Accueil > Travaux en commission > Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Mardi 12 janvier 2016

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 26

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président

– Audition de M. Vincent Bretagnolle, chercheur au CNRS, coordinateur de l’étude « Néonicotinoïdes et abeilles ».

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a entendu M. Vincent Bretagnolle, chercheur au CNRS, coordinateur de l’étude « Néonicotinoïdes et abeilles ».

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Mes chers collègues, je vous présente mes meilleurs vœux pour l’année 2016. À l’heure où plusieurs d’entre nous sont affectés par la maladie, je voudrais avoir une pensée particulière pour Gilbert Sauvan, membre de notre Commission et député des Alpes-de-Haute-Provence, qui m’a chargé de vous transmettre ses amitiés : nous lui adressons nos vœux de prompt rétablissement.

Nous allons maintenant auditionner M. Vincent Bretagnolle, chercheur au CNRS, de l’équipe AGRIPOP, coordinateur de l’étude publiée le 18 novembre dernier : « Néonicotinoïdes et abeilles : la désorientation des individus confirmée en plein champ – La colonie adapte sa stratégie ».

Je vous rappelle que la Commission du développement durable s’est mobilisée sur le sujet de la mortalité des abeilles et qu’elle a effectué plusieurs auditions et tables rondes sur ce sujet. À l’initiative de Delphine Batho et de Gérard Bapt, nous avons adopté en première lecture un amendement sur l’interdiction des néonicotinoïdes dans la loi relative à la biodiversité. Cette loi, en cours d’examen au Sénat, a été examinée par la commission du développement durable du Sénat et sera débattue en séance publique très prochainement.

Monsieur Vincent Bretagnolle, je vous demanderai dans un premier temps de resituer le cadre de cette étude menée par l’INRA, Terres Inovia, le CNRS, l’ITSAP-Institut de l’abeille et ACTA, et de présenter ses principaux résultats, avant que les députés présents ne vous posent quelques questions.

M. Vincent Bretagnolle. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l’occasion de vous présenter quelques résultats de recherche récemment acquis. Je suis directeur de recherches au CNRS, écologue de formation et de métier. Travaillant depuis près de vingt-cinq ans sur les relations entre l’agriculture et l’environnement, j’ai mis en place à cet effet une plateforme de recherche portant le nom de « zone atelier », dont je vous parlerai dans un premier temps afin de vous indiquer le contexte dans lequel s’effectuent les recherches de terrain et les contraintes qui y sont afférentes.

Dans un deuxième temps, je vous présenterai des résultats relatifs à l’écologie de l’abeille, à la problématique de la pollinisation ainsi qu’à celle des néonicotinoïdes.

Enfin, je terminerai mon intervention par quelques réflexions prospectives et personnelles autour de cette thématique.

Les zones ateliers, dont le réseau a été mis en place par le ministère de la recherche, constituent des plateformes d’observation de l’environnement autour de questions d’intérêt sociétal majeur. Les treize zones ateliers que l’on compte aujourd’hui en France forment un réseau géré par l’Institut Écologie et Environnement du CNRS. En plus d’assurer la direction scientifique de ce réseau, j’anime l’une des zones ateliers, à savoir la zone « Plaine & Val de Sèvre », qui se situe dans le sud du département des Deux-Sèvres, en région Poitou-Charentes. C’est un site d’une grande étendue – 450 kilomètres carrés, fortement instrumenté, puisque nous relevons l’occupation agricole des sols des 15 000 parcelles qui le constituent ; ce travail exhaustif nous permet de disposer d’une lecture très fine et très exacte de l’habitat des organismes vivant dans ces plaines céréalières. La zone correspond, pour moitié de sa superficie, à un site Natura 2000, ayant été désignée au titre de la directive Oiseaux en raison du fait qu’un certain nombre d’espèces très emblématiques, notamment l’outarde canepetière, y trouvent refuge.

Le propre des zones ateliers est de donner lieu à une recherche-intervention en association avec un certain nombre de partenaires. Nous travaillons notamment avec de nombreux exploitants agricoles, au sein de leurs parcelles, où nous menons des expérimentations en agro-écologie, mais aussi avec des acteurs économiques – nous avons ainsi monté plusieurs projets de recherche public-privé avec des coopératives autour de filières économiques agricoles ; enfin, nous travaillons beaucoup avec les citoyens, les syndicats et les ONG, afin d’assurer la dissémination scientifique de certaines notions complexes, dont celle des services écosystémiques. Notre zone atelier est une plateforme de recherche-intervention multidisciplinaire, qui associe des équipes de recherche œuvrant dans des disciplines scientifiques très diverses.

Nous menons des recherches en agro-écologie en partenariat étroit avec une unité mixte de recherche (UMR) de Dijon, notamment avec Sabrina Gaba, qui y est chercheur, autour des problématiques liées au plan Ecophyto et aux services écosystémiques. Ce qui nous intéresse, c’est de montrer qu’il est possible de passer d’un seul service écosystémique – celui de la production agricole, par exemple – à plusieurs services écosystémiques, ce qui permet de passer d’un bénéficiaire principal – l’agriculteur – à plusieurs acteurs au niveau des territoires agricoles. Nous nous intéressons aux compromis qui existent entre les acteurs du territoire agricole, entre la production agricole et d’autres fonctions à l’échelle des territoires. À l’échelle des adventices – ce que l’on appelle communément « mauvaises herbes » –, nous nous intéressons aux fonctions de pollinisation, aux ressources trophiques que représentent les graines, ou encore aux espèces patrimoniales. Nous essayons en particulier de démontrer que la biodiversité peut compenser, dans le cadre du plan Ecophyto, la réduction de dépendance aux intrants chimiques.

La zone atelier abrite un autre dispositif en son sein, à savoir le dispositif d’observation Ecobee – un anglicisme faisant référence à l’écologie de l’abeille domestique –, mené en partenariat étroit avec une autre équipe de l’INRA, également située en région Poitou-Charentes. Ecobee part du principe selon lequel l’abeille domestique constitue un indicateur des paysages et des pratiques agricoles – étant précisé que l’abeille domestique va chercher des ressources alimentaires dans un rayon pouvant atteindre treize kilomètres. Ce dispositif s’intéresse également à l’apiculture – comme vous le savez, la production de miel en France a été divisée par trois en l’espace de vingt ans –, notamment en ses méthodes, puisque nos ruches sont mises en place et gérées conformément aux pratiques apicoles.

Une abeille domestique qui va chercher du pollen ou du nectar dans un rayon de sept kilomètres travaille sur un domaine vital qui représente plus de 15 000 hectares, ce qui vous donne une idée de l’échelle territoriale et paysagère à laquelle il faut travailler quand on s’intéresse à l’abeille domestique. Nous mettons à profit le fait de disposer d’un renseignement exhaustif sur l’ensemble des parcelles pour mieux comprendre les relations entre le paysage et l’écologie de l’abeille. Depuis 2008, nous avons mis en place, sur le territoire de la zone atelier, cinquante ruches que nous déplaçons chaque année afin d’inventorier l’ensemble de l’espace du site d’étude. Nous nous intéressons à l’écologie de l’abeille, mais aussi à l’apport d’outils destinés à évaluer l’effet des politiques publiques, notamment en faveur des pollinisateurs.

Nous acquérons ainsi un grand nombre de données sur les ruches expérimentales, concernant les abeilles, le couvain, les réserves de miel, le pollen et le nectar. L’INRA du Magneraud a développé des compétences tout à fait uniques en matière d’identification des pollens. Cela nous permet de collecter des données sur l’ensemble des paramètres et ainsi de décrire de façon très détaillée la dynamique de la ruche au cours de l’année, notamment la dynamique de la production de miel.

Sur la base de ce dispositif, nous avons mené un grand nombre d’études au cours des dix dernières années. Jusqu’à une période relativement récente, nous disposions de peu de connaissances sur le régime alimentaire des abeilles en conditions naturelles. Nous avons donc mené une étude à partir de l’identification des pollens – à la fois dans les pelotes et dans les nectars – et ainsi pu démontrer que, dans les milieux céréaliers intensifs, les abeilles ont accès à une profusion de pollen au moment de la floraison du colza et du tournesol, mais connaissent une période de disette alimentaire entre les deux floraisons, au cours de laquelle elles se nourrissent presque exclusivement sur les adventices – le coquelicot peut ainsi constituer jusqu’à 60 % de la ressource alimentaire des abeilles entre mai et juillet. Depuis 2008, nous inventorions à l’unité les coquelicots sur la zone atelier ; le fait que cette espèce soit encore relativement abondante explique sans doute en partie que l’abeille ne se porte pas si mal sur ce site.

