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N° 116

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 juillet 2012.

PROPOSITION DE LOI

tendant à interdire les licenciements boursiers,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

André CHASSAIGNE, François ASENSI, Bruno Nestor AZEROT, Huguette BELLO, Alain BOCQUET, Marie-George BUFFET, Jean-Jacques CANDELIER, Patrice CARVALHO, Gaby CHARROUX, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE, Alfred MARIE-JEANNE, Jean-Philippe NILOR, Nicolas SANSU et Gabriel SERVILLE,

député-e-s.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis l’invention de la société unipersonnelle et la création de la société par action simplifiée, la composition des groupes s’est considérablement complexifiée, au point de perturber l’appréciation des causes économiques de licenciement. Les sociétés-mères et les principaux actionnaires ne laissent que très peu de marges de manœuvre à leurs filiales, alors même que ces dernières, sous-ensembles juridiquement autonomes sont non seulement responsables pour elle mêmes, mais endossent de fait la responsabilité civile, sociale et économique découlant des décisions prises par les groupes auxquels elles appartiennent. Or en matière de restructuration économique, le dogme de la sauvegarde ou du renforcement de la compétitivité, difficilement récusable, sert très souvent de cheval de Troie, faisant primer l’intérêt capitalistique sur la nécessaire protection des employés. Et pour cause : les dispositions du code du travail concernant le licenciement économique n’offrent qu’une protection très limitée aux salariés concernés.

Depuis de nombreuses années le monde du travail constate, impuissant, l’émergence d’un nouveau type de licenciements. Différent du licenciement pour motif personnel - qui tient à la personne même du salarié – et pour motif économique – caractérisé par des difficultés économiques ou à des mutations technologiques – le licenciement boursier tend à se généraliser. Or, ce dernier présente la particularité de peser sur les salariés qui en sont victimes, alors même que les entreprises qui les employaient jusqu’alors ne connaissent parfois aucune difficulté particulière, ni prévisible. En l’état actuel, notre arsenal juridique permet aux entreprises de licencier en dépit de leur bonne santé économique. 

C’est en 1999 que « l’affaire Michelin » a mis en évidence ces situations. Cette année-là, la direction annonçait simultanément des bénéfices semestriels en augmentation de 20 %, une augmentation des dividendes et 7 500 suppressions d’emplois suivies, dès le lendemain, par une progression de 12 % du cours de la bourse.

En 2009, l’entreprise Total annonçait un bénéfice de 14 milliards d’euros. De l’aveu même de la direction, près de la moitié de ce gain était destiné à être versé sous forme de dividendes aux actionnaires. Une part insignifiante de ce résultat bénéficiera aux salariés, dont plusieurs centaines (555 exactement) sont immédiatement remerciés.

En 2010, ses bénéfices s’élevant à 1,22 milliards pour l’exercice 2009-2010 (en progression de 10 % par rapport à l’exercice précédent), l’entreprise Alsthom annonçait une restructuration et la suppression de 4 000 postes.

Pas une semaine ne se passe sans l’annonce de réduction d’activité, de fermetures de sites, de licenciements massifs par des grands groupes industriels – Air France, Valéo, Pétroplus, Continental, Carrefour, Unilever, Arcelor, Eon France, PSA Aulnay, Sanofi –, qui entrainent dans leur chute nombre de sous-traitants, en majeure partie des petites et moyennes entreprises. Malgré les incantations de leurs dirigeants, ces décisions violement indécentes trouvent très rarement leurs origines dans la crise financière qui sévit en Europe. Il s’agit dans bien des cas de conserver des marges de profit nécessaires au maintien ou à l’augmentation de la part revenant aux actionnaires, ou à la constitution de réserves en capital. C’est donc bien davantage l’application au niveau de l’entreprise de la financiarisation de l’économie qui est en cause, favorisée par une succession de décisions politiques et de choix économiques et fiscaux d’inspiration ultra-libérale depuis près de 30 ans, couplée aux réformes structurelles du marché du travail tendant à rendre ce dernier toujours plus flexible. Les travailleurs, réduits à leur « coût » sont ainsi relégués au rang de variables d’ajustement d’une économie de casino aveuglée par la rentabilité maximale et l’accumulation des profits.

