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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 9 décembre 2014

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE

sur l’impact sociétal, social, économique et financier
de la réduction progressive du temps de travail

Président

M. Thierry BENOIT,

Rapporteure

Mme Barbara ROMAGNAN,

Députés

——

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

COMPTE RENDU DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête

(Toutes les auditions ont été ouvertes à la presse »)

Audition de M. Franck von Lennep, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des affaires sociales et de la santé, accompagné de Mme Fanny Mikol, chef du bureau des professions de santé, et de Mme Émilie Raynaud, chef du bureau de la jeunesse et de la famille (Procès-verbal de la séance du mercredi 16 juillet 2014) 9

Audition de Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) du ministère de la décentralisation et de la fonction publique (Procès-verbal de la séance du mercredi 23 juillet 2014) 19

Audition de Mme Françoise Bouygard, directrice de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social, accompagnée de M. Patrick Pommier, chef du département relations professionnelles et temps de travail (Procès-verbal de la séance du mercredi 23 juillet 2014) 31

Audition de M. Yves Struillou, directeur général de la direction générale du travail (DGT) du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social et de Mme Marianne Cotis, cheffe du bureau de la durée et des revenus du travail (Procès-verbal de la séance du mercredi 30 juillet 2014) 41

Audition de Mme Isabelle Saviane, directrice des ressources humaines du groupe Eram et M. Guillaume Noël, directeur du développement social (Procès-verbal de la séance du jeudi 4 septembre 2014) 65

Audition de M. Hervé Garnier, secrétaire national, et de M. Thierry Trefert, secrétaire confédéral pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; M. Franck Mikula, secrétaire national à l’emploi et à la formation, et de M. Franck Boissart, chargé d’étude pour la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) ; M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral, et de M. Patrice Le Roué, responsable communication pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ; M. Nasser Mansouri-Guilani, responsable du pôle Activités économiques, de Mme Michèle Chay, membre de la direction confédérale, et de M. Xavier Reynaud, délégué syndical Renault pour la Confédération générale du travail (CGT) (Procès-verbal de la séance du jeudi 4 septembre 2014) 75

Audition de M. Jean-François Pilliard, vice-président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en charge du pôle social, accompagné de M. Antoine Foucher, directeur des relations sociales, de l’éducation et de la formation, et M. Guillaume Ressot, directeur des affaires publiques (Procès-verbal de la séance du jeudi 11 septembre 2014) 99

Audition de M. Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines de Safran, et M. Philippe Vivien, directeur général d’Alixio et ancien directeur des ressources humaines d’Areva (Procès-verbal de la séance du jeudi 11 septembre 2014) 115

Audition de M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France, M. Gérard Vincent, délégué général, Mme Marie Houssel, adjointe au responsable du pôle ressources humaines, et Mme Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale (Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014) 133

Audition de M. Stéphane Carcillo, maître de conférences à l’Université de Panthéon-Sorbonne et professeur affilié au département d’économie de Sciences-Po (Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014) 149

Audition de M. Franck Morel, avocat, ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand, ministre du travail (Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014) 167

Audition de M. Michel Pépin, consultant spécialiste du travail, membre du cabinet ESSOR consultants, et de Mme Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d’Altedia (Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014) 175

Audition de M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques (Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014) 187

Audition de Mme Christiane Charbonnier, directrice de la direction « Droit du travail », de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), accompagnée de Mme Delphine Assal, cheffe du service « Temps et revenus du travail », de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) (Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014) 199

Audition de M. Frédéric Lerais, directeur général de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) (Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014) 217

Audition de M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises (Coe-Rexecode), M. Jean-François Ouvrard, directeur des études, et Mme Amandine Brun-Schamme, économiste (Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014) 227

Audition de M. Jean François Poupard, directeur général de Syndex, et de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha (Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014) 243

Audition de M. Lionel Jospin, ancien Premier ministre (Procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2014) 261

Audition de représentants du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) : M. Sébastien Rouchon, dirigeant de « Rouchon Paris », membre du CJD Paris, M. Maxime Cabon, dirigeant de « Secma-Cabon », membre du CJD Quimper, et Mme Nina Popstec, administrateur de « Secma-Cabon » (Procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2014) 277

Audition de M. Pierre Larrouturou, co-président du mouvement Nouvelle Donne, et de M. Adrien Tusseau, et M. Simon Denis, membres (Procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2014) 291

Audition de Mme Dominique Méda, inspectrice générale des affaires sociales (Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014) 307

Audition de M. Éric Heyer, économiste (Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014) 319

Audition de M. Yves Barou, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Martine Aubry, ministre chargée du travail ; président de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) (Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014) 331

Audition de M. Boris Karthaus, représentant d’IG Metall (Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014) 349

Audition de M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l’université Lille 1 (Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014) 359

Audition de M. Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre, délégué du Gouvernement français au conseil d’administration de l'Organisation internationale du travail (OIT) (Procès-verbal de la séance du jeudi 30 octobre 2014) 373

Audition de M. Hervé Lanouzière, directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) (Procès-verbal de la séance du jeudi 30 octobre 2014) 385

Audition de M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF, M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale, et Mme Karine Grossetête, directrice déléguée aux affaires publiques (Procès-verbal de la séance du jeudi 6 novembre 2014) 399

Audition de M. Thomas Fatome, directeur de la sécurité sociale (DSS) (Procès-verbal de la séance du mardi 18 novembre 2014) 411

Audition de M. Emmanuel Macron ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique (Procès-verbal de la séance du jeudi 20 novembre 2014) 419

Audition de de M. Denis Morin, directeur du Budget, accompagné de M. Laurent Pichard, chef du bureau de la politique salariale et de la synthèse statutaire, et de M. Gautier Bailly, sous-directeur (Procès-verbal de la séance du jeudi 20 novembre 2014) 433

Audition de M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), accompagné de M. Fabrice Lenglart, directeur des statistiques démographiques et sociales, et de Mme Corinne Prost, administratrice, chef du département des études économiques (Procès-verbal de la séance du jeudi 20 novembre 2014) 445

Audition de M. François Rebsamen, ministre du travail, de l’emploi et du dialogue social (Procès-verbal de la séance du mardi 25 novembre 2014) 455

Audition de M. Michel Godet, économiste, membre de l’Académie des technologies (Procès-verbal de la séance du mercredi 26 novembre 2014) 465

Audition de M. Laurent Lesnard, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (Procès-verbal de la séance du jeudi 27 novembre 2014) 475

Audition de M. Lamine Gharbi, président de la Fédération hospitalière privée (FHP), accompagné de Mme Elisabeth Tomé-Gertheinrichs, déléguée générale et de Mme Katya Corbineau, directrice des affaires sociales (Procès-verbal de la séance du jeudi 27 novembre 2014) 485

Audition de M. Michel Pébereau, Président d’honneur de BNP Paribas, de M. Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne, de Mme Angèle Malâtre-Lansac, directrice des études, et de M. Charles Nicolas, responsable des affaires publiques (Procès-verbal de la séance du jeudi 27 novembre 2014) 499

Audition de M. Franck von Lennep, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des affaires sociales et de la santé, accompagné de Mme Fanny Mikol, chef du bureau des professions de santé, et de Mme Émilie Raynaud, chef du bureau de la jeunesse et de la famille

(Procès-verbal de la séance du mercredi 16 juillet 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le directeur, Mme la rapporteure, Barbara Romagnan, et moi-même vous remercions d’avoir répondu dans un délai très court à la convocation de notre commission d’enquête, qui, ayant été constituée le 11 juin dernier, devra rendre son rapport au plus tard le 11 décembre prochain.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Elles doivent également prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Franck von Lennep, Mme Fanny Mikol et Mme Émilie Raynaud prêtent serment.

M. Franck von Lennep, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des affaires sociales et de la santé. La DREES couvre un champ qui n’englobe pas l’ensemble du thème de la réduction du temps de travail (RTT).

Les études consacrées à l’organisation et à l’offre de travail dans le secteur sanitaire et social, couvert par la direction dont j’ai la charge, portent essentiellement sur l’hôpital. Entre 2001 et 2007, le nombre d’infirmiers dans les établissements a crû de 250 000 à 290 000, soit une hausse de 6 000 par an, alors que le rythme d’augmentation a décru à 2 000 par an entre 2007 et 2011. Pendant la phase de réorganisation des établissements suite à la mise en place des 35 heures, l’accroissement des effectifs fut important. On peut également dresser le même constat pour les aides-soignants, dont le nombre a progressé de 4 800 par an entre 2001 et 2007 avant de se stabiliser entre 2007 et 2011. Les 35 heures n’expliquent pas à elles seules ces tendances : les créations de places, le vieillissement de la population, la réorganisation de l’offre et le déploiement de la tarification à l’activité ont influé sur l’évolution de l’emploi à l’hôpital. En revanche, nous devons constater la rupture de tendance entre les années 2001 à 2007 d’une part, et 2007 à 2011 de l’autre. La DREES n’a pas réalisé d’évaluation sur l’impact de la RTT sur l’emploi, mais Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, a déclaré, en février dernier au Sénat, que les 35 heures avaient créé 37 000 emplois dans le secteur sanitaire et 8 000 dans celui du médico-social.

La DREES a effectué des études – soit des enquêtes menées auprès de grands échantillons de salariés, soit des monographies pour lesquelles nous interrogeons quelques personnes – sur les conditions de travail. En 2004 et 2005, plusieurs publications ont traité de l’impact de la RTT à l’hôpital. Ainsi, une monographie, conduite dans dix-sept établissements hospitaliers en 2004, soit après la mise en place de la réforme, a montré que les salariés hospitaliers interrogés appréciaient la RTT pour leurs conditions de vie, mais regrettaient une compensation insuffisante en termes d’emplois et donc des conséquences lourdes sur le travail. Une autre étude, datant de 2006 et reposant sur une enquête réalisée auprès d’un échantillon de 2 700 salariés, a mis en lumière que 46 % des personnes interrogées avaient ressenti une dégradation de leur environnement de travail, mais que plus d’un salarié sur deux avait perçu une amélioration de sa qualité de vie hors du travail, grâce au gain de temps libre. Depuis 2008, nos publications ont cessé de se pencher sur le passage aux 35 heures et se concentrent dorénavant sur les conditions de travail.

Les très lourds changements organisationnels conduits à l’hôpital depuis les années 2000 dépassent la simple question du temps de travail, puisqu’ils touchent à la constitution des pôles et des réseaux, à l’amélioration de l’information des patients, au développement de la chirurgie ambulatoire et de l’informatisation, à la modification de l’offre, au vieillissement de la population qui entraîne davantage de maladies chroniques et à la tarification à l’activité. Le changement de tarification dans les hôpitaux publics et privés s’est traduit par des modifications d’organisation. Nos études ont démontré que la productivité avait crû de 2 % par an à l’hôpital public entre 2003 et 2009, dans le contexte de la mise en place des 35 heures. La contrainte financière représentée par la tarification à l’activité a incité les établissements publics à se réorganiser afin d’améliorer leur fonctionnement.

La direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social réalise des enquêtes sur les conditions de travail auprès de l’ensemble des salariés, la DREES les étendant à la fonction publique hospitalière. Une récente publication de la DARES montre que l’intensité du travail est plus forte dans la fonction publique hospitalière que dans les autres fonctions publiques ou dans l’ensemble de l’économie, mais qu’elle est restée stable entre 2005 et 2013. De même, les contraintes temporelles s’avèrent plus élevées à l’hôpital, mais n’ont pas augmenté au cours de la même période, la hausse de la pression datant du début des années 2000.

Dans une étude à paraître, la DREES démontre que les contraintes historiques de l’hôpital ne s’alourdissent plus. Le taux de salariés hospitaliers travaillant au-delà des horaires prévus ne dépasse pas 30 % aujourd’hui, alors qu’il représentait les deux tiers de cette population entre 2003 et 2006, période qui suivait la mise en place des 35 heures et au cours de laquelle toutes les personnes nécessaires à ce changement n’avaient pas encore été recrutées. En outre, la tarification à l’activité a permis, depuis 2008, une rationalisation de l’organisation des hôpitaux.

Une enquête réalisée l’an dernier auprès d’une soixantaine d’infirmières dans une dizaine d’établissements hospitaliers, et dont les résultats seront publiés à la rentrée, fait apparaître qu’aucune des salariées interrogées n’évoque la question du temps de travail comme critère de choix d’un établissement. Elles considèrent les 35 heures comme une question ancienne, mais apprécient les longues coupures que permettent des jours de liberté supplémentaires. Cela renvoie au débat sur les journées de douze heures à l’hôpital : certains sont heureux de disposer de davantage de jours libres, quand d’autres craignent un surcroît de fatigue, qui ne peut qu’affecter la santé des salariés.

En 2008, il ressortait d’une enquête menée auprès d’intervenantes à domicile au chevet de personnes âgées ou handicapées, que leur journée comportait des trous et qu’elles subissaient de fortes contraintes horaires – temps partiel, durée de travail limitée, mais amplitude horaire très large. La question de l’organisation du travail de ces salariées dépasse celle de la durée légale du travail ; si elle se traduit par l’obtention de jours libres, la réduction du temps de travail permet d’améliorer la qualité de vie. Cela renvoie à l’accord de branche de 2006 sur l’aide à domicile qui visait à moduler annuellement le temps de travail et à dégager des jours libres. Les salariés du particulier employeur ne bénéficient pas des 35 heures, leur convention collective fixant la durée de travail hebdomadaire à temps plein à 40 heures.

L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) pourra vous fournir des éléments sur la qualité de vie des salariés en dehors de la vie professionnelle. La dernière enquête consacrée à l’emploi du temps des Français, qui date de 2010, montrait une réduction du temps de travail, de formation et de transport entre le domicile et le lieu professionnel par rapport à 1999, c’est-à-dire avant la mise en place des 35 heures. On constate surtout ce phénomène dans la population masculine, car l’augmentation de l’activité des femmes atténue cette évolution pour ces dernières. L’INSEE soulignait également que le temps consacré aux tâches domestiques diminuait, alors que celui consacré aux loisirs augmentait. Les Français aspirent à davantage de loisirs et classent ces derniers, le temps domestique puis celui du travail en ordre décroissant de préférence. Dans ce cadre, la réduction du temps de travail est perçue comme un phénomène positif. La répartition des tâches domestiques s’est modifiée, puisque les femmes y consacraient 20 % de temps en moins en 2010 qu’en 1986 et les hommes y employaient le même nombre d’heures à ces deux dates. L’écart entre les hommes et les femmes se réduit donc progressivement.

Nous menons tous les cinq ou six ans des enquêtes sur la garde des enfants en bas âge – la dernière date de 2013. Les enfants sont gardés majoritairement par leurs parents, cette proportion atteignant tout de même un tiers lorsqu’ils travaillent tous les deux et un quart quand les deux emplois sont à temps plein. Dans ce dernier cas, les parents travaillent souvent en horaires décalés. La réduction du temps de travail permet aux parents de mettre en place des arrangements, l’offre de garde d’enfants devant être flexible. Ainsi, entre 2003 et 2011, les crèches n’effectuant qu’un seul type d’accueil voient leur effectif diminuer – de 166 000 à 118 000 –, au contraire de celles offrant des formes d’accueil multiples – dont les effectifs passent de 74 000 à 198 000. Dans la même période, le nombre d’assistantes maternelles a crû de 245 000 à 310 000, ce qui offre de la souplesse aux parents, mais ces salariées ne bénéficient pas des 35 heures et peuvent effectuer des semaines comportant 45 heures de travail.

Une enquête de 2008 menée conjointement par la DREES et l’INSEE avait estimé le nombre d’aidants familiaux bénévoles à 4,3 millions : plus de la moitié d’entre eux ont moins de soixante ans et 40 % occupent un emploi, ce qui conduit une partie de cette population à demander des aménagements de sa vie professionnelle à son employeur.

Pour synthétiser, nos enquêtes révèlent que la RTT semble derrière nous, mais que les questions d’organisation et de conditions de travail se posent avec acuité. À l’hôpital, les réformes menées depuis celle de la RTT, notamment celle de la tarification à l’activité, possèdent un impact majeur. Il conviendrait de réfléchir au temps de travail de professions spécifiques, comme les salariés du particulier employeur ou les assistantes maternelles qui ne bénéficient pas des 35 heures. Enfin, les réductions du temps de travail répondent à des aspirations croissantes des Français en matière de diminution de l’inégalité entre les hommes et les femmes dans le temps consacré aux tâches domestiques, à l’éducation des enfants ou à l’aide aux personnes âgées dépendantes.

M. le président Thierry Benoit. La réduction du temps de travail fait-elle l’objet d’un suivi statistique de long terme ? Quelle est l’origine des données collectées ? La mise en œuvre de la RTT fut difficile à l’hôpital : comment la réorganisation des fonctions managériales et d’encadrement s’est-elle opérée ? Quel équilibre a été trouvé entre le management, l’encadrement et les soins au service des patients ?

Mme Isabelle Le Callennec. En 2003, le modèle prédominant reposait sur quinze jours de RTT dans la fonction publique hospitalière et sur une moyenne de travail hebdomadaire atteignant 37,5 heures. Comment cette situation a-t-elle évolué depuis lors ? Il semblerait que les jours de RTT soient moins nombreux à l’hôpital public – les aides-soignants et les infirmiers ne disposant plus que de quatorze jours dans certains établissements –, mais cette diminution ne touche pas tous les agents, certaines professions libérales bénéficiant de dix-neuf jours. Avez-vous mené des études sur cette évolution ?

Avez-vous mesuré l’impact du temps partiel, et notamment des 80 % de temps plein payés à 86 % ou des 90 % payés 92 % ? La tarification à l’activité a entraîné des évolutions dans les conditions de travail à l’hôpital. Avez-vous évalué la dégradation des conditions de travail de certains agents ?

Le temps dégagé hors du travail a-t-il eu un impact sur l’engagement associatif ?

M. Denys Robiliard. Vous nous avez décrit en détail la situation de l’hôpital ; disposez-vous d’informations comparables pour les établissements sanitaires et médico-sociaux ? Le GIR (groupe iso-ressources) moyen pondéré augmente dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) alors que les effectifs restent stables. En conséquence, le temps passé auprès des personnes augmente du fait d’un besoin d’assistance accru, ce qui pose des difficultés de gestion.

M. Gérard Sebaoun. On oppose souvent par facilité les établissements publics hospitaliers et les privés. Les conditions de travail dans ces derniers, soumis bien entendu aux 35 heures, se sont largement dégradées, et la productivité, souvent présentée comme un modèle, ne s’avère pas supérieure à celle de l’hôpital, toutes charges égales par ailleurs. Disposez-vous d’études comparant les secteurs privé et hospitalier ?

M. Franck von Lennep. Nos données principales sur l’emploi à l’hôpital proviennent d’une enquête annuelle – statistique annuelle des établissements (SAE) – conduite auprès de l’ensemble des établissements hospitaliers français. Ceux-ci sont, entre autres, interrogés sur la situation des personnels. La SAE permet d’établir des séries longues, de reconstituer les effectifs par type de métiers et de connaître le nombre d’équivalents temps plein (ETP). Nous regarderons s’il est possible d’évaluer l’impact du temps partiel sur l’emploi et nous vous répondrons ultérieurement.

Dans une étude qui paraîtra en septembre prochain, nous n’avons pas constaté de dégradation des contraintes de temps et de l’intensité du travail pour les salariés à l’hôpital entre 2003 et 2013, et tous les métiers bénéficient de cette situation. La dégradation des conditions de travail date de la période précédente et s’est produite au tournant des années 2000. Néanmoins, ces contraintes restent à un niveau élevé, bien supérieur à celui des autres fonctions publiques.

Ayant réalisé l’année dernière une enquête sur les conditions de travail, nous pourrons vous fournir des éléments de comparaison entre les établissements publics et privés.

Mme Fanny Mikol, chef du bureau des professions de santé. Le statut de l’établissement détermine moins l’évolution des conditions de travail que le métier. Or la répartition entre les métiers diffère entre les secteurs public et privé. Ainsi, les cliniques privées offrent souvent des soins plus techniques qui requièrent des personnels différents.

M. Franck von Lennep. C’est à l’INSEE qu’il convient d’adresser votre question en matière d’engagement associatif, madame Le Callennec.

Alors que l’enquête portant sur les effectifs à l’hôpital est réalisée annuellement, celle sur les établissements médico-sociaux n’est que quadriennale. Celles de 2003, de 2007 et de 2011 montraient que, comme à l’hôpital, bien d’autres évolutions que celles du temps de travail se sont produites. Ainsi, depuis la fin des années 2000, le taux d’encadrement dans les EHPAD augmente, et plusieurs plans, comme celui de la « pathossification », ont permis, de 2007 à 2011, de porter à une soixantaine le nombre de salariés pour 100 résidents.

Il nous faudra peut-être un jour mener une étude monographique sur les établissements médico-sociaux, car celles que nous avons effectuées sur l’hôpital sont riches d’enseignements. Nous ne l’avons pas fait jusqu’à présent pour des raisons d’arbitrage de l’utilisation de nos moyens. Ce même effort devra également être fourni pour étudier les conditions de travail des 300 000 à 400 000 assistantes maternelles, qui perçoivent des revenus assez faibles.

M. le président Thierry Benoit. Les secteurs de la santé et du médico-social dépendent principalement des prélèvements obligatoires. Comment la RTT a-t-elle pu être financée sans perte de revenus pour les salariés et sans réduction de l’offre de soins ?

Avez-vous dressé le bilan financier de la RTT pour les comptes publics – budget de l’État, des branches de la sécurité sociale et des collectivités locales ?

Si vous ne disposez pas de l’ensemble des réponses à nos questions, vous pourrez nous fournir des éléments complémentaires dans les jours prochains. Cela aidera la commission à rédiger un rapport utile pour le Gouvernement et pour le pays.

M. Gérard Sebaoun. Avez-vous interrogé les salariés sur l’utilisation du compte épargne-temps (CET) ?

Mme Kheira Bouziane. Vous avez souligné l’augmentation du temps consacré aux loisirs et la diminution de celui dévolu aux tâches domestiques : quel est l’impact de cette évolution sur les emplois familiaux ?

M. Denys Robiliard. Pourrez-vous nous transmettre des données sur le secteur médico-social ? Il serait utile d’en bénéficier, à la fois pour cette commission, mais également pour le projet de loi relatif à l’adaptation de la société au vieillissement, qui est en cours d’examen à l’Assemblée nationale.

Vous avez mentionné l’augmentation de la productivité à l’hôpital et estimé son rythme de progression à 2 % par an. Disposez-vous d’une longue série évaluant cette donnée ? La RTT a-t-elle contribué à son accroissement ?

Mme Isabelle Le Callennec. Je me permets d’insister sur la question que j’ai posée au sujet du nombre de jours de RTT par métier et de son évolution depuis 2003.

Disposez-vous de comparaisons européennes ? On nous a distribué un document présentant la durée effective du travail en France et en Europe pour l’ensemble de l’économie : existe-t-il des chiffres pour les secteurs de la santé et du médico-social ?

M. Franck von Lennep. Le sujet du CET est suivi par la direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère des affaires sociales et de la santé. Plus largement, la DGOS est compétente pour répondre aux questions portant sur l’impact de la RTT sur l’organisation de l’hôpital.

Je regrette que la DREES n’ait pas mesuré l’évolution de la productivité avant 2003. L’estimation de la productivité à l’hôpital s’avère compliquée, car il faut calculer une production, celle-ci étant constituée des actes opérés sur les patients. Il faut donc disposer de séjours de malades comparables d’une année à l’autre, mais le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) – qui code les pathologies à l’hôpital – change dans le temps. Nous avons donc effectué un très lourd travail permettant de récoler les PMSI depuis 2003 et de comparer des séjours équivalents, mais il est trop difficile à ce jour de réaliser cette tâche pour les années précédentes.

Le nombre de salariés à domicile et celui des heures travaillées ont crû depuis une dizaine d’années – malgré une légère baisse récente –, mais il est difficile d’établir un lien direct avec la RTT sans étude économétrique très poussée. En effet, au cours de la même période, des exonérations de cotisations sociales ont pu avoir un impact sur l’emploi à domicile. La diminution des activités domestiques fut concomitante de la RTT et s’est traduite par l’augmentation des emplois à domicile. A contrario, certains facteurs, comme les plats préparés qui exigent moins de temps de cuisine augmentent le temps de loisir mais ne nécessitent pas pour autant davantage d’emploi à domicile.

S’agissant des comparaisons européennes, je crains que nous ne connaissions que le rapport entre le nombre de personnes exerçant une profession et la population totale, car les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne présentent pas de chiffres sur le temps de travail par profession, qui ne pourraient être que fragiles. En revanche, nous regarderons si l’on peut obtenir des comparaisons du temps de travail par secteur en Europe.

Les salaires n’ont pas baissé dans la fonction publique hospitalière au cours des années 2000, mais les augmentations de pouvoir d’achat se sont poursuivies. De même, l’offre de soins a continué de progresser après la mise en place de la RTT.

Le bilan financier de la RTT pour les comptes publics ne relève pas de la DREES. J’ignore s’il est possible d’établir un bilan financier par secteur, car des éléments sont endogènes, les coûts de la RTT pouvant être compensés par des créations d’emplois, notamment à domicile. Le bilan de la RTT pour l’ensemble de l’économie se trouve discuté, car les méthodes statistiques et économétriques divergent selon les évaluations.

M. Gérard Sebaoun. Selon vous, les 35 heures sont digérées, et d’autres questions se posent aujourd’hui comme la réorganisation de l’hôpital, chantier permanent. Les directeurs et les personnels des établissements de nos circonscriptions insistent sur la qualité de vie au travail. Nous nous trouvons dans une étape différente de celle de la mise en place et de l’assimilation des 35 heures. Est-ce bien votre sentiment ?

M. Franck von Lennep. C’est ce dont nous sommes en effet convaincus à l’issue de nos enquêtes, et il est tout à fait exact que les questions d’organisation de l’hôpital restent prégnantes.

Mme Isabelle Le Callennec. Avez-vous évalué l’impact d’une nouvelle organisation du temps de travail dans les hôpitaux ? Les personnels sont-ils prêts à rouvrir le débat sur la durée du travail ?

M. Franck von Lennep. Nous ne leur posons pas la question aussi directement, madame la députée, mais nous savons qu’ils conservent l’envie de dégager du temps libre. Le débat existe sur la journée de douze heures qui permet de disposer de davantage de jours de repos. Les salariés ne nous disent pas spontanément vouloir travailler moins ou plus longtemps, mais les enquêtes de l’INSEE montrent qu’ils souhaitent bénéficier de davantage de temps de loisir. Ils demandent donc à travailler mieux et autrement, et souhaitent que la concertation se développe ; les infirmières voudraient travailler davantage en équipe avec les médecins, par exemple.

M. le président Thierry Benoit. Vous avez évoqué la dégradation des conditions de travail compensée par une amélioration de la qualité de vie hors du travail. La société française vous semble-t-elle assez mûre pour se pencher sur les conditions de travail et tenter de les optimiser ? Je suis sensible au fait que le Président de la République et le Premier ministre cherchent à équilibrer les comptes publics et à engager le redressement productif de notre pays. Dans ce cadre, peut-on imaginer une organisation différente qui, dans le secteur sanitaire et social, viserait à accroître la qualité du service rendu, des conditions de travail et de la vie hors de la sphère professionnelle ?

M. Franck von Lennep. La DARES a mis en lumière le fort impact de l’informatisation sur les conditions de travail à l’hôpital dans les années 2000 ; par ailleurs, les évolutions du cadre professionnel sont quotidiennes. L’informatisation, les regroupements, la mise en place des pôles, les changements managériaux et le développement de la chirurgie ambulatoire incarnent les modifications des modes d’organisation. Les salariés demandent que ces réformes s’accompagnent de davantage de temps libre, d’autonomie dans le travail et d’échanges avec leurs collègues. Cela dépasse largement la question du nombre d’heures travaillées dans l’année.

M. le président Thierry Benoit. Nous vous remercions pour toutes les réponses que vous nous avez apportées.

Audition de Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) du ministère de la décentralisation et de la fonction publique

(Procès-verbal de la séance du mercredi 23 juillet 2014)

Présidence de Mme Isabelle Le Callennec, vice-présidente

Mme Isabelle Le Callennec, présidente. Je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser le président Thierry Benoit, retenu ce matin au Sénat pour une commission mixte paritaire.

Madame la directrice générale, la rapporteure et moi-même vous remercions d’avoir répondu dans un délai très bref à la convocation de notre commission d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Elles doivent également prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Mmes Marie-Anne Lévêque et Flora Seguin prêtent serment.

Je précise que votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) du ministère de la décentralisation et de la fonction publique. La direction générale de l'administration et de la fonction publique joue un rôle de coordination en matière d’édiction des textes juridiques concernant les trois versants de la fonction publique, notamment des textes relatifs à la durée du travail. Elle n’exerce aucune attribution de gestion directe.

Je présenterai dans un premier temps les éléments de bilan de la mise en œuvre de la réduction du temps de travail (RTT) dans la fonction publique, tant au plan juridique qu’au plan financier – bien que nous ne disposions pas toujours des données nécessaires – et organisationnel.

Je décrirai ensuite les évolutions réglementaires intervenues depuis 2004.

Enfin, je ferai un point sur les statistiques les plus récentes, notamment celles qui permettent des comparaisons avec le secteur privé, et sur les perspectives d’avenir, étant entendu que le Gouvernement n’a ouvert aucun chantier particulier concernant le temps de travail des fonctionnaires.

Au moment de l’adoption des lois « Aubry » – qui, rappelons-le, ne portaient que sur le secteur privé –, le temps de travail dans la fonction publique n’était pas soumis à réglementation. Seul un texte à caractère interministériel fixait la durée hebdomadaire à 39 heures. La définition des astreintes, les dispositions liées aux cycles de travail, etc., ne faisaient l’objet d’aucun cadrage juridique. À la fin des années 1990, donc, la France est en contravention assez flagrante avec le droit communautaire en la matière.

Au début de la réforme, en 1998, le Gouvernement n’a pas pour projet de transposer à la fonction publique des mesures qui doivent être inscrites dans le code du travail : l’objectif est la création d’emplois dans le secteur privé, il n’est pas envisagé de créer de l’emploi public. En revanche, il confie cette même année à M. Jacques Roché, conseiller maître à la Cour des comptes, un audit sur la question. Le rapport, remis en 1999, constate une situation peu satisfaisante dans les fonctions publiques, notamment des écarts par rapport à la norme des 39 heures, des dérives dans l’utilisation des heures supplémentaires et la multiplication d’autorisations d’absence accordées sans base légale. En faisant apparaître la nécessité d’une remise en ordre, cette analyse a pesé dans la décision d’aborder la question du temps de travail dans la fonction publique.

Dès 1998, toutefois, des collectivités locales s’engagent avec les représentants du personnel dans la négociation de protocoles d’accord sur le temps de travail, parfois dans une logique assumée de création d’emplois. Il y a donc eu des accords de réduction du temps de travail dans la fonction publique territoriale avant que le cadre général de la mise en œuvre des 35 heures dans la fonction publique ne soit stabilisé.

Par ailleurs, quand le Gouvernement décide de s’engager dans cette voie, il en exclut les personnels soumis à des obligations réglementaires de service, à savoir les enseignants, qui représentent 50 % de la fonction publique de l’État.

L’exercice consiste à clarifier le cadre juridique du temps de travail dans la fonction publique et d’y assurer le passage aux 35 heures sans que cela se traduise par des emplois supplémentaires. Il faut tout à la fois transposer les garanties minimales prévues par les textes communautaires et appliquer à la fonction publique différentes dispositions introduites dans le code du travail, notamment la définition du temps de travail lui-même, les obligations relatives au décompte de ce temps, la définition des cycles de travail, des horaires d’équivalence, des horaires d’astreinte, etc.

Parallèlement, il est décidé de rénover complètement le dispositif de paiement des heures supplémentaires, qui avait donné lieu à des dérives significatives.

Pour la fonction publique de l’État – dont la moitié, j’y insiste, est hors champ –, les pouvoirs publics discutent avec les organisations syndicales d’un texte transversal : le décret du 25 août 2000, encore en vigueur aujourd'hui. Ce texte fixe le principe de la durée annuelle de 1 600 heures maximum, définit les différents cycles et types d’organisation du travail, les horaires variables, les astreintes, les horaires d’équivalence, et pose l’obligation de procéder à un contrôle automatisé par badge du temps de travail accompli. Enfin, il définit le régime spécifique de forfait applicable aux cadres.

Le décret est ensuite décliné dans les différents ministères selon deux modalités : soit une négociation à proprement parler, soit une concertation avec les organisations syndicales. Un accord est ainsi passé aux ministères de la défense, de l’éducation nationale pour les personnels administratifs, ouvriers et de service, de la justice pour l’ensemble des personnels – services judiciaires, protection judiciaire de la jeunesse, administration pénitentiaire –, et dans les services du Premier ministre. Tel n’est pas le cas aux ministères de l’écologie, de l’agriculture et de l’intérieur, où un processus concerté avec les organisations syndicales a néanmoins été mis en place.

Les mandats de négociation donnés aux ministères visent aussi à réintégrer dans les cycles de travail donnant lieu à RTT toutes les autorisations d’absence illégales ou jours de congé – « jour du ministre » ou autre – accordés sans fondement juridique, de manière à se conformer au principe des 1 600 heures annuelles. Cet objectif, qui faisait l’objet d’une vigilance toute particulière, a été respecté.

Dans la même perspective de mise en place d’un cadre réglementaire cohérent, on crée en 2002 un compte épargne temps au bénéfice des fonctionnaires. Environ 150 textes de toute nature sont élaborés par la suite pour adapter le droit à la multiplicité des formes d’organisation du travail dans la fonction publique, où les horaires atypiques, les astreintes et les dépassements des cycles de travail sont fréquents, en particulier dans le secteur de la sécurité.

Je veux insister tout spécialement sur la régularisation du système des heures supplémentaires. Les attributions forfaitaires relevées par le rapport Roché, et dont bénéficiaient notamment les agents de catégorie C des trois versants de la fonction publique, sont transformées en primes fonctionnelles moyennant une revalorisation du régime indemnitaire de ces personnels. Parallèlement, un système rigoureux est mis en place pour suivre très précisément les heures supplémentaires effectivement accomplies.

Pour la fonction publique territoriale, certaines collectivités, je le répète, ont engagé dès 1998 des négociations et ont conclu des accords de réduction du temps de travail en bonne et due forme, prévoyant parfois des seuils inférieurs aux 1 600 heures annuelles, des cycles de 32 heures et la création concomitante d’emplois. Il faut attendre la loi du 3 janvier 2001, modifiant le statut général de la fonction publique territoriale, pour disposer d’un cadre juridique : les règles relatives à la définition, à la durée et à l’aménagement du temps de travail sont fixées par délibération de la collectivité dans les limites applicables aux agents de l’État. Le principe d’autonomie des collectivités est préservé, mais assorti d’une exigence de parité avec la fonction publique de l’État. Il devient de la sorte impossible aux collectivités territoriales d’adopter des seuils inférieurs aux 1 600 heures, mais la loi prévoit explicitement la possibilité de maintenir les dispositions plus favorables adoptées antérieurement. C’est ce qui explique que la durée du travail soit aujourd'hui inchangée dans certaines collectivités.

Si le versant de la fonction publique hospitalière est le dernier à être passé aux 35 heures, c’est parce qu’il s’agissait du processus le plus complexe. Il supposait en effet une importante réorganisation des cycles de travail à l’hôpital, et l’on considérait qu’une réduction du temps de travail dans ce secteur n’était pas supportable sans création d’emplois dans ce qu’il est convenu d’appeler des « compétences rares », donc sans certitude d’être en mesure de les pourvoir. Le Gouvernement a pris sa décision relativement tardivement, à la fin de 2001, après des discussions avec les organisations syndicales. Il ne faut pas oublier que le service public de la santé repose à la fois sur le secteur public et sur le secteur privé, qui, lui, entrait dans le champ des lois Aubry et passait progressivement aux 35 heures. Il devenait difficile, dès lors, de maintenir les 39 heures dans la fonction publique hospitalière. Un décret spécifique a donc été pris et, après un travail très approfondi de réorganisation des cycles de travail, le dispositif s’est peu à peu déployé.

J’en viens au bilan financier, pour lequel je ne dispose que de données partielles portant sur la période 2002-2004. À ma connaissance, aucun travail significatif de chiffrage de l’impact des 35 heures n’a été mené depuis lors.

Pour 2002-2004, donc, et sachant qu’il n’existe pas d’éléments concernant la fonction publique territoriale, on considère que la réduction du temps de travail a été directement à l’origine de la création de 4 600 emplois dans la fonction publique de l’État – notamment dans les secteurs de la sécurité et de la justice – et, dans la fonction publique hospitalière, du recrutement de 45 000 personnels sous statut – infirmiers, aides-soignants, etc. – et 3 500 personnels médicaux, soit un total d’environ 53 000 emplois.

Le coût de ces créations est estimé à 132 millions d’euros pour la fonction publique de l’État et à 1,64 milliard pour la fonction publique hospitalière.

Dans la mesure où le dispositif n’était pas censé engendrer de coûts supplémentaires dans la fonction publique de l’État, il n’a donné lieu à aucun dispositif de suivi et d’évaluation. Les données, déjà anciennes, sont lacunaires. Sans doute ne reconstituera-t-on jamais le coût exact du passage à la RTT dans ce domaine.

À l’exception des secteurs exigeant du travail posté, le dispositif n’a pas eu d’effets directs sur l’emploi : en général, les ministères ont choisi de conserver des cycles de travail relativement longs, de l’ordre de 37 ou 38 heures hebdomadaires. Quant aux jours de RTT engendrés par ces cycles, ils ont permis d’absorber l’intégralité des journées d’absence illégales.

Par ailleurs, la réforme de l’indemnisation des heures supplémentaires aura permis de mieux maîtriser une dépense auparavant opaque, sachant que l’on a affecté une partie des sommes aux primes de droit commun des agents.

En ce qui concerne la fonction publique territoriale, nous n’avons aucun élément de bilan financier et aucun moyen d’identifier les créations d’emplois directement liées au passage aux 35 heures.

Dans la fonction publique hospitalière, le dispositif s’est accompagné d’un plan prévisionnel de recrutement et de la mise en place de comptes épargne temps. Ces comptes ont été immédiatement alimentés de façon très importante et ont fait l’objet, dès 2003, d’accords avec les organisations syndicales permettant de reporter leur utilisation et, à partir de 2004, d’en monétiser une partie.

En matière organisationnelle maintenant, la RTT aura eu des conséquences plutôt positives sur la fonction publique de l’État.

Elle aura d’abord été l’occasion de rappeler à l’ensemble des agents les obligations horaires auxquelles ils sont soumis. Tous les règlements intérieurs des ministères et des établissements ont été revus pour rappeler les règles à respecter en la matière. Les horaires variables ont donné systématiquement lieu à l’installation de mécanismes de contrôle et de suivi du temps de travail. Alors que l’idée même de pointeuse faisait figure d’épouvantail pour les syndicats au moment des négociations sur la RTT, ces mêmes syndicats demandent aujourd’hui leur installation dans les ministères et réclament que les cadres puissent y être soumis afin que leurs dépassements temps de travail soient pris en compte et donnent droit à des récupérations au-delà des jours de RTT. Cette acclimatation à un système de contrôle relativement robuste n’était pas gagnée d’avance !

Le choix de cycles générant un nombre conséquent de jours de RTT apparaît aussi, à l’analyse, comme un facteur favorisant la réduction des arrêts maladie et de l’absentéisme de courte durée, notamment celui des femmes. Alors que celles-ci, pour effectuer des démarches quotidiennes indispensables, prenaient des jours d’absence, elles prennent plus spontanément des jours de RTT aujourd’hui. Pour autant, cette réduction de l’absentéisme reste difficilement quantifiable.

Les conséquences organisationnelles sur la fonction publique territoriale sont beaucoup plus difficiles à identifier. Une première enquête menée en 2000 recense 1 550 collectivités ayant expressément délibéré en faveur d’une durée inférieure aux 35 heures, le plus souvent avec un programme de création d’emplois. Cet objectif de création d’emplois figure explicitement dans la plupart des accords conclus antérieurement à 2001.

La deuxième enquête, diligentée en 2001 – donc après l’intervention du législateur fixant une parité avec la fonction publique de l’État –, porte sur les collectivités les plus importantes : conseils régionaux, conseils généraux et villes de plus de 100 000 habitants. Elle fait apparaître que le passage aux 35 heures et le respect des 1 600 heures n’ont pas été chose facile dans de nombreuses collectivités et que les délibérations relatives à la réduction du temps de travail ont souvent fait l’objet d’observations ou de déférés de la part des préfets.

Toujours à l’échelle territoriale, aucun bilan ne peut être dressé de l’impact de la RTT sur le fonctionnement des services. On peut estimer cependant que les collectivités se sont adaptées et qu’il n’y a pas eu de dégradation, notamment pour ce qui concerne les services au public. Les représentants des collectivités vous donneront sans nul doute plus d’informations à ce sujet.

À l’hôpital, le passage à la RTT s’est avéré plus compliqué. Il a amplifié la pénurie de personnels infirmiers et médicaux, sans que l’on ait anticipé cet effet dans la fixation du numerus clausus ou dans le volume des promotions des instituts de formation en soins infirmiers. Sous réserve des précisions que vous apportera mon collègue de la direction générale de l’offre de soins, on peut affirmer que les années 2002 à 2004 ont été difficiles pour le service public hospitalier et que le travail s’y est intensifié. Cette intensification est encore constatable aujourd’hui, probablement en raison de la contrainte financière qui pèse sur les établissements.

J’en viens aux évolutions postérieures à 2004, notamment en matière réglementaire.

Tout d’abord, la journée de solidarité instituée en 2004 a fait passer la durée réglementaire du travail de 1 600 à 1 607 heures dans la fonction publique comme dans le secteur privé.

Ensuite, les dispositions relatives aux heures supplémentaires de la loi TEPA (loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d'achat) ont conduit à étendre le champ d’application des heures supplémentaires à l’ensemble des personnels de catégorie B et C alors que seuls certains personnels de catégorie C en bénéficiaient auparavant, et à revaloriser la rémunération de ces heures et leur appliquant le taux prévu par le code du travail.

Il faut mentionner enfin la réforme, en 2009, des comptes épargne temps (CET), destinée à dégonfler les stocks dans les trois versants de la fonction publique. Le gouvernement de l’époque considérait que cette accumulation faisait peser un risque sur l’emploi. On a ainsi généralisé la monétisation des jours épargnés soit sous forme de prime – selon un taux fixé par catégorie et dans la limite d’un nombre de jours rachetables chaque année –, soit sous forme de rachat de points de cotisation au régime additionnel de retraite de la fonction publique.

Désormais, on peut donc utiliser le CET sous forme de temps – formule qui reste privilégiée –, sous forme de prime annuelle et sous forme de points de retraite. À l’hôpital, un dispositif spécifique de monétisation des jours de RTT a été mis en place à l’intention des personnels médicaux, avec notamment un taux de rachat plus incitatif.

Pour en venir à la période actuelle, nous ne disposons d’aucun état des lieux précis concernant le temps de travail dans les trois versants de la fonction publique. Dans son rapport remis au Premier ministre à l’automne dernier, Bernard Pêcheur suggère que l’on engage une enquête de ce type, qui mettrait d’ailleurs à mal l’idée reçue selon laquelle les fonctionnaires travailleraient beaucoup moins que les salariés du privé. Bien qu’on ait récemment évoqué le sujet avec la Cour des comptes, ni la ministre chargée de la fonction publique ni le Premier ministre n’ont encore arrêté leur position. Tout le monde convient néanmoins qu’un tel travail serait d’une grande utilité.

Les données récentes dont nous disposons, pour l’essentiel issues de la Cour des comptes ou des chambres régionales des comptes, sont très partielles. La Cour a publié l’année dernière un rapport consacré aux dépenses de rémunération et au temps de travail dans la police et la gendarmerie nationales. Par ailleurs, dans son rapport de 2013 sur les finances locales et en s’appuyant sur une synthèse des chambres régionales des comptes, elle estime à 800 millions d’euros le coût des dispositifs d’autorisations d’absences, des régimes non prévus par les textes et des régimes de temps de travail inférieurs aux 1 607 heures annuelles.

Quant aux données que le service statistique de notre ministère exploite, elles viennent principalement des fichiers de paie, lesquels intègrent les heures supplémentaires mais ne donnent aucune indication sur les cycles de travail ou les journées d’absence. Pour aborder ces sujets, il faudrait avoir accès aux modules de gestion du temps de travail et des congés, qui sont des outils de gestion quotidienne peu susceptibles de faire l’objet d’un traitement informatique.

Il n’en reste pas moins que les enquêtes transverses de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) fournissent des comparaisons avec le secteur privé.

Ainsi, l’enquête SUMER (surveillance médicale des risques professionnels), qui repose sur des éléments déclaratifs à la fois dans le public et dans le privé, faisait ressortir en 2010 que 17 % des agents de la fonction publique déclaraient avoir travaillé plus de quarante heures durant la semaine de l’enquête : 23 % dans la fonction publique de l’État hors éducation nationale, 12 % dans la fonction publique territoriale et 18 % dans la fonction publique hospitalière. Le taux moyen déclaré dans le secteur privé était de 18 %, soit un ordre de grandeur très comparable.

L’enquête Emploi apporte également des éléments d’analyse, toujours sur une base déclarative. Elle montre que la moyenne annuelle de la durée du travail, secteurs public et privé confondus, s’établit à 1 346 heures pour les femmes et 1 470 heures pour les hommes. Le secteur privé présente un écart à la moyenne de + 92 heures pour les femmes et de + 102 heures pour les hommes. Néanmoins, lorsque l’on compare ce qui peut l’être – un salarié en contrat à durée indéterminée dans une grande entreprise a plus de traits communs avec un fonctionnaire qu’avec un artisan ou un commerçant –, cet écart a tendance à se réduire. Pour un salarié en contrat à durée indéterminée en poste depuis plus de cinq ans dans une grande entreprise, il devient même négatif.

Concernant les horaires atypiques, l’enquête SUMER fait apparaître que 42 % des agents de la fonction publique travaillent le dimanche – occasionnellement ou non – et 18 % la nuit. Dans le secteur privé, ces proportions sont respectivement de 31 % et de 14 %. C’est dans la fonction publique hospitalière que l’on observe le plus grand nombre de cycles atypiques : 62 % des agents travaillent le dimanche et 27 % la nuit.

Une enquête récente de la DARES (direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques) montre par ailleurs que les phénomènes d’intensification du travail, potentiellement porteurs de risques psychosociaux ou de souffrance au travail, sont plus répandus dans la fonction publique, notamment hospitalière, que dans le secteur privé.

Je veux aussi insister sur la très forte proportion d’agents au forfait dans la fonction publique de l’État : hors enseignement, 42 % des agents des ministères sont des cadres au forfait, ce qui signifie que leur durée de travail n’est en théorie pas limitée.

Enfin, 72 % des agents de la fonction publique de l’État hors éducation nationale ont des cycles de travail supérieurs à 38 heures hebdomadaires. La durée quotidienne et hebdomadaire du travail n’a pas été substantiellement modifiée, ce qui explique que la RTT n’ait pas déstabilisé l’organisation du travail.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. La réduction du temps de travail s’est accompagnée, avez-vous indiqué, d’un phénomène d’objectivation et de rationalisation de différentes pratiques entourées d’un certain flou et parfois contraires au droit européen.

Outre les aspects financiers et économiques, sur lesquels vous avez apporté de nombreux éléments, notre commission s’intéresse à la dimension sociale et sociétale de la question. Nous cherchons à savoir non seulement combien la RTT a coûté et combien elle a rapporté en termes de créations d’emplois ou d’amélioration du pouvoir d’achat, mais aussi quels ont été ses effets sur l’emploi existant, tant du point de vue de l’organisation et de l’intensification du travail que de celui de la vie à l’intérieur des différentes administrations et collectivités. La RTT, par exemple, a-t-elle fonctionné comme un outil de renouvellement du dialogue social ? Plus largement, nous devrons étudier l’effet de la réforme sur les comptes publics : lorsque l’on crée de l’emploi, on fait rentrer du même coup différentes cotisations.

Pourriez-vous nous en dire plus sur la façon dont la réforme a été appliquée et vécue selon le sexe des personnes ? Beaucoup de métiers de la fonction publique – notamment de la fonction publique hospitalière, où le travail de nuit et le travail le dimanche sont fréquents – sont largement féminisés.

Nous aimerions aussi en savoir plus sur les répercussions de la RTT selon la catégorie des agents. D’après les enquêtes globales, une majorité de gens se déclarent plutôt satisfaits, constatant une amélioration de leur vie personnelle mais parfois une intensification de leur travail. Peut-être les cadres ont-ils un peu plus ressenti les bénéfices de la réforme.

Les journées sont sans doute devenues plus courtes pour les femmes exerçant des métiers peu qualifiés et peu rémunérés – par exemple les agents des services hospitaliers –, tandis que, pour des postes d’encadrement occupés souvent par des hommes, la réforme se traduit par davantage de jours de congés.

Mme Jacqueline Maquet. À l’heure de la réforme de l’État, de la simplification, de la lutte contre les doublons, quel impact a eu, selon vous, la mise en place des 35 heures sur l’organisation, voire la réorganisation du travail dans la fonction publique ? A-t-on entrepris un travail de fond sur le re-engeneering des tâches dans certaines collectivités ou services de l’État ?

M. Denys Robiliard. Ce que je retiens de votre intervention très riche, c’est que, hormis à l’hôpital, il n’y a pas eu de réorganisation massive : on a conservé des cycles de travail relativement proches de ceux qui existaient auparavant. Mais la réforme a dissipé le flou qui entourait les heures supplémentaires et elle a favorisé l’utilisation du badge dans toute la fonction publique, ce qui permet de mesurer de façon systématique la réalité du temps passé sur le lieu de travail.

En dépit du manque cruel de données concernant les dix dernières années, il est désormais possible de procéder à un décompte objectif des heures supplémentaires. Observe-t-on à cet égard des variations dans les deux fonctions publiques – de l’État et hospitalière – pour lesquelles il existe des données ? Si tel est le cas, comment ces variations s’expliquent-elles ?

M. Gérard Sebaoun. Comme M. Von Lennep, que nous avons entendu la semaine dernière, vous confirmez que l’Everest à gravir en matière de réorganisation dans la fonction publique hospitalière a moins été la RTT que la pénurie de personnels soignants.

Dans une note récente, l’INSEE montre que les revenus ont baissé de 0,8 % dans la fonction publique de l’État en 2012. Dans la mesure où nous avons supprimé, en septembre 2012, la défiscalisation des heures supplémentaires, y a-t-il lieu de penser que la baisse sera plus significative encore en 2013 en 2014 ?

Mme la rapporteure. L’augmentation du contingent des heures supplémentaires revêt une importance toute particulière pour qui veut mesurer l’impact des politiques de réduction du temps de travail. Pour certains, les heures supplémentaires vident la RTT de son contenu, pour d’autres, elles constituent un assouplissement qui réduit ses inconvénients. Quoi qu’il en soit, elles permettent de revenir au temps de travail initial de 39 heures hebdomadaires.

Mme Marie-Anne Lévêque. La RTT a apporté une certaine nouveauté dans le dialogue social de la fonction publique. Celui-ci se caractérisait jusqu’alors par des instances consultatives et un cadre réglementaire laissant peu de place à la négociation. Or nous avons connu une période de négociation sociale intense et constructive dans les trois versants de la fonction publique, portant à la fois sur la baisse du temps de travail et sur la « régularisation » de certaines pratiques auxquelles les employeurs souhaitaient mettre fin. On a ainsi ouvert le champ des conditions de travail à la négociation, ce que je considère comme positif.

Je serais beaucoup plus prudente au sujet des conditions de travail elles-mêmes, car la mise en place de la RTT s’est effectuée parallèlement à d’autres évolutions très structurantes pour les services publics.

Premièrement, le déploiement des nouvelles technologies de l’information, encore embryonnaire au début de la réforme, a conduit à de nombreuses réorganisations, à l’évolution des missions, à la requalification des compétences. Son poids me semble plus important que celui de la RTT pour ce qui est de l’évolution de l’organisation des services, d’autant que, je le répète, on a souvent choisi de s’en tenir à des cycles de travail identiques à ceux de la période précédente.

La deuxième évolution lourde est celle de la politique de l’emploi public engagée en 2002 et amplifiée jusqu’en 2012, avec un objectif de stabilisation des effectifs. Sur la longue durée, il s’agit d’une inflexion majeure pour la fonction publique de l’État. La stabilisation globale suppose, dans plusieurs ministères, des non-renouvellements de postes qui ont un impact important sur l’organisation du travail.

Il est difficile de faire le départ, dans ces évolutions, entre ce qui relève de la RTT et ce qui relève de mouvements plus récents ou plus structurants.

Pour ce qui est des effets plus sociétaux de la réforme, on peut estimer que l’introduction de jours de RTT à la place de régimes d’autorisation d’absence plus ou moins opaques, plus ou moins dépendants du bon vouloir du chef de service, a été favorable à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. La possibilité de « poser » un jour de RTT plutôt que de solliciter une autorisation d’absence met les femmes et les hommes qui en ont besoin dans une situation plus confortable – de façon plus marquée, à mon sens, pour les hommes. Plus récemment, l’accord du 8 mars 2013 relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique, le premier du genre, consacre un volet important à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.

Je confirme par ailleurs que l’impact immédiat de la RTT sur l’organisation du travail dans la fonction publique n’a pas été massif, notamment dans les services administratifs classiques.

Les heures supplémentaires – qui concernent, pour l’essentiel, les enseignants – font désormais l’objet d’un suivi précis, dont il est rendu compte dans le rapport annuel du département statistique de ma direction. Leur paiement s’effectuant sur des bases déclaratives, le système est fiabilisé.

L’évolution de la consommation de ces heures supplémentaires est étroitement corrélée à la politique de l’emploi du ministère de l’éducation nationale, qui représente plus de 80 % du volume utilisé. En période de réduction des effectifs, comme ce fut le cas entre 2007 et 2012, on assiste à une compensation qui se traduit par des pics de consommation, favorisés par les exonérations et revalorisations que nous évoquions. En période de création d’emplois, on assiste à un ajustement à la baisse des heures supplémentaires, qu’elles soient effectives ou annuelles. Les statistiques pour 2013, dont nous disposerons prochainement, feront très certainement apparaître cette diminution et sa répercussion sur le coût budgétaire lié à ce poste. En outre, la fin de la défiscalisation des heures supplémentaires diminue leur attractivité, notamment pour les personnels de catégorie B et C.

Cette baisse aura nécessairement des répercussions sur l’évolution de la rémunération globale des personnels de la fonction publique, même si le poids des heures supplémentaires dans la progression des rémunérations n’est pas considérable.

S’il vous reste d’autres questions, je vous propose de me les transmettre pour que j’y réponde par écrit. Je tiens également la disposition de la commission d’enquête tous les éléments statistiques auxquels je me suis référée.

Mme Isabelle Le Callennec, présidente. Si j’ai bien compris le début de votre propos, le temps de travail des fonctionnaires ne fait pas aujourd’hui l’objet d’un chantier gouvernemental.

Mme Marie-Anne Lévêque. Au-delà de la proposition formulée par Bernard Pêcheur de procéder à un audit, je n’ai pas connaissance d’orientations particulières, notamment en ce qui concerne une éventuelle évolution de la réglementation.

Audition de Mme Françoise Bouygard, directrice de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social, accompagnée de M. Patrick Pommier, chef du département relations professionnelles et temps de travail

(Procès-verbal de la séance du mercredi 23 juillet 2014)

Présidence de Mme Isabelle Le Callennec, vice-présidente

Mme Isabelle Le Callennec, présidente. Je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser le président Thierry Benoit, retenu par la réunion de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de loi d’avenir pour l’agriculture.

Mme la rapporteure et moi vous remercions, madame la directrice, d’avoir répondu à la convocation de notre commission d’enquête, et ce dans des délais extrêmement courts.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué, et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu dudit article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu’elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Françoise Bouygard et M. Patrick Pommier prêtent serment.)

Votre audition, je vous le rappelle, fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

Mme Françoise Bouygard, directrice de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social. J’évoquerai tout d’abord les études que la DARES et d’autres organismes ont réalisées sur les thèmes visés par votre commission d’enquête, avant d’en venir aux travaux plus récents conduits dans ma direction et aux conséquences des évolutions récentes du temps de travail.

La DARES suit le coût des politiques d’emploi et de formation professionnelle via une publication annuelle également disponible sur internet. Tous régimes confondus, le montant total des allégements de charges sociales s’élève, sur la période 1998-2011, à 234,6 milliards d’euros, dont 193,9 milliards de 2002 à 2011. Cependant, l’intégralité de ces exonérations n’est pas imputable à la réduction du temps de travail, puisque les entreprises passant aux 35 heures n’avaient plus droit aux exonérations sur les bas salaires. En faisant l’hypothèse que le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), sans la mise en place de la réduction du temps de travail (RTT), aurait crû de 1998 à 2007 à la même vitesse que le salaire moyen, en faisant également l’hypothèse que les allégements, sans changement de barème, auraient augmenté au même rythme que la masse salariale et que cette dernière aurait elle-même suivi la même progression que la valeur ajoutée, des chercheurs ayant travaillé pour le Conseil d’analyse économique ont estimé que le montant des allégements de charges liés à la RTT représentait, en 2007, 55 % du total des allégements. Avant 2007, je le rappelle, les allégements liés à la RTT faisaient l’objet d’un suivi dédié, ce qui n’est plus le cas depuis la réforme « Fillon ».

Ce bilan ne prend en compte que le coût des allégements généraux de cotisations sociales liées aux 35 heures, sans inclure l’accroissement des recettes sociales et fiscales que celles-ci auraient pu induire, par exemple via les effets sur l’emploi de la réduction du temps de travail, qui constituent mon deuxième point. Ces effets ont donné lieu à plusieurs évaluations ex post, de la part de la DARES et de beaucoup d’autres organismes, à commencer par l’Institut national de la statistique et des études économiques, l’INSEE. Je veux rappeler les difficultés qui s’attachent au chiffrage considéré. La politique de réduction du temps de travail a associé un abaissement de la durée légale du travail à une diminution du coût du travail. On en attendait aussi une modération salariale et des gains de productivité. Décomposer, ex post, les effets économiques de la politique de réduction du temps de travail entre chacune des composantes que j’indiquais est donc complexe, comme le rappelle un article d’Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais et Vladimir Passeron paru dans la revue Économie et statistique en 2004.

En termes de méthode, l’évaluation des 35 heures se heurte par ailleurs à la difficulté d’élaborer un contrefactuel permettant de comparer leurs effets dans les entreprises qui les ont mises en place et dans les autres. Des méthodologues et des économistes ont analysé les biais statistiques susceptibles d’affecter les études. Le premier de ces biais, lié aux caractéristiques observables des entreprises, est le plus facile à corriger, contrairement au deuxième, dit d’« hétérogénéité inobservée » : certaines variables nous échappent en effet, soit parce qu’elles ne figurent pas dans les systèmes d’information, soit parce que nous ne les avons pas identifiées. Le biais d’« hétérogénéité des effets du traitement » tient quant à lui à ce que les entreprises diffèrent dans leur tendance générale d’emploi, indépendamment de la RTT, mais aussi dans leurs capacités d’adaptation à celle-ci. On peut d’ailleurs penser que les entreprises ayant anticipé le passage aux 35 heures sont précisément celles pour qui la mesure était a priori la plus profitable. Enfin, le biais d’« effet de bouclage » s’explique par notre ignorance des effets de la RTT sur les entreprises restées aux 39 heures. Au fur et à mesure de la mise en œuvre des 35 heures, la taille du groupe formé par les entreprises qui ne les appliquaient pas est allée s’amenuisant, rendant ainsi les comparaisons difficiles.

Ces problèmes de méthode expliquent en grande partie les différences observées dans les travaux consacrés aux effets des 35 heures sur l’emploi. En 2000, la DARES a mené une étude sur la base de l’enquête trimestrielle relative à l’activité et aux conditions d’emploi de la main-d’œuvre, dite « ACEMO », réalisée auprès des entreprises de dix salariés et plus qui avaient eu recours au dispositif « Robien ». D’après cette enquête, la RTT avait eu, dans les deux années suivant sa mise en œuvre, un effet net sur la création d’emplois de 6 à 7 % ; une autre étude de la DARES, réalisée en 2002 par M. Bunel – qui s’était fondé sur l’enquête « Passages » – avait conclu à un effet net de 6,6 % pour la loi « Aubry I », et de 4 % pour les entreprises du dispositif « Aubry II » qui avaient anticipé la loi. Enfin, l’étude de l’INSEE menée par MM. Crépon, Leclair et Roux en 2004 faisait apparaître des effets nets sur l’emploi de près de 5 % pour les entreprises visées par le dispositif « Aubry II ». Le fait que cette étude n’ait pas pris en compte la dynamique antérieure des effectifs dans les entreprises concernées explique sans doute la différence avec les chiffres de la DARES. Quelle que soit la source retenue, cependant, on constate un effet positif sur le niveau de l’emploi.

J’en viens à l’effet sur les salaires. Sur ce point, les analyses empiriques mettent en évidence une contribution de la RTT à la modération des évolutions salariales. Si, dans la plupart des accords, le niveau des salaires mensuels de base a été maintenu, les études de la DARES montrent qu’une majorité des entreprises a également engagé des accords de modération ou de gel des salaires. Ainsi, les trois quarts des salariés passés aux 35 heures avant 2000 ont été concernés par une modération salariale, tandis que la moitié de ceux qui y sont passés après 2000 travaillaient dans une entreprise où une telle modération était prévue, pour une durée moyenne de 23 mois.

L’effet positif de la RTT sur l’emploi est lié essentiellement à la modération du coût du travail, mais aussi aux gains de productivité induits par la flexibilité accrue du temps de travail. De ce point de vue, la question qui se pose est celle de l’impact sur les conditions de travail des salariés, sujet que la DARES suit de façon continue. Deux enquêtes de la DARES ont été conjointement réalisées à l’occasion de la mise en œuvre des lois « Aubry I et II », en 2001 : la première auprès des salariés, l’autre auprès des chefs d’entreprise. Ces deux enquêtes convergent dans leurs constats. La moitié des salariés interrogés estime que leurs conditions de travail sont restées stables, sans amélioration ni dégradation, et 28 % – parmi lesquels majoritairement des ouvriers, des employés, des femmes et des personnes travaillant dans des entreprises de moins de cinquante salariés – jugent qu’elles se sont dégradées. Les salariés non consultés, au sein de leur entreprise, sur les conditions de mise en œuvre de la RTT, étaient plus nombreux à se plaindre d’une dégradation de leurs conditions de travail.

La RTT s’est, par ailleurs, accompagnée de réorganisations du travail plus ou moins profondes, dont il est difficile de dire si elles sont directement liées à cette réforme ; pour ma part, je serais encline à ne pas établir de lien de causalité. On peut en effet penser que l’ouverture de négociations a permis une réflexion globale sur l’organisation du travail.

Les résultats des enquêtes de 2001 convergent avec ceux d’une nouvelle enquête menée en 2003 : le temps de travail des salariés ayant bénéficié de la RTT est nettement plus flexible que pour les autres salariés. Leurs horaires sont également plus prévisibles : seuls 12 % des salariés dont la durée du travail avait été réduite connaissaient leurs horaires moins d’une semaine à l’avance, contre 18 % des autres salariés. Selon cette même enquête, les salariés estiment que la RTT a diminué la pression temporelle exercée sur eux. La part de ceux qui déclarent être « toujours obligés de se dépêcher » ou de « travailler très vite » était moins élevée dans les entreprises ayant mis en place la RTT, mais l’organisation du travail y était alors vécue comme plus contraignante : les salariés estimaient qu’ils avaient un peu moins souvent que les autres la faculté de « régler personnellement la plupart des incidents », et que leur travail était organisé de façon un peu plus rigide qu’auparavant.

Ces constats convergent avec des travaux monographiques de la DARES, qui montraient que la RTT a contribué à développer la polyvalence et la formalisation du travail. L’obligation de polyvalence – système de « bouche-trou », comme l’appellent un certain nombre de salariés – explique aussi que l’organisation du travail soit vécue comme plus contraignante.

Les salariés estimaient aussi que la RTT avait favorisé le soutien collectif dans l’organisation du travail : quand la RTT a été mise en place, ils étaient plus nombreux – 89 % contre 83 % – à déclarer qu’ils pouvaient « discuter facilement avec leurs collègues en cas de problème », et que leurs collègues leur manifestaient « de l’intérêt ». Enfin, dans les petites entreprises, les marges de manœuvre s’avéraient accrues pour les salariés dont le temps de travail a été réduit.

Je le répète, ces enquêtes de 2001 et de 2003 doivent être interprétées avec précaution : les jugements des salariés tenaient sans doute davantage aux négociations sur la réorganisation du travail qu’à la RTT proprement dite.

Sur les effets sociétaux, la DARES a contribué à des travaux, s’agissant en particulier de la conciliation entre vie familiale et professionnelle, à travers l’enquête « RTT et modes de vie » réalisée en 2001 – c’est-à-dire auprès de personnes ayant connu les lois « Robien » et « Aubry I ». Selon cette enquête, six salariés sur dix estimaient que la RTT avait eu un effet positif sur leur vie quotidienne, 13 % qu’elle l’avait dégradée et 29 % qu’elle n’y avait rien changé. Par « vie quotidienne » il faut entendre la vie au travail, mais aussi et surtout hors travail. Les femmes sont plus nombreuses à penser que la RTT a amélioré leur vie quotidienne, notamment celles ayant au moins un enfant de moins de douze ans à charge. Les autres facteurs influençant significativement la satisfaction des salariés sont la situation sociale – le jugement étant d’autant plus favorable que celle-ci est élevée –, ainsi que l’amélioration de la visibilité des horaires.

Les travaux que je viens d’énumérer ont été réalisés à une époque où l’on pouvait essayer d’établir, sous réserve des limites que j’ai rappelées, des corrélations, voire des liens de causalité, entre différents phénomènes et la RTT qui entrait alors en œuvre. La DARES continue cependant d’étudier les questions relatives à la durée et à l’organisation du travail : je vais m’efforcer de synthétiser l’état de nos connaissances en la matière.

Pour les salariés à temps complet des entreprises de dix salariés et plus, la durée hebdomadaire moyenne du travail est de 35,6 heures. Cette durée est restée stable depuis 2003 puisque la législation, dont elle suit largement les inflexions, n’a pas subi d’évolution majeure depuis cette date. En incluant les heures supplémentaires, la durée moyenne du travail hebdomadaire atteint, pour ces mêmes salariés, 39 heures, contre 40 heures pour l’ensemble des actifs à temps complet. Pour les salariés à temps partiel, la durée moyenne hebdomadaire s’établit à 23 heures.

Quant à la durée annuelle effective déclarée – l’annualisation du temps de travail ayant été l’un des objets des différentes lois –, elle atteint, en 2012, 1 682 heures pour les personnes de quinze ans ou plus ayant un emploi à temps complet – à rapporter aux 1 607 heures théoriques de la durée légale – et 981 heures pour les salariés à temps partiel, soit 1 552 heures en moyenne pour l’ensemble des salariés.

En 2013, un peu plus de 18 % des salariés travaillent à temps partiel
– 30 % chez les femmes et 7 % chez les hommes –, pour une durée hebdomadaire moyenne remarquablement stable depuis 1998 : 23 heures, soit les deux tiers de la durée légale à temps complet. Les caractéristiques des emplois – plus précaires et moins qualifiés – et le profil des salariés qui les occupent – des femmes, pour 83 % d’entre eux – demeurent tout aussi stables. La DARES a publié en janvier 2013 un panorama complet sur cette question : nous pourrons bien entendu vous le communiquer. Le temps partiel, rappelons-le, s’était fortement développé dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, avant de se stabiliser entre 1998 et 2003, période de mise en
œuvre de la RTT : une partie des salariés avait alors pu le convertir en temps complet puisque sa durée s’en était rapprochée. On peut aussi rappeler que le recours au temps partiel est très variable selon les branches. Par ailleurs, la proportion de salariés à temps partiel subi avait sensiblement reculé entre 1998 et 2002 – à hauteur de 5 % chez les femmes et de plus de 10 % chez les hommes –, avant de repartir à la hausse à partir de 2003.

Sur les comparaisons internationales, les médias se sont récemment fait l’écho d’une étude de Coe-Rexecode. Depuis l’entrée en vigueur des 35 heures, la France se distingue effectivement par une faible durée légale du travail. Selon Eurostat, la durée annuelle effective déclarée par les salariés français à temps complet s’établit en 2013 à 1 661 heures ; si bien que la France est, à l’exception de la Finlande, le pays de l’Union européenne où la durée du travail est la plus faible. Sur l’ensemble des salariés – à temps complet et à temps partiel –, la durée annuelle effective atteint cependant, toujours d’après Eurostat, 1 536 heures la même année, ce qui situe la France dans une position intermédiaire au sein de l’Union.

En termes d’évolution, c’est en France que, de 1998 à 2013, les salariés à temps complet ont connu la plus forte baisse de la durée du travail : avec une baisse de plus de 10 %, notre pays se situe aux côtés de la République tchèque, de la Pologne et de la Lettonie. Mais si l’on considère l’ensemble des salariés – à temps complet et à temps partiel –, la France se situe en compagnie d’un plus grand nombre de pays, parmi lesquels l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne – la baisse de la durée du travail pour l’ensemble des salariés a ainsi été comparable en France et en Allemagne.

Ces comparaisons sont néanmoins très difficiles à établir, notamment parce que la façon dont les questionnaires sont administrés entraîne des biais importants. Sur ce point, la DARES publiera, au début de 2015, une étude d’après laquelle, s’agissant des salariés à temps complet, les écarts entre la France et l’Allemagne seraient majorés d’environ 40 %.

Par ailleurs, le nombre de salariés concernés par les horaires atypiques
– travail de nuit ou le week-end, par exemple – a faiblement évolué entre 1998 et 2010 ; mais cette stabilité globale masque des disparités entre les hommes et les femmes, puisque l’on constate un léger accroissement des horaires atypiques pour les femmes : 9 % d’entre elles travaillent la nuit en 2010 – contre 7 % en 1998 – et 27 % le dimanche – contre 23 % en 1998.

Nous avons mené une analyse très fine sur les organisations atypiques du travail à partir de l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE, qui repose sur l’établissement d’un semainier précis par les personnes interrogées : en 2010, comme en 1998, un tiers des salariés ont travaillé en permanence selon un modèle de semaine standard, qui commence le lundi et s’achève le vendredi, avec des horaires quotidiens s’étendant du matin jusqu’en fin de journée. Cette proportion, restée stable, signifie donc que les deux autres tiers connaissent des organisations atypiques – pour peu que cette appellation ait encore un sens au vu du nombre de salariés concernés.

Notre enquête « Conditions de travail » couvre une période large puisqu’elle est menée tous les sept ans : elle permet ainsi de voir si la RTT a produit ou non des changements profonds et durables. Entre 1998 et 2005, la détermination des horaires est restée stable : la part des salariés ayant des horaires variables n’a pas évolué. Comme je le rappelais, la prévisibilité des horaires à un mois s’est même un peu améliorée et la pression a décru. On constate cependant une rupture depuis 2005, avec une intensification continue du travail : je vous renvoie sur ce point à l’une de nos publications, disponible depuis juillet 2014, relative aux conditions de travail de 1984 à 2013. Entre 1998 et 2005, les évolutions ne sont pas forcément imputables à la RTT, souvent précédée par des tendances historiques – par exemple celle du juste-à-temps, dont les effets s’observaient depuis 1978 –, et elles ne vont pas toujours dans le sens d’une dégradation des conditions de travail. Une telle dégradation est en revanche ressentie par les salariés depuis 2005.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci pour cet exposé très complet, qui a balayé de nombreuses questions que nous nous posons – coûts et gains en termes de pouvoir d’achat et de création d’emplois, conséquences sur la vie au travail et hors travail, organisation au sein des entreprises ou dialogue social.

Avez-vous une opinion sur les hypothèses qui conditionnent l’enquête relative aux allégements de cotisations ? Cette opinion pourrait-elle vous conduire à porter des jugements différenciés sur les résultats ?

On ne conteste plus guère le fait que la RTT a créé des emplois, à hauteur de 4 à 6 % supplémentaires ; en revanche, l’impact sur la compétitivité fait débat : avez-vous un éclairage sur ce point ?

Avez-vous bien voulu dire que la RTT avait été une occasion, et non une cause, de la réorganisation du travail ?

Votre exposé suggère aussi quelques paradoxes. Les salariés disent à la fois que la pression horaire s’est allégée et que l’organisation du travail est devenue plus contraignante : comment concilier ces deux sentiments ?

La RTT a favorisé, dites-vous, le dialogue, voire la solidarité entre les salariés ; or une flexibilité accrue tend à diminuer le travail effectué en commun, donc à réduire les contacts : avez-vous des éléments sur cette question ?

Le temps partiel subi aurait diminué jusqu’à 2003, date à laquelle il serait reparti à la hausse. Peut-on établir un lien entre cette évolution et l’augmentation du contingent des heures supplémentaires constatée à partir de 2004 ?

Le degré de satisfaction sur la RTT croît visiblement, sous toutes les réserves requises, avec la situation sociale ; or, d’après vos études, il est plus élevé chez les femmes, qui pourtant ont en moyenne des situations professionnelles moins favorables. Est-ce à dire que l’on se réjouit d’avoir du temps supplémentaire à consacrer à sa vie privée, à ses proches, comme en témoigne aussi, parfois, le choix du temps partiel ?

Nous vous adresserons peut-être d’autres questions par écrit.

M. Christophe Cavard. Compte tenu du contexte économique, de plus en plus de gens veulent accéder au marché du travail ; d’aucuns, dont je fais partie, estiment que des gains de productivité permettraient de partager le gâteau, ce que contestent des responsables politiques mais aussi les chefs d’entreprise. Quel est votre sentiment sur cette question ? La création de 4 à 6 % d’emplois supplémentaires s’explique-t-elle par le partage du temps de travail ?

La RTT a-t-elle participé à la remise en question du calcul hebdomadaire de la durée du travail ? On s’interroge en effet sur une comptabilisation annuelle, et de nombreuses branches ont négocié des volumes horaires autres qu’hebdomadaires. De même, la RTT a-t-elle eu un impact sur la forme des contrats ? A-t-elle contribué à la hausse du nombre de contrats à durée déterminée (CDD) ?

Le rehaussement du seuil minimal du temps partiel de 20 à 24 heures, décidé avec l’adoption du projet de loi sur la sécurisation de l’emploi, a fait débat ; cependant, dans les faits, la moyenne du temps partiel hebdomadaire atteignait déjà, selon vos explications, 23 heures avant le vote de ce texte. Faut-il en déduire que celui-ci fera disparaître les trois heures complémentaires ainsi gagnées ? Sur ce sujet sensible, il faut éviter les faux débats.

M. Denys Robiliard. Si j’ai bien noté, la durée hebdomadaire moyenne du travail à temps complet atteint, dans les entreprises de plus de dix salariés, 35,6 heures et 40 heures en incluant les heures supplémentaires, pour une durée annuelle de 1 682 heures en 2012. Je m’explique d’autant moins ces chiffres que 40 heures multipliées par 47 semaines font, sauf erreur, 1 880 heures. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

La distinction entre temps partiel subi et choisi est sujette à polémique : quels sont les outils de mesure qui vous permettent d’opérer cette distinction ?

Enfin, peut-on établir un lien entre l’évolution du temps de travail et l’évolution de la productivité ? Avez-vous des données à ce sujet ?

M. Gérard Sebaoun. Si je vous ai bien suivie, vous avez indiqué que la RTT avait eu un effet positif sur l’emploi, et que, si l’on associe temps plein et temps partiel, notre pays suivait une évolution comparable à celle de l’Allemagne.

Les salariés, avez-vous dit, se montraient globalement satisfaits des évolutions en termes d’organisation et de relations au travail dans les années qui ont suivi l’instauration de la RTT, laquelle a donc peut-être joué un rôle à cet égard ; or cette satisfaction semble s’être dégradée depuis 2005. De cette dernière date jusqu’à 2008, la période économique a pourtant été relativement favorable comparée à celle qui a suivi : comment expliquer que le sentiment de la dégradation des conditions de travail soit resté le même au cours de ces deux périodes ?

Mme Isabelle Le Callennec, présidente. Vous avez évoqué les enquêtes consacrées aux entreprises de plus de dix salariés : est-ce à dire que l’on ne mesure pas les effets de la RTT sur les entreprises de moins de dix salariés ?

A-t-on par ailleurs rapproché les données relatives aux créations nettes d’emplois de la courbe du chômage ?

Enfin, quelle est la durée hebdomadaire du travail à temps complet dans les entreprises de moins de dix salariés ?

Compte tenu de l’heure je vous invite à compléter, le cas échéant, vos réponses par écrit.

M. Patrick Pommier, chef du département relations professionnelles et temps de travail de la DARES. La question du temps partiel subi ou choisi est abordée à travers l’enquête de l’INSEE sur l’emploi, réalisée chaque trimestre sur un échantillon de plus de 100 000 personnes. L’une des façons d’opérer cette distinction consiste à demander aux salariés à temps partiel s’ils le sont faute d’avoir pu obtenir un emploi à temps complet. Cette enquête, désormais appelée « Enquête Emploi en continu », n’était qu’annuelle avant 2002-2003, qui constituent des années-charnières : la proportion des personnes se disant à temps partiel subi a plutôt diminué entre 1998 et 2002 et augmenté après cette date.

Il se trouve que le seuil de 24 heures dont vous parliez, monsieur Cavard, correspond à peu près à la médiane des contrats à temps partiel, si bien que la nouvelle loi a pour effet de hisser le volume horaire de la moitié des contrats à ce niveau. Cela fera sans doute évoluer la médiane et la moyenne, que par définition nous ne connaissons pas encore.

M. Christophe Cavard. Au vu de la moyenne, certains employés à temps partiel effectuent des heures « complémentaires » : celles-ci seront-elles annulées par l’augmentation du seuil minimal, aux dépens du pouvoir d’achat des intéressés ?

M. Patrick Pommier. En principe, les heures dites « complémentaires » revêtent un caractère exceptionnel.

Mme Françoise Bouygard. Nous n’avons pas fait d’évaluation ex ante sur les effets possibles de la nouvelle loi en ce domaine.

La durée du travail, pour les salariés à temps complet comme pour l’ensemble des salariés reste supérieure en Allemagne, monsieur Sebaoun ; mais l’écart est moindre s’il l’on considère l’ensemble des salariés : en 2010, ceux-ci ont effectué 1 542 heures en France et 1 621 heures en Allemagne, soit un écart de 79 heures. Malgré des problèmes méthodologiques que nous expliciterons début 2015, cette comparaison a du sens. En tout état de cause, je ne parlais que de l’évolution, qui a en effet suivi le même rythme dans les deux pays sur la période considérée.

M. Gérard Sebaoun. Vous venez de donner les chiffres de 2010 mais, dans votre exposé liminaire, vous évoquiez la période de 1998 à 2013…

Mme Françoise Bouygard. Nous sommes bien obligés de nous fonder sur les données que nous avons. Les comparaisons internationales ont deux limites : les données sur lesquelles elles s’appuient sont disponibles plus tard que les nationales, et elles sont entachées de problèmes méthodologiques importants.

M. Denys Robiliard. N’y a-t-il pas d’homogénéisation des données fournies par Eurostat ?

Mme Françoise Bouygard. Les concepts sont homogénéisés autant que possible, mais les modalités de réalisation des enquêtes ne le sont pas. Les résultats peuvent varier, par exemple, selon que le questionnaire est renseigné seul ou au côté de l’enquêteur, pendant une période de travail ou à une autre période. Nos premiers travaux, non encore publiés, nous conduisent à penser que, s’agissant des salariés à temps complet, une partie de l’écart mesuré entre la France et l’Allemagne tiendrait à des effets de méthode. Quant aux autres questions, je vous propose d’y répondre par écrit.

Mme Isabelle Le Callennec, présidente. Je vous en remercie.

Audition de M. Yves Struillou, directeur général de la direction générale du travail (DGT) du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social et de Mme Marianne Cotis, cheffe du bureau de la durée et des revenus du travail

(Procès-verbal de la séance du mercredi 30 juillet 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le directeur général, madame la cheffe de bureau, je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation dans des délais extrêmement courts. Notre commission d’enquête souhaitait vous entendre parmi les premiers.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, elle pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre audition. Celui-ci vous sera préalablement communiqué, et les observations que vous pourriez faire nous seront soumises.

Par ailleurs, en vertu dudit article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu’elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yves Struillou et Mme Marianne Cotis prêtent serment.)

Votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

M. Yves Struillou, directeur général de la direction générale du travail (DGT) au ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social. Le sujet de la commission d’enquête tient à notre histoire sociale, à l’économie et au droit, armature d’une réalité sociale complexe, en constante évolution.

La question de la durée du travail est au cœur du droit du travail. Au XIXsiècle, les premières lois sociales ont eu pour objet de limiter cette durée pour les catégories les plus vulnérables, à savoir les enfants et les femmes. Mais si, historiquement, le droit du travail a d’abord visé à protéger l’intégrité des corps contre l’usure physique, en garantissant la santé et la sécurité des travailleurs, il tend aussi à protéger leur liberté, car le temps de travail est celui de la subordination, par opposition au temps libre.

Le droit du travail traite aussi de la rémunération, notion liée plus ou moins directement au temps que l’on consacre à l’activité professionnelle.

Il inclut, enfin, des considérations économiques, qui tiennent à la performance des entreprises, à l’évolution de la productivité du capital et du travail, et à l’organisation du travail, sous l’influence des mutations techniques et technologiques.

Ces déterminants ont conjugué leurs effets pour réduire historiquement la durée du travail à l’échelle de l’année ou pendant tout le cycle de vie. Au début du XIXsiècle, les ouvriers étaient présents 4 500 heures par an sur leur lieu de travail. Ce temps de présence a diminué tendanciellement, surtout au XXsiècle, en France et dans tous les pays de l’OCDE. Selon les chiffres de l’INSEE, il est passé de 2 230 heures en 1950 à environ 1 600 heures en 2007.1

Cette évolution s’explique par la salarisation de l’emploi, notamment féminin, la réduction de la durée annuelle du travail des salariés à temps complet, l’augmentation des jours de congés payés et, depuis une trentaine d’années, le développement du temps partiel. Sur le plan juridique, elle s’est traduite par la réduction progressive des durées hebdomadaires maximales, qui s’élèvent à 44 heures pour la durée relative calculée sur douze semaines, et à 48 heures pour la durée absolue, avec possibilité de dérogation.

On ne peut expliquer le droit, la nature ni l’évolution de la durée du travail sans prendre en compte ces évolutions de long terme, ainsi que les mutations de l’organisation du travail comme de l’activité économique. À l’origine, ce droit a été conçu en cohérence avec la logique industrielle de la production en série, comme l’atteste le primat de l’horaire collectif de travail, qui a prévalu jusqu’au début des années 1980. Ce sont l’unité de lieu, l’unité de temps et la subordination juridique qui ont déterminé le droit de la durée du travail.

L’horaire collectif est au centre de l’articulation entre les obligations professionnelles et familiales. Il permettait d’assurer la continuité de la production industrielle de série et garantissait, pour les salariés, une sécurité tenant à la régularité de ces horaires. Si la notion d’horaire collectif apparaissait ainsi protectrice – et elle l’est toujours –, elle a eu aussi une fonction disciplinaire. L’ouvrier commettait une faute s’il ne respectait pas les horaires de travail définis par l’employeur, en vertu de son pouvoir de gestion.

C’est pendant la phase industrielle que furent jetés les divers fondements du droit de la durée du travail.

Le premier d’entre eux est l’intervention normative de l’État par la loi afin de fixer la durée légale du travail, qui constitue non une limite physique mais un seuil au-delà duquel se déclenchent les majorations de salaire. Un lien indissociable se crée entre durée légale du travail, temps de travail et rémunération.

Le second fondement est l’intervention normative de l’État pour définir le cadre temporel de référence. Le choix s’est fixé sur la semaine, lors de l’élaboration de la loi sur les 40 heures et de la rédaction des décrets d’application.

La troisième caractéristique est l’intervention normative, par la voie réglementaire, pour fixer les modalités d’organisation du temps de travail, laquelle repose sur la notion d’horaire collectif et la répartition de celui-ci sur cinq jours, cinq jours et demi ou six jours. Les décrets d’application de la loi relative aux 40 heures de travail hebdomadaire, qui établissent des distinctions en fonction des différents secteurs de l’activité économique, se sont appliqués jusqu’aux années 1980.

Toutefois, du fait de sa rigidité, la notion d’horaire collectif s’est révélée inadaptée aux évolutions des modes de production, qui privilégient désormais souplesse, réactivité et diversification des productions. En outre, elle peut faire obstacle aux aspirations des salariés, notamment des femmes, qui souhaitent par exemple ne plus avoir à solliciter une autorisation du responsable hiérarchique quand elles s’absentent pour assumer une contrainte familiale. Plus généralement, chacun apprécie de ne pas avoir à justifier un retard dû aux aléas des transports. Ces évolutions entrent en corrélation avec le niveau d’éducation de la population active : il s’agit désormais d’une population urbaine, qualifiée et diplômée, et non plus d’une population d’origine rurale. Dès le milieu des années 1970, la loi du 27 décembre 1973 introduit des exceptions à la règle de l’horaire collectif. Cette tendance à l’individualisation des horaires et de la quotité de travail n’a cessé de s’accentuer.

Il est indispensable de rappeler ces éléments pour mieux saisir les mutations, les enjeux et synthétiser sur le plan juridique les questions que pose le droit de la durée du travail.

Celles-ci sont multiples.

Quelle quotité de travail le salarié doit-il effectuer ?

Quelle sera la période de référence : la semaine, le mois, un cycle ou l’année ? En 1936, le choix s’est porté sur la semaine, et l’étalon retenu pour mesurer la quotité de travail a été le paramètre horaire. Ce choix s’est confirmé au lendemain de la Seconde guerre mondiale.

Troisièmement, comment définir le temps de travail ? Est-ce celui pendant lequel le salarié effectue strictement et matériellement sa tâche ou celui pendant lequel il se tient à la disposition de l’employeur ? Le point a fait l’objet d’un débat.

Quatrièmement, comment se répartit la quotité de travail sur la semaine, l’année ou le cycle de vie ?

Cinquièmement, comment est rémunérée la quotité d’heures contractuellement convenue par les parties au contrat de travail ? Quelles sont les incidences du dépassement d’un seuil fixé par les pouvoirs publics ?

Sixièmement, quelles sont les limites physiques définies par ceux-ci en fonction de considérations liées notamment à la santé ? Quelle est la durée de travail journalière ou hebdomadaire maximale ? Là encore, des évolutions sont intervenues.

Septièmement, comment s’articulent la norme étatique et le contrat de travail ? Comment se concilient les normes étatiques et les normes collectives qui figurent dans l’accord collectif ? Le contrat ou l’accord peuvent-ils déroger à la norme légale ? Le cas échéant, est-ce en un sens favorable ou défavorable au salarié ? Enfin, comment s’articulent l’accord de branche et l’accord d’entreprise ?

Cette série de questions fournit une grille de lecture permettant de saisir les mutations de notre droit et de mieux comprendre l’évolution tendancielle de la baisse de la durée du travail. Ces mutations sont au cœur des évolutions plus générales de notre droit, qui dessine une nouvelle architecture entre la norme étatique, la négociation collective et le contrat. La nouvelle architecture a été consacrée par le Conseil constitutionnel, qui, tout en s’adossant à l’article 34 de la Constitution de 1958, permet au législateur de renvoyer tant à la négociation collective qu’au pouvoir réglementaire, pour définir les modalités de mise en œuvre de la loi.

Sur le plan historique et juridique, le point de bascule se situe au début des années 1980, avec les lois « Auroux », qui introduisent une nouvelle norme fixant la durée journalière de travail à dix heures. Cette limite est toujours en vigueur. Le législateur a prévu la possibilité de déroger à la durée journalière soit par la voie administrative classique – au moyen d’une dérogation délivrée par l’inspection du travail –, soit par la voie négociée, c’est-à-dire l’accord d’entreprise. C’est le premier exemple d’une nouvelle articulation entre la norme étatique et la norme conventionnelle.

Par ailleurs, les lois « Auroux » instaurent un dispositif de modulation, qui permet de s’affranchir du cadre hebdomadaire de calcul des heures supplémentaires.