Nous avons également travaillé sur les abeilles sauvages, dont nous avons répertorié près de 300 espèces sur la zone atelier, ce qui représente plus du quart de la faune française des abeilles sauvages : du point de vue de la biodiversité et de la conservation, le site est donc tout à fait exceptionnel. Nous nous sommes également beaucoup intéressés aux relations entre les abeilles, domestiques ou sauvages, et les adventices, dont les fleurs produisent le pollen et le nectar, indispensables à la survie et à la reproduction de ces espèces, mais aussi à la production de miel. Nous avons démontré qu’il existait des relations étroites entre la disponibilité des adventices dans le paysage et la reproduction des abeilles. Dans un article publié en 2015 dans la revue Nature Communications, une méta-analyse menée par un consortium associant plusieurs pays a montré que le service de pollinisation dans les cultures – toutes cultures confondues, y compris celles des arbres – était assuré par relativement peu d’espèces : l’abeille domestique et les bourdons assurent à eux seuls environ la moitié de ce service – ce qui signifie que les milliers d’autres espèces sauvages assurent l’autre moitié.

Au cours des trente ou quarante dernières années, le besoin de pollinisation des cultures a triplé dans le monde du fait de l’augmentation des surfaces en culture, alors que dans le même temps, l’abeille domestique, pollinisateur principal, n’a vu sa population augmenter que de 50 % à l’échelle mondiale. En Europe et aux États-Unis, le nombre d’abeilles est en nette diminution, et l’augmentation observée au niveau mondial provient essentiellement de la Chine, qui a augmenté son cheptel de manière tout à fait spectaculaire.

Dans ce contexte agricole concret, nous nous sommes attachés à quantifier l’apport économique de la pollinisation, en termes de production – qualitative et quantitative – des fruits et des graines. Pour cela, nous empêchons les abeilles de polliniser en plaçant des petits sachets en tulle sur les fleurs durant la période de floraison, et comparons ensuite la production des plantes couvertes d’un sachet avec celle des plantes qui n’en ont pas été munies. En parallèle, nous effectuons des piégeages afin d’évaluer l’abondance des pollinisateurs domestiques et sauvages sur les parcelles et avons ainsi pu démontrer, au terme d’une expérimentation de trois ans dont les résultats vont être prochainement publiés, qu’en l’absence totale de pollinisateurs, la productivité du colza diminue de 70 % en moyenne et celle du tournesol de 50 %. Certes, le scénario selon lequel le nombre de pollinisateurs tomberait à zéro n’est pas d’actualité, mais cette étude donne tout de même une idée de l’apport de la pollinisation en matière de rendement des cultures.

Le dispositif Ecobee est aussi un observatoire de l’abeille en milieu agricole intensif. Nous avons effectué le suivi sur sept années de la population des ruches, en couvain – les œufs, larves et nymphes –, en adultes et en réserves de miel à l’issue de la saison apicole. Un graphique fait apparaître, à l’échelle de ces sept années, un déclin progressif des performances des colonies d’abeilles sur la zone atelier.

Pour ce qui est des relations entre les abeilles et les pesticides, un certain nombre d’échantillons ont été collectés depuis 2008 sur les abeilles, le pollen et le miel, afin de constituer une base de données dans le temps et l’espace, qui représentait fin 2015 près de 2 000 mesures. Cette étude met en évidence une contamination généralisée des matrices apicoles – recouvrant notamment les abeilles entières, le nectar, le miel, le pollen – en résidus de pesticides, à des teneurs variables. Les résidus d’imidaclopride – autrement dit, le blé Gaucho – relevés dans le nectar de colza atteignent des teneurs assez élevées, puisqu’on en trouve jusqu’à 2 ppb – part per billion, c’est-à-dire « partie par milliard ». Ces teneurs sont d’autant plus élevés que le précédent cultural est un blé, et que ce blé a été cultivé récemment. La contamination a été constatée sur l’ensemble du site, parfois à des teneurs extrêmement élevées, surtout en thiaclopride.

Nous avons réalisé un grand nombre d’expérimentations sur les pesticides, notamment les néonicotinoïdes. Une étude menée par Mickaël Henry en 2012 sur la base du dispositif Ecobee, publiée dans la revue Science, a démontré que les individus traités avec du thiaméthoxam affichaient un taux de retour à la colonie plus faible et un taux de mortalité plus élevé, ce qui a conduit à un moratoire de l’utilisation du thiaméthoxam durant un certain nombre d’années. Une autre étude, publiée pratiquement par la même équipe en 2014 dans la revue Nature Communications a montré que le taux de retour est d’autant plus faible que les températures sont basses et que le paysage offre peu de repères permettant aux abeilles de s’orienter.

À la suite de l’étude de 2012 et du moratoire sur l’utilisation du thiaméthoxam, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a demandé au Centre technique interprofessionnel des oléagineux métropolitains (CETIOM), devenu Terres Inovia en juin 2015, de conduire une étude à l’échelle réelle, c’est-à-dire dans la nature, sur l’effet de l’ingestion de thiaméthoxam par les abeilles sur le taux de retour et la dynamique des colonies. Le CETIOM a organisé un partenariat autour de lui, incluant le CNRS, l’INRA et l’Institut technique et scientifique de l’apiculture et de la pollinisation (ITSAP), et pris la décision de conduire une nouvelle étude sur le même site que celle menée en 2012, à savoir la zone atelier « Plaine & Val de Sèvre ». S’agissant d’une étude en conditions réelles, les choses n’ont pas été faites à moitié : nous avons implanté du colza Cruiser sur près de 300 hectares et observé dix-huit ruches, en implantant 6 847 puces RFID sur des abeilles réparties en quarante-six cohortes. Les ruches ont été installées à des distances variables du colza Cruiser, afin de disposer d’un gradient d’exposition des abeilles au thiaméthoxam.

Nous avons commencé par vérifier que les teneurs en thiaméthoxam relevées sur les abeilles augmentaient bien avec le gradient d’exposition – il existe effectivement une relation positive entre les deux –, et avons démontré que le taux de mortalité, correspondant au non-retour des abeilles à leur colonie, augmentait fortement en cas d’exposition : ce taux augmente de 10 % par quinze hectares supplémentaires de colza Cruiser dans un rayon d’un kilomètre. Par ailleurs, dans le temps, le taux de non-retour augmente également de 6 % par semaine : ainsi, en trois semaines – ce qui est à peu près la durée de vie d’une abeille adulte –, on passe de 6 % de mortalité basale à 22 % au total – ce qui est considérable.

Cette nouvelle étude confirme totalement les résultats des deux études de 2012. C’est la première fois qu’une étude est réalisée en plein champ, sans être basée sur la contamination expérimentale d’individus, mais sur une manipulation de la contamination à l’échelle du paysage. Elle fait le lien, que plusieurs travaux avaient en vain tenté d’établir, entre les études menées depuis des années en laboratoire et celles menées sur le terrain. Elle démontre également que la contamination chronique existe, et la quantifie même à l’échelle des individus et des colonies.

Enfin, l’étude a mis en évidence, alors que ce n’était absolument pas prévu, une contamination chronique par l’imidaclopride. Le laboratoire de l’ANSES de Sophia-Antipolis, à qui nous avions confié nos échantillons afin de quantifier la présence de thiaméthoxam, a eu la bonne idée de tester la présence de cinq néonicotinoïdes, ce qui a permis de découvrir des taux très élevés d’imidaclopride. Plus de 60 % des colzas contenaient de l’imidaclopride dans leur nectar, provenant d’un antécédent cultural datant parfois de plusieurs années. Les teneurs relevés sont bien plus que des traces : il a été relevé jusqu’à 1,6 ppb – alors que les teneurs en thiaméthoxam étaient de l’ordre de 1 ppb.

En 2015 ont été publiées plusieurs autres études aboutissant aux mêmes résultats, notamment une étude britannique. Cette révélation nous a conduits à nous pencher à nouveau sur des études françaises plus anciennes, montrant que l’on trouvait de l’imidaclopride dans de nombreuses parcelles, alors même qu’elles n’avaient pas été traitées par cette substance – 97 % en 2005 et 70 % en 2002.

