cette dimension tout à fait essentielle.

Tels sont nos éléments de constat qui nous amènent à dire qu’au fond, l’hôpital doit être le lieu des pathologies les plus lourdes. Si l’on renforce le fonctionnement médical de l’hôpital, si on s’assure que les équipements sont les bons, qu’ils sont en état de fonctionner sans danger, c’est bien pour prendre en charge les pathologies les plus lourdes, parce que c’est là que se trouve la valeur ajoutée de l’hôpital. Les professionnels libéraux de santé sont là pour prendre en charge – comme partout – les pathologies plus légères.

Mais vous m’avez également interrogé sur la trésorerie des hôpitaux, question qui se pose en effet tout particulièrement dans les outre-mer. Et vous avez raison, un meilleur recouvrement des facturations serait nécessaire – ce qui est vrai aussi pour les hôpitaux métropolitains.

J’observe tout de même que l’autonomie de gestion des directeurs est déjà très complète, surtout par rapport aux directeurs de tout autre établissement public : ils sont vraiment les patrons de leur établissement, car les conseils d’administration ont des pouvoirs relativement limités ; ils ont toute faculté pour embaucher, les hôpitaux étant les seuls établissements publics de l’État à ne pas avoir de tableau d’emplois.

Les hôpitaux ont une masse salariale qui ne fait pas l’objet de contrôles particuliers. C’est leur équilibre financier global qui fait l’objet d’un contrôle par les ARS. Ils ont donc beaucoup plus de souplesse que la plupart des établissements publics. Ils n’ont en réalité pas de contraintes de recrutement, sinon la contrainte de leur équilibre financier global.

Cette situation explique que, parfois, ils soient enclins à embaucher sans se préoccuper de ce que sera, à terme, la conséquence de leurs embauches. À l’instant t, ils peuvent recruter quelqu’un parce que, pour différentes raisons, ils ont une forme d’aisance financière qui le leur permet. En revanche, si l’on se projette à dix ans, du fait des progressions de carrière des agents, et parce que le support de financement qu’ils ont retenu aura disparu, un tel recrutement risque de faire obstacle à certaines modernisations.

Voilà pourquoi les ARS devront avoir un dialogue de gestion sans doute plus exigeant avec les établissements hospitaliers. C’est vrai outre-mer, c’est vrai aussi dans l’ensemble des régions où nous avons très souvent fait le même constat. La méconnaissance des conséquences, à moyen et à long terme, de certaines décisions explique que la situation d’un établissement puisse se dégrader – comme, par exemple, celle de l’hôpital de Montluçon.

Mme Monique Orphé, présidente. Ne faudrait-il pas imposer un tableau d’emplois pour rééquilibrer la situation ?

M. Antoine Durrleman. Dans le cadre de notre rapport annuel sur la sécurité sociale que nous avons remis au Parlement en septembre dernier, nous avons été amenés à examiner l’évolution des effectifs et des dépenses de personnels des hôpitaux. Et de fait, nous préconisons que, sinon le tableau d’emplois, du moins la masse salariale soit beaucoup mieux analysée et contrôlée par les ARS qu’elles ne le font actuellement, et que cette masse salariale soit intégrée dans les contrats pluriannuel passés entre les hôpitaux et l’ARS. Aujourd’hui, les ARS n’interviennent que lorsque l’hôpital est en difficulté financière. Cela risque d’entraîner des suppressions d’emplois qui peuvent être très difficiles, alors qu’un meilleur suivi dans le temps, avec un véritable dialogue de gestion, aurait pu éviter des mesures brutales.

Tout le monde est bien conscient que l’hôpital est entre les mains de ses agents qui, du grand médecin à l’agent de service ou à l’aide-soignante, prennent en charge les patients. Mais s’il y avait un suivi plus rigoureux des ressources humaines, l’hôpital limiterait les à-coups. C’est vrai pour la métropole comme pour les outre-mer, où nous avons parfois constaté des situations difficiles – blocage des recrutements, vieillissement des agents, etc.

Vous m’avez également interrogé sur le service territorial de santé au public. Celui-ci permettra la prise en charge coordonnée de certains patients par des équipes pluridisciplinaires. La plupart du temps, comme l’a remarqué la Cour, les exemples de prise en charge coordonnée ne dépassent pas le stade de l’expérimentation. Or ce type de prise en charge est devenue une nécessité, ne serait-ce que parce que les pathologies évoluent et que les pathologies chroniques se traduisent fréquemment par des séries d’allers et retours entre l’hôpital et la médecine de ville.