En outre, elles permettent aux entreprises de disposer, sans autorisation de l’administration du travail, d’un volume d’heures supplémentaires, dont la quotité est fixée par la négociation, à un niveau inférieur ou supérieur à celui de 130 heures défini par décret. Le mécanisme est original : il autorise les partenaires sociaux à déterminer un seuil grâce à un accord collectif. Autant dire qu’on leur laisse une grande autonomie pour décider d’un paramètre important, qui conditionne l’intervention de la puissance publique.

Ces nouveaux dispositifs dessinent en creux une nouvelle conception de la durée du travail, dans laquelle s’inscrivent les lois « Aubry » du 13 juin 1998 et du 19 janvier 2000. Celles-ci poursuivent le dépassement du cadre hebdomadaire du décompte de la durée du travail, hérité de 1936, et mettent en place un décompte pluriannuel, voire annuel. C’est ainsi que, sous réserve de la conclusion d’un accord collectif, une partie de la population peut calculer sa durée du travail, et donc sa rémunération, à partir non de l’heure mais de la journée de travail.

Quatorze ans après l’adoption de la loi « Aubry II », le cadre juridique régissant le temps de travail a beaucoup évolué. Le législateur l’a assoupli en offrant aux entreprises des leviers pour organiser le travail au plus près de leurs besoins, dans le respect d’un ordre public social. Ce faisant, il s’inscrit dans la trajectoire amorcée en 1982, qui donne plus d’autonomie à l’entreprise.

La loi du 20 août 2008 cristallise cette trajectoire en inversant la hiérarchie des normes. En matière de durée du travail, elle accorde la primauté à l’accord d’entreprise. Sous le précédent quinquennat, le seuil de 35 heures, qui déclenche le versement d’heures supplémentaires, a été maintenu, afin de préserver le pouvoir d’achat des salariés.

Au cours de mon intervention, je rappellerai d’abord les principales dispositions des lois « Aubry », qui ont fixé à 35 heures la durée légale du travail. J’évoquerai ensuite l’assouplissement de ce cadre juridique par d’autres lois, qui ont accordé une plus grande autonomie à l’entreprise. Je terminerai en soulignant les conséquences pratiques de ces textes sur le dialogue social et les conditions de travail.

Les lois « Aubry » résultent de plusieurs textes antérieurs. L’article 39 de la loi quinquennale du 20 décembre 1993 a établi un dispositif expérimental, notamment grâce à l’amendement « Chamard ». La loi du 11 juin 1996, dite « Robien », qui tend à favoriser l’emploi par l’aménagement et les réductions conventionnelles du temps de travail, comporte un volet défensif.

La loi « Aubry I » fixe la durée légale du travail à 35 heures, au 1er janvier 2000 pour les entreprises d’au moins vingt salariés, et au 1er janvier 2002 pour les autres. Elle allège les cotisations patronales des entreprises pourvu que celles-ci, anticipant le passage aux 35 heures, prévoient dans un accord collectif, repris ensuite dans une convention entre l’État et l’entreprise, de diminuer de 10 % la durée effective du travail et d’embaucher à hauteur de 6 % de l’effectif en un an, s’agissant du volet offensif de la loi, et, s’agissant du volet défensif, de maintenir l’emploi et de renoncer à effectuer des licenciements pour motifs économiques.

La loi « Aubry II » confirme que la durée légale du travail est fixée à 35 heures par semaine. Elle allège les cotisations sociales des entreprises qui prévoient dans un accord collectif majoritaire – ce qui est une des innovations majeures de notre droit – une durée de travail collective de 35 heures, et qui précisent le nombre d’emplois créés ou préservés par la réduction du temps de travail.

Ce dispositif appelle plusieurs remarques.

D’abord, les lois « Aubry » ont été le vecteur juridique d’une mise en conformité de notre droit avec la directive européenne 93/104 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail. Elles ont permis d’introduire dans le code du travail une définition du temps de travail : il s’agit du temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles.

Ensuite, afin de permettre aux entreprises de réaliser des gains de productivité, de nature à boucler l’équation économique imposée par la réduction du temps de travail (RTT) associée à la modération salariale, la loi « Aubry II » a facilité les aménagements du temps de travail pour les entreprises. Elle a simplifié, en les fusionnant, les règles relatives aux modulations, et permis de s’affranchir du cadre hebdomadaire de calcul des heures supplémentaires, en établissant une moyenne sur une période infra-annuelle ou annuelle.

Enfin, la loi « Aubry II » a cherché à développer des outils permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle du salarié. L’accord collectif de réduction du temps de travail ou de mise en place de la modulation détermine les modalités de prise des jours de réduction de temps de travail (JRTT), pour partie au choix du salarié, pour partie au choix de l’employeur, selon une répartition fixée par l’accord d’entreprise. L’accord doit aussi fixer les délais maximaux dans lesquels les repos doivent être pris, ainsi que les délais de prévenance.

Ces paramètres, qui peuvent paraître techniques, ont été au cœur de la négociation des accords. Ils sont déterminants pour l’entreprise, qui doit programmer son activité et réagir aux fluctuations à la hausse ou à la baisse. Ils le sont aussi pour les salariés, car les délais de prévenance et la quotité de jours à leur disposition leur permettent de mieux articuler vie professionnelle et personnelle, par exemple pour prendre en charge leurs descendants ou leurs ascendants.

La loi « Aubry II » a modifié les modalités de fonctionnement du compte épargne-temps (CET) en permettant de l’alimenter par les JRTT, et en conciliant vie professionnelle et personnelle sur une période qui dépasse l’année, en vue de mener des projets liés à la formation ou au déroulement de carrière.

Quatrièmement, afin de favoriser la réduction négociée du temps de travail, particulièrement dans les petites entreprises, dépourvues de délégués syndicaux, les deux lois « Aubry » ont permis la négociation d’accords relatifs à la durée et à l’aménagement du temps de travail avec des salariés mandatés par les organisations syndicales.

L’objectif était non seulement de permettre aux entreprises et aux salariés dépourvus de représentation syndicale de bénéficier de la RTT, mais aussi d’accéder aux mécanismes d’aménagement, qui sont une des conditions de la performance de l’entreprise. Ces possibilités de mandatement ont inspiré les dispositions de la loi du 20 août 2008, qui permettent aux entreprises dépourvues de délégué syndical de négocier avec des salariés élus ou mandatés.

Cinquièmement, le temps de travail des cadres a été un enjeu majeur. Le législateur a prévu pour ceux-ci des dispositifs spécifiques, tels que le forfait annuel horaire et le forfait-jours, plus novateur. Les objectifs étaient multiples.

Il fallait d’abord résoudre la difficulté d’évaluer la durée du travail, pour une population en constante évolution quantitative et qualitative. Cette population inclut les cadres encadrant, les experts et les cadres autonomes, dont le temps de travail est extrêmement difficile à décompter. Faut-il y inclure, par exemple, celui d’un déjeuner auquel assiste un cadre commercial ou le temps de déplacement, lors d’un voyage à l’étranger ? Ces questions sont insolubles, si l’on retient un étalon horaire.

Il fallait ensuite mettre un terme à une situation d’insécurité juridique, tant pour les employeurs que pour les salariés, et rendre possible la réduction du temps de travail pour cette catégorie, ce qui n’est possible que si l’on s’affranchit d’un cadre horaire.

Il fallait aussi prendre mieux en compte l’organisation du travail des cadres. La création du forfait-jours constitue, de fait et en droit, un point d’équilibre du nouveau dispositif issu des lois « Aubry ». Celui-ci décompte la durée du travail non plus en heures mais en jours, ce qui permet de combiner un accord d’entreprise ou de branche avec une convention individuelle.

Grâce à la loi « Aubry II », le législateur a mieux articulé les accords collectifs sur la réduction du temps de travail et le contrat de travail. La jurisprudence a posé le principe selon lequel la durée du travail, telle que mentionnée au contrat, ne peut être modifiée sans l’accord du salarié. On peut dire, en citant le doyen Philippe Waquet, que la durée du travail fait partie du socle contractuel fondamental.

La loi « Aubry II » a aussi intégré au code du travail une disposition selon laquelle la seule diminution du nombre d’heures, en application d’un accord de réduction de la durée du travail, ne constitue pas une modification du contrat. On voit ainsi se dessiner une nouvelle articulation entre accord collectif et contrat de travail.

Pour autant, l’accord collectif sur la réduction du temps de travail peut avoir des incidences sur l’aménagement du temps de travail comme sur la rémunération, et nécessiter une modification du contrat. Pour cette raison, il a fallu ajouter au code du travail que, lorsqu’un ou plusieurs salariés refusent une modification du contrat en application d’un accord de réduction de la durée du travail, leur licenciement éventuel ne repose pas sur un motif économique, et qu’il est soumis aux dispositions relatives à la rupture du contrat de travail pour motif personnel.

J’en viens au second temps de ma présentation.

Depuis les lois « Aubry », le cadre législatif a beaucoup évolué, afin de donner aux entreprises des leviers qui leur permettent d’organiser le temps de travail au plus près de leurs besoins, de faire face à leurs contraintes et de disposer d’une plus grande autonomie pour négocier.

Dans son volet « temps de travail », la loi du 20 août 2008 parachève un cycle d’importantes réformes législatives visant à adapter et à assouplir le cadre issu des lois « Aubry » sur les 35 heures. Ce texte concerne des équilibres essentiels de notre droit du travail et repose sur trois piliers : les règles sur la durée du travail sont constitutives de notre ordre public social ; elles sont indissociables de l’organisation du temps de travail dans l’entreprise ; elles ont un impact sur la rémunération des salariés et leur pouvoir d’achat.

Pourquoi peut-on dire que ces règles sont constitutives de notre ordre public social ? La durée et l’amplitude du temps de travail affectent directement la santé du salarié, qui doit bénéficier, entre les séquences de travail, d’un temps de repos, à l’échelle de la semaine comme de l’année. En dehors de certaines dérogations encadrées par la loi, s’appliquent les règles relatives au repos hebdomadaire, au repos quotidien, à la durée maximale de travail hebdomadaire, au travail de nuit, aux temps de pause et aux congés payés. Ces normes constituent un socle, que l’accord d’entreprise peut améliorer. Elles assurent de manière effective le respect du principe relatif à la protection de la santé des travailleurs, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946.

Par application du principe de faveur, l’accord collectif peut aller au-delà de ces prescriptions pour assurer une meilleure protection des salariés. Ce champ de la législation est fortement irrigué par le droit de l’Union européenne. La directive 2003/88 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail est prise sur le fondement des stipulations du traité instituant la Communauté européenne, en particulier sur les dispositions relatives à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Elle fixe des prescriptions minimales de sécurité et de santé, que les États membres sont tenus de respecter. À ce titre, elle a conduit à introduire dans notre législation le principe du repos journalier et des temps de pause.

Venons-en au deuxième pilier de la loi : les règles régissant la durée du travail sont indissociables de l’organisation du temps de travail dans l’entreprise, notamment du process et des aspirations des salariés. Le droit du travail s’inscrit dans une logique descendante, qui part de la loi pour aller vers l’accord de branche et l’accord d’entreprise, le tout étant régi par le principe de faveur, qui permet de déroger, dans un sens favorable aux salariés, aux dispositions fixées par le niveau supérieur.

En inversant la hiérarchie des normes dans certains domaines énumérés, la loi du 20 août 2008 consacre une évolution amorcée dès 1982, avec l’introduction dans le droit de l’ordre public dérogatoire, qui reconnaît aux partenaires sociaux la possibilité de négocier des dispositions moins favorables aux salariés. Encore faut-il s’accorder sur ce terme. Dans le cas d’un salarié qui effectue des heures supplémentaires – donc perd de sa liberté personnelle mais accroît sa rémunération –, il est très difficile à une autorité extérieure de juger de l’application du principe de faveur. On a donc laissé aux acteurs de l’entreprise ou de la branche le soin de définir ce paramètre.

L’approche initiée en 1982 s’est poursuivie avec la loi « Fillon » du 17 janvier 2003, qui, sans remettre en cause le principe de la durée légale, fixée à 35 heures, a permis d’aménager les conditions dans lesquelles la réduction du temps de travail est mise en œuvre dans les entreprises.

Puis la loi du 4 mai 2004 a institué des rapports d’autonomie entre les différents niveaux d’accords collectifs.

Enfin, la loi du 20 août 2008 a parachevé cette dynamique. Désormais, les grands principes de notre droit de la durée du travail sont définis par la loi, comme l’impose l’article 34 de la Constitution, mais la hiérarchie est désormais la suivante : l’accord d’entreprise ; à défaut, l’accord de branche ; à défaut, les dispositions supplétives définies par la voie réglementaire.

Les thèmes concernés par cette inversion de la hiérarchie des normes sont strictement limités et ne remettent pas en cause les dispositions précédemment énumérées, qui se rattachent à l’ordre public social. Les paramètres que le législateur a voulu placer dans les mains des acteurs de l’entreprise sont la fixation du contingent d’heures supplémentaires, le repos compensateur de remplacement, les conventions individuelles de forfait, la répartition et l’aménagement des horaires, la journée de solidarité et le compte épargne-temps.

La loi du 20 août 2008 accorde une place plus importante à la négociation d’entreprise pour fixer les différents paramètres du droit de la durée du travail, ce qui permet de prendre en compte les besoins économiques des entreprises, leur organisation, compte tenu de leurs contraintes et de leurs activités, et les besoins des salariés. Elle simplifie significativement la réglementation en matière de temps de travail, en créant un mode unique d’aménagement négocié du temps de travail, dit « de modulation », qui se substitue aux quatre précédents.

La loi précise désormais que l’accord fixe les limites pour le déclenchement des heures supplémentaires, dans le respect de la durée légale, ainsi qu’un délai de prévenance d’au moins sept jours, sauf stipulation contraire, pour modifier la durée ou les horaires de travail. Le principe de faveur reste un principe fondamental, mais il a été adapté dans le droit de la durée du travail.

Les heures supplémentaires sont, selon les cas, jugées favorables ou défavorables aux salariés. Le législateur a tranché la question en s’appuyant sur les nouvelles formes de démocratie sociale.

Le fait que l’inversion de la hiérarchie des normes de droit soit inscrite dans la loi du 20 août 2008 sur la démocratie sociale ne relève pas d’une pure coïncidence de calendrier. Pour que l’accord collectif d’entreprise puisse fixer des paramètres aussi fondamentaux pour les salariés et les entreprises, aussi déterminants pour l’articulation entre vie professionnelle et personnelle, il fallait qu’il soit conclu par des organisations syndicales qui aient la légitimité d’engager la communauté de travail. Cette légitimité est adossée à l’appréciation de leur représentativité dans l’entreprise, compte tenu du résultat obtenu au premier tour des élections professionnelles pour choisir le comité d’entreprise ou les délégués du personnel.

Il y a un lien indissociable entre ces deux évolutions. On ne peut, en effet, concevoir que l’accord collectif devienne la matrice de la norme juridique applicable aux relations de travail quotidiennes, si cet accord est conclu par une organisation syndicale peu ou pas représentée dans l’entreprise. Dès lors, ne sont invitées à la table des négociations que des organisations dont la représentativité a été consacrée par les élections professionnelles.

Le troisième pilier de la loi est la prise en compte de l’aspiration aux gains de pouvoir d’achat, les 35 heures étant maintenues comme référence pour le déclenchement des heures supplémentaires, lesquelles bénéficiaient des dispositions de la loi du 20 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, dite « TEPA ». Aux termes de cette loi, la rémunération des heures supplémentaires et complémentaires devait bénéficier d’une réduction de cotisations sociales plafonnée au taux de 21,5 % ; l’employeur bénéficiait, pour les seules heures supplémentaires, d’une réduction forfaitaire de cotisations patronales ; les salariés étaient exonérés de l’imposition sur le revenu pour la rémunération des heures supplémentaires ou complémentaires.

Selon une étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) de 2011, les deux tiers des salariés à temps plein, sans forfait, ont effectué des heures supplémentaires ; mais il n’est pas sûr que la loi TEPA ait vraiment contribué à l’augmentation de leur nombre ni, selon le but recherché, à une relance de l’activité. Elle fut abrogée par la loi de finances rectificative du 16 août 2012, qui supprimait les exonérations fiscales et sociales. Seules les exonérations de cotisations patronales dans les entreprises de moins de vingt salariés ont été maintenues.

La question des effets de la loi TEPA et de son abrogation est sujette à débat. Quelque 9,5 millions de salariés ont été concernés par la fin des heures supplémentaires défiscalisées. Selon le rapport du comité d’évaluation des dépenses fiscales et des niches sociales de juin 2011, les bénéficiaires de la mesure étaient essentiellement des employés aux revenus supérieurs au SMIC ; pour un ouvrier ayant un salaire mensuel de 2 271 euros, la perte due à l’abrogation du dispositif serait de 48 euros.

La loi du 22 mars 2012, dite loi « Warsmann », a précisé que l’accord collectif peut primer sur le contrat de travail en matière d’aménagement du temps de travail. Nous retrouvons ici une question majeure, celle de l’articulation entre accord collectif et contrat de travail : le second étant la loi des parties, il ne peut être modifié que par leur assentiment réciproque.

Les mécanismes d’aménagement du temps de travail permettent aux entreprises d’adapter au mieux leur organisation du travail, mais ils peuvent aussi avoir une incidence sur le socle contractuel. Une jurisprudence de la Cour de cassation du 18 septembre 2010 avait précisé que la mise en place de ce type d’aménagement – en l’espèce, le dispositif de modulation – constituait une modification du contrat de travail qui, en tant que telle, requérait l’accord exprès du salarié ; si bien que se posait la question du recueil de l’accord de chacun des salariés, et celle d’un éventuel refus d’un ou de plusieurs d’entre eux. La jurisprudence conduisait donc à rendre plus aléatoire le recours au mécanisme d’aménagement du temps de travail ; aussi le législateur a-t-il précisé, avec la loi « Warsmann », que la mise en place d’un tel aménagement pour une période supérieure à une semaine ne constituait pas, au sens du code du travail, une modification du contrat de travail.

La question du temps partiel est liée à l’évolution de la durée légale du travail. C’est ce qui explique que la loi « Aubry II », en application du droit communautaire, ait traité du temps partiel ; elle a défini celui-ci en référence à la durée légale du travail, quel que soit son mode de calcul : est considéré comme travail à temps partiel tout travail dont la durée est inférieure à ces références légales. La même loi soumet la mise en place du temps partiel à la conclusion d’un accord collectif ; en l’absence d’un tel accord, le temps partiel peut être décidé après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel.

Enfin, la loi « Aubry II » avait pour objectif de faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle des salariés à temps partiel ; elle a ainsi encadré le pouvoir qu’a l’employeur de changer la répartition des horaires de travail de ces salariés, car un tel changement peut avoir une incidence, non seulement pour la vie personnelle des intéressés, mais aussi pour leur vie professionnelle s’ils l’exercent dans plusieurs entreprises. Cette loi pose le principe selon lequel le refus du salarié ne constitue ni une faute ni un motif de licenciement dès lors que ledit changement n’est pas compatible avec des obligations familiales impérieuses.

En 2012, c’est sous l’angle de la lutte contre la précarité du temps partiel subi que le Gouvernement a souhaité réformer le cadre législatif applicable au temps partiel. Les partenaires sociaux, en accord avec le Gouvernement, se sont emparés de la question et ont conclu, le 11 janvier 2013, un accord dont les dispositions relatives au temps partiel ont été retranscrites dans l’article 12 de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi. Selon cet article, la durée minimale d’un contrat de travail à temps partiel est fixée à 24 heures hebdomadaires.

J’en viens aux conséquences pratiques de la réduction du temps de travail sur le dialogue social et les conditions de travail, notamment pour les cadres.

Les innovations des lois « Aubry » et, plus largement, le processus de négociation des 35 heures ont-ils donné un nouvel élan au dialogue social dans les entreprises ? La question fait débat.

Le bilan dressé à l’occasion de la loi du 19 janvier 2000, présenté dans la circulaire DRT du 3 mars 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail, met en avant « qu’en l'espace d'un an et demi (..), 26 000 accords d'entreprise ont été signés, concernant 2,9 millions de salariés et entraînant la création ou la sauvegarde de plus de 170 000 emplois ». Il convient de souligner que le chiffre de 170 000 créations ou sauvegardes d’emploi correspond à une évaluation réalisée ex ante, qui correspondait à la somme des engagements pris par les entreprises à cette date. L’impact total des lois Aubry en termes de création d’emplois, selon des estimations convergentes rappelées par la Directrice de la DARES lors de son audition, serait compris entre + 6% à + 7%.

Par ailleurs, on est passé, grosso modo, d’un flux annuel d’environ 10 000 accords d’entreprise à un flux de près de 30 000 accords. Avec ce pic, la part d’accords d’entreprise relative au temps de travail a fortement progressé. Ce dernier reste aujourd’hui le deuxième thème de négociation au sein des entreprises.

Faut-il toutefois relativiser ces chiffres, comme l’avait fait, en 2004, le rapport de la mission d’information sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail ? Ce document soulignait que le bénéfice des allégements de cotisations était conditionné à la signature d’un accord, donc à une contrainte pour les entreprises. Reste que les lois « Aubry » ont induit un mouvement significatif de négociation, tant au niveau des branches que des entreprises.

Il faut aussi s’interroger sur la manière dont celles-ci se sont approprié les outils de la loi du 20 août 2008. Rien, dans le bilan statistique, ne permet de conclure que cette appropriation ait été effective. Selon la DARES, les accords d’entreprise sur le temps de travail sont, malgré leur proportion élevée, sensiblement moins nombreux en 2010 qu’en 2009. Cette baisse est même légèrement plus marquée que celle du volume d’ensemble des accords d’entreprise ; elle témoignerait, selon la DARES, d’une faible appropriation par les entreprises des possibilités d’aménagement et de dérogation offertes par la loi de 2008. Notre analyse est que les entreprises, notamment les grandes et les moyennes, n’ont pas souhaité s’engager dans une remise en cause des accords collectifs de RTT conclus dans le sillage des lois « Aubry » ; le plus souvent, elles ont préféré la continuité, moyennant d’éventuels aménagements de l’organisation du temps de travail.

La DARES estime, par ailleurs, que 12 % des salariés disposent d’un compte épargne-temps. Ce taux s’élève à 32 % pour les salariés au forfait-jours et à 10 % pour les autres. Les possibilités d’utilisation du CET ont été ultérieurement modifiées par différentes lois, sur lesquelles je ne reviens pas. Il faut surtout retenir que le CET est devenu un outil largement diffusé, qui permet aux salariés de concilier vie professionnelle et vie personnelle à un horizon qui peut s’étendre du moyen terme jusqu’à la vie entière.

Pour les cadres, le dispositif du forfait-jours a été pleinement utilisé par les entreprises. Selon la DARES, la part des salariés à temps complet visés par ce forfait est passée de 5 % en 2001 à 12 % en 2011, soit environ 1,3 million de salariés. Le succès du dispositif s’explique par le fait qu’il a permis de réguler la durée du travail des cadres, qu’ils exercent des fonctions d’encadrement ou d’expertise, même s’il a pu, un temps, sembler fragilisé par le contentieux. Comme vous le savez, la CFE-CGC et la CGT ont déposé des recours devant le Comité européen des droits sociaux, en vue de faire déclarer le forfait-jours contraire à l’article 2, paragraphe 1 de la Charte sociale européenne révisée, lequel impose « une durée raisonnable au travail journalier et hebdomadaire ». Dans des résolutions en date du 4 mai 2005, le comité des ministres a suivi ce raisonnement, mais sa position a seulement valeur de recommandation.

Dans un second temps, le contentieux s’est noué devant la chambre sociale de la Cour de cassation, qui, par un arrêt du 29 juin 2011, n’a pas censuré le dispositif en lui-même – en l’espèce, il s’agissait de celui mis en œuvre par la convention de branche de la métallurgie. La chambre sociale a précisé que « toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires ». Dans leur commentaire de l’arrêt (Semaine sociale Lamy, 4 juillet 2011), la doyenne de la chambre sociale et le conseiller Philippe Florès estiment que cette décision « trouve un point d’équilibre entre la flexibilité voulue par le législateur, qui inspire le forfait en jours, et les limites nécessaires résultant des exigences de sécurité de nature à la fois constitutionnelle et européenne ». Si la Cour de cassation reste particulièrement vigilante en la matière, en réitérant en particulier son exigence d’un suivi régulier de l’activité des salariés (Cass soc., 26 septembre 2012, n°11-14.540), elle a donc conforté le principe du forfait-jours.

Notre droit du travail est-il toujours adapté aux évolutions des conditions de travail et aux évolutions sociétales, s’agissant en particulier de la remise en cause du paradigme qui avait fondé notre législation : la coïncidence entre unité de temps et de lieu et la démarcation claire entre activité professionnelle et vie personnelle ? On peut légitimement se poser la question au vu de l’influence des nouvelles technologies, de leur diffusion et des changements d’habitudes qu’elles induisent, pour les anciennes comme pour les nouvelles générations. Du fait de ces outils, la vie personnelle et la vie professionnelle sont toutes deux présentes l’une dans l’autre, pendant les temps et dans les lieux qui leur sont respectivement dévolus. Cette mutation majeure, non seulement des relations de travail mais aussi des relations sociales et sociétales, induit une déconnexion entre la présence physique et la disponibilité mentale. Elle bouleverse aussi notre droit, et certaines branches professionnelles l’ont déjà prise en compte. C’est le cas, par exemple, de la branche des bureaux d’études techniques, cabinets d’ingénieurs-conseils, sociétés de conseil, dont l’accord d’avril 2014 contient un avenant qui prévoit une obligation de « déconnexion des outils de communication à distance », afin de garantir l’effectivité du respect par le salarié des durées de repos quotidiennes et hebdomadaires.

Afin d’améliorer l’articulation des temps de vie, certaines entreprises se sont engagées à mettre en œuvre de bonnes pratiques. En mai dernier, une cinquantaine d’entre elles se sont ainsi engagées à respecter la Charte des bonnes pratiques lancée par le ministère du droit des femmes en partenariat avec l’Observatoire de la parentalité en entreprise, qui reconnaît au salarié un « droit à la déconnexion ».

De façon plus générale, on peut s’interroger sur l’impact de la réduction du temps de travail sur les conditions de travail : en particulier, se traduit-elle par une intensification qui les dégraderait ? Telle qu’elle ressort des enquêtes, la réalité appelle une réponse nuancée.

Interrogés en 2003, la moitié des salariés estimaient que la RTT avait amélioré leur situation. Pour la plupart des bénéficiaires des 35 heures, l’activité se caractérise, il est vrai, par une flexibilité accrue, mais aussi par une meilleure prévisibilité des horaires et une pression temporelle moins forte. En clair, l’impact de la RTT dépend d’un paramètre fondamental : l’autonomie dont dispose le salarié dans l’organisation de ses tâches.

D’autres études, en particulier celles de la DARES et l’enquête Sumer, mettent en évidence des évolutions négatives, voire une dégradation des conditions de travail en raison d’un cumul de contraintes accrues – rythme de travail ou postures, par exemple. Pour les employeurs, le passage aux 35 heures a été lié à des modifications de l’organisation du travail visant à accroître la productivité, afin de boucler l’équation économique. En définitive, le travail semble s’être intensifié par le passage aux 35 heures, qui a conduit à concentrer l’activité sur cinq jours dans la semaine, voire moins.

Ces évolutions conduisent à un changement d’approche des conditions de travail. L’accent est mis, désormais, sur la qualité de vie au travail dans le cadre d’une démarche globale incluant non seulement les risques psychosociaux, mais aussi les attentes des personnes en matière de réalisation et de développement personnels, d’organisation collective du travail, d’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment par la prise en compte du temps de transport. Les salariés d’une entreprise située en région parisienne sur la ligne A du RER, interrogés en interne par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur les facteurs de risque psychosocial, avaient placé au premier rang d’entre eux les conditions de circulation sur cette ligne.

Je ne reviendrai pas sur les principales évolutions de notre droit en matière de durée du travail, indissociables de la diminution tendancielle de cette dernière ; elles ont été le vecteur d’un changement radical de notre droit du travail vers une nouvelle articulation entre la norme étatique et la norme négociée.

Notre pays est confronté à un débat stratégique, qui revêt aussi une dimension communautaire. Face à l’évolution de l’économie mondiale et à la libéralisation des échanges, deux voies s’offrent à lui dans un cadre apparemment harmonisé. La première est la voie contractuelle pure, choisie par le Royaume-Uni – rejoint depuis par d’autres pays qui ont adhéré à l’Union – avec la clause de l’« opt-out », laquelle permet de s’affranchir des normes communautaires si un accord collectif est conclu. La seconde, jusqu’alors choisie par notre pays, est la voie négociée, qui articule l’ordre public social et la négociation dans l’entreprise. Ce qui est en jeu, c’est la capacité à faire évoluer notre modèle afin de concilier les besoins des entreprises et les aspirations des salariés. Reste aussi un problème, et non des moindres : l’effectivité de la norme et son application.

M. le président Thierry Benoit. Merci, monsieur le directeur général, pour cet exposé complet.

« Le droit de la durée du travail ne peut être dissocié de l’organisation de l’entreprise », avez-vous dit. C’est précisément ce qui a fait germer, dans mon esprit, l’idée de cette commission d’enquête. Le redressement productif et la perte de compétitivité, évoqués tant par le Gouvernement que par les chefs d’entreprise, ne peuvent laisser les élus sans réaction.

Vous avez parlé d’un cadre « apparemment harmonisé » ; or, entre l’annualisation du temps de travail, les compensations forfaitaires sous forme de RTT ou le compte épargne-temps, ce cadre fait l’objet d’applications très différentes, qui varient aussi selon les branches et les secteurs d’activité. Cela ne pose-t-il pas la question de l’attractivité des métiers et des cadences au sein de l’entreprise ?

Enfin, le Centre d’analyse stratégique évalue à 12 milliards d’euros le coût de la réduction hebdomadaire du temps de travail dans la sphère publique, et à 22 milliards d’euros les versements de l’État à la sécurité sociale au titre des différentes compensations – « Aubry », « Balladur » puis « Juppé » – d’allégements de cotisations sociales, journée de solidarité comprise. La RTT a-t-elle donc un coût, non seulement pour les entreprises, mais aussi pour la sphère publique, au regard notamment du financement des prestations sociales et des retraites ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci pour votre exposé qui bat en brèche certaines évidences, notamment celle selon laquelle il n’y aurait pas lieu, en dépit de la situation de l’emploi, de s’interroger sur le temps de travail. De ce point de vue, je sais gré à M. Benoit d’avoir eu l’initiative de cette commission d’enquête.

En matière de temps de travail, des évolutions sont intervenues, dans un sens ou dans l’autre. D’aucuns tirent argument de la précédente durée légale pour dire que l’on pourrait travailler davantage ; d’autres estiment que la diminution progressive du temps de travail est une évolution historique.

Votre exposé a bien montré également que, pour évaluer les politiques de réduction du temps de travail, il faut prendre en compte non seulement les lois « Aubry », mais aussi les décisions qui ont pu les affecter en 2003, 2004, 2008 et même 2012, avec l’abrogation de la loi TEPA.

S’agissant de l’impact de la RTT, peut-on faire des distinctions en fonction, non seulement du sexe, mais aussi des branches, des catégories socioprofessionnelles ou des types d’entreprise ? Qu’en est-il de la productivité ?

Vous avez justement souligné, par ailleurs, qu’il est difficile de dissocier l’impact de la RTT sur la vie au travail et en dehors du travail.

Peut-on observer, sinon un lien de causalité, du moins une concomitance entre la RTT et l’évolution des types de contrat, sachant que sept emplois créés sur dix pour les moins de vingt-cinq ans, aujourd’hui, le sont en CDD ou en intérim ?

M. Gérard Sebaoun. Quelles que soient les études, on observe deux types de réaction au forfait-jours chez les cadres : certains mènent une vie banale d’entreprise, avec des horaires convenables ; d’autres, notamment les plus jeunes et les jeunes diplômés entrant dans l’entreprise, ne comptent plus du tout leurs heures. Je suis donc sceptique sur la « déconnexion » qu’induiraient les nouvelles technologies, qui bouleversent le rapport au travail.

Ne devrait-on pas prendre en compte, au moins en partie, le temps de transport, cause de fatigue extrême pour les salariés, notamment en région parisienne ?

Enfin, les inspecteurs du travail sont-ils souvent amenés à intervenir pour faire respecter le temps de travail ?

M. Denys Robiliard. Votre exposé liminaire, qui constituera finalement l’essentiel de cette audition, appellerait une nouvelle audition ou une lecture complète ; on pourrait d’ailleurs en imaginer la publication dans une revue telle que Droit social.

De 1998 à 2000, vous étiez conseiller technique au cabinet de Martine Aubry. Dans quelle mesure les objectifs alors poursuivis par la ministre ont-ils été atteints, au vu des résultats que vous constatez aujourd’hui en tant que directeur général du travail ?

Vous avez indiqué, en mentionnant le nombre d’accords collectifs, que 170 000 emplois avaient été sauvegardés. Faut-il comprendre que ces accords étaient défensifs ? L’impact de la RTT sur l’emploi se limite-t-il à cette sauvegarde, ou y a-t-il eu aussi des gains ?

Le forfait-jours vous paraît-il juridiquement sécurisé après l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 29 juin 2011 ? L’articulation entre flexibilité et sécurité, en effet, n’est pas sans poser problème.

Enfin, le statut des cadres de direction, lui aussi, vous semble-t-il sécurisé ? Le droit est-il stabilisé sur ce point ?

Mme Fanélie Carrey-Conte. Je fais mienne la question de M. Robiliard sur les emplois créés ou sauvegardés.

Ce sont, avez-vous dit, 26 000 accords d’entreprise qui ont été signés suite aux lois « Aubry » : celles-ci ont-elles eu aussi un impact significatif sur le nombre d’accords de branche ?

Enfin, les lois « Aubry » ont-elles permis des évolutions notables, au sein des entreprises, sur l’organisation du travail, qu’il s’agisse du télétravail ou des horaires décalés ?

Mme la rapporteure. Comme M. Sebaoun, je souhaitais vous interroger sur les interventions des inspecteurs du travail liées au respect du temps de travail. Constate-t-on des difficultés plus fréquentes dans un type d’entreprise ou profil d’emploi ?

M. Robiliard vous a interrogé sur le bilan que vous pouviez faire de la RTT, au vu de vos fonctions entre 1998 et 2000. De fait, nous aimerions nous servir de l’évaluation pour trouver des solutions aux difficultés constatées avec le recul. Que faudrait-il faire différemment, si l’on avait à mettre en œuvre des politiques de réduction du temps de travail aujourd’hui ?

Chacun s’accorde à dire, au vu des évaluations, que la RTT a créé des emplois, même si l’on peut estimer que c’est trop peu ou que le prix a été trop élevé ; mais l’impact de la RTT sur la compétitivité, précisément, fait débat : avez-vous des éléments sur ce point ?

La DARES a estimé le nombre d’emplois créés par la réduction du temps de travail dans une fourchette comprise entre 350 000 et 400 000, mais sa directrice n’a pas fait état de ces chiffres lors de son audition par la Commission d’enquête, préférant indiquer que la progression de l’emploi s’était établie entre 4 et 6 %. Quel est le lien entre ces deux évaluations ?

La réduction du temps de travail a-t-elle stimulé ou freiné le recours au temps partiel ? On le sait, 80 % des travailleurs à temps partiel sont des femmes ; cette proportion a-t-elle évolué après la mise en œuvre des lois « Aubry » ?

M. Yves Struillou. Pour juger du rapport entre compétitivité et réduction du temps de travail, nous disposons de données souvent qualitatives et d’informations remontant des services déconcentrés du ministère. Il en ressort que l’entreprise qui est en mesure d’utiliser les souplesses offertes par le code du travail dispose d’un avantage comparatif reposant sur l’articulation des règles de droit et de l’organisation du travail. J’ai eu à connaître par exemple une entreprise dont les commandes enregistrées par les voyageurs représentants placiers (VRP), arrivant le vendredi après-midi, ne pouvaient être traitées que le lundi, ce qui décalait les livraisons à la semaine suivante. Après une réflexion interne, l’avancement des communications de données au jeudi a permis, d’une part, aux VRP de bénéficier de JRTT le vendredi, d’autre part, à l’entreprise d’expédier les commandes plus tôt. De la sorte, cette dernière a réussi à concilier ses besoins de mieux répondre aux attentes de sa clientèle et les aspirations de ses salariés.

Certaines entreprises se sont saisies des potentialités nées des lois de réduction du temps de travail quand d’autres n’en ont pas été capables. Cette différence de réaction est liée à des paramètres comme la présence de représentants du personnel, le positionnement des organisations syndicales ou la capacité de l’entreprise à réfléchir à son organisation du travail. L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) avait fourni un appui de conseil aux entreprises, ce qui s’avéra déterminant pour les plus petites d’entre elles.

L’évaluation du lien entre l’aménagement du temps de travail et la compétitivité devrait se fonder sur une approche diversifiée selon l’activité de l’entreprise, la gestion des ressources humaines, la politique du personnel et celle du recrutement. Les positions pratiques des entreprises du bâtiment et de l’artisanat se sont révélées souples et ont pris en compte la nécessité d’offrir aux jeunes des conditions de travail satisfaisantes pour pouvoir les attirer ; parmi ces éléments figurait l’établissement de la durée hebdomadaire moyenne du travail à 35 heures. Ces salariés, évoluant dans des secteurs considérés comme pénibles et peu attractifs, ont ainsi pu bénéficier d’un standard social minimal promu par le corps social. En attirant ainsi des jeunes formés, ces entreprises ont vu leurs compétences renforcées.

Des entreprises confrontées à un fléchissement de l’activité économique ont utilisé les dispositifs d’aménagement du temps de travail, et les salariés ont préféré prendre des JRTT plutôt que de se retrouver au chômage partiel. Les 35 heures ont eu des effets en période de croissance, mais elles ont également joué un rôle d’amortissement lors de la décélération de l’activité économique, même si celui-ci s’étiole au bout d’un certain temps.

La réduction du temps de travail a été financée à la fois par les entreprises et par les salariés, à travers la modération de leurs salaires. La collectivité a également participé par le biais du lien entre la RTT et les barèmes des cotisations sociales – reste à savoir si cet effet de diminution du coût salarial global était souhaité ou non.

S’agissant du forfait-jours, ce dispositif n’a pas été conçu pour que le cadre travaille six jours par semaine et treize heures quotidiennement, mais pour disposer d’une norme juridique qui se trouve en phase avec la réalité. En effet, le décompte de la durée du travail d’un cadre ne s’opérait souvent que lors d’une rupture conflictuelle du contrat de travail, le juge saisi devant procéder au calcul des heures supplémentaires. Le code du travail ne vise pas à exercer une régulation ex post, mais bien à régir la relation de travail dans son déroulement. Dans cette optique, le forfait-jours a permis à certaines catégories de la population – les journalistes, par exemple – de bénéficier de la RTT et d’un nouveau décompte de la durée du travail.

La déconnexion me semble une piste à ne pas négliger, les entreprises devant se saisir de cette question. Au sein même de ma direction, je m’aperçois que l’absence d’une régulation interne pourrait déboucher sur la mise à disposition permanente du salarié. L’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation auquel j’ai fait allusion présente l’intérêt de sécuriser le dispositif du forfait-jours au regard du droit interne et du droit international, tout en encadrant le recours à ce mécanisme. Le forfait-jours ne relève pas l’employeur de son obligation de santé et de sécurité ; celui-ci doit notamment surveiller l’adéquation entre la charge de travail et la disponibilité du salarié, afin d’éviter les cas de « burn-out ». La chambre sociale de la Cour a voulu signifier que l’entreprise – entrepreneurs et organisations syndicales – devait s’assurer de l’effectivité des normes qu’elle mettait en place. La viabilité du dispositif dépend de cet aspect qui protège le salarié de situations extrêmes.

Il convient de manier avec précaution les données dont nous disposons sur l’intervention de l’inspection du travail du fait des difficultés à obtenir des informations. Dans son activité de contrôle, l’inspection du travail se réfère à 4 à 8 % du total des articles du code du travail se rapportant aux différentes thématiques de la durée du travail ; les sujets qu’elle traite touchent au contrôle de la durée du travail – durée maximale, heures supplémentaires et mécanismes de suivi. Dans certaines activités, à certaines périodes de l’année, les agents expérimentés savent que des heures supplémentaires sont travaillées et ne cherchent pas à les empêcher. En effet, l’objectif est de vérifier que ces heures s’effectuent dans des conditions légales ; elles doivent être déclarées et des limites doivent être posées, ces périodes étant propices à l’accidentabilité au travail.

J’ai cité le chiffre de 170 000 emplois créés ou sauvegardés par les lois « Aubry » ; il convient de souligner que ce chiffre, présenté dans la circulaire du 3 mars 2000, correspond à une évaluation réalisée ex ante, qui correspondait à la somme des engagements pris par les entreprises à cette date. Je vous transmettrai une fiche plus complète du bilan de ces lois, au regard des volets offensif et défensif.

Entre 1998 et 2003, 730 accords sur le temps de travail ont été conclus dans 319 branches. Parmi ces textes, 350 accords signés dans 230 branches, abordent le thème des 35 heures. Ce volume s’avère très supérieur au flux habituel. Incontestablement, les lois « Aubry I » et « Aubry II » ont impulsé un mouvement puissant de négociation de branche.

Les objectifs poursuivis étaient multiples : réduction du temps de travail, adéquation entre vie personnelle et vie salariale, emploi, compétitivité et organisation du travail. Ces buts ont-ils été atteints ? Il convient d’apporter une réponse nuancée à cette question. Ce qui est clair, c’est que la réforme a eu un impact en termes de dialogue social. Certaines entreprises se sont interrogées sur l’organisation du temps de travail, ont modifié celle-ci et ont gagné en efficacité sans dégrader les conditions de travail de leurs salariés, voire en les améliorant. Au sein des entreprises, des discussions ont été lancées sur une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie privée ainsi que sur des sujets très prosaïques, comme les délais de prévenance lors du passage d’une période d’activité moyenne à une période de haute intensité, de façon à organiser la vie personnelle en conséquence. Des négociations, menées par des délégués syndicaux et des élus, ont permis, notamment aux femmes, de poser des questions sur la prise en charge des contraintes familiales. En revanche, dans certains secteurs, ces lois ont parfois conduit à une intensification qui a débouché sur une dégradation des conditions de travail.

L’environnement juridique des cadres dirigeants me semble satisfaisant, le juge veillant à ce que cette notion ne puisse être utilisée que si certains critères sont remplis.

Nous disposons aujourd’hui des outils nécessaires ; nous pourrions les aménager, mais la question principale réside dans la prise en main de ces instruments par les branches et les entreprises. Le temps social est long. Notre pays suivra-t-il une voie unilatérale et contractuelle, d’inspiration anglo-saxonne, ou une tradition historique d’une République démocratique et sociale qui privilégie la négociation d’entreprise ? Celle-ci requiert du temps et des interlocuteurs formés et légitimes. Les évolutions de notre droit du travail, au-delà des changements de majorité politique, convergent vers une responsabilisation des acteurs dans l’entreprise, ceux-ci ayant entre leurs mains des outils permettant d’améliorer la performance de l’entreprise.

M. le président Thierry Benoit. La disparité de la durée annuelle moyenne du travail entre les salariés à temps complet du privé et ceux du public s’établit ainsi : les premiers effectuent 1 670 heures et les seconds 1 580, pour une moyenne totale de 1 661 heures. Comment s’explique-t-elle ? Au sein des entreprises privées, les salariés des petites entreprises travaillent 131 heures de plus que ceux des grandes entreprises. Là encore, quelles en sont les raisons ?

Certaines filières rencontrent des difficultés pour recruter. Quel rôle joue l’attractivité des métiers dans cette situation ?

Le temps de travail constitue-t-il un levier d’amélioration de la compétitivité des entreprises françaises ?

Les Français étant plus nombreux et vivant plus longtemps, la question du financement de notre système de retraite se pose. La durée du travail peut-elle contribuer à résoudre ce problème ?

Par ailleurs, 9,5 millions de salariés avaient bénéficié du dispositif des heures supplémentaires défiscalisées. Ces personnes recherchaient un complément de revenu ou les entreprises avaient besoin d’une augmentation de la durée du travail des salariés présents. Quelle est votre interprétation du comportement de ces salariés ?

Quelles propositions de simplification du code du travail notre commission pourrait-elle présenter au Gouvernement ?

Ne devrait-on pas accentuer le mouvement de négociations salariales engagé à la suite de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013 ?

M. Yves Struillou. La directrice générale de l’administration et de la fonction publique pourra davantage vous expliquer les causes de la disparité du temps de travail entre les secteurs privé et public. Dans la fonction publique, le droit touchant à la durée du temps de travail était traditionnellement lacunaire, puisque seule une disposition statutaire évoquait la durée légale. S’agissant de la différence touchant les entreprises privées, elle tient de manière évidente à l’importance de leurs effectifs. Un volume d’emplois important et l’existence d’une direction des ressources humaines capable d’ajuster les effectifs à la charge d’activité permet plus de souplesse pour éviter les heures supplémentaires. Il s’avère beaucoup plus difficile d’ajuster le nombre de salariés à l’évolution momentanée de l’activité dans une entreprise qui compte trois ou quatre employés ; le chef d’entreprise aura alors recours aux heures supplémentaires.

Je vous rejoins totalement, monsieur le président, sur l’effet de l’attractivité. C’est bien pourquoi la branche de l’artisanat réfléchit à la représentation des métiers, afin que l’on n’associe plus telle ou telle activité à une durée de travail supérieure à la moyenne pour une rémunération parfois inférieure. La revalorisation de ces métiers passe notamment par l’amélioration du standard de vie.

Les outils pour actionner les leviers de compétitivité existent juridiquement, et il convient de se concentrer sur les dimensions opérationnelles et pratiques. Certaines entreprises disposent des ressources méthodologiques pour lancer ce chantier, mais d’autres ne sont pas capables de réaliser, par exemple, une projection de leur pyramide des âges permettant d’anticiper les départs des salariés et, donc, des compétences.

Le prolongement de l’activité professionnelle, qui repousse l’âge effectif du départ à la retraite, et la réduction progressive de la contrainte temporelle ne constituent pas des mouvements contradictoires. En effet, certains salariés peuvent éprouver, au-delà d’un certain âge, des difficultés à tenir leur poste et à faire face aux contraintes de l’activité professionnelle. Les dispositifs de pause dans l’activité, dont la durée peut atteindre un mois, un an ou même plusieurs années, permettent de concilier les exigences du financement de la protection sociale en assurant ensuite un report de l’âge effectif de départ en retraite – et pas seulement de l’âge légal, car, pour continuer à cotiser au système de retraite, les salariés doivent pouvoir occuper un emploi soutenable pour eux. Il y a lieu de développer une réflexion sur le cycle de la vie salariée, le parcours professionnel devant se dérouler sans trop de heurts. Ainsi, l’un des objectifs majeurs de la convention signée par l’État et la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) vise à prévenir la désaffiliation professionnelle.

En ce qui concerne le temps de transport, celui-ci ne fait pas partie du temps de travail ; en revanche, certaines entreprises réfléchissent à la mise en place de diverses formes de télétravail qui permettent au salarié de diminuer son temps de transport et donc la charge liée à son activité professionnelle.

La réglementation en matière d’heures supplémentaires aboutit à des résultats parfois contradictoires. La majoration de 25 à 50 % de la rémunération du travail avait pour objet de compenser l’accroissement du temps de subordination, mais elle était associée au mécanisme du repos compensateur qui devait inciter l’entreprise à s’interroger sur la rentabilité de recrutements. Même si la corrélation n’est pas aisément identifiable, il serait quand même paradoxal d’avoir un volume d’heures supplémentaires très important à un moment où notre pays connaît un chômage de masse, situation qui privilégie les « insiders » au détriment des « outsiders ».

La simplification du code du travail viendra de la redéfinition du paysage conventionnel ; le Premier ministre a rappelé cet objectif lors de la dernière conférence sociale. Les branches conventionnelles doivent vivre, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’entre elles aujourd’hui. Si le droit renvoie à une négociation qui se révèle inexistante, il devient vide. Il convient donc de recomposer le paysage conventionnel pour redynamiser certaines branches ; à l’intérieur de celles-ci, les organisations syndicales représentatives et les organisations professionnelles doivent participer aux négociations pour que des compromis fructueux se dégagent. Il s’agit de l’un des axes majeurs de l’action de la direction générale du travail.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le directeur général, merci.

Audition de Mme Isabelle Saviane, directrice des ressources humaines du groupe Eram et M. Guillaume Noël, directeur du développement social

(Procès-verbal de la séance du jeudi 4 septembre 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, Président de la commission d’enquête

M. le président Thierry Benoit. Nous allons entendre en cette première audition de la rentrée Mme Isabelle Saviane, directrice des ressources humaines du groupe Eram, accompagnée de M. Guillaume Noël, directeur du développement social.

Mme la rapporteure et moi-même vous sommes d’autant plus reconnaissants, madame, monsieur, d'avoir répondu à notre convocation dès ce début de septembre que nous tenions à écouter rapidement les praticiens, après avoir entendu dans nos premières auditions le point de vue des experts de l'administration. Vous êtes les premiers représentants des entreprises que nous recevons dans le cadre de nos travaux. Nous entendrons tout à l'heure les représentants des syndicats de salariés et, par la suite, d'autres représentants des employeurs, y compris, dès la semaine prochaine, leurs représentants institutionnels.

Avant de vous donner la parole, il me revient de vous informer qu'aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre audition. Celui-ci vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

En vertu de ce même article 6, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Cette même ordonnance exige enfin qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Isabelle Saviane et M. Guillaume Noël prêtent serment.)

Votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

Mme Isabelle Saviane, directrice des ressources humaines du groupe Eram. Je m’exprimerai en tant que directrice des ressources humaines du groupe Eram, mais aussi en tant que praticienne ayant pu échanger avec des collègues d’autres entreprises sur ce sujet de la réduction du temps de travail (RTT) qui nous occupe tous depuis environ treize ans.

Entreprise familiale créée en 1927, Eram est aujourd’hui un groupe d’une dizaine de marques de mode « accessible ». Nous employons 12 000 personnes, dont 9 000 dans des réseaux de distribution, et avons 1 500 magasins en France. Nous disposons encore de 300 personnes qui produisent un million de paires de chaussures par an dans le Maine-et-Loire : nous sommes fiers d’avoir conservé cette activité malgré les délocalisations massives vers l’Asie. Enfin, un millier de personnes travaillent dans les activités de siège et 400 dans les bureaux de sourcing en Asie.

Deux types de personnels ont été particulièrement concernés par la réduction du temps de travail : les personnels de siège – chargés de fonctions centrales, mais aussi de tâches de stylisme, de marketing, de design ou de relations avec les clients – et les personnels travaillant dans les réseaux de distribution, ces derniers étant soumis en outre à des contraintes de marché tenant principalement à la nécessité de satisfaire les attentes de la clientèle. Or cette dernière catégorie est composée majoritairement de femmes qui, du fait de leurs contraintes propres, ont pu être spécifiquement affectées par la réduction du temps de travail et par l’évolution de la durée des contrats qui en est résultée.

La RTT a touché à l’équilibre que nous connaissions jusqu’alors entre les trois piliers que constituent le temps de travail, la rémunération et le statut, ce qui nous a amenés à reconsidérer l’ensemble de ces éléments.

Même s’il n’a pas été aisé à organiser, le passage aux 35 heures a été bien accueilli par les salariés, qui aspiraient à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, et cette durée est maintenant pour tous une référence bien établie, y compris lorsqu’ils travaillent davantage. En revanche, la réforme a suscité quelque panique dans l’encadrement, obligé de faire plus ou autant avec moins de ressources : elle bousculait les habitudes, ce qui a entraîné un peu de crispations. Cela étant, les équipes que nous formons avec nos collègues des ressources humaines et les directions générales ont pris ce sujet à bras-le-corps et revu entièrement les organisations du travail.

Mais il se trouve aussi que la société française a changé au cours de ces treize années et que, sous la pression de la clientèle, les plages d’ouverture de nos magasins se sont allongées, ce qui nous a contraints à « bricoler » pour disposer des ressources humaines nécessaires. Cela a eu un effet quelque peu négatif, en particulier pour nos employées femmes, car cela a favorisé le développement de petits contrats, dont beaucoup sont des « bouche-trou ». Et même si la réforme interdisant les contrats de moins de 24 heures nous aide à leur proposer des contrats d’une durée plus longue, il reste très difficile pour ces femmes de vivre avec un contrat de ce type dans les grandes agglomérations. Elles ont récupéré un peu de temps pour elles, mais aussi perdu beaucoup de pouvoir d’achat.

D’autre part, la plupart de nos postes de cadres ne sont pas sécables, ce qui n’a pas permis le partage du travail et les créations d’emplois que certains attendaient de la réforme.

En revanche, celle-ci a provoqué dans les entreprises une évolution qu’on pourrait qualifier d’intellectuelle : le thème du temps de travail, qui était jusqu’alors loin d’être prioritaire, est passé au premier plan de la réflexion sur les questions d’organisation, et de là s’est retrouvé au cœur des discussions entre partenaires sociaux. La réforme a en effet conduit à faire la chasse au temps non productif – au point de fixer au siège l’heure de sortie à 17 heures 3 précisément. Il en est résulté des crispations et l’équilibre du temps social, du temps de partage et de cohésion en a pâti et avec lui les relations au sein des équipes de travail.

Notre groupe n’a eu d’autre choix que de négocier des accords collectifs allant au-delà des 35 heures. Dans les usines et les entrepôts, nous sommes passés de 39 à 37 heures et, pour les managers, les contrats de travail oscillent entre 39 et 43 heures. En conséquence, nous devons payer un nombre important d’heures supplémentaires. La réduction du temps de travail s’est donc traduite pour nous, mécaniquement, par une augmentation du coût de l’heure travaillée et, les marchés sur lesquels nous opérons se contractant depuis six ans, par une forte modération des politiques salariales – d’où une frustration des salariés qui aimeraient récupérer du pouvoir d’achat – et, dans une certaine mesure, une mauvaise image de nos métiers de la distribution, qui sont pourtant de vrais métiers offrant encore la capacité de former de vrais professionnels même sans formation initiale importante.

On nous a demandé, à nous directeurs des ressources humaines, cette chasse effrénée à l’heure non productive que j’évoquais à l’instant. Il n’est ainsi pas rare que figure dans les objectifs annuels qui nous sont assignés la maîtrise de la masse salariale, ce qui n’est pas la première motivation pour laquelle nous avons choisi ce métier. Dans les secteurs à faible marge comme les nôtres, chaque minute compte, coûte cher et doit être utile. Cette même obsession de l’optimisation du temps de travail a par ailleurs conduit à mettre en place un contrôleur de gestion, chargé de s’assurer que les plannings et les équilibres sont bien respectés et profitables.

La gestion des ressources humaines est ainsi devenu un métier très complexe, du fait de l’importance prise par cette question du temps de travail, exigeant une forte expertise – si tant est que la succession de réformes n’a pas rendu le sujet quasi incompréhensible, nous mettant parfois dans l’incapacité de répondre à toutes les questions qui nous sont posées.

M. Guillaume Noël, directeur du développement social du groupe Eram. La fixation de la durée de travail à 35 heures a été entérinée par tous, mais la création par le législateur de dispositifs annexes destinés à donner des marges de manœuvre aux entreprises, tels que la possibilité d’heures supplémentaires ou d’accords de modulation du temps, si elle est louable, a abouti à une réglementation extrêmement complexe, rendant difficile de proposer une organisation du temps de travail simple et efficace.

En outre, la question du lien avec la vie privée est devenue un enjeu croissant dans les négociations avec les partenaires sociaux, ce qui a ajouté aux difficultés d’application.

Mme Isabelle Saviane. Est apparu à cet égard un effet que nous n’avions pas anticipé, qui concerne surtout les cadres : l’intrusion du travail à la maison. Cela constitue une nouvelle donne, avec des demandes de connexion informatique entre bureau et domicile. Alors qu’on cherchait à favoriser un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, on a en définitive, pour certains, abouti au contraire et transféré partiellement le bureau à la maison. De ce fait, le contrôle du temps de travail qui nous a été demandé en 2001 devient hors de portée.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci pour l’éclairage intéressant et précis que vous nous apportez. Soyez sûrs que nous apprécions à leur juste valeur les leçons de votre expérience, même si in fine nous devons considérer que les difficultés dont vous nous avez fait part ne sont qu’une contrepartie nécessaire aux gains que la société peut retirer de la réduction du temps de travail.

Je vous suis reconnaissante de la place que vous avez accordée dans votre propos à l’impact de cette réforme sur vos employées femmes, mais quelle est leur part dans vos effectifs ? Sont-elles plus présentes dans certains métiers ? Font-elles davantage l’objet de contrats à temps partiel ? Si oui, dans quelle proportion ?

La RTT a obligé l’encadrement à faire autant avec moins de ressources humaines, avez-vous dit, mais les 35 heures ont aussi permis, me semble-t-il, des gains en termes d’organisation et des baisses de cotisations. Par ailleurs, je ne vois pas de lien direct entre cette réforme et le développement du travail à domicile, car les cadres ont toujours été sollicités à toute heure et l’accentuation du phénomène me semble plutôt liée à l’essor des technologies informatiques. La chasse à l’heure non productive n’est pas non plus nouvelle, compte tenu de la concurrence à laquelle vous êtes confrontés.

À vous entendre, on a le sentiment que la réforme est à l’origine d’un certain « stress » social alors que vous ne l’aviez sans doute pas attendue pour engager le dialogue social. Vous évoquez aussi le développement de contrats « bouche-trou », mais il me semblait que le fait qu’il y ait plus de souplesse dans la gestion du temps permettait justement d’éviter ce type de contrats et d’améliorer les situations de certains salariés.

Enfin, si la modération salariale est une des limites de la loi sur les 35 heures, on a appris récemment que nous détenions le record du monde pour ce qui est de l’augmentation des dividendes versés. Je ne sais si cela vous concerne, mais peut-être aurait-on pu modérer la rémunération des actionnaires au profit de celle des salariés…

M. le président Thierry Benoit. Êtes-vous également fabricants de chaussures ?

Mme Isabelle Saviane. Notre groupe est à la fois distributeur et producteur. Mais nous sommes essentiellement des distributeurs, sous les enseignes Eram, Tati, Heyraud, Gémo, Bocage, Mellow Yellow, TBS... Si le groupe est issu d’une entreprise de fabrication de chaussures qui a longtemps tenu une des premières places dans ce secteur, il a en effet été contraint de se reconfigurer à partir des années 1980-1990 pour résister à des importations massives qui ont entraîné la quasi-disparition des fabrications nationales en un peu plus d’une décennie. Cela étant, conscient de ses responsabilités, il a opéré cette transformation en conservant l’ensemble de ses salariés, mais en les reconvertissant dans les métiers de la logistique et du commerce. Nous avons toutefois maintenu trois unités de fabrication employant un peu plus de 350 personnes et produisons un million de paires de chaussures par an en France, ce qui fait de nous le premier fabricant français. La préservation de ce savoir-faire résulte de la seule volonté des propriétaires, la famille Biotteau. Nous sommes en outre le premier employeur privé du Maine-et-Loire et nous sommes très attachés à cet ancrage territorial comme au maintien de cette activité – nous venons d’ailleurs de créer une école de la chaussure pour former à nouveau des ouvriers de fabrication en vue de combler les départs à la retraite.

Je précise que le groupe n’a jamais versé un euro de dividende : l’ensemble des bénéfices est réinvesti dans l’entreprise pour développer nos affaires, nos magasins et former nos collaborateurs. La partie industrielle n’est pas la plus rentable de nos activités, mais il y a là une forme d’engagement de cette famille vis-à-vis de ses ouvriers de maintenir des outils de production dans le Maine-et-Loire et nous avons opéré nos transformations au rythme des départs à la retraite.

Comme je l’ai dit, les contraintes propres à nos métiers ne nous ont pas permis de mettre tout le monde aux 35 heures ni de partager le travail, de nombreuses missions ou tâches n’étant pas sécables. Nous avons donc proposé des contrats d’une durée comprise entre 37 et, pour les responsables de magasins, 43 heures, étant entendu que les heures au-delà de la trente-cinquième coûtent beaucoup plus cher, ce qui a créé sans doute une crispation dans le groupe, maintenant apaisée. Reste que, quand il faut porter des contrats de 20 heures à au moins 24 heures, conformément à la nouvelle réglementation, cela nous oblige à bouleverser des plannings forcément millimétrés, d’autant que les métiers de la chaussure et de l’habillement sont historiquement à faible marge et ont en outre fortement souffert de la situation économique des six à huit dernières années. La baisse de nos revenus et l’augmentation du coût du travail nous ont ainsi amenés à faire des arbitrages qui ont été épargnés aux industries du luxe ou aux entreprises pratiquant le travail posté en trois-huit : là où on avait deux personnes dans un magasin, on n’en a parfois plus qu’une, avec le complément d’un petit contrat étudiant. Encore une fois, la loi sur les 35 heures ne nous a pas permis de partager le travail comme on l’attendait. On ne peut pas en effet se permettre d’avoir deux responsables d’un même magasin, son travail étant d’assurer l’ouverture et la fermeture, d’accompagner les vendeuses et d’être présent aux moments de plus forte affluence.

Les femmes représentent un peu plus de la moitié de nos salariés et sont présentes surtout dans les métiers de la distribution. Elles le sont en revanche insuffisamment parmi les cadres, malgré la politique volontariste que nous menons dans ce domaine.

Mme la rapporteure. Pourriez-vous nous faire parvenir des chiffres précis ?

Mme Isabelle Saviane. Volontiers.

Nous avons la chance d’avoir de longue date un dialogue social ouvert et apaisé. J’ai succédé à un directeur des ressources humaines qui a passé 47 ans dans l’entreprise et a construit ce dialogue dans la durée, sachant ne prendre que des engagements qu’il pourrait tenir. Néanmoins, l’importance prise par la question de la réduction du temps de travail s’est avérée au détriment d’autres sujets. Quant au « stress », il est venu davantage d’intervenants extérieurs à l’entreprise, comme les inspecteurs du travail, que de la direction ou des partenaires sociaux.

Enfin, même si le groupe ne distribue pas de dividendes, il lui a fallu malgré tout modérer les salaires.

M. Jean-Frédéric Poisson. Quel est l’état de la représentation syndicale au sein de vos instances représentatives du personnel ?

Parlant de « chasse aux heures non productives », vous avez mis l’accent sur ce que les syndicats appellent la densification du travail, qui n’était pas habituelle dans votre secteur. Introduire dans une activité de commerce des impératifs industriels a dû provoquer des chocs de culture : j’aimerais que vous nous en parliez.

Enfin, n’auriez-vous pu retenir une organisation différente de celle que vous avez décrite et moins pénalisante pour les équipes, même si les indicateurs de satisfaction de vos salariés semblent plutôt bons ?

M. Gérard Sebaoun. L’intrusion du temps professionnel dans la sphère privée me paraît en effet être une réalité. Les 35 heures ont conduit à une réorganisation et à une intensification assez extraordinaire des missions des cadres qui sont au forfait-jours. Beaucoup, en particulier les plus jeunes, sont certes de fervents utilisateurs des nouvelles technologies, mais cela ne doit pas faire oublier que, quel que soit le temps qu’ils consacrent à leur activité professionnelle, celui-ci ne sera jamais suffisant pour répondre aux demandes de directions qui leur imposent des objectifs sans cesse plus élevés. Avez-vous constaté dans votre entreprise des cas de burn-out ou de difficultés au travail liés à cette intensification de l’activité ?

Mme Jacqueline Fraysse. Je me réjouis que l’on se soit mis dans votre entreprise à réfléchir à la question du temps de travail et que l’on se soit soucié de la vie quotidienne des salariés, en particulier des contraintes pesant spécifiquement sur les femmes. Il serait sans aucun doute bon qu’il en soit de même partout !

Quoi que vous en ayez dit, sans doute avez-vous quand même partagé une partie du temps de travail – tout le monde n’est pas cadre. Combien de postes ont été concernés ?

Comme notre rapporteure, je ne comprends pas en quoi l’intrusion du travail à la maison serait liée au passage aux 35 heures. Quoi qu’il en soit, les moyens informatiques actuels ne permettraient-ils pas de mesurer le temps de travail effectif pour le contrôler ?

M. le président Thierry Benoit. Comment le législateur pourrait-il simplifier la vie des dirigeants d’entreprise sur cette question du temps de travail ? Organiser, dans le prolongement de l’accord national interprofessionnel, des accords de branche dans ce domaine vous semble-t-il une bonne idée ?

La chasse effrénée à l’heure non productive que vous avez mentionnée a-t-elle accru la tension au travail, contribué à la densification du travail et influé sur les cadencements ? A-t-elle affecté le nécessaire équilibre entre le temps au travail, le temps social et celui de la vie privée ?

Comment avez-vous mis en œuvre précisément les 35 heures ? Au travers de jours de RTT ? Par une discussion sur le thème de l’annualisation du temps de travail ?

Comment avez-vous vécu la demande du législateur d’une journée de solidarité –le fameux « lundi de Pentecôte » ? Comment ces huit heures ont-elles été intégrées dans le temps de travail ?

Enfin, que pensez-vous du travail le dimanche ? Les 35 heures ont-elles eu des conséquences sur le comportement des consommateurs et sur leur pouvoir d’achat ? Avez-vous mesuré les effets financiers de cette mesure pour l’entreprise ? Les salariés ont-ils montré une appétence pour le dispositif de défiscalisation des heures supplémentaires ? Et quelles ont été les conséquences de sa suppression ?

M. Guillaume Noël. Notre groupe, qui est constitué de multiples sociétés, a une représentation syndicale assez complète puisque toutes les organisations syndicales nationales y sont présentes. Cela étant, au niveau du comité de groupe, les représentants de la CFE-CGC et de la CFTC sont majoritaires.

M. Jean-Frédéric Poisson. Vous êtes organisés par établissement ?

M. Guillaume Noël. Oui, mais nous avons aussi, comme je l’ai dit, un comité de groupe, qui compte une vingtaine de membres.

Il y a eu en effet un petit choc de cultures. Le souhait de rationaliser les horaires de présence du personnel se heurte en effet parfois au désir des clients d’être servis rapidement et aux moments qui leur conviennent le mieux. Nous aimerions bien sûr tous que les magasins soient ouverts le plus longtemps possible et ne pas avoir à attendre, mais, si les entreprises sont soucieuses de disposer de personnel en conséquence, elles recherchent aussi l’organisation et les amplitudes horaires les moins onéreuses pour elles : de ce point de vue, il est clair que les intérêts sont divergents.

Quant à la journée de solidarité, elle a été « mécaniquement » appliquée par l’entreprise, qui a versé à l’État les 0,3 % prévus de masse salariale cependant que les salariés voyaient leur temps de travail majoré de sept heures. Mais, au moins au départ, il est vrai que ces derniers n’ont pas apprécié la mesure, certains l’ayant même vécue comme une obligation de travailler gratuitement.

Pour la mise en œuvre de la RTT, nous avons eu recours à toutes les solutions possibles, en fonction des caractéristiques de chacun de nos établissements – usines, entrepôts ou magasins – et conclu des accords au cas par cas avec les partenaires sociaux. Nous avons ainsi tantôt réduit la durée quotidienne de travail – le passage de 39 à 37 heures dans beaucoup de nos entrepôts s’est par exemple traduit par une réduction de quinze minutes par jour –, tantôt mis en place des jours de RTT, principalement pour les cadres, avec les forfaits-jours.

Nous avons en revanche exclu le recours au forfait « tous horaires », prévu pour la réalisation de missions sans décompte du temps passé. Il n’est pas souhaitable en effet d’assigner une mission impliquant un temps de travail déraisonnable. Et il est de la responsabilité des entreprises d’appliquer les règles du jeu de manière honnête, loyale et mesurée.

Cela dit, la gestion du forfait-jours nous pose problème, à nous techniciens, dans la mesure où elle fait l’objet d’une réglementation mouvante. Les recadrages opérés au niveau européen ont changé la règle du jeu puisque à ce forfait est désormais associé un nombre d’heures ou, en tout cas, un cadrage obligatoire, qui n’était pas du tout au départ dans l’esprit du législateur. Trop souvent, alors qu’on a conclu des accords avec les partenaires sociaux en fonction d’une nouvelle règle, une décision de jurisprudence vient, un, deux ou trois ans après, changer la donne. Ainsi, empiétant à mon sens sur le rôle du législateur, la chambre sociale de la Cour de cassation nous a obligés à revenir sur les mesures prises – la rétroactivité appliquée dans ce domaine étant une exception française. Il vaudrait mieux que sa jurisprudence vaille seulement pour l’avenir comme dans les pays anglo-saxons.

Mme Isabelle Saviane. Les 35 heures constituent une bonne mesure pour tenir compte des souhaits des salariés, qui ont d’ailleurs tendance à rester longtemps chez nous. Mais elles ont été source de difficultés pour faire correspondre les besoins à la demande, car la contraction et le renchérissement du temps ont pu faire soudainement peser davantage de contraintes sur certains.

Dans nos activités de siège, nous avons des horaires collectifs. Nous sommes plutôt reconnus comme une entreprise à dimension humaine et familiale, où la pression n’est pas trop forte. Malgré tout, celle-ci s’est un peu imposée. Et pour des femmes seules avec deux enfants en région parisienne ayant un contrat de 24 heures, la vie est très compliquée. C’est peut-être surtout pour elles que les contraintes se sont accrues. Nous sommes cependant attentifs à ce que le temps humain et la qualité de la relation humaine soient suffisamment préservés et nous n’avons pas d’épidémie de souffrances psychiques dans nos organisations
– même si le temps que je passe à discuter avec les salariés s’est sans doute un peu contracté au fil du temps : c’est vraisemblablement là que réside le principal bouleversement au sein de l’entreprise, affectant la qualité des relations en son sein.

À ce souci s’ajoute celui de veiller aussi à la qualité des relations avec des consommateurs de plus en plus exigeants, ce qui nous met parfois en situation d’injonction paradoxale.

M. Guillaume Noël. Une partie des salariés, essentiellement les cadres chargés d’une mission d’ordre général, a pu trouver un intérêt à utiliser les nouveaux outils technologiques pour rentrer un peu plus tôt afin par exemple d’aller chercher les enfants à l’école, quitte à travailler le soir à domicile. La réduction du temps de travail a pu favoriser ces comportements, mais la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle est alors plus compliquée à établir : il nous appartient de veiller à ce qu’elle subsiste et que l’équilibre entre les deux soit préservé, tout en sachant que ce développement du télétravail est un souhait de certains de nos collaborateurs.

Mme Isabelle Saviane. Quant au travail le dimanche, il ne doit pas être pratiqué tout le temps ni partout. Nous ne souhaitons ouvrir nos magasins ce jour-là que lorsque cela a un sens et en concertation avec nos collaborateurs, étant entendu que nous ne faisons appel qu’à des volontaires – qui ne manquent d’ailleurs pas dans les quelques magasins concernés.

M. Guillaume Noël. La discussion au niveau de la branche nous paraît une bonne mesure, adaptée à nos activités. Nous avons durement reçu la législation sur le temps partiel et de telles négociations, d’ailleurs engagées, nous semblent la voie à suivre.

M. Jean-Frédéric Poisson. Pourquoi privilégier le dialogue de branche plutôt que le dialogue social territorial, qui permettrait un travail plus adapté à la diversité de vos établissements ? Opteriez-vous pour ce dernier si c’était possible ?

M. Guillaume Noël. Tout à fait. Mais le dialogue social au sein des entreprises serait encore la meilleure voie selon nous.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie.

Audition de M. Hervé Garnier, secrétaire national, et de M. Thierry Trefert, secrétaire confédéral pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; M. Franck Mikula, secrétaire national à l’emploi et à la formation, et de M. Franck Boissart, chargé d’étude pour la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) ; M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral, et de M. Patrice Le Roué, responsable communication pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ; M. Nasser Mansouri-Guilani, responsable du pôle Activités économiques, de Mme Michèle Chay, membre de la direction confédérale, et de M. Xavier Reynaud, délégué syndical Renault pour la Confédération générale du travail (CGT)

(Procès-verbal de la séance du jeudi 4 septembre 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président

M. le président Thierry Benoit. Mme la rapporteure et moi-même vous remercions, madame et messieurs, d'avoir répondu à notre convocation pour vous exprimer sur un sujet délicat, qui prête parfois à des crispations et des tensions. Notre intention est de rédiger un rapport utile aux gouvernements d’aujourd’hui et de demain et, à cet égard, je ne crois pas inutile de souligner que cette commission d’enquête a été créée avec l’approbation de tous les groupes politiques de l’Assemblée nationale, ce qui témoigne d’un climat apaisé et est pour nous gage d’un travail serein.

Je me dois de vous informer qu'aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve, notamment, des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Enfin, cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Hervé Garnier, Thierry Trefert, Franck Mikula, Franck Boissart, Joseph Thouvenel, Patrick Le Roué, Nasser Mansouri-Guilani, Mme Michèle Chay et M. Xavier Reynaud prêtent successivement serment.)

Cette audition fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

M. Hervé Garnier, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Je limiterai mon propos à l’impact social des trente-cinq heures mais bien d’autres sujets – l’impact sociétal notamment – mériteraient d’être également traités.

Les lois sur les trente-cinq heures de la fin des années 1990 s’inscrivent dans la longue histoire de la réduction du temps de travail (RTT) qui caractérise depuis le xixe siècle l’ensemble des économies développées. Le temps de travail a, selon les périodes, été réduit soit par l’abaissement de la durée légale hebdomadaire, soit par l’octroi de semaines de congés, soit encore par la diminution des heures supplémentaires.

Le débat sur ce phénomène inéluctable souffre d’être focalisé sur la fixation de seuils d’heures, en ignorant trop souvent la conception et l’organisation du travail. C’est la raison pour laquelle la CFDT, lors de la discussion sur les trente-cinq heures, refusait de parler de réduction du temps de travail et préférait à cette expression celle d’« aménagement et réduction » du temps de travail. Cette position est encore plus pertinente aujourd’hui. Le curseur de la durée légale peut-il jouer encore un rôle structurant dans un monde du travail bouleversé par le développement des nouvelles technologies et par la dématérialisation des lieux de travail ? La question est d’autant plus légitime qu’aujourd’hui, près des deux tiers des salariés travaillent selon des horaires non standards ou atypiques et sous des statuts divers, trop souvent précaires – temps partiel, CDD, intérim, saisonnier.

Je ne reviens pas sur les données économiques chiffrées qui vous ont été présentées par la direction générale du travail (DGT) et par la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l'emploi et du dialogue social et sur lesquelles nous nous appuyons également. Au-delà des 350 000 créations nettes d’emplois communément admises, il ne faut pas oublier, comme le soulignait M. Yves Struillou lors de son audition, que 170 000 emplois ont été sauvegardés. En outre, les trente-cinq heures ont permis de revaloriser les temps partiels imposés, dans certains secteurs comme la grande distribution. Au vu des rapports de branche sur la situation de l’emploi, nous estimons à 300 000 le nombre de contrats à temps partiel concernés.

Pour la première fois, sur la période 1998-2002, la France a créé plus d’emplois – environ 1,9 million – que ses voisins tout en gagnant en productivité horaire. Elle affiche un des niveaux de productivité les plus élevés des pays de l’OCDE, performance qui n’est pas étrangère à l’intensification du travail, dont les conséquences peuvent être néfastes pour les salariés.

Deux périodes doivent être distinguées dans la mise en place des trente-cinq heures : celle de l’incitation et celle de la généralisation.

Par-delà les obligations de création et de maintien d’emplois et les contreparties financières, la première période a été dans de nombreuses entreprises l’occasion pour les employeurs et pour les représentants des salariés de s’interroger sur l’organisation du travail et de dynamiser le dialogue social, ou de le restaurer lorsqu’il était inexistant, pour aboutir à des accords gagnant-gagnant : pour les salariés, travailler moins tout en conservant leur salaire ; pour l’entreprise, obtenir plus de souplesse dans l’organisation du travail grâce à la modulation et à l’annualisation du temps de travail et aux forfaits-jours. Cette organisation plus souple a permis de créer de nouveaux emplois, mais aussi de réduire la précarité en permettant de gérer plus facilement la saisonnalité de l’activité ou les variations des carnets de commandes. L’exercice était cependant compliqué car il mettait au cœur des négociations le thème de l’organisation du travail, thème éminemment complexe et jusqu’alors peu traité. Plusieurs accords ou avenants ont souvent été nécessaires dans une même entreprise. Encore aujourd’hui, lorsque la question de la durée du travail se réinvite dans le débat public, on entend – pas assez fort à notre goût – de nombreux directeurs des ressources humaines dire : « Ne rouvrons pas un dossier socialement explosif au risque de remettre en cause les équilibres négociés ! »

Il faut également mettre au crédit de cette période la création des forfaits-jours, prenant acte de ce que la durée hebdomadaire du travail ne signifiait pas grand-chose pour certaines catégories de salariés, principalement les cadres pour qui cette mesure reste un acquis important.

L’autre caractéristique de cette période est donc d’avoir dynamisé le dialogue social dans les branches et les entreprises, quelle qu’en soit la taille. Le passage aux trente-cinq heures s’est effectué au travers de 212 accords de branche et de plus de 72 000 accords d’entreprise. Le mandatement a fourni aux entreprises dépourvues de représentation syndicale une occasion inédite de négocier et de discuter de l’organisation du travail avec des salariés mandatés. La CFDT a été la première organisation syndicale pour le nombre d’accords signés par ses délégués syndicaux comme par les 18 326 salariés qu’elle a mandatés. Nous avons enregistré alors une progression du nombre de nos adhérents de 10 à 15 % par an.

Cette période a été un moment singulier dans notre histoire sociale. Elle a démontré que le dialogue social pouvait être un atout pour le progrès social et économique de notre pays.

La deuxième période, celle de la généralisation, a eu le mérite d’amener toutes les entreprises à s’engager, bon gré mal gré, dans la réduction du temps de travail qui, sans cela, n’aurait pas été appliquée partout. Mais, trop souvent, faute de donner à l’organisation du travail l’importance nécessaire, le dialogue social n’a pas trouvé un second souffle. Nous avons à l’époque déploré que la loi, qui a imposé unilatéralement les trente-cinq heures partout et pour tous sans négociation, ait cassé la dynamique de dialogue social.

Si, à aucun moment, nous ne regrettons notre engagement en faveur des trente-cinq heures, nous pensons que la question de la durée du travail ne peut pas se concevoir aujourd’hui dans les mêmes termes. Depuis longtemps, les activités de services sont devenues dominantes ; une grande part des activités de production dans l’industrie en relève dorénavant ; ces activités mobilisent des ressources et des investissements de plus en plus immatériels qui s’exonèrent de référence précise à la durée du travail. Ces mutations ont eu pour effet de modifier les conditions de travail dans les entreprises. En parallèle, les outils numériques se sont diffusés, structurant des comportements personnels et professionnels et générant une nouvelle flexibilité. Des accords récents cherchent à donner un cadre à de nouvelles formes de travail, télétravail ou travail nomade, afin de protéger les salariés de sollicitations trop invasives – que le droit à la déconnexion vise par exemple à combattre – mais il reste que la discussion sur le temps de travail est devenue encore plus complexe que naguère tout en restant « engluée » dans un débat trop souvent caricatural sur les trente-cinq heures, qui rend impossible le consensus.

Le dialogue social sur le temps de travail et ses usages s’est déplacé vers d’autres sujets liés aux conditions de travail, à l’âge et au genre : la pénibilité, le télétravail, les seniors ou l’égalité professionnelle.

Les trente-cinq heures ont permis une meilleure organisation et des gains importants de productivité. Elles ont donné aux salariés la possibilité d’être acteurs de l’organisation du travail et d’améliorer la qualité de vie au travail.

Aujourd’hui, on ne peut plus parler de durée légale du travail sans aborder les questions du dialogue social et de l’organisation du travail, y compris la santé et les conditions de travail. Le débat ne peut pas se réduire au curseur légal de la durée du travail.

M. Franck Mikula, secrétaire national à l’emploi et à la formation de la Confédération française de l'encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC). L’existence de cette commission d’enquête me paraît très salutaire. Je trouve intéressant que vous ayez décidé ensemble de mener une étude objective, propre à dépassionner un sujet qui en a bien besoin.

Il y a aujourd’hui suffisamment de demandeurs d’emploi qui travaillent zéro heure et de salariés qui travaillent à 120 % pour qu’on s’interroge sur une nouvelle répartition du temps de travail entre les salariés. Ce sujet est éminemment politique. Il demande d’arbitrer entre logiques différentes : la santé des travailleurs, la rémunération des salariés, l’organisation du travail dans l’entreprise, le partage des emplois, la sauvegarde ou la création d’emplois.

Les premières lois sur le temps de travail ont été des avancées sociales, le pouvoir politique et le législateur ayant pris conscience de la nécessité d’organiser la protection de la santé des salariés. Les lois Aubry obéissaient à une logique différente, de partage du temps de travail et de création d’emplois. On est obligé de reconnaître que leur succès a été mitigé, et celles qui ont suivi sur le même sujet n’ont rien arrangé.

L’un des problèmes tient à la différence entre les grandes entreprises disposant des outils de ressources humaines adéquats pour négocier des accords d’entreprise et les PME-TPE qui ont connu de grandes difficultés pour s’adapter au dispositif – on comprend aisément qu’une TPE préfère recourir aux heures supplémentaires plutôt qu’à des embauches, tant son activité est fluctuante.

Les trente-cinq heures aujourd’hui ne constituent pas un frein à l’emploi ou une donnée problématique pour les entreprises tant l’adaptation est consommée et tant les contournements possibles sont nombreux. Seul en reste aujourd’hui, au-delà de tout débat idéologique insoluble, le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, que la CFE-CGC souhaite voir maintenu. Cette réforme aura eu le mérite de donner un coup de fouet à la négociation de branche et d’entreprise, ouverte ne serait-ce que pour bénéficier des allégements de charges prévus par les lois successives. Mais ses effets sont aujourd’hui estompés tant les employeurs sont frileux à l’idée de perturber un fragile équilibre, souvent acquis après d’âpres négociations.

Un dispositif mérite qu’on s’y attarde particulièrement : le forfait-jours.

Initialement pour les cadres autonomes et aujourd’hui pour tous les salariés autonomes, un nouveau principe s’est imposé : la suppression de l’étalon horaire au profit d’un étalon journalier. Mais le forfait-jours, mal encadré juridiquement, a donné lieu à de nombreuses dérives que nous souhaitons corriger avec l’aide du législateur.

Il est paradoxal de constater que le temps de travail, qui a historiquement constitué le premier thème de la réglementation sociale, soit aujourd’hui le symbole même de la déréglementation. Toute une série de lois ont visé à introduire de la souplesse dans l’organisation du travail et à autoriser une organisation du temps tenant compte de l’activité de l’entreprise, pour préserver la productivité et la compétitivité. Le point culminant a été atteint avec la loi du 20 août 2008 qui a cherché à affranchir la négociation d’entreprise de toute contrainte conventionnelle ou étatique. La hiérarchie des normes a peu à peu été modifiée, les lois successives apportant chacune son lot de dérogations ; aujourd’hui, les accords d’entreprise peuvent déroger aux accords de branche sur certains thèmes comme le temps de travail.

Pour nous, la loi doit rester un garde-fou ; la négociation collective ne peut être autorisée à déterminer ce que doit être le seuil de protection des salariés.

Le temps de travail et la rémunération des salariés de l’encadrement ont toujours été au cœur de nos préoccupations. Nous nous sommes donc naturellement intéressés de près au forfait-jours, qui fait disparaître toute référence à un nombre d’heures de travail effectif et octroie au salarié une rémunération forfaitaire en contrepartie d’un nombre de jours travaillés dans l’année.

Nous alertons depuis leur consécration législative sur le danger que présentent ces forfaits, tels qu’ils ont été mis en place puis utilisés, pour la santé et la sécurité des salariés de l’encadrement. Nous dénonçons les dérives consistant à surcharger de travail les intéressés sans les rémunérer à leur juste valeur.

Depuis 2000, la législation sur le sujet a fait l’objet de nombreuses modifications qui ont conduit à des aberrations juridiques, créant des situations de stress au travail et des inégalités salariales. Grâce à l’action et à la vigilance de la CFE-CGC, cette législation a par trois fois été reconnue non conforme à la Charte sociale européenne. Le Comité européen des droits sociaux a estimé, d’une part, que la durée du travail sur la semaine ne permettait pas de concilier temps professionnel et temps personnel et, d’autre part, que le forfait annuel en jours ne garantissait pas une rémunération équitable.

Alors que la protection de la santé des salariés est une mission d’ordre public, la multitude des lois sur le sujet a créé une source de stress du fait de l’intensification de la charge de travail sur la journée et sur la semaine, en même temps qu’une insécurité juridique liée à la difficulté pour les entreprises d’assimiler des règles changeantes. De surcroît, dans un contexte de forte tension sur l’emploi, les salariés ne sont plus libres de choisir un autre employeur et acceptent donc des durées excessives de travail. Or toutes les études démontrent la corrélation entre travail excessif et détérioration de la santé. Les modalités d’application du forfait-jours prévues par la loi du 20 août 2008 n’ont fait qu’accroître ces dangers.

Pour autant, nous estimons que le forfait-jours, dans son principe, est pertinent : il permet d’adapter les conditions de travail de certains salariés aux contraintes de l’entreprise tout en leur octroyant des jours de repos. Nous souhaitons donc le maintien de ce principe.

Dès 1998, nous avions proposé la mise en place d’un forfait tous horaires, qui est l’ancêtre de l’actuel forfait-jours et répondait aux besoins de toutes les parties prenantes. Il faut bien comprendre que le forfait-jours est un système dérogatoire aux règles régissant la durée du travail des salariés, et non un simple aménagement de leur emploi du temps. Le législateur n’a pas tenu compte de nos préconisations et, rapidement, les failles de la loi ont permis aux abus de se développer. Depuis une dizaine d’années, le forfait-jours a été dévoyé. Considéré lors de sa mise en place comme un simple outil de gestion des ressources humaines, il a souvent été utilisé comme un mode d’organisation du travail permettant de ne plus se soucier du temps de travail des salariés autonomes, notamment du paiement des heures supplémentaires.

Par ses interventions successives, le législateur a renforcé les travers de ce dispositif, travers qu’ont encore aggravés de nombreux employeurs, qui n’ont pas, ou plus, compris l’objectif de ce forfait..

Au-delà des contentieux qui vont se poursuivre devant les tribunaux sur la réalité de l’autonomie des salariés, sur l’efficacité du contrôle de la charge de travail et sur la mise en place par l’employeur des mesures prévues par les accords d’entreprise ou de branche, des problèmes perdurent alors qu’ils pourraient trouver une réponse dans la loi.

On observe ainsi une inégalité de traitement, injustifiable tant socialement que juridiquement, au détriment des cadres et des salariés autonomes. En effet, aux termes du code du travail et d’une jurisprudence de la Cour de cassation, les salariés soumis au régime du forfait-jours ne peuvent pas être considérés comme des salariés à temps partiel quand bien même ils seraient soumis à un forfait-jours dit réduit. De ce fait, en vertu du code de la sécurité sociale, ils ne peuvent prétendre au bénéfice de la retraite progressive. Cela fait plus de dix ans que la CFE-CGC se bat pour mettre fin à cette inégalité. Nous avons gagné certains combats : ainsi le complément de libre choix d’activité, prime donnée au salarié à temps partiel, a été étendu aux salariés au forfait-jours dit réduit. Une solution en ce sens est donc envisageable en ce qui concerne la retraite progressive. Nous vous demandons aujourd’hui de mettre fin à une situation inéquitable en permettant à tous les salariés au forfait-jours dit réduit d’y accéder.

La rémunération, source de reconnaissance et de motivation en même temps que pilier du pouvoir d’achat et socle irremplaçable pour donner toute sa valeur au travail, aurait dû faire l’objet d’une certaine attention du point de vue juridique et managérial. Les employeurs, bien aidés par l’absence de contraintes législatives, ont choisi un autre prisme. Si la CFE-CGC a toujours œuvré en faveur d’un forfait-jours, elle a également toujours affirmé que celui-ci devait répondre à des exigences strictes garantissant les droits des salariés concernés. Ces exigences n’ont pas été reprises dans les lois successives ayant consacré puis assoupli ce forfait.

