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N° 690

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 février 2013.

PROPOSITION DE LOI

tendant à la transposition en droit interne de la
Décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la
lutte
contre certaines formes et manifestations de racisme
et de xénophobie au moyen du droit pénal,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Madame et Messieurs

Valérie BOYER, Olivier AUDIBERT-TROIN, Marcel BONNOT, Charles de LA VERPILLIÈRE, Guy TEISSIER et Dominique TIAN,

députés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 29 mai 1998, l’Assemblée nationale adoptait, à l’unanimité, une proposition de loi dont l’article unique disposait : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. » Ce jour fut doublement historique. D’une part, la Représentation nationale réintégrait le peuple arménien dans sa dignité de victime du premier génocide du vingtième siècle. D’autre part, le Parlement français, en écho à la résolution du Parlement européen du 18 juin 1987 faisant de la non-reconnaissance de ce génocide par la Turquie actuelle un obstacle incontournable à l’examen de sa candidature à l’Union européenne, jetait un pont sur des faits dont la réalité historique n’est pas sérieusement contestable et rappelait la France à son engagement solennel. La République, réaffirmant derechef son profond attachement au principe absolu de la dignité humaine, n’a pas, à cet égard, oublié la déclaration commune des gouvernements de l’Entente, savoir France, Angleterre et Russie, qui se sont mis en devoir, dès le 24 mai 1915, soit un mois, jour pour jour, après le premier acte d’exécution de l’entreprise génocidaire de l’État turc ayant débuté avec l’arrestation de six cents notables et intellectuels arméniens de Constantinople, le 24 avril 1915 et s’étant prolongée dans les semaines qui ont suivi par des massacres systématiques de masse, de mettre en garde la Turquie contre ces forfaits, dans les termes suivants : « En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. »

La notion de crime contre l’humanité venait de naître, s’ajoutant, ainsi, aux deux infractions de caractère international déjà retenues par la Convention de La Haye de 1907, savoir le crime contre la paix et le crime de guerre. Après bien des avatars, la proposition de loi de 1998 devint une loi de la République – loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 – devant, comme toute loi, être exécutée « comme loi de l’État ». Cependant, le travail législatif restait inachevé dès lors que la protection juridictionnelle qui fut, de façon hautement légitime, accordée aux victimes des crimes nazis par la loi dite Gayssot du 13 juillet 1990, était refusée à la mémoire des victimes du Génocide arménien, ainsi qu’à celle des victimes de la traite et de l’esclavage (loi n° 2001-434 du 21 mai 2001), créant et entretenant, par cette abstention fautive, une discrimination que notre Constitution condamne puisqu’elle consacre, à l’inverse, le droit à « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 – ci-après « DDH » – et l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958).

Ainsi, plusieurs propositions de loi tendant à l’incrimination et la répression des contestations du Génocide arménien furent déposées ; le Sénat se trouve, à l’heure actuelle, toujours saisi d’une de ces propositions de loi votée le 12 octobre 2006 par l’Assemblée nationale.

Aux esprits sceptiques contestant au Parlement le droit de « faire l’histoire », il fut aisé de répondre qu’en reconnaissant un crime contre l’humanité, comme le Génocide arménien ou la traite et l’esclavage, le législateur français ne fait pas l’histoire, mais prend acte de faits historiques incontestables, les qualifient juridiquement et les rend opposables à toutes les personnes placées sous la juridiction de la France, au nom du principe absolu de respect de la dignité humaine (Article de Maître Philippe KRIKORIAN « Le droit à la dignité et la liberté d’expression face aux crimes contre l’humanité », Dalloz n° 29 du 3 août 2006, p. 1980).

Ce faisant, le Parlement français exerce parfaitement la compétence qui lui est dévolue par le bloc de constitutionnalité, spécialement l’article 11 de la DDH, confiant au législateur le pouvoir de limiter la liberté d’expression qui n’est pas absolue, mais seulement relative et dont l’exercice peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions nécessaires prévues par la loi, comme le rappelle l’article 10 alinéa 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « CEDH »).