Depuis 2014, de très nombreuses études sont venues confirmer l’effet des néonicotinoïdes sur les abeilles et, plus largement, sur les insectes : rien que pour l’année 2015, on compte une cinquantaine d’articles portant les rapports entre les néonicotinoïdes et les abeilles. À l’issue d’une étude de 2012 sur les bourdons, la Food & Environment Research Agency (FERA, agence britannique chargée de la protection de la santé et de la nourriture) a mené une autre étude qui a fait grand bruit, puisqu’elle n’aboutissait pas aux mêmes résultats. L’auteur de la première étude, Dave Goulson, a réanalysé en 2015 les résultats de la deuxième et montré que l’application d’une analyse statistique plus rigoureuse permettait de mettre en évidence des résultats similaires à ceux auxquels il avait lui-même initialement abouti, à savoir un effet très clair des néonicotinoïdes sur les bourdons. Ce même auteur a publié dans la revue Science une étude très exhaustive portant sur l’effet interactif des néonicotinoïdes, des parasites, des maladies et du manque de ressources alimentaires et mettant en évidence un effet synergique des néonicotinoïdes avec d’autres facteurs environnementaux. Enfin, deux autres articles relatifs à l’abeille domestique sont sortis, dont l’un a mis en évidence un effet aussi inattendu qu’inquiétant : les abeilles à qui l’on offre le choix entre de la nourriture traitée aux néonicotinoïdes et de l’eau sucrée préfèrent la nourriture traitée.

En 2015, ont également été mis en évidence les effets des néonicotinoïdes sur d’autres insectes. Une étude britannique a en effet montré que les papillons, qui sont d’autres pollinisateurs – plutôt des fleurs que des cultures agricoles – étaient gravement touchés : sur quinze espèces étudiées, douze étaient frappées par un déclin important de leur population, avec un net effet de corrélation entre les quantités de néonicotinoïdes mises en œuvre et la réduction des populations. Deux articles parus dans Nature en 2015 ont montré, l’un un effet négatif des néonicotinoïdes sur les abeilles sauvages, l’autre un effet négatif de ces molécules à l’échelle des paysages, sur le service de pollinisation produit par les bourdons.

Enfin, une étude parue dans une revue du groupe Nature s’est intéressée aux doses létales pour les abeilles à long terme – il faut en effet savoir que, durant l’hiver, les abeilles domestiques adultes survivent environ 150 jours. Des concentrations infimes
– 0,005 nanogramme par jour dans le miel dont se nourrissent les abeilles – suffisent pour multiplier par deux la mortalité en 150 jours. Ces doses équivalent à 0,25 ppb, ce qui est beaucoup plus faible que ce que l’on croyait être la dose nécessaire pour entraîner une mortalité.

Pour conclure, je dirai que, du point de vue de la recherche, l’utilisation des néonicotinoïdes a augmenté de manière très significative au cours des dix dernières années, ce qui remet en cause certains résultats, car la présence des néonicotinoïdes a augmenté dans l’environnement. Je précise que, si la plupart des études expérimentales comportent un protocole prévoyant d’injecter aux individus des doses un peu supérieures à ce que l’on trouve sur le terrain, c’est pour des raisons de puissance statistique, afin de pouvoir détecter l’existence d’effets. Si le signal des néonicotinoïdes est faible dans la nature, c’est parce qu’un grand nombre de facteurs se trouvent en interaction, du fait du mode de vie très complexe de l’abeille. Il ne faut cependant pas s’y tromper : la détection de ces signaux faibles dans la nature doit être considérée comme un résultat fort – car les échantillons sont de taille relativement modeste, et l’on a affaire à des phénomènes très complexes et interagissant entre eux.

Du fait de l’omniprésence spatiale des néonicotinoïdes dans le paysage – ce qui nous oblige à travailler sans pouvoir disposer d’une situation témoin, c’est-à-dire vierge de toute présence de néonicotinoïdes – , de leur rémanence temporelle sur plusieurs années et de leurs effets délayés dans le temps sur les organismes, on peut considérer, à mon sens, que l’effet des néonicotinoïdes sur les colonies d’abeilles est aujourd’hui clairement établi. De très nombreuses études sont d’ailleurs venues renforcer le consensus qui existait déjà lors d’une revue de la littérature réalisée par le professeur Godfray en 2014, démontrant qu’en conditions naturelles, il existe des néonicotinoïdes dans les nectars et dans les pollens, que l’on retrouve également sur les abeilles et dans les ruches, ce qui impacte à des degrés divers la dynamique des colonies.

D’un point de vue agricole et sociétal, toute la question est de savoir si l’on peut se passer des néonicotinoïdes, et par quoi on pourrait les remplacer en cas d’interdiction. Le plan Ecophyto a été mis en place en 2008, avec l’objectif de réduire la dépendance aux pesticides, notamment aux herbicides et insecticides. À mi-parcours, c’est-à-dire en 2014, le ministère de l’agriculture a produit un rapport intermédiaire, auquel le rapport du député Dominique Potier a largement fait référence. Le plan Ecophyto montre qu’entre 2008 et 2013, l’utilisation des insecticides a, au mieux, été stable : elle n’a pas diminué, et a même plutôt légèrement augmenté – il est important de noter que les traitements de semences ne sont pas inclus dans ces calculs. Par ailleurs, durant la période 2008-2013, on a assisté à une augmentation de l’utilisation des néonicotinoïdes. Cela montre qu’alors qu’ils étaient de plus en plus utilisés, on n’a pas observé de réduction de l’utilisation des insecticides. Si l’on interdisait les néonicotinoïdes, pour quelle raison les insecticides devraient-ils augmenter, puisqu’en phase d’augmentation de l’utilisation des néonicotinoïdes, ils n’ont pas diminué ?

Si une décision devait être prise – ce qui, à mon avis, finira par être le cas dans un certain nombre de pays –, il faudrait donc, à mon sens, tenir compte de l’impérative nécessité d’accompagner les acteurs, notamment les agriculteurs : une décision d’une telle importance ne pourrait être imposée du jour au lendemain au monde agricole. Il serait nécessaire d’assortir toute décision ou préconisation de la démonstration suivante : les rendements n’ont pas augmenté avec l’utilisation des néonicotinoïdes – ni dans le colza, ni dans le blé, ni dans le tournesol – et n’ont pas diminué non plus depuis leur interdiction partielle – en tout cas pour ce qui est du colza, en France et en Angleterre, au cours des dernières années.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Vous aurez sans doute noté à quel point les députés présents ont été attentifs à vos propos, ce qui montre bien l’importance qu’ils accordent au sujet que nous évoquons. (Sourires)

Mme Geneviève Gaillard. Nous n’étions que quelques-uns à nous pencher sur ces problèmes il y a une dizaine d’années, mais les travaux menés et les résultats mis en évidence au sujet des pesticides, en particulier des néonicotinoïdes, ont provoqué une prise de conscience chez un nombre croissant de parlementaires.

Si les premières études ne permettaient pas de se faire une opinion du fait que leurs résultats se contredisaient parfois, le doute ne semble plus permis depuis quelques années au sein de la quinzaine d’États faisant partie de la task force européenne, tous les travaux aboutissant désormais aux mêmes conclusions quant à l’influence des néonicotinoïdes sur la mortalité des pollinisateurs en général et des abeilles en particulier.

L’étude que vous venez de nous présenter conforte ce que nous étions enclins à penser, à savoir que les néonicotinoïdes jouent un rôle significatif vis-à-vis des abeilles, donc sur la production de miel, mais aussi que l’utilisation des pesticides peut avoir des conséquences sur la santé humaine.

Dans le cadre de l’examen de la loi sur la biodiversité, Gérard Bapt et Delphine Batho ont fait adopter l’année dernière, avec le soutien de Laurence Abeille et le mien en tant que rapporteure, un amendement visant à interdire les néonicotinoïdes dès 2016. Le délai prévu était sans doute trop court pour permettre une application efficace, car une telle mesure nécessite d’être assortie de solutions de remplacement. La commission du développement durable du Sénat a supprimé cette interdiction, que nous réintroduirons peut-être sous une autre forme. Nous avons rencontré les représentants de Limagrain et de Bayer, qui nous ont dit être en train de travailler à la mise au point de substituts moins toxiques que les néonicotinoïdes. Avez-vous des informations complémentaires sur ce point ?

Lorsque la question des néonicotinoïdes est évoquée, certains affirment que rien ne presse, dans la mesure où, selon eux, l’Europe va bientôt faire le travail « à notre place ». Que pensez-vous de l’évolution européenne au sujet de ces produits ?