Alors que les bénéfices des entreprises du CAC 40 avaient baissé de 33 % en 2009, les dividendes versés en 2010 au titre de cet exercice ont dépassé les 35 Mds d’euros (contre 36,6 Mds d’euros l’année précédente), faisant ainsi grimper le taux de distribution (qui évalue les dividendes rapportés aux bénéfices) à 62 % ! En 2011, ce sont 45 Mds d’euros qui furent versés aux actionnaires au titre de l’exercice 2010, pour un taux de distribution frisant les 50 % ! Ces chiffres ne sont que la conséquence du comportement des actionnaires qui exigent des entreprises une valorisation à deux chiffres des actions qu’ils détiennent, mais sont injustifiables au regard du contexte économique et du taux de croissance de l’économie dans son ensemble, qui peine à atteindre les 2 %.

Fort heureusement la justice n’est pas totalement impuissante face à ces pratiques abusives : en témoigne le jugement de la cour d’appel de Paris qui dans son jugement du 2 décembre 2010 dans le dossier LU, a pour la première fois estimé que ne pouvait pas être considérée comme économique un licenciement dont le seul but est d’accroître la rentabilité des actions.

Pour mémoire, en 2001, les salariés de la société LU de l’usine de Ris-Orangis recevaient de la part de leur employeur une lettre de licenciement qui les informait que « la société LU France doit prendre des mesures pour sauvegarder sa compétitivité ». Cette lettre précisait d’ailleurs : « Pour réaliser les gains de productivité nécessaires, la société LU France doit réduire ses coûts fixes et concentrer ses productions de biscuits sur un nombre réduit d’usines plus spécialisées et dont les volumes seront augmentés par des transferts de production qui permette de garder un volume de production globale équivalente dans les usines françaises, afin notamment de favoriser les reclassements et mutations internes. »

Ainsi, la 7e chambre sociale de la cour d’appel de Paris dans son arrêt n° 09/01517 a cherché à confronter les allégations de l’entreprise contenues dans la lettre de licenciement à l’article L. 1233-3 du code du travail. La cour a alors constaté que l’employeur n’invoquait pas, dans la lettre de licenciement, l’existence de difficultés économiques « mais la seule nécessité (...) de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise ».

Par ailleurs, la cour a également souligné qu’au cours de l’exercice 2000, l’entreprise se trouvait « dans un cycle de croissance ininterrompue, en particulier, de ses bénéfices opérationnels », précisant que « le salarié fait valoir, avec pertinence, que le chiffre d’affaires du secteur d’activité considéré a connu une augmentation sensible de 1999 à 2000, à savoir de plus de 400 millions d’euros, passant de 2,8 milliards d’euros en 1999 à 3,25 milliards d’euros en 2000 ».

Elle a enfin noté que « dans le rapport annuel du groupe Danone (page 43) sans que cela soit contredit, une nette progression des bénéfices du secteur d’activité “biscuits” dont la marge opérationnelle est passée de 7,9 % en 1999 à 8,7 en 2000 ; les biscuits représentant cette année-là 24 % des ventes et 19 % du résultat opérationnel du groupe; qu’il ressort de ce même rapport, que le pôle biscuits du groupe était numéro un des ventes en France, au Benelux, en Europe de l’Est, en Inde, en Chine, en Nouvelle Zélande et numéro deux en Italie, au Brésil, en Argentine ».

Elle en a donc légitimement conclu « que ces éléments traduisent une stabilité, voire une augmentation des résultats et démontrent que la compétitivité du secteur d’activité n’était soumise à aucune menace particulière ni à des difficultés économiques objectivement prévisibles, contredisant ainsi les affirmations de l’employeur selon lesquelles il y aurait un phénomène d’érosion généralisée de la présence de certains produits du groupe sur les marchés considérés, en particulier en Argentine et au Brésil ; qu’ainsi, ces éléments sont manifestement bien loin de témoigner de l’émergence de quelconques difficultés économiques prévisibles ».