Une de vos questions portait sur les contrats de recherche. Dans notre pays, il est souvent compliqué de lancer une recherche médicale clinique dans un hôpital. En raison du nombre d’acteurs, cela prend du temps. L’objectif du projet de loi déposé par Mme le ministre est d’instaurer un dispositif permettant d’aller plus vite.

Ce contrat unique de recherche (article 37) s’adresse à la fois aux établissements publics et privés dans la mesure où de nombreux établissements privés à but non lucratif participent à des activités de recherche. Je pense aux centres de lutte anticancéreux, comme l’Institut Curie ou Gustave Roussy en région parisienne ou à quelques grands établissements comme Saint-Joseph. Ce sont de très grandes institutions de recherche, équivalentes aux centres hospitaliers universitaires, qui sont intégrées dans des protocoles de recherche. La question se pose davantage pour les instituts de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) que pour les établissements de santé à but lucratif qui, en général, n’ont pas d’activité de recherche dans notre pays.

Votre dernière interrogation concernant les ARS et les projets régionaux de santé (PRS). Il se trouve que, cette année, un chapitre de notre rapport sur la sécurité sociale portait précisément sur l’élaboration et les résultats des PRS par les ARS. Or le système nous est apparu à la fois chronophage dans son mode d’élaboration, et très peu opérationnel dans ses résultats : certains PRS de santé font mille pages, s’appuient sur une kyrielle d’indicateurs et sont établis sur une durée de cinq ans, alors qu’en cinq ans il est tout juste possible de réparer des situations de crise. Il faut se situer au moins dans une perspective à dix ans pour asseoir de façon pérenne des modifications dans le domaine de la santé publique.

Les propositions du projet de loi sont vraiment la conséquence des travaux que nous avons remis au Parlement au mois de septembre dernier. Je crois d’ailleurs que l’exposé des motifs y fait allusion. Par exemple, nous avions souligné que la prévention était le parent pauvre du système de santé. Or le projet de loi vise à mettre la prévention à hauteur du curatif en l’intégrant dans les PRS.

Mme Monique Orphé, présidente. Hier, une question a été posée sur le service territorial de santé au public, et je n’ai pas été satisfaite de la réponse qui lui a été apportée. J’ai l’impression que l’on compte sur le volontariat des médecins libéraux pour assurer une coordination. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous à cette volonté de porter des projets ? Et surtout que ces projets seront retenus par les ARS qui, je le suppose, vont définir des priorités ? J’ai cru comprendre, en entendant les médecins libéraux, que ceux-ci se méfiaient du pouvoir que l’on va donner aux ARS. J’ai peur qu’il ne soit compliqué de leur demander de travailler à leurs projets en coordination avec les ARS.

M. Antoine Durrleman. Je pense en effet que ce n’est pas facile. Néanmoins et malgré certaines logiques institutionnelles, le fait de remettre le patient au cœur du dispositif devrait progressivement amener à faire converger les acteurs. En effet, au-delà des moyens financiers et des outils juridiques, le levier principal reste l’attente de la population, qui cherche à y voir plus clair. Or les actions qui ont été conduites jusqu’à maintenant ne le lui permettent pas.

Prenez l’exemple du « parcours de soins » institué par la loi de 2004 sur l’assurance maladie. L’idée était séduisante, mais elle a abouti à un « maquis tarifaire ». En effet, la question n’est pas d’aider le patient à s’orienter dans le système de soins, mais de lui faire comprendre que, selon la manière dont il abordera le système de soins, il sera plus ou moins remboursé. On ne connaît pas le contenu du rôle du médecin traitant, même si 98 % de Français en ont un.

Quand ces derniers ont un souci de santé, ils vont voir leur médecin traitant qui, comme tout médecin de premier recours, les oriente éventuellement vers un médecin spécialiste – auquel cas ils seront mieux remboursés que s’ils allaient voir directement un médecin spécialiste. Mais il n’y a pas de contact établi avec l’hôpital, et si les patients doivent y aller, toute l’information que détient le médecin traitant est perdue. L’hôpital refera les analyses de biologie, les scanners, etc.