Enfin, l’INRA a publié une étude, fin 2015, évoquant un phénomène que j’ai moi-même constaté sur mes ruchers, à savoir l’immunité sociale des abeilles : lorsqu’elles font face à une menace particulière telle la loque ou l’arrivée de frelons asiatiques, elles s’organisent pour mieux résister. Cela dit, l’étude en question n’est pas très claire. J’aimerais savoir si ce phénomène d’immunité sociale ne serait pas, aujourd’hui, un peu trop mis en avant par ceux qui ont intérêt à défendre les néonicotinoïdes. (Murmures)

M. Jean-Marie Sermier. Je félicite M. Vincent Bretagnolle pour son travail et, avant toute chose, je veux dire que je suis, comme tout le monde ici, favorable à ce que l’on remplace les molécules les plus dangereuses par d’autres ne présentant pas les mêmes inconvénients. Cela dit, nous devons aussi reconnaître que la chimie a fait partie des grandes avancées de ce siècle pour le bien-être de l’humanité.

Certes, de très nombreuses études ont porté sur les effets des néonicotinoïdes, mais contrairement à ce qui a été dit, les résultats et conclusions de ces études sont extrêmement variés, pour ne pas dire incohérents. (Murmures) Ainsi, l’étude publiée par l’INRA le 20 novembre dernier conclut que les chercheurs n’ont pas observé d’altération des performances des ruches exposées, et que les quantités de miel produites n’ont pas été impactées par le gradient d’exposition aux cultures issues des semences traitées par l’insecticide.

Monsieur le directeur de recherches, vous avez réalisé une étude portant sur le thiaméthoxam dans la culture du colza, alors qu’il s’agit d’une molécule dont l’utilisation est interdite pour cette culture depuis des années. Pourquoi ne pas avoir pris pour sujet d’étude une molécule en cours d’utilisation ?

Procédant par extrapolation, vous avez conclu à une augmentation du taux de non-retour, qui passerait de 5 % à 22 %. Pourriez-vous nous indiquer selon quel modèle mathématique vous avez procédé à cette extrapolation ?

En tout état de cause, il ne paraît pas démontré que la baisse du retour à la ruche s’accompagne d’effets négatifs sur l’essaim ou sur la production de miel. Pouvez-vous nous confirmer ce point ?

Vous avez évoqué la présence d’imidaclopride sur l’ensemble des parcelles étudiées, y compris la parcelle témoin : en d’autres termes, même cette parcelle témoin ne contenait pas zéro pesticide. Dans ces conditions, comment la parcelle en question peut-elle valablement servir de témoin pour l’ensemble de l’étude ?

Pour ce qui est des résidus, vous avez cité des chiffres qui, à première vue, correspondent à ceux cités par l’entreprise ayant procédé aux études de mise en marché. Nous confirmez-vous que les chiffres sont sensiblement identiques ?

Vous avez, à juste titre, dit que, si les néonicotinoïdes devaient être interdits, il faudrait trouver de quoi les remplacer. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous quand vous dites que les rendements n’ont pas évolué au cours des dernières années, car il faudrait mettre en corrélation l’état sanitaire des différentes cultures avec les conditions météorologiques constatées au cours de ces années. Ce qui est certain, c’est que l’interdiction des néonicotinoïdes rendrait nécessaire le recours à des insecticides de type pyréthrinoïde, appliqués directement sur les plantes et non plus sur les semences. Ne pensez-vous pas que le traitement de la graine est beaucoup plus sain pour l’environnement que l’application d’un insecticide sur les parties aériennes de la plante ? En tout état de cause, si l’on ne combattait plus les pucerons, c’est 10 % à 15 % de la production agricole qui se trouverait impactée.

Enfin, j’aimerais savoir ce que vous pensez d’une carte que je tiens à votre disposition, qui met en évidence la mortalité hivernale des colonies d’abeilles en France en 2013-2014. On peut y voir que le taux de mortalité le plus important, s’élevant à 35 %, a été constaté en région Midi-Pyrénées, et principalement dans les zones de montagne, précisément là où les néonicotinoïdes ne sont pas du tout utilisés. À l’inverse, les taux les plus bas – 4 % à 5 % – ont été observés en Picardie ou en Champagne-Ardenne, dans des zones agricoles où les néonicotinoïdes sont très utilisés, notamment pour la culture de la betterave sucrière. Ces résultats inattendus sont confirmés par une carte européenne faisant apparaître que la mortalité la plus élevée est constatée en Finlande, un pays où les insecticides ne sont pas utilisés, contrairement aux pays méditerranéens du Sud, qui présentent des taux de mortalité moins élevés.

Mme Laurence Abeille. La question des néonicotinoïdes, représentative de notre façon d’aborder la préservation de la biodiversité, nous tient particulièrement à cœur. C’est un sujet qui a le mérite de dépasser les clivages politiques, et nous sommes nombreux sur tous les bancs de notre assemblée à demander l’interdiction – à plus ou moins court terme, mais le plus rapidement possible – des néonicotinoïdes.

Je remercie M. Vincent Bretagnolle pour son étude qui rappelle une nouvelle fois la nocivité des néonicotinoïdes pour les abeilles. Cette étude confirme celle de l’INRA de 2012, qui avait révélé que les pesticides désorientent les abeilles et causent une mort indirecte liée au non-retour à la ruche. Néanmoins, l’étude se révèle ambiguë puisqu’elle indique que la colonie s’adapte à l’exposition aux néonicotinoïdes en produisant moins de mâles, selon un mécanisme de compensation. L’étude rappelle pourtant, comme vous l’avez dit, que ce mécanisme de survie ne signifie pas l’absence d’impact sur la colonie. Vous évoquez ainsi une perturbation de la synchronicité biologique de la ruche, notamment lorsque la production de mâles est décalée dans le temps.

Ce mécanisme de compensation a été mis en évidence dans une autre étude de 2014, que l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF) m’a fait parvenir. Dans cette étude, les colonies ont été nourries avec du pollen contaminé aux néonicotinoïdes à des taux comparables à ceux existants en champ. Les scientifiques ont alors constaté, l’année suivante, un taux de remplacement des reines dans les colonies exposées de 60 %, contre un taux nul dans les ruches contrôles. L’impact est donc certain.

Autre fait marquant soulevé par votre étude : la contamination « inattendue et omniprésente » des champs à l’imidaclopride, que vous avez eu la surprise de constater et qui constitue bien la preuve d’une pollution diffuse et massive de notre environnement aux néonicotinoïdes.

Comme cela a été rappelé, notre assemblée a eu le courage d’interdire ces néonicotinoïdes, en adoptant un amendement en ce sens lors de l’examen du projet de loi relatif à la biodiversité – amendement malheureusement balayé par le Sénat. Il n’est plus question de tergiverser, et les écologistes feront partie de ceux qui prendront leurs responsabilités et demanderont à nouveau une interdiction de ces substances lors de l’examen en deuxième lecture à l’Assemblée nationale.

Je me suis exprimée de nombreuses fois sur le scandale des néonicotinoïdes, en rappelant à chaque fois que les abeilles sont des sentinelles de la biodiversité, et que leur disparition est le signe d’une dégradation forte de notre environnement. Au-delà des abeilles, c’est toute la biodiversité qui est menacée par l’agriculture chimique, et c’est également la santé humaine.

Il ne devrait plus être possible d’autoriser la mise sur le marché de substances dès lors que leur nocivité est supposée. Actuellement, un produit reste autorisé tant que sa nocivité n’a pas été clairement prouvée, et même lorsqu’elle est prouvée, la commercialisation reste souvent possible, comme on le voit avec le Roundup. Il est plus que nécessaire d’inverser la logique, et de suspendre toute autorisation dès lors que des doutes sérieux existent. Nouvel exemple en date : la commission européenne vient d’autoriser Bayer à mettre sur le marché un nouvel insecticide, le flupyradifurone, dont on peut fortement douter de l’innocuité sur la faune.

Ce sont les procédures d’évaluation des substances chimiques utilisées dans l’agriculture qu’il convient de modifier. L’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) a pointé, dans un avis scientifique de 2012, les lacunes des procédures d’évaluation. Pour les pesticides néonicotinoïdes, et pour toute substance chimique en général, il est nécessaire d’évaluer les effets à des doses sublétales et de prendre en compte les effets létaux indirects. En effet, si le pesticide ne cause pas la mort directement, ses effets indirects peuvent être désastreux. L’étude de M. Bretagnolle nous rappelle ainsi la nécessité de mesurer les effets chroniques à faibles doses de ces substances ainsi que les effets cocktails, qui sont insuffisamment pris en compte dans les protocoles d’évaluation.