En réalité, lors d’une rencontre avec les responsables politiques d’une ville voisine, le directeur général et le directeur de la branche « biscuits » du groupe Danone France ont avoué, comme le rappelle la cour d’appel « que la rentabilité actuelle des sites de production était bonne, notamment celle de l’usine LU de Ris-Orangis, mais que le groupe devait s’adapter à la concurrence internationale et aux risques d’OPA sur les actions du groupe. Il convenait donc d’agir pour augmenter la rentabilité nette du groupe à un taux qui devait atteindre 12 % (chiffre donné lors de l’entretien). Cette stratégie justifiant les mesures envisagées ».

C’est sur le fondement des observations que la Cour d’Appel a considéré que « s’il n’appartient pas au juge d’apprécier la pertinence des décisions prises par l’employeur, il lui revient néanmoins de contrôler la réalité du motif économique ; que la preuve de la réalité de difficultés économiques prévisibles de la SA LU France comme du groupe Danone dont elle fait partie intégrante, n’est en toute hypothèse pas rapportée par l’employeur ».

Ce jugement est évidement une victoire importante face aux comportements scandaleux des dirigeants et des actionnaires, cependant de telles décisions n’interviennent dans bien des cas que plusieurs années après les faits. Par ailleurs l’insécurité juridique dans laquelle sont placés les salariés concernés demeure, ainsi que pour nombre d’entre eux la précarité professionnelle qui découle de leur licenciement.

Pour que ces pratiques scandaleuses et choquantes ne donnent plus lieu uniquement à des protestations, à des dénonciations, voire à des indignations, les député-e-s cosignataires proposent des solutions immédiates et fortes en sorte d’intervenir de manière précise sur la question des licenciements boursiers et de modifier le code du travail pour imposer une mesure de justice sociale.

Ils proposent, dans l’article 1er de cette proposition de loi, d’exclure du champ légal des licenciements économiques ceux effectués dans des entreprises ayant reversé des dividendes à leurs actionnaires au titre du dernier exercice comptable. Ils confient la mise en œuvre de cette disposition à l’inspection du travail.

L’article 2 prévoit que les entreprises qui bénéficient d’aides publiques, sous quelles que formes que ce soit, s’engagent en contrepartie à ne pas réaliser de licenciements interdits au sens de l’article 1er, auquel cas elles doivent restituer les sommes qu’elles ont perçues.

Ce dispositif, qui reprend une proposition de loi déposée par les sénateurs du groupe communiste républicain citoyen repoussée le 16 février 2012 par une très courte majorité mais votée par les sénateurs socialistes, est volontairement restreint aux licenciements boursiers. Il ne constitue que le premier niveau de la protection due aux salariés concernés par ces pratiques patronales. Il est indissociable du nécessaire renforcement des droits des salariés dans l’entreprise, au développement d’une véritable démocratie sociale qui fera de ces derniers de véritables acteurs du développement économique, te non plus des variables d’ajustement de l’économie du profit à court terme.

L’ampleur de la crise, la violence des comportements des dirigeants à l’égard des travailleurs qui produisent les richesses, la précarité dans laquelle se trouvent plongés un nombre toujours plus grand d’entre eux, et leurs familles, du fait de ces agissements, la destruction de l’emploi industriel (500 000 emplois détruits depuis 2008 !) imposent une action rapide du législateur face à l’attentisme coupable des gouvernements successifs.

C’est l’objet de cette proposition de loi.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

L’article L. 1233-3 du code du travail est complété par deux alinéas ainsi rédigés :

« Est réputé sans cause réelle et sérieuse le licenciement pour motif économique prononcé par une entreprise qui a distribué des dividendes au titre du dernier exercice comptable écoulé.

« Le salarié auquel un licenciement pour motif économique a été notifié peut saisir l’inspection du travail afin qu’elle vérifie si le licenciement peut être prononcé en application de l’alinéa précédent. »

Article 2

Après l’article L. 1233-3 du même code, il est inséré un article L. 1233-3-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 1233-3-1. – L’établissement ou l’entreprise qui bénéficie d’aides publiques, sous quelque forme que ce soit, ne les conserve que s’il ne réalise pas de licenciement pour motif économique interdit par le troisième alinéa de l’article L. 1233-3. À défaut, il est tenu de rembourser la totalité des aides perçues aux autorités publiques qui les ont octroyées, selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État. »


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