Lier la trajectoire du patient dans le système de soins à la volonté des acteurs de travailler ensemble, mettre en place le dossier médical partagé – et non pas le dossier médical personnel, qui a été un échec très coûteux – pour faire en sorte que l’information circule entre les acteurs, est un défi difficile à relever – ce n’est pas notre culture. Reste que tout le monde sait bien qu’il faudra progressivement aller dans ce sens. En procédant sur la base du volontariat, au niveau d’un bassin de santé et donc d’un bassin territorial, avec des acteurs qui se connaissent, plutôt qu’en imposant un système uniforme qui viendrait du haut, on se donne toutes les chances de réussir.

Mme Monique Orphé, présidente. De telles initiatives existent à la Réunion, mais elles ne sont pas suffisamment prises en compte. Les médecins traitants essaient de se mettre en contact avec l’hôpital pour échanger des informations, mais cela reste très difficile.

Je suis bien d’accord avec vous, cette coopération ne se décrète pas et il faut un coordonnateur. Pensez-vous que ce soit le rôle de l’ARS ? Si l’on base le nouveau système sur le volontariat, je crains que cela n’aboutisse pas.

Je terminerai par un exemple. J’ai rencontré la semaine dernière à la Réunion un médecin spécialisé dans le traitement de l’alcoolisme. Celui-ci m’a dit que cela faisait un an qu’il n’avait pas rencontré l’ARS à ce propos, alors même que l’alcoolisme est chez nous un véritable fléau. Ce médecin a un projet, il a envie d’avancer et souhaite que l’on engage, sur le territoire, un certain nombre d’actions. Seulement, la lutte contre l’alcoolisme n’est pas dans les priorités de l’ARS qui se préoccupe surtout du diabète, des maladies cardiovasculaires et de la prévention. Ce médecin a donc l’impression que le problème n’intéresse personne. Dans ce nouveau système, pourra-t-il se faire entendre par l’ARS, si celle-ci ne se sent pas concernée ?

M. Antoine Durrleman. Nous avons commencé à examiner le fonctionnement des ARS. Nous l’avons examiné par le biais des PRS, où l’on a créé une mécanique administrative qui s’est avérée très lourde pour les équipes des agences. Pendant que celles-ci se livraient à toute une série d’exercices obligés, elles ne pouvaient évidemment pas se consacrer à autre chose.

Mais surtout, nous avons été frappés de constater que si les ARS ont l’idée d’articuler le système de soins entre la prévention, le sanitaire, le médicosocial, la médecine de ville, l’hôpital et le retour à domicile, les administrations centrales ne partagent pas totalement cette vision moderne du système de soins. Ces dernières continuent, pour leur part, à fonctionner en « tuyaux d’orgue », avec la Direction générale de la santé, celle de l’offre de soins, celle de la sécurité sociale, etc.

Nous avions remarqué qu’au moment de leur mise en place, les ARS recevaient au moins une circulaire par jour du ministère de la santé. Elles passaient donc leur temps à gérer des remontées vers le haut, au lieu de gérer des liens entre les acteurs d’un territoire, alors qu’elles ont été créées fondamentalement pour créer ces liens entre les acteurs d’un territoire. La culture jacobine de l’administration faisait qu’elles recevaient au moins une circulaire par jour, et il leur fallait répondre.

La mue n’est donc pas encore achevée. Mais nous ne désespérons pas. Il nous semble que malgré toutes ces difficultés, cet instrument a de l’avenir.

Les ARS ont par ailleurs la capacité de travailler avec les conseils généraux. C’est ainsi qu’à la Réunion, le conseil général mène une action particulière en matière de prévention.

Mme Esméralda Luciolli. En effet, l’ARS de la Réunion a fait un effort considérable, notamment pour lutter contre le diabète. Même si tous les problèmes n’ont pas été abordés, il y a là-bas une certaine capacité à faire travailler les gens ensemble. Et il me semble que le CHU partage la même vision.

Enfin, j’ai moi aussi observé que les jeunes médecins sont très enclins à adopter des modes de travail collectif – type « maison de santé » – qui favorisent une prise en charge globale du patient. Il y a donc tout de même des signes encourageants.

Mme Monique Orphé, présidente. Je vous remercie.

La séance est levée à 19 heures 15.