Les arguments contre l’interdiction des néonicotinoïdes sont souvent fallacieux et relèvent surtout de la défense d’intérêts particuliers, ceux des tenants de l’agriculture productiviste et de la chimie. (Murmures) On entend souvent dire que l’interdiction des néonicotinoïdes déstabiliserait notre agriculture. Rappelons juste que cette classe de pesticides n’existe que depuis les années 1990, et qu’on arrivait très bien, avant, à produire sans eux. Que l’on se rassure, l’interdiction des néonicotinoïdes n’entraînera pas de famine !

L’autre argument consiste à minimiser le rôle des néonicotinoïdes dans la disparition des abeilles : frelon asiatique, varroa, mauvaise gestion des ruches sont autant de causes évoquées. Si ces causes existent, il n’en reste pas moins que le problème principal reste celui des pesticides.

Dernier argument : l’interdiction ne pourrait pas être votée en dehors du cadre européen. Pourtant, les règles européennes sont claires sur ce sujet : lorsqu’il apparaît qu’une substance est susceptible de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale, ou pour l’environnement, un État membre peut engager une procédure visant à restreindre ou à interdire son utilisation et sa vente.

J’espère donc très vivement que dans les prochaines semaines, notre assemblée tout entière aura le courage et la responsabilité de voter l’interdiction des néonicotinoïdes.

M. Patrice Carvalho. L’étude qui vient de nous être présentée est très instructive sur le rôle des abeilles dans la nature, mais aussi sur leur importance pour la vie humaine.

Le débat autour des néonicotinoïdes me rappelle celui suscité par le Roundup il y a une vingtaine d’années, lorsque ses partisans y voyaient un produit tellement formidable qu’à les entendre, il aurait fallu en mettre partout, y compris dans l’eau ! Les jardiniers l’utilisaient même en fin de saison pour nettoyer le terrain avant de replanter l’année suivante… Or, on sait aujourd’hui à quel point ce produit est dangereux.

Vous nous avez dit que les chimistes travaillaient à la mise au point d’autres produits appelés à remplacer les néonicotinoïdes. Êtes-vous associé à ces recherches, en particulier est-il envisagé que vous testiez les nouvelles molécules dans des zones fermées afin de tester leurs effets sur les abeilles ? Il serait bon qu’en application du principe de précaution, on s’assure de l’innocuité de ces molécules avant qu’elles ne soient utilisées à grande échelle durant une décennie : à défaut, on ne ferait que remplacer un produit dangereux par un autre.

Par ailleurs, compte tenu de ce que les abeilles subissent depuis vingt ans, il est permis de se demander si elles ne sont pas en train de s’adapter aux néonicotinoïdes. Cela aussi nécessite, à mon sens, de procéder à des expérimentations afin d’y voir plus clair et de prendre des décisions adaptées.

M. Olivier Falorni. Votre étude confirme malheureusement le phénomène de désorientation des abeilles exposées aux néonicotinoïdes, et laisse supposer l’apparition d’un mécanisme d’adaptation compensant leur surmortalité. Pour mener vos expérimentations, vous avez suivi les déplacements de près de 7 000 abeilles grâce à des puces RFID collées sur leur dos et des capteurs électroniques placés à l’entrée des ruches. En association avec l’INRA, une partie des parcelles de colza d’un territoire de 200 kilomètres carrés a été traitée par enrobage des semences au thiaméthoxam durant deux ans, après accord du ministère de l’agriculture. Dix-huit ruches expérimentales ne présentant aucun symptôme imputable à des parasites ou maladies ont également été placées sur ce territoire, en prenant soin de créer un gradient de niveaux d’exposition aux parcelles traitées.

Il a été constaté que le risque de mortalité des abeilles augmente en fonction à la fois de la taille des parcelles et de leur distance à la ruche. L’effet de l’exposition s’accroît progressivement au cours de l’avancement de la floraison du colza, allant d’un risque moyen de mortalité de 5 % à 22 %. Vous faites donc le parallèle entre la taille des exploitations et le risque de non-retour à la ruche. Pensez-vous que réduire la taille des parcelles et favoriser l’implantation de plus de ruches, comme cela se fait chez mon collègue Jacques Krabal à Château-Thierry, serait une bonne solution ?

Des traces d’imidaclopride ont été relevées dans la plupart des échantillons de nectar prélevés sur les fleurs de colza, ainsi que dans le nectar collecté par les abeilles butineuses. Cette coexposition complique l’évaluation du risque en plein champ, car il n’a pas été possible de distinguer l’impact individuel de l’une ou l’autre molécule sur les abeilles. Pouvez-vous nous expliquer les conséquences de cette découverte ?

Enfin, la grande surprise de votre étude réside dans le fait que la surmortalité n’altérerait pas la quantité de miel produite. Selon vous, les colonies semblent être en mesure de compenser l’excès de mortalité pour préserver la taille de leur population et la production de miel. Les colonies les plus exposées ont modifié le calendrier de leur reproduction, retardant la production de couvains de mâles en faveur d’une production accrue de couvains d’ouvrières. Quelles conclusions tirez-vous de ces constatations et avez-vous réalisé des projections sur une période plus importante ? Enfin, quelle serait l’adaptation des abeilles sur le long terme ?

M. Guillaume Chevrollier. Chacun reconnaît l’importance des abeilles pour notre environnement et la nécessité de faire preuve de vigilance et de rechercher les causes de leur surmortalité. Pour votre part, vous faites le lien entre cette surmortalité et l’utilisation des insecticides – un sujet un peu tabou en France, ce qui explique qu’il soit difficile de parvenir à une juste appréciation de la situation.

Les études auxquelles vous avez fait référence sont plutôt à charge pour ce qui est du rôle des néonicotinoïdes. Êtes-vous en contact avec des chercheurs d’autres pays européens ayant des approches scientifique et réglementaire différentes de celles de la France ? Je précise au passage que les réglementations moins contraignantes de certains de nos partenaires en matière d’utilisation des néonicotinoïdes sont à l’origine d’une distorsion de concurrence à leur profit.

Mme Suzanne Tallard. Je vous remercie, monsieur le directeur de recherches, de nous avoir présenté les résultats de la première étude en plein champ de grande ampleur et de longue durée.

L’université de La Rochelle, dont votre zone atelier est voisine, a mis en place un observatoire des abeilles. J’aimerais savoir si vous avez travaillé avec cette université et, plus largement, quelles relations vous avez avec les universitaires s’intéressant à la problématique des effets des néonicotinoïdes sur les abeilles.

M. Yannick Favennec. Une étude menée en plein champ par l’INRA révèle qu’à proximité de parcelles traitées avec des néonicotinoïdes, les colonies modifient leur comportement de manière à préserver la production de miel, en assurant le renouvellement des ouvrières. Si cette étude démontre que le risque de mortalité des abeilles augmente avec le niveau d’exposition des ruches, il semble que l’exposition n’altère pas les performances des ruches, notamment pour ce qui est de la quantité de miel produite. Quel est votre avis sur cette étude ?

Mme Delphine Batho. Je voudrais insister sur le fait que cette étude est caractérisée à la fois par le fait qu’elle a été réalisée en plein champ, par son ampleur et par le recul du territoire concerné, situé dans la circonscription dont je suis élue. Je salue le travail des chercheurs du CNRS de l’unité de Chizé, mais aussi témoigner de ce qu’a dit M. Vincent Bretagnolle au début de son intervention, à savoir que son étude a été réalisée dans un contexte de science participative, c’est-à-dire en association avec les agriculteurs et les habitants, ce qui me paraît essentiel.

En entendant les interventions de certains de nos collègues, je n’ai pu m’empêcher de penser au documentaire Une vérité qui dérange, et aux arguments qui étaient avancés, il y a une vingtaine d’années, pour nier la réalité des activités humaines dans le dérèglement climatique (Murmures), pourtant établi par des conclusions scientifiques : on trouvait toujours de nouveaux questionnements – au demeurant légitimes – sur le rôle du rayonnement solaire, par exemple, pour relativiser les faits que les scientifiques nous exposaient.

Pour ce qui est des néonicotinoïdes, il existe désormais un grand nombre d’études, diverses mais convergentes, dont nous sommes à mon sens en mesure de tirer des conclusions au-delà des clivages politiques et des sensibilités. Pour ma part, indépendamment de ce qui va se passer au Sénat, je ferai partie des parlementaires qui réintroduiront la disposition ayant pour objet d’interdire les néonicotinoïdes.