Il convient d’ajouter que le volet sanctionnateur dont les lois des 29 janvier et 21 mai 2001 sont, à ce jour, dépourvues, a vocation non pas à conditionner, mais à faciliter le respect du commandement normatif qu’elles contiennent, savoir respecter la mémoire des victimes de ces crimes contre l’humanité. Il est, d’ailleurs, à relever que le législateur peut instituer une « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc » (loi n° 2012-1361 du 6 décembre 2012), loi à très forte connotation mémorielle revendiquée par le législateur et totalement validée par le Conseil constitutionnel (décision n° 2012-657 DC du 29 novembre 2012).

Dans cet ordre d’idées, la Cour de cassation juge que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil ; » (Cass. Ass. Plén. 12 juillet 2000, Consorts ERULIN c/ Sté L’Événement du Jeudi, n° T 98-10.160 ; Cass. 1ère Civ., 12 décembre 2006, Mme Dominique M. épouse B. et Mme Hélène B. épouse H. c/ M. Jean-Marie A. et Sté Calmann Lévy, n° D 04-20.719) et que « les abus de la liberté d’expression envers les personnes ne peuvent être poursuivis sur le fondement de (l’article 1382 du code civil) » (Cass. Civ. 1°, 27 septembre 2005 : Dalloz 2006, jur. p. 485, note Théo HASSLER), contrairement à d’autres systèmes juridiques, comme le droit luxembourgeois (CEDH, 29 mars 2001, Thoma, § 53).

Ubi societas, ibi jus nous rappelle pourtant l’adage : la vie en Société ne saurait être hors le Droit, tant il est vrai, selon le mot de LACORDAIRE, qu’ « entre le fort et le faible (...) c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui affranchit. ». Le recours au droit pénal était, partant, inévitable, s’agissant d’apporter aux abus de la liberté d’expression de nécessaires sanctions, spécialement quand leurs auteurs visent à atteindre de façon injuste la mémoire des victimes d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité lesquels relèvent du JUS COGENS (droit contraignant) et donc de l’ordre public de protection individuelle. Aujourd’hui, le débat sur la nécessité d’une législation pénale en la matière est caduc et ce, en raison du droit communautaire, inspirateur de la majorité de nos textes. En effet, c’est en application de l’article 34, paragraphe 2, point b), du Traité sur l’Union européenne du 7 février 1992 (Traité de Maastricht – ci-après « Traité UE ») – que le Conseil de l’Union européenne a arrêté la Décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Par cette décision-cadre qui « lie les États membres quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens », le législateur communautaire, après avoir rappelé que « Le racisme et la xénophobie sont des violations directes des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes sur lesquels l’Union européenne est fondée et qui sont communs aux États membres », a décidé qu’au plus tard le 28 novembre 2010 chaque État membre de l’Union européenne – dont la France – devait prendre « les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels ci-après soient punissables : (...) c) l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ; (...) ».

Ce texte appelle plusieurs observations :

1°) Il est désormais acquis, ainsi que l’ont établi de nombreuses procédures portées, depuis 1999, devant les plus hautes juridictions nationales et européennes, que le négationnisme, que l’on comprendra, ici, comme « l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre » et qui, en tant que tel, procède du racisme et de la xénophobie, doit, en vertu de la norme communautaire qui s’impose aux États membres, être traité par le droit pénal.

2°) La France est, ainsi, très fortement invitée à faire cesser la discrimination opérée par la loi Gayssot du 13 juillet 1990 ayant créé l’article 24 bis de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 incriminant et réprimant d’un emprisonnement d’un an et de 45 000 € d’amende la contestation de l’existence des seuls crimes nazis, à l’exclusion des autres crimes contre l’humanité, notamment ceux reconnus par les lois n° 2001-70 du 29 janvier 2001 et n° 2001-434 du 21 mai 2001.

3°) La France qui, depuis la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001, « reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », se voit, par la décision-cadre communautaire, offrir une raison juridique supplémentaire d’apporter en particulier à la mémoire des victimes du Génocide arménien, ainsi qu’à celle des victimes de la traite et de l’esclavage (loi n° 2001-434 du 21 mai 2001), la même protection juridictionnelle qu’elle accorde de façon hautement légitime aux victimes des crimes hitlériens : au critère tiré de la décision d’une juridiction internationale devra nécessairement s’ajouter celui de la reconnaissance du crime contre l’humanité par la loi nationale. L’article 7, paragraphe 1 de la décision-cadre précitée précise, à cet égard, que celle-ci « ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux (...) » au rang desquels figure spécialement le droit à « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » consacré par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (ci-après « DDH ») et l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958.