L’une de nos préoccupations majeures reste le pouvoir d’achat des salariés de l’encadrement et nous avons donc souhaité obtenir une garantie minimum de salaire pour les salariés au forfait-jours. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit à trois reprises des recours devant le Comité européen des droits sociaux et, à chaque fois, nous avons été entendus. Les raisons de notre action ne sont pas purement théoriques, mais inspirées d’un triste constat : un nombre croissant de salariés soumis à ce forfait-jours sont payés au prorata temporis, en deçà du SMIC. Rares sont ceux d’entre eux pour lesquels un salaire minimum est prévu. Quand c’est le cas, celui-ci est largement en deçà des sujétions imposées. Il est donc impérieux de rendre obligatoires, dans chaque branche, les clauses assurant une rémunération minimale pour les salariés au forfait-jours, ce dans tous les secteurs d’activité et quelle que soit la taille de l’entreprise. Nous recommandons la négociation dans les branches d’une grille de classification spécifique pour les salariés réellement autonomes et leur garantissant une rémunération minimale.

Pour nous, la branche représente la « porte de sortie » sur cette question. Dans la réflexion actuelle sur le devenir des branches et sur leur rationalisation, leur importance et leur capacité normative doivent être selon nous réexaminées.

Le dispositif normatif concernant le temps de travail est d’une grande complexité, ses sources sont diverses et variées – européennes, internationales, constitutionnelles, législatives, négociées dans les branches ou dans les entreprises. Les acteurs de l’entreprise ne sont pas en mesure d’en appréhender l’ensemble de manière exhaustive et efficace. Afin de le sécuriser juridiquement tant pour les salariés que pour les entreprises, nous proposons que, sur les sujets que le législateur n’aura pas tranchés, la branche puisse de nouveau imposer certaines dispositions, notamment en matière de santé, de rémunération et de conciliation des temps de vie.

En conclusion, même si mon propos est assez critique sur certaines évolutions touchant aux modalités d’utilisation du forfait-jours, nous sommes très attachés au principe du forfait et surtout à celui du seuil des trente-cinq heures.

M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Je vous ai entendu avec plaisir, monsieur le président, qualifier de serein le climat de cette commission d’enquête, car ce sujet est trop souvent matière à polémiques éloignées des réalités.

La CTFC remettra à la commission un document écrit, je me contenterai donc d’aborder quelques points en vue d’éclairer au mieux le débat. 

La durée du travail est un élément marginal de la compétitivité de notre pays. Pour preuve, dans un document intitulé « Approche de la compétitivité française », signé par l’Union professionnelle de l’artisanat (UPA), le MEDEF, la CGPME, la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC, cette question est à peine évoquée.

La durée légale de trente-cinq heures détermine le seuil à partir duquel les heures supplémentaires sont décomptées – pour paraphraser quelqu’un, à partir duquel on travaille plus pour gagner plus. Or – et c’est heureux peut-être –, les Français travaillent beaucoup plus que trente-cinq heures, et la moyenne officielle de 39,4 heures hebdomadaires est même sous-estimée, parce que les outils ne permettent pas une comptabilisation précise en raison notamment du recours au forfait, parce que les chiffres ne prennent pas en compte tout le monde – à cet égard, la rigueur allemande permet d’obtenir des chiffres plus proches de la réalité que les nôtres – et, enfin, à cause des nouvelles technologies – comment comptabiliser le travail d’un salarié sur son ordinateur portable ou sur son téléphone mobile ?

Quant aux effets des trente-cinq heures, la création d’emplois est avérée, non pas à hauteur de l’objectif initial de 700 000 mais, plus sûrement, des 350 000 mentionnés dans l’étude la plus sérieuse, celle de l’INSEE. Ces emplois ont été créés dans les grandes entreprises, mais aussi dans les petites, les aides ayant permis à un certain nombre de ces dernières d’embaucher. Cela a donné aux entreprises de la souplesse pour mieux organiser leur production. On note ainsi une augmentation de la durée d’utilisation des équipements grâce à la modulation du temps de travail et au développement de la polyvalence. Les équipements utilisés en moyenne 51 heures en 1997 l’étaient pendant 55 heures en 2000, soit une augmentation de 8 % au profit de la création de richesses. Une posture idéologique conduirait à en attribuer le seul mérite aux trente-cinq heures, mais l’honnêteté oblige à souligner également le rôle du retour de la croissance.

La réforme a entraîné une hausse des coûts, dont on nous dit qu’elle est de 11,4 % pour les coûts horaires, ce qui correspond à un calcul strictement mathématique. La réalité n’est pas celle-là car le passage aux trente-cinq heures s’est accompagné de modération salariale, voire de gel des salaires ; il a donné lieu à des gains importants sur les temps de pause, d’habillage ou de formation – d’au moins une heure sur les quatre supprimées. Les coûts salariaux ont donc augmenté dans des proportions moindres que ne l’avancent certains « spécialistes ». La difficulté tient aussi à ce que ces chiffres renvoient à des moyennes alors que les situations diffèrent selon la taille des entreprises et selon les territoires.

Les gains de productivité, réels et avérés, compensent en partie sans doute le renchérissement du coût horaire du travail. Mais ils ont été obtenus au prix d’une pression accrue sur les salariés et d’une intensification de leur rythme de travail, au détriment de leur santé dans bien des cas. On a aussi vu apparaître le phénomène des « faux cadres », ces personnes qu’on a soustraites à la durée légale du travail en leur octroyant un statut de cadre. Dans la métallurgie, on a ainsi observé de nombreuses promotions sans augmentation de salaire, grâce au passage au forfait.

Dans le secteur privé, les trente-cinq heures ont donc eu à la fois des effets positifs et des effets négatifs, mais il en est allé différemment dans la fonction publique : le passage aux trente-cinq heures n’a pas donné lieu comme dans le privé à une réorganisation du travail. C’était peut-être l’occasion de faire une réforme de l’État, d’élargir les horaires d’ouverture au public des guichets. Elle a été ratée. La RTT n’a pas modifié la façon de travailler. C’est dommage. C’est sans doute parce qu’il n’y a pas de gestion du personnel dans la fonction publique, pas de vision globale des ressources humaines.

Il faut également mentionner l’impact sur la vie des gens et sur l’organisation de la société, qui n’est pas marginal. Pour les sociaux-chrétiens, le travail ne se résume pas au travail rémunéré. Travailler, c’est participer à l’œuvre commune. Le temps dégagé pour du bénévolat ou pour l’encadrement de jeunes, c’est du travail, un apport à la vie collective. Si on « détricote » ce temps ou si on le supprime, comment préserver les activités qu’il permet ? Le bénévolat participe à l’équilibre de la société. Le temps passé en famille, le temps consacré à l’éducation des enfants, c’est aussi un travail. Ne détricotons pas ces temps personnel, associatif, familial, voire spirituel.

Nous faisons confiance à l’intelligence des acteurs, qui a permis de corriger les déséquilibres de la loi – il y en avait. Tous ensemble, patronat et syndicats, nous pouvons faire des choses équilibrées et raisonnables. Nous avons davantage besoin de stabilité, y compris législative et réglementaire, que de perturber une situation que nous avons très bien su équilibrer dans les entreprises. Je ne suis pas le seul à le dire : le patronat également réclame de la stabilité – mais qu’il soit cohérent en prônant la même stabilité pour la durée du travail ! – et le président de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines considère lui aussi que les avantages d’une situation stabilisée sont bien plus grands pour les entreprises que la désorganisation par un changement législatif. Faisons donc confiance à l’intelligence humaine dans les entreprises !

M. Nasser Mansouri-Guilani, responsable du pôle Activités économiques de la Confédération générale du travail (CGT). La CGT soutient la réduction du temps de travail, qu’elle considère comme un facteur de progrès social. Il y a là une tendance historique indéniable, liée aux mutations technologiques qui permettent les gains de productivité.

Sur le plan macroéconomique, le temps de travail peut être réduit de trois manières : par une réduction profitant à l’ensemble des travailleurs, par l’utilisation du temps partiel ou par le chômage. Pour la CGT, la seule voie noble est une réduction généralisée qui respecte la hiérarchie des normes. Cette réduction, favorable à l’économie, nécessite de changer notre conception de l’activité économique, notamment de modifier le partage de la valeur ajoutée et des revenus. Elle s’inscrit dans la perspective d’un nouveau mode de développement économique et social dont la crise actuelle confirme la nécessité.

Mes collègues l’ont dit : en dépit de leurs insuffisances, les trente-cinq heures ont permis de créer de l’emploi sans nuire à l’activité des entreprises. Mais les conditions de leur mise en place n’ont pas été satisfaisantes. Plusieurs contradictions n’ont pas été résolues. En premier lieu, l’obligation de création d’emplois en contrepartie de la réduction du temps de travail a été ramenée au fil du temps de 10 à 6 %, puis à zéro. En conséquence, l’intensification du travail et les gains de productivité ont été utilisés, non pour augmenter les salaires, le nombre d’emplois ou les investissements, mais pour accroître les revenus distribués aux actionnaires. Les exonérations de cotisations sociales ont amplifié cette déformation du partage de la valeur ajoutée au profit des détenteurs de capitaux.

Deuxième difficulté irrésolue : les inégalités au sein du salariat. Les femmes en particulier ont été largement pénalisées par la progression de la flexibilité, qui a rendu plus difficile la conciliation entre travail et vie privée.

Troisièmement, les trente-cinq heures n’ont pas été appliquées dans toutes les entreprises.

Quatrièmement, le passage aux trente-cinq heures a été très problématique dans les hôpitaux, avec des effets négatifs tant sur la qualité des services que pour le personnel.

Les lois qui ont suivi les lois Aubry ont conduit à un détricotage des trente-cinq heures. Aujourd’hui, celles-ci sont de fait remises en cause alors que les charges induites, telles que les exonérations de cotisations, continuent de peser sur les finances publiques.

En résumé, la réduction du temps de travail doit s’inscrire dans une démarche visant à établir un nouveau modèle de développement économique et social. Elle est indispensable pour l’émancipation des salariés. Elle peut être créatrice d’emplois, y compris par le biais de nouvelles activités ayant pour finalité d’aider les salariés à mieux profiter de leur temps libre. Mais, pour réussir tout cela, il nous faut changer notre conception de l’activité économique en réunissant trois conditions : un changement profond de la répartition des gains de productivité au bénéfice des salariés et de l’investissement productif, un changement de l’organisation du travail et la reconnaissance de nouveaux droits aux salariés, à travers le dialogue social mais aussi en leur permettant d’intervenir dans les choix stratégiques des entreprises.

La CGT a lancé une campagne sur le coût du capital qui vise à démontrer qu’en réduisant ce coût, il est possible d’augmenter les salaires et de créer des emplois tout en réduisant le temps de travail.

Mme Michèle Chay, membre de la direction confédérale de la CGT. Mon propos portera sur le secteur du commerce et des services et sur le temps partiel. La réduction du temps de travail dans ce secteur a été une bonne chose et n’a pas nui à la productivité. En revanche, en privilégiant le contrat au détriment de la convention collective et de la loi, sa mise en œuvre a posé problème. De manière plus générale, nous désapprouvons le renversement de la hiérarchie des normes auquel nous assistons depuis plusieurs années.

Le temps partiel concerne 84 % des salariés de la grande distribution, principalement des femmes. La majorité de ces temps partiels ont été annualisés. La réduction du temps de travail n’a guère bénéficié aux salariées car l’allongement de l’amplitude des horaires d’ouverture, l’annualisation du temps de travail, le travail six jours sur sept et les heures de coupure ont rendu leur vie quotidienne plus difficile.

La proportion des salariés ayant des horaires variables est de 42 % dans les hypermarchés, de 43 % dans les supermarchés et de 71 % dans les discounts, avec des plannings connus deux semaines à l’avance seulement, ce qui ne facilite pas l’organisation de la vie quotidienne. Le travail « en îlots » imposés aux caissières n’a rien arrangé : chacune doit négocier son planning avec son chef direct, ce qui crée des tensions entre les salariées.

Je rappelle que la grande distribution a détruit ces deux dernières années 2 500 emplois tout en continuant à bénéficier largement des dispositifs d’exonération de cotisations sociales, y compris le CICE.

Dans les services, tous les salariés ne sont pas aux trente-cinq heures. Dans l’hôtellerie et la restauration, la durée légale est de 35 heures, mais les heures travaillées entre 35 et 39 heures donnent lieu à une majoration de salaire de 10 % seulement : ce ne sont donc pas des heures supplémentaires, mais des heures complémentaires. Dans le secteur de la prévention et de la sécurité, 81 % des entreprises ont signé un accord d’annualisation, de sorte que les salariés peuvent travailler une semaine 48 heures pour une rémunération inchangée, parce que lissée sur l’année. Bref, la réduction du temps de travail n’est pas appliquée de manière uniforme.

Il faut se méfier des idées reçues. Si la durée du travail a baissé depuis les années quatre-vingt-dix, cette réduction s’est accompagnée de fortes disparités dans certains métiers. En outre, les horaires n’ont pas évolué de manière favorable. Le développement des horaires atypiques a eu pour conséquence de dégrader les conditions de travail et de compliquer la vie quotidienne des salariées. Le développement du travail de nuit ainsi que l’ouverture des commerces le dimanche ne contribuent pas non plus à réduire le temps de travail de façon générale.

Les salariés restent attachés aux trente-cinq heures, mais l’application de la réduction du temps de travail demeure une source de difficultés.

M. Xavier Reynaud, délégué syndical CGT chez Renault. Dans la métallurgie, le patronat a depuis longtemps trouvé le moyen de détourner les trente-cinq heures au moyen des accords de flexibilité devenus accords de compétitivité.

L’intensification du travail, avec la réduction des pauses, le turn-over dans les équipes, le travail décalé, les changements d’équipes et d’horaires et le prêt de salariés entre les sites sont le lot des ouvriers et des techniciens. Les conditions de travail se détériorent, occasionnant chez les ouvriers l’apparition de troubles musculo-squelettiques qui peuvent conduire à des handicaps très importants et à des licenciements.

Tout cela a été confirmé par l’expérimentation du CNAM menée par Yves Clot sur l’organisation du travail chez Renault. Je vous invite à vous reporter à cette étude : elle renseigne sur l’intensification du travail, qui ruine les bénéfices des trente-cinq heures.

Pour les catégories supérieures, on observe un allongement de la journée de travail non rémunéré. En ce qui les concerne, la CGT plaide pour un droit à la déconnexion car les nouvelles technologies permettent d’augmenter le temps de travail inconsidérément. Les cadres supérieurs ne connaissent pas les trente-cinq heures ! Faute d’effectifs suffisants, ils font des journées à rallonge pour mener à bien leurs projets, sous une pression constante de la hiérarchie qui génère un stress pouvant malheureusement parfois conduire jusqu’au suicide.

Si les trente-cinq heures étaient respectées dans la métallurgie, des milliers d’emplois seraient créés là où nous assistons à une destruction massive au nom du capital – les intérimaires sont privés de toute perspective d’avenir et utilisés comme des Kleenex.

Ces problèmes ont des répercussions sur la qualité des véhicules produits. Les pièces doivent être souvent retouchées, ce qui conduit à détériorer encore un peu plus les conditions de travail.

Il est temps de revenir à l’esprit de la loi sur les trente-cinq heures. Dans peu de temps, les salariés de la métallurgie seront usés et il sera très difficile de les reclasser !

M. le président Thierry Benoit. Je retiens plusieurs points intéressants de vos différents exposés : la possibilité de trouver un consensus sur la durée du temps de travail – du moins de pouvoir parler des trente-cinq heures sans polémique ; la « porte de sortie » que représente la négociation de branche – ce qui implique une réflexion sur la création de la norme ; l’insistance sur la dimension humaine du travail, source de revenus mais aussi contribution à la vie commune ; l’accent mis sur les difficultés spécifiques aux femmes et le constat d’une application non uniforme de la réduction du temps de travail.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Je vous remercie pour ces interventions denses et complémentaires. J’ai apprécié la précision de vos propos sur le secteur du commerce ou sur le forfait-jours par exemple.

La commission d’enquête a pour ambition de dresser un bilan et de tirer les leçons de cette expérience de réduction du temps de travail afin, de mon point de vue, de poursuivre dans cette logique.

Il me semble intéressant de mettre en valeur, outre les emplois créés ou sauvegardés, les améliorations apportées à la vie de certains salariés grâce au passage aux trente-cinq heures. Vous avez estimé à 300 000 le nombre d’emplois à temps partiel ainsi revalorisés, monsieur Garnier. Cette évaluation est-elle la vôtre ? Si oui, comment avez-vous procédé ?

Vous l’avez dit, il est de nombreuses personnes pour lesquelles le temps de travail est déjà trop réduit. Comment intégrez-vous à votre réflexion le cas des chômeurs ? Réduire le temps de travail, c’est aussi le partager, partager les richesses avec ceux qui n’en ont pas.

Quels sont vos échanges avec les organisations syndicales des autres pays ? Je trouve saisissant que le sujet des trente-cinq heures, en dehors de quelques polémiques, soit tabou dans un pays qui, en quarante ans, a connu une seule période où le chômage a reculé : lorsque les trente-cinq heures ont été mises en place – cela dit sans nier pour autant les limites de la loi. Alors que nous sommes tous mobilisés pour lutter contre le chômage et créer de l’emploi, la solution de la réduction du temps de travail ne semble même pas pouvoir être envisagée. Certes, grâce à l’UDI, cette commission d’enquête existe. Mais je crois savoir qu’en Belgique et en Allemagne, on réfléchit sérieusement à cette question.

La question du temps partiel, qui concerne surtout les femmes, fait-elle l’objet de votre réflexion à tous ?

M. Franck Mikula. Je ne suis pas un spécialiste international de la réduction du temps de travail. Mais j’ai eu l’occasion d’interroger mes homologues allemands sur cette question. Leur réponse m’a frappé. La crise en 2008 a été vécue de manière radicalement différente en Allemagne et en France. Très tôt, nos voisins ont donné la priorité à la préservation des emplois, ce qui les a conduits naturellement à envisager très vite le partage du temps de travail. Tout s’est construit autour de l’idée d’éviter les licenciements. Le partage du temps de travail a donc été organisé selon différentes méthodes, que nous connaissons mais que nous n’utilisons pas avec la même intensité ni la même rapidité. La réduction du temps de travail, notamment pour les seniors, a donné lieu à une compensation par l’État, à l’instar du chômage partiel que la France n’a pas ou peu utilisé – les Allemands en ont une vision beaucoup moins polémique et dogmatique, plus pragmatique. L’efficacité de cette approche est prouvée sur une période donnée. Je ne dis pas que c’est la solution au problème du chômage, mais on pourrait se reprocher, à la lumière de cet exemple, l’absence de lieu de réflexion, à l’exception de votre commission, sur la pertinence du partage du travail.

D’après mon expérience, très parcellaire, la modification de la durée légale du travail a principalement un impact financier. Elle n’entraîne pas nécessairement un partage du travail. Tous les assouplissements intervenus à partir de 2002 – ils sont pléthore – ont consisté à déplafonner le nombre maximal des heures supplémentaires. Il n’y a donc pas eu de création d’emplois. La France est revenue à 39 heures, les heures sont simplement payées et organisées différemment.

En revanche, dans les métiers qui effectuent un travail non stockable et non reportable, traduire la réduction du temps de travail en jours a mécaniquement eu pour effet de créer des emplois : si le pilote de l’avion est en RTT, vous ne pouvez pas expliquer aux passagers qu’il faut reporter leur départ, vous devez trouver un autre équipage. La réduction du temps de travail, par la fixation d’un nombre annuel de jours travaillés, conduit donc mécaniquement à partager le temps de travail. Il ne s’agit pas d’une solution idéale, car elle n’est pas applicable à tous, mais elle mérite d’être examinée : on ne pourra longtemps tenir avec cinq millions de chômeurs – un président de la République l’a dit dès les années soixante-dix alors que leur nombre était bien moindre. Il est donc urgent de trouver des solutions.

M. Hervé Garnier. Le chiffre de 300 000 emplois revalorisés que j’ai mentionné est issu des rapports de branche sur la situation de l’emploi présentés chaque année par les employeurs. Cela concerne les temps partiels améliorés, voire transformés en temps plein. Ce temps partiel était souvent subi. On peut considérer aussi que permettre à des gens de travailler plus constituait une amélioration.

Il faut se méfier des comparaisons internationales, car les choix sociétaux et économiques diffèrent d’un pays à l’autre. Certains ont fait le choix du temps partiel lorsque la France a fait celui du temps plein – et du chômage. Il faut tenir compte de l’ensemble des paramètres, pas seulement du temps de travail. En Allemagne, il existe des durées légales du travail par branche professionnelle. Sommes-nous prêts aujourd’hui à nous interroger sur la pertinence d’une durée légale unique ? Je ne propose pas d’ouvrir ce débat…

M. Jean-Frédéric Poisson. Dommage !

M. Hervé Garnier. …mais notre code du travail s’est construit autour de la durée du travail alors que notre économie était fondée sur l’industrie. Aujourd’hui, avec le développement des emplois de services, les logiques sont différentes. Ce curseur a certes de l’importance et le changer déstabiliserait profondément la situation mais, je l’ai dit s’agissant de la première loi Aubry, nous ne sommes pas allés au terme de la réflexion, nous n’avons pas laissé mûrir les choses. Les forfaits-jours n’ont pas été bien organisés car nous manquions de recul pour le faire. Les évolutions ont ensuite été mal digérées. C’est regrettable.

Il ne faut pas faire porter la responsabilité de tous les maux de notre société à la réduction de la durée légale du travail. Certes, mal préparés, mal organisés ou trop rigides, les accords ont souvent eu des conséquences sur les conditions de travail. Mais les trente-cinq heures ne sont pas à l’origine de tous les risques psycho-sociaux. La pression de la situation économique et celle des actionnaires y tiennent aussi leur rôle.

Il importe aujourd’hui de trouver des équilibres nouveaux tenant compte des évolutions du travail, y compris en posant la question du partage du travail. Il faut peut-être sortir des débats un peu trop dogmatiques. Je pense que la négociation de branche peut y contribuer, sans pour autant remettre en cause le code du travail.

Dans l’actualité récente, le relèvement des seuils de nombre d’heures pour les temps partiels représente une véritable avancée, qui a malheureusement été immédiatement caricaturée. Sommes-nous capables d’aborder toutes ces questions de façon sereine ? Je n’en suis pas sûr et je le regrette. Mais nous sommes prêts à y contribuer.

M. Nasser Mansouri-Guilani. La tendance historique à la baisse du temps de travail n’est pas propre à la France. Elle est également à l’œuvre dans d’autres pays par exemple en Allemagne où elle n’a pas seulement servi à partager le travail, mais aussi à mieux former les salariés. C’est cette idée que reprend la CGT quand elle propose la création d’une sécurité sociale professionnelle, assise sur la continuité du contrat de travail, ce qui permettrait aux salariés de se former plutôt que d’être au chômage, pour prétendre ensuite à des emplois plus qualifiés.

Il ne faut pas confondre RTT et partage du travail. On ne résoudra pas le problème du chômage en partageant un volume de travail constant. La réduction du temps de travail doit servir à créer des emplois pour réduire le chômage, et l’enjeu est moins de partager le gâteau existant que d’en augmenter la taille mais aussi la qualité. Nous insistons donc sur le fait qu’on ne peut pas aborder la question du temps de travail indépendamment de celle du partage des revenus, et penser que, pour créer des emplois, il faut augmenter le taux de marge des entreprises est à nos yeux une erreur.

M. Joseph Thouvenel. J’ai parlé de travail non rémunéré : cela englobe le bénévolat, le temps familial ou l’engagement associatif qui, à côté du travail rémunéré, contribuent au développement de la société et au bien-être de tous et qu’il est donc indispensable de sauvegarder.

Nous travaillons bien sûr avec les organisations syndicales étrangères, notamment européennes. Mais limiter les comparaisons à la seule durée du travail n’a aucun sens, il faut également considérer la productivité. Or la productivité horaire du travailleur français est l’une des plus élevée au monde, sinon la plus élevée. En d’autres termes, on ne peut demander à quelqu’un qui court le cent mètres en dix secondes de parcourir un kilomètre en dix fois dix secondes : la comparaison est faussée si on ne prend pas en compte l’intensité de l’effort.

En Allemagne, on constate une grande diversité de situations. Certaines branches, et non des moindres, appliquent les trente-cinq heures : c’est le cas par exemple de la métallurgie. Mais il avait été décidé, à l’origine, que 18 % des salariés du secteur pourraient travailler davantage et, en 2003, un accord a porté ce taux à 50 %. Gardons-nous donc des simplifications quand nous faisons référence à ce pays ! Reste que c’est celui de la cogestion alors que, dans le nôtre, les grandes entreprises se récrient à l’idée d’admettre les salariés dans les conseils d’administration et de surveillance. Qu’on ne nous demande donc pas de partager les efforts et les épreuves lorsqu’on ne veut pas partager un pouvoir de décision qui a été à l’origine des difficultés présentes !

Le partage du travail est un vrai sujet, mais encore faut-il qu’il y ait du travail ! Nous avons un problème de compétitivité, qui doit nous conduire à nous interroger sur la meilleure organisation pour faire monter en gamme nos produits. Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait que les marges de nos entreprises sont insuffisantes pour leur permettre d’investir dans la recherche et le développement dont dépendent les emplois de demain. Reste qu’il n’est pas certain que toutes les entreprises fassent le meilleur usage des mesures, comme le CICE, faites pour accroître ces marges.

Je rappelle enfin que la loi Bertrand de 2008 permet à des accords de branche ou d’entreprise de fixer le contingent d’heures supplémentaires. La dénonciation forcenée des trente-cinq heures n’est-elle pas purement idéologique de la part de ceux qui pourraient utiliser cette possibilité dans leurs entreprises et qui ne le font pas ?

M. Jean-Frédéric Poisson. Je suis loin de rejeter l’idée selon laquelle la vraie question serait celle du partage de la valeur ajoutée et des revenus. C’est le problème majeur auquel seront confrontées les sociétés occidentales dans les décennies à venir, et nous ne pourrons nous en tirer sans réformer entièrement nos mécanismes de production et de répartition des richesses. En revanche, le partage du temps de travail n’est pas à mes yeux en tant que tel un objectif politique : c’est une impasse méthodologique, économique et sociale.

Rapporteur de la loi du 20 août 2008, j’ai écouté avec attention vos propos sur les forfaits-jours, monsieur Mikula. Je souhaiterais que notre commission soit informée plus précisément sur les dispositifs que vous proposez.

Lorsque j’entends citer l’exemple allemand, j’invite toujours mes interlocuteurs à la précaution. En effet, à peine plus d’un salarié sur deux bénéficie outre-Rhin d’un revenu minimum garanti, et ce non grâce à la loi mais sur la base de textes conventionnels. Par ailleurs, les disparités dans la durée hebdomadaire de travail sont chez nos voisins d’une amplitude que nous ne connaissons pas ici. C’est que les Allemands ont fait un choix socioéconomique inverse du nôtre : ils ont usé de la rémunération des salariés comme d’une variable d’ajustement pour maintenir leur capacité d’exportation ; nous avons préféré garantir un revenu minimum, même à ceux qui n’ont plus de travail, quelles qu’en soient les conséquences sur notre production et sur nos exportations. Méfions-nous donc des comparaisons internationales ou inspirons-nous en pour améliorer la qualité de notre dialogue social – je ne suis pas certain en effet que les centrales syndicales soient encore mûres dans notre pays pour la cogestion…

Je suis évidemment très favorable à ce que les branches soient sollicitées sur la question du temps de travail. Je suis par ailleurs un fervent partisan du dialogue social territorial.

Chacun d’entre vous semble penser que, si les trente-cinq heures sont une idée formidable, leur mise en œuvre n’a pas été une réussite. Y avait-il une autre manière de faire ?

La productivité horaire des salariés français est sans doute la meilleure du monde. En revanche, la quantité annuelle d’heures travaillées par les salariés français est-elle suffisante ?

M. le président Thierry Benoit. Le Conseil d’analyse stratégique évalue le nombre moyen d’heures travaillées chaque année à 1 670 heures dans le secteur privé et à 1 580 heures dans le secteur public. Cela pose la question de l’attractivité des métiers et des distorsions qui existent entre le public et le privé dans l’application des trente-cinq heures.

Mme la rapporteure. Si je vous ai interrogés sur vos liens avec les organisations syndicales des autres pays, c’est qu’il me semble qu’ailleurs le temps de travail fait l’objet de débats et de discussions, ce qui n’est pas le cas chez nous.

Mme Isabelle Le Callennec. La question n’est pas de savoir comment on partage mais comment on augmente le gâteau pour qu’il y ait davantage de travail.

Les accords « compétitivité-emploi » permettent aujourd’hui, dans certaines situations, des négociations sur le temps de travail au sein des entreprises. Ne peut-on pas imaginer des accords « compétitivité-emploi » offensifs, c’est-à-dire qui ne se limitent pas aux entreprises en difficulté ? Ne serait-ce pas, selon vous, un moyen d’accroître le nombre d’emplois ?

Lors de notre audition de la directrice générale de l’administration et de la fonction publique, j’ai appris à ma grande surprise qu’aucun rapport n’avait été produit sur le temps de travail dans la fonction publique depuis 1999 ! C’est un manque qu’il faut absolument combler.

M. le président Thierry Benoit. Le Conseil d’analyse stratégique évalue à 12 milliards d’euros le coût annuel de la réduction du temps de travail pour les finances publiques et à 22 milliards le montant global annuel des versements de l’État à la sécurité sociale en compensation des divers allégements de charges mis en œuvre depuis les lois Aubry. Ces chiffres peuvent donner matière à réflexion…

M. Gérard Sebaoun. Aucun de vous ne semble remettre en question les trente-cinq heures. Néanmoins, si nous sommes entrés pour longtemps dans une phase de faible croissance voire de croissance nulle, ne faut-il pas se poser la question du partage du travail existant ? Faut-il d’ailleurs une croissance illimitée lorsqu’on en sait le prix pour la planète ?

Les trente-cinq heures ont entraîné une importante modération salariale. N’est-il pas temps aujourd’hui de dresser un bilan de cette modération ? Est-elle encore soutenable ? Les revenus des fonctionnaires peuvent-ils continuer à se dégrader ?

M. Nasser Mansouri-Guilani. La CGT ne s’inscrit pas dans une perspective de croissance nulle à long terme et pense qu’il est possible d’augmenter le gâteau. Reste qu’il faut s’en donner les moyens, ce qui implique de modifier la manière dont le gâteau – la valeur ajoutée – est aujourd’hui partagé. Cela permettra d’augmenter les salaires, l’emploi et l’investissement productif et de soutenir la croissance.

Selon une étude du groupe Clersé de l’Université de Lille 1, l’évolution du partage de la valeur ajoutée se traduit chaque année depuis trente ans par cent milliards d’euros de transferts supplémentaires au profit des détenteurs de capitaux. Si ces cent milliards étaient plutôt affectés à l’emploi, aux salaires et à l’investissement productif, cela résoudrait partiellement les difficultés auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui et nous permettrait d’améliorer notre compétitivité hors coûts, puisque notre compétitivité souffre, on le sait, de l’insuffisance de notre recherche et développement et d’une qualification insuffisante de nos travailleurs.

La CGT partage l’idée que la modération salariale joue comme un facteur négatif. Nous pensons un effet qu’un bilan doit être effectué et que, plus globalement, il faut examiner l’ensemble des aides accordées aux entreprises, au-delà des exonérations de cotisations.

M. Hervé Garnier. Nous avons fait des choix de développement et d’organisation de la société. S’interroger sur le partage du travail et de la valeur ajoutée est bien plus intéressant pour notre avenir que de s’interroger sur les trente-cinq heures. Qu’attend-on du travail ? Sommes-nous condamnés à ce que le temps partiel soit subi ou peut-il fonder un autre modèle de société ?

En matière de salaires, j’appelle votre attention sur les minima de branche. Il est économiquement catastrophique que, dans certains secteurs, la moitié de la grille soit rattrapée ou dépassée par le SMIC.

Nous menons aussi, pour notre part, une réflexion sur la façon dont s’articulent le temps de travail, le temps social et le temps familial. Les frontières entre eux sont de plus en plus poreuses, ce qui justifie à mes yeux que le dialogue social territorial s’empare de la question. Au-delà du rôle structurant que peuvent jouer les branches, certains enjeux territoriaux – je pense notamment au temps de transport – ont des répercussions sur la qualité du travail et constituent des sujets qui concernent l’ensemble de la cité.

M. le président Thierry Benoit. Le rapport de la commission pourrait retenir la notion de dialogue social territorial par branche. Au-delà de la durée légale du travail, les accords de branche fixent souvent des contingents d’heures supplémentaires, et neuf millions de salariés ont bénéficié de la défiscalisation de celles-ci. Cela me conforte dans l’idée qu’il faut en effet se tourner vers les négociations de branche et réfléchir à la relation entre rémunération horaire et nombre d’heures travaillées.

Chaque être humain doit trouver sa place dans la société. Pensez-vous qu’une société moderne comme la nôtre peut, comme y avait songé un ministre il y a quelques années de cela, demander aux bénéficiaires de prestations sociales qui sont sans emploi de consacrer du temps des travaux d’intérêt collectif ? Les chômeurs constituent des ressources humaines qui pourraient être utiles à la collectivité en effectuant, par exemple, pour la commune certains petits travaux. Il ne s’agirait pas d’une punition, mais d’un échange permettant à ces personnes d’échapper à l’isolement et de faire reconnaître leurs compétences et, plus largement, leur dignité.

Mme la rapporteure. Sans doute le sujet est-il bien trop vaste pour que nous l’abordions dans le temps qui nous reste.

Mme Michèle Chaix. La CGT est attachée à toutes les formes de dialogue social, et notamment au dialogue social territorial, qui se pratique déjà dans certains lieux, par exemple au sein des commissions paritaires régionales de l’artisanat, en matière de formation professionnelle. Le patronat a malheureusement tendance à refuser les accords territoriaux, et rares sont les occasions de dialogue sur la sécurisation de l’emploi dans le périmètre d’un bassin d’emploi. À Toulouse par exemple, les problèmes liés à la sous-traitance et aux pertes de marché que connaît l’aéronautique ne sont pas abordés localement, pas plus que la question du manque de chaudronniers, conséquence de l’absence de formation dans ce secteur. La sécurité sociale professionnelle que défend la CGT, sous la forme d’un maintien du contrat de travail afin de substituer aux périodes de chômage des périodes de formation, permettrait de répondre à ce type de situation.

Il faut également revoir l’organisation des branches. Le secteur du commerce et des services, par exemple, en comporte quatre-vingts et on y dénombre cent vingt conventions collectives. Dans une vingtaine de ces branches, la grille salariale démarre au-dessous du SMIC et le dialogue social y est quasiment inexistant. Il n’est pas normal qu’un vendeur titulaire d’un CAP ne touche pas le même salaire selon qu’il travaille dans l’habillement de détail ou chez un succursaliste, et sans doute le choc de simplification pourrait-il commencer par une refonte de ces branches, les alignant sur les plus avantageuses pour les salariés.

Il faut également supprimer les aides publiques et les exonérations de cotisations aux entreprises qui appliquent des grilles salariales démarrant en dessous du SMIC.

M. Joseph Thouvenel. Lorsqu’il était ministre, Xavier Bertrand a précisé que les exonérations de cotisations n’étaient plus attachées à la durée du travail mais à son coût, soit au salaire.

Les trente-cinq heures sont en effet formidables, ce qui, étymologiquement, signifient qu’elles peuvent faire peur. Que leur mise en œuvre ait été difficile fait partie des aléas de la vie. La CFTC défendait la méthode Robien, fondée sur l’incitation. Les pouvoirs publics ont fait ensuite un autre choix, mais il ne s’agit pas maintenant de détricoter ce qui a été fait.

Selon un document de Rexecode, les pays européens où la quantité annuelle d’heures travaillées par les salariés à temps plein est la plus importante sont des pays aussi compétitifs que la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Grèce – où on travaille 1 971 heures contre 1 679 en France… Cela montre bien que, pris isolément, indépendamment de la productivité et de la capacité productrice, ce critère n’a aucun sens. J’ajoute que, contrairement à une idée répandue dans les médias, le nombre de jours fériés et de congés payés est moindre dans notre pays qu’en Allemagne et au Royaume-Uni. Les Français ne sont pas des fainéants : ils travaillent bien et beaucoup.

Il existe en effet une distorsion entre le nombre d’heures travaillées dans le secteur public et dans le secteur privé. Cela tient en partie à la nature de certains emplois publics, qui exigent des agents – des policiers par exemple – qu’ils travaillent la nuit ou les jours fériés.

Mme Le Callennec parle d’accords « compétitivité-emploi » offensifs pour les entreprises désireuses de gagner des parts de marché, mais quelles entreprises n’ont pas cette ambition ? Rien ne justifie qu’elles bénéficient de dérogations au droit du travail lorsqu’elles ne connaissent pas de difficultés.

Nous sommes en période de faible croissance, mais est-il souhaitable de viser une croissance exponentielle ? Je ne le pense pas. Nos sociétés développées doivent apprendre à vivre avec un taux de croissance moins élevé, en donnant du travail à tout le monde.

Il est vrai que les salaires ont stagné, voire se sont dégradés, et il serait en effet souhaitable de procéder à quelques rattrapages. Certaines entreprises en ont les moyens mais ne le font pas, ce qui nous ramène à la question du partage inéquitable des profits. S’il est normal que les actionnaires soient bien rémunérés, il faut aussi financer l’investissement, l’innovation, et rémunérer les salariés à la hauteur de leur engagement.

Nous sommes favorables au dialogue territorial et aux accords de branche, dans la mesure où les négociations restent encadrées au niveau national.

Le travail contribue selon moi à la reconnaissance de la dignité de chacun. Il produit du lien social. Dans cette perspective et avec toute la prudence requise, je ne suis pas hostile à ce que les personnes privées d’emploi rendent à la collectivité une partie de ce que celle-ci leur apporte. On pourrait par exemple mettre à la disposition des sans-abri des lieux de vie qu’ils occuperaient en contrepartie de leur entretien.

M. le président Thierry Benoit. Cela rejoint mon idée qui consiste à combattre l’isolement dans lequel se trouvent plongées les personnes éloignées du monde du travail. Il y a là des pistes de réflexion à creuser pour lancer des actions au niveau local.

M. Joseph Thouvenel. C’est ce que proposent déjà les communautés d’Emmaüs.

M. Gérard Sebaoun. Monsieur le président, je ne suis pas aussi favorable que vous à la défiscalisation des heures supplémentaires…

M. le président Thierry Benoit. Vous faites fausse route : je n’ai pas voté cette mesure !

M. Gérard Sebaoun. Il est normal qu’un salarié grince des dents lorsqu’on lui retire l’avantage fiscal qu’on lui avait concédé, mais n’oublions pas que la défiscalisation des heures supplémentaires coûtait à l’État quatre milliards d’euros, qui auraient pu être utilisés autrement. Je suis plutôt partisan d’une réforme globale de la fiscalité, dont je regrette que nous ne l’ayons pas mise en œuvre.

Le débat sur les contreparties qu’on pourrait demander aux chômeurs
– certains ont avancé l’idée de demander sept heures de travail aux allocataires du RSA – me paraît sortir du cadre des travaux de cette commission d’enquête. Je suis pour ma part farouchement opposé à cette idée. Il est bien évidemment nécessaire, en revanche, d’accompagner les personnes privées d’emploi pour les aider à se réinsérer socialement. Les collectivités locales y travaillent déjà avec Pôle emploi, comme doivent y travailler vos centrales syndicales.

M. Franck Mikula. En prenant connaissance de nos échanges, nos concitoyens pourront constater qu’il existe des élus qui se posent de bonnes questions et sont capables d’avoir un débat apaisé sur le temps de travail.

M. Poisson s’interroge sur la durée annuelle du travail dans notre pays. En poussant les curseurs au maximum, un salarié au forfait-jours peut travailler 282 jours par an – soit 365 jours moins 52 dimanches, 30 jours de congé et le 1er mai. S’il travaille en moyenne quinze heures par jour pour respecter les neuf heures de repos quotidien imposées par le code du travail, cela nous mène à un total de 4 230 heures de travail annuel, soit 88 heures hebdomadaires quand la Chine en est à 44, loin devant la Corée du Nord où la durée de travail annuelle est de 2 500 heures. Ne laissons donc pas se répandre dans les médias l’idée que les Français seraient un peuple de fainéants : ce serait faire injure à ces millions de salariés qui travaillent beaucoup et ont la meilleure productivité horaire au monde.

En ce qui concerne le partage du travail, il n’y a pas unanimité entre nous, visiblement. En Allemagne, il y a dix ans, 20 millions de travailleurs effectuaient environ 50 milliards d’heures de travail chaque année. Aujourd’hui, le volume d’heures travaillées n’a pas changé, mais on compte 25 millions de travailleurs. Les Allemands n’ont donc pas travaillé une heure de plus en dix ans, mais ont fait travailler cinq millions de personnes supplémentaires. Je ne dis pas qu’il faut faire la même chose mais cela prouve que l’on peut partager le temps de travail.

Les économistes nous prédisent une longue période de croissance faible. Or dans un contexte de croissance à 1 %, des gains de productivité annuels de 1 % ne créent aucune valeur. Il faut donc se poser la question du partage du travail, ce qui n’empêche pas de poursuivre nos efforts pour élargir le gâteau. Dans quelles conditions cela doit-il se faire et à quel coût ? C’est tout l’enjeu de notre débat. Il doit être mené sans perdre de vue que les aspirations individuelles des salariés ont profondément évolué ces dernières années et que l’on appréhende le temps de travail différemment selon son âge, ses qualifications ou sa situation de famille. On ne peut donc raisonner de manière uniforme pour l’ensemble des travailleurs.

M. Hervé Garnier. Le débat sur le dialogue social dans les branches et les territoires a été pollué par le fait que l’on a trop souvent associé dialogue social et création de normes. Or le dialogue social n’implique pas nécessairement la création de normes. Il peut permettre, par exemple, grâce à la concertation avec les élus locaux, une meilleure harmonisation entre politique des transports et besoins des salariés.

Si l’on veut faire bouger les choses, il faut améliorer la qualité du dialogue social dans notre pays, restaurer la confiance et s’inscrire dans une vision prospective de notre économie. Malheureusement, les organisations patronales défendent le plus souvent des stratégies à court terme.

Monsieur le président, je pense comme vous que le chômage est un drame pour la société, qu’il faut lutter contre la perte de compétences et maintenir les gens au plus près de l’emploi. La question que vous avez soulevée méritait donc d’être posée. Gardons-nous cependant de dispositifs qui aboutiraient à créer, en marge de l’économie réelle, une économie de l’assistanat.

Je partage l’idée qu’une réforme globale de notre fiscalité est préférable à la défiscalisation des heures supplémentaires. J’incite vivement les salariés à se méfier des heures supplémentaires, qui restent à l’initiative de l’employeur et peuvent être supprimées du jour au lendemain. Et je trouve regrettable que, dans certaines branches, le dialogue porte sur les contingents d’heures supplémentaires plutôt que sur l’organisation du travail.

M. Xavier Reynaud. Mme Le Callennec a parlé d’accords compétitivité-emploi offensifs. Ces accords aujourd’hui sont plutôt destructeurs d’emplois – on l’a constaté dans la métallurgie – et mieux vaut donc se préoccuper de l’organisation du travail et de sa juste reconnaissance.

Mme la rapporteure. Je ne suis pas choquée par l’idée que la société procure un logement aux sans-abri à charge pour eux de l’entretenir. En revanche, leur demander d’accomplir tel ou tel travail implique de les rémunérer pour cela. C’est une question de dignité et les allocations auxquelles ils ont droit ne doivent pas être sous conditions de fournir un tel travail.

Quant à augmenter la taille du gâteau, c’est un point de vue qui se discute. Pour ma part, je pense que ce n’est ni nécessaire, ni souhaitable. La France est un pays riche et ses salariés sont compétitifs. Je préfère envisager de partager autrement le travail et les revenus, en repensant un modèle de croissance fondé sur l’exploitation du tiers-monde et des ressources de la planète. Au reste, la croissance moyenne au cours des quarante dernières années a tourné en Europe autour de 1,6 %, soit juste le taux nécessaire à la préservation des emplois.

M. le président Thierry Benoit. Je n’ai pas voté la défiscalisation des heures supplémentaires parce que je l’estimais trop onéreuse. Cela ne m’a pas empêché de constater que le dispositif avait bénéficié à 9 millions de salariés, ce qui prouve bien que les Français sont courageux et travailleurs.

Je vous remercie, madame, messieurs, de toutes les propositions que vous nous avez faites et dont nous nourrirons notre rapport. Le débat doit se poursuivre dans la sérénité, avec la participation de tous et sans tabous. Soyez sûrs que c’est dans cet esprit, afin d’être utile à notre pays, que la commission d’enquête poursuivra ses travaux.

Audition de M. Jean-François Pilliard, vice-président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en charge du pôle social, accompagné de M. Antoine Foucher, directeur des relations sociales, de l’éducation et de la formation, et M. Guillaume Ressot, directeur des affaires publiques

(Procès-verbal de la séance du jeudi 11 septembre 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie, monsieur Pilliard, d’avoir répondu à la convocation de la commission d’enquête. Puisque vous êtes également délégué général de l’UIMM (Union des industries et des métiers de la métallurgie), vous pourrez également vous exprimer à ce titre si vous le souhaitez. Nous avions invité des représentants d’autres organisations d’employeurs mais ils n’ont pas pu se rendre disponibles. Nous le regrettons et essaierons de les entendre lors d’une audition ou table ronde ultérieure.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu de ce même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

La même ordonnance exige des personnes auditionnées qu’elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc, chacun à votre tour, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(MM. Pilliard, Foucher et Ressot prêtent serment.)

Je précise, avant de donner la parole à M. Pilliard, que l’audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée. Je céderai, en cours d’audition, la présidence à notre rapporteure Barbara Romagnan, car je devrai rejoindre l’hémicycle pour intervenir dans la discussion du rapport de la commission mixte paritaire sur le projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

M. Jean-François Pilliard, vice-président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en charge du pôle social. Nous vous remercions de nous donner l’occasion d’échanger avec vous sur une question importante pour le fonctionnement des entreprises et fondamentale pour la vie de notre société. N’étant ni un expert ni un technicien de la question, je m’appuierai avant tout sur mon expérience de praticien d’entreprise et de généraliste puisque, avant de rejoindre les fonctions que vous avez rappelées au MEDEF et à l’UIMM, j’ai occupé au sein de groupes industriels des fonctions de directeur général, ce qui m’a permis d’appréhender très concrètement ces sujets de la durée, de l’aménagement et de l’organisation du travail.

Je commencerai en vous faisant part de quelques éléments de réflexion sur l’impact économique de la réduction du temps de travail.

Le passage aux 35 heures a tout d’abord eu un impact significatif sur le SMIC, puisque celui-ci a augmenté de près de 11 %. Cela a entraîné un effet d’accordéon sur les minima pratiqués dans les branches professionnelles, lequel a à son tour affecté les salaires réels dans les entreprises, comme l’ont démontré les économistes. Tout cela a eu des conséquences en termes de coût du travail, si bien que, depuis longtemps maintenant dans notre pays, les salaires réels – et nous y avons notre part de responsabilité – augmentent plus rapidement que la productivité et l’inflation, ce qui explique en partie le différentiel très sensible qui est apparu depuis dix ans avec l’Allemagne.

Autre impact économique : les exonérations de charges, dont on peut se réjouir comme s’effrayer. Il s’agit, en effet, de dispositifs artificiels visant à compenser les effets d’une décision que l’on considère comme mauvaise. Avant les mesures liées au CICE et les dispositions prises plus récemment, il faut savoir que la moitié des 22 milliards d’allégements de charges était consacrée aux effets du passage aux 35 heures. Notre pays est d’ailleurs coutumier du fait : on prend des décisions puis, une fois que l’on s’aperçoit qu’elles n’ont pas les effets attendus, on met au point des dispositifs de compensation. Outre des difficultés pour les entreprises, cela a un coût pour le budget de la nation.

Selon nous, le passage aux 35 heures a également contribué à dégrader la compétitivité dite hors coûts en raison de la complexité du dispositif. C’est, là encore, une caractéristique de notre pays que de produire des dispositions impossibles à mettre en œuvre tant elles sont incompréhensibles. En France, la majorité des entreprises sont de taille petite et moyenne: elles ne bénéficient pas forcément de services d’experts. Certes, c’est le rôle des branches que de les accompagner mais, normalement, les chefs d’entreprise devraient pouvoir appliquer les nouvelles mesures sans avoir à recourir à une armada de spécialistes.

J’en viens à l’impact sur les conditions de vie et de travail des salariés, qui n’est pas forcément mesurable. On peut avoir le sentiment que la diminution significative du temps de travail crée un espace plus favorable aux salariés. C’est un peu moins simple que cela car, dans de nombreux cas, la réduction du temps de travail a conduit à une intensification des rythmes de travail, avec des conséquences en termes de stress. On ne peut aborder de manière pertinente la réduction du temps de travail sans prendre en compte l’aménagement et l’organisation du temps de travail.

Par ailleurs, la réduction du temps de travail a contribué à dégrader l’attractivité de la France, qui a pourtant de très nombreux atouts. Pour avoir évolué dans des environnements mondiaux, je peux vous dire que notre pays se caractérise par des singularités qui ne constituent pas des avantages compétitifs et des facteurs d’attractivité. Nous sommes perçus par les investisseurs étrangers comme une sorte d’exception, et pas au bon sens du terme.

La RTT a peut-être initialement permis sinon de créer de l’emploi du moins de le stabiliser, mais cela ne s’est pas vérifié dans la durée : elle a des conséquences négatives sur l’emploi. Au niveau européen et au niveau mondial, on observe d’ailleurs que les pays ayant les plus faibles taux de chômage sont ceux dans lesquels la durée du travail est supérieure à la nôtre. Certes, l’idée de partager le temps de travail est généreuse, mais elle n’a de sens que lorsqu’il y a de la croissance et une adéquation entre l’offre et la demande sur le marché du travail. Je ferai un parallèle avec la préretraite : l’idée généreuse que le départ des anciens favoriserait l’emploi des jeunes ne s’est pas vérifiée sur le terrain.

Le vrai sujet n’est d’ailleurs pas la réduction du temps de travail en tant que telle mais cette forme d’aberration économique qui consiste à penser qu’il faut le même jour, à la même heure, un même costume pour tout le monde. La vie des entreprises est caractérisée par une extrême diversité. Entre une unité de fabrication de conditionnements de produits pharmaceutiques et un bureau d’études d’une entreprise aéronautique, les modes de fonctionnement et d’organisation sont totalement différents.

J’ajoute que cette conception d’une durée du travail s’appliquant uniformément est assez rétrograde, car elle conforte une vision tayloriste. Dans des secteurs entiers de l’économie, la structure de qualification s’est considérablement élevée : le travail s’organise autour de projets fondés sur les compétences. L’important n’est pas de savoir si les salariés qui y prennent part arrivent à huit heures trente et repartent à dix-sept heures ou s’ils travaillent 35 ou 39 heures pour tous par semaine, mais d’assurer une flexibilité suffisante dans le travail pour que le projet soit remis au client à la date prévue. À certains moments, les salariés doivent être tous présents en même temps, car il est absolument nécessaire de travailler en équipe ; à d’autres, leurs temps de travail peuvent différer.

Le temps de travail uniforme est aussi peu adapté à la modernisation de l’économie qu’à la conception sociale du sujet. Cette approche monolithique suppose une vision très particulière de la valeur travail. Or, pour les hommes d’entreprise que nous sommes, le travail, sans méconnaître les difficultés qu’il peut parfois engendrer, est un facteur fondamental d’épanouissement et de développement.

Finalement, le partage du temps de travail nous apparaît comme une forme de capitulation, d’acceptation de notre incapacité à revenir à des conditions d’emploi favorables : au lieu d’espérer partager ce qui pourrait être obtenu par la croissance, on se résoudrait à voir durer la situation. Bref, ce repli sur soi est une sorte de défaite. J’estime que cet état d’esprit peut être ravageur.

Que faire face à cette situation ?

Nous considérons que rouvrir le débat sur la réduction du temps de travail serait absurde. Vouloir passer de 35 heures à 39 heures serait faire la même erreur en sens contraire. Essayons plutôt de tirer des enseignements des constats que nous avons établis depuis plusieurs années.

Il nous paraît pertinent que des textes garantissent un socle commun à tous les salariés de notre pays. Mais une fois ce socle posé, rien n’empêche de laisser des espaces d’autonomie importants, en particulier aux partenaires sociaux, pour définir les conditions de travail en collant, au plus près de la réalité du terrain, aux problématiques spécifiques de l’organisation du travail et à la nature du métier.

À cet égard, les accords de compétitivité qui existent en Allemagne et dans certains pays nordiques et anglo-saxons constituent un exemple intéressant. Dans l’accord national interprofessionnel sur la sécurisation de l’emploi, des accords de maintien dans l’emploi s’en approchent mais ils présentent l’inconvénient de ne pouvoir être mis en place que lorsque l’activité d’une entreprise est mauvaise. Ils ont par ailleurs été profondément dénaturés puisque les dispositions liées aux contrats de travail prévalent sur l’accord collectif d’entreprise, si bien qu’ils sont pratiquement inapplicables.

Ne serait-il pas possible d’envisager, de façon raisonnable et équilibrée, de rapprocher la durée légale du travail de celle en vigueur dans la plupart des pays européens – plus importante –, et de donner la possibilité aux chefs d’entreprise de négocier avec les représentants du personnel des adaptations en agissant sur les leviers que sont la durée, l’aménagement et l’organisation du travail ainsi que l’emploi ? C’est une voie pertinente que nous souhaiterions voir explorer assez rapidement, car il est clair, compte tenu de la situation dans laquelle nous nous trouvons depuis 2008 – activité économique atone, chômage en augmentation régulière –, qu’elle fait partie des réformes structurelles que nous devrions tous ensemble soutenir.

(Mme Barbara Romagnan remplace M. Thierry Benoit à la présidence.)

Mme Barbara Romagnan, rapporteure, présidente. Monsieur Pilliard, vous avez insisté sur le fait que vous étiez un praticien et nous nous en félicitons : c’est pour cela que nous vous avons invité. Chacun présente son point de vue en fonction de sa position : vous parlez des entreprises que vous connaissez tout en prenant en compte la globalité de la situation économique et sociale ; nous nous exprimons en tant que législateurs, dans toute notre diversité. Nous disposons également, pour nourrir la réflexion, d’éléments rationnels et objectifs fournis par les données statistiques.

Certains points semblent, selon vous, ne pas devoir faire débat parce qu’ils tiennent de l’évidence ou qu’ils sont largement admis. Or ils paraissent pouvoir faire l’objet de discussion.

Vous avez ainsi avancé que la réduction du temps de travail avait engendré des coûts pour les entreprises et que la collectivité, consciente qu’il s’agissait d’une mauvaise mesure, avait considéré qu’elle devait les prendre en charge à travers des allégements de cotisations, allégements qu’il a fallu compenser pour ne pas trop pénaliser les organismes de protection sociale. C’est oublier que les créations d’emplois concomitantes – qu’elles aient été obtenues grâce à la RTT ou pas – ont contribué à ce que les comptes sociaux soient en meilleure santé puisque davantage de salariés ont cotisé.

Vous avez évoqué la dégradation de la compétitivité. Or la modération salariale, les baisses de cotisations mais aussi les possibilités d’aménager le temps de travail de manière plus flexible ont permis, par exemple, aux grandes entreprises de gérer le temps d’utilisation des machines de manière à améliorer la productivité. La réduction du temps de travail n’a pas eu seulement les effets négatifs que vous dénonciez, d’autant que les situations varient d’une entreprise à une autre. Votre présentation aurait pu être plus modérée.

Vous avez beaucoup insisté sur la spécificité de la France par rapport à d’autres pays européens. Les chiffres relatifs au temps de travail fournis par Eurostat ne permettent cependant pas d’établir un lien direct entre faible niveau de chômage et durée légale du travail élevée. En Europe, les pays qui ont pu s’approcher d’un taux de chômage de 6 %, qui constitue une sorte d’idéal à atteindre – nos ambitions ne vont pas bien en deçà – l’ont fait au prix d’un recours important aux emplois à temps partiel, dont la moitié ont des durées inférieures à des mi-temps. Le temps partiel est une façon de réduire et de partager le temps de travail, mais il est mis en œuvre différemment selon les pays. Aux États-Unis, avant la crise des subprimes, la moyenne du temps de travail était inférieure à 35 heures en raison du grand nombre de « petits boulots ». Pour nous, la réduction du temps de travail doit avoir pour objectif d’assurer le bon épanouissement de chacun, ce qui suppose un partage différent.

Selon vous, la réduction du temps de travail s’est soldée par une moindre attractivité de la France pour les investisseurs étrangers. Or, jusqu’en 2012, la France a été classée dans les premiers rangs pour les investissements étrangers, si ma mémoire est bonne.

Vous avez affirmé que la réduction du temps de travail était une forme de capitulation qui impliquait que le retour à la croissance n’était pas possible, état d’esprit ravageur selon vous. Mais pourquoi ne pas considérer le fait qu’il faille moins d’heures de travail pour satisfaire l’essentiel de nos besoins comme une bonne nouvelle, dans la mesure où cela s’accompagne d’un meilleur partage entre ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas, entre les salariés et les actionnaires ? Rassurez-vous, je ne donne pas dans la caricature qui voudrait que les actionnaires n’existent pas et qu’il est anormal de les rémunérer, même si la France est championne européenne des dividendes versés aux actionnaires au deuxième trimestre 2014 – les chiffres parus il y a un mois ont montré qu’une majorité d’actionnaires était extrêmement bien rémunérée.

Le travail est important dans notre vie – d’autant plus important qu’on n’en a pas et que l’on en souffre –, mais réduire le temps qu’on y consacre peut aussi être envisagé comme un bien pour notre société.

M. Gérard Sebaoun. Monsieur Pilliard, d’un ton extrêmement tranquille, vous vous êtes livré à un réquisitoire sans concession contre les 35 heures, de votre point de vue de praticien. Vous avez utilisé des mots lourds et rudes : « aberration », « rétrograde », « retour à la taylorisation », « contraire à une conception sociale du travail », « capitulation ». La réalité est peut-être moins manichéenne.

Vous ne pouvez pas dire que les entreprises, notamment les grandes entreprises que vous avez pu diriger, n’ont pas trouvé leur compte dans la réduction du temps de travail en termes de réorganisation du travail, d’accélération des process, d’augmentation de la productivité – les salariés français restent extrêmement productifs, selon toutes les études internationales. Je trouve une justification à ma remarque dans le fait que vous avez indiqué n’être pas favorable à ce que l’on soulève le couvercle de la marmite pour revenir aux 39 heures et tout renégocier. N’y a-t-il pas une forme d’ambiguïté dans votre discours ?

Aujourd’hui, l’enjeu des 35 heures, compte tenu des accommodements mis en place au fil des ans, est simplement le déclenchement des heures supplémentaires. Si vous hésitez à revenir sur cette limite, c’est en raison des nombreux aménagements. Les cadres sont rémunérés au forfait jours et, compte tenu de la réalité de leur travail, notamment dans les plus grandes entreprises, on voit mal comment ils pourraient aller au-delà du temps de travail qu’ils effectuent actuellement, qui n’est pas de 35 heures.

La réduction du temps de travail a représenté un coût important pour la nation du fait des allégements. Si nous revenions aux 39 heures, je ne suis pas certain que vous seriez en mesure de rendre les sommes correspondantes à la collectivité.

Ces dernières années, vous avez participé aux négociations avec les partenaires sociaux sur la qualité de vie au travail, qui ont supposé de mettre sur la table tous les éléments d’amélioration possibles. Là encore, n’y a-t-il pas une forme d’ambiguïté dans votre position ? Vous affirmez que la réduction du travail participe d’une forme de taylorisation de la société et, dans le même temps, vous signez des accords sur la qualité de vie au travail.

J’estime qu’aujourd’hui l’amélioration de la qualité de vie au travail fait partie des processus que vous devez encourager dans les branches en compensation de tous les avantages que vous promet le Gouvernement.

M. Jean-François Pilliard. Les « avantages » que nous donne le Gouvernement, avez-vous dit ! Je suis étonné d’entendre un tel propos à propos des allégements de charges et de fiscalité qui viennent d’être décidés. Rappelons la situation, en toute objectivité.

Ces cinq dernières années, les entreprises ont eu à supporter une augmentation massive des charges comme des impôts. Les premières mesures mises en œuvre à travers le pacte de responsabilité et de solidarité et celles qui suivront, je l’espère, d’ici à 2016 et 2017 ne sont pas, de notre point de vue, des avantages ; elles ne font que remettre les compteurs à zéro, si vous voulez bien excuser cette expression triviale. Et ceux qui y voient des « cadeaux » – vous n’avez pas employé ce terme et je vous en sais gré – doivent bien comprendre que cela implique qu’il y a eu auparavant une forme de spoliation : on nous donne aujourd’hui ce qui nous a été pris hier.

Je salue, au nom de mon organisation, le courage qu’a le Gouvernement de prendre de telles dispositions : elles constituent l’un des moyens de recréer les conditions de la compétitivité des entreprises, et donc de mettre un terme à la situation inacceptable que nous connaissons en matière de chômage. Restaurer les marges, c’est permettre de recréer de l’investissement et donc, nous l’espérons, de l’emploi.

Par ailleurs, j’estime que mettre tout le monde dans le même costume – et cela vaut pour d’autres dispositions sociales – ne correspond plus à la réalité que vivent les entreprises, même si, comme vous l’avez indiqué, il est possible d’apporter des aménagements par voie d’accords. Jusqu’à présent, tout cela s’est traduit par beaucoup de complexité. Nous avons, à cet égard, une responsabilité collective. De manière générale, quand un problème se pose, on a tendance à ne pas le régler en tant que tel mais à inventer à la périphérie des solutions qui ont vocation à en diminuer l’intensité. Ce faisant, on ajoute des degrés de complexité.

La métallurgie a été l’une des premières branches à négocier des aménagements avec les organisations syndicales. Mais, du point de vue des entreprises, cela reste d’une extrême complexité.

La qualité de vie au travail est l’une de nos préoccupations certes, mais, aujourd’hui, la première des priorités est de faire en sorte qu’un maximum de personnes aient accès à l’emploi. Nous devrions tous nous mobiliser, quelles que soient nos convictions, pour créer un contexte favorable.

J’en viens à un point très important, sur lequel je ne m’accorde pas avec vous, madame la rapporteure : le temps partiel et les petits boulots. Compte tenu de la situation dramatique à laquelle nous sommes confrontés en matière de chômage, ne vaut-il pas mieux, au moins provisoirement, que des hommes et des femmes privés d’emploi occupent des emplois peu qualifiés à temps partiel ? C’est une vraie question : 40 % des chômeurs sont des chômeurs de longue durée. Non seulement ces hommes et ces femmes sont en train de perdre leur qualification, mais même en cas de retour à la croissance, leur éloignement durable de l’emploi rendra leur réintégration dans le monde du travail très difficile.

Vous avez également évoqué la modération salariale. Celle-ci a fait long feu. Depuis dix ans, il n’y en a pas eu. L’augmentation mécanique du SMIC de 11 % s’est répercutée sur les conventions collectives, et les salaires nets, à structure constante, ont augmenté plus vite que l’inflation et la productivité – nous y avons notre part de responsabilité, je l’ai dit. Le pouvoir d’achat des salariés a crû même si, depuis deux ans, cette évolution a été freinée en raison, non pas d’une diminution des salaires nominaux, mais d’une augmentation importante de la fiscalité des entreprises et des ménages.

Au-delà de la durée du travail au sens strict, j’aimerais revenir sur la question du taux d’emploi. Notre pays a cette spécificité incontestable à l’échelle européenne que les jeunes rentrent de plus en plus tard sur le marché du travail et les seniors en sortent de plus en plus tôt. J’établirai d’ailleurs un lien entre durée du travail et retraite. Quand on voit que l’espérance de vie ne cesse d’augmenter, se priver d’évoluer dans ce domaine me paraît une aberration. Et ce n’est pas là, monsieur Sebaoun, un réquisitoire – le terme est sans doute excessif – ou un jugement de valeur, mais simplement l’expression du point de vue de l’entreprise par rapport à son environnement.

Je terminerai par la question, extrêmement sensible en ce moment, des dividendes. Pour qu’une entreprise fonctionne durablement, il faut qu’elle prenne en compte quatre parties prenantes, à commencer par les actionnaires. Une entreprise qui n’est pas capitalisée est vulnérable. La capitalisation des sociétés françaises est aujourd’hui très fragile et l’absence d’initiatives opportunes dans ce domaine peut conduire à ce que les capitaux d’une partie des fleurons de l’industrie française soient situés hors de notre pays, ce qui peut avoir, nous l’avons vu récemment, des conséquences fondamentales sur la stratégie des entreprises.

Les études montrent que l’augmentation forte des dividendes s’est produite dans des entreprises réalisant la majorité de leur chiffre d’affaires hors de France. Mais dans les TPE et les PME, les dividendes ont augmenté de manière raisonnable. Si, lors d’un tour de table, une personne investit 100 euros dans une PME dont les fonds propres ont été détériorés, il n’est pas anormal qu’elle souhaite bénéficier d’une forme de retour à même de couvrir les risques qu’elle a pris. Aujourd’hui, un patron de PME en difficulté – et c’est le cas de beaucoup d’entre eux – a des difficultés non négligeables d’accès au crédit et le meilleur moyen pour lui d’améliorer sa situation financière est de faire appel à ses actionnaires. Il ne semble donc pas illégitime que le capital soit rémunéré, du moment qu’il l’est dans des conditions raisonnables.

Ce ne sont pas là des certitudes que j’assène, mais des éléments que je livre à votre réflexion.

Mme la rapporteure, présidente. Vous conviendrez qu’il ne suffit pas que des anciens partent pour que des jeunes puissent occuper leur emploi.

M. Jean-François Pilliard. Ce n’est pas automatique, en effet.

Mme la rapporteure, présidente. Vous conviendrez aussi que le fait de chercher à les maintenir plus longtemps dans leur emploi ne favorise pas forcément l’entrée des jeunes sur le marché du travail. Aujourd’hui, deux salariés de plus de cinquante-cinq ans sur trois n’occupent pas d’emploi, non parce qu’ils l’ont voulu mais parce que leur entreprise – sans doute n’avait-elle pas le choix – les a licenciés. On peut être favorable au principe de l’allongement de la durée de cotisation mais, dans les faits, elle ne se traduit pas forcément par un maintien plus long dans l’emploi.

Vous avez beaucoup insisté sur l’inconvénient de mettre tout le monde dans le même costume. Cependant, le fait que la durée légale de travail soit fixée à 35 heures n’implique pas que tout le monde travaille 35 heures, et il en allait de même lorsque la durée légale était de 39 heures. D’une part, il y a beaucoup de temps partiels ; d’autre part, la réduction du temps de travail a permis de le flexibiliser, notamment en l’annualisant, et, en ce sens, elle a permis d’accroître les possibilités de diversifier les temps de travail.

Vous vous demandez s’il ne vaut mieux pas que les gens acceptent des petits boulots plutôt que d’être au chômage, notamment pour se maintenir dans un environnement de travail, mais aussi, pourrait-on ajouter, pour des questions de dignité. L’industrie allemande a recours, dans les périodes difficiles, à une réduction à 80 % du temps de travail, avec une compensation partielle. Autrement dit, on peut réduire le temps de travail sans pour autant recourir à des petits emplois peu qualifiés.

Le temps de travail est réduit dans tous les pays, et d’une façon qui peut être inégalitaire, injuste et néfaste pour l’ensemble de la société. Cela rend nécessaire de rechercher les voies d’un meilleur partage entre actionnaires et salariés. S’il est normal qu’un investisseur attende un retour en raison du risque qu’il prend, il est normal aussi que la collectivité, lorsqu’elle investit dans les entreprises parce qu’elle croit en elles et estime de sa responsabilité de leur assurer un environnement plus favorable, en attende un minimum de retour en matière d’emplois et d’investissements, d’autant que cela implique qu’elle compense les moindres cotisations pour la protection sociale. Enfin, si les actionnaires comptent dans une entreprise, les salariés aussi, et il est normal qu’ils soient plus justement rémunérés.

M. Jean-Patrick Gille. Votre exposé préliminaire, monsieur Pilliard, sans nous surprendre totalement, nous a paru procéder parfois d’une vision partielle et donc, je le crains, partiale, de l’histoire. La mise en place des 35 heures a permis de mener un travail de renégociation entreprise par entreprise, travail intéressant auquel j’ai pu assister dans mes activités antérieures. Salariés et syndicats ont pu, à cette occasion, réinterroger l’organisation du travail. On ne peut pas passer cet aspect par pertes et profits.

Pour appuyer votre démonstration, vous insistez sur le caractère dogmatique des 35 heures et d’une même durée qui s’imposerait à tout le monde. Est-ce à dire qu’il ne faudrait plus de durée légale ? Auquel cas, comment pourrait-on calculer les heures supplémentaires ? La législation sur les 35 heures n’a-t-elle pas permis de développer l’annualisation, qui va dans le sens d’un assouplissement des modes d’organisation que vous appelez de vos vœux ?

Les choses sont peut-être plus équilibrées que ce que vous avez laissé croire.

Vous avez évoqué les accords de compétitivité, dont nous avons cherché à nous approcher dans la loi de 2013, et de la nécessité d’introduire de la souplesse. Ne pourrait-il pas y avoir des discussions au niveau des branches ? Vous n’avez pas évoqué cette piste.

Autre piste : ne pourrait-on pas réfléchir en termes de durée de travail tout au long de la vie, par salarié ? Mettons 65 000 heures – mais je ne veux affoler personne.

Enfin, j’ai bien noté votre critique à l’égard des exonérations de charges. Je partage en partie votre analyse. Vous évoquiez le montant de 22 milliards d’euros mais bientôt nous en serons à 50 milliards. Au lieu de nous en tenir à des bricolages, lourds pour nos finances publiques, pour répondre au problème de financement, ne vaudrait-il mieux pas remettre ces dispositifs à plat ? Cela permettrait également de simplifier le système, car je partage aussi votre analyse sur la complexité. Cela se vérifie pour le CICE dont les entreprises ont mis du temps à comprendre le mécanisme.

M. Denys Robiliard. Soyons clairs sur le cadre de nos discussions : elles ont trait, non pas à la politique économique et sociale de notre pays, mais au temps de travail, question que nous essayons d’examiner de façon aussi dépassionnée que possible, même si chacun a ses préjugés.

Cela implique d’être attentifs à la chronologie, tant aux conditions de la mise en place des 35 heures avec les lois Aubry I et Aubry II qu’à leur application concrète. Jean-Patrick Gille a insisté sur la réorganisation des process et du travail qu’avaient permise les négociations entreprise par entreprise. Il ne fait pas de doute qu’elles ont permis des gains de productivité dans certains cas.

D’un point de vue historique, monsieur Pilliard, vos fonctions au sein du MEDEF et votre poste de délégué général de l’UIMM, qui vous place au cœur d’une industrie qui a beaucoup souffert et qui continue de souffrir, ont fait de vous un témoin doublement privilégié, en particulier de la façon dont les process industriels ont été affectés, non seulement dans les très grandes entreprises mais aussi dans tout l’archipel que constituent les petites structures. Il nous intéresse de savoir comment la réduction du travail a été appliquée. Du temps du gouvernement Jospin, y a-t-il eu des difficultés ? La plupart des accords se sont traduits par le maintien du salaire nominal mais d’autres ont été marqués par des gels de rémunérations. Quelles ont été les répercussions sur l’emploi ?

Comment les choses ont-elles évolué par la suite ? Le cadre juridique n’est, en effet, plus tout à fait le même que celui qui avait été mis en place à l’issue de la loi Aubry II. Votre argument selon lequel il ne faudrait pas le même costume pour tout le monde pose la question de la durée légale, comme Jean-Patrick Gille l’a souligné. Ne reconnaissez-vous pas qu’il existe aujourd’hui des éléments de souplesse comme l’annualisation du temps de travail ou encore le forfait jours pour les cadres, qui leur permet d’avoir des « charrettes », comme disent les architectes lorsqu’ils sont en retard sur des projets à remettre à date fixe ? Le dispositif actuel vous paraît-il adapté ? Si non, doit-il être modifié et pourquoi ?

Enfin, un an à peine après la mise en place de la loi relative à la sécurisation de l’emploi, qui a transcrit très rapidement l’ANI, vous considérez que certaines de ses dispositions, comme les accords de maintien dans l’emploi, ne sont pas bonnes. J’aimerais savoir pourquoi.

Mme Catherine Coutelle. J’adhère, monsieur Pilliard, à vos critiques au sujet de la complexité, marque de fabrique de notre pays : nous avons l’art d’élaborer des textes trop complexes, qui suivent des cheminements étranges. Ce n’est pas un hasard si nous avons un ministre chargé de la décomplexification.

Je ne partage pas, en revanche, vos critiques contre le supposé monolithisme des 35 heures. À l’époque de la loi Aubry I, élue locale à Poitiers, j’avais créé une agence des temps chargée de travailler sur les rythmes de vie, les rythmes de la ville et les rythmes de travail ainsi que sur leur articulation. L’enquête que nous avions lancée au moment de la loi Aubry II avec l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) avait montré une extrême diversité des modalités d’application de la loi, allant du caporalisme imposant à tout le monde la même organisation à l’individualisation totale laissant chaque salarié décider de la manière d’accomplir ses 35 heures. À ces deux extrêmes, le dispositif fonctionnait mal. Il donnait les meilleurs résultats là où il y avait eu de véritables accords, avec des partenaires capables de discuter : chacun y trouvait son compte. D’ailleurs, lorsqu’en 2007, la droite martelait qu’il fallait revenir sur les 35 heures, beaucoup de représentants du patronat ont insisté sur le fait qu’un équilibre avait été trouvé après des négociations longues et difficiles et qu’il ne devait pas être remis en cause. Vous l’avez-vous même souligné.

L’application des 35 heures est donc loin d’être monolithique : certains salariés et certaines entreprises ont pleinement bénéficié du dispositif, d’autres pas du tout, certains salariés ayant même vu leur situation se dégrader, du fait notamment de la suppression d’avantages antérieurs.

Je souhaite revenir sur le temps partiel. Je suis présidente de la délégation aux droits des femmes et je vous rappelle que 80 % des emplois à temps partiel sont « offerts » aux femmes. Certains de ces emplois, plus que flexibles, sont « hyperflexibles », en particulier dans les services et le commerce. La Commission a auditionné hier des organismes qui reçoivent des personnes en situation précaire et notamment des travailleurs pauvres auxquels il reste quelque cinq euros par jour pour vivre. Peut-on vouloir une société où le niveau des salaires est tel qu’il ne laisserait que cinq euros par jour pour vivre ?

J’entendais un de vos collègues chef d’entreprise se plaindre de l’excessive rigidité du temps de travail, expliquer qu’il avait besoin que le salarié puisse venir une heure tel jour, cinq heures tel autre. Comment travaillez-vous, vous-mêmes ? Pensez-vous à la famille, aux enfants ? Comment le salarié peut-il s’organiser, articuler son temps de travail avec sa vie privée ? Peut-il trouver une garderie une fois pour une journée, une autre fois pour cinq heures ? Peut-on l’obliger à dépenser tout son argent dans un déplacement de trente kilomètres pour travailler trois heures ? C’est cela, dans la réalité, la flexibilité.

Je comprends le besoin qu’a l’entreprise de s’adapter aux fluctuations de l’activité, mais il faut prévoir des délais de « prévenance ».

Notre avenir doit-il donc se réduire à cette immense flexibilité conduisant tout le monde à la précarité et à l’impossibilité de bien articuler activité professionnelle et vie personnelle ? L’entreprise n’y gagnerait pas. L’ANI insiste sur la qualité de vie au travail : les entreprises ont tout avantage à ce que leurs salariés soient le moins stressés possible.

M. Christophe Cavard. La création d’emplois par une entreprise est liée aux moyens dont elle dispose. À ce sujet, vous avez abordé la question de savoir qui investit dans l’entreprise, dans le souci de valoriser l’outil pour améliorer la compétitivité. À propos des actionnaires, je souhaite que vous reveniez sur la notion d’attitude « raisonnable » en matière de distribution de dividendes. En effet, alors que l’on donne de l’argent aux entreprises par le biais de différents mécanismes comme le CICE ou les allégements de charges, vous reconnaissez que certaines vont trop loin dans l’augmentation des dividendes – au-delà donc du raisonnable. Sous-entendez-vous que l’on pourrait moduler les moyens publics engagés – à savoir nos impôts – en fonction du comportement raisonnable, dont les critères restent à définir, ou non de leurs bénéficiaires ?

Partager le temps de travail, c’est aussi pouvoir rendre l’entreprise plus compétitive, grâce à la création d’emplois, à un savoir-faire accru, à une plus grande motivation des salariés. Selon vous, est-il envisageable que, dans le cadre d’un socle légal, certaines branches reviennent sur la question du temps de travail en fonction de la santé de l’entreprise et que, le cas échéant, on puisse franchir le seuil des 35 heures ?

Enfin, comment pourrait-on consacrer le temps dégagé par le partage du temps de travail à la formation professionnelle, en particulier par le biais du compte de formation personnalisée que nous avons créé ? En effet, plus les salariés seront qualifiés, plus l’entreprise sera compétitive.

Comment, en somme, articuler le temps de travail, le temps de formation avec l’instauration de conditions de versement des aides publiques ?

M. Romain Colas. Dans quelle mesure vos salariés partagent-ils votre jugement sur la réduction du temps de travail ? Si les majorités qui ont précédé la nôtre n’ont pas souhaité remettre en cause les 35 heures, ce n’est pas seulement à la demande des organisations patronales, mais aussi, me semble-t-il, parce que le salariat de ce pays est attaché à la réduction du temps de travail telle qu’elle a été mise en œuvre.

M. Jean-François Pilliard. Il nous paraît parfaitement légitime qu’une entreprise cherche à assurer de bons équilibres. Notre organisation ne souhaite pas l’instauration d’une hyperflexibilité, elle demande que, au sein d’un cadre de référence garantissant le respect de droits élémentaires – par exemple la loi –, puissent exister des espaces de discussion sur l’organisation du travail et donc sur la durée du temps de travail.

Nous ne contestons pas, moi le premier, le fait que, par le biais de la négociation notamment, on ait pu, à l’occasion de la mise en place des 35 heures, établir des compromis intelligents entre durée du travail, organisation du travail et compétitivité. Reste que ce genre de discussion aurait pu avoir lieu indépendamment de la réforme portant réduction du temps de travail. J’ai moi-même négocié des accords de cette nature, et je pense qu’ils peuvent avoir un effet positif dès lors que l’on tient compte de la spécificité de l’entreprise.

Pourquoi les accords de maintien de l’emploi ne fonctionnent-ils pas ? Depuis que la loi a été votée, quatre accords de ce type sont effectifs dans la branche que j’anime. Prenons le cas concret d’une entreprise à capitaux allemands du secteur métallurgique, installée en Alsace, comptant quelque 600 salariés, et qui rencontre des difficultés conjoncturelles.

Le chef de l’entreprise négocie un accord avec l’ensemble des organisations syndicales, qui toutes le signent. Aux termes de l’accord, le dirigeant s’engage à maintenir l’emploi pour une durée de deux ans, moyennant une stabilisation de la masse salariale et des aménagements à la durée et à l’organisation du travail. Or, en France, le contrat de travail prévaut sur l’accord collectif. Sur les 600 salariés, 160 considèrent que celui-ci remet en cause des éléments de leur contrat de travail. Ils quittent donc l’entreprise, mais la rupture est imputée à l’employeur et ils perçoivent des indemnités de licenciement dont le versement affecte la trésorerie déjà très détériorée de la société. Il se trouve que les 160 personnes concernées appartiennent majoritairement aux bureaux d’études de l’entreprise – leur départ vide donc cette dernière de son cœur de compétences. Je signale, en passant, que la plupart de ces personnes qualifiées ont retrouvé un emploi de l’autre côté de la frontière, trente kilomètres plus loin, touchant une rémunération supérieure à la précédente de 30 %, non sans avoir perçu l’assurance chômage.

De l’autre côté de la frontière, dans un établissement de cette même société, et pour les mêmes raisons, est signé un accord de compétitivité. Là, sur un effectif équivalent, seules 14 personnes considèrent que l’accord ne leur convient pas et, à la différence de ce qui se passe en France, démissionnent. Tant qu’on n’aura pas réglé ce genre de problème, on aura beau mener toutes les discussions théoriques intéressantes possibles, on restera globalement affaiblis.

Pourquoi donc se focaliser sur des accords de maintien de l’emploi défensifs ? Ne peut-on pas prévoir des accords de compétitivité qui s’inscrivent certes dans un cadre légal garantissant des droits élémentaires, auxquels nous sommes vraiment attachés, mais qui permettent également de débattre des sujets évoqués par la voie de la négociation d’entreprise ou de branche ? C’est le moyen pertinent, nous semble-t-il, d’obtenir une flexibilité raisonnable, équilibrée, négociée, jouant sur les paramètres de l’emploi, de la durée du travail et de la gestion de la masse salariale.

Vous m’avez interrogé plus précisément sur ce que nous avons fait à l’UIMM en matière de durée du travail. Nous avons été l’une des premières branches à négocier avec les organisations sur le sujet, ce qui nous a permis d’apporter un peu de pragmatisme aux textes applicables. Il n’en reste pas moins que l’accord que nous avons signé, compte tenu de la législation en vigueur, reste trop complexe et difficilement applicable par les PME et les TPE.

Pour ce qui concerne les dividendes, le partage de la valeur ajoutée, j’ai bien précisé dans mon exposé liminaire que je considérais qu’une entreprise ne pouvait vivre durablement qu’en étant attentive à ce que j’ai appelé les quatre partenaires : l’actionnaire, car toute entreprise a besoin d’être capitalisée ; le client, car une entreprise sans clients meurt ; les salariés, dont la compétence et l’engagement sont un élément fondamental de succès ; la société civile, dont une entreprise ne peut méconnaître les préoccupations.

J’ajoute que, en France, et même depuis la baisse significative du volume d’activité et des marges à partir de la mi-2008, les salariés ont continué, c’est incontestable, à voir leur salaire progresser plus rapidement que l’inflation et les gains de productivité. Si aujourd’hui le pouvoir d’achat des salariés a diminué, ce n’est pas à cause d’une décélération des salaires, mais précisément à cause de l’augmentation des impôts.

Voilà qui me ramène à l’Allemagne où l’on sait, quand les circonstances l’exigent, c’est-à-dire quand l’activité est faible, geler les salaires pour une période donnée. C’est ce qui s’est passé avec IG Metall dans le secteur automobile. A contrario, quand les affaires reprennent, comme c’est le cas aujourd’hui, les augmentations de salaires sont supérieures à l’inflation. La France a choisi une voie très différente, celle de la moyennisation : invariablement, les salaires nets, à structure constante, évoluent de l’ordre de 2,5 à 3 % par an. Il n’y a donc pas de réactivité ou d’adaptation à la conjoncture – et je conviens que nous avons notre part de responsabilité.

Je ne sais pas répondre, pour finir, à la question de savoir ce qui est raisonnable ou pas en matière de distribution des dividendes. Il appartient à un chef d’entreprise et à son conseil d’administration ou à son conseil de surveillance de veiller à l’équilibre, au respect de l’équité entre les parties prenantes. Je ne saurais indiquer le montant du dividende idéal – s’il était connu, la question serait réglée. Nous ne sommes pas favorables, en tout cas, à l’établissement de règles en la matière ; plus qu’au contrôle et à la sanction, il faut faire appel à la raison, au sens des responsabilités – attitude qui, du reste, ne doit pas être le propre des seules entreprises. Dans le monde politique comme dans le monde de l’entreprise, une majorité de personnes ont des comportements responsables quand certaines, on l’a encore vu récemment, se montrent moins scrupuleuses.

Mme la rapporteure. Nous vous remercions, messieurs, pour votre disponibilité. Nous vous enverrons éventuellement quelques demandes de précision.

Audition de M. Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines de Safran, et M. Philippe Vivien, directeur général d’Alixio et ancien directeur des ressources humaines d’Areva

(Procès-verbal de la séance du jeudi 11 septembre 2014)

Présidence de M. Philippe Noguès, vice-président

M. Philippe Noguès, président. Je vous remercie, messieurs, d’avoir répondu à l’invitation de la commission d’enquête. Notre réunion permettra de compléter le point de vue des praticiens. Nous avons entendu, la semaine passée, la directrice des ressources humaines d’un groupe de distribution, Eram, et, à l’instant, deux représentants du Mouvement des entreprises de France (MEDEF). Safran et AREVA sont des entreprises industrielles, avec sans doute des préoccupations spécifiques en matière d’organisation du temps de travail et du travail en général, qu’il est important de connaître.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Je vais maintenant vous demander, conformément aux dispositions de l’ordonnance susmentionnée, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bérard et M. Vivien prêtent successivement serment.)

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. L’objet de la commission est d’évaluer les politiques de réduction du temps de travail et leurs aménagements avec, notamment, l’augmentation des contingents d’heures supplémentaires. Il s’agit d’examiner l’impact des lois dites « Aubry », voire des lois dites « de Robien ». C’est avant tout votre expérience pratique qui nous intéresse ici.

M. Philippe Vivien, directeur général d’Alixio et ancien DRH d’AREVA. Je m’exprimerai en m’appuyant sur mon expérience de responsable des ressources humaines de site, puis de DRH de division et de DRH d’un grand groupe, et enfin de directeur général d’Alixio, chaque étape impliquant une lecture spécifique de l’application des lois en question.

La propension à la réduction du temps de travail est commune à l’ensemble des pays développés et ne fait plus débat. Un point, en revanche, est sujet à discussion dans les petites comme dans les grandes entreprises : la symbolique universelle, obligatoire, très normative des 35 heures. Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe en soi mais l’illusion que les 35 heures sont devenues le point fixe de la gestion du temps de travail dans les entreprises. L’aménagement du temps de travail, cette notion que l’on a trop tendance à oublier, peut être la meilleure des choses s’il contribue à la performance, au développement, à la compétitivité de l’entreprise et au bien-être des salariés, comme il peut être exactement l’inverse. Plus que le chiffre lui-même des 35 heures, c’est la logique d’aménagement du temps de travail qui importe.

Des comparaisons que j’ai pu effectuer entre mes bureaux d’étude, mes services administratifs, mes usines ou mes services techniques et ceux de différents autres pays, il ressort clairement qu’il y a, en France, un sujet, moins lié d’ailleurs aux 35 heures elles-mêmes qu’à tout ce qui tourne autour. En nombre d’heures théoriques travaillées, la capacité de travail est inférieure en France à ce qu’elle est dans la plupart des pays concurrents. Il ne s’agit pas d’un constat d’ordre politique, simplement quand une entreprise a à décider de l’allocation de produits ou de nouvelles activités dans un pays donné, elle se pose forcément la question. Or si l’on met bout à bout les 35 heures, les RTT et les congés divers, on se retrouve avec un temps effectif de travail décalé par rapport aux autres pays. C’est le premier point à prendre en considération.

Pour examiner la question du point de vue de la croyance, si je puis dire, dans les chiffres, que représentent, en réalité, les 35 heures dans l’entreprise ? Dans la vie du salarié, ce n’est rien d’autre que le seuil qui déclenche les heures supplémentaires. Pour l’entreprise, la vraie difficulté c’est de calculer le temps de travail. La durée collective hebdomadaire de travail n’est ainsi pas forcément de 35 heures – on peut continuer de travailler 39 heures avec une organisation du travail différente. Quant au temps de travail effectif, il est mesuré en tenant compte de plusieurs éléments, tels que pauses diverses, temps d’habillage ou de déshabillage dans certains secteurs. Dans la vie de l’entreprise, les 35 heures de travail hebdomadaire ne constituent pas le critère central de la négociation collective. Celle-ci porte davantage sur le nombre d’heures travaillées ou potentiellement travaillées dans l’année. Ayez donc bien conscience que nous devons disposer d’une marge de manœuvre qui intègre tous ces éléments. Il ne s’agit pas de multiplier 35 heures par tant de semaines pour aboutir aux 1 607 heures annuelles, mais bien de mettre en musique le temps de travail.

Au-delà de la symbolique des 35 heures, vous devez avoir présente à l’esprit l’extrême difficulté causée par l’enchevêtrement des textes. L’aménagement du temps de travail est le sujet qui nécessite sans doute le plus de dialogue social au sein de l’entreprise ; or l’écheveau des textes rend toute négociation des plus compliquées, aussi bien pour les représentants des salariés que pour les représentants de la direction.

M. Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines de Safran. De fait, lors de la négociation annuelle obligatoire, l’aménagement du temps de travail est de moins en moins abordé, ni la direction de l’entreprise ni les représentants des salariés ne voulant se lancer dans une discussion sur le sujet. Aussi y est-il avant tout question de l’activité de l’entreprise, de son niveau de performance économique. On discutera du temps de travail seulement quand la situation l’imposera. J’ai en tête l’exemple d’une entreprise du groupe Safran située à Pau, qui subit une forte variation de l’activité économique ; pour maintenir l’activité et les emplois dans un bassin industriel peu vivace, il est absolument nécessaire de négocier l’aménagement du temps de travail et l’organisation du travail. Il s’agit probablement de la première négociation de ce type depuis la mise en place des 35 heures. Le fait que tout le monde redoute de toucher à cette question appauvrit considérablement le dialogue social, qui avait été très intense au moment de l’application de la loi sur les 35 heures. Dans la plupart des entreprises, les négociations annuelles obligatoires ne portent plus guère que sur les salaires.

M. Philippe Vivien. J’abonde tout à fait dans ce sens. En début de carrière, je négociais chaque année l’aménagement et l’organisation du temps de travail, non pas pour procéder à des changements radicaux, mais pour nous adapter aux variations de l’activité au cours de l’année à venir. Au fil du déroulement de ma carrière, j’ai vécu, en tant qu’organisateur de négociations sur plusieurs dizaines de sites en France, ce que vient de décrire M. Bérard : la négociation sur l’aménagement du temps de travail est devenue d’une pauvreté absolue, au point parfois de ne même plus constituer un objet de discussion. Or l’aménagement et l’organisation du temps de travail doivent être rediscutés chaque année, car la vie de l’entreprise est différente d’une année sur l’autre et il importe de bien anticiper.

Si j’avais un seul message à vous délivrer, il serait le suivant : il faut vraiment simplifier les textes afin, sur le sujet qui nous intéresse ici, de redonner à la négociation collective une place qu’elle a perdue. L’enchevêtrement de textes auquel j’ai précédemment fait allusion a complètement inhibé cette capacité de négociation.

Par ailleurs, ne nous cachons pas que la réduction du temps de travail a également contribué à l’accroissement de l’automatisation, en particulier dans les entreprises industrielles où il fallait maintenir la productivité.

En matière d’aménagement du temps de travail, la situation des cadres est un point compliqué. Le régime des 35 heures ne signifie rien pour un cadre. Des forfaits heures ou jours à l’année ont été mis en place parce qu’ils n’ont pas forcément tous une mission d’encadrement. Souvent, les « cadres » sont en fait des experts techniques chargés de résoudre des problèmes ou de gérer des projets. Au-delà de la symbolique des 35 heures, tout en maintenant les garde-fous nécessaires, il faut que nous retrouvions des marges de manœuvre.

Alors que, historiquement, la notion de modulation du temps de travail, attachée à l’évolution de la situation en cours d’année, faisait systématiquement l’objet d’une réflexion dans le cadre des négociations au sein de l’entreprise, j’ai constaté ces dernières années que les négociateurs en avaient perdu l’habitude. Là aussi, on peut imputer cette évolution à la complexité des textes en vigueur.

M. Jean-Luc Bérard. Quatre grands facteurs déterminent l’organisation du temps de travail dans l’entreprise : la compétitivité, l’emploi, le coût du travail et l’organisation du travail.

La particularité du groupe Safran est de produire en France 80 % de ce qu’il vend et de vendre à l’étranger 80 % de ce qu’il produit. Nous profitons aujourd’hui de la forte croissance de l’activité aéronautique, dans un secteur toutefois très concurrentiel. Pour faire face à des pays producteurs de pièces tels que la Chine ou les États-Unis, nous devons adapter notre outil de production en permanence. Le maintien de l’emploi en France pour le groupe Safran est possible dans la plupart de ses activités pour une raison importante : le coût de la main-d’œuvre dans le prix de revient de nos productions est relativement faible. Nous ne sommes pas une entreprise de services et, en moyenne, la part de main-d’œuvre doit représenter un tiers environ des coûts de production. Évidemment, dans des secteurs concurrentiels où la main-d’œuvre représente 60 à 70 % du prix de revient et où elle peut être externalisée, la question de la compétitivité des entreprises se pose. Dans ce cas, le temps de travail des salariés et la capacité ou non de l’adapter conduisent à évaluer l’intérêt qu’il y aurait à produire au Maroc, en Chine ou au Mexique.

En somme, il convient d’aborder le temps de travail avant tout à travers le prisme de la compétitivité, laquelle a des conséquences sur le maintien de l’emploi, le coût du travail et l’organisation du travail.

Comme Philippe Vivien, j’insiste sur la nécessité pour les entreprises de disposer de la capacité de s’adapter, bien plus importante que le point de référence de 35 ou de 39 heures. Je gère, au sein du groupe Safran, des secteurs diversement performants économiquement. Dans l’aéronautique, qui connaît une activité encore jamais atteinte, l’aménagement du temps de travail touche davantage à la productivité, à la capacité de répondre à la demande plutôt qu’à une adaptation en creux visant à maintenir l’emploi dans un contexte dégradé. À l’inverse, dans le secteur des hélicoptères qui traverse une passe difficile – nous sommes notamment fournisseurs d’Airbus hélicoptères – il faut absolument que nous puissions adapter le temps de travail à la demande des clients. Une trop grande rigidité est pénalisante par rapport à d’autres pays proches comme le Maroc ou même l’Allemagne ou le Royaume-Uni.

Les capacités d’ajustement au sein d’entreprises telles que les nôtres ne touchent pas prioritairement l’emploi des salariés. Parce que nous devons disposer d’une main-d’œuvre très qualifiée, nous ne sommes pas du tout favorables à un turn over excessif : il est nécessaire, au contraire, que les emplois en question soient pérennes pour garantir la capacité de fabriquer des produits de très haute technologie qui ne s’inventent pas du jour au lendemain. Ce qui importe, c’est bien d’avoir la capacité d’adaptation mentionnée par Philippe Vivien.

Je reviens sur les conséquences de l’application des 35 heures. Au moment de leur mise en œuvre, le secteur aéronautique a connu un creux d’activité très brutal. Contrairement à des entreprises concurrentes telles que Rolls Royce, General Electric, Pratt & Whitney, qui ont massivement supprimé des emplois, quitte à en recréer par la suite, le groupe Safran, dans un contexte de transformation radicale des outils de production, a considérablement accéléré ses plans de modernisation pour gagner des points de productivité, notamment par la mise en place d’équipements et de machines à commandes numériques, de manière à récupérer et à préserver au maximum les capacités de production de l’entreprise. La conjonction d’une nouvelle donne en matière de temps de travail et d’une diminution de l’activité a donc conduit à un plan d’adaptation des outils de production. Nous n’avons pas supprimé d’emplois mais nous avons modifié les modes de production pour gagner en productivité.

Présidence de M. Thierry Benoit, président de la Commission

Mme la rapporteure. Nous sommes globalement d’accord quant à la complexité des textes en vigueur. Pourriez-vous néanmoins nous apporter des précisions sur l’enchevêtrement que vous avez évoqué ? Quelles conclusions tirez-vous du constat que l’aménagement du temps de travail n’est plus un objet de négociation ? Il y aurait, si je vous comprends bien et au risque de caricaturer, trop de textes qu’il vaudrait mieux abroger pour pouvoir négocier chaque année sur tout.

Selon vous, monsieur Vivien, le caractère universel et très normatif des 35 heures est sujet à controverse. En quoi le fait de passer de 39 à 35 heures hebdomadaires a-t-il changé quoi que ce soit en la matière ? Ne faut-il pas un minimum de normes organisant le temps de travail ? Il me semblait, à l’inverse de ce qu’on peut déduire de vos propos, que les négociations prévues par la loi permettaient d’obtenir un temps de travail plus flexible, notamment à travers le renforcement de l’annualisation.

Je n’ai pas les mêmes chiffres que vous concernant le nombre d’heures travaillées en France. Selon les données d’Eurostat, dans les pays où le taux de chômage est moins important que dans d’autres – et s’établit aux alentours de 6 % – le temps partiel est très important. Même aux États-Unis, y compris avant la crise des subprimes, le temps travaillé moyen est inférieur à 35 heures hebdomadaires à cause du très grand nombre de « petits boulots ».

Quelle est, d’ailleurs, la part de temps partiel dans vos entreprises respectives ? Sur votre effectif féminin, quelle est la proportion de personnes affectées à un poste à temps partiel, sachant que, très souvent, femmes et temps partiel vont de pair ? Les négociations sur les 35 heures ont-elles permis une résorption, même incomplète, du temps de travail non choisi ?

Enfin, vous avez insisté sur la compétitivité comme sujet principal. Certaines organisations syndicales nous ont rappelé, la semaine dernière, qu’un rapport avait été remis en 2011 sur la compétitivité des entreprises françaises : l’impact du temps de travail ne semblait pas avoir été sujet de débat. Je rappelle que ce rapport avait été cosigné par les organisations patronales.

Le coût du travail affecte la compétitivité, avez-vous rappelé, M. Bérard indiquant néanmoins que, au sein du groupe Safran, la part de la main-d’œuvre était peu importante dans le prix de revient. Quelle est la part du capital dans ce coût ?

M. le président Thierry Benoit. Pensez-vous, en tant que représentants du monde de l’entreprise, que la durée du travail constitue un élément déterminant en matière de compétitivité de l’outil industriel français ?

Dans le cadre de la poursuite de l’accord national interprofessionnel, pensez-vous qu’il soit possible de proposer au Gouvernement le moyen d’aboutir de manière concrète à des accords de branches salariaux territoriaux ? La prise en compte du temps de transport pour se rendre au travail, par exemple, ne sera pas la même en Île-de-France ou en Bretagne.

M. Christophe Cavard. La question du seuil légal du temps de travail revient souvent dans nos auditions. Vous-mêmes avez indiqué que le seuil de 35 heures ne fait que déclencher les heures supplémentaires pour les salariés. Sans doute, mais c’est également un élément dont les entreprises doivent tenir compte dans leurs négociations avec les partenaires sociaux sur le partage du temps de travail et les effectifs, au même titre que les moyens dont elles disposent pour intégrer ou non de nouveaux salariés. L’histoire montre que c’est grâce aux seuils que les choses se sont organisées petit à petit, les entreprises adaptant leurs effectifs en fonction des seuils légaux et de leur situation financière.

Tout à l’heure, nous avons eu, avec un représentant du MEDEF, un débat sur les liens entre les différents piliers de la compétitivité que sont le coût du travail, l’investissement de l’entreprise et l’actionnariat. Si je vous ai bien compris, monsieur Bérard, la situation de votre entreprise est un peu particulière puisque vous avez différents actionnaires, dont l’État et les salariés, qui ont adopté une logique de rémunération des investisseurs en fonction de la compétitivité de l’entreprise. Les chiffres qui nous ont été fournis montrent que le groupe Safran a connu, en 2013, une croissance de 8,4 % de son chiffre d’affaires et un résultat net en hausse de 22 % par rapport à l’année précédente. Dans les négociations qui ont lieu sur la base de ces données, comment les moyens sont-ils répartis dans l’entreprise ? La rémunération des salariés de l’entreprise est-elle rediscutée ? Le renfort des effectifs est-il abordé, éventuellement associé à une réflexion sur la variation du temps de travail ?

Dans les branches compétitives, en abaissant la durée du travail au-dessous du seuil légal, on pourrait recruter du personnel et renforcer les savoir-faire. D’où l’importance de la formation professionnelle, qui constitue un vrai outil de compétitivité. En dégageant du temps de travail effectif dans l’entreprise, on permet aux salariés de se former et d’être plus qualifiés. Dans une entreprise de pointe comme Safran, les besoins en formation continue pour les salariés sont certainement importants.

M. Denys Robiliard. Vous avez mis en relation avec la complexité des règles le fait qu’on ne discute plus de l’aménagement du temps de travail dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire. En tant que législateurs, il est important que nous puissions à la fois connaître le sentiment des uns et des autres et disposer d’éléments objectifs pour comprendre ce qui se passe. D’après votre expérience, jusqu’à quelle période négociait-on régulièrement sur l’aménagement du temps de travail, et à quel moment aurait-on cessé de le faire ?

On pourrait penser que ce phénomène correspond à une phase de stabilisation succédant à la mise en place d’une organisation ou à une évolution de l’activité de l’entreprise telle qu’elle ne justifierait pas de rouvrir le dossier. Une négociation collective sert, en effet, à produire des normes qui ne sont pas appelées à évoluer constamment. Une certaine stabilité étant souhaitable, on peut penser que, y compris dans la négociation, on ne rediscute pas toujours des mêmes choses. Évidemment, c’est un peu paradoxal par rapport à la notion de négociation annuelle obligatoire, mais il peut y avoir aussi un accord sur la stabilité de certains éléments. Quelles seraient, selon vous, les évolutions, législatives ou autres, qui auraient provoqué une complexité telle que cela aurait tué la capacité à négocier dans les entreprises sur l’aménagement du temps de travail ?

D’un point de vue historique, la réduction du temps de travail telle qu’elle a été adoptée avec les lois Aubry I et Aubry II vous paraissait-elle répondre aux gains de productivité accumulés depuis 1936 ? En obligeant à renégocier sur l’aménagement du temps de travail, le passage aux 35 heures a-t-il permis d’obtenir davantage de ces gains ? Vous avez constaté une coïncidence entre la baisse de l’activité dans l’aéronautique et l’équipement en machines à commande numérique. Contrairement à Rolls Royce, Safran avait alors choisi de ne pas licencier et de considérablement réaménager l’organisation du travail : j’imagine que cela s’est accompagné de gains de productivité.

La plupart des observateurs indiquent qu’aujourd’hui on gagne très peu de productivité, en tout cas moins que par le passé. Êtes-vous d’accord avec ce constat ? S’il y a gains de productivité, comment se traduisent-ils sur l’emploi et la situation économique générale ? Comment articulez-vous dans l’entreprise les éventuels gains de productivité avec l’aménagement du temps de travail ? Je suppose que la réponse n’est pas toujours la même selon les périodes.

M. Gérard Sebaoun. D’après le document de travail de Rexecode de juin 2014, établi sur la base de données Eurostat, les Français travailleraient 1 536 heures par an, contre 1 580 heures pour les Allemands. Peut-être s’agit-il d’une différence majeure, mais je n’en suis pas sûr s’agissant de deux pays comparables, l’Allemagne étant à la fois notre principal concurrent et client.

La réduction du temps de travail est un vrai sujet, avez-vous dit. Mais dans des entreprises comme les vôtres, où recherche-développement et haute technologie prévalent, ce qui va de pair avec l’embauche et la formation de personnels qualifiés, je ne suis pas certain que cet aspect nuise à votre compétitivité. Est-ce donc vraiment un sujet ?

Cette réduction du temps de travail s’est accompagnée d’un allégement de charges important : 21 milliards pour la seule année 2010, sans parler des autres allégements ni du CICE qui vont venir compléter ces avantages – même si le vice-président du MEDEF que nous venons d’auditionner ne les considère pas comme tels. Quinze ans après la mise en place des 35 heures, alors que le temps a fait son œuvre sur la réorganisation et la productivité, ne faudrait-il pas remettre sur la table les allégements de charges liés à la réduction du temps de travail ?

M. Jean-Patrick Gille. J’ai, moi aussi, dans de précédentes fonctions, remarqué que les négociations annuelles obligatoires (NAO) ne portent plus que sur les salaires. S’il n’y a plus de volonté de négocier sur l’aménagement du temps de travail, à qui l’attribuer ? À vous ou aux représentants des salariés ?

Si l’occasion se présentait, que proposeriez-vous ?

M. Jean-Luc Bérard. Il faut se souvenir de ce que fut la mise en place des 35 heures. À l’époque, je m’occupais des ressources humaines du régime d’assurance chômage. J’étais partagé entre Nicole Notat et Denis Gautier-Sauvagnac, et je peux vous assurer que la motion de synthèse a été quelque peu compliquée à rédiger ! Ce fut un séisme dogmatique dans les deux camps, et l’atmosphère était celle d’une guerre de tranchées. Mais tout cela, c’est du passé ; aujourd’hui, les représentants des entreprises sont plutôt d’accord pour dire que la question n’est plus celle d’une durée légale du travail de 35, 39 ou 40 heures. La reprise du dialogue social sur ces thèmes porterait sur la capacité, par branches, voire par entreprises, d’aménager, de flexibiliser l’organisation du travail. Il faudrait vraiment que les entreprises puissent, à partir d’un socle incompressible de temps de travail, discuter de l’aménagement de périodes en fonction de l’activité de l’entreprise, qu’elles aient la capacité d’organiser le temps de travail.

La complexité réside aussi dans les statuts. Pour celui des cadres, la discussion est une horreur absolue et tient du bricolage : des jours de récupération aux avantages financiers, en passant par les forfaits, je vous le dis franchement, tout cela est une aberration et ne correspond pas à grand-chose de concret. Toute simplification apportée par le législateur serait bienvenue et toute liberté de mouvement certainement appréciée. Le système le plus souple, revendiqué par certains, est le forfait. Toutefois, il me semble tenir plutôt de l’élément de statut, d’une forme de reconnaissance dans l’entreprise que d’une réelle efficacité.

Je ne pense pas que la mise en œuvre des 35 heures ait été un facteur de gains de productivité. Il me semble qu’elle a surtout accéléré la mise en place de moyens et la transformation des entreprises, souvent au détriment de l’emploi. À l’époque, le groupe Safran avait mis en place un plan de départ en préretraite de 1 000 personnes environ. Face à cette forme de contrainte, en tout cas d’accroissement du coût du travail, les entreprises se sont organisées de manière à pouvoir absorber le différentiel né des 35 heures, sans oublier certaines réactions dogmatiques.

La nature même des métiers qu’exerce le groupe Safran fait que le temps partiel n’est pas fortement demandé par les salariés et reste relativement marginal. En France, notre groupe compte 25 % de femmes pour la simple raison que nous employons essentiellement des ingénieurs, dont le monde est essentiellement masculin. Mais je me félicite que l’on puisse embaucher aujourd’hui 40 % de femmes environ alors que les écoles d’ingénieurs forment un peu moins de 15 % d’ingénieures. Notre groupe a donc plutôt une bonne performance dans ce domaine. Dans nos implantations au Maroc, par exemple, le taux d’emploi des femmes est de 70 %.

Mme la rapporteure. Il y a aussi des ingénieurs ?

M. Jean-Luc Bérard. Oui. Cela s’explique par un mode de formation particulier au Maroc. Nous essayons de faire en sorte que les femmes intègrent le plus possible l’entreprise. Aujourd’hui, compte tenu de la croissance de l’activité aéronautique, nous avons embauché pratiquement 30 000 personnes depuis cinq ans. Nous sommes plutôt dans une période de forte croissance des effectifs, tant en France qu’à étranger.

Je suis régulièrement interrogé par les syndicats sur la répartition des résultats. Je peux donc vous dire, sans avoir besoin de réviser que, depuis dix ans, nous distribuons, hors masse salariale, autant de dividendes aux actionnaires que de participations, intéressements, abondements divers et variés aux salariés. L’intéressement a d’ailleurs fortement augmenté l’année dernière. Sur cette période de dix ans, le différentiel est de moins de 100 millions d’euros. Ce sont des systèmes proportionnels qui évoluent de la même manière. La raison commande que les résultats de l’entreprise soient nécessairement partagés entre les actionnaires, qui investissent et prennent des risques, les salariés, qui nous permettent d’obtenir de tels résultats, et l’investissement propre à l’entreprise. Les résultats du groupe Safran pourraient être bien supérieurs, mais ce serait au détriment de sa capacité d’innovation et de ses investissements en recherche et développement. Nous y consacrons chaque année un peu plus de 12 % du chiffre d’affaires, et cette part va croissant. Même dans les périodes plus difficiles, le groupe a toujours maintenu cet effort d’investissement, ce qui lui permet aujourd’hui d’être concurrentiel sur un marché mondial.

Par ailleurs, nous faisons des efforts importants en direction de la société civile, tant en matière d’intégration que de formation.

La réussite d’une entreprise passe nécessairement par l’adéquation entre ces différents facteurs. De surcroît, la situation du groupe Safran est très particulière. Je vois mal quiconque suggérer que la totalité de ses résultats soit distribuée aux actionnaires dont, de toute façon, les salariés représentent eux-mêmes environ 15 %. Nous sommes la deuxième entreprise du CAC 40 en matière d’actionnariat salarié, derrière Bouygues. Les organisations syndicales siègent au conseil d’administration en qualité de représentants des actionnaires salariés et, avec la nouvelle loi, de nouveaux représentants vont arriver très prochainement. Pour notre part, nous avons toujours souhaité qu’il y ait un équilibre entre les différentes parties prenantes de l’entreprise.

Je terminerai sur une remarque beaucoup moins consensuelle. J’ai cru comprendre que certains étaient convaincus que le travail pouvait se partager. C’est en praticien, et sans la moindre intention de polémiquer ou de donner une opinion personnelle, que je réponds : non, le travail ne peut pas, de manière universelle, se partager. Si certaines personnes devaient travailler 20 heures par semaine, cela poserait de multiples questions – coût du travail, niveau de rémunération, possibilité d’affecter les heures ainsi libérées à quiconque chercherait un emploi. Croire que le travail peut se partager est une illusion ; on ne peut pas partager l’activité individuelle entre plusieurs personnes de façon aussi simple, ne serait-ce qu’en raison de la diversité des niveaux de compétence et de responsabilité, des organisations hiérarchiques. Si l’on appliquait cette règle aux représentants que vous êtes, cela voudrait dire qu’il faudrait peut-être avoir des députés de nuit et des députés de jour...

Je souhaite que la situation de l’emploi s’améliore en France le plus rapidement possible, mais je ne pense pas qu’il y ait là une voie, à plus forte raison si elle implique le maintien du niveau des rémunérations, qui accroîtrait encore les différentiels de coût du travail. Si, comme l’a indiqué l’un d’entre vous, le différentiel de temps de travail entre l’Allemagne et la France n’est pas si important, le différentiel de performance économique tient au choix qu’a fait l’Allemagne de bloquer, voire de réduire les rémunérations.

M. Philippe Vivien. Ce serait une erreur intellectuelle de penser que le couple franco-allemand coût salarial/temps de travail est identique. Au moment de la réunification, il y a eu en Allemagne un consensus national pour privilégier l’emploi sous une forme ou sous une autre, quitte à renoncer à toute augmentation de pouvoir d’achat pendant plusieurs années, en tout cas à l’Ouest. Il est difficile de ne comparer qu’un des membres de l’équation, il faut regarder les deux si l’on veut connaître la performance économique globale. Le génie français étant au moins équivalent au génie allemand, c’est notre compétitivité à l’exportation qui est in fine le point important pour un pays comme le nôtre. Des entreprises comme Safran et Areva n’existent que si elles sont capables d’exporter cette capacité.

En matière de productivité, il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : les 35 heures n’ont pas été un facteur de gains. Elles ont certes permis des transformations, une organisation différente du travail, mais il faut pouvoir absorber le fait de travailler 10 % de moins du jour au lendemain. Lorsque j’étais jeune étudiant en économie, j’ai appris que les comptes de surplus de productivité pouvaient être récupérés par les clients, les actionnaires ou les salariés. Clairement, ils ont profité majoritairement aux clients en raison d’une compétitivité externe. Dès lors qu’il n’y en a plus, il n’y a plus grand-chose à espérer en termes d’exportations. Le lien entre 35 heures et productivité relève vraiment du mythe.

La négociation s’est figée à partir du moment où elle a abouti. On a tellement changé les choses qu’on a peur maintenant de rouvrir la boîte de Pandore. D’autant que, globalement, moyennant du donnant-donnant et du gagnant-gagnant, tout le monde avait limité la casse : l’entreprise par rapport à la baisse du temps de travail, les salariés en obtenant des RTT. Ce sigle, qui n’existe dans aucun autre pays au monde, fait partie aujourd’hui du vocabulaire national, il a même modifié le rapport que l’on a au travail – cela dit sans aucune polémique.

Quand, au moment de la crise de 1991-1992, il a fallu lancer des négociations, les deux parties, entreprises comme salariés, n’ont pas privilégié, contrairement à l’Allemagne, cette régulation au profit de l’emploi. Pourquoi ? Probablement parce que les uns et les autres avaient plus intérêt à travailler sur des mesures d’âge, comme la sortie des seniors de l’entreprise, alors soutenue par la collectivité, que sur le maintien dans l’emploi du maximum de salariés avec des conditions de rémunération et de travail qui auraient généré de nouveaux équilibres. J’ai commencé ma vie professionnelle chez Creusot-Loire, en 1985, à une époque où tous les ouvriers de plus de cinquante ans et les cadres de cinquante-cinq ans partaient en préretraite. Le mode de négociation dans l’entreprise s’en est trouvé extraordinairement façonné : il n’intégrait pas l’emploi.

Pour ce qui est de la formation, dans des entreprises comme Areva ou Safran, 80 à 90 % des salariés sont formés ; le taux d’exclusion de la formation doit être epsilonesque – si je me souviens bien, il était de l’ordre de 3 % sur des périodes de trois ans. De ce point de vue, si l’on veut relancer la négociation sur l’aménagement du temps de travail, il faut se repositionner sur des périodes plus longues.

Quant à savoir si l’on n’est pas parvenu à des organisations optimales, aucune organisation n’est optimale plus de six mois. Quand elles sont trop optimales, elles deviennent figées et on n’arrive plus à les modifier.

S’agissant des textes, ce n’est pas tant leur succession que leur enchevêtrement qui pose problème dans la négociation annuelle. Si vous avez à mettre en place un accord de modulation organisant, par exemple, des équipes de weekend dans les usines, devez-vous considérer qu’un salarié travaillant 24 heures, vendredi, samedi et dimanche ou samedi et dimanche, est à temps partiel ? Quand les entreprises industrielles doivent intégrer à leurs négociations différentes formes d’organisation du travail – en 2x8, 3x8, 4x8, 5x8 ou autre –, l’enchevêtrement des textes est tel que cela leur est juste impossible. Ce n’est pas un texte en tant que tel qui pose problème, car chacun d’entre eux vise à flexibiliser un point particulier ; c’est l’intégralité des textes qui complexifie le sujet au point que les uns et les autres ont aujourd’hui bien du mal à s’en saisir. 

Jean-Luc Bérard et moi-même avons signé de nombreux accords dans les entreprises où nous avons travaillé. Le problème n’est pas le dialogue social. Au contraire, c’est ce qui fait la régulation dans l’entreprise. La question est de savoir si l’on est capable de faire confiance, dans l’entreprise, aux partenaires sociaux pour mettre en place, sur la base d’accords majoritaires, l’organisation du temps de travail la plus adéquate. Ne pas leur laisser la possibilité de le faire dessert probablement les organisations syndicales, car c’est leur rôle que de travailler sur l’aménagement du temps de travail. Or c’est un sujet dont elles se saisissent assez peu aujourd’hui.

Il conviendrait de redonner aux uns et aux autres la possibilité de construire ce système de régulation par un accord majoritaire intégrant quelques éléments clés – un horaire de référence et des horaires maximaux – relatifs à la santé du salarié. Il ne faut pas faire n’importe quoi, l’entreprise a une obligation de résultat. Est-on capable de donner, au niveau des entreprises, par accord majoritaire, cette flexibilité – ou souplesse si « flexibilité » est un mot tabou ?

Il y a erreur à se positionner systématiquement au niveau des accords nationaux interprofessionnels. J’en veux pour exemple les 24 heures arrêtées dans le dernier ANI au titre de emplois à temps partiel. Dans des usines comme celles que nous avons pu connaître, Jean-Luc Bérard et moi, 24 heures, c’est en général le temps de travail des équipes de weekend, qui travaillent deux fois 12 heures ou trois fois 8 heures, soit samedi et dimanche, soit du vendredi au dimanche soir. Cela n’a rien à voir avec 24 heures dans des entreprises de services à la personne, par exemple. S’attacher à la symbolique des 24 heures pour tout type d’entreprise n’a pas de sens, il serait plus approprié de fixer le minimum à 20, 22, 24 ou 26 heures en fonction des besoins de l’activité, d’où l’intérêt de la notion de branche. Chacun convient, d’ailleurs, qu’il faudra bien, un jour, s’attacher à n’avoir plus que des branches correspondant réellement à des filières industrielles – vingt, trente ou cinquante au plus –, afin d’avoir un vrai lien entre économie et innovation, entre grandes et petites entreprises pour qui ce doit être un espace de solidarité. C’est à cet endroit que les enjeux du temps de travail au sein d’une filière doivent être positionnés.

Je ne dis pas qu’il faut tuer les grands socles, je dis qu’il faut essayer de mettre en place quelques grands socles à visée protectrice qui s’appliquent à tous, et de donner aux branches, en nombre correspondant à la réalité de la vie française, ainsi qu’aux entreprises la possibilité de mettre en place, par voie majoritaire, les accords qui conviennent.

M. le président Thierry Benoit. Quinze ans après la mise en application de la dernière loi sur la réduction du temps de travail, le législateur ne s’est-il pas installé dans un certain confort, en se satisfaisant d’avoir mis en œuvre les 35 heures ? Il y a néanmoins le temps de travail légal et le temps de travail réel, a-t-on dit. La réduction du temps de travail est appliquée avec disparité : compte épargne-temps, annualisation, RTT, forfaits et autres ont des conséquences sur l’attractivité des métiers, le temps et l’organisation du travail, mais aussi sur le financement de la protection sociale, de la politique familiale, des retraites de notre pays. Alors que nous avons l’un des plus forts taux de natalité en Europe, que notre population est de plus en plus nombreuse et vit de plus en plus longtemps, nous autres, législateurs, sommes devant une équation à résoudre.

Vous avez évoqué le consensus national ; moi-même, j’ai cru voir poindre, la semaine dernière, lorsque nous avons interrogé les représentants des syndicats de salariés, de l’intérêt pour le faire évoluer. N’est-il pas temps aujourd’hui de marquer une pause et de réunir tout le monde autour de la table, dirigeants d’entreprise, syndicats de salariés et législateurs, pour procéder à une remise à plat ?

Vous êtes, l’un et l’autre, les représentants de deux grandes entreprises de France. L’organisation du temps de travail et la complexité du code du travail sont-elles, au regard du maillage international, des éléments déterminants dans les choix d’investissements de vos entreprises, tant en France qu’à l’étranger ?

M. Jean-Luc Bérard. Je suppose que, par investissements, vous entendez investissements industriels et investissements de production. En la matière, les choix ne sont pas pilotés en priorité par la réglementation sociale. La conclusion d’un contrat important avec un pays où développer une activité passe très souvent par des contreparties exigées par les pays eux-mêmes. Par exemple, nous avons, à Villeurbanne, une usine de production de composites. La Malaisie est un pays qui ouvre d’énormes perspectives de développement pour nos activités. Nous avons donc implanté une usine de production de carbone en Malaisie, et ce n’est ni la réglementation sociale de ce pays ni le coût du travail qui nous ont conduits à faire ce choix.

Le choix d’implantation est toujours une affaire complexe. Il se fait sur de multiples critères, tels que la capacité de développement, le contrat ou la qualité du contrat qu’on va conclure. Notre groupe s’est ainsi fortement implanté au Maroc pour de multiples raisons. La première, qui est essentielle, tenait à la capacité de développement économique que nous offrait une implantation dans ce pays, avec notamment l’obtention de contrats extrêmement importants pour le groupe.

Mais d’autres éléments ont été déterminants. Pendant longtemps, j’ai essayé de créer une sorte de centre de formation aux métiers de l’aéronautique, en partenariat avec de multiples entreprises – Thales, Dassault, Airbus et d’autres – et nombre de sous-traitants. Nous n’avons pas réussi à l’implanter en France pour des questions d’ordre réglementaire, mais pas seulement sur le plan social. Il semblait difficile de créer ce type de centre en lien avec le système éducatif, qui était extrêmement bloquant dès lors que nous souhaitions pouvoir adapter les programmes de formation à nos propres métiers. Cela s’est avéré très facile au Maroc et au Mexique, mais impossible en France. Cet aspect est marginal dans nos activités, mais pour répondre à votre question, les contraintes réglementaires et le manque de souplesse du cadre administratif peuvent conduire à faire des choix d’implantation hors de France. 

Cela étant, le groupe va ouvrir une usine à Commercy, qui emploiera à terme 300 à 500 salariés. C’est un événement qui, dans cette région, ne s’est pas produit depuis très longtemps. Je pourrais citer de multiples endroits en France, comme Montluçon, où le groupe s’est implanté. Il continuera à le faire et à maintenir ou à développer des sites de production. Il faut être conscient néanmoins que certains pays offrent plus de souplesse, plus d’aide, plus d’adaptabilité que la France.

M. Philippe Vivien. Ayant travaillé dans le groupe AREVA, je ferai la même réponse. Du point de vue de l’étranger, notre base nationale est prégnante, et c’est ce qu’examinera un groupe étranger. Ce n’est pas tant les 35 heures qui interrogent que la capacité d’adapter les usines et les sites. Peut-être faudrait-il engager une réflexion pour savoir quels ont été les volumes de nouveaux produits intégrés dans les filiales françaises de groupes étrangers. Plus nombreux, ces flux indiqueraient que les entreprises mondiales qui ont des sites français y croient et ont envie de les développer ; moindres ou marqués par le non-remplacement de produits en fin de vie, ils indiqueraient le contraire. Je ne sais pas comment ce type d’étude peut être piloté, mais il faut vraiment faire quelque chose pour percevoir l’image que nous renvoyons à ceux qui vont prendre la décision d’implanter des produits dans leurs usines françaises, et qui, de ce fait, créeront de d’emploi. Il faut le faire en particulier pour ces usines, chères à mon cœur, de 100 à 500 salariés, qui font le maillage territorial industriel et protègent les territoires contre le désert industriel.

M. Jean-Luc Bérard. Un mot, monsieur le président, de la perception par les organisations syndicales d’une éventuelle évolution du cadre réglementaire. Je ne veux pas parler pour elles, mais nous nous fréquentons beaucoup, et donc, nous nous connaissons bien. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, ce que j’avais qualifié tout à l’heure de séisme dogmatique est un peu derrière nous. Tant du côté des représentants des employeurs que du côté des représentants des salariés, nous sommes tous disposés, face à une situation extrêmement préoccupante, à chercher des moyens de préserver l’emploi.

Je vous livre une petite anecdote, qui date d’hier. Nous avons à Pau une usine de production de moteurs d’hélicoptères, pour le marché civil et militaire, totalement internationalisé, qui reposait jusqu’à présent essentiellement sur une activité avec l’hélicoptériste français Airbus. Or Airbus vit actuellement, dans cette partie d’activité, une période un peu difficile, qui est certes temporaire, mais nous devons trouver des relais d’activité chez d’autres hélicoptéristes mondiaux.

Inutile de vous dire que cette usine, qui existe depuis des décennies, est sans doute de loin le premier employeur de la région. Les représentants de la CGT qui, sur la question du temps de travail, sont en règle générale un peu rigides, ont parfaitement compris le plan d’adaptation et d’organisation qui leur était présenté. Ce sont des points qui peuvent vous paraître annexes, mais qui, en matière d’organisation de la production, sont très importants : modification des horaires, resserrement des plages mobiles, légère différenciation des équipes de weekend. Dans le cadre de nos discussions, je leur ai dit que nous ne toucherions ni aux rémunérations, qui sont chez nous relativement élevées par rapport aux moyennes françaises, ni à l’emploi, mais qu’il n’y aurait pas d’embauche, ou moins, dans les deux prochaines années. Moyennant quoi, on peut sauver l’activité et traverser cette période difficile.

Les partenaires sociaux m’ont dit hier : « Vous comprendrez que, par définition, dans le dialogue social tel qu’on le pratique en France, nous aurons peut-être le sentiment de ne rien gagner ». Néanmoins, ils sont parfaitement conscients qu’à la clé, il y a de l’emploi, même si ce n’est pas demain, car la situation risque de perdurer. Mais au final, on trouvera nécessairement un producteur ailleurs dans le monde qui, lui, n’aura pas cette contrainte et qui s’adaptera.

Autre exemple, notre groupe compte en son sein un des leaders mondiaux des productions de cartes à puce, Morpho. Aujourd’hui, le marché est en pleine expansion. Les États-Unis, où, proportionnellement à la population, il y a beaucoup moins de cartes à puce qu’en France, ont très envie de généraliser ce système. Nous avons des sites de production partout dans le monde où la réduction du coût de production est constante. Chaque jour qui passe, on trouve des gens qui produisent moins cher. Je veux bien maintenir en France et en Europe des sites de production, mais c’est extrêmement compliqué au regard des impératifs. Tout ce que l’on peut faire sans perturber le niveau d’emploi et le pouvoir d’achat des salariés va dans le bon sens. Si, par l’organisation du travail, on arrive à maintenir sa compétitivité, il faut le faire. Or la rigidité réglementaire n’est pas un facteur favorable. Et je ne parle pas des mesures consistant à diminuer le coût du travail.

M. Christophe Cavard. J’ai retrouvé un accord de 1982 – une époque où l’on ne parlait pas encore des 35 heures – concernant le secteur assez sensible de la métallurgie. Son article 1er visait à faire passer les horaires des équipes de personnels de service continu à 33h36, afin de « faciliter l’embauche de jeunes et trouver des solutions au problème de l’emploi ». C’est dans ce type de dispositif qu’est née l’idée. Certes, elle ne trouverait pas à s’appliquer dans tous les secteurs. S’il est sans doute plus compliqué de partager le travail dans les secteurs de pointe, comme l’a fait remarquer M. Bérard, d’autres peuvent se saisir de cette notion. Voilà pourquoi nous revenons sur le débat concernant les accords de branche.

Il ne faut pas oublier que cette question est liée à la compétitivité, au moins autant que le coût du travail – argument que nous connaissons par cœur –, ni que, dans le contexte de la concurrence internationale, il y a dans le monde une évolution générale dans le sens de la réduction du temps de travail, même s’il y a d’énormes distorsions. On observe même, en la matière, un frémissement en Chine… Je vous vois sourire, et vous avez raison !

Pour en revenir à vos expériences, ce n’est quand même pas toujours le critère du coût du travail qui est retenu pour une décision d’implantation. Dans le secteur automobile, des entreprises, asiatiques ou autres, viennent s’installer en Europe, et même en France, car les plus-values de compétitivité sont parfois plus intéressantes en étant sur place.

Compte tenu de cette évolution générale qui va dans le sens de la réduction du temps de travail, la notion de partage du temps de travail semble intéressante, mais pas dans une perspective de généralisation. C’est peut-être l’occasion de rouvrir ces fameuses négociations qui sont en panne depuis pas mal d’années.

M. Gérard Sebaoun. J’ai été surpris d’entendre M. Vivien affirmer que les 35 heures n’avaient pas amélioré la productivité ; la directrice de la DARES, que nous avons entendue il y a peu, nous a dit le contraire. J’ai également retrouvé une note de l’INSEE indiquant que la productivité pouvait avoir augmenté de 4 à 5 % dans l’entreprise. La différence entre l’appréciation que vous portez et la réalité décrite par des statisticiens m’étonne un peu. Connaissant moi-même depuis longtemps la vie d’une grande entreprise tertiaire, j’avais pour ma part le sentiment que la productivité avait été améliorée assez significativement.

M. Philippe Vivien. Si la productivité globale a été augmentée par une mécanisation extrêmement importante, ce ne sont pas les 35 heures qui ont augmenté la productivité du travail. J’ai beaucoup travaillé dans ma jeunesse sur le sujet. Si la productivité globale a été améliorée, c’est parce que la productivité du capital, au sens de l’investissement, a plus que dépassé la baisse du taux de productivité du travail. Je ne suis donc pas sûr que vous posiez les bons termes de l’équation. C’est un peu comme la comparaison que vous avez faite tout à l’heure entre la France et l’Allemagne. On sait bien qu’il y a toujours deux éléments. Pour la productivité, c’est le travail et le capital au sens de l’investissement ; pour le coût total salarial, c’est le temps multiplié par le salaire. Il faut toujours prendre les quatre membres pour être sûr de calculer la bonne intégrale.

J’ai appliqué le dispositif des 33 heures dans la métallurgie, que vous avez cité. Cela ne voulait pas dire que les salariés travaillaient 5 heures 28 pour arriver à 33 heures ; l’intérêt était ailleurs, et c’est là où l’enjeu de la branche fait sens. À titre anecdotique, on voit que la métallurgie se préoccupait déjà de pénibilité en 1982, puisque l’accord visait les personnels travaillant samedi, dimanche et jours fériés, matin, midi et soir, considérant qu’il est beaucoup plus difficile de se lever tous les matins à deux heures que d’arriver dans un bureau à une heure normale. Pour pouvoir faire travailler des équipes en 5x8, 6x8 ou 7x8, il faut prendre en compte la réalité de la branche. À l’époque, beaucoup de calculs avaient été faits pour que cela puisse marcher. Mais les 33 heures, qui avaient un sens dans la métallurgie, n’en ont aucun dans d’autres secteurs. C’est ainsi que, dans le même établissement, d’autres pouvaient occuper le même poste de travail, mais en 3x8 en étant à 35 heures, parce que les uns travaillaient la nuit ou le week-end et pas les autres. C’est sur cette question qu’il faudrait arriver à un consensus national. Essayons de retrouver ces voies de passage, qui doivent être négociées et qui permettent d’avoir une organisation harmonieuse dans les entreprises. Sur ce plan, je crois profondément à la branche et à l’accord majoritaire.

M. Denys Robiliard. Nous aussi, nous y croyons. D’ailleurs, la production législative de ces deux dernières années va dans ce sens, y compris la transposition de l’accord national interprofessionnel. Le volet « démocratie sociale » de la dernière réforme relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale ne traitait pas que du mode de détermination de la représentativité patronale. Il était aussi question des branches et de la capacité à « couper les rameaux morts », sur la base du rapport de M. Combrexelle. Le problème, c’est que, même morts, les rameaux crient ! La balle est dans les deux camps.

S’agissant des 24 heures, vous avez dit qu’elles concernaient vos équipes de suppléance le week-end. Au risque de caricaturer, je dirais que la suppléance, c’est du temps d’équivalence, sauf que ce sont 24 heures payées 35. Cela étant, ce sont des personnes qui acceptent de sacrifier tous leurs week-ends, et cela appelle une rémunération.

M. Philippe Vivien. Dans les métiers industriels, je peux vous assurer que ce sont vraiment des choix d’ordre familial. On privilégie le fait d’avoir cinq jours libres.

M. Denys Robiliard. Nous sommes d’accord, c’est une organisation du travail différente. Mais c’est vous qui l’avez associée au minimum de 24 heures hebdomadaires pour les contrats à temps partiel, alors qu’il résulte de l’accord et qu’il vise à limiter la précarité.

Comme vous le savez, il y avait une possibilité de dérogation par des accords de branche, mais ils sont difficiles à faire aboutir. C’est pourquoi il faut arriver à redessiner le paysage des branches, qui est trop complexe et ne correspond plus à la réalité, certaines n’existant plus que sur le papier. C’est nécessaire et urgent, mais pas simple ! Et puis, parmi les branches qui existent réellement, certaines ont de véritables problèmes, et il n’est pas moins difficile d’arriver à des accords avec les partenaires sociaux, comme le montre l’exemple des 24 heures. 

De part et d’autre, on entend la même chose : ce sont des accords interprofessionnels qui définissent les conditions. Lorsqu’on les met en application et qu’on les transpose, on entend hurler même ceux qui les ont signés. C’est vous dire la simplicité du métier de législateur aujourd’hui !

M. le président Thierry Benoit. Je voudrais terminer sur une note positive. Je compte, sur le territoire dont je suis élu, une entreprise industrielle bien connue : Sagem Industries, qui emploie à Fougères à peu près 500 collaborateurs. J’ai été agréablement surpris de voir comment cette entreprise a réussi, en quelques années et dans un contexte difficile, à rebondir, à se diversifier, passant de la production de téléphones mobiles aux cartes électroniques et au programme FELIN. Et elle a encore des projets dans ses cartons ! Cela montre la capacité des grandes entreprises de France à s’adapter et à rebondir dans un contexte difficile.

Je retiens de nos échanges que nous avons, nous, législateurs, à réfléchir aux moyens de mettre en adéquation temps réel et temps légal, d’aménager dans le code du travail un cadre simplifié et moins rigide. Nous sortons gentiment des dogmes, et cela nous donnera la capacité de faire des propositions pertinentes au Gouvernement.

Je retiens aussi l’adéquation entre temps et organisation du travail comme un vrai sujet, de même que la nécessité de faire « coller » les accords de branche aux réalités des filières d’aujourd’hui. J’y ajoute un maillon supplémentaire, avec l’indispensable adaptation des formations, tant au regard des branches et des filières que des programmes de formation. Enfin, le fameux dialogue social territorial doit nous permettre de faire évoluer le consensus national. Madame la rapporteure, s’il peut y avoir, dans nos conclusions, des éléments qui tendent vers ces orientations, nous rendrons service aux décideurs d’aujourd’hui et de demain, en faisant avancer la cause de l’emploi.

Audition de M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France, M. Gérard Vincent, délégué général, Mme Marie Houssel, adjointe au responsable du pôle ressources humaines, et Mme Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale

(Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir le président, le délégué général, l’adjointe au responsable des ressources humaines et la conseillère paramédicale de la Fédération hospitalière de France. Je vous remercie, mesdames et messieurs, d’avoir répondu à la convocation de notre commission d’enquête. Cette audition arrive à point nommé au vu de l’actualité.

Nous avons auditionné M. Frank Von Lennep, directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), du ministère des affaires sociales et de la santé, au cours de la réunion du 16 juillet. Son témoignage a donné le sentiment que les 35 heures étaient un peu de l’histoire ancienne pour les hôpitaux, mais qu’il fallait continuer à réfléchir aux questions d’organisation et de conditions de travail, et trouver un équilibre entre les fonctions de management et l’organisation des soins.

Vous nous donnerez votre point de vue. Nous espérons aussi que vous pourrez nous décrire les conditions de la réduction du temps de travail dans le secteur médico-social public, pour lequel les études statistiques manquent, comme dans le secteur des soins privés.

Je dois vous informer au préalable de vos droits et de vos obligations puisque votre témoignage relève de procédures définies par la loi. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit que la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, chacun à votre tour, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Frédéric Valletoux et Gérard Vincent, Mmes Marie Houssel et Cécile Kanitzer prêtent serment.)

M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France. Merci de nous recevoir. Afin d’illustrer l’application de la réduction du temps de travail dans les établissements publics de santé, nous avons mené une enquête qui nous a permis de dresser un état des lieux de la situation des établissements, sachant qu’il existe peu de statistiques sur le sujet.

Il ressort de cette enquête une très grande diversité dans l’application du décret de 2002, y compris pour des établissements de taille comparable et aux caractéristiques similaires. Cette hétérogénéité est le produit d’une méthode de concertation initiale biaisée par les perspectives d’attribution de moyens, contrainte par les délais, et par un climat social dégradé.

Dans la plupart des établissements, la mise en place des 35 heures a été l’occasion d’une large concertation avec, comme objectifs principaux, l’obtention de moyens et le maintien de la paix sociale. Peu d’établissements ont alors pris en compte les effets induits par la diminution du nombre de jours travaillés sur leurs organisations. En outre, un certain nombre de considérations locales ont parfois présidé à la définition des contours de la RTT.

Je vais donc vous présenter les impacts de la RTT, avant d’évoquer des pistes de propositions.

La mise en place des 35 heures a souvent été présentée comme la perspective d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Or à l’hôpital on en est loin. C’est le premier constat.

En effet, la mise en place des 35 heures a été comprise par beaucoup de professionnels comme la création d’un « droit » à jours de congés supplémentaires, dans la perspective de ce meilleur équilibre vie privée vie professionnelle. Pour un soignant, travailler moins de jours dans l’année apparaît comme une manière de réduire la pénibilité du travail. Toutefois, la réduction du temps de travail a mis les organisations sous tension. Le nombre de jours travaillés ayant diminué et l’ensemble des postes n’étant pas pourvu, les agents peuvent être rappelés pendant leurs congés, changent de planning régulièrement, réalisent des heures supplémentaires non régulées par des adaptations des organisations de soins. In fine, la mise en place de la RTT ne s’est pas traduite par une baisse significative de la pénibilité, et encore moins de l’absentéisme. Le meilleur indicateur de cette désorganisation induite par la RTT est le nombre de jours stockés sur les comptes épargne-temps (CET) – 5,9 millions de jours comptabilités à la fin de l’année 2010. Le « droit » compris comme acquis n’est donc que virtuel.

Deuxième constat : la recherche de la paix sociale a abouti à la signature rapide de protocoles visant le maintien des organisations et la recherche de moyens supplémentaires.

Maintien des organisations, car les 8 heures, ou 7 h 48, sont devenues 7 h 45, 7 h 36 ou 7 h 30. On continue ainsi à avoir des soignants du matin, de l’après-midi et de la nuit. Les admissions se font l’après-midi. Les sorties, les soins techniques et les explorations continuent à être programmés le matin. Les transmissions réunissent toujours pendant en moyenne trente minutes un nombre important de soignants. Ce maintien des organisations au moyen de durées journalières de travail proche de huit heures a créé des perturbations, au détriment des patients et des agents eux-mêmes dont la régularité des plannings n’est plus garantie.

La recherche d’attribution de moyens supplémentaires a été pensée dans un système de financement encore sous dotation globale, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec la tarification à l’activité (T2A). Je veux rappeler ici que, selon le rapport Acker de 2005, 32 000 emplois non médicaux sur 37 000 initialement prévus auraient ainsi été créés dans le secteur sanitaire. Par ailleurs, si le recrutement de 5 000 personnels médicaux était prévu, la totalité de ces postes n’a pas été pourvue faute de crédits, mais également de candidats.

Ainsi, les protocoles issus de cette époque ont généré depuis douze ans des effets délétères sur la situation des établissements. Je veux insister sur deux points.

D’abord, la pénurie du temps médical. Il faut rappeler que 24 % des postes de praticiens hospitaliers temps plein sont aujourd’hui vacants. Pour certains établissements et dans certaines spécialités, comme la radiologie et l’anesthésie, cette situation est devenue extrêmement problématique, avec comme conséquence un risque de détérioration de la qualité du travail. Par ailleurs, la transposition de la directive européenne sur le temps de travail de 2003 a eu pour conséquence de comptabiliser les gardes comme du temps de travail effectif, et de confirmer l’obligation d’une période minimale de repos de onze heures consécutives par période de vingt-quatre heures. Cette modification majeure dans le décompte du temps de travail des médecins à l’hôpital, associée à la réduction du temps de travail, a donc renforcé la pénurie du temps médical dans les établissements publics.

Ensuite, la mise en place de la T2A et la diminution des durées de séjour sont venues perturber la mise en place des 35 heures. Il faut rappeler que la durée moyenne de séjour en médecine et en chirurgie obstétrique a été divisée par deux entre 1980 et 2011, et plus encore pour les soins en psychiatrie et les durées de séjour en soins de suite et de réadaptation. La rotation des patients dans les services de soins s’est donc accélérée avec la diminution de la durée moyenne de séjour ; or les entrées et sorties des patients génèrent d’importantes charges de travail, tant pour les infirmières et les aides soignantes, que pour les médecins. Cette accélération a mis les organisations sous tension, au moment où la durée du travail était elle-même réduite.

Au titre des impacts majeurs de la RTT, il faut également souligner une augmentation sans précédent de la masse salariale ces dernières années – + 30 % entre 2002 et 2012 –, ce qui a majoré fortement le coût du travail dans le secteur public.

Cette situation a logiquement contribué à développer le recours à l’intérim. Aujourd’hui, si le recours à l’intérim paramédical a tendance à diminuer, le recours à l’intérim médical, lui, ne fait qu’augmenter. Le montant des dépenses liées aux sociétés d’intérim s’est élevé à plus de 67 millions d’euros en 2011, soit une augmentation de 23 % par rapport à 2010.

En outre, si la durée du travail de nuit – de 32 h 30 par semaine selon la réglementation en vigueur depuis 2004 – constitue un élément d’attractivité pour de nombreux personnels, elle représente un coût très élevé pour les établissements publics, estimé à 69 millions d’euros.

Dans ce contexte, la question du temps de travail se pose avec acuité dans nos établissements.

Depuis 2002, la réglementation sur la gestion du temps de travail des professionnels hospitaliers a connu des évolutions régulières.

Ainsi, il a été considéré que, même en congé de maternité, l’agent continuait à générer des droits à RTT. Or la considération selon laquelle un temps non travaillé génère des droits à repos n’est pas sans conséquence sur la continuité des soins, la qualité des organisations et les finances hospitalières. Ce surcoût est en effet évalué à 78 millions d’euros.

En outre, la transposition de la directive sur le temps de travail est venue rappeler que le temps de déplacement des médecins pendant les astreintes relevait du temps de travail, décompté comme tel, et déclenchait un repos de sécurité de onze heures consécutives à la suite. Cette réglementation ne s’appliquant qu’aux professionnels salariés, les médecins libéraux qui exercent en clinique en sont exonérés.

La conjonction de ces différentes dispositions a eu pour conséquence de diminuer fortement les ressources humaines médicales et non médicales disponibles. Dans un contexte où la ressource médicale et paramédicale est de plus en plus rare et chère, de nombreux établissements ont alors initié des démarches de réorganisation et de renégociation de leurs accords RTT.

C’est ainsi que l’on voit se développer aujourd’hui des modalités horaires allant d’organisations du travail en sept heures à des cycles de douze heures. La mise en place de l’horaire dérogatoire de douze heures doit obéir à un formalisme strict, mais permet le cas échéant de répondre à des organisations de soins spécifiques – réanimation, urgences, activités chirurgicales, etc. Depuis quelques années, plusieurs établissements sont enclins à étudier cette possibilité organisationnelle pour un plus grand nombre d’activités, y compris dans le secteur médico-social. Il s’agit le plus souvent d’une demande émise par les soignants eux-mêmes, motivée par la réduction du nombre de jours travaillés, contribuant ainsi à un meilleur équilibre vie professionnelle vie privée.

Ainsi, la mise en place des 35 heures est incontestablement à l’origine de difficultés organisationnelles et financières, dont les hôpitaux peinent à se remettre plus de dix ans après. L’enjeu n’est pas de remettre en cause cette réglementation du temps de travail et de revenir en arrière. Dans un contexte budgétaire contraint, l’enjeu est de donner les moyens aux hôpitaux de mettre en place des organisations du travail adaptées aux besoins des patients. Cela m’amène à vous présenter nos trois propositions.

La première est la nécessité de recentrer les organisations du travail sur la prise en charge du patient.

Depuis douze ans, en effet, les organisations internes des établissements de santé et médico-sociaux reposent sur une structuration horaires des journées de travail : on planifie le temps de travail et, ensuite seulement, les prises en charge. Il faut aujourd’hui recentrer les processus organisationnels autour du soin, en veillant à l’articulation avec le temps médical. Pour cela, il faut évaluer les organisations requises, les prestations de soins à réaliser, et planifier les temps de travail qui vont permettre de les réaliser. Cette nouvelle donne permettra de moderniser les organisations et de redonner du sens au travail des personnels hospitaliers.

La deuxième proposition est de créer une stratégie territoriale.

Le Gouvernement souhaite inscrire au calendrier parlementaire un projet réformant l’hôpital qui place l’approche territoriale au cœur de la stratégie de santé. Nous souhaitons nous-mêmes la révision des organisations par une approche territoriale, grâce à laquelle les hôpitaux d’un même territoire définissent ensemble de nouvelles règles et de nouvelles organisations. Ainsi, le projet médical de territoire permettra de structurer l’organisation de l’offre de soins sur le territoire.

La troisième proposition consiste à soutenir la révision des accords locaux.

La révision des accords locaux doit faire l’objet d’une concertation avec les partenaires sociaux dans le cadre de laquelle les directions doivent être soutenues par les politiques et par la tutelle. En effet, certains hôpitaux entament des démarches de remise à plat de l’organisation du temps de travail, mais ils sont souvent, comme le montre l’actualité, stoppés dans leur élan, après l’intervention des agences régionales de santé notamment.

Il s’agit pour nous de soutenir une rationalisation et une simplification des organisations, ainsi que des horaires adaptés aux prises en charge – en sept heures ou en douze heures. Il s’agit également de mettre fin aux jours de congés extraréglementaires (jour de rentrée des classes, jour des médailles, jour du maire, etc.) et de prévoir un plafond des jours de RTT. Ainsi, l’alignement sur un plafond de quinze jours de RTT permettrait, comme le montre notre enquête, de réaliser un gain de plus de 640 000 journées, soit 400 millions d’euros d’économies pour les établissements.

Je le redis, ces démarches doivent être soutenues par les pouvoirs publics, même si elles sont difficiles et impopulaires auprès des organisations syndicales. En effet, selon notre enquête, lorsque le protocole n’a pas été renégocié, une des principales raisons évoquées est le risque de conflit social majeur.

En conclusion, au moment où l’on demande aux hôpitaux et au secteur de la santé en général un effort d’économies de 5 milliards d’euros, il est important de poser la question de l’organisation des temps de travail. Dans un contexte de pénurie médicale – 24 % des postes de praticiens hospitaliers sont aujourd’hui vacants – et de forte évolution des modes de prise en charge, et alors que le personnel représente 70 % du budget des établissements, il est certain que l’on ne réformera pas l’hôpital sans poser la question de son organisation interne.

Les hôpitaux essaient de s’atteler à ces réformes de structure – partage d’équipements, modernisation des organisations, chirurgie ambulatoire, etc. –, mais ce niveau d’effort demandé aux hôpitaux ne pourra être atteint, je le redis, qu’en s’attaquant au problème de l’organisation du travail. Les hospitaliers sur le terrain se sont lancés dans des concertations pour faire évoluer les organisations, mais force est de constater que le soutien des pouvoirs publics reste faible – les directeurs sont souvent « lâchés » dès les premiers signes de mécontentement. Les dirigeants hospitaliers ont besoin d’être soutenus dans cet effort de modernisation.

Pour cela, le cadrage national doit être clair et cohérent. Il est ainsi urgent de mettre un terme à l’inflation réglementaire, de revenir sur un certain nombre de règles qui paralysent les acteurs de terrain, et d’afficher un soutien clair aux directions dans la rationalisation de leurs organisations.

M. Jean-Pierre Gorges. Merci de votre présentation.

Je suis président du conseil d’administration du centre hospitalier situé dans la ville dont je suis maire. Je partage votre constat. Après la mise en place des 35 heures, j’ai observé un phénomène incroyable de déstructuration de l’hôpital, avec une accumulation de jours au sein des comptes épargne-temps, et ce dans un contexte de pénurie médicale.

Avec mon collègue Jean Mallot, je suis l’auteur d’un rapport d’information sur l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, TEPA. Si cet article n’a pas été d’une grande utilité à l’activité économique dans un contexte de récession, il s’est révélé salutaire pour la fonction publique d’État, la fonction territoriale et surtout les hôpitaux. Étonnamment, une mesure visant à accroître le PIB a facilité le travail de la fonction publique à laquelle on demande de se réorganiser. Ne faudrait-il pas réactiver la mesure sur une période donnée, de façon à vous donner le temps de transformer la structure hospitalière sur le territoire français et, ainsi, vous aider à passer ce cap difficile ?

L’approche territoriale est une nécessité. Il faudra y venir rapidement, d’autant que seuls 25 % des hôpitaux voient leurs comptes équilibrés. Avez-vous réalisé une analyse chiffrée de l’impact sur les hôpitaux de la T2A, du passage aux 35 heures et des emprunts toxiques ?

M. Bernard Accoyer. Hier, lors de son audition par la commission des affaires sociales, le Premier Président de la Cour des comptes a rappelé que la dette sociale qui pèse sur les générations à venir s’élève à 157 milliards d’euros, sur les 2 000 milliards de dette publique que nous allons bientôt atteindre avec un endettement de 100 % du PIB. Il a évoqué le déficit endémique de la branche maladie et plus généralement de la sécurité sociale. De son long exposé, nous avons compris – malgré les précautions d’usage qu’il a utilisées – que le coût des 35 heures à l’hôpital public en termes de masse salariale était considérable. À l’heure où l’on essaie d’imposer 5 milliards de réduction des dépenses à l’hôpital public, c’est la démonstration que les 35 heures sont une erreur funeste.

Je rappelle les conditions dans lesquelles ce dispositif a été imaginé. En 1997, la droite bénéficie d’une majorité considérable à l’Assemblée nationale. Pour des raisons purement politiciennes, le gouvernement en place suggère et convainc le Président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale. L’opposition est au plus mal : elle ne s’est pas remise des conséquences de l’affaire Urba-Gracco, payées extrêmement chères dans les urnes en 1993. Elle doit alors imaginer un programme, un programme qui décoiffe pour récupérer des électeurs, car la gauche ne croit pas pouvoir gagner les élections législatives.

C’est alors qu’une personnalité inventive, brillante, du parti socialiste, M. Dominique Strauss-Kahn, lance sur le papier l’idée des 35 heures. C’est ainsi que sont nées les 35 heures ! Personne à ce moment-là, ni au parti socialiste ni ailleurs, n’imaginait qu’elles seraient un jour mises en place.

Or à la surprise générale, la gauche remporte les élections législatives de 1993…

M. Gérard Sebaoun et Mme Jacqueline Maquet. De 1997.

M. Bernard Accoyer. Laissez-moi m’exprimer, nous sommes à l’Assemblée nationale et chacun a le droit de parler ! Surtout, chacun a le devoir d’analyser ce que nous avons fait – de bien et de mal – depuis que nous avons l’immense honneur d’être en responsabilité !

Je reprends. En 1997, la Gauche plurielle est composée du PS, des Verts et du parti communiste. Pour rester dans la majorité, ce dernier exige la mise en œuvre des 35 heures. Celles-ci vont alors être mises en place à partir des années 2000, après une série de discussions législatives pour le moins épiques !

En effet, aucune étude d’impact – mais la Constitution ne l’exigeait pas à l’époque –, aucune appréciation des conséquences et, plus surprenant encore, aucune concertation avec les partenaires sociaux n’a été conduite ! Nous mesurons depuis les conséquences de cette funeste décision. Nous les mesurons dans le secteur privé, puisque comme toutes les études le montrent, l’une des principales causes du décrochage et de la baisse de la compétitivité de notre pays est la mise en œuvre des 35 heures. Quand les 35 heures ont été votées, il n’était pas prévu de les appliquer à la fonction publique. Mais elles ont été étendues subrepticement aux fonctions publiques, ce qui est revenu à faire payer au secteur compétitif, créateur de richesses, la baisse du temps de travail.

Aujourd’hui, chacun connaît les conséquences de la réduction du temps de travail dans le secteur hospitalier. Le président de la Fédération hospitalière de France vient de les rappeler : elles sont considérables. Elles sont catastrophiques quant à l’évolution de la disponibilité des personnels et donc la qualité des soins dispensés à l’hôpital public. Elles sont catastrophiques pour les conditions de travail des agents de la fonction publique hospitalière. Elles sont catastrophiques sur le plan financier et donc pour la sécurité sociale.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Nul observateur honnête ne peut nier ce triste constat.

Mesdames, messieurs, j’ai trois questions à vous poser.

Quel est précisément le coût des 35 heures pour l’hôpital public ?

La réduction du temps de travail a-t-elle entraîné un profond changement d’état d’esprit chez les personnels soignants, en particulier les médecins ?

Enfin, qu’en est-il des pressions qui sont apparues et qui ont dégradé les conditions de travail des agents de la fonction publique hospitalière ?

M. Gérard Sebaoun. Je vais, non pas entrer dans le débat idéologique qu’on essaie de nous imposer, mais rester strictement dans le champ de cette Commission, à savoir l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction du temps de travail.

M. le président. Permettez-moi de vous interrompre, cher collègue. Le travail de cette Commission nous permet d’intervenir au fond. Je le dis sans animosité : il est temps dans ce pays d’œuvrer collectivement à la recherche de solutions. L’intervention de M. Accoyer, qui est un « ancien » dans cette Maison, a le mérite de retracer l’historique des 35 heures. Alors que le Premier ministre et le ministre de l’économie ont fait des déclarations pertinentes, on sent les uns et les autres « corsetés ». Cette Commission est le lieu pour s’exprimer : vous allez avoir tout le loisir de le faire, cher collègue, avec la pertinence qui vous caractérise.

M. Gérard Sebaoun. Il me semble que vous sortez très largement de votre rôle, monsieur le président, en prenant systématiquement parti. Je disais que je veux écarter ce débat idéologique et m’en tenir aux faits. Je lis régulièrement les rapports soumis à notre sagacité, et je n’entends pas me laisser dicter – ni par vous ni par personne – la manière dont je dois intervenir dans cette commission d’enquête dont vous devez respecter chacun des membres !

Les années 2002-2004 ont été extrêmement difficiles pour la fonction publique hospitalière : la pénurie médicale s’est amplifiée, les difficultés n’ont pas été anticipées. Néanmoins, les changements organisationnels ont été très largement supérieurs à ce que pourraient être les conséquences de la RTT. En effet, comme le montre une étude, la productivité dans les hôpitaux a augmenté de façon significative entre 2003 et 2009 et la réorganisation liée au passage à la T2A s’est révélée bénéfique.

La DARES nous a indiqué que, dans le cadre de ses études qualitatives, il n’était pas fait référence au temps de travail comme effet négatif sur le quotidien des infirmières, que le bilan des 12 heures était mitigé, et que les jours non travaillés étaient considérés comme bénéfiques. Mme Marie-Anne Levêque, directrice générale de l’administration et de la fonction publique, nous a annoncé que la RTT avait généré dans la fonction publique hospitalière le recrutement de 45 000 personnels et la création de 3 500 emplois médicaux. Selon le directeur et le président de la commission médicale d’établissement de l’hôpital situé dans ma circonscription, la réorganisation de l’hôpital a été bénéfique. Je ne dis pas que c’est le cas partout, je constate que tous les interlocuteurs que j’ai cités vont dans ce sens.

Dans un entretien paru dans le journal Le Parisien daté de ce jour, monsieur le président Valletoux, vous avancez des propositions, notamment le retour aux 39 heures. J’aimerais vous entendre sur ce point.

À mon sens, les difficultés budgétaires auxquelles est confronté l’hôpital ne tiennent pas seulement aux 35 heures. Vous avez d’ailleurs évoqué l’intérim médical et le manque de radiologues et d’anesthésistes, deux catégories de personnels hautement qualifiés.

En conclusion, on ne peut pas faire porter – par idéologie, notamment – la responsabilité des difficultés de l’hôpital aux seules 35 heures. L’hôpital s’est beaucoup réformé. Ce service public mérite notre respect et doit encore être réformé. Je souhaite que le débat se fasse de manière apaisée. À cet égard, j’ai apprécié l’intervention de M. Gorges, qui a travaillé sur le sujet.

Mme Jacqueline Maquet. Je ne reviendrai pas sur le diagnostic. Les hôpitaux ont souffert de l’organisation des 35 heures : il y a du bon, du moins bon, mais aussi de grandes difficultés.

Monsieur le président Valletoux, vos trois axes de propositions sont très intéressants. Le recentrage des organisations sur les patients me semble indispensable. L’introduction de souplesse pour améliorer le service aux patients est la priorité des priorités, car les prises en charge doivent être adaptées aux temps de travail, et non l’inverse. S’agissant de l’approche territoriale, je ne développerai pas ici une mauvaise expérience dans ma circonscription. Vous proposez enfin le soutien des accords locaux.

Savez-vous si des centres hospitaliers se sont d’ores et déjà inspirés de ces trois axes ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci, monsieur Valletoux, de votre présentation.

Après cette leçon de M. Accoyer sur l’histoire des 35 heures – empreinte d’une grande objectivité… –, je voudrais rappeler qu’en 2000 le chômage a baissé et que les comptes publics étaient équilibrés.

Nous ne remettons pas en cause votre constat, monsieur le président Valletoux, Mais comment faites-vous la part des choses entre réforme des 35 heures, manque de personnel et mise en place de la T2A ?

Vous parlez de la nécessité d’un recentrage sur les patients. En quoi le passage de journées de 8 heures à des journées de 7 h 36 ou 7 h 52 a-t-il eu un tel impact ?

Vous avez cité une enquête. S’agit-il de celle évoquée dans Le Parisien de ce matin sur les 151 établissements et pourrait-elle nous être communiquée ?

Les temps partiels concernent davantage les femmes. Connaissez-vous l’évolution du temps partiel à l’hôpital ? L’introduction des 35 heures a-t-elle permis de le réduire ?

Enfin, avez-vous constaté une évolution de l’absentéisme après l’instauration des 35 heures ?

M. le président Thierry Benoit. Avez-vous dressé un bilan comparé des établissements hospitaliers publics et des établissements hospitaliers privés ?

Avez-vous évalué précisément l’incidence de la réduction du temps de travail sur le budget de l’hôpital ?

Disposez-vous d’éléments objectifs sur l’évolution des budgets consacrés aux personnels d’encadrement et de management et de ceux affectés aux personnels de soins, avant et après la mise en place des 35 heures ? En effet, c’est seulement lorsque Xavier Bertrand était ministre de la santé que de premiers éléments de réponses ont été apportés à la question récurrente que constituait la compensation de l’application des 35 heures pour le personnel soignant, notamment les infirmières. Beaucoup de temps est consacré à la planification du temps de travail, avez-vous indiqué, au détriment des soins. D’une manière générale, on peut donc penser que les financements aux fonctions d’encadrement ont été bien supérieurs à ceux affectés aux personnels de soins.

M. Frédéric Valletoux. Merci, mesdames, messieurs, de l’intérêt que vous portez à ce sujet.

Les emprunts toxiques sont estimés à 2 milliards d’euros, sur environ 5 milliards d’emprunts structurés et 22 milliards d’emprunts au total. Il s’agit d’une bombe à retardement – tout comme les millions d’heures stockées sur les comptes épargne-temps. Nous demandons depuis plusieurs mois que les hôpitaux bénéficient du même dispositif d’accompagnement que celui des collectivités locales. On nous a promis un fonds, qui n’est toujours pas mis en œuvre. J’attire votre attention sur le fait que cette question est cruciale pour l’équilibre des hôpitaux et qu’il faudra bien la résoudre un jour. Il n’y a aucune raison que les hôpitaux ne soient pas traités de la même manière que les collectivités locales par les pouvoirs publics.

Un grand nombre d’études existent sur la T2A. Contrairement à la dotation globale, elle a permis de moderniser la gestion des hôpitaux. Elle oblige à revoir l’organisation des activités à l’hôpital. Il convient maintenant de l’aménager, et c’est ce que nous demandons au gouvernement, notamment pour valoriser les missions de service public. Globalement, le bilan du passage à la T2A est jugé positif.

M. Gérard Vincent, délégué général. La T2A a engendré une dynamique dans les établissements hospitaliers publics et les établissements privés à but non lucratif. Je prends l’exemple de la chirurgie pour laquelle la part d’activité des hôpitaux du service public est passée de 45 % il y a sept ou huit ans à 55 % aujourd’hui. Lorsque j’étais directeur de l’Hôtel-Dieu, je suppliais dès le mois d’octobre le chirurgien orthopédique de ne plus poser de prothèses parce que je n’avais plus d’argent pour les acheter – les malades étaient alors envoyés dans le secteur privé. Dieu merci, cette époque est révolue. Aujourd’hui, plus les équipes travaillent, plus l’argent rentre. La dynamique de l’hôpital et sa modernisation sont en marche.

Mme Marie Houssel, qui a été DRH dans divers établissements, va vous répondre sur le coût des 35 heures. Mme Cécile Kanitzel a été directrice de soins dans des établissements importants, elle va vous parler du climat social à l’hôpital.

Mme Marie Houssel, adjointe au responsable du pôle ressources humaines. Le coût précis des 35 heures est difficile à évaluer dans la mesure où leur mise en place s’inscrit dans un contexte de réglementation qui a augmenté le coût du travail.

Le rapport Acker de 2005 estime à 32 000 le nombre de recrutements de personnels non médicaux, soit 1,4 milliard d’euros, et à 3 500 celui des recrutements médicaux, soit 350 millions d’euros. S’ajoutent la croissance de l’intérim et la dette sociale que représentent les comptes épargne-temps, sur lesquels plus de 5,9 millions de jours étaient stockés fin 2010.

Ainsi, le coût de la RTT est difficile à établir. Il est néanmoins très important du fait de l’augmentation de la masse salariale et de la dette sociale à payer sur les années à venir.

Mme Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale. Pour les soignants, les 35 heures sont considérées comme un gain en termes de jours de congés supplémentaires. Aussi la perspective d’une augmentation du nombre de jours de travail perturbe-t-elle le climat social dans les établissements, quand bien même est avancé l’argument de l’organisation centrée sur la prise en charge du patient. D’ailleurs, celle-ci est déjà une réalité : on ne peut pas dire que la prise en charge à l’hôpital n’est pas centrée sur le patient.

Toutefois, un effort doit être fait. Car l’organisation des activités de soins centrée sur les besoins du patient suppose de réfléchir à la présence des soignants à certains moments de la journée et donc de revoir le nombre de jours travaillés. Or diminuer le nombre de RTT est un sujet compliqué.

M. Bernard Accoyer. Qu’entendez-vous par « compliqué » ?

Mme Cécile Kanitzer. Les soignants, en majorité des femmes pour les paramédicaux, ont intérêt à avoir un nombre important de jours de congé au regard de leur vie privée.

Pour les infirmières, accompagner les cadres de santé qui travaillent en duo avec les chefs de service sur l’animation des projets d’équipe, signifie revoir les présences sur 24 heures pour les faire correspondre au mieux aux besoins des patients. Cela suppose donc de revoir le nombre de jours de présence sur l’année, ce qui est compliqué pour elles car, si elles pourront se consacrer à la qualité des soins, elles devront également faire le deuil des acquis en termes d’équilibre vie privée - vie professionnelle. En effet, en consacrant moins de journées à l’hôpital ou en travaillant à certains horaires, elles peuvent s’occuper de leurs enfants le soir et le matin.

Les cadres – dénommés auparavant surveillants ou infirmiers chefs, et que nous appelons aujourd’hui cadres de santé de proximité –, qui travaillent avec les chefs de service pour le pilotage des activités de soins, sont, eux, totalement noyés par la planification du temps de travail. Ils y passent beaucoup de temps et, en fonction des postes qu’ils arrivent à planifier, ils organisent les prises en charge des patients. Nous souhaitons inverser cette logique organisationnelle. Mais les cadres sont pris dans un étau en raison d’une réglementation lourde et complexe. Nous plaidons pour une souplesse réglementaire, qui permettrait l’application d’un temps de travail simplifié.

En effet, dans la pratique, tous les soignants arrivent aux mêmes horaires le matin, l’après-midi et la nuit dans les unités de soins. Une souplesse horaires, y compris pour les temps partiels, permettrait d’assurer des présences au moment des pics de charges et, ainsi, de répondre aux besoins des patients. Or les cadres n’ont pas cette possibilité, car ils subissent le chantage des organisations syndicales. S’ils veulent toucher au temps de travail et à l’organisation, ils sont critiqués, même dans leurs compétences managériales, voire menacés par le recours à l’absentéisme, car les soignants veulent préserver le nombre de jours dits « de droit à congé » auxquels ils prétendent avoir droit au titre de la RTT.

M. le président Thierry Benoit. Je suis étonné qu’une organisation comme la vôtre ne puisse préciser les conséquences budgétaires de l’application des 35 heures. L’Institut Montaigne, par exemple, s’efforce d’avoir des éléments objectifs et précis.

Monsieur Valletoux, j’apprécie vos propositions. Pensez-vous qu’un consensus puisse se dégager dans ce pays quant à l’application de la RTT ? Ce sujet est un fil rouge depuis quinze ans : la RTT a un coût, elle désorganise, elle accentue les cadences. L’absentéisme dans le milieu hospitalier s’est-il accru ?

Je voudrais aider le Premier ministre et le ministre de l’économie à revenir sur ce sujet. Les difficultés du pays sont en partie liées à l’application des RTT, mais on n’ose rien dire, on pourrait dire, mais finalement il ne faut pas dire…

M. Jean-Pierre Gorges. Il y a une confusion. Depuis la loi d’août 2008, les 35 heures n’existent plus, elles constituent le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires. Une solution consiste donc à moduler ce seuil en fonction de l’activité. Il faut peut-être le fixer à 32 heures pour l’hôpital ; pour un professeur de musique, par exemple, il est de seize heures. Le monde hospitalier n’aurait-il pas besoin d’une mesure particulière pour lui permettre de se réorganiser ? Je redis que l’article 1er de la loi TEPA a eu un effet très positif sur le monde hospitalier.

M. Gérard Sebaoun. Madame Kanitzer vous évoquez les rigidités du système hospitalier. Dans les entreprises, et peut-être aussi dans la fonction publique d’État, que je connais moins, ces rigidités ont sauté depuis longtemps au profit d’une organisation permettant la conciliation vie professionnelle - vie familiale. Vous entendre poser la question en ces termes ne me choque pas. Mais M. Gorges a rappelé une évidence : les 35 heures sont une durée de référence, un seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires.

Je m’étonne de votre propos sur les organisations syndicales. Certes, elles peuvent être rudes dans les discussions, mais c’est le jeu normal de la confrontation sociale pour parvenir aux équilibres que vous appelez de vos vœux. Nous ne voulons pas la guerre, nous recherchons l’équilibre social.

D’où ma question sur les 39 heures. Qu’en est-il des répercussions financières ? Comment s’affranchir des rigidités à l’heure où les budgets des hôpitaux sont exsangues ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Certes, les 35 heures font débat depuis longtemps, mais pas seulement au regard du coût et de la pression qu’elles génèrent. La RTT a permis de créer des emplois et d’équilibrer les comptes publics un temps, mais aussi d’améliorer, y compris à l’hôpital, l’équilibre vie privée- vie professionnelle.

Je ne remets pas en cause votre discours sur le cas spécifique de l’hôpital. Vous vous souciez de l’organisation des soins, tout comme les salariés. J’imagine que les infirmières ont choisi ce métier parce qu’elles ont envie d’être au service des patients. Mais elles ont aussi une vie.

Il est normal que les organisations syndicales défendent les droits des salariés. J’imagine que les directions font aux mieux pour prendre en compte les difficultés auxquelles sont confrontés leurs établissements, mais qu’elles ne sont pas toujours tendres dans les négociations.

M. Frédéric Valletoux. Monsieur Sebaoun, vous avez mal lu Le Parisien : je n’ai pas demandé le retour des 39 heures à l’hôpital, j’ai demandé de la souplesse, de l’intelligence collective, de l’adaptabilité compte tenu des évolutions récentes qui ont perturbé l’hôpital, et celle induite par les 35 heures n’est pas la moindre.

Les gestionnaires hospitaliers font face à un bureaucratisme débridé ! L’année dernière, 300 circulaires ont été envoyées aux directeurs d’hôpitaux par le ministère de la santé via les ARS. Si certaines circulaires font deux pages, d’autres atteignent la centaine de pages lorsqu’il s’agit de mettre en place des indicateurs pour mesurer la satisfaction des patients. Un directeur d’hôpital pourrait ainsi passer ses journées à lire les circulaires ! Aussi notre proposition consiste-t-elle à redonner de la souplesse aux gestionnaires hospitaliers pour caler l’organisation des temps de travail sur l’organisation de l’offre de soins.

L’organisation de l’offre de soins est au cœur de la réflexion sur le projet médical de territoire. La loi Bachelot mettait déjà en avant la dimension territoriale de l’organisation de l’offre de soins ; le futur projet de loi semble accentuer cette tendance, tant mieux. Les stratégies de recomposition des hôpitaux doivent aller dans ce sens, avec des coopérations intelligentes entre établissements publics – et pourquoi pas entre secteur public et secteur privé – au service des malades.

Ce projet médical de territoire suppose d’accorder de la souplesse aux organisations et la possibilité aux gestionnaires hospitaliers, en concertation avec les syndicats, d’organiser le temps de travail en fonction des besoins du territoire.

Cette approche par territoire est majeure. Elle nécessite de mettre un terme au bureaucratisme que je viens d’évoquer, mais aussi aux interventions diverses. On se souvient des événements qui se sont déroulés à l’hôpital Paul Guiraud de Villejuif : grève de la faim, piquet de grève violent, séquestration… Parfois, l’intelligence collective n’est pas facilitée lorsque s’en mêlent des interlocuteurs divers et variés…

En résumé, il faut aller vers plus de souplesse, tourner la page du bureaucratisme, et accompagner les gestionnaires dans la rediscussion et la mise en œuvre des accords locaux.

Madame la rapporteure nous allons vous communiquer les résultats de notre enquête. Elle montre qu’un peu moins de 50 % des établissements ont déjà rediscuté des accords locaux nés du décret de 2002. Il faut maintenant encourager l’ensemble des établissements à avancer sur ce sujet.

Monsieur le député, ne gardez pas de notre rencontre le souvenir que je veux remettre en cause les 35 heures. Il ne s’agit pas d’agiter le chiffon rouge pour mettre tout le monde dans la rue. Il s’agit de faire preuve de pragmatisme, en se basant sur l’expression des besoins de soins locaux pour caler les organisations du temps de travail avec intelligence et souplesse. Faute de quoi, dans un contexte de budgets contraints, de démographie médicale tendue, mais aussi de grande lassitude de nos hospitaliers, nous risquons d’aboutir sinon à la paralysie, du moins à des dommages néfastes pour notre société.

Enfin, si les heures supplémentaires apportent de la souplesse, elles ont aussi un coût. Nous souhaiterions en payer le moins possible, dans le cadre de nos budgets contraints par l’ONDAM.

M. le président Thierry Benoit. Il me reste à vous remercier, mesdames, messieurs.

Je retiens de ces échanges qu’il y a bien un sujet. Comme l’a souligné Jean-Pierre Gorges, les 35 heures constituent le seuil légal de déclenchement des heures supplémentaires. La Fédération hospitalière de France plaide la poursuite du dialogue au niveau local autour du projet médical de santé. En définitive, il faut promouvoir cette souplesse et faire confiance aux différents acteurs. Permettre au pays de respirer : tel est le rôle du législateur.

Audition de M. Stéphane Carcillo, maître de conférences à l’Université de Panthéon-Sorbonne et professeur affilié au département d’économie de Sciences-Po

(Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir M. Stéphane Carcillo, maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne et professeur affilié au département d’économie à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po).

Je vous remercie, monsieur, d’avoir répondu à notre convocation. Vous êtes le premier économiste invité à témoigner devant cette commission d’enquête. Vous pourrez sans doute nous aider à connaître les effets de la réduction du temps de travail sur la compétitivité des entreprises. Nous avons, pour le moment, l’impression qu’ils varient selon les interlocuteurs qui nous les décrivent, selon le secteur d’activité et la filière.

Les uns ont estimé que cette réduction avait eu peu d’effet et que les problèmes de compétitivité de l’économie française venaient d’autres facteurs que le coût du travail. D’autres ont estimé que les 35 heures avaient été préjudiciables aux entreprises, aux finances publiques et à l’emploi, d’autres encore qu’elles ont été favorables à l’adaptation des entreprises à la concurrence par le dialogue social. Il s’agit donc là d’un sujet aussi important que controversé.

L’idée de la Commission est de travailler au fond, de dépassionner le sujet en abordant le débat sans faire des « 35 heures » un chiffon rouge que l’on agiterait à travers le pays.

En tant que président, il me revient de vous informer au préalable de vos droits et de vos obligations au titre de cette audition, qui s’inscrit dans le cadre formel des travaux d’une commission d’enquête, dont les procédures sont spécifiques et définies par la loi.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission. Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez donc lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Stéphane Carcillo prête serment.)

Votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Stéphane Carcillo. Je vous remercie de m’avoir donné l’opportunité de vous présenter une synthèse des résultats de l’analyse économique et des travaux d’évaluation disponibles concernant les effets des 35 heures. Je préciserai à cet égard que si je suis en effet maître de conférences à l’Université Paris I et Professeur affilié au département d’économie de Sciences-Po, ainsi que vous l’avez indiqué, je suis également actuellement en détachement auprès de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), mais que c’est à titre personnel que je m’exprime aujourd’hui ici.

Ma présentation se focalisera sur les impacts économiques des 35 heures, en laissant de côté les effets sociétaux que je connais moins bien. Elle comprendra quatre parties : premièrement, la situation de la France en matière de durée du travail au plan international ; deuxièmement, les effets théoriques de la réduction du temps de travail sur l’emploi et les salaires ; troisièmement, les études réalisées au début des années 2000 pour mesurer l’impact possible des 35 heures, ex ante et ex post, à partir des premières données ; quatrièmement, les études qui font aujourd’hui consensus sur le sujet, et qui s’appuient sur une méthodologie plus convaincante. Enfin, je me permettrai de conclure sur ce que l’on peut apprendre de ces études.

Si on regarde la situation de la France en matière de durée hebdomadaire légale du travail, on se rend compte qu’avec 35 heures, nous sommes un des pays où cette durée est la plus courte. C’est ce qui ressort des données du Bureau international du travail. J’observe que l’Allemagne n’a pas de durée légale proprement dite, puisque la durée du travail est négociée branche par branche. Par ailleurs, de nombreux pays sont encore aujourd’hui à 40 heures, voire au-delà.

Si on regarde maintenant l’évolution de la durée de travail effective, on se rend compte que celle-ci a beaucoup baissé à partir de 1999 et 2000 sous l’effet des lois de réduction du temps de travail Aubry – Aubry I et II – pour remonter ensuite progressivement, notamment à la faveur de l’utilisation des heures supplémentaires. Cette durée effective, déclarée, se situe au-delà de 35 heures
– aujourd’hui approximativement à 39 heures. Elle inclut les heures supplémentaires que font les salariés, dont les cadres qui sont au forfait et qui, quand on leur demande, déclarent travailler beaucoup plus que 35 heures par semaine.

Cette durée effective se situe plutôt dans le bas de la fourchette des pays de l’OCDE. Elle est supérieure à celle des pays du Nord de l’Europe, mais bien inférieure à celle des autres pays d’Europe, où elle se situe entre 38 et un peu plus de 40 heures. Elle est inférieure à celle des États-Unis où elle se situe un peu au-delà de 40 heures, et inférieure à celle des pays anglo-saxons qui, de manière générale, dépassent les 40 heures.

Un dernier indicateur concerne la durée effective de travail sur l’année. Celui-ci est intéressant dans la mesure où il tient compte du nombre de jours de congé et exprime le nombre d’heures cumulées sur l’ensemble de l’année. Cette durée est également mesurée à travers des données d’enquête. Elle est influencée par les congés, mais aussi par la proportion d’emplois à temps partiel, dans la mesure où l’on fait une moyenne sur l’ensemble des salariés. C’est ainsi que dans les pays où le temps partiel est très développé, les temps travaillés sur l’année sont plus faibles. C’est le cas des Pays-Bas, où le temps partiel est très développé, ce qui a d’ailleurs permis à beaucoup de gens de rentrer dans l’emploi mais qui fait baisser la durée totale, laquelle se situe en dessous de 1 400 heures. C’est aussi le cas de l’Allemagne. La France se situe légèrement au-dessus, à environ 1 400 heures pour les salariés, et un peu plus si on inclut les indépendants. Mais là encore, elle se situe dans la fourchette basse, dans le premier quart des durées totales. Cette durée totale travaillée sur l’année est basse par rapport à la plupart des pays d’Europe et des pays non européens comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, le Japon et la Corée dont les durées sont bien supérieures : autour de 1 700 ou de 1 800 heures, voire au-delà.

De nombreux éléments influencent la durée travaillée sur l’année : non seulement la durée légale, mais également des tendances longues de productivité et le développement du temps partiel, qui varie selon les pays. Il s’agit de savoir, à travers ces données, quels peuvent être les effets théoriques de la réduction du temps de travail, à la fois sur la durée effectivement travaillée et, plus largement, sur l’emploi et sur les salaires.

Je vais me concentrer sur l’effet de la réduction du temps de travail sur l’emploi – et parlerai de manière incidente de son effet sur les salaires. Il se trouve en effet que la RTT est présentée depuis les années soixante-dix comme un outil de réduction du chômage, face à une montée du chômage de masse. C’est comme cela qu’elle a été présentée en France, mais aussi dans d’autres pays. De la même façon, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des débats ont eu lieu en Allemagne autour de ce sujet.