Un point de votre étude me paraît crucial : celui de la découverte de la contamination par l’imidaclopride. Dans la mesure où vous disposez de l’historique de la mise en culture des parcelles sur lesquelles votre étude a été réalisée, pouvez-vous nous exposer quelles sont selon vous les implications de cette découverte, en particulier ce qu’il faut penser du moratoire européen sur l’utilisation de l’imidaclopride décidé en 2013 ? Ce moratoire ne s’appliquant pas à l’enrobage des céréales, peut-on en déduire que les contaminations détectées sur le colza et d’autres cultures proviennent, par rémanence, de la culture de blé Gaucho sur les mêmes terres lors des années précédentes ? Ceci remettrait en cause l’efficacité d’un moratoire partiel en termes de substances et de types de cultures.

M. Gérard Menuel. Vous nous avez expliqué que la mortalité des abeilles pouvait avoir des causes multifactorielles, liées notamment aux variations de leurs ressources alimentaires au cours de l’année. Je suis élu d’une région de grandes cultures, où se fait certainement sentir un manque de diversité de ces ressources. Les agriculteurs de Champagne-Ardenne travaillent en partenariat avec les apiculteurs, à qui ils permettent d’installer leurs ruches dans les haies, afin qu’elles puissent butiner en toute liberté sur les parcelles.

J’aimerais savoir si vous disposez d’informations plus précises au sujet des effets des néonicotinoïdes selon leur mode de mise en œuvre : l’utilisation de ces insecticides a-t-elle les mêmes effets selon qu’elle est faite par application foliaire ou sur les semences ?

Si certains néonicotinoïdes ont été interdits en Europe, d’autres sont encore autorisés et j’estime, en tant qu’agriculteur, qu’ils sont absolument nécessaires, notamment pour le traitement des escourgeons et des orges à l’automne : à défaut, les cultures seraient envahies de pucerons, ce qui se traduirait par une chute de rendement de l’ordre de 35 % à 40 % – à moins qu’on ne les traite en foliaire au printemps, avec des conséquences bien plus lourdes sur l’environnement. Ne pensez-vous donc pas qu’il faille distinguer, au sein des néonicotinoïdes, ceux qu’il faut interdire de ceux que l’on doit pouvoir continuer à utiliser ?

M. Guy Bailliart. J’ai été un peu déçu d’apprendre qu’il n’existait plus de milieu non affecté par les néonicotinoïdes : en l’absence de vraie zone témoin, il semble difficile d’établir des comparaisons pertinentes, ce qui peut susciter certaines interrogations, notamment au vu de la répartition des taux de mortalité sur laquelle notre collègue Jean-Marie Sermier a attiré notre attention il y a quelques instants.

J’aimerais savoir si la notion de seuil de nocivité a un sens. Par ailleurs, pouvez-vous nous préciser si la compensation observée au sein des ruches fonctionne sur le long terme, ou si elle aboutit à un changement décisif de la nature de la ruche ?

Pour ce qui est des nouveaux produits en cours de mise en point, s’agit-il vraiment de nouvelles molécules, ou simplement de nouvelles recettes ?

Enfin, comment peut-on expliquer la stabilité quasi parfaite des rendements en dépit de l’interdiction partielle des néonicotinoïdes, qui aurait dû avoir des conséquences en termes de pollinisation ?

M. Jean-Pierre Vigier. La problématique des pesticides est prégnante depuis de nombreuses années pour tous ceux qui ont à cœur de préserver notre écosystème, et en particulier les abeilles. Des mesures sont régulièrement prises par les pouvoirs publics européens et nationaux afin de maîtriser l’utilisation de ces substances. Ainsi, en France et en Europe, certaines molécules ont été interdites ou ont vu leur usage restreint. Récemment, des voix se sont élevées en France pour demander l’interdiction totale des insecticides de la famille des néonicotinoïdes, jugés toxiques pour les abeilles. Le cadre européen ne prévoit pas pour le moment une interdiction aussi stricte. Cette divergence me conduit à formuler plusieurs interrogations.

La tolérance zéro vis-à-vis des pesticides est-elle réaliste et réalisable aujourd’hui en l’absence de méthode alternative adaptée ? L’utilisation des pesticides est-elle la seule cause de la disparition des abeilles ?

M. Éric Alauzet. Vous avez évoqué un certain nombre de paramètres apportant de la solidité à votre étude, notamment celui de la puissance statistique. Le critère résidant dans la relation entre la dose et l’effet répond-il aux objections sur le fait que les substances se trouvent déjà disséminées dans le milieu où on les étudie ? Pouvez-vous hiérarchiser les éléments donnant de la solidité à votre étude, et en particulier nous préciser si la relation dose-effet est essentielle ?

Vous avez dit que la pollinisation était assurée pour moitié par les insectes. Pouvez-vous nous préciser si l’usage des néonicotinoïdes a des effets avérés sur la pollinisation ?

Enfin, j’aimerais savoir comment vous vivez la controverse au sujet des résultats de votre étude, étant précisé que le fait d’entretenir le doute sur les conclusions scientifiques fait partie de la stratégie globale des acteurs ayant intérêt à ce que l’on continue à autoriser l’usage des néonicotinoïdes – car tant que le doute subsiste, on ne prend pas de décision à ce sujet.

M. Laurent Furst. Je veux dire mon admiration devant le niveau de connaissance du sujet dont font preuve plusieurs de nos collègues. (Sourires)

Monsieur Vincent Bretagnolle, pouvez-vous nous préciser si vos conclusions font l’objet de contestations au sein de la communauté scientifique ?

La France fait partie des pays qui importent beaucoup de miel, notamment de Chine. Au sujet des néonicotinoïdes, quelle est la position actuelle de nos partenaires sur ce marché ?

Quand on évoque une interdiction globale des néonicotinoïdes, il faut à mon sens s’interroger sur les conséquences que pourrait avoir une telle décision, non seulement en matière de santé publique et d’équilibre écologique, mais aussi d’économie : ces substances sont-elles produites en France, ne sont-elles utilisées que dans l’agriculture, ou également dans d’autres secteurs, notamment celui de l’industrie, et sait-on quels seraient les effets sur le tissu économique de l’arrêt de leur production ?

M. Gérard Bapt. Les néonicotinoïdes sont des neurotoxiques, mais sont-ils également considérés comme des perturbateurs endocriniens ? Les propriétés neurotoxiques de ces produits expliquent leur efficacité, qui serait dix à cent fois supérieure à celle du DDT, une molécule interdite en France, mais encore autorisée dans d’autres pays, notamment au Brésil. Une étude réalisée au Brésil par une élève de l’unité d’endocrinologie pédiatrique du professeur Sultan, au CHU de Montpellier, a montré que, dans les favelas où l’on utilise encore largement le DDT, on constatait un taux de malformations à la naissance extrêmement élevé, bien plus que celui observé en Languedoc-Roussillon ou dans d’autres sites sensibles en France.

Je suis frappé par le fait que, concernant les néonicotinoïdes, il n’a été effectué aucune étude sanitaire : on parle beaucoup des effets de ces substances sur abeilles et les papillons, mais quid de l’humain ? À part les travaux portant sur les intoxications subchroniques des Japonais, dues à une consommation importante de thé, dont les feuilles sont contaminées par le Gaucho, aucune étude n’est disponible sur ce sujet. Ne pensez-vous pas que l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) devrait s’y intéresser davantage ?

Par ailleurs, les néonicotinoïdes agissent non seulement sur les insectes pollinisateurs, mais aussi sur les arthropodes, qu’il s’agisse des vers de terre ou des arthropodes aquatiques. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) vient de publier une étude portant sur l’appauvrissement des sols, mettant en évidence le rôle essentiel des arthropodes, dont la disparition, quand elle est constatée, ne peut être compensée que par des engrais chimiques, qui se retrouvent ensuite dans les eaux de ruissellement. Ne devrait-on également se pencher sur cette question ?

M. Vincent Bretagnolle. Je vous remercie pour vos questions qui témoignent d’un grand intérêt de votre part pour la question que nous évoquons aujourd’hui.

On m’a demandé comment je vivais la controverse scientifique pouvant porter sur l’étude que nous avons réalisée. Pour ma part, je veille à maintenir une distinction très nette entre le scientifique que je suis et le débat sociétal – même si les scientifiques sont des citoyens comme les autres, qui ont vocation à participer aux débats. Mon rôle consiste à m’intéresser à des questions environnementales et à essayer de produire de l’évidence – si possible expérimentale, mais parfois aussi corrélative – afin de faire reculer la méconnaissance. L’essentiel de mon rôle s’arrête là.