4°) En Europe, mais en dehors des frontières communautaires, on doit aussi relever, avec intérêt, l’arrêt du 12 décembre 2007 du Tribunal fédéral suisse rejetant le recours de Dogu PERINCEK reconnu coupable de discrimination raciale au sens de l’article 261 bis alinéa 4 du Code pénal suisse (PERINCEK c/ Association Suisse-Arménie) et rappelant, au vu notamment de la loi française du 29 janvier 2001, qu’il existe « un consensus général, scientifique notamment, sur la qualification des faits de 1915 comme génocide » (§ 4.6) justifiant l’application de la loi pénale, en l’absence même d’une loi de reconnaissance et sans qu’il soit besoin d’ « ouvrir un débat historico-juridique sur ce point ».

5°) Il échet d’ajouter qu’à l’instar des directives, dont en vertu de l’article 88-1 alinéa 1er de la Constitution, « la transposition en droit interne (...) résulte d’une exigence constitutionnelle » (CC, décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 – Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, consid. 17 ; CC, décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008 – Loi relative aux organismes génétiquement modifiés, consid. 42), les décisions-cadres visées par l’article 34, paragraphe 2, point b) du Traité UE lient juridiquement les États membres quant au résultat à atteindre, en particulier dans le domaine de la lutte contre le racisme et la xénophobie, ce qui est bien l’objet de la décision-cadre du 28 novembre 2008 qu’il est ici proposé de transposer, l’initiative des lois appartenant, selon l’article 39, al. 1er de la Constitution, « concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement ».

6°) Il y a lieu, cependant, en vue d’une efficacité maximale du prochain vote, de tenir compte sans, pour autant, l’approuver ni renoncer à la pure normativité des lois de reconnaissance des crimes contre l’humanité, ni même à l’incrimination par référence (v. la requête en récusation du 4  février 2012 publiée sur le site www.philippekrikorian-avocat.fr, le mémoire en réplique n° 2 de Maître Philippe KRIKORIAN devant le Conseil d’État du 16 mars 2012, la proposition de résolution, ainsi que la pétition publiés sur le même site et la proposition de résolution déposée le 11 décembre 2012 sur le bureau de l’Assemblée nationale par Madame Valérie BOYER, Députée des Bouches-du-Rhône) - de la Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, loi tendant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, par laquelle le Conseil constitutionnel a pris la responsabilité de déclarer inconstitutionnelle la loi BOYER-KRIKORIAN définitivement adoptée par le Parlement le 23 janvier 2012 dont l’objet était, déjà, la transposition de la décision-cadre du 28 novembre 2008. Pour autant, la double obligation au regard du droit de l’Union européenne et de notre droit constitutionnel, de transposer la décision-cadre du 28 novembre 2008 n’a pas été abolie par la décision précitée du 28 février 2012 ni par celle rendue le 26 novembre 2012 par le Conseil d’État (Monsieur et Madame Grégoire KRIKORIAN et a. c/ Monsieur le Premier ministre, n° 350492).

Il appartient, en conséquence, au Parlement de voter une loi de transposition de la Décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal. La définition en compréhension (énoncé des caractéristiques) de la décision-cadre devra être complétée, dans la loi, par une définition en extension (établissement de la liste) des crimes notoires dont l’existence et la qualification juridique ne pourront plus être impunément contestées.

Tel est l’objet de la présente proposition de loi.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

Le premier alinéa de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est remplacé par cinq alinéas ainsi rédigés :

« Seront punis de deux ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement ceux qui auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence dans les conditions visées par le sixième alinéa de l’article 24 en contestant, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence ou la qualification juridique d’un ou plusieurs génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre notoires dont la liste chronologique suit :

« – Esclavage et traite ;

« – Génocide arménien ;

« – Crimes visés par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945.

« Vaudra contestation, au sens du présent article, la négation, la banalisation grossière ou la minimisation desdits crimes, de même que l’usage de tout terme ou signe dépréciatif ou dubitatif pour les désigner, tel que “soi-disant”, “prétendu”, “hypothétique” ou “supposé”. »

Article 2

À l’article 48-2 de la même loi, après le mot : « déportés », sont insérés les mots : « ou de toutes autres victimes ».


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