L’impact théorique de la RTT sur l’emploi dépend en principe de la réaction des salaires horaires et de celle de la productivité. L’intuition selon laquelle une réduction de x % du temps de travail créerait, à niveau de production donnée, x % d’emplois supplémentaires, est a priori erronée. La raison en est simple : les salariés ne veulent pas perdre en salaire mensuel. Pour qu’ils ne perdent pas en salaire mensuel alors qu’ils travaillent moins d’heures, on augmente le salaire horaire : c’est ce que l’on appelle la compensation salariale. Si la compensation salariale est totale, le salaire mensuel ne change pas alors que la durée travaillée a baissé. Cela augmente mécaniquement le coût horaire du travail et impacte la compétitivité des entreprises, à moins qu’il y ait, soit des gains de productivité horaire, soit des aides de l’État réduisant le coût du travail, suffisants pour compenser cette hausse. Sans cela, l’emploi n’augmente pas. Dans certains cas, il risque même de diminuer. Le niveau de production à long terme diminue, car le nombre total d’heures travaillées dans l’économie baisse.

Tels sont les raisonnements théoriques très simples, qui permettent de comprendre les éléments à prendre en compte pour savoir si la RTT a impacté ou non l’emploi.

J’en viens aux premières études qui ont évalué l’impact de la RTT. Elles ont souvent mis en avant le chiffre de 350 000 emplois créés, chiffre d’ailleurs encore parfois cité dans le débat. Ces études ont été menées au début des années 2000 : l’étude de Crépon, Leclair et Roux, publiée en 2004 dans « Économie et statistiques », mais aussi l’étude de Stéphane Jugnot et celle de Vladimir Passeron, qui datent de 2002, et les études de la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), laquelle avait beaucoup travaillé sur le sujet et publié une synthèse en 2003.

Pour arriver au chiffre synthétique de 350 000, ces études s’appuyaient sur les entreprises qui étaient passées aux 35 heures, avec les incitations financières dites « Aubry I », entre 1998 et 2000. Elles les comparaient aux entreprises restées à cette époque aux 39 heures. Je dois préciser qu’entre 1998 et 2000, le passage aux 35 heures se faisait de manière volontaire.

Le raisonnement était le suivant : l’emploi dans les entreprises passées aux 35 heures a crû plus vite que l’emploi dans les entreprises restées aux 39 heures. Le surcroît d’emplois total dans l’économie est de 350 000, ce qui représente une augmentation de 6 % sur l’emploi, pour une réduction de 10 % de la durée du travail.

Ces études ont été menées de manière extrêmement sérieuse, mais avec les données dont on disposait alors. On peut également relever plusieurs problèmes méthodologiques, qui sont encore parfois évoqués dans le débat aujourd’hui.

Premier problème : les entreprises passées à l’époque aux 35 heures ont été probablement plus productives ou en plus forte croissance que celles qui étaient restées à 39 heures, tout simplement parce qu’elles avaient choisi de passer aux 35 heures et qu’elles en avaient probablement les moyens. C’est ce que l’on appelle le biais de sélection, ou l’effet de sélection, qui est difficilement corrigeable. En effet, on ne sait pas identifier correctement ces entreprises et les raisons qui ont fait qu’elles avaient pris la décision de passer aux 35 heures, ou les raisons qui ont fait que certaines ne l’avaient pas prise.

Celles qui ont fait ce choix ont certainement des caractéristiques propres qui ont influencé à la fois leur décision de passer aux 35 heures, et leurs performances en matière d’emploi et de croissance. Donc, du fait de leur bonne santé économique, elles auraient de toute façon continué à créer de nombreux emplois, avec ou sans RTT. Mais comme on ne connaît pas les caractéristiques de ces entreprises, on ne peut pas essayer de trouver des entreprises similaires qui, elles, seraient restées à 39 heures.

En fait, dans ces études, on compare des entreprises en réalité peu comparables et on attribue aux 35 heures une évolution de l’emploi sur la période qui s’explique probablement par la différence de nature de ces entreprises. D’où l’impression qu’il y a eu des gains de productivité et des créations d’emploi grâce aux 35 heures.

À ce problème de sélection vient s’ajouter un autre problème : les entreprises passées aux 35 heures, entre 1998 et 2000, ont également bénéficié d’aides financières. Du coup, on peut confondre l’effet « pur » de la réduction du temps de travail avec l’effet de la réduction du coût du travail dû à l’aide. Et l’on ne sait pas à quoi seraient dues les hausses d’emploi observées.

Vous vous souvenez que la loi Aubry I comprenait un dispositif incitatif de baisse des charges sociales, ciblées d’ailleurs sur les bas salaires, pour les entreprises qui s’engageaient à anticiper avant 2000 la réduction du temps de travail. Il s’agissait d’une aide dégressive au cours du temps, sur cinq ans, majorée pour toutes les entreprises qui avaient beaucoup de salariés ouvriers ou plus de 70 % de salariés rémunérés moins de 1,5 fois le SMIC. La condition posée était que les entreprises s’engagent à signer un accord d’entreprise prévoyant de réduire la durée du travail de 10 % et d’augmenter les effectifs de 6 %.

La question est de savoir si la hausse de l’emploi observée, entre ces entreprises passées volontairement aux 35 heures et les autres, est due aux aides financières ou au fait qu’elles ont réduit la durée du travail. Mais il est impossible d’y répondre…

Je vais maintenant vous délivrer un message finalement assez différent, qui s’appuie sur la synthèse d’études économiques qui essaient de pallier les limites des premières études : l’effet de sélection et l’effet de confusion entre plusieurs mesures. Ces nouvelles études, qui ont été réalisées à partir de 2004 pour la France, et dans les années quatre-vingt-dix dans d’autres pays, sont donc plus solides sur le plan méthodologique. Pour autant, elles ne parviennent pas à identifier d’effet significativement positif sur l’emploi des RTT – je vous en donnerai quatre exemples.

Par ailleurs, on sait qu’à long terme, la RTT tend à réduire notre potentiel de richesse. En effet, si elle ne crée pas d’emplois, elle réduit le nombre d’heures travaillées, réduit le niveau de production et donc ce potentiel de richesse.

Enfin, les aides financières accordées aux entreprises passées aux 35 heures pèsent sur le budget de l’État pendant de nombreuses années, et c’est de l’argent que l’on n’investit pas pour faire autre chose. À ce titre, on considère aujourd’hui que la RTT a coûté environ 2 milliards d’euros par an depuis 2002. 50 % des allègements généraux sont probablement dus à cette hausse du coût du travail au niveau du salaire minimum et un peu au-delà – hausse due à la RTT. Certes, le salaire minimum a évolué depuis, mais on conserve une partie de la hausse, qui a provoqué également une croissance des allègements généraux.

Je vous présenterai donc quatre études. La première porte sur l’Allemagne, la deuxième sur le Québec, et les deux suivantes sur la France. De fait, la RTT n’a pas seulement eu lieu en France, mais également dans d’autres pays.

Commençons par la première étude. En Allemagne, des réductions de la durée conventionnelle du travail ont été négociées par les branches professionnelles entre 1980 et 1990. L’objectif de ces accords était d’accroître l’emploi en partageant le travail – objectif principal des RTT à partir des années soixante-dix. Une économiste américaine, Jennifer Hunt, a étudié l’impact de ces RTT en Allemagne, et ses résultats ont été publiés en 1999 dans le Quaterly Journal of Economics, qui est aujourd’hui le journal académique le plus réputé en économie.

En Allemagne, la durée hebdomadaire conventionnelle moyenne dans l’industrie est passée de 40 heures en 1984, à près de 39 heures en 1988, et à 37,7 heures en 1994. Ce sont des réductions substantielles. Les chiffres ne sont pas ronds parce qu’il s’agit de moyennes et que les accords sont négociés branche par branche.

Jennifer Hunt a utilisé le fait que les branches ne sont pas passées toutes au même moment à une baisse du temps de travail, et n’ont pas réduit le temps de travail de la même manière. Elle a pris en compte ces différences de situation, parmi les entreprises qui sont dans des branches qui n’ont pas du tout touché à la durée du temps de travail, et les entreprises qui l’ont baissé, pour une même date. Cette variation de situation permet de construire ce que l’on appelle un « contrefactuel », en se posant la question suivante : qu’est-ce qui se serait passé pour les entreprises si elles n’avaient pas baissé la durée du travail ? Évidemment, Jennifer Hunt a contrôlé la situation économique des entreprises, et choisi des entreprises dans des secteurs d’activités très proches. Elle a exploité pour cela des données d’entreprises très détaillées, sur une longue période, de dix ans.

Elle a trouvé que la durée effective du travail avait en effet décru après les accords de branche, mais que cela n’avait eu aucun effet significatif sur le salaire mensuel. En Allemagne, lorsque l’on a laissé les entreprises négocier la durée conventionnelle du travail avec les syndicats au niveau des branches, elles ont finalement accepté de ne pas réduire les salaires mensuels. Si bien que, dans ces entreprises, le salaire horaire a augmenté. Cela a pesé sur leur compétitivité et les a empêché d’augmenter le niveau de l’emploi. C’est la raison pour laquelle Jennifer Hunt ne trouve aucun effet sur le niveau global de l’emploi, et même un effet négatif sur le niveau de l’emploi masculin.

La deuxième étude porte sur le Québec, dont le cas a été étudié par Mikal Skuterud. Cet économiste qui travaille au Canada a publié en 2007, dans le Journal of Labor Economics, le meilleur journal académique dans le domaine du travail et de l’emploi, les résultats de l’impact sur l’emploi de la RTT qui a eu lieu au Québec.

Entre 1997 et 2000, le Québec a réduit la durée du travail de 44 heures à 40 heures, mais seulement pour les salariés qui travaillaient dans des branches où il n’y avait pas d’accord sur la durée du travail. Il s’agissait souvent de salariés occupant des postes faiblement qualifiés, et donc facilement comparables aux chômeurs. L’une des critiques faites aux 35 heures était en effet qu’en réduisant la durée du travail, on pourrait essayer d’embaucher des chômeurs, mais que ceux-ci ne seraient pas forcément suffisamment qualifiés pour remplacer tout le monde. Or au Québec, les personnes concernées par la RTT étant faiblement qualifiées, on aurait donc pu trouver des personnes pour compléter leur travail parmi le pool des chômeurs.

Contrairement à la France, aucune aide n’était fournie par l’État et il n’y avait aucune obligation de maintenir le salaire mensuel. C’était vraiment de la RTT « pure » : on a réduit la durée du travail et on a laissé les salaires et l’emploi s’ajuster.

Skuterud a comparé les salariés concernés par la RTT au Québec à des salariés identiques juste de l’autre côté de la frontière, en Ontario. De cette manière, il a évité tout problème d’effet de sélection. En effet, les entreprises impactées par la loi au Québec l’ont toutes été et il ne s’agissait pas d’un choix. De la même manière, les entreprises de l’Ontario n’avaient pas le choix : la loi n’avait pas changé pour ce qui les concernait. Il n’y avait pas non plus d’effet de confusion avec une autre mesure. Entre 1997 et 2000, il n’y a eu aucune aide spécifique pour les entreprises qui passaient aux 35 heures.

Cette méthode permet de bien mieux identifier les effets possibles sur l’emploi d’une baisse de la durée du travail, que les méthodes qui avaient été utilisées en France au début des années 2000, pour des raisons que j’ai expliquées précédemment.

En faisant cette comparaison entre les salariés de part et d’autre de la frontière, entre le Québec et l’Ontario, Skuterud a observé une forte baisse des heures travaillées au Québec, ce qui était effectivement l’objectif de la baisse de la durée légale, impactée sur le terrain par une baisse des heures effectives, mais il n’y a eu aucune hausse du nombre des travailleurs concernés au Québec par rapport aux travailleurs équivalents en Ontario. Il a observé en revanche une hausse du salaire horaire pour les salariés québécois. Cette compensation salariale explique sans doute que la RTT n’ait pas eu d’effet sur l’emploi.

Il est intéressant de constater que, comme en Allemagne, personne n’avait obligé les entreprises ou les branches à accorder de compensations salariales. Mais le fait est que, dans les deux cas, les entreprises et les branches ont accordé des compensations salariales, probablement parce qu’elles ne voulaient pas ou hésitaient fortement à baisser le salaire mensuel des salariés pour éviter la démotivation des salariés et pour des raisons sociales. Il est en effet extrêmement difficile de proposer des mesures de baisses de salaires.

La troisième de ces études, qui porte sur la France de 1982, a été réalisée par Bruno Crépon et Francis Kramarz, des chercheurs français qui travaillent au Centre de recherches en économie statistique (CREST), le laboratoire de recherches de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE). Elle a été publiée dans le Journal of political Economy en 2002.

Crépon et Kramarz ont exploité l’Enquête emploi pour évaluer l’impact du passage de la durée légale de 40 heures à 39 heures, instauré en février 1982. Pour les salariés payés au SMIC, le salaire horaire fut modifié afin de garantir le même salaire mensuel malgré la baisse d’une heure de travail dans le mois. Il y a donc eu une hausse du salaire horaire et du coût du travail au niveau du SMIC. En pratique, la compensation salariale a été totale pour 90 % des salariés.

L’étude compare alors la probabilité de perdre son emploi (ce que l’on appelle le taux de perte d’emploi) des salariés travaillant de 36 à 39 heures avant 1982 et qui n’ont donc pas été concernés par la baisse de la durée du travail (qui forment le groupe de contrôle) à des salariés qui ont été impactés parce qu’ils travaillaient 40 heures en 1982 (qui forment le groupe traité).

Ces deux chercheurs ont trouvé que les salariés traités, impactés par la RTT en 1982, ont perdu plus facilement leur travail que ceux dont la durée du travail était déjà inférieure avant 1982 : 6,2 % des salariés travaillant 40 heures en 1981 avaient perdu leur emploi en 1982 ; et seulement 3,2 % de ceux qui travaillaient 39 heures ou moins en 1981 n’avaient plus d’emploi en 1982.

Enfin, la dernière étude ont je voudrais vous parler porte sur la France entre 1998 et 2002 – avec le passage aux 35 heures. J’ai cité précédemment les premières études qui avaient été publiées en 2002 et 2004 sur ce sujet. Celle-ci a été publiée en 2009 dans le Journal of Labor Economics, par deux chercheurs français Matthieu Chemin et Etienne Wasmer – ce dernier étant chercheur à Sciences-Po.

Ces auteurs s’appuient sur une méthodologie très intéressante et originale, qui permet d’éviter les effets de sélection des entreprises. Comme ils prennent en référence la période 1998-2002, les entreprises qu’ils comparent n’étaient pas toutes volontaires pour réduire la durée du travail. Mais surtout, ils comparent des entreprises d’Alsace-Moselle, où la RTT a été moindre, à d’autres régions situées à proximité. L’Alsace-Moselle avait en effet une réglementation spécifique des jours de congé (le jour de la Saint-Étienne et le Vendredi Saint). Ces deux jours ayant été intégrés dans la RTT, la baisse du temps de travail a été plus faible pour les salariés alsaciens et les mosellans que pour les autres salariés concernés.

Matthieu Chemin et Etienne Wasmer ont étudié l’emploi dans l’ensemble des entreprises en Alsace-Moselle et dans l’ensemble des entreprises des départements situés autour, et donc dans une situation économique très proche. Ils ont contrôlé la situation économique des entreprises et de ces régions, pour s’assurer qu’il n’y avait pas de différence, sur la même période, en matière de croissance, et ont mesuré l’emploi des deux côtés de la « frontière ».

L’intéressant dans cette méthode tient au fait qu’ils comparent des entreprises ayant a priori la même situation économique, dans le même cadre législatif, qui bénéficiaient potentiellement des mêmes aides et des mêmes allègements, avec une seule différence : d’un côté, la baisse de la durée du temps de travail était plus importante que de l’autre. Il n’y a pas d’effet de sélection, puisque les entreprises qui sont en Alsace Moselle et celles qui sont de l’autre côté de la frontière ne changent pas de zone.

En appliquant cette méthode, ils n’ont constaté aucune augmentation significative de l’emploi dans les entreprises ayant le plus réduit la durée du travail par rapport aux autres, c’est-à-dire à celles d’Alsace-Moselle. Cela signifie que les entreprises n’ont probablement pas réussi à « éponger » totalement le coût des 35 heures : soit que le gel de salaires qu’elles ont souvent négocié dans leurs accords n’a pas été suffisant ; soit que, malgré les réorganisations de leur production, elles n’ont pas fait des gains de productivité suffisants pour compenser la hausse induite du salaire horaire ; soit que les allègements de charges sociale concédés à l’occasion de la RTT n’ont pas été eux-mêmes suffisants pour compenser la hausse en question.

Ces quatre études montrent que, d’une manière générale, il ne faut pas attendre beaucoup, en matière d’emploi, de changements dans la réglementation de la durée légale du travail. Mais on le savait avant les expériences des années soixante-dix, notamment grâce à l’étude de phénomènes de grande ampleur comme ceux qui se sont produits en 1938, avec l’instauration du Fair Labour Standards Act (FLSA).

En 1938, le FLSA a instauré une durée hebdomadaire du travail de 40 heures aux États-Unis et porté à 50 % la prime pour les heures supplémentaires. C’était un très fort changement de la réglementation sur la durée du travail, le seuil et le coût des heures supplémentaires. Or Dora Costa (en 2000) et Stephen Trejo (en 2003) ont démontré que les employeurs ont réagi à ce changement en négociant avec les salariés une baisse du salaire de base mais avec davantage d’heures supplémentaires. Les heures travaillées restaient les mêmes ainsi que la rémunération totale.

Ce qui s’est passé aux Etats-Unis est d’ailleurs très proche de ce que l’on a observé en France avec la loi TEPA, en 2007, qui avait incité à travailler plus en gagnant plus grâce à une majoration et une défiscalisation des heures supplémentaires…

M. Jean-Pierre Gorges. Et une baisse des cotisations de charges sociales…

M. Stéphane Carcillo. Avec Pierre Cahuc, nous avons étudié l’impact de cette mesure sur la durée effectivement travaillée. Nous avons publié cet article en début d’année, dans le Journal of Labor Economics, où nous montrons que cette loi n’a eu aucun effet significatif sur les heures effectivement travaillées, parce qu’il y a optimisation : les entreprises ont modifié le « package » versé à leurs salariés, en recyclant en heures supplémentaires officielles des heures qui étaient déjà travaillées. Tout le monde était d’accord, puisque les salariés bénéficiaient d’un avantage fiscal. Cela permettait aux entreprises de donner un petit avantage aux salariés et peut-être même d’y gagner.

Au final, on n’observe aucune augmentation des heures travaillées sur la période, en appliquant une méthode avec un groupe traité et un groupe de contrôle, un peu comme je vous l’avais présenté précédemment.

Quelles sont les raisons de cette difficulté de la réglementation du temps de travail à impacter l’emploi et la quantité de travail ?

Tout d’abord, les salaires sont négociés entre salariés et employeurs ; ce sont des packages « durée/salaire », qui dépendent avant tout de la productivité de chacun. Lorsqu’il n’y a pas d’augmentation de la productivité, il est très difficile de modifier de manière notable ces packages. Et quand on change la réglementation, ces packages s’ajustent et, au final, ils reflètent toujours la productivité du salarié.

Par ailleurs, la durée effective du travail est difficilement observable ou contrôlable, notamment dès lors que les employeurs et les employés sont d’accord pour déclarer un certain nombre total d’heures travaillées sur le mois. Dans quelques professions, les horaires sont strictement observés, notamment dans les ateliers où l’on pointe de manière assez précise, avec des horaires et des équipes qui tournent. En dehors de tels cas, la plupart des salariés ont des horaires assez flexibles et difficiles à contrôler. Il est donc facile de les déclarer de la manière qui arrange les salariés et les employeurs à un moment donné.

En guise de conclusion : les résultats que je viens de vous donner ne constituent pas mon opinion personnelle. C’est une synthèse des recherches disponibles sur ce sujet depuis de nombreuses années, qui essaie de faire la part des choses entre les articles qui ont une méthodologie fragile, et les articles qui ont une méthodologie plus solide, pour tenter d’identifier un effet causal, ou une interprétation causale des liens entre la RTT, l’emploi et les salaires.

Si l’on s’appuie sur ces études, on constate que, d’une manière générale, il ne faut pas attendre beaucoup, en matière d’emploi et de chômage, de changements de la réglementation qui concernent le temps de travail ou les heures supplémentaires. Je dirais que la RTT n’est pas d’abord une politique de lutte contre le chômage. C’est une politique sociétale. C’est un choix politique, qui peut se défendre pour diverses raisons, mais il me semble fragile de mettre en avant les effets de la réduction de la durée du travail en matière d’emploi. En effet, toute RTT qui a pour contrepartie une compensation salariale a peu de n’avoir un effet sur l’emploi, voire plutôt un effet négatif pour certains salariés si la baisse de la compétitivité est importante.

Le revers de cette conclusion, c’est qu’il ne faut pas non plus attendre beaucoup de la possible remise en cause des 35 heures, à moins qu’elle n’entraîne une baisse du coût du travail horaire, ce qui signifie une baisse du salaire horaire. Il faudrait alors que les salariés acceptent de travailler plus pour le même salaire. Comment l’obtenir ? Politiquement, il est difficile d’adopter une loi qui aille dans ce sens. Socialement, il est difficile, pour les salariés, d’accepter une telle situation.

Cela dit, la réglementation française est aujourd’hui complexe, et sans doute coûteuse et contraignante pour certains secteurs d’activité – avec une grande hétérogénéité dans les arrangements. Elle est également coûteuse et contraignante dans la fonction publique, notamment dans la fonction publique hospitalière, dont les coûts d’organisation sont particulièrement lourds – travail de nuit et horaires compliqués. Et pourtant, de nombreux assouplissements de la réglementation des 35 heures ont eu lieu au fil des ans. C’est ainsi qu’en 2003, le contingent légal (d’heures supplémentaires) a été augmenté et qu’en 2008, les entreprises ont eu la capacité de négocier ce contingent à leur niveau.

En dernier lieu, il me semble que si on laissait les entreprises négocier le seuil de déclenchement des heures supplémentaires et si on revenait sur le fait d’appliquer à toutes les entreprises la même toise des 35 heures, le système ne s’en trouverait pas simplifié pour autant. Cela apporterait davantage de flexibilité à certains secteurs qui en ont besoin, mais il n’est pas certain que toutes les entreprises s’engagent dans de telles négociations : elles ne voudront pas réduire le salaire horaire des salariés ; elles ont précédemment obtenu des avantages en compensation. Il n’est donc pas certain que cela donne lieu à une large remise en cause des accords actuels.

M. le président Thierry Benoit. Merci pour la qualité de votre exposé, le contenu de vos propos et la tonalité de votre intervention.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. J’aimerais revenir sur une des phrases de votre conclusion, lorsque vous avez précisé que les résultats que vous veniez de nous donner ne constituaient pas votre opinion. Mais nous partons tous d’un point de vue et nous finissons par interpréter à notre façon les résultats ou les chiffres dont d’autres économistes pourraient tirer des conclusions différentes.

J’observe par ailleurs que vous avez analysé l’impact des 35 heures sur la création d’emplois. C’était évidemment un des objectifs de la RTT. Mais il y en avait d’autres : améliorer la rémunération des salariés ; limiter le nombre de licenciements potentiels ; gagner du temps libre. Et on pourrait y ajouter : un meilleur partage des gains de productivité ou de la valeur ajoutée. Selon vous, la seule possibilité pour créer des emplois en diminuant le temps de travail est de baisser les salaires. Mais je rappelle que le salaire n’est pas le seul coût du travail et que, par exemple, dans les plus grosses entreprises, la rémunération des actionnaires en est un. Je rappelle aussi que les salariés français sont toujours classés parmi les plus productifs du monde. Cela justifie le versement de cotisations sociales. S’ils sont parmi les plus productifs, c’est sans doute parce qu’ils bénéficient d’un système de formation suffisamment performant pour que l’entreprise les mobilisent efficacement.

De la même façon, on ne peut pas limiter la réforme des 35 heures à la baisse de la durée légale du travail. C’est aussi bien autre chose : des aides de l’État, des baisses de cotisations sociales ; de la modération salariale, de la négociation et une réorganisation du travail. Dans les plus grandes entreprises du secteur industriel, on a pu utiliser les machines sur des durées plus longues, ce qui s’est traduit par des gains de productivité.

Ces observations faites, je vous poserai une question. Vous avez conclu votre propos sur la nécessité de baisser le salaire horaire si l’on voulait que la RTT crée vraiment des emplois. Que pensez-vous de l’opportunité de conserver un horaire légal, du SMIC et des baisses de cotisation ? À la limite, on pourrait imaginer de baisser ces dernières de façon beaucoup plus drastique, voire de les supprimer ! Comme les emplois ne coûteraient pas cher, on pourrait en créer beaucoup, notamment dans les services… Par ailleurs, dans les exemples que vous avez donnés, 75 % des femmes sont à temps partiel au Danemark, et 45 % en Allemagne.

Enfin, selon les chiffres d’Eurostat dont je dispose, qui ne datent peut-être pas de la même période que les vôtres, la durée hebdomadaire de travail effectif était, en 2008, en France, de 36,7 heures. L’Allemagne était un peu en dessous, aux alentours de 36 heures, les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark et la Suède étant les pays européens dont la durée hebdomadaire effective était la plus basse. Ceux dont la durée effective était la plus élevée étaient l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce, pays contre lesquels je n’ai rien mais qui ne sont pas parmi les plus compétitifs. De même, sur la durée annuelle du travail, la France se situait dans la fourchette basse, à proximité de l’Allemagne. Et ceux dont la durée annuelle du travail était la plus élevée en Europe étaient encore une fois l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce.

M. Jean-Pierre Gorges. Merci pour votre présentation, qui a été très claire. J’ai essayé de croiser celle-ci avec les travaux que j’ai pu faire sur le sujet, et je pense que nous sommes plutôt en phase.

On s’aperçoit aujourd’hui qu’après le passage officiel aux 35 heures, 9,4 millions de personnes sont restées à 39 heures et qu’elles touchent aujourd’hui 4 heures supplémentaires. On l’avait un peu oublié, et en mettant en place l’article 1er de la loi TEPA, 4,5 milliards ont été posés sur la table sans créer d’heures supplémentaires réellement « supplémentaires ».

Mais j’observe que vous avez laissé de côté un des aspects de la question. Les grandes entreprises se sont installées dans les 35 heures à la suite d’une double négociation : le fait de garder des salariés travaillant 35 heures en les payant 39 s’est traduit par une compensation et une exonération de charges sociales ; elles ont par ailleurs obtenu de traiter le nombre d’heures travaillées sur l’année. Ces entreprises sont passées facilement aux 35 heures parce qu’elles avaient une certaine saisonnalité, et en organisant le travail sur toute l’année, elles ont pu absorber les 35 heures. Je tiens d’ailleurs à souligner le fait que nous payons en effet chaque année pratiquement 12 milliards, alors qu’en quinze ans, les entreprises ont eu le temps de s’organiser. La facture est lourde, lorsque l’on a un déficit de 60-70 milliards d’euros par an.

J’observe par ailleurs que la comparaison que vous avez faite par rapport à 1982 est sujette à caution. Vous avez comparé des échantillons de personnes qui sont passées de 40 à 39 heures, à des échantillons de personnes qui étaient à 36 heures, et vous avez dit que la précarité était plus forte pour ceux qui étaient passés de 40 à 39 heures. Il me semble que si certains travaillaient 40 heures et d’autres 36, la représentativité des échantillons retenus pose question.

Je suis d’accord avec vous sur le fait que la RTT a entraîné une transformation sociologique du pays. Mais si le fait de passer de 40 à 39 heures permettait d’améliorer le travail en France, si le fait de passer de 39 à 35 heures l’améliorait encore, pourquoi ne pas passer à 32 heures travaillées sur quatre jours, ainsi que le demandent certains ? En fait, tout cela est un jeu à sommes nulles. D’ailleurs, depuis que l’on est passé de 40 à 39 heures, le chômage augmente inexorablement. Je pense donc que votre démonstration est bien menée.

Ensuite, ne pensez-vous pas que l’on essaie d’appliquer des règles strictes à des populations différentes ? Lorsque j’étais informaticien, je pense que je travaillais 70 heures par semaine sans que cela ne me gêne. Mais peut-être que pour un enseignant, 24 heures, c’est déjà beaucoup. Un enseignant au conservatoire de musique travaille 16 heures par semaine et au-delà, il entre dans un cycle d’heures supplémentaires. Cela ne me choque pas. La situation est sans doute différente aussi pour un chirurgien, un pilote d’avion ou un chauffeur de poids lourds, etc.

Avec notre collègue député Jean Mallot, nous étions arrivés dans le cadre de travaux réalisés par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale, à la conclusion que c’est aux syndicats et aux partenaires sociaux de se mettre autour de la table pour dire que, par exemple, dans la fonction publique hospitalière, une infirmière touchera des heures supplémentaires au-delà de 32 heures, mais que dans tel ou tel autre métier, il en ira autrement. Certains métiers sont plus ou moins difficiles que d’autres. Il faut le reconnaître et redevenir raisonnables.

Enfin, le pays cherche un peu d’argent. Ne faudrait-il pas que tous ceux qui ont bénéficié d’exonérations de charges sociales pour compenser les 35 heures payées 39 se remettent autour de la table ? Les 35 heures ont été absorbées, et il est temps de discuter sérieusement. Le phénomène de saisonnalité a été une grosse supercherie. Ne pourrait-on pas réintégrer ces 12 milliards, éventuellement de façon progressive ? Ne pourrait-on pas, au cours d’une discussion globale, supprimer cette limite des 35 heures pour tous les Français ?

M. Gérard Sebaoun. Je partage l’idée que les 35 heures ont eu un effet sociétal tout à fait considérable. J’estime par ailleurs qu’elles ont entraîné une réorganisation positive, aussi bien des entreprises que de l’État et de la fonction publique hospitalière. Vous dites que cette réforme s’est faite à sommes nulles en termes d’emplois. J’observe que ce n’est pas vrai pour la fonction hospitalière, et heureusement. D’ailleurs, dans votre conclusion, vous dites qu’a priori, et majoritairement, les entreprises – comme les salariés – ne souhaitent pas revenir sur des accords acquis parfois difficilement.

Par ailleurs, vous avez dit dans votre conclusion que le fait de laisser les entreprises négocier avec les représentants des salariés les seuils de déclenchement des heures supplémentaires pourrait sans doute aider davantage encore certains secteurs à s’adapter aux contraintes extérieures. En disant cela, rejoignez-vous le MEDEF qui préconise de lever la contrainte des 35 heures, mais en travaillant plus pour ne plus avoir à payer les premières heures supplémentaires ? À moins que vous ne penchiez pour le point de vue de M. Gorges qui suggère que, dans certains métiers, on paie des heures supplémentaires à partir de trente heures, par exemple, mais dans d’autres, par exemple, on ne le fasse qu’à partir de 39 heures ?

Enfin, la CFDT nous a dit que les 35 heures avaient surtout permis
– notamment dans la grande distribution – de « déprécariser » de nombreux emplois. C’est tout de même un avantage significatif à mettre au crédit des 35 heures.

M. le président Thierry Benoit. Si je vous ai bien compris, monsieur Carcillo, il se forme, sur le terrain, un accord tacite entre l’employeur et ses collaborateurs, entre le volume de travail disponible pour l’entreprise et le volume de rémunération disponible pour les salariés.

En tant que législateurs, nous sommes interpellés par le coût de ces dispositions de réduction du temps de travail pour les finances. Je le situe sur deux plans : l’application de la RTT dans les services publics, d’une manière générale, que le Centre d’analyse stratégique estime à 10 ou 12 milliards ; et les allègements de charges sociales qui sont venus compenser les hausses induites par la RTT, qui représentent aussi un coût, que l’on évalue autour de 20 milliards.

M. Jean-Pierre Gorges. Non : aujourd’hui, il est de 12 milliards.

M. le président Thierry Benoit. Dans son rapport, l’Institut Montaigne l’évalue à 20 milliards. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler.

J’ai retenu de votre propos, Monsieur Carcillo, que vouloir partager le gâteau pour donner un peu de travail à tout le monde est finalement une « fausse bonne idée ». Mais ne pourrait-on pas, pour donner plus de souplesse au système, encourager les accords dits de branche, et le dialogue social territorial ? En effet, selon que l’on travaille dans un abattoir, que l’on est informaticien dans l’aéronautique, que l’on travaille dans l’éducation nationale ou la fonction publique hospitalière, ce n’est pas la même chose. J’aurais voulu connaître votre avis sur ce point. Sans agiter le chiffon rouge des 35 heures, ne pourrait-on pas au moins réorienter le consensus autour de cette question du temps de travail ?

Par ailleurs, est-il pertinent de subventionner le coût du travail comme on le fait aujourd’hui, à partir du moment où l’on permet à l’employeur de discuter avec ses collaborateurs, dans le prolongement de l’accord national interprofessionnel (ANI) que l’UDI a voté ? Et je ne veux même pas faire le parallèle avec l’instauration d’une TVA sociale, c’est-à-dire d’une véritable taxe sur la consommation, qui permettrait de transférer sur une autre assiette des charges qui pèsent sur le coût de la production, et notamment la production industrielle.

M. Stéphane Carcillo. Madame la rapporteure, il est évident que lorsque l’on parle, on a toujours un point de vue, une opinion. Ce que je voulais dire, et je me suis certainement mal exprimé, c’est que ce ne sont pas mes données ni mes analyses que je vous ai présentées, mais celles de chercheurs qui ont travaillé et publié dans les meilleures revues académiques mondiales sur le sujet.

Je me suis appuyé sur le processus de validation scientifique de ces études, qui n’est pas le même lorsque l’on publie dans une revue locale ou que l’on publie dans une revue internationale. Il faut savoir qu’il y a des processus de revue par les pairs, anonymes et extrêmement stricts. Les résultats sont « challengés » à de très nombreux niveaux, et l’on demande même aux chercheurs de mettre à disposition leurs données pour pouvoir répliquer ou contester ces résultats. C’est sur ce processus que je me suis fondé pour sélectionner les travaux que je vous ai présentés, et je n’ai sélectionné des résultats que parmi ceux qui ont été publiés dans les meilleures revues au monde, ce qui est un gage d’extrême qualité.

Ensuite, Madame la rapporteure, vous m’avez demandé s’il était nécessaire d’avoir une durée légale du travail, un SMIC, etc. Ces questions me semblent en dehors du propos. On a besoin d’un certain nombre de réglementations pour limiter les abus. Le SMIC en fait partie, tout comme la durée légale. La question est de savoir à quel niveau on le place et comment on fait en sorte qu’il soit compatible avec la productivité de notre pays, certains des emplois salariés étant par ailleurs économiquement très fragiles.

Vous avez cité le cas de l’Italie, de la Grèce et de l’Espagne qui travaillent beaucoup, et le cas de la France et de l’Allemagne qui travaillent beaucoup moins. C’est bien la preuve que la durée légale du travail, ou même la durée effective du travail, est assez peu liée au chômage et à l’emploi. D’où mon propos : il ne faut pas attendre beaucoup des changements de ces durées observées de l’emploi.

Plusieurs d’entre vous ont dénoncé le fait que l’on applique les 35 heures à tous, bien qu’elles ne soient pas adaptées à certaines professions et à certains métiers. Mais la réglementation n’est pas aussi contraignante qu’on le pense pour certaines catégories de salariés et d’entreprises : d’abord, parce que pour les salariés cadres qui sont au forfait, les heures ne sont pas comptées ; ensuite parce que, pour les salariés restés à 39 heures, il est possible de faire 4 heures supplémentaires de manière structurelle – comme certains l’ont remarqué.

La question qui se pose est celle de l’adaptation et du package. Le jour où vous devez appliquer le passage aux 35 heures, cela vous paraît contraignant, surtout avec les gens avec lesquels vous avez conclu un contrat de travail. Mais au fil des années, les gens partent, démissionnent, sont licenciés. Les contrats sont renégociés avec d’autres. Vous prenez en compte la productivité et le salaire. S’il faut 39 heures pour rentabiliser l’emploi du salarié, vous ajustez le package avec 4 heures supplémentaires. Il y a certainement beaucoup de gens, dans notre entourage, qui ne savent même pas qu’ils sont en réalité à 39 heures et qu’ils font quatre heures supplémentaires. Car ce package perdure.

M. Sebaoun s’est demandé si la renégociation des 35 heures pourrait aider certains secteurs. Faut-il aller jusque-là ? Ce que j’ai dit, c’est qu’en France, les secteurs d’activité étaient très différemment contraints par la réglementation du temps de travail. Il se trouve en effet que dans certains secteurs, il y a du travail de nuit, que les accords d’entreprise ou de branche sont appliqués avec plus ou moins de rigueur, que la concurrence internationale est plus ou moins forte suivant les secteurs, etc. J’ai ajouté que le fait d’autoriser les entreprises à redéfinir le seuil de déclenchement des heures supplémentaires pourrait aider certaines entreprises à desserrer certaines formes de contraintes dans certains secteurs. Mais vous dire combien, et lesquels, je ne sais pas. Aujourd’hui, on ne peut pas prévoir avec certitude ce que feraient les entreprises si on les laissait renégocier et décider elles-mêmes du seuil des heures supplémentaires. Et la raison de cette incertitude est que celles-ci se sont déjà arrangées – heures supplémentaires structurelles, packages, annualisation. Tout cela a fini par refléter leur productivité au fil des années. Donc, je ne sais pas si les gens se précipiteraient en cas de réouverture des négociations. Tel était mon propos.

Le dernier point sur lequel je voudrais revenir, monsieur le président, est celui des contreparties. Je pense notamment à l’importance des aides qui ont été accordées aux entreprises au moment du passage aux 35 heures. Le coût des allègements pèse lourd sur la collectivité : entre 10 et 15 milliards par an. C’est une somme considérable, quand on sait que le budget de l’emploi est d’environ 10 milliards par an. Il serait nécessaire d’en discuter régulièrement.

Maintenant, il me semble que les allègements sont ciblés sur les bas salaires. Les études les plus solides dont on dispose aujourd’hui montrent que l’emploi est très sensible à son coût, au niveau du salaire minimum et très légèrement au-dessus. Il faut donc être très vigilant si on décide de remettre en cause les allègements généraux. L’élasticité de l’emploi à son coût est très forte à ce niveau de salaire.

Si on décidait de le faire, il faudrait s’assurer que la durée du travail monte parmi ces salariés, et donc que la productivité augmente. Et encore faudrait-il le faire progressivement. Remettre dès aujourd’hui en cause les allègements généraux et le coût du SMIC, qui a par ailleurs beaucoup progressé, en mettant en avant que les entreprises ont maintenant absorbé les 35 heures, serait à mon avis très dangereux pour l’emploi. En outre, cela impacterait les salariés les plus fragiles, rémunérés au niveau du salaire minimum – souvent des personnes jeunes, et des personnes moins qualifiées. Il faut dont être très attentifs.

M. Thierry Benoit. Monsieur Carcillo, je vous remercie pour la qualité de votre propos et les éclairages que vous avez pu apporter à la Commission.

Audition de M. Franck Morel, avocat, ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand, ministre du travail

(Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014)

Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Franck Morel, vous êtes avocat, ancien inspecteur du travail, et ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand lorsqu’il était ministre du travail. Vous avez été l'un des artisans de la réduction législative du temps de travail dans les services du ministère du travail, puis l’un des collaborateurs du ministre qui en a assoupli l'application réglementaire. Nous souhaitons aujourd’hui que vous nous fassiez partager votre analyse des résultats de ces politiques, et que vous nous donniez votre sentiment sur la possibilité d’agir sur l’emploi grâce à elles dans les conditions économiques actuelles.

En vertu de l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment devant les commissions d’enquête, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent jurer de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Veuillez donc lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Franck Morel prête serment.)

M. Franck Morel, avocat, ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand, ministre du travail. La question du temps de travail est fondatrice pour le droit du travail. La première loi du travail, celle du 22 mars 1841, qui visait à limiter le temps de travail pour les enfants a été suivie d’une série de textes ayant pour objectif de préserver la santé au travail des femmes et des mineurs en établissant des durées maximales de travail.

Dans un premier temps, la régulation du temps de travail a donc été exclusivement protectrice. Dans un second temps, elle a, d’une part, permis d’organiser la vie de l’entreprise et la vie personnelle des travailleurs, et, d’autre part, servi de curseur économique pour mesurer la durée du travail et calculer sa rémunération.

La norme « temps de travail » a en conséquence permis d’assumer progressivement trois fonctions essentielles : protéger, organiser, rétribuer. Au fur et à mesure de cette évolution, le débat sur le temps de travail est évidemment devenu plus complexe, et les sources de droit se sont diversifiées. La « protection » a d’abord été organisée par la loi avant que la source conventionnelle ne joue un rôle de plus en plus grand quand le temps de travail a servi à « organiser » et à « rétribuer ». Plus récemment, le droit européen a également édicté des normes, notamment en ce qui concerne la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Cet enchevêtrement de sources rend parfois complexe la lecture des règles applicables.

Le « temps de travail » constitue le domaine privilégié de la négociation collective. C’est dans ce domaine qu’apparaissent en 1982 les accords dérogatoires qui peuvent être moins favorables que la loi. La négociation collective devient alors le point de fixation d’un compromis sur le bon niveau de régulation dans l’entreprise. Depuis cette époque, sa sphère d’action n’a fait que s’accroître. Alors que l’on comptait deux mille accords d’entreprise par an au début des années 1980, environ dix mille étaient signés tous les ans dans les années 1990, et nous en enregistrons, depuis cinq à six ans, environ trente-cinq à quarante mille annuellement, dont un quart porte sur le temps de travail. La négociation collective occupe donc une place croissante, en particulier au niveau de l’entreprise, et les lois successives lui ont attribué un rôle de plus en plus grand dans l’organisation du travail.

En matière de temps de travail, il faut distinguer le quantitatif du qualitatif.

L’approche qualitative nous amène à nous interroger sur l’efficacité des outils qui donnent la capacité à l’entreprise d’organiser son activité. Les règles relatives à l’organisation du temps du travail ont longtemps fait l’objet d’un empilement dans une logique de réponses successives aux problèmes nouveaux. Cette pratique, en partie choisie par les lois Aubry, mène à une perpétuelle fuite en avant car le décalage est constant entre les besoins nouveaux et les outils existants. Au contraire, si ces derniers sont souples et malléables, comme cela est prévu dans la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, ils permettent aux acteurs de s’organiser efficacement et de s’adapter en permanence, car ils renvoient largement aux négociateurs le soin de trouver un point d’équilibre. Il existe ainsi désormais un système unifié d’aménagement du temps de travail avec très peu de clauses obligatoires alors que l’on pourrait vite tomber dans la caricature en décrivant la législation antérieure. La Cour de cassation avait par exemple jugé à juste titre que l’obligation de prévoir un programme indicatif en matière de modulation du temps de travail au niveau de l’entreprise mais aussi de la branche remettait en cause la modulation elle-même. Autre exemple : les salariés à temps partiel ne pouvaient pas profiter des jours de RTT créés par la loi Aubry II uniquement pour ceux qui effectuaient un temps plein.

Aujourd’hui, les outils performants existent bien, même s’il est vrai que certains, comme le forfait jours qui a donné lieu à un véritable feuilleton, mériteraient davantage de commentaires.

La principale question posée est cependant relative au bon niveau d’intervention : l’entreprise, la branche ou la négociation directe. J’estime, pour ma part, que le niveau de l’entreprise doit être privilégié. À côté d’outils qui ne peuvent être mis en place que par la négociation collective, il faut que les entreprises dans laquelle elle n’est pas possible disposent d’un kit permettant d’organiser le temps de travail.

L’approche quantitative consiste à fixer une référence pour la durée de travail, et des règles relatives à son dépassement qui se traduisent en termes de rétribution. Elle pose d’abord une question politique : la durée du temps de travail en France est-elle suffisante ? Pour y répondre, il est possible de se pencher sur les indicateurs qui nous permettent de nous comparer à nos voisins européens. Les données de l’INSEE, d’Eurostat et de la DARÉS montrent que la durée de travail hebdomadaire des salariés à temps plein est dans notre pays inférieure d’environ une heure à celle de nos voisins allemands et espagnols, qui correspond à la moyenne européenne. Ce constat ne concerne que les salariés à temps plein : il exclut les salariés à temps partiel et les travailleurs indépendants. Si le temps travaillé en France n’est pas suffisant, il faut alors trouver les leviers qui permettent d’augmenter réellement la durée du travail, car, comme l’avait constaté le sociologue Michel Crozier, « on ne change pas la société par décret ».

Une question se pose ensuite concernant la relation entre l’accord collectif et le contrat de travail. Que faire si le salarié refuse une modification de son contrat de travail issue d’une réduction conventionnelle du temps de travail ? La loi Aubry II avait abordé le problème mais la question qui était restée en suspens avait donné lieu à un débat jurisprudentiel. La loi dite « Warsmann » du 23 mars 2012 a finalement sécurisé la situation en contredisant l’arrêt du 28 septembre 2010 de la Cour de cassation selon lequel : « L’instauration d’une modulation du temps de travail constitue une modification du contrat de travail qui requiert l’accord exprès du salarié ». Le sujet était d’autant plus complexe que la France, influencée par le modèle allemand, s’interrogeait sur l’introduction d’une souplesse de la régulation du temps de travail et de sa rémunération à la hausse ou à la baisse. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi a ainsi créé les accords de maintien de l’emploi qui, durant deux ans, peuvent modifier la durée de travail et la rémunération, et qui règlent la question du refus du salarié, pour les entreprises en difficulté.

Enfin, il persiste un problème concernant le tissu conventionnel. Selon un certain nombre d’acteurs, les lois Aubry et les trente-cinq heures sont trop complexes. Ceux-là estiment qu’il est difficile de s’organiser et de faire évoluer les dispositifs prévus. Le plus souvent le problème provient de la difficulté à faire vivre le tissu conventionnel. Dans mes fonctions actuelles, quand je conseille de négocier un avenant, je constate souvent que mes interlocuteurs craignent d’ouvrir la boite de Pandore et de revenir à un débat qui a été pour eux difficile. Ce réflexe se rencontre moins fréquemment dans la génération renouvelée des DRH qui n’ont pas connu la négociation des accords postérieurs aux lois Aubry. Ce constat me conduit à distinguer la question de la complexité de celle de la sécurité. Il est possible de vivre avec de la complexité, mais il est difficile de vivre dans l’insécurité. L’édifice juridique gagne à la simplicité, mais il a avant tout besoin de règles sûres et stables.

M. Jean-Frédéric Poisson. Vous avez à juste titre posé la question de principe qui est au cœur de nos travaux : les Français travaillent-ils suffisamment dans l’année ?

Si le nombre d’heures travaillées annuellement par l’ensemble de nos concitoyens est suffisant pour nourrir le projet de société qui est le nôtre, nous n’avons plus de sujet – mise à part la question de l’ajustement des accords collectifs sur la mise en place des trente-cinq heures. Si, au contraire, la réponse est négative, notre commission d’enquête a du sens. En tout état de cause, elle ferait avancer le débat public si elle s’entendait sur la méthode permettant de répondre à cette question.

La décision du Conseil constitutionnel du 13 juin 2013 sur la loi relative à la sécurisation de l’emploi transforme en principe quasi-constitutionnel le respect d’un délai suffisant laissé aux partenaires sociaux pour modifier de façon importante le droit du travail. Sous réserve de respecter cette condition, cette jurisprudence constitutionnelle ne nous ouvre-t-elle pas de nouvelles perspectives pour modifier la loi sur la durée hebdomadaire du temps de travail ?

M. Jean-Pierre Gorges. Le débat relatif au temps de travail a une dimension économique et une dimension sociologique. En matière économique, le sujet est largement traité, et un certain consensus se fait jour. Sur le plan sociologique, il n’est pas illégitime de se demander si la semaine de travail de quatre jours peut transformer le pays, et si l’on veut le faire vivre autrement. Il reste qu’il faut séparer ces problématiques.

En période de croissance, j’ai voté l’article 1er de la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, dite « loi TEPA », mais je reconnais aujourd’hui qu’il n’a pas servi à créer des heures supplémentaires ailleurs que dans la fonction publique, et qu’il a en quelque sorte assorti les trente-cinq heures d’une prime exceptionnelle. En combinant ce dispositif avec l’article 18 de la loi du 20 août 2008 qui facilite le recours aux heures supplémentaires, nous avons paradoxalement fortement renforcé les trente-cinq heures. Les neuf millions quatre cent mille personnes qui n’avaient jamais cessé de travailler trente-neuf heures ont alors perçu une rémunération supplémentaire défiscalisée pour les quatre heures effectuées au-delà des trente-cinq heures. Alors que notre programme consistait à supprimer les trente-cinq heures, nous avons fait tout le contraire.

Pour ma part, j’aurais choisi de fixer une durée maximale, qui aurait pu, par exemple, correspondre aux quarante-huit heures hebdomadaires prévues par la directive européenne de 2003, et j’aurais laissé les entreprises ou les branches discuter de la durée qui leur serait applicable sous ce plafond. Que pensez-vous de cette analyse ?

M. Denys Robiliard. Monsieur Morel, vous avez eu plusieurs casquettes, et il ne nous est pas facile de savoir si nous nous adressons à l’ancien inspecteur du travail, à l’ancien directeur adjoint du cabinet du ministre, ou à l’avocat associé du cabinet Barthélémy, spécialisé dans la négociation collective, dont les clients ne sont pas souvent les syndicats de salariés.

Nous entendons dire que la durée légale du temps de travail n’est plus aujourd’hui que le seuil de déclenchement du décompte des heures supplémentaires.

M. Jean-Frédéric Poisson et M. Jean-Pierre Gorges. Pas par nous !

M. Denys Robiliard. Qu’en pensez-vous ? Qui doit fixer ce seuil : la loi ou la négociation collective au niveau de l’entreprise ou de la branche ? Si c’est au niveau de la branche, dans quelle mesure l’accord d’entreprise peut-il y déroger ?

Des contraintes européennes ou internationales s’imposent-elles à nous en termes d’aménagement du temps de travail ? Existe-t-il en la matière un ordre public social ? Quelle place reste-t-il alors pour la négociation collective ? Selon vous, dans cette négociation, dans quel domaine le principe de préférence doit-il être conservé ? Dans quelle matière n’est-il pas nécessaire ?

En tant qu’avocat, estimez-vous que le statut juridique du cadre dirigeant, dont la durée de travail n’est pas limitée, est sécurisé ? Qu’en est-il du forfait jours pour les cadres ? Une intervention législative est-elle nécessaire sur ces deux sujets ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure de la Commission d’enquête. Vous avez clairement indiqué votre préférence pour une négociation se déroulant au niveau de l’entreprise. Ce choix a les apparences du bon sens car il place la décision au plus près du terrain et de la réalité des entreprises. Il néglige toutefois le fait que la réalité des entreprises et des salariés en France, c’est aussi un taux de chômage extrêmement élevé qui induit un rapport de forces défavorable aux salariés à qui l’on peut toujours rappeler que certains attendent à la porte pour les remplacer. Ce constat est aussi fondateur du droit du travail et d’une régulation nationale. À quels résultats pourrait donc mener la négociation isolée de chaque salarié avec son patron ?

Les Français travaillent-ils assez ? La réponse peut difficilement être absolue. Elle dépend d’abord d’un projet de société. Comment dans notre pays ne pas tenir compte de ceux qui, sans l’avoir choisi, ne travaillent pas ou pas assez, en particulier les femmes ? Nous pouvons nous comparer à nos voisins, mais à condition d’adopter une approche globale : le temps de travail effectif annuel décrit bien mieux les situations respectives que la durée du travail à temps plein car les chiffres que vous avez utilisés ne tiennent pas compte du nombre élevé de chômeurs ou de travailleurs à temps partiel, et surtout de travailleuses, enregistré dans certains pays.

Le temps de travail est un sujet de société. Pour ma part, je considère que certains travaillent trop, ce qui en empêche d’autres de travailler. Il faut travailler moins pour que tous travaillent parce que le travail est essentiel pour vivre dignement, mais aussi parce qu’il faut préserver du temps pour la vie hors du travail.

M. le président Thierry Benoit. Le travail n’est pas aliénant pour la personne humaine. Travailler, c’est une chance. Il faut valoriser le travail : travailler à l’école permet d’avoir des diplômes, une formation, et de réussir dans la vie. Notre société doit trouver un juste équilibre entre le travail et le temps libre.

Feuilleton du forfait jours, RTT, annualisation du temps de travail, compte épargne temps, quelle complexité ! Vous avez à juste titre indiqué qu’il fallait distinguer la complexité et l’insécurité. Nous ne devrons négliger ni l’une ni l’autre, et faire des propositions allant dans le sens de la simplicité et de la sécurité.

M. Jean-Pierre Gorges a raison : la défiscalisation des heures supplémentaires a été une forme de consécration des trente-cinq heures qui a coûté 4,5 milliards d’euros par an au budget de la France. Cela dit, cet épisode a aussi montré que les Français étaient des travailleurs : ils n’ont pas hésité à travailler plus.

Aujourd’hui l’expression « trente-cinq heures » est devenue un chiffon rouge. Aborder le sujet, c’est manipuler un bâton de dynamite. Voyez ce qui s’est produit quand le Premier ministre, M. Manuel Valls, puis le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, M. Emmanuel Macron, ont osé en parler ! Ce matin même, les propos de M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France, provoquent des remous. Parler des trente-cinq heures ne doit plus mettre le pays en ébullition et jeter la population dans la rue ! Libérons les énergies, apportons de la souplesse, faisons respirer le pays ! Si notre Commission d’enquête sert à cela, elle aura été utile. Il lui appartient en conséquence de favoriser le dialogue et de réorienter le consensus sur le travail en France autour de ce que l’entreprise peut proposer en quantité de travail, et de ce qu’elle peut rémunérer en volume d’heures.

M. Franck Morel. Madame la rapporteure a raison : les comparaisons en termes de temps de travail avec nos voisins européens pourraient être établies à partir d’autres données que celles du nombre d’heures travaillées par semaine d’un travailleur à temps plein. Je note par exemple que si, en France, la durée de travail hebdomadaire des salariés à temps plein est inférieure à la moyenne européenne, les travailleurs indépendants de notre pays sont parmi ceux qui travaillent le plus. Il existe donc une certaine inégalité entre ces derniers et les salariés à temps plein.

Il serait également possible, comme le suggère Madame la rapporteure, de tenir compte des salariés à temps partiel. La durée hebdomadaire du travail aux Pays-Bas, où 50 % des travailleurs occupent un emploi à temps partiel, baisserait inévitablement plus que celle de la France qui ne compte que 18 % de travailleurs dans ce cas. Mais la question de la place du temps partiel relève d’un autre débat. Il doit être organisé pour répondre aussi bien aux besoins des employeurs qu’à ceux des employés. Je note que malgré la régulation de plus en plus forte de ce type d’emploi, le taux de travail contraint en temps partiel reste constant : selon la DARÉS, environ un tiers des salariés concernés continuent de se déclarer insatisfaits par le temps de travail de leur emploi. La multiplication des prescriptions normatives n’a donc eu aucun effet. Cette méthode mène manifestement à l’échec.

Les comparaisons européennes laissent penser qu’il faut augmenter le temps réellement travaillé : certains textes doivent donc être modifiés.

Monsieur Jean-Frédéric Poisson, avant même sa décision de 2013, dont la prise en compte peut sans doute apporter une sécurité juridique supplémentaire, le Conseil constitutionnel a progressivement élaboré une jurisprudence fine et précise sur la liberté contractuelle et sur la possibilité pour la loi de bouleverser un équilibre conventionnel. Il en ressort que le législateur ne peut porter atteinte aux conventions librement conclues entre les parties que pour un motif d’intérêt général que le juge constitutionnel contrôlera en tenant compte du contexte dans lequel il est invoqué. Le Conseil a par exemple censuré une disposition de la loi Aubry II du 19 janvier 2000 limitant la durée collective des salariés à mille six cents heures annuelles, en prenant en compte les engagements précédemment pris dans la loi Aubry I du 13 juin 1998 en matière de négociation.

À mon sens, la loi du 20 août 2008 n’a pas renforcé les trente-cinq heures ; elle ne les évoque pas. Il faut la distinguer de la loi TEPA dont le dispositif de défiscalisation et d’allégement de charges repose en quelque sorte sur ce seuil qui devient alors plus difficile à modifier.

M. Jean-Pierre Gorges. Je n’ai pas dit autre chose !

M. Franck Morel. Pour ce qui concerne le niveau d’intervention, la loi du 20 août 2008 a amorcé un mouvement, qui pourrait être amplifié, en posant une règle concernant plusieurs dispositions relatives à l’aménagement du temps de travail et disposant que l’accord de branche ne s’applique qu’à défaut de précision de l’accord d’entreprise. Ce choix du niveau de l’entreprise est particulièrement cohérent avec la transposition par la même loi de la « position commune » du 9 avril 2008 pour ce qui concerne la représentativité syndicale. La réforme de la représentativité fonde en effet la légitimité des négociateurs syndicaux sur les scores électoraux obtenus au sein de l’entreprise : il est donc logique de rester au même niveau pour ce qui concerne la durée du travail – cela a amené à ne pas transposer l’article 17 de la « position commune » consacré au temps de travail et à opter pour une réforme plus large.

Les règles relatives au travail peuvent se ranger par catégories. Les premières relèvent de l’ordre public absolu et sont de nature législative : la négociation collective ne doit pas pouvoir les modifier. Les deuxièmes sont d’ordre public social : il est possible de les modifier par un accord collectif, mais uniquement pour les améliorer. Toutes les règles relatives au temps de travail ayant pour objet la préservation de la santé et de la sécurité, comme celles concernant la durée maximale du travail ou les temps de repos quotidiens ou hebdomadaires, doivent relever de cette catégorie. Une troisième série de règles peut être renvoyée à la négociation. En matière de temps de travail, elle doit selon moi intervenir au niveau de l’entreprise. Sur certains sujets, la branche garde cependant une vraie utilité même si elle est aujourd’hui en crise : le nombre d’accords de branche n’a guère progressé en quarante ans alors que celui des accords d’entreprise a été multiplié par vingt. Les nouveaux outils dont dispose le ministre du travail grâce à la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale doivent lui permettre de mieux faire vivre les branches.

La durée légale du travail n’est pas uniquement le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Elle sert aussi de durée de référence pour l’application uniforme de dispositifs définis en valeur relative comme le temps partiel ou l’activité partielle autrefois appelée chômage partiel.

Avec le statut du cadre dirigeant, nous ne sommes pas à l’abri d’un coup de Trafalgar semblable à la tempête que nous avons connue sur le forfait jours. Le juge avait considéré que la directive européenne de 1993 fixant des normes en matière de temps de travail et de temps de repos ne permettait d’adopter une législation dérogatoire pour les cadres disposant d’un pouvoir de décision autonome que dans le respect les principes généraux de protection de la santé et sécurité. À défaut d’accords collectifs fixant des garanties suffisantes en la matière et garantissant que l’amplitude et la charge de travail restent « raisonnables », le dispositif dérogatoire des forfaits jours, mis en place en 2000, avait donc été remis en cause par la Cour de cassation en 2011. Je crains qu’un raisonnement similaire puisse un jour s’appliquer au statut des cadres dirigeants.

Les forfaits jours concernent aujourd’hui 15 % des salariés, soit trois millions de personnes. L’outil répond donc indéniablement à un véritable besoin des entreprises. Du point de vue du droit positif, un équilibre a été trouvé entre souplesse et régulation avec la loi de 2008 qui a fixé un nombre maximal de jours travaillés par an, et elle a prévu un entretien obligatoire. Le feuilleton jurisprudentiel que j’ai évoqué pose toutefois problème. La directive européenne interroge l’Union européenne et sa capacité à faire vivre un corpus de règles sur lesquelles elle garderait une prise. Alors que la directive a désormais plus de vingt ans et qu’elle n’a pas pu être révisée, la jurisprudence communautaire sur le sujet s’est développée. Autrement dit, le vide laissé par les politiques, en l’espèce les États et le Parlement européen, a été comblé par le juge. Ce n’est pas satisfaisant. Pour résoudre le problème, peut-être faudrait-il donner plus de poids aux partenaires sociaux au niveau communautaire ?

Audition de M. Michel Pépin, consultant spécialiste du travail, membre du cabinet ESSOR consultants, et de Mme Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d’Altedia

(Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014)

(Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. Madame, monsieur, au cours de vos activités de consultants, vous avez été confrontés à des situations hétérogènes sur le plan de l’organisation du temps de travail et du travail en général, qu’il nous intéresse de connaître.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Elles doivent également prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Isabelle Eynaud-Chevalier et M. Michel Pépin prêtent serment.)

M. Michel Pépin, consultant spécialiste du travail, membre du cabinet ESSOR consultants. Je parlerai en tant que praticien de l’intervention de conseil en entreprise. À l’époque où les lois Aubry ont été votées, je travaillais à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT). J’ai coordonné l’activité du réseau afin de mettre en œuvre le dispositif d’appui-conseil aux PME instauré par la loi Aubry 1. Plus de 30 000 interventions ont eu lieu en entreprise, ce qui nous a permis de bien connaître les problèmes rencontrés par les PME pour appliquer la réduction du temps de travail (RTT).

En 2001, j’ai intégré le cabinet ESSOR consultants, qui m’a demandé d’accompagner, en 2001 et en 2002, la négociation d’accords locaux, en particulier dans les hôpitaux. Depuis lors, le cabinet, dont l’activité principale est de conduire les projets de changements en entreprise relatifs à l’organisation et au temps de travail, reçoit un flux régulier de demandes émanant d’entreprises ou d’organisations publiques, qui souhaitent corriger certains dysfonctionnements, évoluer pour intégrer de nouvelles contraintes ou, plus rarement, renégocier les accords initiaux.

Je tenterai de répondre à deux questions. Quelles sont les tendances essentielles de la transformation des organisations et des conditions de travail impulsée par la RTT ? Comment se pose, quinze ans après les lois Aubry, la problématique de l’évolution de l’organisation du temps de travail ?

Pour les entreprises qui ont réduit la durée du travail de façon significative, c’est-à-dire statistiquement les grandes et les moyennes entreprises, la RTT a été un vecteur important de modification des organisations et des conditions de travail.

La première modification concerne le découplage fréquent entre le temps de l’entreprise, ou de la production, et les temps individuels. Chaque fois que, dans l’histoire, le temps de travail a été réduit, jusqu’à atteindre 39 heures en 1982, on a diminué de façon concomitante le temps de l’entreprise et les temps individuels, par exemple en supprimant progressivement le travail du samedi ou celui du vendredi en fin de journée. Pour des raisons économiques liées à la recherche de compétitivité, les lois Aubry ont tenté de maintenir à 39 heures, voire d’augmenter le temps de production, tout en réduisant le temps individuel de travail des salariés. Cette évolution a induit de nouvelles formes d’organisation complexes, caractérisées par les horaires décalés, l’alternance des équipes et les absences dues à la rotation au sein des équipes. Il a fallu en outre renforcer la polyvalence des salariés, afin qu’ils puissent se remplacer, et réviser la coordination des activités, par exemple pour assurer la prise en charge des patients dans un hôpital ou des clients dans une société de service.

La seconde modification induite par la RTT est la diversification et l’individualisation des temps de travail. Les lois Aubry ont fait bien plus que réduire de manière purement quantitative la durée légale du travail. Elles ont ouvert l’éventail de l’aménagement du temps de travail, tant par l’annualisation, qui a élargi la notion de modulation introduite en 1982, que par le forfait annuel en jours, qui s’est beaucoup développé pour les cadres. La loi de 2008 a poursuivi cette évolution. Aujourd’hui, les pratiques forment un kaléidoscope, qui varie en fonction des activités, des services, des équipes, voire des salariés eux-mêmes. Chacun a désormais son propre compteur, dont il use de manière propre dans le cadre des 35 heures. De ce fait, les intervenants sollicités par les entreprises ont de plus en plus de mal à comprendre l’organisation du temps de travail, tant elle est fragmentée et diversifiée. De plus, il existe un écart croissant entre ce que prévoient les accords d’entreprise et la réalité des pratiques.

À ces deux tendances que sont le découplage des temps et l’individualisation de l’aménagement du temps de travail, s’ajoute la recherche constante d’une optimisation économique du temps de travail. Les entreprises ont, d’une part, limité les recrutements compensateurs de la RTT – la loi Aubry 1 prévoyait d’ailleurs une augmentation de seulement 6 % des effectifs pour une RTT de 10 % – ; elles ont réduit d’autre part les temps tels que les pauses, réunions d’équipe ou passages de consigne, considérés comme non directement productifs.

Les salariés, qui restent largement attachés à la RTT, surtout quand elle se traduit par des jours de repos supplémentaires, ont souvent le sentiment qu’ils ont acheté du temps libre par une dégradation de leurs conditions de travail. Ils sont en effet soumis à de nouvelles contraintes : horaires décalés, intensification du travail et développement de la polyvalence, qui peut être dévalorisante. L’ambivalence des effets de la RTT, selon que l’on s’intéresse au versant du travail ou du hors-travail, a été soulignée dès 2003 par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).

La RTT a entraîné une complexification de l’organisation du travail. Dans les hôpitaux, la gestion des plannings est un casse-tête pour les cadres de santé, surtout quand des tensions s’exercent sur les effectifs. Une part importante des demandes qui nous parviennent s’explique par la difficulté de maîtriser des problèmes d’organisation. Dans le secteur de la maintenance industrielle, l’activité à court terme est si variable qu’il est quasiment impossible de s’adapter aux exigences des donneurs d’ordre tout en respectant les règles de base qui prévoient une durée maximale de travail par jour et par semaine, et un repos minimum entre deux postes de travail.

Ces remarques m’amènent à poser la seconde question : comment aborder, quinze ans après les lois Aubry, la problématique du temps de travail dans les entreprises ?

Sur ce point, j’observe, en tant que consultant, un certain paradoxe. Les entreprises, qui ont considérablement transformé leur organisation, restent frileuses quand il s’agit de prendre en compte les nouveaux besoins d’organisation ou d’intégrer des facteurs comme la porosité croissante de la sphère du travail et du hors-travail, induite par le développement des outils mobiles et du travail à distance. Il est de plus en plus délicat de délimiter précisément le temps de travail dans les services ou l’industrie, où se développent diverses modalités d’astreinte ou d’intervention à distance. Sur le plan psychologique, l’intensification des contraintes n’est pas sans effets sur le vécu hors travail. Le chargé de clientèle d’une banque m’a confié que la difficulté de concilier le travail administratif et les rendez-vous avec les clients crée en lui une culpabilité qui peut le réveiller la nuit.

L’individualisation des comportements et des attentes par rapport au temps de travail accompagne une évolution sociologique plus générale. L’organisation du travail perd sa dimension collective, ce qui rend difficile la construction de compromis acceptables quand les salariés formulent des attentes différentes.

L’exigence de réactivité ou de disponibilité immédiate tend à se généraliser. Dans le secteur des services, les entreprises, ainsi qu’une partie des salariés, s’accoutument à l’idée qu’il faut répondre sur-le-champ à la demande du client. Pour certains, l’idée qu’on pourrait maîtriser le temps de travail est utopique au regard de la contrainte économique.

En dépit de ces constats, on observe une certaine frilosité. La négociation et l’implantation des 35 heures ont laissé de si mauvais souvenirs, du fait de leur complexité et des tensions internes qu’elles ont engendrées, que les entreprises restent prudentes. De leur côté, les salariés et les représentants du personnel craignent, si l’on aborde le sujet, que l’on ne remette en cause des avantages acquis, notamment les jours de RTT.

Pourtant, la question du lien entre temps de travail et santé, qui était reléguée au second plan lors de la mise en place des 35 heures, est progressivement réapparue, à partir de problématiques diverses : montée de l’absentéisme, émergence des risques psychosociaux liés à l’intensification du travail, gestion du vieillissement de la population. La jurisprudence rappelle l’importance du droit à la santé. De récentes décisions de justice relatives aux forfaits en jours ont annulé des accords de branche, au motif que ceux-ci méconnaissaient l’obligation de garantir une charge de travail raisonnable.

Pour ne pas réduire la réflexion à un débat économique pour ou contre les 35 heures, il faut revenir au fondement historique du droit du travail : le lien entre la santé et les conditions de travail. L’organisation actuelle est complexe, diversifiée, marquée par la variabilité et l’individualisation. Cependant, après avoir impulsé des transformations importantes dans les entreprises, la mise en œuvre de la RTT a induit depuis dix ans une forme de glaciation intellectuelle face aux évolutions rapides du temps de travail. Il est temps d’ouvrir la réflexion sur toutes les dimensions de l’organisation du travail.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d’Altedia. Notre cabinet, qui compte 750 consultants répartis sur l’ensemble du territoire, est leader en France dans le conseil en ressources humaines. Il est régulièrement saisi de problèmes qui ont trait au temps de travail. Je l’ai rejoint au cours de l’été 2013, après avoir été haut fonctionnaire au ministère du travail, où j’ai été l’adjointe de plusieurs délégués généraux à l’emploi et à la formation professionnelle.

Si mon approche du temps de travail a été marquée par mes fonctions antérieures, je viens à vous avec l’humilité du praticien et n’aborderai le sujet que sous l’angle des dossiers dont le cabinet a eu à connaître, en respectant l’anonymat des organisations pour lesquelles il est intervenu.

Le temps de travail est un sujet aussi complexe que sensible. Qu’il s’agisse de l’organisation du travail, de sa rémunération ou de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, toute décision, dont l’impact est considérable, doit être soigneusement pesée.

Il y a de multiples raisons pour lesquelles un cabinet comme le nôtre peut être sollicité. Si chaque situation est singulière, toutes sont complexes, en raison de l’empilement des dispositions qui régissent la matière, de sa difficulté intrinsèque et parce que les conditions économiques actuelles sont très différentes de celles qui avaient prévalu lors de l’adoption des lois Aubry.

La première raison pour laquelle on nous sollicite est l’accroissement de la concurrence et l’agressivité de la politique des prix. Ces phénomènes incitent les entreprises à rechercher une organisation plus efficace et une réponse plus adaptée à la demande de la clientèle. L’élargissement des plages horaires répond à une tendance sociologique.

La deuxième raison est la réduction de la durée des cycles économiques et le manque de visibilité, du fait du contexte général ou de problématiques sectorielles très fines qui imposent une plus grande agilité.

Parallèlement, les entreprises recherchent une organisation moins cloisonnée, qui suppose, même dans des environnements complexes, une polyvalence des salariés. Un prestataire externe qui intervient en milieu hospitalier doit intégrer, outre la complexité de sa propre organisation, celle de l’unité qui l’accueille, ce qui produit des effets en chaîne, difficiles à prévoir comme à analyser. De plus, les réorganisations successives entraînent des effets secondaires qui n’avaient pas été anticipés et qui occasionnent une surcharge de travail, ainsi qu’une anxiété diffuse et le sentiment d’une perte du sens. La conjugaison de ces facteurs explique le lien qu’on établit parfois entre la problématique du temps de travail et celles des risques psychosociaux.

Certaines catégories de salariés ont l’impression que la charge de travail est mal répartie. Fondée ou fictive, cette sensation peut générer un épuisement qu’il faut identifier et traiter. Les technologies de l’information et de la communication, qui brouillent les repères entre le temps de travail et le temps personnel, contribuent au sentiment diffus d’insécurité.

Les dispositifs de rémunération ne permettent pas toujours de récompenser les salariés les plus engagés, ce qui induit un divorce entre l’implication dans le travail et la gratification monétaire. Les difficultés connexes dues à l’éloignement du domicile et aux aléas du transport, qui expliquent l’absentéisme, doivent aussi être prises en compte. Les outils de gestion du temps, pas toujours adaptés à l’organisation concrète du travail, représentent une charge supplémentaire, notamment pour les managers de proximité.

Ces problématiques peuvent être prises en charge dans un cadre légal renouvelé, puisque la loi de 2008 a créé de nombreux espaces de négociation de branche et d’entreprise. Notre expérience, qui confirme les statistiques de la direction générale du travail, montre que la négociation d’entreprise peut progresser en termes quantitatifs. On comptait trente-huit accords de branche en 2013, contre neuf en 2009. Le fait qu’il s’agisse du quatrième thème de négociation, après le salaire ou l’intéressement, corrobore l’impression d’une certaine frilosité des acteurs sociaux.

Pourtant, les entreprises ont tout intérêt à se saisir du sujet, à condition de l’aborder avec tact et pragmatisme, en cherchant des solutions économiquement et socialement soutenables dans la durée pour l’ensemble des salariés. Il faut anticiper les situations, tant pour mener à terme les expertises, d’autant plus longues que la matière est complexe, que pour tenir compte des délais de négociation et d’instauration d’une nouvelle organisation du temps de travail. L’optimisation de ce temps permettra d’améliorer la compétitivité des entreprises et de répondre aux attentes des salariés.

La modification de l’organisation du temps de travail, qui passe par la négociation, ne peut être menée sans l’adhésion du corps social. Les attentes des salariés sont, par définition, portées par leurs représentants, qui doivent posséder une vision très fine de la complexité des organisations et de l’individualisation des situations. Pour engager une renégociation du temps de travail, les entreprises doivent par conséquent mobiliser leurs ressources internes, ainsi que des ressources d’expertise qui ne sont pas sans coût et dont les gains peuvent paraître aléatoires. C’est ce qui explique en partie leur attentisme.

Nous leur proposons systématiquement une démarche en plusieurs étapes, en privilégiant l’examen préalable de la situation. Pour éviter les idées préconçues, nous nous refusons à porter trop rapidement un diagnostic. Il n’est pas toujours bon de bouleverser les règles applicables, le simple respect de la norme suffisant parfois à remédier aux dysfonctionnements.

Le diagnostic est réalisé de manière pluridisciplinaire, puisque notre cabinet réunit des spécialistes du droit du travail, de l’organisation et des risques psychosociaux, ainsi que des économistes.

Nous analysons d’abord les organisations en place, ce qui demande de maîtriser les cadres temporels dans toute leur diversité – sur la semaine, le mois et l’année –, de comprendre l’organisation des équipes et d’apprécier leur degré de flexibilité.

Vient ensuite l’analyse de la performance du cadre juridique. Nous recensons tous les dispositifs auxquels recourt l’entreprise. Il nous arrive d’identifier un risque compétitif, si l’organisation est en décalage avec celle des entreprises du même secteur. La maîtrise du temps de travail est constitutive d’une opportunité ou d’un coût économique. D’où la nécessité d’un benchmark pour réfléchir à la situation d’une entreprise.

Nous analysons dans un troisième temps les pratiques internes et la posture des acteurs. Dans toutes les entreprises où nous intervenons, la pratique s’éloigne considérablement de la théorie. Des usages plus ou moins connus, ainsi que l’interprétation des accords introduisent, par rapport à la norme, des écarts injustifiés, auxquels s’ajoutent des distorsions issues du management opérationnel ou de celui des ressources humaines. Leur cumul introduit des brouillages considérables, y compris dans le ressenti des salariés.

La quatrième et dernière investigation porte sur l’outil de gestion et de suivi des temps de travail. Les systèmes en vigueur font l’objet de nombreuses critiques, que nous tentons d’objectiver. Ils peuvent être inadaptés à la nature de l’activité ou mal utilisés parce qu’ils sont trop complexes et facteurs de distorsion. Il arrive qu’on ne puisse en tirer une information stable sur la réalité des pratiques qu’en rectifiant au préalable les données saisies. Nous menons chaque fois une longue enquête de terrain qui nous amène à rencontrer tous les niveaux hiérarchiques, c’est-à-dire jusqu’à quatre ou cinq niveaux de responsabilité. Ces entretiens passionnants permettent d’approcher, outre les questions d’organisation, l’ensemble de la réalité vécue dans l’entreprise.

Tout nouveau dispositif doit être motivé par la recherche d’un équilibre durable. Pour atteindre celui-ci, il faut identifier le temps de travail – au sens strict et étendu –, le degré d’autonomie des personnes dans l’organisation – qui alimente autant de revendications que de craintes –, les perspectives d’évolution – toujours diverses et singulières –, et l’équilibre entre l’engagement des salariés et leur niveau de rémunération.

Ces notions recouvrent celle, plus vaste, de la qualité de vie au travail, sur laquelle je partage le point de vue de M. Pépin. L’organisation du temps de travail gagne à être abordée dans le cadre de la nouvelle consultation annuelle du comité d’entreprise sur les orientations stratégiques et leurs conséquences sur l’emploi et les compétences. Cette consultation créée par les partenaires sociaux dans le cadre de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 a été transcrite par la loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013. Bien que l’application de ces dispositions, qui remontent à l’an dernier, ne se soit pas encore inscrite dans la pratique, la loi est prometteuse. Elle permettra d’aborder ces questions avec les partenaires sociaux au sein de l’entreprise, dans un cadre détaché des enjeux économiques immédiats, souvent anxiogènes.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Un de nos collègues a rappelé que la loi sur les 35 heures relevait d’un choix idéologique. Pour remporter les élections, après la dissolution de l’Assemblée nationale de 1997, un parti a fait miroiter aux électeurs la possibilité de travailler 35 heures en étant payés 39. Le pari n’était pas mauvais, puisqu’il a débouché sur l’alternance, mais l’annonce avait-elle été précédée d’une sérieuse étude d’impact ? On fausse la donne quand on promet une réforme avant d’être au pouvoir et de pouvoir mener une telle étude.

Sur le plan économique, le texte n’a pas été bénéfique. Il n’a permis de créer ni emplois supplémentaires ni heures supplémentaires, sinon dans la fonction publique territoriale et d’État, et dans le monde hospitalier.

Sur le plan sociologique, il semble avoir apporté un certain épanouissement. Les infirmières, par exemple, sont heureuses de bénéficier de journées de RTT, qui leur permettent de revenir plus sereines au travail, encore que cette notion soit difficile à apprécier.

Dans les faits, la loi sur les 35 heures a coupé la France en deux. Les moyennes et les grandes entreprises qui les ont mises en place reçoivent une compensation annuelle que la commission des finances évalue à 12 milliards. En outre, elles ont obtenu l’annualisation du temps de travail, ce qui leur a permis de se réorganiser. Autant dire que la loi aura été pour elle un jackpot. On compte encore 9,4 millions de personnes aux 39 heures, auxquelles on verse un bonus, puisque l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA) a supprimé les charges sociales sur les heures supplémentaires et défiscalisées celles-ci. Les petites entreprises, en revanche, sont restées à l’écart.

Depuis 2008, les 35 heures représentent non plus un volume de travail, mais une limite au-delà de laquelle on comptabilise les heures supplémentaires. Il subsiste pourtant un blocage dans les mentalités, ce que confirme l’article 1er de la loi TEPA. Celui-ci a coûté 4,5 milliards à l’État sans aucune contrepartie. N’est-il pas temps d’adopter un système plus souple, puisque l’organisation du travail varie désormais en fonction de chaque branche et de chaque entreprise ? Est-ce vraiment au législateur de fixer arbitrairement un seuil horaire ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Il faut considérer l’impact des 35 heures sur plusieurs plans : à l’intérieur de l’entreprise – pour la direction et les salariés –, en dehors des heures de travail, enfin dans l’ensemble de la société, qui souffre du chômage. Celui-ci s’est réduit pendant la période d’application des lois Aubry, ce qu’on peut imputer aussi à d’autres facteurs. Par ailleurs, les 35 heures ont permis d’ouvrir au sein des entreprises une négociation complexe mais nécessaire.

Pouvez-vous citer quelques exemples de décalage entre les accords écrits et la pratique ? Je pense comme Mme Eynaud-Chevalier qu’un retour à la lettre des accords est souvent préférable à leur renégociation, et qu’il est normal que l’organisation du travail soit complexe, dès lors qu’elle s’adapte à la situation des personnes.

Quel lien exact établissez-vous entre la RTT et l’augmentation de l’absentéisme et des risques psychosociaux ? Il est intéressant de retenir la santé des salariés comme critère de réflexion, ce qui est une manière de revenir aux origines du droit du travail.

M. Michel Pépin. Les lois Aubry ont donné lieu à plusieurs études d’impact. L’une d’elles, commandée en 2003 par le Commissariat général au plan, a été rédigée par la commission présidée par Henri Rouilleault, directeur de l’ANACT. Elle a conclu que la loi sur les 35 heures avait créé 300 000 à 400 000 emplois. Ce chiffre, bien entendu sujet à caution, est élevé, bien qu’inférieur au résultat arithmétique qu’aurait produit une règle de trois.

Les lois Aubry ont cherché à rendre la RTT économiquement neutre et à limiter son coût sur l’emploi grâce à trois financements.

Le premier, purement économique, regroupait l’annualisation du temps de travail, les différentes formes de flexibilité et le développement des capacités de production, facteurs qui apportaient un avantage compétitif à l’entreprise.

Le deuxième financement était issu des aides publiques, qui anticipaient les effets positifs de l’augmentation de l’emploi sur les cotisations sociales et l’indemnisation du chômage. L’État redistribuait à l’avance, sous forme d’aides aux entreprises, les gains qui résulteraient des RTT pour les finances publiques.

Le troisième financement provenait de la négociation d’une modération salariale, qui se traduisait non par une réduction des rémunérations, mais par leur gel pendant deux ou trois ans.

Le dispositif, qui visait à financer des créations d’emploi – dans une proportion que la première loi Aubry évaluait à 6 % des effectifs – a été plus probant dans les grandes entreprises que dans les petites, parce qu’il est plus facile de réorganiser un effectif important et qu’on trouve plus de ressources méthodologiques et de compétences internes à partir d’un certain niveau de management. Or il fallait que les entreprises se réorganisent pour appliquer la RTT de manière satisfaisante sur le plan économique.

La question de l’équité entre petites et grandes entreprises doit être posée, ainsi que celle de l’égalité entre les salariés. La loi Aubry s’est inscrite dans une logique privilégiant la création d’emploi, mais la complexification et la diversification des conditions de travail, qu’elle a entraînées, ont fragmenté le corps social. Une enquête de la DARES relative aux effets de la RTT sur les modes de vie montre que, si les femmes cadres sont extrêmement satisfaites de l’organisation de leur temps de travail, celles qui sont moins qualifiées, notamment celles qui travaillent pour les sociétés de nettoyage, sont plus réservées.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. Je partage le constat de M. Pépin, mais je pense qu’il aurait été intéressant de déconnecter les approches retenues pour la sphère publique et la sphère privée, régies par des modèles économiques très différents. On a sous-estimé, en instaurant les 35 heures, le coût de leur transposition dans la fonction publique, qui a pesé sur toute la collectivité, donc sur les entreprises.

Le système faisait l’hypothèse que le nouveau dispositif permettrait des gains de productivité, dont le bénéfice s’ajouterait à celui de la croissance. Les meilleurs économistes français et anglo-saxons évoquent un épuisement de ces gains : le bénéfice des nouvelles technologies ne peut être comparé à celui des inventions antérieures, comme la machine à laver. Ils constatent en outre l’affaiblissement de notre système productif. Si les entreprises
– même les plus grandes – s’interrogent sur le temps de travail, c’est parce que l’économie mondialisée leur impose de nouveaux défis. Le contexte actuel n’a plus rien à voir avec celui dans lequel les lois Aubry ont été votées. La loi de 2008 rappelle la nécessité d’une approche négociée au niveau de l’entreprise, que certains économistes présentaient dès 2000 comme l’échelon de réflexion le plus pertinent.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Est-il trop tard pour changer ? Que préconisez-vous ?

Mme la rapporteure. Même si la productivité augmentait, elle ne produira pas nécessairement des gains qu’on pourrait partager. Faut-il d’ailleurs déplorer l’absence de gains de productivité, qui feraient en toute logique progresser le chômage ?

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. Votre approche est fondée en théorie, mais les entreprises que nous accompagnons subissent la concurrence mondiale. On ne peut donc que les encourager à augmenter leur productivité, ce qui créera de l’emploi à long terme.

Mme la rapporteure. Il faut distinguer la productivité et les gains. Ce n’est pas parce qu’on produirait plus de voitures, plus rapidement et à moindre coût, que les consommateurs en achèteraient deux fois plus.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. La crise de 2009 a été en grande partie une crise du secteur automobile, qui est très spécifique. Les nouvelles technologies obéissent à une autre logique. Le cloud, par exemple, est un sujet strictement économique, dans lequel la productivité est un enjeu essentiel.

M. Jean-Pierre Gorges, président. On a l’impression que, sous l’impulsion des technologies, la productivité augmente plus rapidement que nos besoins, ce qui contraint à repenser toute l’organisation de la société.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. C’est un vaste débat qu’il serait difficile de traiter aujourd’hui.

M. Michel Pépin. Vous m’avez interrogé sur le décalage entre les accords et la pratique. En théorie, dans un hôpital, on ne peut pas enchaîner un poste de l’après-midi, qui se termine à vingt et une heures et un poste du matin, qui commence à six heures, puisque la période minimum de repos est fixée à douze heures dans la fonction publique et à onze dans le secteur privé. Cependant, le personnel, souvent féminin, est amené à enchaîner ces postes, soit à sa demande, pour allonger les week-ends, soit pour remplacer les absences inopinées. Les pratiques relèvent d’une négociation permanente, qui ignore en partie les règles écrites.

Dans une activité de service administratif, qui prévoit des plages fixes et des plages variables relativement contraignantes, j’ai vu des cadres badger comme s’ils sortaient et retourner aussitôt travailler. Malheureusement, quand on formalise un accord dans le cadre d’une renégociation, on ne peut faire état des pratiques illégales.

Je n’ai pas voulu établir un lien direct entre la RTT et telle ou telle conséquence néfaste sur la santé. Celle-ci dépend d’un contexte qui se caractérise également par la pression sur les objectifs et la diminution des temps hors activité productive. Il est bon cependant de reposer la question du temps de travail à partir de la prise en compte de la santé.

Sur le plan économique, les 35 heures ne représentent qu’un paramètre : il s’agit du seuil à partir duquel on calcule les heures supplémentaires. Leur effet est très différent selon que l’entreprise est ou non en croissance. À activité constante, elles contribuent à diminuer la rémunération des salariés ; si l’entreprise est en développement, ceux-ci peuvent espérer maintenir leur salaire en travaillant davantage. Reste à savoir ce que deviennent ces hypothèses quand on passe au plan macroéconomique.

Quant à la difficulté de maîtriser l’organisation du temps de travail – notamment sa complexité et sa diversification –, elle serait la même, que la durée légale du travail soit fixée à 35, à 37 ou à 39 heures.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je vous remercie.

Audition de M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques

(Procès-verbal de la séance du jeudi 18 septembre 2014)

(Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. Notre commission d’enquête est particulièrement intéressée par le point de vue que M. Duval pourra nous apporter sur la question de la réduction du temps de travail, non seulement en tant que rédacteur en chef d’Alternatives économiques, mais aussi au regard de son expérience professionnelle dans l’industrie et dans des entreprises multinationales.

Monsieur, aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Elles doivent également prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Guillaume Duval prête serment.)

M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques. La question de la réduction du temps de travail (RTT) est, depuis longtemps, un sujet important pour Alternatives économiques. Je m’y intéresse particulièrement à la lueur de mon expérience allemande : peu de Français le savent, ce sont les Allemands, notamment le secteur de la métallurgie, qui ont inventé les 35 heures au milieu des années quatre-vingt-dix.

Je voudrais essayer de montrer que la réduction du temps de travail est une bonne solution pour partager le travail dans un pays où le taux de chômage est élevé, et que les 35 heures, telles qu’elles ont été appliquées en France, ont été un grand succès sur le plan social et économique. Malgré cela, il est indéniable que les 35 heures sont un échec politique : bien des Français les considèrent en effet comme une difficulté.

Depuis trente ans, tout le monde a réduit le temps de travail. Les Allemands l’ont fait dans les mêmes proportions que nous : si l’on en croit l’enquête Emploi d’Eurostat, un salarié allemand travaille en moyenne moins longtemps qu’un salarié français – 34 heures par semaine en Allemagne contre 35 heures en France. Les données d’Eurostat montrent que, dans tous les pays que l’on cite régulièrement en exemple – le Royaume-Uni, la Suède, la Belgique, le Danemark, l’Irlande et surtout les Pays-Bas –, les salariés travaillent moins longtemps qu’en France.

La spécificité de la France réside dans la répartition entre temps partiel et temps plein. Les statistiques que je viens d’évoquer concernent l’ensemble des salariés, temps partiels et temps pleins confondus. Les gens qui travaillent réellement plus que nous sont les Turcs, les Roumains et les Grecs. Il n’y a que deux pays où l’on travaille moins longtemps à temps complet qu’en France : la Finlande et l’Irlande. Quant au temps partiel, il n’y a que trois pays en Europe – la Suède, la Belgique et la Roumanie – où les travailleurs à temps partiel travaillent en moyenne, chaque semaine, plus longtemps qu’en France. Mais, dans notre pays, la proportion des temps partiels, même si elle n’est pas négligeable, reste parmi les plus faibles d’Europe.