Lorsqu’on anime une zone atelier, on est de plain-pied dans les questions sociétales, mais on s’efforce de les aborder de manière scientifique, afin de fournir aux citoyens, aux collectivités et aux parlementaires les faits dont ils ont besoin pour prendre position dans les débats sociétaux. L’idéal en science est de pouvoir procéder à des expérimentations : dans la mesure où l’on contrôle tous les paramètres, si l’on ne s’est pas trompé dans le design expérimental, on obtient forcément la réponse à la question que l’on s’est posée. Cela s’est beaucoup fait sur les abeilles – il existe en la matière bien plus d’études expérimentales que d’études sur le terrain, ces dernières étant plus difficiles à mettre en place. On compte actuellement six ou sept études sur le terrain, ayant donné des résultats similaires à ceux que nous avons obtenus.

Cela dit, l’écologue s’intéresse à des systèmes complexes, ce qui est particulièrement vrai en ce qui concerne l’abeille, dont le domaine vital est d’une dimension telle qu’elle ne permet pas que l’on contrôle tous les facteurs dans le cas d’une étude sur le terrain. C’est pourquoi nous avons également recours à l’approche corrélative, beaucoup plus faible en termes de pertinence – car une telle approche met en évidence des résultats corrélés, sans qu’il y ait forcément de causalité dans les faits –, mais non dénuée de valeur scientifique et ayant donc également vocation à entrer dans le débat scientifique.

Un article publié en 2014 par le professeur Godfray dans les Proceedings of the Royal Society B – l’équivalent de l’Académie des sciences en France – a fait l’état des lieux de la question des néonicotinoïdes en distinguant ce qui était alors avéré, certain, possible ou probable, et déjà montré l’existence d’un assez large consensus scientifique sur ce point, que les études parues ultérieurement – du moins, celles portées à ma connaissance – n’ont fait que confirmer.

L’étude de l’INRA à laquelle un certain nombre d’entre vous ont fait référence n’est autre que la nôtre : c’est en fait un consortium entre l’INRA et le CNRS qui a réalisé cette étude confirmant les premiers résultats de 2012 et mettant en évidence un mécanisme d’adaptation mis en place par les abeilles afin de répondre à la perturbation de leur environnement. Par ailleurs, l’observatoire de l’unité de La Rochelle correspond également au dispositif Ecobee dont je vous ai parlé.

Nous avons procédé à notre étude au terme d’un partenariat étroit entre l’INRA, le CNRS, mais aussi le CETIOM. Nous avons travaillé en très bonne intelligence, et c’est d’ailleurs le CETIOM, en la personne de Nicolas Cerrutti, qui a dirigé l’essentiel des manipulations sur le terrain durant deux années. Notre partenariat avec les agriculteurs a également été très fructueux : ils ont accepté très volontiers que nous réalisions nos expérimentations sur leurs parcelles, ce qui nous a permis d’implanter la totalité des cultures entrant dans l’étude dans le périmètre qui nous intéressait. Ces questions les intéressent au plus haut point, car ils sont les premiers concernés en termes de production agricole, mais aussi de santé publique. Dans la zone atelier « Plaine & Val de Sèvre » comme sur bien d’autres sites en France, le partenariat entre les agriculteurs et les apiculteurs se passe généralement bien. Nous nous efforçons actuellement de monter des projets collaboratifs associant les deux professions dans la zone atelier, ce qui aide chacun à prendre conscience du fait que les abeilles sont indispensables au rendement des cultures, y compris le colza et le tournesol.

En l’absence de pollinisateurs, les colzas ne pourraient pas totalement compenser. Des données en cours d’analyse montrent que la quantité, mais aussi la qualité de la production se trouvent affectées quand les pollinisateurs font défaut : les grains sont alors moins gros, et leurs teneurs en lipides ou en protéines moins élevées. Le mécanisme aboutissant à ces résultats est mal connu, mais probablement lié à la perte d’hétérozygotie. Quand un plant de colza s’autopollinise, il ne bénéficie pas du mélange de gènes qu’apporte habituellement la pollinisation, par l’apport de pollens pouvant provenir non seulement d’autres plants, mais aussi d’autres parcelles, et ce que l’on appelle la vigueur hybride s’en ressent.

Le moratoire imposant une interdiction du thiaméthoxam, entré en vigueur en 2013, ne s’est pas traduit par un effondrement de la production, étant précisé que nous ne disposons pour le moment que de deux ou trois années de recul. Si, en tant que scientifique, je ne suis pas en mesure d’analyser les rendements du colza, qui dépendent beaucoup des conditions météorologiques, je peux avancer l’hypothèse selon laquelle les néonicotinoïdes auraient un double effet : d’une part, ils augmenteraient la production de colza en éliminant les insectes, d’autre part, ils la diminueraient en faisant disparaître les pollinisateurs – ce qui, globalement, pourrait expliquer que le rendement n’ait pas été affecté par l’arrêt de leur utilisation. Nous avons affaire à des phénomènes et des relations qu’il faut envisager dans toute leur complexité si nous voulons espérer les comprendre un jour.

L’un des points importants de notre étude est qu’il n’a pas été observé d’effet statistique sur la production de miel. Il importe de souligner qu’en matière scientifique, ne pas détecter d’effet statistique ne signifie pas qu’il n’existe aucun effet : quand on procède à des analyses statistiques, on est dans un paradigme mathématique consistant à tester des hypothèses, que l’on rejette avec une certaine probabilité. Dans le cas de notre étude, ne pas avoir observé d’effet statistique sur la production de miel ne signifie pas qu’il n’y en a pas.

M. Jean-Marie Sermier. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’il y a un ! (Murmures divers)

M. Vincent Bretagnolle. Effectivement. Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que l’on n’a pas du tout la même puissance statistique avec 6 000 abeilles taguées qu’avec dix-huit ruches. La production de miel ne constituait pas l’objet principal de notre étude – ce que l’ANSES nous avait demandé, c’était d’étudier le taux de survie des abeilles –, c’est pourquoi nous n’étions pas dotés du matériel statistique suffisant pour tirer des conclusions probantes sur ce point : nous n’avons fait que noter des observations au passage. Pour obtenir des résultats plus significatifs sur la production de miel, nous devrons procéder à une nouvelle étude portant sur un nombre de ruches beaucoup plus important.

Si nous nous sommes intéressés au thiaméthoxam en 2012, c’est parce que ce néonicotinoïde, qui n’était alors pas sous moratoire, est utilisé pour le traitement du colza et du maïs, qui sont des cultures importantes pour les abeilles. Répliquant l’étude en 2013-2014, toujours sur le thiaméthoxam, pour respecter la lettre de commande de l’ANSES, nous avons simplement souhaité répondre avec un design spatial et statistique suffisamment puissant à la question qui nous était posée.

Pour ce qui est des recherches menées par Bayer ou d’autres compagnies en vue de mettre au point de nouveaux insecticides, je ne suis pas du tout au courant. Dans la mesure où ce n’est pas mon domaine principal de recherche, il n’y a aucune raison pour que je sois contacté par ces industriels. Cela dit, si nous étions sollicités dans le cadre de la procédure d’homologation de certains produits, nous serions tout à fait disposés à mener des essais sur notre plateforme de Chizé.

Le calcul par lequel nous avons établi que le taux de non-retour des abeilles exposées passait de 5 % à 22 % est détaillé dans notre étude ; je vous ferai parvenir des documents à ce sujet. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une modélisation mathématique, mais d’un mode de calcul statistique appelé modèle de Cox, développé dans le domaine de la médecine pour évaluer l’efficacité des médicaments, et servant en fait à calculer des pourcentages de mortalité. Nous avons affecté des covariables à ce modèle, en entrant la date ou le degré d’exposition au thiaméthoxam.

L’imidaclopride est le néonicotinoïde actuellement utilisé pour traiter les semences de blé : c’est ce que l’on appelle le blé Gaucho. Comme je vous l’ai dit, nous avons eu la surprise de retrouver ce néonicotinoïde dans du nectar de colza, probablement en raison des antécédents culturaux, mais par l’effet d’une contamination dont les mécanismes ne nous sont pas connus – même si l’on peut penser que la rémanence relativement élevée de ce produit dans les sols et l’eau joue certainement un rôle. Des études datant de plus de dix ans avaient déjà mis en évidence des taux élevés d’imidaclopride dans différents types de cultures : il avait été établi que les frottements des graines entre elles lors des semailles entraînaient un échappement de la substance chimique par voie aérienne. Suivant les recommandations qui avaient alors été faites, les firmes produisant ces insecticides avaient pris des mesures pour que cela ne se produise plus, c’est pourquoi nous avons été si surpris de trouver encore de l’imidaclopride en quantité importante dans les nectars de colza.