La France a préféré réduire le temps de travail des salariés à temps complet, plutôt que de développer simplement un temps très partiel, sur des durées très courtes, qui touche principalement les femmes. Cela explique qu’elle soit l’un des pays où le temps de travail des hommes et celui des femmes diffèrent le moins : chaque semaine, un salarié allemand travaille en moyenne 39 heures, contre 38 pour un salarié français, alors qu’une salariée allemande travaille 30 heures, contre 33 pour une salariée française. L’écart entre les salariées françaises et allemandes s’est accru au cours des vingt dernières années. Il faut se rappeler que, à l’origine, dans le modèle allemand, l’homme est seul à travailler tandis que la femme reste à la maison : le miracle de l’emploi en Allemagne s’explique par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, où elles occupent des emplois à temps très partiel. Grâce aux 35 heures, le temps de travail des hommes et celui des femmes se sont rapprochés en France, tandis qu’en Allemagne, comme dans la plupart des autres pays, ils se sont plutôt écartés, en raison du développement du temps partiel féminin.

Les 35 heures sont-elles mauvaises du point de vue sociétal ? Apparemment, la société française dans son ensemble ne le pense pas, puisqu’elle serait très réticente à suivre le modèle allemand ou néerlandais, qui, pour réduire le temps de travail global, a recours au travail à temps partiel ou très partiel féminin. Il ressort en effet de toutes les enquêtes que les personnes qui travaillent à temps partiel souhaitent travailler plus longtemps et qu’elles ont profité pour le faire de toutes les possibilités qui leur étaient offertes, dont les 35 heures. La plupart des gens qui étaient à temps partiel n’ont pas vu leur temps de travail se réduire et se sont, au contraire, rapprochés du temps plein.

Le fait que les temps de travail des hommes et des femmes soient plus proches en France que dans d’autres pays n’est pas forcément le signe que nous sommes plus près de l’égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. Il faut tenir compte, en effet, de l’inégalité du temps de travail domestique, qui reste forte. Quand les femmes salariées travaillent autant que les hommes et qu’elles ont une double journée en s’occupant chez elles des tâches ménagères, elles sont handicapées à la fois dans leur vie personnelle et dans leur vie professionnelle.

Les 35 heures sont-elles une mauvaise mesure sur le plan productif et économique ? Je ne le crois pas non plus. Le travail à temps partiel présente de nombreux inconvénients au regard de la productivité. En général, on perd chaque jour un quart d’heure le matin quand on arrive au travail pour boire un café et discuter avec ses collègues, puis un quart d’heure le soir quand on commence à penser aux courses à faire et aux enfants à aller chercher. La perte de temps est donc supérieure pour une demi-journée à temps partiel – une demi-heure sur 4 heures – que pour une journée à temps complet – une demi-heure sur 8 heures. En outre, dans les entreprises qui ont beaucoup de temps partiels, la coordination et la transmission des consignes entre les employés qui se succèdent aux postes de travail nécessitent une organisation complexe et coûteuse.

Le fait que la France ait privilégié des temps partiels plus longs n’est un inconvénient ni sur le plan sociétal ni sur le plan productif. Avant la mise en place des 35 heures, les Français qui avaient un emploi étaient les travailleurs les plus productifs du monde, mais les chômeurs étaient nombreux. Après les 35 heures, nous sommes toujours l’un des pays les plus productifs du monde, où ceux qui ont un emploi produisent le plus de richesses. Si la France représente l’indice 100 pour le produit intérieur brut (PIB) par emploi, l’Allemagne est à 79, le Royaume-Uni à 72, les États-Unis à 95.

La France n’a pas connu de dérive des coûts salariaux après la mise en place des 35 heures, ce qui prouve que les mesures de soutien et d’exonérations ont été bien calibrées. Certes, le coût du travail a baissé davantage en Allemagne qu’en France au cours des quinze dernières années, mais c’est à peu près le seul exemple que l’on puisse citer en Europe, et, malgré les 35 heures, le coût du travail a moins augmenté en France que dans les autres pays de l’Union. Les 35 heures n’ont pas entraîné de décalage particulier dans le partage de la valeur ajoutée, qui est resté extrêmement stable dans les entreprises.

Quant aux exportations françaises, elles se sont accrues durant la période de mise en place des 35 heures et les comptes extérieurs de la France se sont retrouvés brièvement en excédent. Certes, ils se sont ensuite rapidement dégradés pendant les années 2000. Mais c’est une erreur que d’imputer cette dégradation aux 35 heures. L’économie italienne, qui n’a pas connu de réduction du temps de travail, a subi la même évolution.

Le facteur principal, en la matière, c’est l’appréciation de l’euro par rapport au dollar. Alors qu’un euro coûtait 0,9 dollar en 2000, il en valait 1,6 en 2008, juste avant la crise. Cela a été un énorme choc de compétitivité. Alors que, en 2000, le coût du travail d’un Français était inférieur de 14 % à celui d’un Américain, il est devenu supérieur de 17 % en 2010 : cela ne s’explique pas par l’évolution différente des salaires, mais par l’évolution de la parité euro/dollar. Il en a été de même, dans des proportions un peu plus fortes encore, avec le Japon, mais aussi et surtout avec la plupart des pays émergents. En 2000, le coût du travail d’un Coréen valait 51 % du coût du travail d’un Français, contre 46 % en 2010. Le coût du travail des Coréens a beaucoup augmenté. Cependant, le won n’étant pas indexé sur l’euro, mais sur le dollar, l’écart avec la Corée s’est tout de même accru durant la décennie 2000. On constate le même phénomène avec Taiwan, le Mexique et la plupart des pays émergents. C’est avant tout pour cette raison que, durant cette période, l’industrie française s’est fait lessiver, comme celle des autres pays d’Europe à l’exception de l’Allemagne.

Les 35 heures se sont aussi traduites par un niveau exceptionnel de créations d’emplois : plus de 600 000 pendant une année, et 2 millions durant la période 1997-2001. C’est un niveau d’emploi que nous n’avions jamais connu en France, même pendant les Trente Glorieuses. Certes, la période était relativement faste sur le plan économique et les autres pays d’Europe ont également connu des créations d’emplois. Mais on compte plus de créations d’emplois en France qu’ailleurs.

L’un des principaux arguments de ceux qui critiquent la réduction du temps de travail consiste à dire que, si elle permet bien de partager le travail, elle risque de casser la croissance et de détruire des emplois. Or cette crainte ne s’est pas vérifiée pendant la période de mise en place des 35 heures. Cela a au contraire dopé la croissance et l’emploi en France. Sur les vingt-cinq dernières années, la France a créé deux fois plus d’emplois que l’Allemagne. Cette bonne performance de l’emploi en France pendant la période 1997-2001 est essentiellement liée aux 35 heures.

Les 35 heures ont également été une excellente chose pour le pouvoir d’achat des salariés. Le gain annuel de pouvoir d’achat des salaires nets n’a jamais atteint de si hauts niveaux que durant cette période.

Les 35 heures n’ont pas non plus été une mauvaise affaire pour l’industrie, même si les entreprises de services ont connu quelques difficultés de mise en œuvre. L’introduction des 35 heures a en effet permis d’accroître la durée d’utilisation des équipements : alors que, en 1996, ils étaient utilisés en moyenne 50 heures par semaine, ils l’étaient 55 heures en 2000, soit une augmentation de 10 %. Des industries très capitalistiques ont donc été en mesure de produire 10 % de richesses en plus sans avoir besoin d’investir un euro de capital de plus. Il s’agissait d’un effet très important, qu’avaient anticipé les inspirateurs de la réduction du temps de travail. On peut bien dire que la mise en place des 35 heures a été une bonne chose pour la compétitivité industrielle de la France.

Mais, si les 35 heures ont été une excellente affaire pour l’économie, elles ont été – et sont toujours – vécues de façon très négative par la société française. Ainsi Lionel Jospin a-t-il payé cette réforme en 2002. Quinze ans plus tard, les socialistes se la voient reprocher à chaque élection. Rien de surprenant à cela. Les 35 heures sont une politique de solidarité entre les chômeurs et les salariés, et une politique de solidarité est toujours difficile à vendre. La théorie des jeux explique ce grand classique : ce qui fait l’optimum de la société et de l’économie dans son ensemble ne fait pas forcément l’optimum des individus. Avec les 35 heures, les gens ont vu leur salaire horaire augmenter significativement, mais leur salaire mensuel a été bloqué pendant plusieurs années, pour limiter le choc des 35 heures. Ils ont également vécu une intensification du rythme de travail, par suite des différentes mesures qu’ont prises les entreprises, telle la suppression des pauses.

Les 35 heures ont fait 2 millions d’heureux – ceux qui ont trouvé un emploi –, mais 16 millions de malheureux – ceux qui avaient déjà un emploi et ont vu leur salaire mensuel bloqué. Certes, ces derniers ont eu davantage de congés, mais ce n’est pas ce qui a le plus de valeur à leurs yeux, même si, en cas d’abolition des 35 heures, ils pleureraient sans doute leurs RTT perdues – autant que les hôteliers et les restaurateurs ! Je ne prétends pas que les 35 heures ont créé directement 2 millions d’emplois – les enquêtes tablent plutôt sur 350 000 emplois directs –, mais ils ont dopé l’activité, permettant de proposer un travail à 2 millions de personnes. Or, une fois que, grâce aux 35 heures, elles ont été embauchées par des entreprises, elles ont très vite oublié pourquoi elles avaient enfin pu trouver un emploi et se sont mises à protester avec leurs collègues contre le blocage des salaires et l’intensification du travail.

Ainsi, en faisant le bonheur de la société et de l’économie, on a mécontenté tout le monde. Pourtant, la réduction du temps de travail, cela marche, par exemple en Allemagne, où IG Metall est capable de faire passer le temps de travail à 29 heures et de baisser les salaires de 10 % chez Volkswagen, en expliquant que c’est la condition indispensable pour ne pas perdre des milliers d’emplois. Mais, chez Volkswagen, 80 % des salariés sont adhérents d’IG Metall, et un représentant du syndicat explique la réforme à quatre salariés. En France, il n’y a pas de corps intermédiaire pour expliquer aux gens l’intérêt d’une telle politique. C’est pourquoi la réduction du temps de travail n’a pas marché sur le plan social et politique.

Il me semble aujourd’hui indispensable de réexaminer la question de la réduction du temps de travail en pensant aux 5 millions de personnes inscrites à Pôle emploi. Loin d’être un fanatique de la décroissance, il me semble au contraire que la croissance est une condition indispensable pour réduire le chômage. Mais la croissance seule ne suffira pas, compte tenu du nombre de chômeurs que nous avons atteint. Pour autant, je ne suis pas un chaud partisan des 32 heures ni de la semaine de quatre jours. Les 35 heures étaient la fin du cycle de réduction du temps de travail vue sous l’angle de la réduction hebdomadaire. D’ailleurs, cela ne s’est quasiment jamais traduit par une réduction hebdomadaire, mais, pour l’essentiel, par les fameux jours de RTT supplémentaires.

Il faut réexaminer la question de la réduction du temps de travail sur des cycles plus longs. Je serais plutôt partisan de formules prévoyant six mois de congé sabbatique rémunéré tous les cinq ans ou un an de congé sabbatique rémunéré tous les dix ans : ce type de mesure, qui représente aussi 10 % du temps de travail en moins, poserait les mêmes problèmes de financement et de mise en œuvre, et produirait les mêmes effets sur l’emploi. Cela répondrait mieux, en tout cas, à une demande sociale et aux besoins de la société : cela permettrait aux gens de se former, de changer de secteur d’activité et, éventuellement, de faire le tour du monde avant d’être dans un fauteuil roulant ! Je suis d’accord pour dire qu’il faut allonger la durée de vie au travail et retarder le départ à la retraite, mais cela ne sera acceptable pour les Français que s’ils ont le droit de prendre leur retraite pendant qu’ils travaillent. Utiliser à nouveau le levier du temps de travail permettrait en même temps de répondre à une demande sociale et de réduire le chômage.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Il me semble que ce que vous venez de nous présenter est une opinion, un parti-pris, voire un programme politique, certes plutôt sympathique. À vous entendre, les 35 heures ont constitué un grand progrès économique ; vous avez aussi parlé du temps partiel, qui n’est pas une bonne chose pour vous.

Le méchant à l’origine de tous nos maux, ce serait donc l’euro ! Mais, quinze ans après, on peut être plus précis que vous ne l’avez été : en 1997, la croissance redémarrait ; mais c’est en 1999 que les 35 heures ont été instaurées, et c’est à partir de ce moment que la croissance chute. Il est plus difficile d’apprécier dans quelle mesure les 35 heures ont transformé la société, mais tous les experts disent qu’elles n’ont créé aucun emploi. Accuser l’euro paraît un peu facile : 70 % de nos échanges se font au sein de la zone euro ; or l’Allemagne commerce aussi en euros, et sa balance commerciale est très largement excédentaire !

Vous proposez un système de congés sabbatiques réguliers : mais si un chirurgien quittait l’hôpital pendant six mois, ce serait très compliqué !

Notre commission d’enquête a pour but de dresser un bilan économique et sociologique des 35 heures. Aujourd’hui, nous avons 5 millions de chômeurs ; l’activité marchande est en récession et, loin de diminuer, notre dette et notre déficit explosent. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rendre les 35 heures coupables de tous les maux, mais c’est une caractéristique forte de notre économie.

La durée du travail doit-elle d’ailleurs relever de la responsabilité du Parlement, plutôt que des partenaires sociaux dans chaque entreprise ? C’est à ce niveau-là que l’on est le mieux à même de connaître le volume d’activité et les contraintes particulières de chacune. Finalement, d’ailleurs, 35 heures, ce n’est pas la durée réelle du travail – vous l’avez dit vous-même –, mais le seuil de déclenchement du paiement des heures supplémentaires.

Bien sûr, mes propos paraissent bien terre-à-terre, par rapport à votre rêve social…

Mme Jacqueline Fraysse. J’ai été surprise d’entendre qu’une immense majorité de Français était mécontente des 35 heures : ce n’est pas mon impression.

M. Jean-Pierre Gorges, président. En tout cas, les gens se posent des questions et nous demeurons tous dans l’incertitude sur le bilan réel de cette réforme.

M. Gérard Sebaoun. Les estimations des créations d’emplois dues aux 35 heures diffèrent beaucoup selon les experts. Ce matin même, un universitaire nous assurait, études économiques internationales à l’appui, qu’elles n’en avaient créé aucun !

Les estimations du coût des allègements de charges varient également, mais on peut les situer entre 12 et 15 milliards d’euros. Après quinze ans, sont-ils encore justifiés ?

Cela a été dit, la durée légale du travail sert surtout à déclencher le paiement d’heures supplémentaires. Ne faudrait-il pas l’assouplir, afin qu’elle puisse se situer à 30 heures dans certaines branches et à 38 ou 39 heures dans d’autres ?

Monsieur le président, il me semble que votre position est hétérodoxe, puisque la position de votre mouvement politique est plutôt celle de Pierre Gattaz : aller partout vers une durée légale de 38 ou 39 heures, et donc faire sauter ce verrou, mais au bénéfice d’un seul.

Mme Fanélie Carrey-Conte. Peu d’entreprises se sont saisies de la possibilité – qui existe depuis 2008 – d’obtenir des dérogations : selon vous, pourquoi ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci d’avoir abordé la question du temps partiel, souvent laissée de côté, alors qu’elle est cruciale. Une petite moitié seulement de personnes qui travaillent à temps partiel, souvent des femmes, déclarent ne pas l’avoir choisi ; mais, lorsqu’une femme dit choisir de travailler à temps partiel pour pouvoir s’occuper de ses enfants ou de ses parents âgés, on ne peut pas, je crois, parler de choix.

M. Guillaume Duval. Le rôle de l’euro dans la désindustrialisation française et européenne est indéniable. Certes, la France échange surtout avec le reste de la zone euro ; mais, quand le cours des autres monnaies diminue, la concurrence est nécessairement plus rude, puisque l’offre venue de l’extérieur de la zone euro est très avantagée. Ce contre-argument ne tient donc pas la route. Les industriels vous diront d’ailleurs sans doute la même chose que moi. L’euro cher a aussi ses avantages – pour les consommateurs : le pétrole, les iPhone, les iPad sont moins chers… – et c’est la raison pour laquelle rien n’a été fait. Mais il est certain que la cherté de l’euro est la cause principale de nos difficultés industrielles.

La bonne résistance de l’Allemagne, malgré l’euro cher, s’explique par trois facteurs, qui font de ce pays une exception.

Tout d’abord, elle est démographiquement sur le déclin. Les Français se félicitent souvent que notre pays ait beaucoup d’enfants ; mais il faut les loger, les nourrir, les éduquer, leur offrir des téléphones portables et des vêtements de marque, ce qui coûte très cher. Les Allemands n’ont pas ce problème ; leur population vieillit, comme la nôtre, mais ils ont si peu de jeunes que le rapport entre actifs et inactifs est bien plus favorable chez eux. Ils dépensent plus d’un point de PIB de moins que nous pour l’éducation, tout en payant mieux leurs professeurs et en surchargeant moins les classes.

Cette différence démographique a surtout des conséquences sur les prix de l’immobilier : depuis quinze ans, ils ont été multipliés par 2,5 en France, alors qu’ils sont restés stables en Allemagne. Ils vont maintenant du simple au triple – 1 300 euros le mètre carré pour un logement neuf en 2011 en Allemagne, 3 800 euros en France. C’est un écart phénoménal.

Dans ces conditions, il a été beaucoup plus facile de tolérer une austérité salariale prolongée. Il n’y a eu, je l’ai dit, aucun dérapage salarial en France dans les années 2000, mais il est vrai que l’austérité salariale a été plus forte en Allemagne.

Ensuite, il y a eu la chute du Mur de Berlin. Les Allemands ont souvent l’impression d’avoir payé cher la réunification ; ils ont le sentiment que le processus a été compliqué. C’est vrai, mais ils en tirent maintenant de très grands bénéfices, puisqu’ils ont pu mettre la main sur le tissu industriel des pays d’Europe centrale et orientale. Ils exportent deux fois et demie plus que nous, mais ils importent aussi deux fois plus que nous, notamment en provenance de ces pays. Auparavant, ils utilisaient la France pour produire à bas coût ; maintenant, ils vont en Pologne, en République tchèque, en Slovaquie... Or le coût du travail en Pologne demeure cinq fois inférieur à ce qu’il est en France. Cela offre à l’industrie allemande un avantage compétitif majeur.

Nous n’avons pas su faire la même chose aussi bien. Nous essayons maintenant de tisser des liens similaires, avec le Maroc par exemple, mais c’est moins facile : les pays du Maghreb sont moins stables politiquement, et n’ont pas la même tradition industrielle.

Enfin, les Allemands sont spécialisés depuis très longtemps dans les machines et les grosses voitures, et cette spécialisation a rencontré la demande des pays émergents, qui s’équipent, construisent des usines et achètent des voitures.

Voilà les trois raisons du succès allemand. La France n’est pas seule à échouer là où ils réussissent : l’Espagne, l’Italie sont dans la même situation.

Les 35 heures n’ont pas accru le déficit public, bien au contraire : leur mise en place a coïncidé avec un important rééquilibrage des comptes publics – vous vous souvenez sans doute du débat sur la « cagnotte ». Elles ont également permis d’améliorer considérablement nos comptes sociaux, malgré les allègements de cotisations.

Le débat sur ces allègements dépasse celui des 35 heures. C’est une politique menée depuis un quart de siècle, et qui est au cœur de nos difficultés industrielles d’aujourd’hui. Les baisses de cotisations pour les bas salaires ont été utilisées par les gouvernements de droite comme de gauche pour essayer de créer des emplois pour les personnes peu qualifiées. Beaucoup d’emplois payés au salaire minimum ont, de fait, été créés. Mais force est de constater qu’il y a toujours autant de chômeurs peu qualifiés : ces emplois ont souvent été occupés par de jeunes diplômés.

Il y a donc beaucoup de salariés au SMIC en France – environ 15 %, contre souvent 2 à 3 % dans les autres pays. Le seul pays qui se trouve dans une situation similaire à la nôtre, c’est la Bulgarie. Le fait que ces smicards soient souvent de jeunes diplômés engendre des difficultés sociales ; de plus, nous avons ainsi créé des trappes à bas salaires, puisque les cotisations augmentant au-delà du SMIC, les entreprises sont dissuadées d’augmenter les salaires.

Cette situation a pu avoir, dans les années 1990, des conséquences positives pour notre insertion dans la division internationale du travail : il était intéressant d’installer une usine en France, puisqu’il y avait des gens qui avaient un BTS que l’on pouvait payer au SMIC. De plus, le Gouvernement proposait des aides à l’installation dans des zones en difficulté. Ce fut le cas pour Toyota à Valenciennes ou Daewoo en Lorraine. Mais, dans l’Europe des vingt-huit, cette insertion bas de gamme dans le marché international, avec l’installation d’usines-tournevis, ne fonctionne plus – d’autres pays sont forcément moins chers encore.

En revanche, le coût du travail qualifié est en France plutôt plus élevé qu’ailleurs ; c’est un point qu’avait souligné le rapport de Louis Gallois. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi et le pacte de responsabilité avaient pour objectif de corriger ces problèmes – l’action des élus a empêché que l’on aille dans ce sens-là. On a continué à alléger le coût du travail à proximité du SMIC.

Les allègements de cotisations sociales posent donc problème, en effet ; mais c’est parce qu’ils ont des effets négatifs sur la compétitivité-coût, avec notamment un coût trop élevé du travail qualifié. Ils ont eu pour conséquence une insertion plutôt bas de gamme dans la division internationale du travail.

Il est de bonne guerre de m’accuser de donner des chiffres trop optimistes de créations d’emplois ; j’ai repris l’estimation souvent donnée de 350 000 emplois créés grâce aux 35 heures. À tout le moins, il faut admettre qu’elles n’ont pas eu l’effet malthusien de destruction d’emplois que certains avaient annoncé, puisque 2 millions d’emplois ont été créés pendant la période de mise en place de la réforme.

Faut-il alors aujourd’hui allonger le temps de travail ? Cela ne créerait sans doute pas d’emplois. Ce serait donc un signe supplémentaire d’un « dé-développement » français : nous nous rapprocherions de la Roumanie, de la Turquie et de la Grèce, plutôt que des Pays-Bas et de l’Allemagne. Nous y serons peut-être contraints, mais il est, je crois, impossible de désirer aller dans ce sens.

Qui doit fixer la durée du travail ? Ma conviction est simple : si ce pouvoir est laissé aux entreprises, nous entrerons forcément dans une logique de moins-disant social et de disparition des acquis sociaux. Dans la logique d’une entreprise, la concurrence menace forcément, et il est inéluctable de demander aux salariés d’accepter des sacrifices.

Le système allemand est très différent. Il a été assoupli, mais il est très contrôlé au niveau des branches – la logique des branches continue de dominer, notamment en matière de temps de travail, mais celles-ci rassemblent de moins en moins de salariés. L’Allemagne se rapproche donc plutôt en ce moment de la logique française, tant en établissant un salaire minimum qu’en prévoyant une extension des conventions collectives. Jusqu’ici, celles-ci ne s’appliquaient que lorsque le patron adhérait au syndicat patronal signataire de la convention ; en conséquence, la moitié des salariés allemands seulement sont aujourd’hui couverts. Désormais, ce devrait être l’État qui décidera d’étendre la convention collective à l’ensemble d’un secteur, que les patrons adhèrent ou non au syndicat patronal. On va donc plutôt vers une plus grande régulation publique.

Bien sûr, certains acteurs ont des raisons de vouloir que s’installe la loi de la jungle. Mais ce ne serait bon ni pour la société ni pour l’économie : ce serait très mauvais pour notre demande intérieure. Vous le dites, monsieur le président, notre pays ne va pas très bien. Mais nous sommes parmi ceux qui vont le moins mal : le coût du travail n’ayant pas diminué en France, la demande intérieure a pu se maintenir. Nous avons ainsi, au passage, sauvé la zone euro : si nous avions suivi le mouvement de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, la monnaie unique se serait effondrée depuis longtemps. Mais si nous avons sauvé l’euro, c’est en maintenant le coût du travail et les dépenses publiques, et c’est la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui en difficulté en matière de compétitivité extérieure, puisque les autres pays ont diminué fortement leur demande intérieure et leur coût du travail. Nos échanges avec l’Espagne étaient excédentaires, ils sont maintenant déficitaires.

Peut-être serons-nous obligés de nous lancer dans une course au moins-disant social, de suivre la direction que vous indiquez, c’est-à-dire d’augmenter la durée du travail et de diminuer les salaires. Je ne crois pas un instant que cela aiderait la société et l’économie de notre pays comme de l’Europe. La demande intérieure française représente 20 % de la demande de la zone euro : si elle diminue, les tendances déflationnistes qui nous menacent déjà ne feront que se renforcer.

Enfin, madame Fraysse, vous avez raison de me reprendre : beaucoup de Français n’ont sans doute pas été mécontents des 35 heures. En tout cas, si l’on supprimait les jours de RTT, ils seraient sans doute extrêmement mécontents, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les patrons ne s’y essaient pas. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas si mécontents non plus, du moins ceux qui sont vraiment sur le terrain et qui ne sont pas des idéologues : ils savent ce qu’ils ont gagné avec cette réforme, en termes de flexibilité et d’organisation du travail notamment. Ils ont donc toute raison de se montrer prudents.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Monsieur, nous vous remercions.

Audition de Mme Christiane Charbonnier, directrice de la direction « Droit du travail », de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), accompagnée de Mme Delphine Assal, cheffe du service « Temps et revenus du travail », de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM)

(Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. Thierry Benoit, président. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir Mme Christiane Charbonnier, directrice du service « Droit du travail », qui est accompagnée de Mme Delphine Assal, chef du service « Temps et revenus du travail », de l’Union des industries et métiers de la métallurgie « UIMM ».

Nous avons entendu le 11 septembre dernier M. Jean-François Pilliard, qui ne nous avait pas fait part de toutes les propositions du MEDEF concernant la durée légale du travail. Celles-ci ont été rendues publiques par la suite.

C’est un sujet que vous connaissez bien. Après la fermeture des mines dans les années quatre-vingt, la métallurgie française a pâti dans les années 2000 de la concurrence internationale. Le rachat de diverses entreprises sidérurgiques par des groupes internationaux et la délocalisation de la production nationale d’automobiles vers des pays à bas coût de main-d’œuvre nous l’ont récemment rappelé.

Nous entendons de nombreux appels tendant à aligner les conditions de travail des salariés français sur celles de nos concurrents émergents, quand le modèle allemand semble, pour sa part, pouvoir se perpétuer. Cet alignement se traduirait juridiquement par la substitution d’un pur contractualisme à la législation et à la réglementation du travail établies progressivement en Europe de l’Ouest depuis plus d’un siècle. Ce faisant, ce contractualisme ne reconnaît plus l’inégalité des parties au contrat individuel de travail, que l’on qualifie traditionnellement de subordination du salarié à l’employeur.

Vous nous ferez sans doute part de votre point de vue sur cette évolution juridique et sur la manière dont la jurisprudence l’accompagne ou la ralentit. Votre appréciation du cadre juridique du temps de travail des salariés de votre secteur économique et des situations respectives des salariés à temps partiel, des cadres au forfait et des femmes, quoi que peu nombreuses dans la métallurgie, nous intéresse également.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, chacune à votre tour, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Christiane Charbonnier et Mme Delphine Assal prêtent successivement serment.)

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

Mme Christiane Charbonnier, directrice de la direction « Droit du travail » de l’UIMM. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, nous vous remercions de nous donner l’occasion de nous exprimer sur cette question de la réduction progressive du temps de travail.

Celle-ci a été amorcée au XIXe siècle avec la réduction de la journée de travail des femmes et des enfants, dans un souci de protection de la santé publique. La réduction du volume de l’horaire de travail s’est poursuivie au cours du XXe siècle et au tout début du XXIe siècle, avec la dernière réduction de la durée légale du travail à 35 heures.

Ces réductions, dont les motivations ont été différentes selon les époques, ont été plus ou moins difficiles à mettre en œuvre dans les entreprises et ont souvent conduit à des retours en arrière pour des raisons économiques et financières, lorsqu’elles n’étaient pas complètement justifiées, comme la première d’entre elles, par la préservation de l’intégrité physique des travailleurs.

J’évoquerai donc brièvement les différentes étapes de la réduction du temps de travail et aborderai, compte des enseignements que nous pouvons en tirer, les suggestions que nous pourrions faire pour l’avenir.

La première réduction importante du temps de travail du XXe siècle est apparue en 1919, couplée avec la fixation, le dimanche, de la journée hebdomadaire de repos. La journée de travail a été limitée à huit heures sur six jours, ce qui faisait 48 heures de travail au plus sur la semaine. Cette première réduction ne sera pas tout de suite réellement effective puisque dès le vote de la loi, des décrets ont été adoptés pour autoriser des heures au-delà de ces huit heures par jour. Le volume de ces heures qualifiées d’heures supplémentaires pouvait aller jusqu’à 300 par an. Ce n’est qu’en avril 1935 que l’autorisation de faire des heures supplémentaires fut supprimée. Ce n’est donc qu’à cette date que la réduction du temps de travail à 48 heures deviendra effective.

La deuxième réduction importante du volume du temps de travail fut prévue par une loi de 1936 qui, d’une part, consacra le décompte du temps de travail sur la semaine, et non plus sur la journée et, d’autre part, fixa une durée hebdomadaire de 40 heures par semaine, avec deux semaines de congés payés. Conçue de manière autoritaire et générale pour toutes les entreprises, la semaine de 40 heures ne pourra pas réellement être mise en œuvre. En effet, deux ans après, des décrets furent adoptés pour autoriser à nouveau des heures supplémentaires afin de permettre aux entreprises de dépasser cette durée de 40 heures, faute de main d’œuvre disponible pour faire face au travail correspondant aux heures libérées par cette réduction d’horaire.

Ce n’est qu’à partir de 1968, en même temps que l’instauration de la quatrième semaine de congés payés en 1969, que seront mises en œuvre des réductions conventionnelles, progressives, du temps de travail des salariés. Ainsi, dans la métallurgie, quatre accords ont été adoptés entre 1968 et 1973 pour réduire progressivement la semaine de travail de 48 heures à 40 heures. À cette date seulement, et progressivement dans le courant des années soixante-dix, la durée du travail va effectivement passer à 40 heures de façon pérenne.

En 1956, le passage de deux à trois semaines de congés payés n’a pas connu le même sort que ces réductions d’horaires. Cette troisième semaine de congés payés a été tout de suite effective parce qu’elle ne faisait que consacrer par la loi ce qui existait déjà dans les accords collectifs des entreprises.

On commence à s’apercevoir qu’en fait, la réduction du temps de travail ne devient effective et pérenne que si elle est consacrée par des dispositions conventionnelles prévues par les entreprises, et au rythme de celles-ci.

En 1982, est programmée, avec le passage de quatre à cinq semaines de congés payés, une réduction importante de la durée légale du temps de travail, de 40 à 35 heures par semaine. Toutefois, pour tenir compte des enseignements précédents, cette réduction ne devait être que progressive, c’est-à-dire ne rentrer en vigueur que par palier, entre 1982 et le 1er janvier 1986.

Dans la métallurgie, nous avions négocié à cette époque un accord qui amorçait la réduction effective de la durée du travail de 40 à 35 heures. Il prévoyait une réduction de la durée collective des salariés à 38 heures 30, et même à 38 heures pour les salariés travaillant en équipe de nuit. Par ailleurs, une annexe à cet accord ramena à 33 heures 36 le temps de travail des salariés travaillant en continu dans les entreprises sidérurgiques – équipes se succédant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pour des raisons techniques.

La crise économique de 1983 contraindra les pouvoirs publics à renoncer au projet de ramener la durée légale du travail à 35 heures, Seule la cinquième semaine de congés payés et la semaine de 39 heures seront consacrées par la loi. De la même façon, dans la métallurgie, nous n’avons pas poursuivi les réductions progressives du temps de travail entamées en 1982. Nous nous sommes arrêtés à 38 heures 30, et à 38 heures, et à 33 heures 36 pour les salariés travaillant en continu.

En 1998, le taux de chômage est de 10 %. La situation économique n’est donc pas favorable à une nouvelle réduction générale du temps de travail pour améliorer les conditions de travail des salariés en vue d’un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle, comme le prévoyaient les réductions antérieures. La priorité est plutôt de donner du travail à tous ceux qui n’en ont pas. L’idée qui prévaut alors est de réduire à nouveau la durée du travail, mais pour partager le volume du travail existant, et créer des emplois avec le volume d’heures libérées par le temps supplémentaire de repos des salariés qui ont un emploi.

Cet objectif est louable, mais malheureusement très difficile à atteindre. L’idée que le travail a un volume donné et qu’il faut le partager pour en donner à tous est erronée, surtout lorsque la réduction d’horaire s’accompagne d’une compensation salariale. En effet, la loi du 19 janvier 2000 imposait une compensation des salaires au niveau du SMIC, qu’il était socialement, mais aussi juridiquement impossible de ne pas appliquer à l’ensemble des salaires. La baisse de salaire, même décidée par accord collectif consécutif à une réduction d’horaire, constitue une modification du contrat de travail que le salarié peut refuser.

Face à cette situation, l’UIMM n’a pas procédé à une baisse de l’horaire collectif de référence de tous les salariés de la métallurgie.

Nous avons négocié, uniquement au niveau de la branche, les modalités d’application des 35 heures, afin que les entreprises puissent organiser la répartition du volume de l’horaire avec l’ensemble des outils de flexibilité autorisés par la loi mais en perdant le moins possible d’heures productives. Nous y sommes plus ou moins parvenus, compte tenu de ce que permettait la loi.

Nous avons négocié sur la définition du temps de travail effectif, afin d’écarter au maximum les temps improductifs dans la comptabilisation des 35 heures, et sur le volume du contingent d’heures supplémentaires. En effet, la durée légale du travail n’est pas une durée obligatoire mais seulement le point de départ des heures supplémentaires. Certaines entreprises peuvent se mettre à une durée supérieure, et d’autres à une durée inférieure, sauf si un accord de branche impose à toutes les entreprises de la branche de se mettre à cette durée légale.

Nous avons négocié pour faire en sorte que cette durée légale soit calculée non plus sur la semaine comme le prévoyait la loi de 1936, mais sur l’année, les heures supplémentaires ne se décomptant qu’à la fin de l’année. Cela permet aux entreprises de faire varier les horaires pour tenir compte de leur charge de travail – dans les limites des durées maximales du travail.

Nous avons enfin négocié les forfaits en heures ou en jours sur l’année pour les salariés qui ont une autonomie dans la gestion de la répartition du volume horaire de travail qu’ils sont tenus de réaliser en application de leur contrat de travail.

Cet accord a été vivement critiqué, car il n’imposait pas à toutes les entreprises de ramener leur horaire de travail à 35 heures – ou en dessous. Néanmoins, il fournissait des outils de flexibilité à toutes celles qui souhaitaient le faire pour y procéder dans les meilleures conditions.

De fait, il a conduit à des mises en œuvre très diversifiées de la réduction du temps de travail.

Certaines entreprises, notamment les plus petites, n’ont pas réduit l’horaire à 35 heures. Elles ont utilisé le contingent, soit pour maintenir les horaires auxquels elles étaient, soit pour le réduire légèrement en dessous de l’horaire collectif, qui était généralement, dans la métallurgie, de 38 heures 30. Si elles ne l’ont pas fait, c’est qu’il leur était difficile, compte tenu de leur petite taille, de partager les emplois, c’est-à-dire d’en recréer à partir du volume d’heures libérées par la réduction d’horaires. Il était impossible de recruter, sur ces heures libérées, des personnes suffisamment polyvalentes. Comment auraient-elles pu remplacer à la fois les salariés qui faisaient de l’administratif, ceux qui faisaient de la recherche, ceux qui faisaient de la production, ceux qui faisaient de la maintenance, ceux qui faisaient du commercial, etc. Il était totalement impossible de partager vraiment les emplois dans les petites entreprises.

Certaines ont réduit les horaires de travail sur la journée, ou sur la semaine – environ 3 heures 30 dans les entreprises de la branche. D’autres ont préféré regrouper les heures de repos que les salariés auraient dû avoir en plus sur la semaine, et ont formé des journées supplémentaires de repos. Cela les a conduites à augmenter le nombre de jours non travaillés dans l’année de 4 ou 5 semaines – 21 jours si elles étaient à 38 heures 30, 24 jours si elles étaient restées à 39 heures, Ces quatre ou cinq semaines supplémentaires de congés payés étaient très difficiles à absorber par les entreprises, d’autant plus que la compensation était intégrale. Les entreprises devaient en effet payer les salariés exactement de la même façon.

Parmi les entreprises qui ont choisi d’apprécier le temps de travail sur l’année au lieu de la semaine, certaines ont retenu la formule que je vous ai décrite tout à l’heure : une modulation d’horaire permettant de faire varier l’horaire entre 48 heures sur une semaine, voire 0 heure sur d’autres semaines, en fonction de la charge de travail.

Enfin, les forfaits en heures et en jours sur l’année ont été largement utilisés par les entreprises, pour les salariés ayant une autonomie dans la répartition de leur volume horaire de travail – autonomie dans les limites des contraintes imposées par la fonction, c’est-à-dire par les rendez-vous de la clientèle ou les réunions avec la direction ou les collègues, pour organiser leur travail.

Finalement, l’avenir a donné raison à cet accord qui avait pourtant été très critiqué. En effet, dès 2003, soit juste un an après l’entrée en application de la durée légale des 35 heures, le chômage a commencé à remonter. La situation des entreprises ne s’améliorant pas malgré les allègements de charges, plusieurs lois sont intervenues pour assouplir les modalités d’application de cette nouvelle durée légale. Ces modalités d’application aboutissaient toutes à trouver des solutions pour permettre aux entreprises qui le pouvaient de relever leurs horaires de travail : augmentation du contingent ; élargissement du nombre de jours de repos pouvant être affectés au compte épargne temps ; système des heures choisies et des jours choisis pour les salariés qui souhaitaient travailler au-delà des durées de référence ; rachat des jours de RTT, possibilités ouvertes aux accords d’entreprise de déroger aux accords de branche, même si ces derniers étaient plus favorables.

Voilà ce qui s’est passé au XXe siècle. Passons maintenant aux perspectives d’avenir. Faut-il continuer à réduire le temps de travail, ou faut-il penser les choses autrement ?

On s’aperçoit que les assouplissements résultant des lois adoptées postérieurement à 2003 ont été finalement très peu utilisés par les entreprises. On peut invoquer plusieurs raisons à cela : d’abord, le manque d’activité : la croissance n’étant pas au rendez-vous, les entreprises n’ont pas eu l’opportunité d’utiliser ces assouplissements ; ensuite, la résistance du corps social, organisations syndicales et salariés ; enfin et surtout, et c’est pour nous la vraie raison, la complexité des textes et le coût de ces assouplissements.

Étant donné que la durée légale constitue le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, on ne peut augmenter le volume horaire en utilisant les assouplissements que dans le cadre de la réglementation relative aux heures supplémentaires : il faut d’abord négocier un contingent d’heures supplémentaires suffisant pour permettre la remontée des horaires ; ensuite, négocier les conditions de rémunération de ces heures supplémentaires, la majoration ne pouvant pas être inférieure à 25 % pour les huit premières heures, et à 50 % au-delà ; enfin, attribuer, pour les heures supplémentaires effectuées au-delà du contingent négocié, une contrepartie en repos obligatoire – de 50 % pour les entreprises de 20 salariés au moins, et de 100 % pour les autres.

Par ailleurs, si l’on envisage de relever les horaires au niveau de l’ancienne durée légale de 39 heures, ce qui ne peut se faire sans une augmentation proportionnelle du salaire, cela conduit, en prenant en compte la majoration des heures supplémentaires entre 35 et 39 heures, à une augmentation de salaire de 14,4 %. Je précise que le passage à 35 heures avait déjà conduit, avec la compensation salariale, à une première augmentation de salaire de 11,4 %.

J’ajoute qu’en raison de l’insécurité juridique de tous les textes qui ont été adoptés, de nombreux contentieux se sont développés : sur les forfaits jours ; sur le décompte des heures dans le cadre de la modulation d’horaires sur l’année ; sur l’utilisation des comptes épargne temps pour rémunérer les temps non travaillés par les salariés lors des baisses d’activité à la place de la mise des salariés en situation de chômage partiel.

Nous pensons donc qu’il serait nécessaire, au-delà des efforts déjà entamés dans la loi de 2008, de simplifier de façon radicale les règles régissant le temps de travail tout en allégeant les coûts de l’heure de travail pour donner une vraie flexibilité aux entreprises, laquelle serait, à notre avis, profitable à l’activité économique. Comment procéder ?

On peut se demander si la voie la plus efficace ne pourrait pas être, puisque la durée légale n’est pas une durée obligatoire, de supprimer purement et simplement la durée légale.

La suppression de la durée légale entraînerait celle du seuil de déclenchement des heures supplémentaires pour ne laisser substituer que les durées maximales du travail : 10 heures par jour, 48 heures sur une semaine et 44 heures sur douze semaines – durée qui a été réduite à 42 heures dans la métallurgie. Dans ces limites-là, les entreprises pourraient alors fixer leur durée de travail de référence, en concertation avec les représentants des salariés. Cette durée de référence serait la durée de travail des salariés à temps plein.

Les conditions de dépassement de cette durée de référence devraient nécessairement être prévues par les accords fixant cette durée de référence, et les modifications de la répartition de ce temps devraient être arrêtées de la même façon, afin que les salariés connaissent avec précision les périodes de temps qu’ils doivent consacrer à l’exécution de leur contrat de travail.

Que feraient les entreprises après une telle modification législative ? Elles n’auraient plus, à chaque fois qu’elles voudraient modifier leurs horaires, à se demander si elles ont bien appliqué toutes les règles sur les heures supplémentaires.

Les entreprises qui le souhaiteraient pourraient, soit maintenir leur système actuel, ce que feraient sans doute la plupart des entreprises, soit revoir leur système actuel de temps de travail pour le rendre plus performant : à la hausse ou à la baisse en fonction de la situation dans laquelle elles se trouvent, et pour un coût un peu moindre. En effet, la suppression du seuil de déclenchement des heures supplémentaires entraînerait bien sûr automatiquement la suppression de l’obligation de négocier un contingent d’heures supplémentaires et de majorer les heures effectivement travaillées au-delà de la durée légale, et d’octroyer des contreparties en cas de dépassement de ce contingent.

Cette suppression aurait aussi l’avantage de simplifier la réglementation relative au temps partiel, qui se définit par rapport à la durée légale et qui est encore plus complexe, voire plus rigide que celle du temps plein.

Cette simplification devrait s’accompagner d’une plus grande portée de l’accord collectif par rapport au contrat de travail. Le volume et la répartition de l’horaire déterminés par l’accord collectif ne devraient pas pouvoir être refusés par les salariés si l’on ne veut plus continuer à sacrifier, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, l’intérêt collectif au profit d’intérêts individuels souvent contradictoires.

Quoi qu’il en soit, et quelles que soient les options choisies, une erreur est certainement à éviter : celle qui consisterait à imposer des réductions importantes et identiques pour toutes les entreprises. En effet, toutes les réductions identiques pour toutes les entreprises, auxquelles on a procédé en France, n’ont pas pu être appliquées au moment où elles ont été décidées.

La réduction d’horaire, à notre avis, ne peut se faire que de façon individualisée et progressive, en fonction de la situation particulière de l’entreprise concernée, après concertation avec ses partenaires sociaux, dont la légitimité devrait être renforcée par la négociation qui va s’engager la semaine prochaine au niveau interprofessionnel.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Madame, merci pour votre intervention.

Vous avez insisté, au début et à la fin de votre intervention, sur le fait que la réduction du temps de travail n’était effective que dans la mesure où elle était validée par les entreprises. Vous avez précisé que parfois les entreprises avaient anticipé la loi et que, dans les autres cas, quand la loi avait été votée, il avait fallu qu’elle soit actée par les entreprises pour entrer dans les faits. Je voudrais néanmoins modérer votre propos. On peut aussi penser que la loi envoie, à un moment, un signal, et que parfois, il faut du temps pour que ce qui a été voté entre dans les faits. Bien sûr, la participation des entreprises est nécessaire. Mais cela ne signifie pas qu’il était inutile, à un certain moment, d’adopter la loi.

Ensuite, vous nous avez dit quand et comment vous aviez vous-mêmes, avant l’heure, prévu une réduction du temps de travail. Mais pourquoi avoir choisi un temps de travail inférieur à celui de la durée légale, alors que vous semblez favorable à son augmentation, voire à sa suppression ?

Selon vous, l’idée que l’on puisse partager le travail pour en donner à tous est louable, mais impossible à réaliser. Certes, sans être très informée sur les métiers de la métallurgie, je conçois qu’il soit difficile de découper le travail autrement pour le partager autrement. C’est sûrement plus compliqué pour les cadres, qui ont d’ailleurs nécessité des dispositions particulière, et pour les petites entreprises, comme vous nous l’avez expliqué. Mais je ne vois pas en quoi ce serait impossible, en tout cas dans les grandes entreprises comptant de très nombreux salariés.

Vous avez également remarqué que la mise en œuvre de la réduction du temps de travail avait été extrêmement diversifiée en fonction des entreprises. On peut se dire que cela pose un problème d’égalité. Mais on peut se dire aussi que, finalement, cette loi n’a pas empêché les entreprises de s’adapter.

Vous avez mis en avant la compensation salariale de l’augmentation du nombre de jours non travaillés. J’observe tout de même que la loi permettait une certaine flexibilité, et surtout, que la réduction du temps de travail s’est accompagnée, pour les entreprises, d’une baisse de cotisations.

Vous nous avez dit que l’accord de l’UIMM sur les modalités d’application des 35 heures avait été beaucoup critiqué, mais que l’avenir vous avait donné raison parce que le chômage avait continué à augmenter dès 2003. Ne pourrait-on pas plutôt dire que la période de mise en place des 35 heures est la seule des ces quarante dernières années où le chômage n’a pas augmenté et où les comptes publics étaient à peu près équilibrés ? On me rétorquera que c’était grâce à la croissance européenne. Il me semble pourtant – conformément à certaines études, et notamment de celles de la DARES – qu’à défaut de créer beaucoup d’emplois, la réforme à contribuer à réduire le chômage. Vous nous avez dit aussi qu’un certain nombre de mesures pertinentes avaient été prises à partir de 2003. Je vous répondrai que pour autant, le chômage n’a pas baissé. Voilà pourquoi l’observation des faits m’inciterait plutôt à tirer des conclusions inverses des vôtres.

Par ailleurs, vous avez déclaré en conclusion qu’il vous paraîtrait opportun que l’on supprime la durée légale et que les entreprises fixent elles-mêmes leur durée de référence. Mais vous avez ajouté que vous pensiez que la plupart des entreprises maintiendraient le système actuel. Alors, à quoi bon supprimer la durée légale ?

Enfin, vous avez constaté que la possibilité d’augmenter les contingents d’heures supplémentaires avait été peu utilisée. Cela ne signifie-t-il pas, là encore, que cette augmentation présentait un intérêt limité ? Cela a permis une amélioration du pouvoir d’achat, mais pas d’augmentation des heures supplémentaires travaillées. Je ne vois donc pas en quoi cela a pu répondre aux difficultés que vous avez rencontrées.

M. Jean-Pierre Gorges. Madame Charbonnier, votre synthèse était brillante.

Je vous remercie d’avoir rappelé la chronologie des évènements. Il est incroyable que les gens ne connaissent pas l’historique de la durée du temps de travail et aient oublié la loi d’août 2008, qui a modifié complètement la donne.

La réduction du temps de travail à 35 heures était une promesse purement électorale de 1981. De fait, on a commencé à réduire doucement le temps de travail. Mais on s’est arrêté aux 39 heures parce que l’on voyait bien que ce n’est pas possible d’aller en dessous. En 1998, la dissolution de l’Assemblée nationale est tombée du ciel, et la gauche s’est demandé quel programme proposer aux Français : elle leur a proposé les 35 heures.

Madame, vous nous avez montré comment on avait réduit le temps de travail entre 1919 et 1982. Il fallait le faire parce que l’on travaillait 48 heures, six jours par semaine. Mais si on a pu le faire, c’est parce que l’on était dans un contexte de croissance et que la technologie avait modifié les process de fabrication. Sauf qu’à un moment donné, la situation s’est renversée : la croissance n’est plus là, la technologie progresse mais la concurrence s’accélère.

Bien sûr, on pourrait continuer à diminuer le temps de travail. D’ailleurs, partager le temps de travail est facile à faire si l’on partage les salaires. Mais le problème apparaît quand on souhaite, en même temps, que les gens continuent à gagner le même salaire. Allez dans un restaurant au Mexique : il y a huit personnes qui servent autour de la table, mais ils sont payés 90 euros par mois. En France, vous en avez deux, qui sont payés 1 000 euros.

Et ce qui était le problème des 35 heures pèse encore aujourd’hui sur le budget : la facture atteint 22 milliards d’euros par an, sur un déficit estimé à 75 milliards d’euros. En effet, on a compensé le fait que les gens travaillent 35 heures au lieu de 39. Que ce soit payé par l’entreprise ou par l’État, tout cela se retrouve à un moment donné et il faut bien le financer par l’impôt.

La situation s’est donc retournée en 1982. J’approuve qu’en 1983, les socialistes aient arrêté le processus. Mais je reproche à tous ceux qui sont venus après, de gauche comme de droite, d’avoir aggravé le problème. Je l’ai constaté comme co-rapporteur de l’évaluation de l’article 1er de la loi dite « TEPA », au nom de notre Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC), qui a conduit à bonifier des heures supplémentaires qu’effectuaient déjà 9,5 millions de personnes qui avaient continué à travailler 39 heures. En payant ces quatre heures comme des heures supplémentaires, on a dépensé de l’argent sans créer une heure supplémentaire de plus. À partir de 2008, les choses se sont encore dégradées. Il faudrait s’adapter au contexte et arrêter le dispositif comme cela a été fait en 1983.

Si l’on veut partager le temps de travail, il faut partager les salaires. On a d’autant plus de chances d’avoir du travail que l’on est plus compétitif. En fait, c’est le travail qui amène le travail. Les 35 heures nous l’ont démontré.

La proposition que vous faites est celle qui résulte du travail que nous avons mené avec M. Jean Mallot sur l’article 1er de la loi TEPA pour le CEC. Nous y avons mis en évidence que les 35 heures n’existaient plus depuis août 2008, et que ce n’était plus que le seuil à partir duquel on calculait les heures supplémentaires.

Nous avions toutefois une divergence de vue : mon ancien collègue pensait qu’il faut discuter branche par branche, et moi qu’il faut discuter entreprise par entreprise, voire secteur par secteur à l’intérieur d’une même entreprise.

Ce n’est pas la même chose de travailler à la production ou dans les bureaux. Peut-être que celui qui est devant des hauts fourneaux ne doit travailler que 32 heures et que celui qui est dans les bureaux, pour compenser, doit en travailler 42 ? Mais de toute façon, l’organisation des horaires de travail doit être décidée au niveau de l’entreprise. On ne peut pas mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Dans un pays, il y a une grande variété d’entreprises, et dans l’entreprise, il y a une grande variété de métiers.

À l’intérieur d’un cadre donné défini par le législateur – par exemple pas plus de 48 heures dans une semaine et pas plus de 10 heures par jour – il faut tout revoir dans un esprit de liberté. Dans les entreprises, les patrons, comme les partenaires sociaux et les employés, sont des gens responsables.

Les entreprises sauront quoi faire en fonction de leur activité. Ce n’est pas au législateur de s’en préoccuper. Comme les entreprises sont en compétition les unes par rapport aux autres, elles sauront attirer les meilleurs chez elles parce qu’elles paieront mieux ou offriront de meilleures conditions de travail.

Madame, je suis donc tout à fait en phase avec votre proposition. Mais de grâce, il faut qu’à l’Assemblée nationale on réagisse. La situation est grave.

Mme Isabelle Le Callennec. Madame, par vos propos, vous avez répondu à une question qui nous est souvent posée, à savoir pourquoi, en 2007, nous n’étions pas revenus sur la durée légale des 35 heures. Vous nous avez dit en effet que sa mise en place dans les entreprises avait été tellement difficile que l’on ne souhaitait pas forcément, en tout cas à l’UIMM, rouvrir le débat. Par ailleurs, vous avez pris acte des assouplissements, remarquant qu’ils avaient été très peu utilisés, sans doute par manque d’activité et en raison de la résistance du corps social. Je pense donc qu’il y a une coresponsabilité, des entreprises mais aussi du gouvernement de l’époque, qui n’a pas souhaité revenir sur un dossier emblématique.

Vous proposez aujourd’hui de supprimer la durée légale des 35 heures. Vous souhaitez une simplification du système du temps de travail et un allègement des coûts du travail. Nous vous rejoignons complètement.

Vous suggérez de travailler entreprise par entreprise, dans la mesure où l’activité de chacune peut varier d’un secteur d’activité à l’autre, d’un moment de l’année à l’autre et en fonction des carnets de commande. Pour nous, cela va de soi. C’est à ce niveau qu’il faut discuter – avec les chefs d’entreprise, les organisations syndicales ou les représentants du personnel – si l’on veut progresser.

Vous avez évoqué des négociations à venir et la résistance du corps social. Pensez-vous qu’aujourd’hui, le corps social soit suffisamment mûr pour avancer sur ces questions-là ? Personnellement, je me place du côté des jeunes : ils veulent travailler, gagner de l’argent, s’insérer professionnellement et peut-être fonder une famille. Quels arguments mettez-vous en avant pour faire bouger les lignes ? Comme le disait notre collègue, c’est vraiment nécessaire.

M. Gérard Sebaoun. Madame, je vous remercie pour la clarté de vos propos, avec lesquels je suis « moyennement » d’accord, et je vais vous dire pourquoi.

D’abord, vos propositions représentent un recul de plusieurs dizaines d’années, ne serait-ce que par rapport à l’accord que vous avez signé en 1982, et qui avait abouti à une réduction du temps de travail à 38 heures 30, encore effective aujourd’hui.

Ensuite, je ne connais pas la structure actuelle de l’UIMM et les différentes entreprises que vous représentez, mais je tiens à rappeler quelques points.

Premièrement, les 35 heures ont permis une modération salariale réelle, que personne ne conteste.

Deuxièmement, la productivité, selon les calculs de certains instituts, a augmenté de 4 à 5 %, ce qui est probablement vrai aussi dans la métallurgie. Ce qui signifie que les 11 % d’augmentation des salaires que vous attribuez au passage aux 35 heures ont été compensés en tout ou partie.

Troisièmement, vous nous avez indiqué que malgré les possibilités offertes par la loi, de nombreuses entreprises ne tenaient absolument pas à renégocier quoi que ce soit. Vous avez dégagé quatre raisons à cela : le manque d’activité, la résistance des syndicats et celles des salariés, la complexité des textes et les coûts.

Je comprends la résistance des salariés. Ceux que je rencontre sont assez favorables à l’idée que l’on ne touche pas à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle acquis – parfois difficilement – grâce aux 35 heures. Mais je m’étonne que vous ayez insisté sur la complexité des textes : vous avez négocié les heures supplémentaires et le repos obligatoire. Après tout, c’est votre métier et je ne vois pas en quoi ce serait si compliqué.

Enfin, vous avez invoqué des raisons de coût. Il est évident que le fait de passer de 35 à 39 heures diminuerait le déclenchement des heures supplémentaires, ce qui vous permettrait de faire des économies. Mais, sans connaître l’échelle des salaires dans votre branche, je m’interroge : que voudriez-vous de plus ? Déjà, les cotisations sociales ont été allégées au moment du passage aux 35 heures, puis elles ont été supprimées jusqu’à 1,6 SMIC environ. Je m’étonne de ce vous demandez, d’autant plus que les salariés vont résister et que les entreprises ne tiennent pas à renégocier.

En conclusion, je comprends le discours du MEDEF que vous représentez. Mais ce discours, qui est malheureusement repris par nos adversaires politiques, ne se nourrit d’aucun élément qui permette de penser que vous pourriez ainsi créer un nombre considérable d’emplois.

M. Denys Robiliard. Merci, madame, pour votre exposé. J’ai apprécié que vous ayez situé la question dans une période de temps suffisamment longue. J’observe, pour ma part que la productivité est un élément qui explique que l’on puisse – et de mon point de vue, que l’on doive – réduire le temps de travail. Aujourd’hui, une heure de travail, particulièrement en France, permet de produire beaucoup plus qu’en 1935, pour reprendre une des dates que vous avez citées. Cela dit, j’aimerais vous interroger sur la proposition que vous nous avez faite.

Vous nous dites qu’il faudrait supprimer la durée légale du temps de travail, envisagée comme seuil de déclenchement des heures supplémentaires et comme durée de référence pour le calcul du temps plein et du temps partiel. Cette durée de référence serait fixée soit par la branche, soit par l’entreprise – ce qui a votre préférence.

Premièrement, y aurait-il toujours un seuil de déclenchement des heures supplémentaires ? Car si on va au bout des choses, il n’y en aurait plus et tout disparaîtrait : le contingent et la rémunération complémentaire. Évidemment, en termes de coût, cela change tout : l’heure que l’on qualifie aujourd’hui d’heure supplémentaire deviendrait une heure comme une autre. Mais peut-être paiera-t-on tout de même plus cher les heures dépassant le plafond des 44, voire 48 heures ?

M. Gorges a évoqué la possibilité d’attirer les meilleurs salariés en les payant plus cher. Mais vous savez aussi que, compte tenu de l’importance du chômage, il sera possible d’exercer une contrainte pour que les salaires soient négociés à la baisse. De ce fait, la réforme que vous envisagez risque bien de se traduire par une baisse des salaires effectivement payés. Il y a de quoi s’interroger. Bien sûr, cela dépend de la conception que l’on a de l’économie : le fordisme n’est pas le taylorisme. Mais le fordisme vise aussi à favoriser l’accès de chacun à la consommation. Or, à terme, c’est aussi cela qui est en jeu.

Donc, jusqu’où souhaitez-vous aller ? Voulez-vous abolir ou pas le concept même d’heures supplémentaires ? Celles-ci seront-elles à la discrétion des entreprises qui les maintiendraient et les négocieraient dans le cadre d’accords collectifs à passer entreprise par entreprise ; ou qui ne les maintiendraient pas ?

Deuxièmement, parmi les États européens qui nous sont les plus proches, et donc principalement en Allemagne, quel type d’organisation retiendriez-vous pour la France ? On connaît la capacité d’adaptation dans la métallurgie allemande qui a introduit la notion de Kurzarbeit, et donc de flexibilité en fonction de l’importance de l’activité et des heures concrètement travaillées. Qu’en pensez-vous ? Est-ce transposable et à quelles conditions ?

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie moi aussi pour votre intervention.

Depuis une trentaine d’années, certains des secteurs que vous représentez – les mines dans les années quatre-vingts, puis la métallurgie, la sidérurgie et l’automobile – ont subi des à-coups. Selon vous, y a-t-il une connexion à établir entre ces évènements, la durée du temps de travail, les coûts de production et la perte de notre production industrielle ?

Par ailleurs, faites-vous un rapprochement entre le volume de travail possible pour une entreprise ou pour un secteur d’activité, et l’enveloppe de rémunération possible ? Selon moi, il faudrait désacraliser le débat que nous avons autour de la durée légale du temps de travail. En effet, au fil des auditions, il apparaît que les 35 heures sont finalement surtout un seuil théorique de déclenchement des heures supplémentaires.

Enfin, j’observe que vous avez beaucoup insisté sur les difficultés liées à l’insécurité juridique et à la complexité du système. De fait, le forfait annuel, le compte épargne temps, etc. toutes ces dispositions spécifiques font qu’à l’intérieur d’un même secteur ou d’une même filière, les entreprises peuvent être soumises à des cadres juridiques tout à fait différents.

Mme Christiane Charbonnier. Je ne vais peut-être pas répondre à toutes vos questions. Mais je pense que vous souhaitez que je m’exprime un peu plus clairement sur la proposition que nous faisons, sur le problème du coût du travail, et sur la possibilité d’augmenter la production si nous arrivons à baisser le coût du travail, ou du moins à éviter qu’il ne progresse.

Le temps de travail permet de déterminer la rémunération du salarié. Il a une conséquence directe sur le coût du travail. Si le temps de travail diminue et que cette diminution est compensée, le coût du travail horaire augmente nécessairement. C’est ce qui s’est passé à l’occasion de toutes les réductions d’horaires.

On pouvait l’absorber par des gains de productivité, ce qui permettait aux entreprises de pouvoir continuer à produire à des coûts raisonnables pour elles. Maintenant si les gains de productivité n’étaient pas suffisants ou s’il fallait les consacrer à d’autres choses, les entreprises se trouvaient handicapées. C’est vraisemblablement ce qui s’est passé pour les dernières réductions d’horaires. En effet, les entreprises se trouvent particulièrement en difficulté par rapport à leurs concurrents européens et en particulier par rapport à l’Allemagne.

On peut continuer à réduire le temps de travail et à perdre en compétitivité par rapport à l’Allemagne. Mais je ne sais pas si c’est la bonne solution.

Mme la rapporteure. On ne travaille pas plus en Allemagne qu’en France.

Mme Christiane Charbonnier. En moyenne ! Mais il y a des possibilités de travail supérieures en Allemagne qu’en France.

Mme la rapporteure. Vous constatez vous-même que, même lorsque l’on peut utiliser plus facilement les heures supplémentaires, on ne les utilise pas ici.

Mme Christiane Charbonnier. Je vais y revenir. Quoi qu’il en soit, en Allemagne, on peut travailler plus qu’en France, mais surtout on a plus de flexibilité sur le volume de travail possible.

Maintenant, je reviens sur notre proposition.

Vous me demandez si nous souhaitons supprimer la durée légale. Oui, notre proposition est qu’il n’y ait plus de référence à une durée légale et plus de système d’heures supplémentaires. Pour autant, les entreprises seront bien obligées d’avoir une durée de référence, pour savoir à quel horaire elles engageront leurs salariés à temps plein – ce qui permet ensuite de positionner les postes à temps partiel. Les entreprises devront continuer à s’organiser.

Si l’on supprime la durée légale, on supprime toutes les règles complexes qui s’appliquent lorsque l’on veut la dépasser – ou d’ailleurs descendre en dessous. Effectivement, il n’y aura plus de contingent à négocier, ni de majoration pour heures supplémentaires. Et s’il n’y a plus de contingent, il n’y a plus de conditions de dépassement de ce contingent à respecter.

Restent toutes les durées maximales, qui sont des durées protectrices de la santé des salariés. On ne pourra pas dépasser 48 heures sur une semaine – et dans la métallurgie, 42 heures sur 12 semaines. Cela ne fait pas plus de 42 heures sur l’année, en moyenne.

Mais toutes les entreprises n’ont sûrement pas besoin de cette durée. Elles se situeront à la durée dont elles auront besoin. Or celle-ci varie énormément en fonction des entreprises, des secteurs d’activité de l’entreprise, et même des salariés de l’entreprise, dans la mesure où les postes ne sont pas identiques, et les horaires non plus.

Au début du XXe siècle, l’horaire était collectif, tous les salariés devaient venir à la même heure pour effectuer le même nombre d’heures de travail. Au fur et à mesure, les postes se sont individualisés et les horaires varient, dans les entreprises, en fonction des activités. Dans la métallurgie, les commerciaux ne travaillent pas autant que les salariés de la production, ceux qui travaillent en équipe n’ont pas les mêmes horaires que ceux qui travaillent de jour, etc.

Cela dit, la suppression de la durée légale que j’appelle de mes voeux répond à une nécessité de simplification. On peut introduire autant de souplesse que l’on veut, si on complique les textes, les entreprises ne peuvent pas s’approprier les systèmes et ne les utilisent pas.

Pour autant, pensez-vous que toutes les entreprises de la métallurgie iront jusqu’à 42 heures si l’on supprime la durée légale ? Non, ne serait-ce que parce que les négociations qui ont eu lieu à partir de 1998 et en 2000-2002 ont été difficiles et traumatisantes. Les entreprises n’ont pas du tout envie de remettre sur la table les aménagements auxquels elles avaient abouti. Voilà pourquoi la plupart d’entre elles, c’est-à-dire celles qui n’ont pas vraiment besoin de revoir leur temps de travail, ne changeront rien.

En revanche, celles qui ont vraiment besoin d’adapter leur volume horaire et qui aujourd’hui ne savent pas trop comment s’y prendre, compte tenu du fait qu’elles n’arrivent pas à s’approprier les aménagements existants, le feront si elles peuvent suivre des règles beaucoup plus simples.

Cette adaptation pourrait se faire à la baisse si elles subissent une diminution d’activité, et à la hausse si elles ont besoin de travailler davantage. Si elles ont des commandes supplémentaires qu’elles ne peuvent pas honorer parce que le coût de leur travail est trop élevé, elles pourraient éventuellement imaginer augmenter les horaires en négociant avec leurs salariés les conditions de cette augmentation, voire, si cela est nécessaire, les conditions de dépassement du volume horaire de référence auquel elles ont abouti.

Dans ce cadre-là, on pourrait envisager une baisse du coût du travail qui permettrait d’honorer des commandes qu’aujourd’hui on ne peut pas honorer et que l’on est obligé de laisser aux concurrents.

C’est ce qui se passe en Allemagne, où l’entreprise peut moduler les horaires en fonction de ses besoins. Si elle diminue ses horaires, elle diminue en même temps ses salaires. Cela dit, la plupart du temps, elle ne les diminue pas de façon exactement proportionnelle, mais en fonction de ses possibilités. À l’inverse, si elle a des commandes et donc des besoins de production supplémentaires, elle augmente ses horaires et ses salaires. Là encore, elle n’augmente pas forcément ses salaires en proportion des horaires. Elle adapte ses coûts en fonction des commandes, de la concurrence et de ce qui lui sera possible d’assumer.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie. Il y a là matière à faire évoluer, dans notre pays, le consensus autour de cette question de la durée du temps de travail.

Je voudrais toutefois faire une rectification : il a été dit que l’Allemagne travaillait moins que la France. C’est faux. En effet, la durée effective annuelle du travail – celle des salariés à temps plein tous secteurs confondus – est en France inférieure de 186 heures à celle de l’Allemagne. C’est une réalité dont on doit tenir compte dans cette commission. En effet, le travail crée la richesse. Bien sûr, on peut penser que l’on peut impunément réduire le temps de travail. Mais force est de constater que depuis trente ans, la compétitivité de certains secteurs, et notamment des secteurs de la production, a été mise à mal, et que cela nous a coûté de nombreux emplois industriels.

Mme la rapporteure. Je voudrais atténuer ces propos. On ne peut pas prendre en compte uniquement la moyenne du travail à temps plein. Il faut prendre en compte la moyenne du temps travaillé, ce qui inclut le temps partiel. C’est la raison pour laquelle, en Allemagne, on ne travaille pas plus qu’en France. La moyenne du temps plein est peut-être plus élevée mais, globalement, les Allemands ne travaillent pas davantage que les Français.

M. le président Thierry Benoit. Il faut comparer ce qui est comparable.

Audition de M. Frédéric Lerais, directeur général de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES)

(Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Nous recevons à présent M. Frédéric Lerais, directeur général de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).

Les analyses divergent sur les conséquences de la réduction du temps de travail (RTT), certains pensant qu’elle a augmenté la richesse du pays, d’autres qu’elle a entraîné la création d’acquis sociaux qui pèsent sur l’économie.

Vous nous direz, monsieur Lerais, ce que notre Commission peut attendre d’une évaluation quantifiée et comparée des conséquences de la réduction du temps de travail sur l’emploi, mais aussi sur l’économie, les finances publiques, les relations sociales et, plus généralement, la société française.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Frédéric Lerais prête serment.)

M. Frédéric Lerais, directeur général de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Je vous remercie de cette invitation. Je vais vous apporter quelques éléments de réflexion sur cette question difficile et sujette à débats, en me concentrant sur les effets sur l’emploi, avant d’aborder la situation à partir de 2003.

Dans une première partie, je présenterai l’évaluation des effets sur l’emploi entre 1996 et 2002, en rappelant les méthodes et les difficultés d’évaluation. À cet égard, il est important de noter que toutes les évaluations sont datées, si bien qu’il est difficile d’apprécier le dispositif sur une longue période. Dans une seconde partie, je poserai la question « Et ensuite ? », en m’interrogeant sur la faisabilité d’une évaluation et en revenant sur quelques évolutions macroéconomiques.

La réduction du temps de travail est un dispositif à géométrie variable : la baisse de la durée du travail n’a pas été uniforme (1996, 1998 et 2000) et, surtout, elle n’a pas concerné toutes les entreprises. Elle a constitué une étape dans la baisse séculaire de la durée du travail.

Pendant de longues années, la réduction du temps de travail a été abordée sous l’angle de l’amélioration des conditions de travail. Puis dans les années 1990, le thème est revenu en raison du chômage de masse, les diverses politiques suivies n’ayant pas réussi à contenir celui-ci. Ainsi l’objectif de la loi dite « de Robien » de 1996 et de la loi « Aubry » de 1998 était la création d’emplois, avec la recherche d’un équilibre pour les entreprises.

Le dispositif précurseur « de Robien » (1996-1998), basé sur le volontariat et une baisse de la durée du travail de 10 %, exigeait, en contrepartie des aides, un accroissement des effectifs de 10 % sur deux ans. Il s’agissait donc d’un dispositif très offensif.

Le dispositif expérimental mis en place en 1998-2000, la loi « Aubry 1», prévoyait la baisse de la durée légale à trente-cinq heures, un dispositif incitant les entreprises à passer aux trente-cinq heures avant la baisse de la durée légale, et un seuil d’engagement sur l’emploi abaissé à 6 % pour bénéficier des aides. Pour faire face à cette baisse de la durée du travail, des gains de productivité horaires étaient escomptés.

Le dispositif généralisé « Aubry 2 » prévoit, pour sa part, un contingent annuel d’heures supplémentaires fixé à 130 heures avec un décompte dégressif, des allègements revus et généralisés, des accords majoritaires pour bénéficier des aides, un mode de calcul de la durée qui peut être modifié, et le maintien du SMIC mensuel. Ainsi, l’obligation des accords majoritaires va engendrer un dynamisme exceptionnel sur la période dans les négociations d’entreprise. Et très souvent, la baisse n’a pas été pas de 10 %, mais de 6 % à 7 % dans la mesure où un certain nombre d’éléments, comme le temps d’habillage, ont été décomptés aux termes des accords.

Cette succession de dispositifs à géométrie variable est une opportunité, en permettant d’envisager de comparer les comportements des entreprises. Mais cela fait apparaître trois types de difficultés. D’abord, les entreprises passant à trente-cinq heures étaient différentes des autres : elles avaient probablement des caractéristiques objectives – en termes de taille, de secteur, d’emploi ou de durée du travail – ou subjectives au regard de la position des acteurs sociaux en leur sein à propos de la baisse de la durée du travail. Ensuite, les ampleurs de baisse de la durée étaient différenciées – j’en ai dit un mot sur le calcul de la durée du travail dans certains accords. Enfin, les aides étaient différenciées. Ainsi, les différents dispositifs n’ont pas eu les mêmes effets en termes de créations d’emploi.

La méthode d’analyse utilisée, assez sophistiquée, a parfois été critiquée un peu vite de mon point de vue, alors qu’il faut reconnaître le sérieux des travaux réalisés à l’époque. Ces travaux ont été effectués à partir d’enquêtes de la DARES, qui présentaient le très grand avantage d’être trimestrielles, mais aussi avec des données de l’Unedic notamment. Le principe général consistait à analyser l’évolution des effectifs des entreprises passant aux 35 heures par rapport à celles restées à 39 heures. Il s’agissait donc de comparer les trajectoires des entreprises bénéficiaires à d’autres non bénéficiaires mais considérées comme comparables en termes de secteur, de dynamisme, etc., pour éviter les biais de sélection.

Ainsi, en s’attachant à déterminer, dans la mesure du possible, les échantillons témoins et les biais de sélection, l’ensemble de ces travaux économétriques estime les effets emplois à 6 %-7 % pour le dispositif « de Robien » – taux assez éloigné de l’objectif des 10 % affiché initialement –, à 6 %-7 % pour « Aubry 1 », à 3 %-4 % pour « Aubry 2 anticipatrice », et à environ 4 % pour « Aubry général ».

Ces estimations présentent des limites. D’abord, des limites générales liées à la représentativité de l’échantillon, à l’attrition – disparition spontanée des entreprises de l’échantillon au cours du temps –, etc. Ensuite, des limites spécifiques liées aux 35 heures, du fait d’accords d’entreprise ou d’accords d’établissement, de caractéristiques utilisées relativement pauvres – qui négligent en particulier l’opinion des acteurs sociaux. Par ailleurs, les entreprises restées à 39 heures étaient-elles de bons témoins ? Avaient-elles des caractéristiques particulières ?

Quel impact ont eu les différentes lois successives ? Globalement, il semble que l’impact pour les entreprises restées à 39 heures n’ait pas été trop important jusqu’en 2002-2003.

Je rappelle que le dispositif reposait sur trois piliers : une baisse de la durée du travail, des aides supplémentaires, et des accords prévoyant des modérations salariales. Ce sont ces éléments qui permettaient l’équilibre. En cherchant savamment à séparer ces trois effets par des modèles structurels, certains en ont conclu que la baisse de la durée du travail avait abouti à un effet négatif. En tant que chercheur, je pense qu’il n’est pas raisonnable de vouloir décomposer un dispositif prévoyant d’emblée un équilibre. En d’autres termes, les entreprises n’auraient pas baissé la durée du travail sans aides, elles ne seraient jamais passées aux 35 heures sans accords de modération salariale.

Selon ces estimations, relativement convergentes, qui ont donné lieu à de nombreuses publications, 350 000 emplois ont été créés sur la période 1996-2002. Les estimations ex ante tablaient sur 700 000 emplois. Deux facteurs expliquent cet écart : le champ, car les petites entreprises ont été moins concernées, et la baisse de la durée du travail, de moins grande ampleur que prévue initialement. On le voit : le passage des évaluations ex ante aux évaluations ex post n’est pas si simple.

L’équilibre entre gains de productivité, modération salariale et aides de l’État a permis de ne pas dégrader trop fortement les comptes des entreprises. De mon point de vue, on peut parler de pérennité des effets de la RTT sur l’emploi.

Le financement des aides et le supplément de ressources fiscales générées par les créations d’emplois auxquelles s’est ajouté l’allègement consécutif des dépenses sociales, ont globalement abouti à un équilibre, ou peut-être à un léger surcoût en termes de finances publiques.

Et ensuite ?

Je le redis, les évaluations sont datées : le chiffre que je vous ai indiqué vaut pour la période 1996-2002. Une évaluation ultérieure s’avère plus difficile, probablement impossible, car elle se sera jamais aussi sophistiquée, et ce pour plusieurs raisons : la généralisation d’« Aubry 2 », ce qui se traduit mécaniquement par l’absence de repères témoins ; la question de la convergence des garanties mensuelles de rémunérations ; la généralisation aux petites entreprises ; et enfin, les réformes après 2003, qui se traduisent par de fortes modifications du contingentement, ainsi que du coût des heures supplémentaires, etc.

L’établissement de comparaisons internationales sur la durée du travail est très complexe au regard des différentes notions – durée normale, durée habituelle, durée collective, durée effective, etc. Il est également difficile du fait des méthodologies retenues, les ménages ayant une perception des heures comptabilisées différente de celle des DRH. Le champ de l’enquête lui-même pose question : est-ce le champ de l’ensemble de l’économie, le secteur privé ou le secteur public, le temps complet, le temps partiel, etc. ? Tous ces facteurs appellent à la prudence au regard de l’affirmation selon laquelle la durée du travail annuelle en France serait parmi les plus basses – ce qui n’est pas, de mon point de vue, tout à fait juste.

Certes, la France enregistre la durée la plus basse en termes de temps complet. Mais il faut prendre en compte la part du temps partiel, moins importante en France, ainsi que le nombre d’heures des temps partiels, plus élevé que dans de nombreux pays. Ainsi, les comparaisons avec l’Allemagne montrent une durée du travail totale un peu plus basse du point de vue des salariés, à 1 547 heures, et légèrement plus haute du point de vue des entreprises, à 1 440 heures.

Ces chiffres sont issus de deux enquêtes sur l’emploi : l’une réalisée auprès des salariés auxquels il a été demandé d’estimer leur durée de travail la semaine précédente ; l’autre auprès des entreprises auxquelles a été envoyé un questionnaire. Il s’agit donc de deux perceptions. En effet, une personne cumulant des temps partiels ne se considérera pas forcément à temps partiel – une aide à domicile avec quatre employeurs, par exemple, estimera être à temps complet –, tandis que les employeurs feront la différence entre temps complets et temps partiels. Des travaux sur ce sujet sont en cours à la DARES dans le but d’homogénéiser les sources.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Cette différence de perception est-elle liée également aux heures supplémentaires non comptabilisées ?

M. Frédéric Lerais. Tout à fait, dans un sens comme dans l’autre.

Entre 1998 et 2002, la durée du travail a baissé de 4,2 % en France – contre 1,7 % en Allemagne mais du fait de mécanismes différents, comme le développement du temps partiel. Puis entre 2005 et 2010, la durée du travail a augmenté en France et baissé en Allemagne.

Pour ce qui est des coûts salariaux unitaires, ils ont été similaires dans l’industrie manufacturière et plus élevés dans les services par rapport à l’Allemagne, mais celle-ci est un cas à part du fait de la politique mise en œuvre à cette époque, à savoir une dévaluation interne avec un impact non négligeable sur le coût du travail et probablement sur la compétitivité globale. La France s’en est donc plutôt bien sortie par rapport aux autres pays. Par ailleurs, le lien entre coûts salariaux et performance extérieure est ténu, comme l’a montré une note de la direction du Trésor, en raison notamment des marges à l’exportation. Ainsi, les 35 heures ne semblent pas s’être traduites par une dégradation forte des coûts salariaux unitaires en comparaison avec les autres pays, Allemagne exclue.

Sur la période 1999-2010, l’évolution de l’emploi a été plus dynamique en France que dans les autres pays – à l’exception de l’Espagne, à 26 % –, puisqu’elle a été de 14 %, contre 10-11 % pour les Pays-Bas et l’Italie, et de 7 %-8 % pour le Royaume Uni et l’Allemagne. On observe également un développement moins important de l’emploi précaire – temps partiels, CDD – en France. L’année 2005 marque toutefois une rupture dans les comparaisons avec l’Allemagne.

Sur la même période, la France a enregistré une croissance du PIB plus dynamique, à 7,7 %, contre 5,7 % en Allemagne. Par contre, l’évolution de son PIB par tête a été de 7,3 %, contre 13,5 % pour l’Allemagne, cet écart s’expliquant par la différence de dynamique démographique entre les deux pays.

Voilà pour les évolutions macroéconomiques.

Mme la rapporteure. Merci de votre présentation.

La comparaison de l’augmentation du PIB avec l’Allemagne ne vaut pas vraiment, selon vous. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Je retiens en outre deux éléments de votre intervention. D’une part, les coûts salariaux unitaires ont été plus élevés dans les services par rapport à l’Allemagne. Je rappelle que ce secteur comporte beaucoup de temps partiels, majoritairement occupés par des femmes. D’autre part, la mise en place des 35 heures a permis une progression plus limitée du travail précaire par rapport aux autres pays européens.

M. Jean-Pierre Gorges. Je trouve étonnantes de telles divergences d’appréciations entre les uns et les autres sur ce sujet.

Monsieur Lerais, vous pensez possible de dissocier nombre d’heures travaillées et coût du travail. Or le nombre d’heures travaillées est un facteur déterminant de la compétitivité des entreprises. La personne auditionnée avant vous a démontré l’impact de la technologie sur la productivité entre 1919 et 1982, avec le passage de 48 heures à 39 heures.

Notre pays est passé de 1,4 million de chômeurs en 1981 à 5 millions aujourd’hui, alors que le temps de travail a diminué. À votre avis, pour quelles raisons le chômage augmente-il inexorablement ?

M. Gérard Sebaoun. Vous avez indiqué que l’augmentation de la productivité et la modération salariale ont permis d’éviter la dégradation des comptes des entreprises. Ce discours est hétérodoxe par rapport à celui des entreprises. Pouvez-vous nous expliquer comment vous arrivez à cette conclusion ?

Ainsi que vous l’avez indiqué, le nombre d’emplois attendus a été inférieur à celui escompté, et le chiffre de 350 000 créations d’emplois est contesté par certains, notamment un économiste universitaire auditionné la semaine dernière. Pourtant, cette estimation demeure avancée aujourd’hui par beaucoup.

M. Denys Robiliard. Il existe un certain consensus entre économètres sur les 350 000 emplois créés. J’ai bien entendu votre discours sur la capacité à mesurer les effets sur l’emploi de la réduction du temps de travail sur la période 1996-2002, en distinguant le dispositif offensif « de Robien », la loi « Aubry 1 », dispositif proche du premier avec un taux de 6 %-7 %, et le dispositif « Aubry général » avec une dégradation à 3 %-4 %. Mais cela ne devrait-il tout de même aboutir, rapportée à la population active, à un volume supérieur de création d’emplois ?

Vous avez parlé ensuite de comparaisons internationales, de croissance, de coûts. Devons-nous comprendre que l’on ne peut plus mesurer après 2002, faute d’échantillons témoins, l’impact de la réduction du temps de travail ? Quelles méthodes permettraient de mesurer les effets du temps de travail sur le taux d’emploi ?

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Lerais, je suis étonné de la fragilité des éléments que vous nous présentez. Vous avez évoqué la modération salariale et les aides publiques, et ajouté que les coûts dans l’industrie ont été similaires à ceux de l’Allemagne et plus élevés dans les services. Or vous n’apportez pas d’éléments précis à l’appui de votre démonstration, en particulier au regard de la notion de productivité.

En matière de comparaisons internationales, le temps plein n’est-il pas la base ? En effet, les temps partiels peuvent être choisis. Avez-vous des données statistiques permettant d’isoler les contrats précaires, contrats aidés, contrats à durée déterminée, et même l’intérim ?

Enfin, avez-vous analysé l’application de la réduction du temps de travail dans la sphère publique ?

M. Frédéric Lerais. L’article que j’ai cosigné avec MM. Alain Gubian, Stéphane Jugnot et Vladimir Passeron sur « les effets de la RTT sur l’emploi » démontre que le processus de RTT a conduit à un enrichissement de la croissance en emplois. Il établit le constat, au regard de la valeur ajoutée, que la productivité horaire a été modifiée du fait de la modulation du temps de travail et des réorganisations mises en place, et que le montant de l’aide, au regard du surcoût représenté par la baisse de la durée de 10 % et le maintien des salaires, a permis de neutraliser la hausse des coûts salariaux. Ainsi, sans amélioration de la productivité, sans aides et sans modération salariale, le coût du travail horaire aurait augmenté de 11,4 %.

Cet article se fonde sur les estimations des modérations salariales et des effets sur l’emploi. Il montre que les montants financiers accordés, l’ampleur des baisses de la durée du travail – paramètre non négligeable de l’adaptation des entreprises, toutes n’ont pas baissé la durée de 10 % –, et les allègements se sont traduits par un équilibre, voire, pour les dispositifs « Aubry incitatif » et « de Robien », par un léger gain pour les entreprises.

Ce point est majeur, et le dispositif avait été pensé ainsi. Nous avons donc constaté qu’il n’y avait pas eu trop de dérives ex post. Je vous remettrai un document à ce sujet.

Par ailleurs, les aides avaient été calibrées à l’aune de deux éléments attendus en retour : la baisse du chômage et une évolution plus dynamique de la masse salariale. Néanmoins, dans la mesure où l’ampleur de la baisse de la durée du travail et des effets sur l’emploi a été probablement moins importante que les estimations initiales, cela s’est certainement traduit par un surcoût net, de l’ordre de 1 à 2 milliards d’euros.

La croissance du PIB et la croissance du PIB par tête ne sont intéressantes qu’à très long terme, sans compter que cette dernière ne donne pas d’indications sur la part des salaires dans la valeur ajoutée.

Selon une étude présentée en 2013 par Françoise Milewski au Conseil économique, social et environnemental sur le travail à temps partiel, la dynamique du temps partiel a été beaucoup moins importante après 1998. Plusieurs raisons expliquent cette rupture. D’abord, les allègements ont été proratisés équitablement, alors qu’auparavant ils favorisaient le développement du temps partiel. Ensuite, les négociations dans les entreprises ont amené des salariés travaillant à temps partiel à passer à temps complet, et la plupart de ceux restés à temps partiel ont vu leur durée maintenue, et non réduite de 10 %, ce qui a représenté un gain pour eux. C’est un des éléments qui expliquent que la baisse observée du temps de travail n’a pas été de 10 %.

D’après mes souvenirs, les emplois créés l’ont plutôt été en contrat à durée indéterminée. D’ailleurs, le dispositif offensif « Aubry 1 » prévoyait une prime pour les embauches en CDI. Je crois plutôt à l’effet réduction du temps de travail sur les temps partiels pour augmenter leur durée ou aboutir à des temps complets.

Je ne dissocie pas nombre d’heures et coût du travail. La baisse de la durée du travail n’aurait pas été possible si elle s’était traduite par un surcoût pour les entreprises. C’est bien pour cela que le dispositif, tel qu’il a été proposé, cherchait à garantir un équilibre entre modération salariale, allègements et baisse de la durée du travail.

Sur la période 1996-2002, la réduction du temps de travail a contribué de façon non négligeable à la forte réduction du chômage. Pour l’évolution à très long terme du chômage, l’insuffisance de la croissance et le dynamisme démographique auront un impact majeur. À plus court terme, la croissance est bridée en raison d’un manque d’investissements publics. Aussi une grande part du chômage et une partie du chômage conjoncturel s’expliquent-elles par la baisse de la demande, comme en témoignent les carnets de commandes des entreprises.

De mon point de vue, l’insuffisance de l’offre en France n’est pas due principalement au coût du travail, elle est due à un manque d’investissements, en particulier publics, et aux difficultés des petites entreprises à accéder à un système financier qui leur fasse confiance. Cette insuffisance de l’investissement depuis huit ans est très préoccupante, car les goulots de production rendront la situation très problématique au moment de la reprise économique. Notre pays ne soutient pas suffisamment la modernisation de son système productif.

M. Jean-Pierre Gorges. Comment pouvez-vous oublier dans le coût du travail les 22 milliards de compensations du fait des 35 heures payées 39 ? Ils sont supportés par l’État et auront un impact majeur au regard de la compétition internationale !

M. Frédéric Lerais. Les 22 milliards concernent l’ensemble des allègements, y compris ceux du dispositif Fillon 2003. Les allègements de cotisations sociales représentent, eux, entre 9 et 10 milliards d’euros.

Ils ont permis d’alléger le coût du travail, mais ils ont également eu des effets en retour non négligeables sur les dépenses en matière de chômage et les recettes de la sécurité sociale, si bien que le surcoût n’est pas de 22 milliards.

M. Jean-Pierre Gorges. Je vois une contradiction dans votre propos : vous indiquez que le chômage est dû à une demande insuffisante, mais vous préconisez l’investissement dans le cadre d’une politique de l’offre.

M. Frédéric Lerais. L’investissement a un impact à la fois sur la demande dont il constitue une composante avec la consommation et les exportations et sur l’offre, c’est un mécanisme économique de base. Ce mécanisme est grippé aujourd’hui. Je ne suis pas sûr qu’il faille plaider pour une relance de la consommation, cette dernière, sans être extraordinaire pour l’ensemble de la population, se tenant à peu près bien. Mon diagnostic est que c’est le sous-investissement qui pose aujourd’hui un problème de demande et va poser à terme un problème d’offre très important, surtout en termes de gammes de produits, c’est-à-dire indirectement de sensibilité de la demande au coût du travail, alors qu’un investissement stratégique permettrait d’y échapper.

Mme la rapporteure. On ne peut pas parler du coût des 35 heures indépendamment de la modération salariale, des baisses de cotisations, de la possibilité d’une plus grande flexibilité et d’une utilisation de l’appareil productif sur une durée plus longue.

Le coût pour les entreprises a été réduit grâce aux baisses de cotisations, il a donc été supporté par la collectivité. Mais dans la mesure où davantage de gens avaient un emploi sur la période considérée, les indemnisations chômage ont été moins importantes, la consommation a été plus élevée, d’où des rentrées de TVA, et les cotisations ont augmenté. D’ailleurs, les comptes publics étaient équilibrés à cette époque.

J’ai une question, mais vous pourrez y répondre par écrit, faute de temps. Ne pensez-vous pas que l’augmentation de la productivité, en permettant de produire autant avec moins d’heures de travail, explique en partie l’augmentation du chômage ?

M. le président Thierry Benoit. Je ne puis être d’accord avec l’affirmation selon laquelle les entreprises ont pu mettre en œuvre les 35 heures parce que cela ne leur a rien coûté – on ne peut pas écrire cela dans un rapport. D’abord, les allègements de cotisations pris en charge par le budget de l’État ont représenté, selon les statisticiens, un coût de 10 milliards d’euros pour les uns, de 22 milliards d’euros pour les autres, mais ils ont également entraîné un coût pour les salariés, puisque la modération salariale les a privés de pouvoir d’achat. Ensuite, le coût pour le budget de l’État du cumul des allègements Aubry, Balladur et Juppé liés à la RTT a été répercuté sur les ménages et les entreprises par le biais des impôts et des charges. C’est mon analyse de président,…

M. Gérard Sebaoun. C’est votre analyse !

M. le président Thierry Benoit. …mon analyse de député,…

M. Denys Robiliard. La présidence d’une commission d’enquête ne permet pas de dresser seul des conclusions qui soient présentées comme celles de la Commission !

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Lerais, je vous propose de nous envoyer des éléments de réponse complémentaires. Merci de cette audition.

Audition de M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises (Coe-Rexecode), M. Jean-François Ouvrard, directeur des études, et Mme Amandine Brun-Schamme, économiste

(Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises plus connu sous le nom de COE-Rexecode, M. Jean François Ouvrard, directeur des études, et Mme Amandine Brun-Schamme, économiste.

Au cours de nos auditions, nous avons entendu divers statisticiens. Leurs analyses sur l’effet de la réduction du temps de travail dans notre pays sont parfois divergentes, parfois convergentes.

Votre organisme a publié, au mois de juin dernier, un document de travail remarqué qui compare la durée effective du travail en France et en Europe. Vous nous dresserez sans doute un panorama plus large des conséquences de la réduction du temps de travail sur la structure de l’économie française, ses branches et les parts du marché international que les entreprises françaises peuvent s’approprier.

Vous pourrez aussi nous donner une appréciation économétrique des distorsions de concurrence produites par des dérogations, accordées par accords d’entreprise, à la norme officiellement reconnue dans notre pays.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Je vous indique également que cette audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Didier, M. Jean-François Ouvrard et Mme Amandine Brun-Schamme prêtent successivement serment.)

M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises (Coe-Rexecode). Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, notre contribution à vos travaux sera centrée sur le domaine statistique et économique. Dans ce seul domaine, de nombreuses interrogations se posent. Dans la mesure où je serai amené à citer des chiffres et à évoquer des graphiques, nous avons préparé un dossier que je peux dès maintenant transmettre aux membres de la commission.

De nombreuses interrogations se font jour aussi bien au niveau des faits statistiques que de leur interprétation. Peut-on vraiment mesurer la durée du travail et laquelle, car plusieurs approches sont possibles ? Comment les acteurs économiques ont-ils réagi aux nouvelles obligations et contraintes posées par le législateur ? Comment le système économique dans son ensemble s’est-il adapté aux nouvelles contraintes ? C’est la question de l’impact de la durée du temps de travail et plus précisément des lois de 2000 sur l’évolution de l’emploi, des revenus, de la compétitivité, bref sur l’ensemble du système économique, qui est posée. Nous donnerons notre point de vue sur ces questions, mais nous devons dire d’emblée qu’il y a beaucoup matière à débat à chacun de ces deux niveaux.

La question statistique devrait, a priori, paraître la plus consensuelle. Toutefois, elle s’avère assez complexe. Aussi doit-on la traiter de la manière la plus rigoureuse possible. Dès que l’on veut mesurer la quantité de travail, la durée du travail et éventuellement la comparer dans différents pays, il convient de préciser de manière absolument rigoureuse à quelle notion de durée du travail on fait référence, car il existe en réalité plusieurs durées du travail. Si l’on parle de la durée du travail en général, on aboutit à des choses qui peuvent être confuses et à des désaccords réels ou supposés.

Il y a d’abord des durées de travail dites collectives, communes à un ensemble de travailleurs. La plus connue est évidemment la durée légale, qui est de 35 heures par semaine depuis 2000. Elle s’applique au travail à temps plein. Comme elle est nationale, elle est par nature collective. Mais elle ne définit pas un temps de travail effectif. C’est une durée de référence, qui déclenche un certain nombre de mécanismes, lesquels ont d’ailleurs évolué dans le temps, ce qui complique un peu l’exercice d’évaluation.

Une autre durée collective de travail qui est souvent évoquée dans les débats est la durée de travail affichée dans chaque établissement, en vertu d’une obligation légale. C’est une durée généralement hebdomadaire, qui concerne les salariés à temps complet de l’établissement. La durée affichée est une durée de référence collective pour l’établissement. La durée effective de travail peut d’ailleurs s’en écarter en plus ou en moins.

L’enquête Acemo, conduite par le ministère du travail, collecte auprès des établissements industriels et commerciaux de dix salariés et plus leur durée affichée. Si l’on fait la moyenne des durées affichées et la moyenne des moyennes hebdomadaires, parce que cette durée peut varier dans l’année, la durée affichée moyenne est de 35,6 heures par semaine pour l’année 2013. Mais ni la durée légale de 35 heures ni la moyenne affichée de 35,6 heures ne donnent la durée effective du travail. Ce sont des références générales. Pour essayer de mesurer la durée effective, il faut observer les durées individuelles de chaque travailleur pendant une période donnée, c’est-à-dire les durées de travail individu par individu.

On cite le plus souvent deux types de durées individuelles, qui sont elles-mêmes très différentes, donc sources d’une éventuelle confusion. La durée dite habituelle et la durée effective. C’est le nombre d’heures de travail d’une semaine normale sans événement particulier, comme les jours fériés, les congés, les jours de RTT, les absences pour maladie, la formation, etc. Malgré l’adjectif d’« habituelle », cette durée peut varier au cours de l’année. À vrai dire, ce concept est un peu flou. Toutefois, il donne une indication sur les habitudes de travail. Comme la durée habituelle ne défalque pas les temps d’absence, elle est évidemment très supérieure à la durée réelle. Cette durée habituelle est mesurée par une enquête directe auprès des salariés. La moyenne des durées habituelles est de 39,2 heures par semaine pour les salariés à temps complet. Si l’on inclut les salariés à temps partiel, cette moyenne s’établit à 36,2 heures par semaine, mais elle est hétérogène puisqu’elle mélange la référence à la durée habituelle d’un salarié à temps plein et qu’elle dépend bien évidemment de la proportion des personnes à temps partiel dans un pays.

On arrive enfin à la durée effective. Celle-ci correspond au temps effectivement consacré au travail durant une période spécifiée. Elle exclut explicitement les heures rémunérées mais non effectuées, comme les congés, les jours fériés payés, les congés de maladie payés, les pauses repas et les heures consacrées au trajet entre le domicile et le lieu de travail. À nos yeux, la durée effective est l’outil le plus pertinent, car c’est la seule qui mesure la quantité de travail effectivement mise en œuvre. Nous considérons au demeurant que la meilleure mesure porte sur l’année, car elle ne dépend pas des mouvements saisonniers – on prend plus de vacances l’été que l’hiver.

Ces durées annuelles effectives de travail sont, bien sûr, influencées par la durée collective, mais les durées individuelles diffèrent d’un travailleur à l’autre. Aussi faut-il les examiner une par une, si je puis dire. La mesure de ces durées passe nécessairement par la réalisation d’enquêtes directement auprès des personnes. Elles sont déclaratives, comme au demeurant beaucoup d’enquêtes statistiques.

J’en viens donc aux résultats concernant ces deux durées, qui sont parfois citées l’une à la place de l’autre. Pour mesurer la durée effective de travail dans les pays européens, la source statistique est l’enquête annuelle sur les forces de travail pilotée par Eurostat et mise en place depuis plusieurs décennies auprès des personnes employées dans tous les pays de l’Union européenne, afin de calculer l’emploi et la durée du travail de façon aussi homogène que possible, ce qui n’exclut pas des problèmes de comparabilité statistique. Pour la France, cette enquête est réalisée par l’INSEE et porte le nom d’« enquête Emploi ». C’est l’un des piliers de notre système de statistique économique et sociale en France.

Selon les résultats de la dernière enquête qui nous ont été communiqués par Eurostat qui centralise tous les pays mais qui pour la France restitue l’enquête emploi de l’INSEE, la durée annuelle effective moyenne de temps de travail des salariés à temps complet était en France de 1 661 heures en 2013. Pour mémoire, la durée légale annuelle est de 1 607 heures depuis l’instauration du jour de solidarité. L’écart entre les deux est relativement modeste.

Selon la même enquête, en 2013 la durée moyenne de travail effectif des travailleurs salariés à temps partiel, sous-partie de la population des travailleurs, était en France de 993 heures, ce qui représente 60 % de la durée annuelle effective des salariés à temps plein.

On peut aussi calculer la durée effective moyenne de travail pour l’ensemble des salariés, c'est-à-dire ceux qui sont à temps complet et à temps partiel. Bien évidemment, le chiffre est plus faible. Il est de 1 536 heures en France, toujours pour 2013. Comme je l’ai indiqué, cette moyenne d’ensemble dépend à la fois des durées moyennes de chacune des deux catégories et de la proportion des salariés à temps partiel dans le total qui n’est pas très élevée en France. Pour mémoire, on notera enfin que la durée annuelle effective de travail des travailleurs indépendants à plein temps était de 2 372 heures, c’est-à-dire très supérieure à la moyenne des salariés.

La même enquête permet de suivre l’évolution de la durée annuelle effective de travail d’année en année puisque l’enquête est assez ancienne. Cependant, la méthode de collecte des données a été modifiée en 2003, de sorte qu’il y a une césure dans la chronique des années successives. On pourrait abandonner toute comparaison mais ce serait un peu fâcheux, d’autant que l’on dispose de résultats issus des deux méthodes de collecte pour les années 2003 et 2004. Les instituts de statistique ont voulu voir quel était le décalage introduit par le changement de méthode de 2003 et 2004. La césure entre les deux méthodes est de l’ordre de 5 % pour les salariés à temps complet et de 3 % pour les salariés à temps partiel. On peut néanmoins « rétropoler » la série actuelle, en tenant compte de cette césure. On aboutit ainsi à une durée plus basse, puisqu’elle est mesurée en moyenne sur l’ensemble de l’année alors qu’elle l’était auparavant sur le mois de mars, mois durant lequel il y a relativement peu de congés.

Si l’on tient compte de cette correction, c’est-à-dire de l’écart observé en 2003 et 2004, on aboutit à une baisse de la durée du travail de l’ordre de 10 % en France pour les travailleurs à temps plein entre 1999 et 2004-2005. Il s’avère aussi que la baisse de la durée du travail a été concentrée en France sur les salariés à temps complet, la durée du travail des autres catégories ayant peu bougé après les 35 heures. Selon l’enquête Emploi de l’INSEE, et sous réserve de l’incertitude liée au changement de méthode statistique parce que la césure n’est peut-être pas suffisamment stable dans le temps, on peut dire que les lois de 2000 ont atteint l’objectif de diminuer la durée effective de travail en France, au moins pour les salariés à temps complet.

Le graphique de la page 1 du document montre l’évolution des différentes notions de durée du travail que je vous ai mentionnées. Vous le voyez, il y a un certain parallélisme entre les différentes sources, mais il n’est pas absolu. Si vous regardez la courbe de durée habituelle individuelle, vous voyez qu’il y a une césure. La courbe de durée affichée et celle de durée effective individuelle moyenne sont assez parallèles, même si elles connaissent des mouvements plutôt bizarroïdes. Deux sources indépendantes, l’une venant des salariés et l’autre des établissements, montrent toutes les deux que la loi sur les 35 heures a bien atteint son objectif de réduction de la durée du travail effective en France.

L’enquête permet aussi de connaître des durées effectives moyennes par secteur d’activité. Cette durée est la plus élevée dans l’agriculture et les services marchands, elle est proche de la moyenne dans l’industrie et la construction et elle est sensiblement plus faible que la moyenne dans les services non marchands. Cela comprend le secteur public, mais pas seulement. Ces résultats s’expliquent largement par les écarts de durée des congés, RTT incluses mais hors congés de maladie. D’après l’enquête Emploi de l’INSEE, ces écarts seraient de l’ordre de cinq semaines dans les PME, six semaines dans les autres entreprises privées et près de huit semaines dans la fonction publique. Selon certaines observations directes de terrain, on atteindrait même plus de dix semaines d'absence pour congés, y compris RTT et divers, dans certaines entités publiques et privées, en raison de l’addition des RTT, des récupérations, des jours accordés en plus, etc. Il faut donc bien avoir à l’esprit qu’il existe des écarts de situation considérables entre les salariés, en partie dus au développement des RTT.

L’évaluation de l’impact économique, c’est-à-dire de celui de la baisse de la durée du travail sur l’économie, est vraiment complexe et, bien entendu, controversée. Comme souvent en économie, des mécanismes qui paraissent à première vue des évidences du point de vue microéconomique peuvent s’avérer différents à l’échelle macroéconomique, pour la simple raison que, lorsque l’on soumet le système économique à un choc, à une décision un peu exogène par rapport au système, c’est l’ensemble du système économique qui se modifie au travers des réactions successives des différents acteurs, et il est difficile de suivre le cheminement de l’effet du choc sur le résultat final. Keynes, par exemple, avait montré que si tous les individus d’un pays voulaient épargner davantage en augmentant leur taux d’épargne, l’épargne nationale pouvait baisser néanmoins, le système réagissant par un taux d’activité plus bas.

Pour illustrer mon propos, je prendrai un exemple. La baisse de la durée du travail à l’hôpital a certainement imposé la création de postes de travail supplémentaires, peut-être même insuffisamment par rapport aux activités à assurer. Mais ces créations de postes ne font pas pour autant des créations d’emplois au niveau national. En effet, les emplois nouveaux à l’hôpital ont dû être financés d’une manière ou d’une autre, probablement par des cotisations supplémentaires qui elles-mêmes ont pesé sur l’emploi dans d’autres secteurs. On ne peut donc pas assimiler une création locale à une création nationale. Mais cela n’empêche pas l’intérêt des créations locales.

Plusieurs études, souvent un peu anciennes, ont tenté d’apprécier l’impact des lois de 2000 sur l’emploi en France. À mes yeux, ces travaux s’avèrent assez peu conclusifs pour plusieurs raisons. D’abord, quel est le choc exact dont on cherche à mesurer les effets ? Faut-il ou non prendre en compte les baisses de charges, et lesquelles ? Faut-il prendre en compte les différentes lois qui ont suivi les lois de 2000, par exemple la loi Fillon qui a réunifié les sept niveaux de rémunération minimale ? Il y a derrière tout cela un mécanisme. Faut-il le prendre en compte ? Je ne le sais pas.

Pour mesurer l’impact des 35 heures, il faudrait les comparer avec ce qu’aurait été l’économie française s’ils n’avaient pas été mis en place. Objectivement, personne ne peut le dire.

Par ailleurs, de nombreux autres facteurs que les lois de 2000 ont pu jouer – par exemple la conjoncture internationale – de sorte que l’impact éventuel est noyé dans l’ensemble.

Une manière de procéder qui, je vous l’accorde, est grossière, consiste tout simplement à regarder l’évolution du taux d’emploi et du taux de chômage en France et dans les autres pays au début des années 2000. La baisse de la durée du travail par la loi étant une exception française en 2000, on devrait remarquer quelque part un écart entre la France et les autres pays autour de cette période. Vous trouverez, page 4, l’évolution du taux de chômage des 15-64 ans entre 1996 et 2005 en France et en zone euro, et, page 5, l’évolution du taux d’emploi des 15-64 ans entre 1996 et 2005 en France et en zone euro. À vrai dire, en analysant ces deux graphiques, on a du mal à observer une différence significative entre la France et les autres pays. En 2000-2001, le taux de chômage a baissé davantage en France que dans les autres pays, ce qui pourrait être imputé aux 35 heures. Par contre, le taux d’emploi, qui mesure la déformation de l’économie au bénéfice de l’emploi par rapport au non-emploi, évolue sur la période 1998-2002 pratiquement de la même façon en France et dans les autres pays. En tout cas, il n’y a aucun effet significatif que l’on pourrait imputer aux 35 heures.

La raison est, à nos yeux, que la baisse de la durée du travail telle qu’elle a été mise en œuvre, si elle a pu avoir, à certains moments, des effets positifs sur l’emploi et dans certains secteurs, a eu également des effets négatifs qui ont pu compenser, voire peut-être l’emporter sur les premiers. Ces effets négatifs proviennent, pour l’essentiel, de la perte de compétitivité de notre économie et de la désindustrialisation qui en a résulté ; nous n’avons aucun doute sur ce point. Au cours des quinze dernières années, la part des exportations françaises dans le total des exportations de marchandises ou de biens et services des pays de la zone euro a reculé fortement. Pour les exportations de marchandises, le recul est de 4 %, passant de 16,9 % en 1998 à 12,5 % en 2013. 4 %, cela ne paraît pas beaucoup, mais c’est 4 % du total des exportations de marchandises européennes, soit un chiffre tout à fait considérable. La perte de part de marché en biens et services, c'est-à-dire l’écart entre ce qu’auraient été nos exportations de biens et services en 2013 si nous avions maintenu nos parts de marché dans la zone euro au niveau de 1999, comme l’ont fait l’Allemagne et la plupart des pays européens à l’exception de l’Italie, représente aujourd’hui 150 milliards d’euros, et la perte cumulée – étant donné que cette divergence s’est accrue au fil des années – s’élève à 1 300 milliards d'euros. À quelques exceptions près, les pertes de parts de marché de la production française ne tiennent pas à un seul secteur ou à une mauvaise implantation de nos entreprises : elles coïncident clairement avec la période des 35 heures, ce qui indique qu’elles sont dues à un environnement global devenu moins favorable pour la compétitivité des entreprises.

Les pages 2 et 3 montrent que c’est la France qui a connu la plus forte perte de part de marché de toute la zone euro sur la période, et que cela coïncide avec la baisse de la durée du travail.

À vrai dire, les effets sur la compétitivité étaient largement prévisibles. Ils ont d’ailleurs été explicitement décrits dès 1997 dans le premier rapport du Conseil d’analyse économique créé à l’époque par M. Lionel Jospin et publié à La Documentation française. J’en cite un court extrait : « Une réduction de la durée du travail de 39 à 35 heures payées 39 représente potentiellement un choc de coût du travail ex ante de 11,4 %. » C’est un choc supérieur à celui du début des années quatre-vingt. Ces chocs avaient été à l’époque suivis d’une perte de compétitivité, d’une augmentation massive du chômage et d’un recul industriel sans précédent de compétitivité et d’un recul industriel très important. » J’ajoute qu’ils avaient entraîné trois dévaluations monétaires et qu’il avait fallu bloquer les salaires. On a retrouvé ce même mécanisme économique facilement identifiable.

Un autre aspect que je souhaite mentionner concerne le fonctionnement de notre marché du travail. En contraignant vers le bas la durée du travail, les lois de 2000 ont un peu vidé de son contenu le débat dans l’entreprise, pourtant nécessaire, entre les trois variables clés du compte d'exploitation si je puis dire, c'est-à-dire la durée du travail, le salaire et l’emploi. Ces trois paramètres ne pouvaient plus trop être mis en cause puisque l’un d’entre eux était bloqué vers le bas par la durée du travail.

Plusieurs travaux récents de l’INSEE et de la DARES montrent que notre marché du travail tend à devenir dual avec une large majorité de CDI – 87 % – relativement stables, et c’est heureux, mais à côté une rotation accélérée des personnels en CDD, contrats qui tendent à raccourcir et qui concernent souvent des femmes. À nos yeux, la baisse de la durée du travail de 2000 a plutôt accentué cette dualité du marché du travail, comme on l’a vu d’ailleurs pour la durée des congés qui sont bien plus importants dans des secteurs où les entreprises sont stables, mondialisées, et dans le secteur administratif, mais beaucoup plus faibles dans les PME ou les entreprises davantage confrontées à des difficultés quotidiennes. Un marché du travail dual, c’est un marché qui ne permet pas d’insérer facilement les nouveaux travailleurs dans l’emploi ni les adaptations nécessaires aux nouvelles technologies, à l’avancée, etc. C’est donc un facteur de rigidité de l’économie dans son ensemble, et de faible croissance.

En résumé, les conséquences économiques de la baisse de la durée du travail telle qu’elle a été conduite sont peu visibles sur l’emploi. Elles ont plutôt accentué les rigidités du marché du travail et elles sont très visibles et défavorables sur la compétitivité qui constitue aujourd'hui le principal défi économique des différents gouvernements, de droite comme de gauche.

Je terminerai mon propos par une réflexion plus personnelle. Les lois de 2000 ont imposé une baisse de la durée du travail sans baisse du salaire mensuel, et elles ont visé à mettre en œuvre un partage du travail sans partage des revenus. Or c’est économiquement impossible. La macroéconomie s’est donc adaptée par une perte de compétitivité et la désindustrialisation.

Ces analyses ne condamnent pas pour autant, à mes yeux, la diminution de la durée du travail en tant que telle. La diminution de la durée du travail est une tendance séculaire mais qui se fait spontanément dans l’équilibre de la macroéconomie. C’est l’une des affectations possibles des gains de productivité. Vouloir davantage de production ou un peu moins de production et moins de travail est parfaitement loisible. L’économiste Jean Fourastié avait beaucoup travaillé sur ce sujet dans les années 1960-1970. Il se trouve que je lui ai directement succédé à la chaire d’économie du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et, d’une certaine manière, recueilli un peu son héritage. C’est en 1965 qu’il a écrit Les 40 000 heures. 40 000 heures, c’est 30 heures par semaine, multipliées par 40 semaines dans l’année, multipliées par 35 ans d’activité dans la vie. C’était ce qu’il pensait être l’avenir de l’organisation du travail. Mais, à l’époque, la productivité globale de l’économie augmentait de 4,5 % par an : nous étions dans les « Trente Glorieuses ». En prolongeant les tendances, on pouvait effectivement arriver à 40 000 heures sans trop renoncer à des gains de pouvoir d’achat. Beaucoup de choses ont changé depuis : les gains de productivité globale ont été divisés par quatre, peut-être même plus, et les économies sont beaucoup plus interdépendantes qu’elles ne l’étaient à l’époque. Il n’y a donc peut-être pas lieu d’abandonner Le grand espoir du XXe siècle, l’autre grand ouvrage de Jean Fourastié, ni peut-être même l’idée des 40 000 heures, mais il faut reconnaître que la question du temps de travail se pose aujourd'hui dans un contexte très différent et que les arbitrages sont beaucoup plus contraints.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Didier, je vous remercie pour la qualité de votre intervention qui aide à dissocier la question du taux de chômage, du taux d’emploi, de compétitivité, de coût du travail et de coût pour les finances publiques.

M. Jean-Pierre Gorges. Je partage la plupart des propos que vous avez tenus. Vous avez indiqué qu’il ne peut y avoir de partage du travail s’il n’y a pas de partage du revenu. Je pense que l’erreur fondamentale consiste à croire que l’on peut continuer à réduire le temps de travail à revenu constant. Les arbres ne poussent pas au ciel. L’équation différentielle est facile à résoudre.

Les statisticiens que nous auditionnons disent à 95 % la même chose. Une vérité commence donc à se dégager sur une matière un peu difficile. À chaque fois, ils regardent ce qui s’est passé les premières années après le passage aux 35 heures, grosso modo de 2000 à 2004 parce que l’on veut une période un peu neutre pour pouvoir tirer des conclusions.

Vous indiquez que l’on avait commencé à réduire le temps de travail dans les années 1980. C’est en 1981 que la question des 35 heures se pose politiquement. On passe de 40 à 39 heures, mais on s’arrête là dès 1983 car on voit tout de suite l’impact de cette mesure. Et vous ajoutez que, pour rééquilibrer les choses, on a dévalué le franc. Si on s'affaiblissait, on jouait en effet sur la monnaie. Or c’est à partir de ces années qu’apparaît le déficit structurel, que l’on présente des budgets en déséquilibre et que la dette augmente. Personne ne prend en compte cet événement important qu’a été le passage à l’euro en 2002. Pourtant, 70 % des échanges français se font dans la zone euro. Dorénavant, on ne peut plus toucher à la monnaie. Certes, les 35 heures ont quelque chose d’un peu vicié au départ, mais ce phénomène a été amplifié par le fait qu’à partir de 2002 on ne pouvait plus jouer avec la monnaie, que les échanges se faisaient différemment. Sur un même terrain de jeux, on s’aperçoit que la France a un déficit extérieur de 60 milliards d’euros tandis que l’Allemagne a un solde positif de 180 milliards.

Pensez-vous que l’euro a pu amplifier le phénomène des 35 heures ?

Mme Isabelle Le Callennec. Monsieur Didier, merci d’avoir rappelé que le problème résidait dans la nouvelle durée légale du travail et surtout que les 35 heures payées 39 avaient eu un impact sur la compétitivité des entreprises.

Connaissez-vous l’évolution du taux de chômage et l’évolution du taux d’emploi jusqu’à aujourd'hui, vos données statistiques s’arrêtant à l’année 2005 ? Avez-vous ces données par âge et par genre ?

Vous avez rappelé la rigidité du système dual en France. Je continue à croire que la mise en œuvre de cette nouvelle durée légale a pénalisé l’entrée des jeunes sur le marché du travail. J’aimerais pouvoir vérifier ce que je pense intuitivement mais qui n’est pas forcément la réalité.

Vous évoquez la baisse des exportations en France et vous citez aussi l’Italie qui, à ma connaissance, n’a pas fait le choix des 35 heures à ce moment-là. Y a-t-il une autre raison pour l’Italie ?

M. Romain Colas. Monsieur Didier, je vous remercie pour votre contribution. En vous écoutant, j’ai le sentiment que votre intervention comportait deux parties. La première, très détaillée, portait sur la définition des temps de travail. Je pense qu’elle a pu éclairer nos débats, et je vous en remercie. Quant à la seconde partie, je l’ai trouvée un peu moins argumentée et assez massive. Elle conclut un peu rapidement que la perte de compétitivité de la France, notamment à l’international, est quasi-exclusivement liée à la mise en œuvre des 35 heures.

On a parlé de l’euro, même si les flux financiers à l’intérieur de l’Union se faisaient déjà en euro avant le passage à l’euro en 2002 et que l’on connaissait la parité entre nos monnaies. De ce point de vue, le passage à l’euro ne constitue donc pas une rupture dans les échanges à l’intérieur de la zone euro. Ne pensez-vous pas qu’il y a eu une incapacité du tissu économique français, avec sans doute un rôle de la puissance publique, à se positionner sur des marchés de niche, comme a pu le faire l’Allemagne ? Notre tissu industriel n’est-il pas spécialisé pour une partie dans des industries sur lesquelles nous sommes concurrencés directement par les pays à bas coûts ? Dans ce cas, pensez-vous que les 35 heures ont eu une influence sur la stratégie développée par les chefs d’entreprise ? Si l’on raisonne à l’inverse de vos conclusions, nous avons une formidable nouvelle à annoncer aujourd'hui : passons tout le monde à 42 heures demain ; il n’y aura plus de chômage en France et la balance commerciale sera miraculeusement positive ! Je vous demande donc d’étayer votre conclusion qui me paraît sans nuances.

M. Gérard Sebaoun. Tout d'abord, il me semble qu’en 2002 le commerce extérieur de la France était quasiment à l’équilibre. Pouvez-vous me le confirmer ?

S’agissant de l’hôpital, il est vrai que la mise en œuvre des 35 heures a provoqué un choc et contribué à une restructuration considérable. Mais comment la création de 40 000 à 45 000 emplois qualifiés de soignants à l’hôpital a-t-elle pu avoir un impact négatif sur l’emploi dans d’autres secteurs ?

Enfin, vous avez indiqué que la durée effective du travail excluait non seulement les congés, les arrêts maladies et les pauses repas, mais aussi les trajets. Or, que je sache, les temps de trajet, qui sont par définition très variables, ne sont pas comptabilisés dans le temps de travail.

M. Denys Robiliard. Vous considérez que les lois sur les 35 heures ont gelé en quelque sorte les négociations d’entreprise, dans la mesure où celles-ci ne pouvaient plus porter que sur les salaires et l’emploi, la durée du travail étant fixée par la loi. Or, certaines des personnes que nous avons auditionnées estiment que ces lois, en obligeant les entreprises à s’interroger sur la réorganisation du travail, ont suscité au contraire une revitalisation de la convention collective et qu’elles ont permis des gains de productivité.

Ensuite, vous nous dites que les 35 heures ont provoqué une augmentation du coût du travail qui a eu un impact important sur la compétitivité coût des entreprises françaises, puisqu’elle s’est immédiatement traduite par une diminution des parts de marché de la France à l’exportation dans la zone euro, notre pays perdant ainsi 130 milliards d’euros par an et 1 500 milliards au total. Pourtant, tout à l’heure, le directeur de l’IRES nous a indiqué que, compte tenu des allégements de cotisations dont elles avaient bénéficié, le coût de cette mesure avait été relativement marginal pour les entreprises : il l’évalue entre 1 milliard et 1,5 milliard d’euros. Quant aux allégements de cotisations accordés par l’État, ils auraient été, selon lui, en partie compensés, grâce à l’effet positif qu’a eu la réduction du temps de travail sur l’emploi, par une diminution des allocations de chômage et une augmentation des cotisations perçues par les organismes sociaux. J’ajoute que, dans un grand nombre des accords qui ont été conclus, si le salaire mensuel a été maintenu, il a été gelé pendant trois ans afin d’amortir le coût de la mesure pour l’entreprise. Selon vous, quel a été le coût supporté par les entreprises, compte tenu des allégements de charges, pour qu’il ait eu un tel impact sur la compétitivité internationale de nos entreprises ?

Enfin, si notre compétitivité s’est dégradée, il semble que cette dégradation affecte en partie la compétitivité hors coût : elle est liée au positionnement de nos entreprises, aux gammes de produits… Selon vous, la dégradation de la compétitivité française est-elle uniquement due aux 35 heures, ou peut-elle s’expliquer par d’autres facteurs et, si tel est le cas, dans quelles proportions, si tant est qu’on puisse le déterminer ?

Mme la rapporteure. Sans même parler de gains de productivité, il est certain que les 35 heures ont stimulé le dialogue social, comme en témoigne le nombre des accords qui ont été signés.

S’agissant de l’hôpital, si je partage votre avis sur certains sujets, notamment le nombre très insuffisant des embauches au regard des besoins, je n’ai pas compris comment des créations d’emplois au niveau local pouvaient ne pas se traduire au niveau national. Pourriez-vous nous donner des explications sur ce point ?

En ce qui concerne la compétitivité, il me semble que la balance du commerce extérieur était encore positive peu de temps après la mise en œuvre des 35 heures. Il est étrange que l’on n’en tienne pas compte. Du reste, dans un rapport commun, les partenaires sociaux, MEDEF compris, n’attribuent pas une responsabilité particulière aux 35 heures dans la baisse de la compétitivité des entreprises. Vous-même avez indiqué que l’Italie, qui n’a pas réduit la durée du travail, avait perdu autant de parts de marché que la France. Nous avons donc besoin d’explications supplémentaires pour comprendre en quoi les 35 heures seraient responsables du déficit du commerce extérieur de la France.

Quant au recul industriel, certes, il existe, mais il s’explique moins par les 35 heures que par le choix des entreprises françaises de faire fabriquer dans d’autres pays, où les coûts sont moindres, des biens qu’elles produisaient auparavant en France. L’Allemagne aurait moins subi ce déclin parce qu’elle pratiquait déjà ces délocalisations dans les pays de l’est de l’Europe avec lesquels elle entretient des liens privilégiés. Pour illustrer la question de la compétitivité hors coût, je prendrai l’exemple d’un produit de ma région, le fromage de comté. Celui-ci coûte cher, et les producteurs de lait à comté vivent bien parce que leur compétitivité n’est pas liée au prix de leur produit.

Par ailleurs, on ne pourrait pas envisager le partage du travail sans un partage des revenus. Il me paraît en effet nécessaire de se poser la question du partage des revenus, mais pour des raisons éthiques ou morales : comment peut-on justifier que des personnes gagnent dix, vingt, trente, cinquante fois plus que d’autres ? Certes, la contribution des salaires les plus élevés doit être plus importante, notamment pour assurer une forme de solidarité, mais d’autres formes de revenus sont à prendre en compte. De même que, dans l’entreprise, la richesse est aussi créée par les salariés, de même les coûts ne sont pas seulement constitués par la main-d’œuvre. Il faut également tenir compte de la rémunération des actionnaires, en tout cas dans certaines entreprises.

Enfin, vous avez indiqué que l’effet des 35 heures sur l’emploi avait été peu visible. Certes, mais, au cours des quarante dernières années, la période pendant laquelle elles ont été mises en œuvre est aussi la seule durant laquelle le taux de chômage a baissé en France, même si cette baisse a aussi d’autres causes. En tout état de cause, la réduction de la durée du travail a favorisé une résorption du temps partiel. En conclusion, plutôt que de la déplorer, on pourrait aussi se demander si elle n’a pas été insuffisante.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Didier, vous avez indiqué que les conséquences économiques de la réduction du temps de travail telle qu’elle a été réalisée ont été peu visibles en matière d’emploi, mais très visibles en matière de compétitivité et de coût du travail. Quelles préconisations feriez-vous pour que l’on aboutisse en France à un consensus sur la question de la durée du travail ?

M. Michel Didier. Si j’étais en situation de préconiser des mesures de nature à faire baisser le chômage, je pourrais m’abstenir de répondre à toutes les autres questions ; nous aurions réglé le problème… (Sourires.)

Je commencerai par répondre aux questions factuelles.

Tout d’abord, nous pouvons vous fournir les statistiques, qui sont d’ailleurs produites par l’INSEE, que m’a demandées Mme Le Callennec. À ce propos, je partage son analyse : la rigidité du marché du travail nuit aux arrivants et aux plus faibles, c’est-à-dire les jeunes, les seniors et ceux qui sont le moins formés.

Sur les situations respectives de l’Italie et de la France, on s’aperçoit, à la lecture des tableaux que je vous ai fournis, que ce sont les deux seuls pays qui ont vu diminuer leurs parts de marché dans les exportations de marchandises de la zone euro : celles des autres pays, surtout celles de l’Allemagne, ont augmenté. Bien entendu, la réduction du temps de travail n’est pas à elle seule responsable de cette évolution. En Italie, par exemple, les salaires ont connu une augmentation assez importante pour des raisons liées au mécanisme de formation des salaires. J’observe que, sur de nombreux points – déficits, dette publique, parts de marché à l’exportation, niveau de la dépense publique et des prélèvements obligatoires – la France et l’Italie sont plutôt moins bien classées que les autres pays européens, y compris l’Espagne.

En ce qui concerne la balance commerciale, elle était en effet en équilibre au début des années 2000, mais elle s’est détériorée ensuite, assez fortement et régulièrement. Il s’agit, selon moi, d’une conséquence de la perte de compétitivité. Du côté des importations, le prix du pétrole est le même pour tout le monde. En revanche, nous ne parvenons pas à récupérer par les exportations ce que nous perdons du côté des importations. Si la balance commerciale était restée stable, on pourrait s’interroger sur le lien avec le choc de coût, mais le fait qu’elle se soit détériorée au moment où est intervenue la réduction du temps de travail plaide plutôt en faveur d’un lien entre les deux phénomènes.

J’en viens aux questions plus fondamentales. Qu’en est-il, tout d’abord, du lien entre la création de l’euro et la perte de compétitivité de nos entreprises ? En France, plusieurs phénomènes ont interféré au début des années 2000 : la création de l’euro – qui représente une contrainte nouvelle, puisqu’elle empêche la France de dévaluer seule – ; le choc de coût représenté par la réduction du temps de travail, car le maintien du salaire mensuel a produit une augmentation mécanique de 11,4 % du coût horaire, même si cette augmentation peut être plus ou moins compensée par une amélioration de la compétitivité ; enfin, les mesures prises par M. Schröder en Allemagne, qui ont libéré la durée du travail en la rendant plus flexible, imposé la modération salariale et flexibilisé le marché du travail. La France et l’Allemagne ont donc mené des politiques allant dans des sens opposés, tout en adoptant une monnaie commune. C’est un point fondamental qui explique pourquoi nous avons, encore aujourd’hui, des difficultés à converger avec l’Allemagne. Peut-être même s’agit-il du problème principal de l’avenir de l’euro.

Par ailleurs, la mise en œuvre des 35 heures a en effet provoqué de nombreuses négociations sociales, et pour cause : on n’avait pas le choix. C’était « sauve qui peut » ! Je vous rappelle au passage que PSA est la première entreprise à avoir mené des négociations sociales sur les 35 heures ; or, elle n’était pas en très bonne forme ces dernières années. Si des négociations sociales ont bien eu lieu, elles ne pouvaient porter sur la durée du travail. Au cours de la crise de 2008-2009, par exemple, beaucoup d’accords conclus en Allemagne ont joué sur les trois paramètres – salaires, emploi et durée du travail – alors qu’en France ce n’était pas possible : l’ajustement ne pouvait se faire que sur l’emploi. Certes, des accords d’entreprise sont encore conclus aujourd’hui – je pense aux accords compétitivité-emploi pour les entreprises en difficulté –, mais ce n’est pas important à l’échelle de l’économie française. Voilà un blocage ! C’est du reste un des éléments de réponse à la dernière question du président Benoit.

Pourquoi des mesures prises au niveau local ne se traduisent-elles pas au plan national ? Reprenons l’exemple de l’hôpital. Si l’on crée des emplois, il faut les financer. Or, on paie les personnes que l’on embauche en prélevant ailleurs dans l’économie l’argent nécessaire. On opère donc un transfert de valeur – d’impôts, de cotisations – d’un agent vers un autre agent, en l’espèce un agent hospitalier. Je ne juge pas ce choix, peut-être utile, mais, du point de vue économique, c’est un transfert : on supprime d’un côté ce qu’on a créé de l’autre. Ces créations d’emploi n’ont donc pas d’impact au niveau global. Certains estiment même qu’elles ont un impact négatif puisqu’on supprime des emplois productifs pour créer des emplois administratifs – mais je ne vais pas jusque-là. Quoi qu’il en soit, cet effet de substitution explique que ce qui se passe au niveau local ne se traduise pas au niveau global.

Vous avez ensuite évoqué la distinction entre compétitivité coût et compétitivité hors coût. Il est évident que la France rencontre des problèmes de compétitivité hors coût : nos gammes de produits ne sont pas adaptées à la demande mondiale. Mais la différence de spécialisation industrielle de la France et de l’Allemagne n’est pas apparue dans les années 2000 : elle date du XIXsiècle. Du reste, sur la longue période, la part de marché de la France en zone euro ne baisse pas ; elle s’est même rapprochée de celle de l’Allemagne dans les années 1990, au moment de la réunification. Sa diminution est un phénomène nouveau. C’est pourquoi j’estime qu’elle est liée au choc de coût que nous avons vécu au début des années 2000. Cet élément n’est pas le seul, mais il a provoqué un déséquilibre du système productif sur le territoire français qui s’est assez largement reporté sur l’industrie, secteur le plus exposé. Celle-ci a été touchée à la fois directement, par la hausse du coût de production, et indirectement, par la hausse du coût en amont, dans le secteur des services. D’où une accentuation du déséquilibre de compétitivité hors coût : la recherche-développement des entreprises françaises s’éloigne de celle des entreprises allemandes. Il s’agit donc d’un processus auto-cumulatif.

Le gouvernement actuel considère, à juste raison, qu’il faut enrayer la dégradation de la compétitivité de nos entreprises. Pour ce faire, il a choisi de favoriser un peu la compétitivité hors coût en encourageant la recherche-développement – mais il faut des décennies pour l’améliorer. C’est surtout la compétitivité coût qui peut s’améliorer rapidement. J’espère que cette politique sera efficace, mais les mesures que l’on peut prendre au plan budgétaire sont très limitées au regard des problèmes qui se posent. Ce sera donc très long, de toute façon.

S’agissant des préconisations, on voit bien les mesures qu’il faudrait prendre : premièrement, retrouver de la compétitivité coût pour enrayer le cercle vicieux que je viens de décrire ; deuxièmement, flexibiliser, si possible sans pénaliser qui que ce soit, le marché du travail, de manière à sortir de ce marché dual qui bloque le système économique, avec, d’un côté, des personnes bien payées bénéficiant de onze semaines de vacances, et de l’autre, des personnes exclues de l’emploi ; troisièmement, réintégrer la durée du travail dans la négociation sociale au niveau de l’entreprise. Il faut permettre à certaines entreprises de repasser, avec peut-être l’accord de tous les salariés d’ailleurs, à 39 heures payées 35, pour regagner des parts de marché et éventuellement embaucher. L’homogénéité est un obstacle à la flexibilité. Si l’ensemble de ces conditions sont réunies, peut-être assisterons-nous au retour du plein emploi mais, sur ce point, je ne peux évidemment pas m’engager…

M. Jean-Pierre Gorges. Il faut prendre garde à ne pas tomber dans le piège qui consiste à isoler une période pendant laquelle les 35 heures auraient eu un effet favorable. L’analyse, madame la rapporteure, doit porter sur les quinze dernières années, puisque cette mesure a des effets cumulatifs. La retraite à 60 ans, qui a été instaurée en 1981, apparaît en 2014 comme une folie, compte tenu de l’allongement de la durée de la vie. Par ailleurs, on a rappelé qu’au moment où nous avons réduit le temps de travail l’euro entrait en vigueur et l’Allemagne prenait des mesures radicalement différentes des nôtres, mais il faudrait aussi évoquer la mondialisation, qui permet à tout le monde d’avoir accès aux mêmes outils. Et, en matière de qualitatif, je peux vous dire, pour avoir été rapporteur spécial du budget de la recherche pendant une législature, que l’inertie sera forte. Il faut des générations pour former des scientifiques et des ingénieurs. Or, on n’en forme plus : tout le monde veut faire de l’histoire-géographie pour être un jour ministre ou parlementaire. On a beaucoup de mal à recruter des anesthésistes, par exemple. Regardez ce que font les Allemands : c’est maintenant que l’écart se creuse entre les balances commerciales de nos deux pays : moins 60 milliards d’euros d’un côté, plus 180 milliards de l’autre.

Certes, les causes sont nombreuses et il est difficile de les distinguer, mais on ne peut pas dire que la réduction du temps de travail est étrangère à l’évolution actuelle. Je pense, quant à moi, que l’on peut introduire davantage de flexibilité dans le marché du travail sans provoquer de cassure dans le pays. Les Allemands ont montré l’exemple. Les salariés sont capables de discuter avec leur patron et ils préfèrent se faire couper un doigt plutôt qu’un bras.

M. Gérard Sebaoun. Notre collègue Gorges sait bien que si l’on ne trouve plus d’anesthésistes dans nos hôpitaux et que l’on est obligé, comme l’a révélé le rapport de notre collègue Olivier Véran, de payer des intérimaires une fortune, c’est à cause, non pas des 35 heures, mais du niveau de rémunération très élevé qui prévaut dans le secteur privé. Les politiques d’austérité ont placé la Grèce dans une situation telle qu’un spécialiste grec en génétique moléculaire, par exemple, ne se voit rien proposer dans son pays à un niveau de rémunération décent. Où est-il recruté ? En Allemagne ! L’Allemagne, qui vieillit, ne peut construire son avenir qu’en faisant son marché en Europe, notamment dans les pays qui souffrent des politiques menées depuis quelques années.

Mme la rapporteure. Puisqu’on a évoqué la question des retraites, je précise que, si l’on vit plus vieux aujourd’hui, on ne vieillit pas tous dans le même état de santé. Et si, actuellement, deux salariés sur trois âgés de plus de 55 ans ne sont plus dans l’emploi, ce n’est pas parce qu’ils ont souhaité partir, mais parce qu’ils n’ont plus de travail. Cet élément mérite d’être pris en considération dans le cadre de l’allongement de la durée de cotisation. Mais celui-ci a été validé et les personnes qui partent à la retraite à 60 ans ne sont pas si nombreuses que cela.

M. le président Thierry Benoit. Je veux, au nom de mes collègues, vous remercier, Monsieur Didier, pour la qualité de votre intervention, la tonalité que vous lui avez donnée, votre sincérité et votre souci de la vérité. Je retiens de votre propos que, même si la situation n’est pas facile, la France possède les ressources pour trouver les solutions, pour peu que la classe dirigeante et la société regardent les difficultés en face. À cet égard, il me paraît nécessaire de réorienter le consensus autour de la question du temps de travail. Tel est l’objectif de cette commission d’enquête.

Audition de M. Jean François Poupard, directeur général de Syndex, et de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha

(Procès-verbal de la séance du jeudi 2 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir M. Jean-François Poupard, directeur général de Syndex, et M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha.

Syndex, qui présente la particularité d'être constituée en Société coopérative et participative (SCOP), apporte aux élus de comités d'entreprise (CE) et de comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) son expertise pour l'exercice de leurs prérogatives. Le groupe Alpha est un cabinet d'expertise et de conseil spécialisé dans les relations sociales et le développement local. M. Ferracci, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi, a également participé aux travaux de la commission Attali pour la libération de la croissance française.

Je vous remercie, messieurs, de participer à cette audition. Vos interventions nous aideront à nourrir le rapport que votre rapporteure, Mme Barbara Romagnan, est chargée de rédiger avant la fin de l’année. Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi, puisque nos travaux s'inscrivent dans les règles des commissions d'enquête.

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-François Poupard et M. Pierre Ferracci prêtent successivement serment.)

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

M. Jean-François Poupard, directeur général de Syndex. Nos cabinets respectifs sont spécialisés dans les expertises économiques auprès des CE et CHSCT, ce qui signifie que nous intervenons dans des entreprises de plus de cinquante salariés, majoritairement des filiales de groupes. Nos analyses portent ainsi sur un peu plus de 8 millions de salariés du secteur privé.

Dans les entreprises où nous intervenons, la question du temps de travail est en général abordée sous deux angles : la flexibilité ; la durée effective du travail. Les lois de réduction du temps de travail, dites lois Aubry, ont introduit des mécanismes de souplesse et de flexibilité, en contrepartie de l’abaissement de la durée légale du travail. Ces dispositifs sont très largement utilisés dans les entreprises pour optimiser le nombre d’heures productives et réduire le nombre de celles jugées improductives. Quant aux mesures sur la durée effective du travail, en particulier le forfait jours des personnels d’encadrement, elles visent à optimiser les ressources employées : il s’agit d’utiliser les souplesses accordées – modulation d’horaires, annualisations, forfaits – pour employer au mieux ces personnels.

Depuis que la durée hebdomadaire du temps de travail a été fixée à 35 heures, en 2002, ces mécanismes d’optimisation sont pleinement utilisés et généralisés. En revanche, nous observons assez peu de débats sur la réduction de la durée hebdomadaire du temps de travail, sauf dans le cas très spécifique de sociétés en graves difficultés financières où les salariés acceptent de partager le temps de travail – ce qui n’est d’ailleurs pas toujours concluant.

Plutôt que de s’en tenir à la notion de durée hebdomadaire, il vaut mieux envisager le temps de travail sur des périodes plus longues : la durée annuelle, déjà prise en compte par les mécanismes de flexibilité et d’optimisation ; la durée de la vie, avec les possibilités de congé de formation ou pour motifs personnels, qui existent déjà mais pour lesquelles nous percevons une demande accrue de la part des salariés et des entreprises. Nous pourrons donc débattre des moyens de réduire le temps de travail à l’échelle d’une vie plutôt que d’une semaine. Dans ce cadre, nous pouvons notamment évoquer les dispositifs de cessation anticipée d’activité pour les salariés les plus âgés ou soumis à des métiers pénibles.

M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha. Comme Syndex, Secafi, la principale entité du groupe Alpha, conseille les comités d’entreprise et les CHSCT. Notre vision du sujet qui constitue l’objet du travail de votre commission s’est construite à travers nos trois types de mission : des interventions dans le cadre de restructurations parfois lourdes qui se traduisent par des suppressions d’emplois ; des mandats – qui peuvent être réguliers et de longue durée – accordés par des comités d’entreprise qui veulent analyser la stratégie de leur entreprise et ses répercussions potentielles sur l’emploi et les conditions de travail ; des activités de conseil aux CHSCT sur la santé au travail, un enjeu qui a pris beaucoup d’ampleur ces derniers temps.

J’ai vécu l’application des textes sur la réduction du temps de travail en tant qu’employeur et en tant que consultant. Dans le groupe Alpha, qui compte environ 2 000 salariés, nous avons mis en place un accord sur la réduction du temps de travail dans le cadre de la loi Robien. Rappelons en effet qu’il y a d’abord eu la loi Robien sous le gouvernement Juppé, puis les lois Aubry sous le gouvernement Jospin ! À l’époque, la réduction du temps de travail faisait consensus. Actuellement, les 35 heures semblent devenues un sujet tabou pour les syndicats et les employeurs – c’est le calme plat dans les entreprises – mais elles restent un marqueur dans le débat public et politique.

Au sein du groupe Alpha, nous avons été confrontés à la difficulté de mettre en œuvre un accord de réduction du temps de travail qui se traduisait par des créations d’emplois et des exonérations de charges sociales souvent perçues comme un effet d’aubaine en ces temps de croissance soutenue. Nous étions en effet dans des conditions très différentes de celles que peuvent connaître les entreprises qui traversent la crise actuelle. À cette époque où notre forte croissance engendrait des conditions de travail difficiles pour les consultants, nous avons profité de la loi pour revoir de fond en comble l’organisation du cabinet, le temps de travail et, plus globalement, toute la dynamique liée à l’environnement très évolutif de nos marchés.

Cette expérience au sein du groupe Alpha et mes observations dans les entreprises depuis une quinzaine d’années inspirent ma vision de la réduction du temps de travail. Et puisque j’ai parlé de marqueur idéologique, je vais me situer dans ce débat : je ne crois pas que la réduction du temps de travail soit la solution au problème du chômage, même si elle peut être, de façon transitoire, un instrument utile. Qu’il s’agisse de formation professionnelle ou de gestion du temps de travail, les meilleurs des dispositifs se heurtent assez rapidement à la réalité économique : nous devons retrouver une dynamique de croissance forte, que ce soit au niveau des entreprises, de la société ou de l’Europe.

Comment interpréter le silence des partenaires sociaux ? On peut se dire que, depuis 2002, ils ont trouvé un équilibre satisfaisant dans les entreprises, qu’ils se sont accommodés des 35 heures, même si beaucoup de voix dissonantes se sont fait entendre – surtout du côté patronat – au moment de leur adoption. Selon cette interprétation positive, la réduction du temps de travail a conduit à des réorganisations et un compromis maintenant satisfaisants. On peut avoir une interprétation plus négative de ce silence : l’application de la réduction du temps de travail a été tellement laborieuse, s’accompagnant d’effets moins favorables à plus long terme, que personne ne sait comment relancer le sujet.

Un grand débat national n’est pas d’actualité car il perturberait les acteurs qui doivent négocier dans les entreprises ou ailleurs, mais je crois que le sujet va rebondir pour diverses raisons : la mauvaise conjoncture économique et le chômage ; les changements dans l’organisation du travail ; le développement des nouvelles technologies et du télétravail qui brouille les pistes et oblige à se poser la question du travail invisible. Le récent jugement de la Cour de cassation sur le forfait jours va aussi perturber les entreprises puisqu’il revient à dire, en substance : « oui au forfait jours, mais à condition de compter les heures »…

Les 35 heures correspondent à une démarche généreuse, et qui s’inscrit dans l’air du temps : la baisse continue de la durée du travail, en liaison avec l’évolution de la productivité, apparaît comme un mouvement séculaire qu’il faut poursuivre. Cependant, leur application – de façon quelque peu brutale et indifférenciée – a conduit les entreprises à prendre, pour compenser, des mesures dont les effets négatifs se sont fait sentir plus ou moins tard.

Pour trouver un équilibre économique allant de pair avec cette avancée sociale, les entreprises ont réagi de trois façons : par un blocage des rémunérations plus ou moins explicite ; par la recherche acharnée de gains de productivité ; par l’intensification du travail. Quand le blocage des rémunérations n’était pas prévu dans les accords signés, la politique salariale s’est adaptée à la baisse. Les gains de productivité, au sens noble du terme, découlent d’investissements en matériels et en moyens technologiques nouveaux quand il s’agit d’entreprises de production, ou de progrès méthodologiques quand il s’agit de sociétés de services ou de conseils telles que les nôtres. Quant à l’intensification du travail, elle n’est pas synonyme d’investissements ni d’accompagnements technologiques ou méthodologiques. Dans ce cas, le travail est simplement plus intense et il épuise les salariés.

À l’époque, l’intensification est passée inaperçue. Même les personnes hostiles à la réduction du temps de travail reconnaissaient aux lois Aubry d’avoir eu le mérite de provoquer un vrai débat sur la réorganisation des entreprises, permettant de retrouver des équilibres. Cependant, les excès d’une réduction du temps de travail mal maîtrisée ont provoqué la dégradation de la santé des salariés et la détérioration de leurs conditions de travail, ce qui peut expliquer en partie la montée brutale des risques psychosociaux au cours des dernières années. Je ne remets pas en cause le mouvement global, mais je pense que les conditions de mise en œuvre de 35 heures dans des entreprises où les rapports de force étaient parfois très déséquilibrés ont eu des effets négatifs.

Autre phénomène qui doit être pris en compte : dans le groupe Alpha comme ailleurs, tous les temps de « respiration » qui existaient dans l’entreprise ont été supprimés dans ce mouvement de recherche des gains de productivité, d’intensification du travail et de chasse au temps improductif. Or, tous ces moments où l’on parle du dossier en cours, mais aussi du match de la veille ou du concert du lendemain, contribuent à souder un collectif de travail.

Deux écoles s’affrontent quand il s’agit de savoir si la réduction du temps de travail a créé des emplois, comme le montre un récent article de l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Son effet sur les temps de respiration est très difficile à mesurer, mais je suis persuadé qu’il nuit à la compétitivité des entreprises et à la santé des salariés. Quand j’estime qu’il faut remettre le sujet sur la table, sans grand déballage national mais par le biais de négociations actives dans les branches ou dans les entreprises, je pense notamment à ce phénomène que reconnaissent beaucoup de chefs d’entreprise, de directeurs des ressources humaines et de syndicalistes.

Les 35 heures ne sont pas, loin s’en faut, les seules responsables de ce détricotage du collectif qui va de pair avec le développement de l’individualisme dans la société. Pour autant, si elles sont appliquées un peu brutalement et sans que soit trouvé le bon équilibre entre le temps de travail, la qualité de vie au travail et les rémunérations, elles peuvent provoquer une démobilisation du corps social, amoindrir l’attachement du salarié à son entreprise et nuire à la performance économique globale et à la compétitivité des entreprises.

Certains mouvements sont inéluctables dans la société et il ne s’agit pas de tout remettre en cause, ce qui est souvent une manière d’habiller le débat sans prendre de mesures concrètes. Il faut revisiter le sujet pour répondre à la montée des risques psychosociaux et à la détérioration des conditions de travail. Au vu des statistiques, la durée du temps de travail est moins élevée en France que dans la plupart des pays européens. Encore faut-il tenir compte de particularités : les écarts souvent cités entre la France et l’Allemagne doivent être analysés à la lumière du fort développement du temps partiel et du travail précaire. Notons aussi que les pays scandinaves conjuguent une durée du travail relativement faible et un modèle social et économique robuste.

Quoi qu’il en soit, pour les salariés français, la contrepartie de cet abaissement du temps de travail a été une élévation incontestable de la productivité et de l’intensification du travail. Il y a eu de vraies réorganisations intelligentes mais aussi des pressions sur les salariés que je trouve moins convaincantes. D’ailleurs, si la compétitivité des entreprises a beaucoup mieux résisté qu’on ne le dit, même si le débat rebondit ces derniers temps, c’est parce que la forte hausse de la productivité a largement compensé une réduction du temps de travail qui s’est effectuée sans baisse des rémunérations.

Se demander si la réduction du temps de travail a créé des emplois n’a pas trop de sens tant la réponse est évidente. C’est mécanique et arithmétique. En appliquant la loi Robien, nous avons embauché beaucoup de jeunes, ce qui a contribué à renouveler le collectif et les méthodes de travail. Nous avons instantanément créé plus d’emplois que nous ne l’aurions fait si nous n’avions pas utilisé cette réduction du temps de travail pour des raisons qui tenaient d’abord à la charge de travail des consultants. La vraie question est de savoir si, à moyen et long terme, la réduction du temps de travail améliore ou non la compétitivité des entreprises et celle de l’économie en général.

Le développement du temps libre a été très bénéfique pour certains salariés, tout en créant des inégalités liées notamment au pouvoir d’achat. S’ils en ont profité plus que d’autres, les cadres ont subi le forfait jours, une forme d’illisibilité du temps de travail réel qui conduit à des dérives mal maîtrisées de la charge de travail. Il faut revisiter le sujet, en insistant sur certains aspects comme la rémunération, la qualité de vie au travail et les conditions de travail.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous vous exprimez à la fois en tant que chefs d’entreprise et en tant qu’experts.

Monsieur Poupard, pourriez-vous nous préciser ce qu’a apporté la loi en matière de flexibilité ?

Pour vos salariés et ceux des entreprises dans lesquelles vous êtes intervenu, n’est-il pas plus pertinent de réfléchir au temps de travail en prenant comme référence la vie active plutôt que la durée hebdomadaire, mensuelle ou même annuelle ? Tous les cinq ans, tel salarié prend six mois pour faire autre chose, se former, apprendre. Tous les dix ans, tel autre part faire les voyages dont il rêve depuis son adolescence et qu’il n’aura peut-être plus l’énergie de faire au moment de la retraite, etc.

Intervenez-vous essentiellement quand les entreprises sont en difficulté ?

Sur quels sujets êtes-vous particulièrement sollicités ?

Lors de vos interventions, comment mesurez-vous l’intensification du travail ?

Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors de la mise en place de la réduction du temps de travail dans votre propre entreprise ?

Vous tenez pour acquis le fait que la réduction du temps de travail crée des emplois. Je vous assure que certaines personnes auditionnées dans le cadre de cette commission pensent que cela ne va pas de soi.

Vous jugez tout aussi incontestable l’élévation de la productivité. J’aurais besoin d’avoir des arguments, ne serait-ce que pour défendre cette idée qui, en réalité, est contestée. Comment mesure-t-on cette hausse ?

Si l’idée de relancer la réduction du temps de travail était jugée opportune, comment faudrait-il s’y prendre ? Comment tirer les leçons du passé tout en tenant compte des changements intervenus ?

M. Gérard Sebaoun. Je constate avec bonheur, monsieur Ferracci, que vous avez utilisé ce beau concept que j’aime : le collectif de travail. Vous avez aussi rappelé qu’il faut des temps de respiration quand on travaille, quel que soit le niveau de la productivité.

Au cours de mon expérience dans une grande entreprise où j’étais médecin, j’ai vu apparaître les 35 heures et j’ai observé le rapport qu’entretenaient les organisations et les salariés à cette réforme. Vous décrivez le consensus – tout à fait réel – qui règne actuellement autour de cette question dans les entreprises, et le problème des cadres soumis au forfait jours.

Certaines formes de réorganisation pourraient aller vers l’accentuation du télétravail, sujet sur lequel l’Assemblée avait produit un rapport au cours de la dernière législature. Tout en étant favorable au télétravail lorsque les outils le permettent, je pense que son développement massif risquerait de mettre à mal les relations sociales.

Quant à imaginer que l’on puisse limiter l’usage des produits connectés, cela me semble totalement farfelu quand j’observe la nouvelle génération et les cadres. Pourtant, certains s’y essaient et souhaitent légiférer sur le sujet. Qu’en pensez-vous ?

En voyant les salariés de la région parisienne, je n’imagine même pas que l’on puisse revenir en arrière et remettre en question la vie qu’ils ont organisée en s’adaptant à des contraintes comme le temps de transport entre leur domicile et leur travail. Même s’ils se considèrent privilégiés par rapport à d’autres, les salariés de grandes entreprises ne sont pas prêts à modifier une organisation qu’ils ont du mal à mettre en place. Qu’ils soient cadres ou non, ils ne veulent pas remettre en cause les éléments de cet équilibre.

Au nom de quoi viendrait-on, pour des raisons idéologiques, bouleverser cette sorte de calme plat qui règne dans les entreprises ? Pourtant, je suis totalement d’accord avec vous pour constater que l’intensification a créé des maux qui doivent être traités : les risques psychosociaux et la qualité de vie au travail, que l’on désigne désormais par leurs acronymes – RPS et QVT – sans leur donner vraiment un sens. C’est la première fois que nous abordons, au cours de nos auditions, ce sujet majeur qui intéresse tous les salariés et les partenaires sociaux. Tout comme la compétitivité, la QVT est un élément essentiel de la tonicité des entreprises dont il faudrait discuter sérieusement.

M. Jean-Pierre Gorges. Merci pour votre présentation, qui était très claire.

Pour ma part, je vais aller dans le sens de mon collègue Sebaoun : nous allons finir par objectiver les effets négatifs non pas des 35 heures, mais de la manière dont une durée de travail unique a été appliquée au monde de l’entreprise dans un contexte mouvant et concurrentiel.

Tant qu’à faire le procès des 35 heures, il faut tenir un raisonnement global car seulement le tiers d’une journée de vingt-quatre heures se déroule dans l’entreprise. Les 35 heures ont aussi modifié le fonctionnement de la cité et permis de gérer les équipements publics – médiathèques, piscines, etc. – d’une manière différente. En qualité de maire qui revendique le cumul des mandats, je vois comment vit ma cité et ce que la réduction du temps de travail a apporté à son fonctionnement.

L’erreur a été de fixer arbitrairement, du jour au lendemain, une durée de travail pour toute la France et toutes les entreprises. Puis, les 35 heures sont devenues le seuil à partir duquel on calcule les heures supplémentaires.

Le problème n’est pas le nombre d’heures : dans mon école de musique, les professeurs travaillent seize heures et ils estiment que c’est assez ; quand je travaillais dans l’informatique, je n’étais pas « gavé » de travail au bout de 70 heures. À l’intérieur d’une entreprise, ceux qui sont à la production feront peut-être 32 heures réparties sur quatre jours parce que le travail est très dur, alors que ceux qui sont employés de bureau ou commerciaux feront 48 heures pour tirer toute l’activité de l’entreprise.

L’erreur fondamentale a été d’en débattre au Parlement. Pour faire un coup politique et gagner les élections de 1997 en reprenant une idée de 1981 qui n’était pas allée à son terme, les parlementaires nouvellement élus ont imposé les 35 heures en France, comme si le pays était isolé du reste du monde. François Mitterrand parlait des 35 heures dès 1981, en prévoyant des étapes, mais le mouvement s’est arrêté en 1983, à 39 heures. Le travail des parlementaires ne devrait consister à fixer qu’un cadre : pas plus de 48 heures par semaine, dix heures maximum par jour, etc.

Deux mondes vont s’opposer : celui de la compétitivité normale dans un contexte concurrentiel ; celui du cadre de vie pour ceux qui ont organisé leur temps. C’est un thème de campagne électorale. Ceux qui en ont parlé en 2002 et 2007 n’ont rien changé une fois élus, mais le sujet revient à la faveur des futures élections.

Comment en sortir ? Les gens sont responsables dans les entreprises. En Ardèche, où j’ai une petite maison, je constate qu’ils se sont organisés. Dans une entreprise située au milieu de la campagne, le patron et les employés peuvent tomber d’accord sur la bonne durée du travail : 60 heures en hiver pendant la saison des châtaignes mais moins en été pour dégager du temps en période touristique. Dans chaque entreprise, les gens sont suffisamment intelligents pour discuter avec leur patron et trouver la solution adaptée à l’activité et aux différents corps de métier, tout en tenant compte des évolutions du monde. En France, il y a des châtaigniers partout, mais on importe des châtaignes !

Ne faudrait-il pas redonner la liberté aux partenaires sociaux ? Les grands groupes ont tiré profit de l’annualisation du temps de travail et sont dans des situations satisfaisantes mais ce n’est pas le cas des petites entreprises. D’ailleurs 9,4 millions de personnes ont continué à travailler 39 heures, dont quatre heures supplémentaires. Si ces salariés avaient changé leurs habitudes de travail, les entreprises n’auraient pas pu satisfaire leur marché.

Pour ma part, je proposerai un texte de loi qui remette les parlementaires à leur place : à eux de fixer un nombre d’heures maximum de travail par jour, par semaine et par exemple sur six mois pour pouvoir intégrer des congés. Pour le reste, laissons à chaque entreprise la responsabilité de nouer ses accords sociaux – les gens décideront ensemble du temps nécessaire à la réalisation du volume de travail – qui pourront être remis en cause régulièrement. Dans une entreprise en difficulté, les employés sont souvent les premiers à faire des sacrifices et à proposer de la reprendre. Quand une entreprise va bien, il faut peut-être leur donner des avantages. Quel est votre avis sur tout cela ?

M. le président Thierry Benoit. Vous avez, l’un et l’autre, bien posé les termes du débat. L’application de la réduction du temps de travail n’a pas été facile, dites-vous, M. Ferracci, au point que, quinze ans plus tard, personne ne tient vraiment à revoir l’organisation du travail dans les entreprises.

Pour autant, vous estimez qu’il faudrait revisiter le sujet. C’est aussi mon point de vue : quinze ans après, tout en posant les armes, il faudrait dresser un bilan et s’intéresser à des phénomènes tels que l’intensification du travail et des cadences. Vos remarques sur la chasse au temps improductif et la suppression des temps de respiration sont pertinentes.

Partant de ces constats, comment faire évoluer le consensus en levant certains tabous sur les questions de productivité et de compétitivité de l’outil industriel ? Si le Gouvernement souhaite, à juste titre, contribuer au redressement productif, c’est bien parce qu’il constate que nous avons des difficultés dans ce domaine.

Se pose aussi la question de la simplification des dispositifs : forfait jours, compte épargne-temps, journées de réduction du temps de travail et annualisation s’appliquent de manière différente selon les branches, les filières, l’appartenance à la sphère publique ou privée. Les disparités existent parfois à l’intérieur d’un même métier. Comme le disait Jean-Pierre Gorges – et même Gérard Sebaoun, d’une autre manière – notre mission est peut-être de faciliter les conditions du débat pour faire évoluer un consensus vieux de quinze ans.

M. Pierre Ferracci. Que certains nient le fait que la réduction du temps de travail puisse créer des emplois, je l’ai noté. Au cours des débats, les chiffres de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) – 300 000 à 400 000 créations d’emplois imputables aux lois Aubry – ont été contestés. À l’autre extrémité, se situait le Centre d'observation économique et de recherches pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises, COE-Rexecode, présidé par Michel Didier. Cet organisme – parfois accusé, avec quelque exagération, d’être pro-patronal et qui, en tout cas, se place du point de vue des entreprises – évoquait quant à lui 150 000 à 200 000 créations d’emplois.

Dans cet éternel débat, les arguments des uns et des autres sont passionnants mais vers lesquels faut-il pencher ? Dans le groupe Alpha, on peut dire que les créations d’emplois sont dues à la baisse des cotisations, à l’augmentation de la productivité qui a placé l’entreprise dans une bonne dynamique, à la réduction du temps de travail. Mais sans l’effet d’aubaine de la réduction du temps de travail, il n’y aurait sans doute pas eu de créations d’emplois et donc de baisse de cotisations et d’amélioration de l’organisation du travail. Sans les réductions du temps de travail, peut-être aurais-je quand même réorganisé le groupe mais pas forcément à ce moment-là et dans ces proportions.

L’effet déclencheur des lois Robien et Aubry est réel. Ensuite, qu’est-ce qui relève du coût du travail, de l’absence de recherche et développement, de l’évolution trop lente des compétences ? La compétitivité dépend de tous ces facteurs, pas seulement de la durée hebdomadaire de travail.

Jean-Pierre Gorges reprend un argument déjà soulevé au cours de vos débats : il faut traiter le sujet au niveau de l’entreprise. S’il faut revisiter le sujet, il faut aussi être extrêmement attentif à la manière de procéder. Qu’ils s’élaborent à l’échelle nationale, de la branche ou de l’entreprise, les bons accords se nouent avec des forces équilibrées. Vous ne pouvez évacuer d’un trait de plume la situation française : le mouvement syndical est faible, surtout dans les petites entreprises, et les rapports de force sont déséquilibrés. Si vous laissez à chaque entreprise le soin de définir toutes ses normes de temps de travail, en mettant simplement quelques garde-fous, nous allons observer des situations extrêmement dégradées, marquées par une très forte intensification du travail. Le nécessaire équilibre peut se situer au niveau de la branche ou au niveau national.

En Allemagne, les partenaires sociaux sont très puissants en nombre de syndiqués comme en influence, pour des raisons historiques : après-guerre, quand le pays était sous la tutelle des alliés, ils ont pris une place qu’ils n’ont jamais perdue. Agissant dans un cadre de codétermination, ils disposent de 50 % des postes dans les conseils de surveillance de la plupart des entreprises.

Or, cette situation n’empêche par l’État fédéral d’intervenir assez lourdement, comme ce fut le cas lors de l’adoption des lois Hartz. Avec ces textes, qui constataient l’échec des partenaires sociaux, Gerhard Schröder et son ministre du travail ont donné le ton en matière d’organisation du marché du travail. Actuellement, nous assistons à une refonte importante du système social allemand qui se traduit notamment par l’augmentation du nombre de bénéficiaires de conventions collectives et par la création d’un salaire minimum. Là encore, c’est l’État qui prend les devants.

La situation française suscite quelques interrogations. Pourquoi les partenaires sociaux négocient-ils seulement les retraites complémentaires ? Peut-être ne veulent-ils pas négocier le régime général, laissant volontiers le sujet à la puissance publique ? Il serait intéressant de redéfinir les conditions d’intervention de l’État. Chacun peut avoir sa vision de l’échec des partenaires sociaux, comme l’a montré le débat sur la pénibilité au travail.

Si nombre de problèmes doivent se traiter au plus près du terrain, une négociation qui part de la branche ou de l’échelon national peut aussi aider l’entreprise. Les lois Aubry, quels que soient leurs défauts, ont aidé à résoudre de nombreux problèmes de fond dans les entreprises. En stimulant la créativité, en interpellant les entreprises sur la question du temps de travail, elles les ont obligées à créer du dialogue social et à se réorganiser.

Autre thème qui m’est cher : la nécessité de repenser le temps de travail à l’échelle de la vie et de revoir la formation professionnelle qui reste dérisoire malgré les 32 milliards d’euros dont on nous rebat les oreilles. Tout le monde va avoir besoin de se former tout au long de la vie, certains plus que d’autres, notamment ces jeunes que l’éducation nationale laisse de côté et qui sont ensuite qualifiés de « décrocheurs ». Dans certains pays, des systèmes de coopérations interentreprises se mettent en place : un salarié qui se forme laisse temporairement une place libre dont peut profiter un demandeur d’emploi.

L’intensification du travail pose un vrai problème dans les PME mais aussi dans les entreprises qui comptent beaucoup de cadres soumis au forfait jours. Je suis un partisan du forfait jours, contrepartie de l’autonomie que l’on laisse au salarié. Encore faut-il que le salarié ait les moyens de cette autonomie, ce qui n’est pas le cas si on lui impose une charge de travail impossible.

À l’ère des connexions et du télétravail, il devient difficile d’évaluer la charge de travail et la durée réelle du temps de travail. Pour ma part, je ne crois pas à la déconnexion revendiquée par certains de mes amis syndicalistes. D’ailleurs, le salarié déconnecté à partir du vendredi soir peut s’angoisser pendant tout le week-end à l’idée des mails qu’il ne peut pas consulter et qui vont s’accumuler dans sa boîte jusqu’au lundi matin. Il faut que les partenaires sociaux trouvent les moyens d’une régulation.

Vous suggérez de laisser tout pouvoir à l’entreprise, monsieur Gorges. Comme vous, j’ai lu le « petit livre jaune » de Pierre Gattaz, le président du MEDEF. Avant même d’être sorti d’une négociation, on met déjà la barre un peu plus haut sur d’autres terrains. On parle d’accord historique sur la refonte du marché du travail ou de la formation professionnelle ; trois mois plus tard, la réforme est estimée encore à venir.

Il est très difficile de réformer le marché du travail en période de récession, disait Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, dans un récent article du journal Le Monde, en parlant de la France et de l’Italie. Tout chef d’entreprise fait le même constat pour les réformes difficiles qu’il veut engager : elles passent mieux en période de croissance et dans une entreprise qui se porte bien. En temps de récession, quand le chômage est élevé et que les pressions sur le pouvoir d’achat sont fortes, il n’est guère possible de faire des réformes fondamentales, sauf à passer en force et risquer de faire des dégâts dans l’entreprise.

M. le président Thierry Benoit. Si la durée légale du travail est de trente-cinq heures, les personnes auditionnées ne cessent de nous parler d’une autre réalité : la durée effective du temps de travail. Nous ferions œuvre utile si nous pouvions contribuer à désacraliser l’expression « 35 heures ». À entendre le Premier ministre ou le ministre de l’économie, on a l’impression qu’ils manient un bâton de dynamite.

Revenons dans le monde réel et à la durée de travail effective. L’employeur et ses collaborateurs peuvent-ils analyser ensemble des notions telles que la productivité de l’entreprise, les cadences, le bien-être au travail afin de faire évoluer les choses ?

M. Gérard Sebaoun. C’est un leurre absolu de penser que les plateaux de la balance soient équilibrés entre le patron et les salariés d’une entreprise. C’est peut-être un peu plus facile dans une toute petite entreprise, où trois ou quatre personnes font le même métier, dans un genre de compagnonnage. Le constat n’a rien de tragique, mais c’est la réalité : celui qui dirige l’entreprise a le pouvoir et les salariés ont besoin d’organisations qui les conseillent.

Que faire pour corriger ce déséquilibre inhérent à la machine ? Dans les pays nordiques ou en Allemagne, il peut y avoir un équilibre des forces car les représentants des salariés ont du pouvoir. Nous sommes très loin de ces modèles.

M. Jean-François Poupard. Pourquoi le partage du temps de travail peut-il être un moyen de réduire le taux de chômage ? Pourquoi, en la matière, ne faut-il pas procéder comme par le passé ?

La réduction du chômage passe par une augmentation de la quantité d’emploi qui peut avoir trois origines : une croissance supérieure aux gains de productivité ; la transformation de tâches effectuées gratuitement en emplois réels ; le partage du travail.

La croissance n’est pas au rendez-vous et, même si elle revient, elle ne sera probablement pas supérieure à des gains de productivité estimés à 1 % ou 2 % par an. Autrement dit, il faudrait que la croissance soit supérieure à 3 % par an pour qu’elle permette de résorber le chômage. J’y crois d’autant moins que nous sommes confrontés à des contraintes externes comme la nécessité de réduire nos émissions de CO2 et que, étant dans une économie ouverte, nous continuerons à faire des gains de productivité. Espérer avoir un taux de croissance supérieur à nos gains de productivité me semble quelque peu illusoire.

Deuxième piste : transformer en emplois des travaux qui ne sont actuellement pas rémunérés. C’est la voie empruntée par l’Allemagne avec les « mini-jobs » faiblement rémunérés. Cette solution, qui passe par une forte baisse du coût du travail, produit de la précarité, un effet pervers auquel l’Allemagne tente de remédier par l’instauration d’un salaire minimum. Augmenter le volume d’emplois ne revient pas forcément à créer de la richesse.

La troisième voie consiste à partager le travail, sans reprendre les méthodes du passé qui ont produit des effets pervers et qui seraient difficiles à imposer dans le climat de consensus qui règne actuellement dans les entreprises. S’il ne s’agit pas d’imposer une baisse uniforme de la durée légale du travail dans toutes les entreprises, quelle forme ce partage peut-il prendre ? Les congés de formation apportent une réponse : ils contribuent à améliorer la qualité du travail tout en libérant des postes. Au Danemark, les salariés en formation de longue durée sont provisoirement remplacés par des chômeurs qui, de ce fait, acquièrent une qualification. Le congé parental ou sabbatique peut aussi participer à cette sorte de rotation des emplois. De plus, ces divers congés peuvent être ces moments de respiration tant souhaités.

Entreprise un peu atypique, Syndex est une coopérative où les salariés sont très impliqués et très demandeurs d’autonomie. Nous avons élaboré un accord-cadre, mais chaque consultant conserve une grande latitude pour organiser son travail : il peut gérer ses congés par le biais du compte épargne-temps et avoir une grande autonomie grâce à l’usage des outils connectés. À lui de décider s’il veut travailler au bureau, chez lui, chez le client, dans sa maison de campagne, etc. Les salariés manifestent la ferme volonté de s’impliquer dans le projet de l’entreprise et de participer à la construction de leur temps de travail dont dépend l’équilibre entre leurs vies professionnelle et familiale. Dans les entreprises où nous intervenons, nous constatons la même volonté des salariés de s’impliquer dans ces débats, ce qui peut être plus ou moins bien perçu.

Seconde observation, les salariés expriment le souhait de partir le plus tôt possible. Dans tous les plans de sauvegarde de l’emploi que nous accompagnons, les représentants des salariés sont fortement incités à négocier des mécanismes de départ anticipé. Cette demande renvoie aux questions posées par l’intensification du travail et la pénibilité. Les départs anticipés occasionnent une perte de compétences pour l’entreprise. Il faut sans doute réfléchir à la transmission des compétences et à l’allègement de la présence dans les entreprises dans les dernières années de la vie professionnelle.

Pour répondre à M. Gorges sur la négociation par entreprise, je rejoins les propos de M. Ferracci sur l’asymétrie des forces. De surcroît, il n’existe pas dans toutes les entreprises des partenaires sociaux en capacité de négocier. La loi Aubry a néanmoins eu pour effet positif d’installer des délégués syndicaux dans des entreprises qui en étaient dépourvues, parce que les employeurs avaient besoin d’un interlocuteur pour négocier.

Pour prendre en compte la volonté individuelle que les salariés revendiquent, il faut peut-être imaginer des cadres, au-delà des accords d’entreprise, qui permettent plus de temps choisi, sur la semaine, l’année, ou la totalité de la vie professionnelle.

Cette évolution est probablement aussi générationnelle. La génération qui arrive sur le marché du travail s’est vue répéter que l’emploi à vie dans une même entreprise appartenait au passé. Les jeunes sont moins attachés à leur entreprise car ils sont conscients du caractère temporaire de leur emploi. En revanche, ils tiennent à se former et à progresser. Ils souhaitent malgré tout s’intégrer et s’impliquer dans la vie de l’entreprise.

M. Pierre Ferracci. Il y a quelques années, le groupe Alpha a repris une filiale d’Usinor, Sodie, qui accompagne les demandeurs d’emploi dans le retour à l’emploi. Francis Mer, qui dirigeait alors Usinor – je le salue car c’était un grand capitaine d’industrie…

M. Jean-Pierre Gorges. Et un grand ministre de l’économie !

M. Pierre Ferracci. …défendait, dans le débat sur les 35 heures, la « valeur travail ». Nous avons donc découvert avec étonnement que celles-ci étaient appliquées chez Sodie de manière assez originale : la mise en place de la semaine de quatre jours, avec une très grande liberté laissée aux salariés dans le choix du jour non travaillé, aboutissait à une organisation du travail surréaliste. Nous avons saisi l’occasion de mettre en place, chez Sodie et dans l’ensemble du groupe, un temps choisi avec durées de travail : 186, 196, 206 ou 216 heures, en ajustant le salaire en conséquence.

Je crois, comme M. Poupard, au temps choisi. En revanche, je suis plus réservé sur les trois moyens de créer des emplois qu’il a évoqués ou plutôt sur sa préférence pour le levier du temps de travail. L’impérieuse nécessité de relancer la croissance en Europe comme en France me semble prioritaire – il ne faut pas baisser les bras en la matière car il reste des choses à faire. Les deux autres leviers peuvent s’envisager dans certaines conditions. Sur le temps de travail, il est préférable d’aller aussi loin que possible dans une politique de vrai temps choisi. C’est une voie d’avenir, qui est certes plus facile à emprunter pour certains secteurs de l’économie que pour d’autres. Les salariés, de façon non contrainte et non subie, arbitreront eux-mêmes entre les enjeux de rémunération, de temps de travail et de conditions de travail.

La formation tout au long de la vie reste un beau sujet de colloque, sans réalité dans l’entreprise. Sa mise en place suppose une évolution culturelle dans un pays dans lequel tout repose sur le diplôme initial.

M. Jean-Pierre Gorges. Je vous remercie d’avoir cité Francis Mer, qui considérait que le chômage se réglerait par la formation continue. Il n’a pas été écouté malgré ses talents de capitaine d’industrie. Malheureusement, les énarques ont aujourd’hui remplacé les polytechniciens.

Vous réfutez ma suggestion de négociation par entreprise au nom du déséquilibre du rapport de forces mais vous proposez paradoxalement d’aller plus loin en plaidant pour le temps choisi pour chaque employé. Quant aux petites entreprises, la branche peut aider celles qui ne sont pas structurées.

Le fonctionnement actuel du Parlement est aberrant. Notre rôle est de définir un cadre, en aucun cas de prescrire à une entreprise son organisation.

Je ne crois pas, pour ma part, à la déconnexion. Il faut vivre avec les outils de son temps.

Un projet dans lequel chacun trouve son compte peut recueillir un consensus au sein de l’entreprise. Cela suppose un effort des deux côtés, pour que le patron s’en sorte mieux et pour que l’employé travaille mieux dans un souci de compétitivité et de création de richesses à partager.

M. François Hollande et d’autres l’ont dit, la France a toutes les cartes en main pour réussir, à condition de sortir de la logique d’affrontement et de se départir des positions idéologiques, d’un côté comme de l’autre.

La réflexion sur le temps de travail sur toute la durée de la vie professionnelle est intéressante. L’allongement de la vie se stabilisant, nous serons en mesure d’organiser les différents temps de la vie – scolaire, universitaire, travail, formation, loisir. C’est le débat qui nous attend demain.

M. Gérard Sebaoun. D’après mon expérience, le temps choisi se résume à des mères – rarement des pères – demandant leur mercredi pour s’occuper de leurs enfants. Soit le niveau de rémunération global du couple permet à ces salariées de le faire sans difficulté, soit elles arbitrent douloureusement la perte de salaire qui en résulte. Dans tous les cas, elles doivent assumer un report de la charge de travail sur les autres jours. Le temps choisi est une notion à manier avec précaution. J’y suis favorable à condition qu’il le soit véritablement. Le télétravail qui coupe la semaine peut être une solution plus performante qu’un faux temps choisi.

Il existe des exemples, en Finlande me semble-t-il, dans lesquels la fin de la vie professionnelle est organisée de manière très sérieuse à travers une diminution du temps de travail étalée sur plusieurs années. Serons-nous capables de le faire ? On peut en douter, à voir le débat sur la pénibilité et sa remise en cause par ceux-là même qui ont promu cette notion.

Nous maîtrisons les concepts, nous connaissons les exemples étrangers, mais nous restons englués dans des débats qui n’ont pas de sens.

Mme la rapporteure. Monsieur le président, vous avez employé l’expression de collaborateurs pour désigner des salariés qui sont en situation de subordination, ce qui n’enlève rien à leur sens des responsabilités.

Quant au rapport de forces entre salariés et employeurs, il est d’autant plus déséquilibré encore que le taux de chômage est élevé.

Si nous sommes tous d’accord sur la nécessité d’un cadre dans lequel s’inscrivent les discussions des partenaires sociaux, nous divergeons sans doute sur la précision de ce cadre.

Je partage les propos de M. Sebaoun sur le temps choisi : 82 % des travailleurs à temps partiel sont des femmes, dont quatre sur dix estiment qu’il s’agit d’un temps partiel subi – ce qui ne signifie pas que toutes les autres l’aient « choisi » librement.

Pouvez-vous me préciser, éventuellement par écrit, les possibilités de flexibilité qu’a apportées la loi sur les 35 heures ? On reproche souvent aux 35 heures leur rigidité. J’admets qu’elles sont plus coûteuses, mais j’ai du mal à comprendre en quoi elles compliquent l’organisation. Je pense que c’est plutôt l’inverse.

Aux trois possibilités pour créer de l’emploi qu’a évoquées M. Poupard, je souhaite ajouter une autre idée qui peut sembler provocatrice et dont je reconnais les limites. Dans une certaine mesure, l’augmentation de la productivité est en partie responsable de l’augmentation du chômage – il faut moins d’heures de travail pour produire autant. Est-ce qu’une baisse de la productivité ne pourrait pas créer des emplois dans des secteurs moins concurrentiels ?

Deux exemples : les agriculteurs qui produisent du lait pour le fromage de comté vivent très bien, car il s’agit d’un fromage à haute valeur ajoutée qui se vend bien malgré son prix élevé ; quant à la ferme « des mille vaches », je crois pour ma part que les consommateurs sont au contraire prêts à acheter des produits plus chers mais offrant des garanties de qualité.

Je reconnais les limites de ma proposition, mais elle part du constat que plusieurs secteurs sont faiblement, voire pas du tout, exposés à la concurrence et que certains critères autres que le prix, négligés par les économistes, guident aujourd’hui le citoyen.

M. le président Thierry Benoit. Si j’ai employé le terme de collaborateurs c’est parce que je considère que ces derniers forment avec l’employeur une équipe, y compris dans les grands groupes.

Dans le domaine de l’industrie, il me semble que la gestion des carrières
– je ne vais pas jusqu’à parler de temps choisi – est une piste intéressante.

Nous pourrions proposer pour les métiers difficiles de mettre en œuvre des dispositifs de cessation progressive d’activité. C’est dans ce cadre que le contrat de génération, que j’ai voté, peut présenter un intérêt. Malheureusement il ne rencontre pas le succès escompté. Il serait pertinent qu’à la force de l’âge – de 25 à 55 ans – corresponde un temps d’exercice plein de l’activité et qu’ensuite, selon les métiers, puisse être proposé un assouplissement.

J’insiste sur l’emploi industriel – présent dans nos échanges lorsque nous parlons de productivité et de compétitivité – qui a été la première victime des délocalisations depuis trente ou quarante ans.

M. Pierre Ferracci. La loi Aubry, et les textes suivants qui ont amplifié le mouvement, ont accordé plus de souplesse aux entreprises : annualisation du temps de travail, forfait-jours. Tous ces dispositifs sont soumis à des accords d’entreprise ou des accords de branche, ce qui est une bonne chose.

Mais, derrière ces accords, on observe un phénomène d’individualisation de la gestion du temps de travail. L’horaire collectif de l’entreprise ne renseigne pas nécessairement sur l’organisation de l’entreprise car celle-ci adapte, parfois avec le seul accord du salarié, l’horaire individuel en fonction des besoins de l’entreprise et du salarié. Cette pratique s’est beaucoup développée, avec des aspects positifs – le temps libre libéré – et des aspects négatifs – le délitement du collectif et une présence intermittente dans l’entreprise qui ne permet pas d’assurer une continuité dans le travail puisque les équipes ne se croisent pas.

Je suis d’accord, beaucoup de choses dans l’entreprise ont évolué dans le bon sens. Mais l’entreprise reste confrontée au risque que le besoin d’autonomie confine à l’individualisme, sans solution pour le maîtriser.

Je suis, comme vous, partisan des contrats de génération. L’exemple du Danemark cité par M. Poupard doit nous inspirer. Nous devons réinventer la transmission des savoirs en intégrant la question de la pénibilité.

Nous accompagnons certains de nos consultants vers la fin de leur vie professionnelle en leur proposant du temps partiel mais aussi en leur confiant des dossiers moins exigeants, moins exposés à la clientèle pour répondre au besoin de respiration que nous évoquions précédemment. Nous développons également le tutorat qui est loin d’être une évidence dans nos métiers assez individualistes.

Le tutorat renvoie à la question de l’alternance. Si le développement de l’apprentissage reste trop faible, l’établissement de relations entre la formation et le marché du travail dès le plus jeune âge peut nous aider dans notre réflexion sur le maintien de ces liens tout au long de la vie. Dans ce cadre renouvelé, le compagnonnage et le contrat de génération trouveront plus facilement leur place. Mais nous devons d’abord surmonter un problème culturel qui est aussi lié à l’image de l’industrie aujourd’hui. La réhabilitation de l’industrie passe autant par la qualité de vie au travail qu’elle peut offrir que par une campagne de promotion et de communication.