Le problème n’est pas anecdotique : les quantités détectées, et le fait que l’on constate la même chose dans différents pays d’Europe, en font un événement signifiant. Nous allons continuer à faire des prélèvements en 2016, en espérant que les avancées scientifiques nous permettront de résoudre ce qui est aujourd’hui un véritable mystère. En effet, on retrouve aujourd’hui de l’imidaclopride dans des parcelles de colza où l’on n’a jamais effectué de cultures Gaucho et, à l’inverse, on ne retrouve pas forcément d’imidaclopride dans le colza poussant sur des parcelles où l’on a effectué des cultures Gaucho l’année précédente.

Pour ce qui est de l’adaptation des colonies d’abeilles, je commencerai par dire qu’une colonie d’abeilles domestiques doit être considérée comme un super-organisme. La reine est le seul individu à pondre, les 30 000 autres étant des butineuses ou des nourrices s’occupant du couvain. C’est un organisme complexe, car la reine, qui pond plusieurs milliers d’œufs par jour, peut « décider » de fabriquer des femelles ou des mâles, par un mécanisme purement génétique ; une fois les œufs pondus, les nourrices peuvent décider d’élever les œufs ou en faire autre chose, notamment les manger ; une fois les œufs éclos, les larves peuvent rester nourrices toute leur vie, ou devenir butineuses à partir d’un âge variable, allant de dix à trente jours. Ces compromis adaptatifs – qui ne résultent pas du libre arbitre des insectes, mais de mécanismes de sélection naturelle – permettent à la ruche de s’adapter efficacement à son environnement et aux perturbations survenant dans celui-ci – les néonicotinoïdes font partie de ces perturbations – en modifiant sa population. Il ne faut pas oublier qu’une colonie d’abeilles est avant tout un organisme sauvage, que l’on utilise en détournant la production de réserves alimentaires que constitue le miel. Toute la question est de savoir si les capacités d’adaptation de la colonie sont suffisantes pour répondre aux effets de gradients d’exposition importants : or, il semble qu’à partir d’un certain degré d’exposition, les mécanismes d’adaptation ne suffisent plus, ce qui se traduit par un taux de mortalité élevé.

Dans les paysages agricoles d’Europe de l’Ouest, en particulier en France, il ne semble plus possible pour les abeilles de disposer de domaines exempts de pesticides. Je tempérerai ce point en disant qu’elles trouvent tout de même quelques parcelles biologiques – c’est le cas, en une proportion relativement élevée, sur notre zone d’étude : des exploitations agricoles biologiques, souvent agrégées les unes aux autres, forment des micropaysages d’un à quelques kilomètres carrés, où l’on ne trouve pas de néonicotinoïdes, et au milieu desquels nous avons disposé des ruchers. Cela dit, ces zones sont rares en proportion de la surface totale sur laquelle nous travaillons.

Nous avons dû intégrer cette contrainte dès le départ, ce que nous avons fait en travaillant avec des gradients d’exposition allant, non pas de zéro, mais de très peu de néonicotinoïdes à beaucoup. Cette méthode nous a permis de nous affranchir de la comparaison que l’on trouve classiquement dans les analyses expérimentales entre zéro néonicotinoïde d’une part, des néonicotinoïdes d’autre part. Le fait que « peu » ne soit pas « zéro » n’est pas vraiment un problème dans la mesure où ce que l’on cherche à détecter, c’est la réponse des abeilles au gradient, et non à la présence ou à l’absence de substance. Le procédé de contournement auquel nous avons eu recours est assez couramment mis en œuvre dans le domaine de la recherche expérimentale.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Pouvez-vous nous parler des conséquences de l’absence de pollinisation sur la production ?

M. Vincent Bretagnolle. Nous avons mené des expériences dans ce domaine, en empêchant les abeilles d’atteindre les fleurs pour les polliniser ; à la fin de la saison culturale, nous avons collecté les graines produites, d’une part par les plantes auxquelles les pollinisateurs avaient eu accès, d’autre part par les plantes non pollinisées. Dans ce contexte extrême où aucune pollinisation ne se fait – un contexte créé de façon expérimentale, auquel nous ne devrions normalement pas aboutir en conditions réelles –, on observe des chutes de rendement très importantes, de l’ordre de 70 % pour le colza et de 50 % pour le tournesol.

Nous avons également mené des expériences en sens inverse, en essayant de déterminer si une plus grande présence de pollinisateurs augmentait les rendements. À l’issue de deux années d’études – il nous faudra au moins deux années supplémentaires avant de tirer des conclusions définitives, afin de tenir compte des variations météorologiques –, nous avons constaté que l’augmentation du nombre de pollinisateurs se traduisait par une augmentation du rendement du tournesol, en quantité comme en qualité. D’autres études sur le même thème ont abouti sensiblement aux mêmes résultats, ce qui tend à démontrer que les pollinisateurs sont utiles aux cultures, même si l’on a créé par sélection des variétés de plantes ayant la capacité de se passer – dans une certaine mesure – des pollinisateurs.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Que pensez-vous de la carte dont a parlé tout à l’heure Jean-Marie Sermier, faisant apparaître des taux de mortalité importants dans des zones de culture utilisant peu de pesticides ?

M. Vincent Bretagnolle. Pour ma part, je n’ai étudié les abeilles que dans les zones de grandes cultures, mais il est exact que l’on constate un déclin des colonies d’abeilles dans des paysages de montagne, sur des prairies non cultivées : les taux de mortalité hivernale observés dans ces zones sont proches de ceux des zones de grandes cultures. Ces phénomènes sont connus mais encore mal expliqués : sans doute faut-il y voir la confirmation du fait que le déclin des abeilles n’est pas dû à une seule cause, mais à un ensemble de causes – c’est là un point qui fait consensus au sein de la communauté scientifique.

M. Jean-Marie Sermier. Dans les Pyrénées, il a été émis l’hypothèse que les traitements de désinsectisation des cheptels et des infrastructures mis en œuvre pour combattre une épidémie de fièvre catarrhale ovine avaient pu occasionner une surmortalité chez les abeilles.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je vous remercie pour votre intervention, monsieur Bretagnolle, et me félicite de la qualité des échanges auxquels votre audition a donné lieu.

——fpfp——

Informations relatives à la commission

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Mes chers collègues, je vous propose de procéder à la nomination de plusieurs rapporteurs.

Tout d’abord, en application de l’article 145-7 du Règlement, deux corapporteurs sur la mise en application de la loi n° 2014-872 du 4 août 2014 portant réforme du système ferroviaire. J’ai reçu la candidature de M. Gilles Savary, qui était le rapporteur de la commission sur le texte, et de M. Bertrand Pancher.

La Commission a nommé M. Gilles Savary et M. Bertrand Pancher, corapporteurs sur la mise en application de la loi n °2014-872 du 4 août 2014 portant réforme du système ferroviaire.

Je vous propose ensuite de nommer, au nom de la Commission, un corapporteur sur la mission d’évaluation et de contrôle de la commission des finances sur les programmes d’investissement d’avenir finançant la transition écologique. La commission des finances a désigné Mme Eva Sas comme rapporteure.

J’ai reçu la candidature de Mme Sophie Rohfritsch, du groupe Les Républicains.

La Commission a nommé Mme Sophie Rohfritsch, corapporteure sur la mission d’évaluation et de contrôle de la commission des finances sur les programmes d’investissement d’avenir dans les domaines du développement durable.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mardi 12 janvier 2016 à 17 heures

Présents. - M. Yves Albarello, M. Guy Bailliart, M. Florent Boudié, M. Christophe Bouillon, M. Jean-Louis Bricout, M. Vincent Burroni, M. Patrice Carvalho, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Guillaume Chevrollier, M. Philippe Duron, Mme Sophie Errante, M. Olivier Falorni, M. Yannick Favennec, M. Laurent Furst, Mme Geneviève Gaillard, M. Michel Heinrich, M. Jacques Krabal, Mme Viviane Le Dissez, M. Michel Lesage, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Gérard Menuel, M. Rémi Pauvros, M. Christophe Priou, Mme Catherine Quéré, Mme Sophie Rohfritsch, M. Gilles Savary, M. Jean-Marie Sermier, Mme Suzanne Tallard, M. Jean-Pierre Vigier

Excusés. - Mme Chantal Berthelot, M. Alain Calmette, M. Jean-Jacques Cottel, M. Christian Jacob, Mme Marie Le Vern, M. Napole Polutélé, M. Martial Saddier, M. Gilbert Sauvan, M. Gabriel Serville

Assistaient également à la réunion. - Mme Laurence Abeille, M. Éric Alauzet, M. Gérard Bapt, Mme Delphine Batho