M. Jean-François Poupard. Sur la fin de la vie professionnelle, dans notre entreprise, nous recevons deux types de demandes : celles de salariés fatigués qui souhaitent alléger les dernières années de leur vie professionnelle mais aussi celles de salariés qui souhaitent continuer à exercer une activité – cela concerne plutôt des catégories professionnelles intellectuelles et l’encadrement. Ces demandes témoignent de l’aspiration à une certaine liberté dans l’organisation de la vie professionnelle et de la transition vers la retraite.

Ce sont majoritairement les femmes qui choisissent d’alléger leur temps de travail. Même quand le temps est choisi, on observe de fortes distorsions liées au genre. La société a certainement besoin d’évoluer collectivement sur un certain nombre de stéréotypes. Le temps partiel n’est sans doute pas la solution la plus appropriée. Il faut envisager d’autres évolutions, comme des congés plus longs pour des périodes de formation, par exemple.

En effet, on sait que les personnes à temps partiel sont aussi celles qui se forment le moins, peut-être parce qu’elles doivent faire en quatre jours ce que d’autres font en cinq. Elles sont soumises à la double peine : leur rémunération est plus faible, elles sont moins formées et elles ont moins de chances d’évoluer car elles véhiculent une image de personne moins impliquée.

Je vous rejoins sur la solution du télétravail : en Île-de-France, compte tenu des temps de transport, elle est particulièrement adaptée. Nous considérons qu’un jour par semaine est la bonne cote. Au-delà, il y a le risque de se couper du collectif et d’être pénalisé dans sa carrière professionnelle. Il appartient sans doute au législateur de poser des garde-fous sur ces aspects.

Madame Romagnan, vous dites qu’il faut augmenter le contenu en emplois de secteurs qui ne sont pas soumis à la concurrence. C’est exact. J’en profite pour regretter que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) n’ait pas été davantage fléché vers les entreprises soumises à la concurrence car de nombreuses sociétés profitent de l’effet d’aubaine – je peux citer les banques et les assurances mais aussi nos cabinets dont les activités sont exclusivement françaises. Nous essayons d’être vertueux mais nous n’étions sans doute pas les entreprises qui en avaient le plus besoin.

Audition de M. Lionel Jospin, ancien Premier ministre

(Procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le Premier ministre, nous sommes très heureux que vous ayez accepté notre invitation, car il nous a semblé qu’il était indispensable de vous entendre.

Notre Commission a pour but de dresser un bilan des 35 heures et d’évaluer leurs conséquences sur la société, l’économie, les finances publiques, le droit du travail… Nous voulons comprendre et analyser cette réforme et ses conséquences, alors qu’aujourd’hui, quand on parle des 35 heures, on a parfois l’impression de manipuler un bâton de dynamite.

Vous avez été Premier ministre de 1997 à 2002, et la mise en place des 35 heures constitue sans conteste la mesure la plus emblématique du Gouvernement que vous avez dirigé. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à promouvoir la réduction du temps de travail ? Dans quel contexte cette mesure a-t-elle été adoptée et comment a-t-elle été mise en œuvre ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué, et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

En vertu du même article 6, les personnes auditionnées sont tenues, sans toutefois enfreindre le secret professionnel, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Lionel Jospin prête serment.)

M. Lionel Jospin, ancien Premier ministre. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, cette audition s’imposait à moi mais c’est avec grand plaisir que je réponds à votre sollicitation.

J’ai apprécié votre choix d’un champ d’enquête très large. Mais c’est bien le chef du Gouvernement qui a mis en place les 35 heures que vous avez souhaité entendre : je m’en tiendrai donc à ce que fut notre action à l’époque.

Dans l’opposition, entre 1995 et 1997, nous avions beaucoup réfléchi et travaillé, en particulier à la question de la réduction du temps de travail. Le passage aux 35 heures était l’un des principaux points du programme que nous avons proposé aux Français pour les élections législatives de 1997 : une fois élus, nous devions tenir nos promesses.

Le chômage était alors une obsession, puisqu’il y avait à l’époque 3,25 millions de chômeurs, soit 12,6 % de la population active. Il se disait que, contre ce fléau, tout avait été essayé : nous avons décidé de rompre avec ce fatalisme et de mettre l’emploi au cœur de notre action.

Si l’évolution historique de la productivité faisait de la réduction du temps de travail un instrument précieux, ce n’est pas le seul que nous ayons utilisé. Nous n’étions pas non plus adeptes de la philosophie passive du partage d’une masse de travail constante. Nous considérions que la réduction du temps de travail devait s’inscrire dans une dynamique.

Avec le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie et la ministre de l’emploi et de la solidarité, puis avec l’ensemble du Gouvernement, nous avons donc cherché un chemin de politique économique qui nous permettrait à la fois d’amorcer le redressement des comptes publics et de retrouver la croissance. Nous devions nous qualifier pour l’euro : pour cela, il nous fallait diminuer notre déficit budgétaire, alors supérieur à 4 % du PIB, et maîtriser notre dette publique, qui venait de franchir le seuil de 60 % du PIB.

Nous voulions renouer avec la croissance économique, d’abord pour créer des emplois, mais aussi parce que nous pensions que cela nous aiderait à diminuer le déficit budgétaire comme celui de la sécurité sociale.

Nous ne négligions pas les effets possibles pour la société de la réduction du temps de travail, mais, je le redis, elle ne constituait pour nous ni une fin en soi, ni un remède miracle. Elle s’inscrivait dans une politique d’ensemble, avec la mise en place des emplois-jeunes, la création de postes dans le secteur public et la recherche du retour de la croissance. La détermination du Gouvernement à faire massivement reculer le chômage était absolue.

Nous voulions aussi faire revenir la confiance dans le pays : la confiance est presque un facteur de production. D’ailleurs, elle est effectivement revenue.

C’est seulement quand la croissance a redémarré que nous avons lancé le processus et adopté la première loi sur les 35 heures, promulguée le 13 juin 1998 : nous voulions en effet lier la réduction du temps de travail et la dynamique de l’économie. Devions-nous d’entrée de jeu procéder par la loi ? N’aurait-il pas fallu commencer par la négociation ? Si, sur la base des contacts pris par la ministre en charge du dossier, il était apparu que des négociations entre le patronat et les syndicats pouvaient s’ouvrir, dans la perspective de conclure un accord interprofessionnel, alors nous aurions pu en faire la première étape de notre démarche. La loi serait intervenue plus tard. Mais à aucun moment le MEDEF – qui venait de succéder au CNPF – n’a laissé entendre qu’il était prêt à envisager un tel accord. Dès lors, le Gouvernement devait soit renoncer à un engagement majeur pris devant les Français, soit commencer le processus par la loi – nous choisîmes cette seconde solution.

La loi de 1998 fixait un cap, et le passage aux 35 heures n’était pas immédiat – il ne devait intervenir qu’un an et demi plus tard, au 1er janvier 2000. C’était donc bien là le début d’un processus. Cette première loi était conçue comme un encouragement à la négociation collective ; la seconde devait ensuite tirer les conséquences de ces discussions engagées dans les branches et dans les entreprises. Ainsi, si la négociation n’avait pas pu avoir lieu avant l’adoption de la première loi, elle avait lieu après ; des allègements de cotisations patronales étaient prévus pour la faciliter. Cette première loi fut accompagnée de 101 accords de branches et de 16 000 accords d’entreprise.

La seconde loi fut promulguée le 19 janvier 2000. Elle a fixé la durée légale hebdomadaire du travail à 35 heures et son équivalent annuel à 1 600 heures. Elle ne s’appliquait qu’aux entreprises de plus de vingt salariés ; pour celles de moins de vingt salariés, la décision était renvoyée à 2002. L’aide incitative était remplacée par un allègement de charges pérenne, mais naturellement lié à des créations effectives d’emplois.

Durant la législature, 212 accords de branche et 100 000 accords d’entreprise sur la réduction du temps de travail ont été conclus. Un nombre considérable de négociations entre les responsables d’entreprises et les syndicats ont donc eu lieu. Quelle qu’ait été la position du MEDEF au départ, les entreprises ont joué le jeu, même les petites : l’UPA (Union professionnelle artisanale) s’est engagée très positivement et très vigoureusement dans le processus. La taille des entreprises n’est donc pas forcément un obstacle.

Les accords ont porté, vous le savez, sur la durée du travail, mais aussi sur l’organisation de l’appareil productif et l’amélioration de la productivité. Au bout du compte, on a rarement négocié dans les entreprises autant que durant cette période.

Il n’est pas aisé d’isoler les effets des 35 heures sur les performances économiques de notre pays entre 1997 et 2002. Au moment où j’ai quitté les responsabilités, nous manquions de recul pour dresser un bilan ; de plus, les entreprises de moins de vingt salariés n’étaient pas – et ne sont toujours pas – passées aux 35 heures.

Les travaux de la DARES et de l’INSEE montrent que les 35 heures ont permis la création de 350 000 à 400 000 emplois, dans le seul secteur concurrentiel. Il faudrait d’ailleurs y ajouter de nombreux emplois indirects, dans le secteur du tourisme et des loisirs par exemple, et même l’effet de croissance produit par le retour à l’emploi d’hommes et de femmes nombreux jusqu’alors improductifs.

La logique des lois sur les 35 heures était qu’elles ne coûtaient à l’État que pour autant que des emplois étaient créés ; les allègements de charge représentaient certes une dépense pour l’État, mais cette perte étaient en grande partie compensée, pour l’État et surtout pour la sécurité sociale, par la baisse des dépenses d’indemnisation du chômage et la hausse des recettes sociales et fiscales. En termes financiers, le coût des 35 heures a été évalué à 7,7 milliards d’euros par la direction du budget, après 2002. Les effets de ces retours à l’emploi massif ont été évalués par la DARES et l’UNEDIC à 6,5 milliards d’euros : autrement dit, l’effet de compensation global a été important. Le coût net des 35 heures serait donc de 1,5 milliards d’euros pour la collectivité.

Notre intention était que la réduction du temps de travail n’affecte pas la compétitivité de nos entreprises. Les gains de productivité obtenus par une meilleure organisation du processus productif, négociée avec les syndicats, l’effet des exonérations de charges et une certaine modération devaient y pourvoir : ce fut le cas.

Regardons en effet quelques indicateurs économiques de notre pays entre 1997 et 2002, au moment où l’effet des 35 heures jouait à plein. Notre croissance économique a été supérieure d’un point à la moyenne européenne ; 2 millions d’emplois nets ont été créés, ce qui est le record absolu pour cinq années dans l’histoire économique de la France, y compris pendant les Trente Glorieuses, durant lesquelles le taux de croissance était pourtant supérieur. Le nombre des heures travaillées en France a atteint un record ; le chômage a été réduit de 900 000 personnes, et le taux de chômage est passé de 12,6 % de la population active à 9 %.

Pendant le même temps, le déficit budgétaire et l’endettement ont été réduits, en proportion de la richesse nationale ; notre balance commerciale a été largement excédentaire. Enfin, les comptes de la sécurité sociale ont été à l’équilibre. Le pouvoir d’achat moyen par ménage a progressé plus que pendant les législatures précédente et suivante.

J’indique là des faits incontestables. Les 35 heures n’ont pas empêché ces résultats macroéconomiques positifs ; elles ne les ont certes pas produits à elles seules, mais elles y ont contribué.

Aujourd’hui, les 35 heures sont passées dans les mœurs et l’on dit volontiers que l’on « prend ses RTT ». Elles sont toujours critiquées par certains, pour des raisons qui m’apparaissent souvent plus idéologiques ou politiques que fondées sur l’examen raisonnable et équilibré de leur impact réel – jusqu’à présent en tout cas. Je constate que, si les Gouvernements qui ont succédé au mien ont parfois contrarié ou contourné les 35 heures, sans d’ailleurs en obtenir d’effets probants pour la croissance, l’emploi ou la compétitivité de nos entreprises, aucun n’a abrogé les lois qui les instauraient.

La réduction du temps de travail a été à mon époque l’un des instruments d’une grande et, je crois, efficace politique pour l’emploi : c’est pourquoi je reste fier d’avoir dirigé le gouvernement qui l’a conduite.

M. Bernard Accoyer. Merci de cet exposé, monsieur le Premier ministre. Les choses que je vais vous dire ne sont pas agréables, mais j’ai plaisir à vous retrouver : vous êtes un homme sincère, honnête, convaincu, et c’est au fond l’essentiel.

Alors que l’abaissement de 40 à 39 heures de la durée du travail hebdomadaire, au début des années 1980, puis l’abaissement en 1983 de 65 à 60 ans de l’âge de la retraite, n’avaient eu aucun effet sur le chômage, bien au contraire, pourquoi moins de vingt ans plus tard avez-vous conservé la même logique, d’après laquelle le partage du travail résoudrait le chômage, d’après laquelle moins on travaille, mieux se porte la société ? Beaucoup savent très bien pourtant que plus on travaille, plus il y a de travail, pour soi-même et pour les autres.

Pourquoi avoir étendu les 35 heures aux trois fonctions publiques, alors que vous disiez qu’il s’agissait pour vous de redresser les comptes de la Nation ? Pourquoi avoir ainsi délibérément augmenté la dépense publique de l’État, des collectivités locales et des hôpitaux qui, de surcroît, se sont trouvés désorganisés, ce que personne ne conteste ? Les solutions qui ont suivi n’ont été que des palliatifs, comme le compte épargne-temps, dont les hôpitaux ne savent pas eux-mêmes comment le gérer. Pourquoi avoir ainsi aggravé la situation des comptes de l’assurance maladie ?

Vous avez évoqué le grand nombre de négociations dans les entreprises. Mais elles y étaient contraintes ! La loi a été votée avant toute concertation avec les partenaires sociaux, ce qui a entraîné un blocage des salaires et une désorganisation – puis une réorganisation, devenue inévitable – de nos entreprises.

Les faits sont têtus. Les deux missions parlementaires consacrées à la compétitivité de l’économie française et aux coûts de la production en France ont clairement démontré que c’est à partir du début des années 2000 que la compétitivité de notre pays a décroché. Peut-être trouverez-vous une autre explication. Mais ce fait n’est pas contesté.

Vous avez évoqué les congés RTT, et vous en faisiez une chose extraordinaire. Êtes-vous conscient que, dans le monde entier, les 35 heures font rire ? Savez-vous que, dans le monde entier, le salarié français est considéré comme n’attendant que ses RTT ? Vous rendez-vous compte de la pression qui a ainsi été exercée sur les cadres ? Le salarié n’a plus le temps de souffler, car il doit produire davantage dans un temps plus restreint ; il n’a plus le temps de réfléchir, de prendre de la hauteur pour voir comment il peut améliorer le process et rendre son entreprise plus compétitive. Pensez-vous que l’on puisse négliger ces aspects au point de célébrer – comme vous le faites – les RTT comme une avancée globale pour notre pays ?

Votre jugement sur le coût des RTT, si je le respecte, n’est pas partagé. Les compensations mises en place par votre Gouvernement – qui avait bien reconnu que la réduction du temps de travail allait alourdir le coût du travail – sont d’environ 15 milliards d’euros par an. Le coût des RTT dans les fonctions publiques – dépense publique directe – est énorme. Si le chômage a baissé, si vous évoquez des performances économiques globalement bonnes durant cette période, vous ne pouvez pas nier qu’il y avait alors une reprise extrêmement puissante de l’économie mondiale, et en particulier de l’économie européenne.

Qu’avez-vous fait de cette croissance ? Pourquoi avoir préféré les 35 heures à des réformes de structure, qui auraient préparé notre pays aux défis de l’avenir ? Pourquoi ne pas avoir réformé nos régimes de retraite, alors que plusieurs rapports, alors sur la table, indiquaient clairement ce qui allait advenir ?

M. Gérard Sebaoun. Je partage votre diagnostic, monsieur le Premier ministre. Je considère pour ma part cette réforme comme fondamentale, et très positive. J’ai toutefois le sentiment que les 35 heures suscitent encore aujourd’hui un discours très passionné, très irrationnel, de ceux que l’on devait entendre il y a un siècle à propos de la Tour Eiffel.

Pourtant, la réalité est connue : les chiffres d’Eurostat montrent que les Français travaillent à peu près autant que les Allemands et les autres Européens. Des emplois ont été créés, et le chiffre de 350 000 est celui généralement admis par les personnes que nous avons entendues ici. Pourquoi, selon vous, cette irrationalité persiste-t-elle dans notre débat public ?

Un chercheur nous avait toutefois dit qu’entre 1996 et 2002, c’est-à-dire en englobant la réforme Robien, l’on s’attendait plutôt à 700 000 créations d’emplois. Espériez-vous créer une dynamique encore plus forte ?

Je reviens enfin sur la question des fonctions publiques, car ce qui a été dit par M. Accoyer n’est pas juste. Le passage aux 35 heures n’a entraîné quasiment aucune création d’emplois dans la fonction publique d’État, si ce n’est dans le domaine de la sécurité, et notamment dans l’administration pénitentiaire. Dans la fonction publique territoriale, il y a eu des créations d’emplois, mais les travaux qui ont été faits ne savent pas estimer leur nombre. Enfin, à l’hôpital, les deux premières années ont effectivement été difficiles bien que près de 50 000 emplois aient été créés ; mais d’autres éléments étaient en cause, à commencer par le numerus clausus. Quelle est votre appréciation sur les 35 heures dans la fonction publique ?

M. Pierre-Alain Muet. Il est toujours agréable d’entendre parler d’une période où la France réduisait sa dette, réduisait ses déficits, réalisait un point de croissance de plus que le reste de l’Europe et créait deux millions d’emplois, quand dans le siècle et demi précédent elle n’en avait jamais créé que trois millions. Ces données sont vraies, monsieur Accoyer, elles sont connues.

Elles nous obligent à appréhender les 35 heures d’une façon un peu différente qu’on ne le fait habituellement. J’ai toujours trouvé le débat autour de cette réforme quelque peu surréaliste, profondément idéologique : la France est aujourd’hui l’un des pays européens où la durée hebdomadaire du travail est la plus longue. Pendant des années, je répondais aux récriminations de la droite que les 35 heures, c’était en Allemagne qu’il fallait les chercher : la France est à 38 heures !

On nous dit que la France a bénéficié à cette époque d’une croissance exceptionnelle. Mais la croissance mondiale était plus forte dans les quatre années qui ont précédé le Gouvernement de M. Jospin, c’est-à-dire les années Balladur et Juppé ; elle était plus forte dans les années qui ont suivi. La seule différence, c’est qu’avant 1997 et après 2002, la croissance française était inférieure à la croissance mondiale, et très inférieure à la croissance européenne.

Il faut aussi se rappeler que, lorsque M. Jospin était Premier ministre, la France avait 1 à 2 points de PIB d’excédent extérieur, lequel est devenu un déficit à partir de 2004. Je pense pour ma part que ce déficit est dû à des politiques d’une grande imprudence qui ont laissé la compétitivité se dégrader.

Monsieur le Premier ministre, vous avez dit que la confiance était presque un facteur de production. De fait, le retour de la confiance a, je crois, été décisif pour faire sortir la France d’une situation où sa dette avait, pour la première fois de son histoire, dépassé le seuil de 60 % du PIB. De telles créations d’emplois ne s’étaient jamais vues : au cours de la seule année 2000, la France a créé 600 000 emplois. Regardez les données annuelles depuis que l’on a des statistiques, c’est-à-dire depuis un siècle : cela ne s’était jamais produit. Or c’est bien l’année où les 35 heures ont produit un effet maximal.

M. Jean-Pierre Gorges. Durant la période du passage aux 35 heures, je n’étais pas élu, mais salarié d’une grande entreprise. Je fais partie des rares députés qui un jour ont fréquenté l’entreprise, et j’ai eu à mettre en place les 35 heures – certes dans une très grande entreprise, donc sans les difficultés majeures qu’ont pu connaître les PME.

La période d’observation ne s’arrête pas à 2002. Il faut se demander si cette réforme était tenable dans la durée. Si l’on crée des emplois-jeunes, le lendemain, des emplois sont créés ! C’est très facile. Mais est-ce durable ?

Y a-t-il eu une étude d’impact ? Vous avez été surpris, je crois, par la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997. Or vous incluez la réduction du temps de travail à votre programme pour les élections législatives, et c’est certainement ce qui vous a permis de les remporter – 35 heures payées 39, c’est plutôt attrayant.

Chacun peut refaire l’histoire comme il veut et comparer des choses qui ne sont pas comparables. Aujourd’hui, d’ailleurs, le Président de la République nous dit que la situation est idyllique, mais les chiffres nous disent le contraire ! Mais si tout allait si bien, comment avez-vous pu perdre l’élection présidentielle de 2002 ? Les électeurs n’auraient-ils pas bien compris quelque chose ?

À partir de 2002, la balance commerciale de l’Allemagne est de plus en plus positive, et celle de la France se dégrade continûment : aujourd’hui, les Allemands ont un excédent de 170 milliards quand nous avons un déficit de 60 milliards. Ainsi, nos routes se séparent à partir de 2002, qui est aussi l’année de la création de l’euro : jusque-là, il était possible de dévaluer le franc ; cette variable d’ajustement disparaît. L’entrée dans l’euro a-t-elle été prise en considération lors de la mise en place des 35 heures ? La monnaie européenne est aujourd’hui au centre des débats économiques ; je ne voudrais surtout pas que cet argument soit repris par le Front national, mais certains disent, de façon trop simple, qu’il suffirait de revenir au franc et de dévaluer pour redevenir compétitifs.

Enfin, vous avez raison de dire que, si tout le monde critique les 35 heures, elles n’ont pas été remises en cause au cours des deux législatures suivantes. Néanmoins, la loi du 4 août 2008 supprime effectivement les 35 heures : on peut travailler plus longtemps ; c’est désormais simplement le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires. C’est un grand changement.

J’avais consacré un rapport, lors de la législature précédente, avec notre collègue socialiste d’alors Jean Mallot, aux dispositifs de promotion des heures supplémentaires prévus par l’article premier de la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, dite loi TEPA. Nous avions constaté que la défiscalisation des heures supplémentaires n’avait pas eu pour effet d’augmenter le nombre d’heures travaillées : de ce point de vue, la mesure prise par le Gouvernement Fillon a échoué. La conclusion de notre rapport était que qu’un seuil généralisé de 35 heures n’avait pas de sens, et qu’il faudrait négocier, branche par branche selon M. Mallot, entreprise par entreprise selon moi. Il n’y a pas deux entreprises qui ont les mêmes contraintes ! Ne faudrait-il pas laisser la fixation de la durée de travail à la négociation des partenaires sociaux ?

Si, demain, vous étiez à nouveau Premier ministre, quelles modifications apporteriez-vous à cette réforme, ne serait-ce que pour que l’on cesse d’attribuer tout ce qui ne va pas aux 35 heures ?

Mme Jacqueline Maquet. Je voudrais apporter un témoignage : les 35 heures ont permis la réorganisation du travail dans les entreprises, sur la base du gagnant-gagnant. C’est, dans une carrière, un moment dont on se souvient.

Dans le contexte d’aujourd’hui, avec les indicateurs économiques actuels, referiez-vous les 35 heures ? Si oui, les referiez-vous de la même manière ?

M. Romain Colas. Monsieur le Premier ministre, vous avez insisté sur le fait qu’après la deuxième loi Aubry, les Français n’avaient jamais effectué autant d’heures de travail. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Certains font un lien, à mon sens trop rapidement, entre la mise en place des 35 heures et la dégradation de la compétitivité des entreprises françaises. Quel est votre sentiment ? Quels éléments ont, selon vous, conduit au décrochage d’une partie importante du tissu économique français ces dernières années ?

Pourquoi les Gouvernements qui ont succédé au vôtre ne sont-ils, selon vous, pas revenus sur cette réforme qu’ils critiquaient pourtant durement ?

Quel est votre regard sur la situation actuelle ? Faut-il aller plus loin dans la réduction du temps de travail ?

Enfin, je voudrais dire, aussi brutalement que je le pense, mon ras-le-bol d’entendre dénigrer systématiquement les salariés de ce pays. Ils sont plus que capables d’être compétitifs. Notre pays accueille beaucoup d’investissements étrangers. Que l’opposition critique la politique menée, c’est son rôle ; qu’elle dénigre sans cesse notre pays et nos concitoyens, c’est insupportable !

M. Philippe Noguès. La réduction du temps de travail, monsieur Accoyer, n’a pas toujours été rejetée par la droite : c’est bien la loi Robien qui avait commencé à instaurer la réduction du temps de travail dans notre pays.

Monsieur le Premier ministre, vous avez rappelé le contexte de 1997 et les effets importants sur le chômage de votre politique. Non seulement le nombre d’heures travaillées n’a pas chuté, mais la productivité horaire a augmenté.

J’étais moi aussi salarié d’une grande entreprise à l’époque, et j’ai eu la sensation qu’assez rapidement, les négociations n’ont plus porté que sur la réduction du temps de travail, en laissant de côté la question des créations d’emplois. La durée du travail a diminué, mais les embauches n’ont pas suivi. Nous aurions donc pu faire beaucoup plus, avec des négociations plus rigoureuses peut-être.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Monsieur le Premier ministre, merci de votre exposé.

Lénine – cité ce matin par M. Accoyer – a dit que les faits étaient têtus. Autant je comprends que l’on n’attribue pas à la seule instauration des 35 heures le rééquilibrage des comptes publics et l’ensemble des créations d’emplois de la législature 1997-2002, autant le fait qu’on les rende responsables d’une situation dégradée quand les chiffres disent le contraire m’étonne toujours beaucoup. Quant à notre image dans le monde, il ne me semble pas scandaleux qu’un salarié attende ses journées de RTT ! Cela ne veut dire ni que l’on n’aime pas travailler, ni que l’on travaille mal, mais qu’il existe d’autres choses dans la vie que le travail. Et les 35 heures ont surtout permis à des gens qui n’avaient pas de travail d’en avoir enfin. Ils ont pu ainsi subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille de façon digne ; cela me semble une bonne chose. Il ne me semble pas que la fin des années 1990 ait été la période durant laquelle la France était le plus moquée de par le monde.

Monsieur le Premier ministre, nous vous entendons aujourd’hui pour dresser un bilan de cette réforme afin, éventuellement, de réutiliser cet outil qu’a été la réduction du temps de travail. La limite la plus souvent soulignée des 35 heures est la façon dont elles ont été mises en œuvre à l’hôpital. Celui-ci vit une situation difficile aujourd’hui, pour des raisons bien plus vastes, mais il est aujourd’hui reconnu, je crois, que les recrutements n’ont pas été assez nombreux. Quel est votre regard sur cet aspect ?

Vous vouliez respecter, avez-vous dit, un engagement de campagne, mais aussi mettre la lutte contre le chômage au cœur de votre politique et réduire le déficit public. Nos objectifs sont les mêmes aujourd’hui. Toutefois, vous avez dit n’avoir entamé la réduction du temps de travail que parce que le retour de la croissance vous le permettait : ce lien était-il nécessaire ? À mon sens, il ne l’est pas : on pourrait même penser que le taux de chômage élevé est une raison supplémentaire pour partager le travail, et pour que chacun puisse vivre de son activité.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le Premier ministre, faites-vous un lien entre temps de travail, productivité et compétitivité des entreprises ? Pour vous, le partage du travail crée-t-il de la richesse et de l’emploi ?

Il y a toujours un débat sur le coût du passage aux 35 heures. Certains l’évaluent globalement à 20 milliards d’euros pour les finances publiques. Quelle est votre position, notamment sur la compensation des hausses du SMIC par les allègements de charges ?

Quelle est votre appréciation sur la modération salariale qui a accompagné pendant une dizaine d’années la réduction du temps de travail ?

Quel est votre point de vue sur la façon dont les entreprises, industrielles en particulier, se sont adaptées, notamment par le cadencement et le travail de nuit ?

La réduction du temps de travail dans la sphère publique pose-t-elle selon vous problème ? Une réforme doit-elle être menée ?

Quinze ans après, pensez-vous que, dans le prolongement du récent accord national interprofessionnel, on pourrait arriver en France à un consensus sur le temps de travail ?

M. Lionel Jospin. Merci de vos nombreuses questions.

C’est aux réalités objectives qu’il faut faire référence. Monsieur Accoyer, vous dites que, parce que le passage de la durée du travail de 40 à 39 heures et le passage de l’âge de la retraite de 65 à 60 ans n’ont pas eu d’effets majeurs sur le chômage, nous aurions dû abandonner l’idée de réduire la durée du travail. J’ai envie d’inverser votre raisonnement : la réduction du temps de travail que nous avons menée, et qui n’était, je le rappelle, que l’un des multiples aspects de notre politique de lutte contre le chômage, a été une période de chute du nombre de demandeurs d’emploi ! Ce sont les faits qui doivent trancher, et non l’opinion subjective de tel ou tel.

S’agissant de l’idée de partage du travail, j’ai précisé tout à l’heure que notre idée n’était pas de partager un nombre d’heures constant, mais de créer une dynamique. Moins de travail hebdomadaire pour certains, mais globalement dans le pays beaucoup plus d’heures travaillées et beaucoup plus d’hommes et de femmes au travail : voilà le résultat de cette réforme. Faut-il regarder les choses du point de vue global, ou bien du point de vue d’un seul individu ?

Ni la ministre de l’emploi et de la solidarité ni moi-même n’avons dit à l’époque que les 35 heures devaient s’appliquer automatiquement dans la fonction publique ; pour nous, elles concernaient le secteur concurrentiel. Il y a eu une exception, et sur ce point j’admettrai les critiques de M. Accoyer : l’hôpital. Il nous a semblé que les conditions de travail à l’hôpital, à certains égards et au moins pour certains personnels, se rapprochaient des conditions de travail dans les entreprises. C’est pourquoi nous avons fait cette distinction. Je ne la regrette pas : le passage aux 35 heures à l’hôpital était une décision de principe, que je continue de juger juste. Je suis néanmoins obligé d’admettre que nous aurions dû attendre deux ans de plus : n’oublions pas qu’il y avait eu des suppressions de postes massives, notamment d’infirmières ; quand nous sommes arrivés aux responsabilités, et surtout quand nous avons commencé d’imaginer appliquer les 35 heures à l’hôpital public, nous avons relevé le numerus clausus pour les médecins, afin de pouvoir en recruter davantage, et nous avons massivement recruté des infirmières. Mais il faut trois ans pour former une infirmière, bien plus pour former un médecin : d’une certaine façon, il aurait mieux valu retarder la réforme pour que les recrutements pussent être plus importants encore.

Souvenons-nous néanmoins que la pression des personnels hospitaliers, notamment, était très forte. Nous y avons cédé, et c’est mon principal regret.

Vous dites, monsieur Accoyer, que les entreprises étaient contraintes de négocier. Mais nous avions nous aussi des contraintes, puisque nous avions été élus par les Français, devant lesquels nous avions pris des engagements. Un Gouvernement est-il fondé à respecter ses promesses malgré les protestations de corporations ? Je le crois. Après le vote de la première loi, nous avons laissé aux entreprises la possibilité de négocier ; si les représentants des chefs d’entreprise, et notamment le MEDEF, avaient voulu entrer tout de suite dans un processus de négociation, la chronologie, je l’ai dit, aurait pu être différente.

Il me semble étrange de rendre les 35 heures responsables de la baisse de compétitivité des entreprises françaises. Vous semblez considérer que les coûts de production sont les seuls éléments de la compétitivité : mais il n’est que de regarder les publicités de certaines entreprises de certain pays que je ne citerai pas pour se rendre compte qu’elles vantent la qualité du produit et non son prix bas… Peut-être faudrait-il regarder de ce côté-là. En tout cas, je note que c’est au moment où les 35 heures sont détricotées, voire annulées, que la compétitivité s’affaisse. Voilà une contradiction logique que je vous laisserai lever.

Les salariés français ont surtout la réputation auprès des chefs d’entreprises étrangers d’être des hommes et des femmes de qualité, qualifiés et faisant bien leur travail. Je n’irai pas plus loin dans cette direction : je ne veux pas polémiquer avec M. Accoyer, qui m’a si courtoisement reçu à Châlons-en-Champagne il y a peu.

Sur le pouvoir d’achat des salariés, on ne peut pas faire aux 35 heures des reproches contradictoires : elles auraient abaissé les rémunérations et donc le coût du travail, et en même temps elles auraient dégradé la compétitivité-prix des entreprises françaises. En bonne logique, ces procès s’annulent les uns les autres. Si les 35 heures avaient vraiment tous les défauts que veut bien leur prêter M. Accoyer, si elles étaient vraiment le mal français, alors ceux qui étaient au pouvoir devaient les supprimer. Mais ce n’est pas la réalité.

Sur les régimes de retraite, je concéderai un deuxième regret au président Accoyer. C’est mon Gouvernement qui avait demandé les rapports dont vous parlez et qui avait mis en place le Comité d’orientation des retraites. Nous étions parvenus, à la veille de 2002, à des diagnostics partagés entre les représentants du patronat, les syndicats et les grands organismes de retraite. Nous avons finalement pensé que nous aborderions ce sujet dans un deuxième mandat donné par le peuple. Cette période nouvelle ne s’est pas ouverte.

On attendait 700 000 créations d’emplois, et il n’y en eut que 350 000 à 400 000 : les experts que vous accueillerez pourront sans doute répondre mieux que moi, mais il me semble que le fait que seuls 10 millions de salariés – ceux des entreprises de plus de vingt salariés – aient été concernés par les 35 heures n’est pas indifférent.

Monsieur Gorges, en revenant sur la dissolution de 1997, vous abordez des sujets plus politiques qui m’embarrassent terriblement ! Je ne veux pas faire parler ceux qui ne sont pas là. Mais je peux raconter qu’Alain Juppé m’a remis, au moment de notre passation de pouvoir, une note de conjoncture qui lui venait du ministère de l’économie et des finances et avec laquelle il espérait me dicter la politique économique que devait suivre mon Gouvernement – sur ce point, il a été déçu, bien sûr. Le Président de la République d’alors avait fait campagne sur le thème de la fracture sociale ; mais lui et ses conseillers savaient aussi quelle politique menait alors le Gouvernement. Ils ont pensé – sur la base sans doute de la note que je citais – que la période qui allait s’ouvrir serait très mauvaise ; ils ont jugé qu’il valait mieux, surprenant l’opposition, provoquer des élections, les gagner, et se donner un peu de temps. Ils se sont trompés sur le pronostic politique, mais aussi sur le pronostic économique – non pas que la conjoncture économique ait formidablement changé : la croissance mondiale pendant les années Balladur et Juppé a été de 3,7 % par an en moyenne, de 4,5 % pendant les années Raffarin et Villepin, et de 3,4 % à mon époque. Mais mon Gouvernement a mené une autre politique économique, ce qui a changé la donne.

Vous posez ensuite une question plus difficile encore : comment ai-je pu perdre en 2002 ? Peut-être y a-t-il eu chez certains un excès de confiance ; cette question pourrait aussi être posée à deux personnes qui ne sont pas membres de la commission.

À partir de 2002, les routes de la France et de l’Allemagne divergent, dites-vous. C’est vrai, mais à partir de 2002, il y a un autre Gouvernement, qui mène une autre politique : il faudrait introduire ce facteur dans votre raisonnement. Je trouve un peu étonnant, en bonne logique, que des hommes politiques attribuent une détérioration qui se produit alors qu’ils sont aux responsabilités à l’action du Gouvernement précédent. Pourquoi donc la situation ne s’est-elle pas miraculeusement améliorée quand le venin des 35 heures a perdu sa force ? Voilà une question qu’il faudrait poser.

Je ne répondrai pas aux questions de politique fiction. Je ne suis pas aux responsabilités. J’ai décidé de ne pas m’exprimer dans la vie publique française, sauf lorsque je dois corriger des erreurs faites sur la politique menée lorsque j’ai gouverné, ou bien lorsque tel ou tel problème me tient à cœur. Il revient aux acteurs aujourd’hui de faire des choix. Il y a au moins une question qui se pose : 10 millions de salariés sont aux 35 heures, 7 millions n’y sont pas. On ne résoudra pas forcément ce problème par un passage général aux 35 heures, car les conditions ont changé, et nous n’avons plus de croissance. Or, je l’ai dit, c’est aussi la croissance qui nous avait conduits à nous engager dans ce mouvement. Mais je ne peux pas répondre à ces questions aujourd’hui.

Monsieur Colas, la question de la compétitivité a été prise en considération et c’est la raison pour laquelle il y a eu ces négociations, qui ont porté sur une meilleure organisation du travail, ces allègements de charge et aussi une certaine modération salariale – qui ne signifiait nullement à l’époque baisse des salaires, mais ralentissement des espérances d’augmentation de salaire pour les salariés des entreprises qui passaient aux 35 heures. Théoriquement, cela ne devait pas concerner les salariés des entreprises de moins de 20 salariés, et je rappelle qu’entre 1997 et 2002 le pouvoir d’achat moyen des ménages a augmenté, ce qui n’était pas toujours le cas auparavant.

Si les 35 heures n’ont pas été supprimées, c’est, je crois, parce qu’une grande partie de la polémique menée contre elles était de nature idéologique et politique. Une fois aux responsabilités, rien de tout cela ne tenait plus. De plus, les chefs d’entreprise qui s’étaient engagés dans ces négociations – qui n’ont pas été simples – n’avaient pas envie de voir mis à bas le résultat de ces efforts.

Monsieur Noguès, vous avez raison de rappeler la loi Robien. Vous demandez pourquoi il y a eu trop peu d’embauches : je crois que c’est lié à une politique d’ensemble, car la croissance mondiale a été plutôt plus favorable après 2002.

Madame la rapporteure, pardonnez-moi : je vous laisserai tirer les leçons de cette expérience. Ne jouissant pas des supposés privilèges du pouvoir, pourquoi devrais-je en avoir les contraintes ?

Vous me demandez quelles erreurs ont été faites. La distinction entre entreprises de plus de vingt salariés et de moins de vingt salariés demeure aujourd’hui encore ; j’ai aussi reconnu que les choses avaient été difficiles à l’hôpital.

Monsieur le président, vous m’interrogez sur les liens entre le temps de travail et la productivité : c’est l’augmentation de la productivité qui a permis, historiquement, la diminution du temps de travail dans le monde ; la question de la réduction du temps de travail comme politique volontariste est une question qui peut être posée et parfois même résolue.

Je l’ai dit, nous ne voulions pas partager une richesse constante, mais une richesse croissante. En matière de salaires, nous avons fait un choix, qu’une partie du monde salarial a d’ailleurs pu avoir du mal à comprendre : nous avons préféré à des augmentations de salaire potentielles pour des salariés déjà au travail la perspective de rendre du travail à des centaines de milliers de personnes. Nous avons choisi de favoriser le retour à l’emploi, et cru que le vieux thème de la solidarité entre les salariés ne devait pas être considéré comme obsolète.

Vous évoquez, Monsieur le président, un coût de 20 milliards d’euros : avec tout le respect que je vous dois, ce chiffre est de pures fantasmagories. Même si l’ensemble des entreprises étaient passées aux 35 heures, le coût se serait élevé, d’après des estimations certes délicates, au plus à 15 milliards d’euros !

Nous n’avions pas décidé, je l’ai dit, que le passage de la sphère publique aux 35 heures se ferait automatiquement. Si vous vous intéressez à ce qui s’est passé dans les collectivités territoriales, vous constaterez qu’un certain nombre d’entre elles avaient anticipé, depuis plusieurs années, le mouvement de réduction du temps de travail.

Vous espérez, monsieur le président, que notre pays parvienne à un consensus sur la question du temps de travail. Ce serait évidemment souhaitable. J’ai compris en tout cas que c’était sans doute l’esprit dans lequel travaille cette commission d’enquête. Croyez bien que j’y suis extrêmement sensible.

M. le président Thierry Benoit. Si vous me permettez une dernière question, j’aimerais savoir si vous pensez qu’une simplification du code du travail doit être engagée, afin de favoriser la recherche du consensus autour du temps de travail.

M. Lionel Jospin. Simplifier le code du travail, ou d’autres codes, ne peut pas être inutile s’il y a un consensus, si les partenaires sociaux s’accordent. Mais cela ne doit pas signifier aggravation de la situation des travailleurs.

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes bien d’accord.

Merci encore, monsieur le Premier ministre.

Audition de représentants du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) : M. Sébastien Rouchon, dirigeant de « Rouchon Paris », membre du CJD Paris, M. Maxime Cabon, dirigeant de « Secma-Cabon », membre du CJD Quimper, et Mme Nina Popstec, administrateur de « Secma-Cabon »

(Procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Madame, messieurs, l’organisation dont vous faites partie, le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD), rassemble plus de 4 500 chefs d’entreprise et cadre dirigeants répartis dans la France entière, qui promeuvent la mise en œuvre d’un libéralisme responsable et cherchent à faire émerger des idées nouvelles pour rendre l’entreprise à la fois plus compétitive et plus humaine. Comme plusieurs organismes que nous avons reçus, le CJD a présenté des propositions pour l’emploi, formulées notamment dans un document en novembre 2012. Certaines de ces propositions ont trait au temps de travail.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Je vous invite donc à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Sébastien Rouchon, M. Maxime Cabon et Mme Nina Popstec prêtent serment.)

Je précise que votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

M. Sébastien Rouchon, dirigeant de « Rouchon Paris », membre du CJD Paris. Nous précisons, de manière liminaire, que nous intervenons devant vous en notre nom personnel, en non en celui du CJD, même si, bien entendu, nous en partageons les valeurs et en sommes membres.

Âgé de trente-neuf ans, marié, père de deux enfants – c’est ainsi que nous avons l’habitude de nous présenter au CJD –, je dirige la société Rouchon Paris, entreprise familiale créée par mon grand-père Jacques Rouchon à la fin des années 1950. Je suis membre du CJD depuis trois ans et je m’y implique de plus en plus.

L’entreprise que je dirige est leader de la location de studios photo à Paris. Son activité consiste à recevoir des équipes photo de presse ou de publicité venant du monde entier, principalement dans les domaines de la mode et du luxe. Son chiffre d’affaires est de 3,7 millions d’euros, elle emploie vingt-cinq collaborateurs permanents ainsi que vingt-cinq intermittents.

C’est ma mère, qui dirigeait l’entreprise à l’époque, qui a réalisé de façon très volontariste le passage aux 35 heures, y voyant une avancée sociale pour l’ensemble de nos collaborateurs. L’entreprise profitait de la bulle Internet et se portait bien. Comme pour beaucoup de TPE (très petites entreprises), le passage aux 35 heures a été tout à fait atypique. Il y avait alors huit collaborateurs exerçant tous, à une exception près, des fonctions différentes : une directrice, une commerciale, deux régisseurs, une comptable, un cuisinier, une hôtesse d’accueil et une femme de ménage. Impossible d’envisager, dans ce cas de figure, des créations de postes en contrepartie de la réduction du temps de travail. Certains ont donc dû apprendre à faire autant en moins de temps. Il a fallu se réorganiser et réaliser des gains de productivité, mais aussi apprendre à être plus polyvalent pour pallier les absences des collègues prenant des jours de RTT. Pour nos collaborateurs, cela aura été une source de stress supplémentaire, qui se conjuguait avec l’arrivée de l’ère numérique et l’accélération fulgurante du rythme des échanges d’informations et du rythme de l’activité.

De plus, nous accueillons le public dix heures par jour. L’organisation était déjà compliquée à 39 heures hebdomadaires, elle l’est devenue plus encore à 35 heures. Bien entendu, il n’a jamais été question de faire travailler qui que ce soit 50 heures. Et la semaine de quatre jours, adoptée pour certains postes, a également posé des problèmes puisque tout un travail de coordination et de transmission des informations entre les personnels est devenu nécessaire.

Enfin, la mise en place des contingents d’heures supplémentaires a compliqué la réponse aux nécessités d’une activité très saisonnière.

Nous y sommes néanmoins arrivés. Sans doute les salaires ont-ils un peu stagné les premières années, mais, depuis, un rattrapage naturel s’est opéré assez rapidement. Les 35 heures n’ont certainement pas permis d’acheter la paix sociale dans les entreprises ni de réduire les ambitions des collaborateurs en matière d’évolution salariale !

Sur le plan financier, il est difficile d’évaluer quatorze ans après l’impact spécifique de la réduction du temps de travail dans notre entreprise. Depuis 1999, ses effectifs ont triplé – de huit à vingt-cinq salariés –, son chiffre d’affaires a plus que doublé – de 1,75 million à 3,7 millions d’euros – et sa rentabilité a fondu – de 100 000 euros à zéro, mais je me garderai bien d’affirmer que c’est la faute aux 35 heures !

Ce que je peux dire, c’est que les 35 heures ont vraisemblablement participé à la complexification de l’activité et de la gestion d’une TPE. Mais combien de nouvelles lois sont-elles venues rendre la fiscalité et le droit du travail encore plus complexes depuis lors ?

De même, les 35 heures ont fatalement contribué à renchérir le coût du travail. Mais combien de nouvelles mesures fiscales et d’augmentations de taux sont-elles venues alourdir la facture des entreprises depuis lors ?

L’enjeu majeur pour que notre entreprise retrouve de la compétitivité est-il la durée du travail ? Je ne le crois vraiment pas, et espère que vous m’excuserez de faire quelques remarques « hors sujet ».

Si l’objectif premier des politiques publiques françaises est de réduire le chômage, pourquoi le travail est-il ce qui est le plus taxé aujourd'hui ?

Mon entreprise a vingt-sept collaborateurs. Une qui est à 5 heures hebdomadaires : ma grand-mère, qui vient une fois par semaine mettre les factures sous pli. Un qui travaille 15 heures, un 20 heures, un 26,5 heures, dix qui sont aux 35 heures, une à 36, quatre à 39, deux à 40 et six qui ont des conventions de forfait jours. Les 35 heures ne sont donc pas plus, pour nous, que la durée légale du travail. Le temps du travail est presque devenu un outil de négociation salariale à l’embauche : les heures supplémentaires, par exemple, peuvent permettre d’atteindre un seuil psychologique de salaire.

Bref, chez nous, le « travailler plus pour gagner plus » marche encore, si l’on excepte quelques collaborateurs qui, depuis peu, refusent de faire des heures supplémentaires de peur de payer trop d’impôts. À notre niveau, il n’existe aucun souhait de remettre en question les 35 heures. Peut-être aurions-nous besoin d’un assouplissement du contingent d’heures supplémentaires, mais je dois avouer qu’il n’est arrivé qu’une fois en quelques années qu’un salarié dépasse le seuil conventionnel de 230 heures par an.

En revanche, à l’heure où l’on évoque l’assouplissement ou l’abrogation des 35 heures, je m’étonne que l’on tende à créer des contraintes supplémentaires comme la limitation du recours au temps partiel ou de l’accès aux stages. Ce que nous voyons se profiler, ce sont plutôt de nouvelles contraintes et de nouvelles règles qui rendront notre travail toujours plus compliqué. Or, plus l’entreprise est petite, plus il est difficile d’y faire face, que ce soit par manque de temps ou par manque de compétences. Pour gérer une activité de nos jours, il faut davantage faire appel aux experts-comptables, aux avocats, etc. Cet argent et ce temps dépensés pour s’adapter à l’environnement législatif et fiscal ne sont pas mis au service de la création de valeur.

Les 35 heures me semblent donc être l’arbre qui cache la forêt. Le problème n’est pas tant celui de la définition de la durée légale du temps de travail que celui de la souplesse qui pourrait aider les petites entreprises à créer de la valeur.

Si le passage aux 35 heures n’a pas créé autant d’emplois que ce que l’on aurait pu espérer, c’est que les créations d’emplois, que l’on sait par expérience très peu flexibles, font peser sur les entreprises un risque que ne font pas peser les heures supplémentaires, par définition flexibles. Pour créer véritablement de l’emploi par la réduction du temps de travail, il faut parallèlement assouplir le droit du travail afin de permettre d’embaucher et de licencier beaucoup plus facilement, comme on peut donner ou retirer des heures supplémentaires selon les besoins de l’activité.

M. Maxime Cabon, dirigeant de « Secma-Cabon ». Je suis âgé de vingt-huit ans. J’ai racheté la société familiale créée par mon grand-père en 1945 et gérée ensuite par mon père. Cette société, qui compte aujourd'hui dix-sept collaborateurs, a deux activités menées en symbiose, l’une très sensible à la conjoncture internationale, l’autre beaucoup moins. La première est une activité de construction de convoyage – conserveurs – pour l’industrie agroalimentaire, qui génère un chiffre d’affaires de 1,4 million d’euros pour 20 000 euros de résultat. La seconde est une activité de vente et d’entretien de pompes à vide, qui génère 600 000 euros de chiffre d’affaires pour un bénéfice de 40 000 euros.

Dans le deuxième cas, il s’agit d’une activité concurrentielle locale, avec des règles définies par le droit français à tous les niveaux. La question des 35 heures importe assez peu dans la mesure où nous nous battons contre des entreprises qui sont soumises aux mêmes contraintes que nous.

Dans le premier cas, c’est un tout autre monde. Je me bats contre de grands groupes qui peuvent absorber les flux d’heures du fait de l’importance de leur personnel et de leur capacité à faire appel à des sous-traitants internationaux. Mon entreprise ne peut recourir aux mêmes armes : elle est beaucoup trop petite. Ses clients, en revanche, sont des groupes internationaux qui peuvent trouver des fournisseurs partout dans le monde. Dans ce contexte, nous sommes très pénalisés par toutes les activités qui consomment du temps, notamment les déplacements.

Cette année, j’ai perdu un gros contrat avec mon meilleur client, qui a finalement ouvert une ligne en Hongrie. Du fait des limitations du temps de travail, nous n’avons pas pu lui répondre dans les délais. Non seulement nous étions déjà submergés en interne, mais nos sous-traitants sont contraints de fermer quasi systématiquement au mois d’août faute de moyens pour rester ouverts toute l’année. Ces deux semaines de fermeture nous ont empêchés d’avoir la réactivité nécessaire. Notre client est allé voir en Hongrie, où il a obtenu le même matériel pour deux fois moins cher. Aujourd'hui, on me fait valoir que mes lignes sont trop chères.

Pour autant, la question des 35 heures hebdomadaires est selon nous dépassée. Dans notre entreprise, le temps de travail est annualisé à 1 500 heures. Ce qui fait la différence, c’est que les autres pays sont à 1 700 heures – une différence que nous payons 20 % de plus et avec plus de charges, puisque nos salariés effectuent en général 200 heures supplémentaires par an. Nous ne pouvons absorber ces heures par une embauche en raison du risque considérable que font peser les fluctuations du marché : une embauche supplémentaire serait un carcan de plus. J’ai aujourd'hui 500 000 euros de dettes et je gagne 3 000 euros par mois : je ne peux me permettre de tout perdre, ni de mettre en jeu la vie de ma société et des personnes avec qui je travaille tous les jours, en embauchant une personne dont je risque de ne pas pouvoir me séparer, ou à un coût trop important.

On entretient une grande confusion en France entre les grands groupes et les petites entreprises comme nous. Les grands groupes ont une voix et des capacités juridiques et financières qui leur permettent de trouver des solutions, alors que nous en sommes privés.

Nous sommes dès lors contraints à une polyvalence extrême. Dans les périodes creuses, nous tendons même à envoyer les ouvriers faire du travail de commercial, car il reviendrait trop cher d’avoir un commercial.

En outre, la crise a changé un paradigme essentiel, celui du temps. Auparavant, les budgets sortaient vers le mois de novembre pour des travaux qui devaient s’achever entre juin et août. Nous sommes en effet dépendants de l’activité saisonnière de nos clients producteurs de légumes. Désormais, ceux-ci sortent généralement leurs budgets en janvier, si bien que notre délai pour honorer les commandes est passé de huit à quatre mois. Nous devons donc faire un très grand nombre d’heures en début d’année et nous avons beaucoup moins de travail en fin d’année, lorsque nos clients habituels ont fini leur saison et entrent dans une phase un peu autarcique qui se réduit à l’entretien. Pour notre part, nous nous trouvons quelque peu asphyxiés, n’ayant pas d’autre clientèle pour qui travailler.

Au sein de l’entreprise, nous vivons avec nos collaborateurs et discutons avec eux quotidiennement. Aucun ne se réjouit de ne pas avoir à travailler ! Bien souvent, c’est la loi qui nous met presque dans l’incapacité de répondre aux demandes de nos clients : dans le cas d’une fermeture de ligne ou d’une fermeture d’usine, il faut intervenir dans un espace de temps extrêmement réduit. Je peux facilement assumer quarante-huit heures de travail sur une semaine en cumulant les heures supplémentaires, mais, lorsqu’il y a dix heures de route pour aller sur un chantier, il ne reste plus que trente-huit heures effectives. Dans ces conditions-là, ce sont des Polonais qui viendront faire mon travail.

Je considère que l’on doit nous laisser discuter avec nos salariés pour aboutir à des accords internes. Une PME est toujours unique. Je doute qu’une loi ou un texte réglementaire puisse prendre en compte toutes les subtilités de son fonctionnement. Le système que nous appelons de nos vœux devra, bien entendu, assurer la protection des salariés et garantir l’équité, mais l’important est qu’il laisse toute sa place au dialogue au sein des petites sociétés.

M. Jean-Pierre Gorges. Vous représentez la jeunesse, et cela fait plaisir ! L’inconvénient, dans ce type de commission d’enquête, c’est que les politiques sont tentés de refaire l’histoire. Or ce qui est important, c’est l’avenir.

De vos interventions, il ressort que vous voudriez pouvoir travailler plus et plus librement pour faire face à une concurrence qui a moins de contraintes. Pour autant, vous n’êtes pas limités par les 35 heures, qui ne sont, conformément à la loi « TEPA » et à la loi du 20 août 2008, que le seuil à partir duquel on calcule les heures supplémentaires. Ce qui vous gêne avant tout, c’est le coût du travail. Plus nous avançons dans nos auditions, plus je m’aperçois que les 35 heures, même si elles sont restées dans les esprits, ne sont pas la question essentielle, mais ce sont bien plutôt toutes les mesures qui rendent le travail beaucoup plus cher en France qu’ailleurs. Je pense en particulier à la possibilité de recourir au temps partiel, aux stages, etc.

Pour ma part, je ne défends pas les 35 heures. Je recommanderais plutôt, comme vous me semble-t-il, de déterminer entreprise par entreprise le seuil le plus favorable. Dans un conservatoire de musique, ce sera peut-être 16 heures, pour des infirmières ou des chauffeurs de taxi 32 heures, mais dans l’informatique, domaine que je connais bien, on pourra atteindre 70 heures car le travail se poursuit dans la tête une fois que l’on est rentré chez soi. Dans l’entreprise, le travail sur la machine et le travail administratif pourront être soumis à des horaires différents.

Cela dit, les 35 heures ne sont pas ce qui pèse le plus sur le coût du travail. La vraie réforme devrait concerner le coût du travail en général.

Les politiques s’affrontent volontiers sur la seule durée légale du travail, même si, lorsque l’on se retrouve aux commandes, on ne change rien. Pour moi, le fait que l’alternance de 2002 n’ait pas permis de revenir sur les 35 heures reste en mystère. En 2007, on fait campagne sur la suppression, sans aucun effet non plus. Comment expliquer ce blocage au niveau politique, sachant que, partout ailleurs, on ajoute tellement à la complexité que l’on décourage ceux qui ont envie de s’installer et de se développer ? Beaucoup de sujets abordés par cette commission sont des sujets du passé. C’est pourquoi votre regard de jeunes nous sera précieux. Ni la nostalgie ni la joute politique ne sont profitables au pays !

M. Philippe Noguès. Je ne saurais mieux dire que M. Gorges : les 35 heures, selon toute apparence, ne sont pas un problème pour vous. Les difficultés que rencontrent vos entreprises sont différentes. La vôtre, monsieur Cabon, a besoin de beaucoup de flexibilité, ce que les 35 heures ont dans une certaine mesure apporté. C’est le cas, par exemple, du forfait jours, qui permet d’augmenter le nombre d’heures travaillées dans la journée dans une limite fixée par le code du travail.

La plateforme nationale pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), à laquelle je participe comme le CJD, réfléchit à différents outils – la mutualisation, par exemple – destinés aux petites entreprises. Je pense que certaines propositions pourraient vous intéresser.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Votre témoignage nous rappelle à bon escient que tout un monde sépare les grands groupes et les petites entreprises. J’ai pris bonne note, monsieur Cabon, des deux dimensions de votre activité, l’une exposée à la compétition internationale, l’autre moins. Dans ce second cas, les 35 heures ne changent pas fondamentalement la donne.

Pourriez-vous apporter des précisions sur la complexité à laquelle vous êtes confrontés et que dénoncent tous les chefs d’entreprise ? Il me semble que l’argument est surtout fondé pour les entreprises de petite taille : lorsque la législation change tout le temps et lorsque les dispositifs se superposent, il vous est impossible d’avoir un salarié à temps plein pour suivre les évolutions, y compris pour aller chercher les aides éventuelles.

Beaucoup revendiquent moins de complexité et plus de souplesse dans les contrats de travail. Si une simplification de la législation est sans doute nécessaire, faut-il pour autant arriver à des règles qui laisseraient le chef d’entreprise décider largement du temps de travail avec son salarié ? N’y aurait-il pas là, au contraire, quelque chose de beaucoup plus compliqué, puisque l’on se retrouverait à négocier à chaque fois des contrats différents ? Toute contraignante qu’elle soit, la loi pose des cadres qui peuvent faciliter la conduite d’une entreprise.

L’argument du coût du travail, en particulier des heures supplémentaires au-delà des 35 heures, soulève aussi des questions. De toute façon, je ne vois pas comment abaisser le coût du travail pour qu’il soit concurrentiel par rapport à la Pologne ou a fortiori aux pays émergents. Dès lors, est-ce vraiment sur ce point qu’il faut essayer de jouer ?

Dernière question : sachant que près de 90 % du déficit de la balance commerciale française s’explique par les importations d’hydrocarbures, les questions d’énergie sont-elles un enjeu pour vos entreprises ?

M. le président Thierry Benoit. Vous avez bien mis en évidence, monsieur Cabon, les difficultés concurrentielles propres aux petites entreprises, là où les grands groupes, eux, possèdent en leur sein des forces de frappe opérationnelles pour s’adapter au contexte législatif et à la complexité des règles. Vous rappelez à juste titre que, si la France a choisi la réduction du temps de travail il y a une quinzaine d’années, les gouvernements qui se sont ensuite succédé ont rivalisé d’imagination pour compliquer la vie des entreprises et de leurs dirigeants. M. Rouchon a du reste décrit toute la diversité des situations de ses collaborateurs.

La double activité de l’entreprise de M. Cabon montre qu’il est possible de s’adapter lorsque l’on s’inscrit dans des règles concurrentielles régionales mais que, lorsqu’une commande met en rivalité des concurrents internationaux, la complexité du droit français du travail rend impossible une réponse rapide.

S’agissant du dialogue à l’intérieur de l’entreprise, je pense que l’on doit faire confiance aux entrepreneurs et aux salariés. Je crois à un projet d’entreprise partagé entre l’employeur et ses collaborateurs, où l’on estime ensemble le volume de travail qui se profile pour l’entreprise, tant en fonction des commandes en cours ou à venir qu’en fonction de la recherche de marchés nouveaux.

À ce volume de travail correspond un volume d’activité, de chiffre d’affaires et de rémunération qui devrait déterminer l’organisation du temps de travail à l’intérieur de l’entreprise. Les 35 heures ne constituent plus que le seuil au-delà duquel se déclenchent les heures supplémentaires : la question sous-jacente, c’est celle de la rémunération du travail, donc de son coût.

Dès lors, conformément à ce que demandent globalement les chefs d’entreprise, ne conviendrait-il pas de se diriger plus précisément vers une simplification du code du travail pour que celui-ci fixe avant tout une durée maximale au-delà de laquelle il n’est pas raisonnable de faire travailler les femmes et les hommes ? Dans le même ordre d’idées, est-il nécessaire que le législateur fixe une durée minimale ? Pour avoir visité de très nombreuses entreprises de ma circonscription depuis sept ans, j’observe que dirigeants et collaborateurs partagent le même esprit d’entreprise. Ils ont tous envie de travailler, mais préféreraient qu’on les laisse s’organiser.

Enfin, en tant que jeunes dirigeants, quelle appréciation portez-vous sur les seuils liés au nombre de salariés ? Quelles sont vos préconisations ?

M. Sébastien Rouchon. Le terme d’« insécurité juridique » n’a pas été encore prononcé, alors que c’est bien le problème auquel nous sommes confrontés quotidiennement. Nous craignons continuellement une action aux prud’hommes qui peut durer cinq ou six ans. Pour ma part, je suis aux prises avec une affaire ubuesque d’autorisation donnée par l’inspection du travail pour licencier une salariée protégée, portée maintenant devant le Conseil d’État. Simplifier, oui, mais surtout sécuriser ! Si l’on introduit de la flexibilité dans un cadre qui n’offre de sécurité ni pour le collaborateur ni pour l’entreprise, on ne créera pas forcément de l’emploi. Une action aux prud’hommes, pour une petite entreprise, cela peut faire dix chômeurs.

Du reste, c’est parce que nous avons peu d’espoir quant à l’introduction à court terme de flexibilité dans le marché du travail que nous en demandons, à tout le moins, dans les règles applicables aux heures supplémentaires.

Il ne suffit pas de modifier le code du travail – ce qui se traduit, généralement, par de nouveaux ajouts –, il faut le réduire.

Le cas de mon entreprise est particulier : ses concurrents internationaux sont des entreprises basées à New York, à Londres ou à Milan. Les disparités de coût du travail ne sont donc pas aussi considérables que dans d’autres activités. Cela dit, lorsque je peux embaucher trois collaborateurs, les entreprises new-yorkaises ou londoniennes pourront en embaucher cinq – ou, si elles n’en embauchent que quatre, pourront investir dans leur outil de production. Le problème n’est pas ce que touche le salarié, mais tous les coûts et toutes les contraintes que cela induit. Personne ne veut payer moins ses salariés : ce que nous voudrions, c’est que cela nous coûte moins, de manière à nous ouvrir des possibilités d’investissement et de développement. Jamais personne ne refusera une augmentation, bien sûr, mais ce n’est pas l’enjeu aujourd'hui !

La vraie bonne idée, selon moi, était la TVA sociale. Je ne m’explique toujours pas pourquoi on ne l’a pas mise en place en 2007. Pourquoi persiste-t-on à tout faire peser sur le travail ?

L’énergie n’est pas un enjeu particulier pour mon entreprise, madame la rapporteure. Ce qui est certain, c’est que la fiscalité pénalise les entreprises françaises et incite les consommateurs à acheter des produits fabriqués à l’étranger, moins taxés que les produits fabriqués chez nous. Pour un observateur extérieur, c’est à se demander si nous ne sommes pas devenus fous ! Si nous voulons créer du travail, détaxons le travail, taxons ce qui pollue et taxons la consommation. La question n’est pas tant celle du pouvoir d’achat que celle du niveau de bien-être : s’il suffisait d’acheter pour être heureux, cela se saurait !

La confiance dans les entreprises, on en parle, bien sûr, mais nous ne la sentons pas. Notre impression, c’est que nous évoluons dans un environnement qui pénalise 99 % d’entrepreneurs honnêtes pour la seule raison qu’il y a 1 % de gens malhonnêtes – lesquels, du reste, continueront à sévir quoi qu’on fasse.

M. Jean-Pierre Gorges. Je vous rassure : c’est la même chose pour les parlementaires.

M. Philippe Noguès. Et pour les citoyens en général.

M. Sébastien Rouchon. Non seulement on ne règle pas le problème, mais on en crée de nouveaux.

Pour ce qui est des seuils, monsieur le président, mon entreprise est loin de celui des cinquante salariés. Mais si l’occasion se présentait de faire de la croissance externe, je me poserais la question. Aux dernières élections des délégués du personnel, je n’ai eu aucun candidat, sans doute parce que le dialogue social est permanent : ma porte est toujours ouverte et, en général, le délégué du personnel a plutôt été source de problèmes. Le dispositif aboutit à créer des petites poches de pouvoir qui, souvent, ne révèlent pas ce qu’il y a de meilleur chez l’homme, là où l’équilibre naturel au sein d’une petite entreprise s’établit en règle générale très bien. Je le répète, mieux vaut penser à la très grande majorité d’entreprises qui font bien les choses plutôt que de se focaliser sur les autres.

M. Maxime Cabon. Les 35 heures ne sont pas un problème en soi : c’est, comme le dit Sébastien Rouchon, l’arbre qui cache la forêt, le « petit monstre » caché sous le lit dont il est facile de parler, la radioactivité infime mesurée au compteur Geiger alors que le problème est la pollution au plomb.

La flexibilité, les 35 heures en ont apporté, mais à un coût considérable. Pour l’obtenir, nous avons dû assimiler nos collaborateurs à des cadres, ce qui revient évidemment beaucoup plus cher. À une certaine époque, nous n’avions presque que des cadres !

Je participe à la commission « start-jump-progress » de la plateforme RSE, monsieur Noguès. Immanquablement, nous arrivons à la conclusion que l’on fait beaucoup pour les gros et que c’est difficile pour les petites.

Permettez-moi de donner un exemple de la complexité à laquelle nous sommes confrontés. Bien qu’elle ne manipule pas d’amiante, mon entreprise est mise en cause pour un de ses salariés qui y a été exposé chez un autre employeur. L’affaire dure depuis huit ans. Nous en sommes à l’appel après cassation du fait d’un revirement de jurisprudence, et il y a de fortes probabilités pour que nous revenions en cassation, peut-être en assemblée plénière. Nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés !

Comme chez Sébastien Rouchon, très peu de salariés de mon entreprise ont le même forfait horaire. Mais, lorsque nous passons un contrat, nous ne pouvons savoir si la loi, les accords de branche ou la jurisprudence primeront. Les effets de cette incertitude sont connus : on n’ose plus investir.

Les dépenses d’énergie ne sont pas significatives dans mon entreprise, madame la rapporteure. Même en matière de transports, nous sommes de ce point de vue à la même enseigne que nos concurrents.

Lorsqu’un grand groupe négocie avec un autre grand groupe qui est son client, monsieur le président, il n’a pas peur de le perdre. Ce n’est pas mon cas : je n’ai pas dormi pendant trois jours parce que je risquais de perdre mon plus gros client. Quand le chef d’entreprise est soumis à une telle pression, les employés en pâtissent : je suis là pour eux, ils sont là pour moi, nous sommes en contact permanent.

Mon entreprise a des délégués du personnel. C’est une source de micro-tensions. Parfois le délégué du personnel n’a pas formulé exactement ce que l’employé voulait dire, parfois il insiste sur un point qui le concerne plus personnellement. Même le fait pour le délégué du personnel d’être informé à l’avance, ce serait-ce que de quelques heures, peut être mal perçu par ses collègues.

La complexité s’étend aussi à nos rapports avec les institutions publiques, à commencer par les inspecteurs du travail dont je peux dire d’expérience qu’ils sont en général de véritables ennemis. Nous avions par exemple fait toutes les démarches pour accueillir à l’atelier des stagiaires mineurs – qui plus est des filles, ce qui est rare dans notre secteur. L’inspecteur du travail ne nous a pas donné les autorisations, si bien que ces jeunes filles n’ont eu ni leur stage ni leur diplôme.

Autre exemple qui concerne un grand groupe faisant de la réparation navale à Brest : l’inspecteur a choisi, sur les deux tests possibles de détection de l’amiante, celui qui donnait un résultat positif pour l’atelier concerné, alors que l’autre était négatif. Il en a coûté 800 000 euros à l’entreprise pour procéder au nettoyage de l’atelier.

Enfin, je ne suis pas confronté à la logique des seuils mais il est certain que ceux-ci, de même que les 35 heures, font peur. Dans les deux cas, il s’agit de « briques » qui, à force de changements, n’ont plus rien à voir avec ce que l’on avait imaginé au départ. Quel rapport entre les 35 heures d’aujourd'hui et le projet de 1998 ou, a fortiori, les premières approches réalisées sous François Mitterrand ? Je le répète, c’est l’arbre qui cache la forêt. Il faudra bien que l’on entre un jour dans cette forêt et que l’on y fasse le ménage !

Mme la rapporteure. La limite minimale fixée à 24 heures pour le travail à temps partiel n’interdit nullement que, dans la mesure où le salarié est d’accord, le contrat prévoie une durée inférieure.

Par ailleurs, j’ai du mal à discerner en quoi la question des seuils peut être un problème pour vous. Les seuils sociaux sont beaucoup plus bas en Allemagne, ce qui ne nous empêche pas de prendre souvent ce pays en exemple.

Je me doute bien que la présence d’un délégué du personnel peut contribuer à créer des petites poches de pouvoir, monsieur Rouchon. Néanmoins, des poches de pouvoir bien plus importantes peuvent parfois se constituer au niveau du responsable. Bien sûr, dans l’immense majorité des cas, le patron et les salariés cherchent ensemble à faire vivre l’entreprise. Ils ont des intérêts liés et sont à même de discuter en bonne intelligence, de se rendre mutuellement des services, etc. Cela étant, il semble normal que la loi pose un minimum de protections. Il peut arriver qu’un salarié se trouve dans la même situation que la vôtre face à un grand groupe : lui, il peut perdre son travail.

Sans doute y a-t-il chez les représentants des salariés comme chez les patrons une petite minorité de personnes de mauvaise foi, mais, surtout, il y a des intérêts qui ne sont forcément pas les mêmes. Ce qui ne veut pas dire qu’il est impossible de se mettre d’accord.

De mon point de vue, donc, il y a dans vos propos une remise en cause forte. Pour ma part, je dirais qu’il n’y a rien de choquant à ce qu’un inspecteur du travail retienne le test d’amiante qui se révèle positif. Il ne fait qu’appliquer un principe de précaution qui veut que l’on ne mette pas en jeu la vie des salariés. En l’occurrence, il me semble qu’il a bien fait son travail.

Concernant les charges, il ne faut pas perdre de vue que ce sont aussi des cotisations sociales, donc un revenu différé. C’est ce système, par exemple, qui nous permet de contribuer tous ensemble à la prise en charge de la maladie. Cela dit, nous étions nombreux à reconnaître le poids excessif des charges sur les entreprises, notamment les plus petites. Ce que nous contestions, c’était l’application indifférenciée des baisses aux grands groupes et aux TPE.

M. Sébastien Rouchon. J’aurais apprécié d’avoir un délégué du personnel. Ce sont mes collaborateurs qui ont considéré que c’était donner trop de pouvoir à quelqu’un qui pouvait en abuser, partir en week-end avec ses jours de délégation, etc., sans les représenter correctement. Du point de vue du dirigeant, il est plus confortable d’avoir un interlocuteur unique. Dans la réalité, il n’en va pas toujours comme on le souhaite.

M. Maxime Cabon. Concernant l’amiante, pourquoi deux tests ? C’est la seule question que je me pose.

De même, pourquoi poser un seuil minimal de 24 heures pour le temps partiel si l’on peut y déroger ? C’est très emblématique des questions inutiles qui envahissent notre quotidien. Si un salarié se voit proposer un temps partiel de 8 heures, il est libre de refuser ou non. Nous aurions pu comprendre, à la limite, que vous établissiez un seuil qui s’impose à tout le monde.

Mme la rapporteure. En l’occurrence, nous créons de la souplesse.

M. Sébastien Rouchon. Je crois que l’on crée de la rigidité avec de la souplesse, si bien que les effets s’annulent. Pour embaucher un salarié à temps partiel en dessous du seuil de 24 heures, il faut désormais qu’il rédige une lettre pour confirmer que c’est bien lui qui le demande. Pourtant, s’il signe son contrat de travail, c’est qu’a priori il est d’accord ! On crée là une démarche supplémentaire qui n’a pas grand sens.

Mme la rapporteure. C’est aussi une façon, pour la puissance publique, d’indiquer que, sauf situation particulière faisant l’objet d’une demande expresse, il est souhaitable que les personnes travaillant à temps partiel aient un minimum plus élevé que ce que l’on constate actuellement. Le temps partiel en France concerne très majoritairement des femmes et, souvent, ne leur permet de vivre que difficilement. Mais les deux arguments peuvent s’entendre.

M. Sébastien Rouchon. Au bout du compte, cela ne change rien. La personne qui veut le travail préférera faire 20 heures plutôt qu’aucune. On n’a absolument rien réglé, on a juste créé un texte et des contraintes supplémentaires.

M. Maxime Cabon. Et l’on s’expose à un risque de requalification ultérieure devant les prud’hommes.

M. le président Thierry Benoit. On voit toute la différence entre la durée théorique fixée par le Parlement et la pratique dans les entreprises. Pour autant, les députés connaissent la question du seuil des 24 heures en tant qu’employeurs. Un de mes collaborateurs qui travaillait, par accord, 18 heures a dû me faire un mot pour indiquer qu’il souhaitait continuer de travailler le même nombre d’heures.

Au nom de la commission, je souhaite dire aux intervenants tout notre respect et toute notre admiration. Nous avons confiance dans les entreprises et, surtout, dans les jeunes dirigeants. Les messages que vous nous avez transmis sont passés, en particulier s’agissant de la complication des règles. Diriger une entreprise est exigeant, y compris moralement et psychologiquement.

Nous avons bien noté aussi les difficultés dans vos rapports au droit du travail et aux services qui ont pour mission de le mettre en application, c'est-à-dire aux DIRECCTE (directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi).

J’ai été très sensible à vos remarques sur les coûts de production. Vous ne demandez pas mieux que de bien rémunérer vos salariés, avez-vous affirmé, mais notre pays persiste dans son choix de taxer la production alors que d’autres assiettes sont possibles. Jean Arthuis, dont je suis proche, se bat depuis plus de vingt ans en faveur d’une TVA sociale.

Merci pour la qualité de vos interventions. Les membres de la commission en ont tiré beaucoup d’enseignements.

Audition de M. Pierre Larrouturou, co-président du mouvement Nouvelle Donne, et de M. Adrien Tusseau, et M. Simon Denis, membres

(Procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes heureux d'accueillir M. Pierre Larrouturou, économiste, conseiller régional d'Île-de-France et coprésident du mouvement Nouvelle Donne, ainsi que deux membres de ce même mouvement, MM. Adrien Tusseau et Simon Denis.

Monsieur Larrouturou, vous êtes de longue date un fervent partisan de la réduction du temps de travail (RTT). Vous prônez la semaine de quatre jours dans vos nombreux ouvrages, et Nouvelle Donne propose notamment de négocier un nouveau partage du temps de travail.

Il nous a donc semblé naturel de vous auditionner, afin que vous nous exposiez vos positions, à l'heure où de nombreux économistes se prononcent plutôt en faveur d'une augmentation de la durée du travail.

Cette audition a également vocation à dresser un bilan des 35 heures, près de 15 ans après leur mise en place, pour en évaluer l'impact sur la société, l'économie, les finances publiques et le droit du travail français.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et des obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi puisque nos travaux s'inscrivent dans les règles des commissions d'enquête. Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte-rendu de votre témoignage, qui vous aura été préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Vous devez donc prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Pierre Larrouturou, Adrien Tusseau et Simon Denis prêtent successivement serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Pierre Larrouturou, coprésident du mouvement Nouvelle Donne. Je suis ému d’être reçu à l’Assemblée nationale et de jurer de dire la vérité, ce qui, en matière économique s’avère délicat. Qui peut dire qu’il détient la vérité ? En 2005, j’expliquais que nous nous dirigions vers une crise financière majeure et mon contradicteur, M. Dominique Strauss-Kahn, m’expliquait avec certitude que le risque de choc aux États-Unis était nul. On ne peut donc jamais être sûr de connaître toute la vérité.

Nous ne poursuivons pas les mêmes objectifs, mais je vous remercie de relancer le débat sur le temps de travail qui porte sur une question fondamentale pour sortir de la crise. La première fois que je suis venu à l’Assemblée nationale, il y a 25 ans, j’ai répondu à l’invitation de l’un de vos collègues de l’UDF, M. Gilles de Robien, qui auditionnait un grand patron de l’époque, M. Antoine Riboud, fondateur de Danone, qui avait affirmé qu’il convenait de passer à la semaine de quatre jours sans étape intermédiaire pour que la mesure soit efficace en termes de partage de l’emploi. M. Gilles de Robien, pourtant hostile à la RTT – il avait d’ailleurs contraint les salariés de la mairie d’Amiens, par l’emploi de la force publique, à travailler 40 heures par semaine au lieu de 35 –, avait accepté que l’on débatte de cette question pendant trois mois, entre autre parce que son fils se trouvait au chômage. M. Raymond Barre nous avait aidés à élaborer la loi de Robien qui a permis d’expérimenter la RTT.

Je vous remercie de recevoir vingt-cinq ans après le mouvement Nouvelle Donne dont le discours diverge de celui de l’UDI, de l’UMP et même du PS. Au moment du débat sur les 35 heures, j’avais écrit un livre avec M. Michel Rocard qui s’intitulait 35 heures, le double piège et dans lequel nous défendions une réduction du temps de travail adoptant une méthode et un contenu différents, mais il fut difficile de nous faire entendre au milieu de l’affrontement entre le gouvernement et le MEDEF.

En France, il y a aujourd’hui 5 millions de chômeurs et 9 millions de pauvres. Il faut simplifier la vie des chefs d’entreprise – le code du travail a doublé de volume depuis 20 ans sans que les salariés se sentent mieux protégés –, mais on ne peut pas se contenter d’appréhender la question du temps de travail à travers le prisme des entreprises.

Depuis cinq ans, le nombre de chômeurs a crû de 1,2 million. En outre, lorsque l’on annonce une hausse de 18 000 chômeurs en un mois, on ne parle que de l’effet net apparent sur le « stock » ; or plus de 500 000 personnes s’inscrivent chaque mois à Pôle emploi. Certes, 482 000 personnes quittent les fichiers de Pôle emploi, mais seuls 49 % d’entre eux ont retrouvé un travail selon le ministère du travail ; ainsi, chaque mois, près de 250 000 citoyens quittent Pôle emploi sans avoir trouvé un emploi. Certains ont trouvé un stage, d’autres rencontrent des problèmes administratifs pour se réinscrire, mais de 80 000 à 100 000 tombent un cran plus bas dans la pauvreté. Le climat social est très bon dans certaines entreprises, mais ce pays crée, quelle que soit la majorité politique, 20 000 chômeurs par mois, auxquels viennent s’ajouter de 60 000 à 80 000 qui n’entrent plus dans les statistiques du chômage et qui tombent dans la pauvreté. Il s’agit d’un drame humain qui touche 100 000 nouvelles familles chaque mois. Du point de vue économique, ces gens ne consommeront pas plus, ce qui engendre un cercle vicieux – ainsi, comment reprocher aux patrons de PME de n’embaucher que des contrats à durée déterminée (CDD) quand il s’avère impossible de prévoir le chiffre d’affaires à six mois ? Comment sortir de cette spirale ? Certainement pas en multipliant les demi-mesures déployées depuis vingt ans.

Nous avons tendance à idéaliser les autres pays : l’Allemagne tombe actuellement en récession, alors qu’on nous la présentait comme un modèle il y a six mois et comme l’homme malade de l’Europe il y a dix ans. Il serait sans doute utile de créer une commission d’enquête sur ce qui fonctionne et ce qui échoue à l’étranger. Nous devrions nous inspirer de l’Allemagne pour la formation des salariés, le financement des PME, le développement des capacités industrielles d’exportation, mais les « petits boulots » sont tellement répandus dans ce pays que, sans compter les chômeurs, la durée réelle moyenne de travail est tombée à 30 heures hebdomadaire. On ne connaît ce chiffre que depuis peu, car le Bureau international du travail (BIT) a obligé l’Allemagne à intégrer dans ses statistiques les emplois ne dépassant pas 10 heures hebdomadaires. Or le plein-emploi allemand s’explique par la prolifération de ce type d’emplois, qui explique la faiblesse de la consommation et donc la spirale déflationniste actuelle.

Derrière ces chiffres, le chômage et la précarité abîment des vies. Je suis écœuré de constater le nombre de gens qui doivent fouiller aujourd’hui les poubelles pour se nourrir à Paris. Le temps de travail ne constitue pas le seul levier pour combattre le chômage, mais il faut prendre la mesure de la crise sociale – et politique que celui-ci génère.

Nous refusons cette injustice et souhaitons donner une traduction au droit au bonheur, même si la Constitution ne le reconnaît pas.

La question du temps de travail est fondamentale, car nous ne croyons plus au projet reposant sur l’attente de la croissance et permettant d’inventer un nouveau modèle. Nouvelle Donne se bat pour que l’on ouvre les yeux : la croissance diminue depuis 50 ans. L’an dernier, la croissance allemande était nulle et l’on parle aujourd’hui d’un ralentissement. Nous devons faire notre deuil d’une prospérité et d’un plein-emploi tirés par la croissance, pour inventer un nouveau modèle qui permette d’atteindre ces objectifs sans croissance forte.

Il y a 25 ans, on expliquait aux étudiants à Sciences Po que le Japon allait dominer l’économie mondiale ; cette prédiction se fondait sur une bulle qui, une fois éclatée, a laissé le Japon à un taux de croissance moyen annuel de 0,7 % au cours des deux dernières décennies. Les gouvernements japonais ont pourtant tout mis en œuvre pour retrouver une croissance robuste : plans de relance colossaux
– créant un déficit de plus de 6 % du PIB en moyenne depuis 20 ans et une dette de 250 % du PIB qui a conduit le patron de la banque centrale à démissionner l’année dernière ; politique industrielle ambitieuse qui se traduit par le nombre le plus élevés de brevets déposés parmi les pays de la triade – composée de l’Amérique du Nord, de l’Europe de l’Ouest et de l’Asie-Pacifique – et par la meilleure interface entre la recherche et les PME ; politique monétaire agressive, reposant sur des taux d’intérêt nuls pour favoriser l’investissement et les exportations, qui a conduit la monnaie japonaise à une baisse de son taux de change de 31 % depuis ans. Malgré cela, la croissance ne dépasse pas 0,7 %, ce taux étant amené à diminuer encore puisque l’Europe et les États-Unis consomment moins et donc importent moins, notamment de produits japonais.

Au vu de la gravité de la situation, la droite et la gauche doivent accepter de débattre de cette situation ; le journal Les Échos nous enjoignait récemment d’ouvrir les yeux sur la croissance zéro. Le discours optimiste sur le retour de la croissance nous empêche d’affronter la crise et d’en sortir. En jouant sur le temps de travail, mais également sur les politiques du logement, des économies d’énergie, du financement des PME, de la fiscalité et de l’agriculture, Nouvelle Donne pense que l’on peut créer plus de 2 millions d’emplois même sans retour de la croissance. Il n’y a pas de baguette magique, mais il faut agir dans l’ensemble de ces domaines. Ces 2 millions d’emplois permettront de relancer l’activité.

La plupart des économistes non seulement ne croient plus à un retour de la croissance, mais redoutent l’éclatement d’une nouvelle crise financière. La dette totale
– publique et privée – se trouve dans un état bien plus dégradé qu’au moment de la crise de 1929. Avant de quitter la présidence de la banque centrale américaine, M. Ben Bernanke affirmait qu’il ne savait plus quoi faire pour relancer l’économie après avoir injecté 1 000 milliards de dollars en un an pour financer les bons du Trésor américains. Il expliquait également que les chiffres du chômage et de la croissance donnaient une fausse image de la réalité, le bon indicateur étant le taux d’activité. Or 300 000 à 400 000 Américains sortent des statistiques du chômage chaque mois, parce qu’ils sont découragés. Il y a un an, le taux d’activité était tombé à 63,2 % aux États-Unis ; il est maintenant de 62,8 %.

Beaucoup d’économistes pensent que le meilleur scénario possible pour l’Europe serait de se trouver dans la même situation que le Japon, mais la perspective d’une grande crise se rapproche : la bulle immobilière chinoise atteint 23 % du PIB, alors qu’elle ne dépassait pas 14 % du PIB avant d’éclater en Espagne. Les marchés financiers nourrissent donc aujourd’hui de grandes inquiétudes et pensent que l’activité est en train de reculer en Chine.

Les prévisions de croissance contenues dans les programmes de MM. François Hollande, Nicolas Sarkozy et François Bayrou étaient les mêmes à 0,1 point près. Ce retour de la croissance constamment invoqué n’est pas sérieux ! Une nouvelle crise serait plus grave qu’en 2008 car les instruments utilisés alors pour la conjurer s’avéreraient moins efficaces. Il est urgent de renforcer la cohésion de notre pays et de lutter contre le chômage, afin que la prochaine crise ne disloque pas notre société.

J’avais été frappé par le fait que, lorsque, le 5 juillet 2012, j’avais rencontré M. Emmanuel Macron à l’Élysée, celui-ci souhaitait que l’on se revoie, le pouvoir n’ayant à ce moment-là pas de doctrine économique.

La courbe de la dette totale des États-Unis depuis 1950 fait apparaître une rupture et un début d’explosion à l’arrivée de M. Ronald Reagan à la Maison-Blanche ; avant 1980, il n’y avait donc pas de dette, mais de la croissance. Le New Deal mis en place par M. Franklin Roosevelt et le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) en France – élaboré par des gens de droite et de gauche – ont réussi car leurs promoteurs savaient que l’équilibre social était indispensable ; cela a permis de bénéficier d’une période de 30 ans de croissance
– même si tout n’était pas parfait et que des problèmes de gaspillage et de pollution commençaient déjà à apparaître. La crise de la dette résulte des politiques de dérégulation. M. Henry Ford, pourtant pas un homme de gauche, défendait l’établissement de règles sociales car sans elles, tous les patrons préféreraient bloquer les salaires, ce qui les priverait de clients. Or si seule une entreprise augmente les salaires, elle se condamne à disparaître. L’arrivée au pouvoir des libéraux, notamment Mme Margaret Thatcher et M. Ronald Reagan, a entraîné la dislocation des règles collectives au profit de la liberté, mais celle-ci n’existe pas quand le chômage est élevé, car le salarié ne peut pas négocier son salaire et le patron de PME ne peut pas augmenter les revenus de ses employés quand ses concurrents ne le font pas. Au total, 150 % du PIB en 30 ans sont partis vers les marchés financiers au lieu de nourrir les salaires et donc les caisses de la sécurité sociale, de la retraite et de l’État ; ce chiffre provient de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On ne peut donc pas parler de dette publique sans évoquer celle contractée, en sens contraire en contrepartie, par les marchés financiers auprès des peuples.

Dans ce contexte, M. Patrick Artus explique que les salariés acceptent beaucoup de reculs pour eux par peur du chômage. Dans une situation de plein-emploi, la dérégulation emporte des conséquences moins graves, car la liberté du salarié s’avère bien supérieure. Mais depuis 40 ans, le chômage et la précarité augmentent dans nos pays. M. Daniel Cohen estime que les délocalisations expliquent de 10 à 15 % des pertes d’emploi, le reste résultant des gains de productivité mal gérés. M. Robert Reich, ancien secrétaire au travail de M. Bill Clinton, estime qu’il convient d’opérer un autre partage des gains de productivité grâce à la diminution du temps de travail sans baisse de salaire et complétée d’une ample réforme fiscale. Il montre que l’emploi industriel décline fortement aux États-Unis, mais que la production industrielle reste assez stable, si bien que ce sont les gains de productivité qui expliquent la chute de l’emploi. On retrouve cette situation en France : il faut reconnaître que ceux qui délocalisent sont des voyous lorsqu’ils avaient promis de conserver les emplois sur place, mais les pertes de postes n’entraînent pas forcément un recul de la production grâce aux gains de productivité colossaux. M. Paul Krugman montre que la mise en place des politiques de dérégulation a entraîné un décrochage entre l’évolution des gains de productivité et celle des salaires, ces derniers ne suivant plus les premiers, la distribution des gains allant dorénavant vers les actionnaires.

Alors que l’on parle beaucoup de compétitivité, la question de la productivité fait l’objet d’un tabou. La plupart de nos dirigeants n’ont pas conscience de la révolution que l’on vit depuis 40 ans ; ils ne connaissent que la précédente révolution de la productivité, initiée par MM. Henry Ford et Frederick Taylor, et non l’actuelle. Aujourd’hui, on peut parcourir 15 mètres autour de la chaîne de production d’une usine sans rencontrer le moindre salarié. Cette évolution se retrouve dans les autres secteurs : on a simplement besoin de deux clics sur Internet pour acheter un billet de train, le monte-charge à moteur a remplacé en partie les déménageurs et seuls deux pilotes sont nécessaires dans un avion et non plus quatre. Un journaliste de Ouest-France me disait l’autre jour qu’à ses débuts, il dictait son papier à la secrétaire, des allers-retours étaient nécessaires pour les corrections et une autre personne s’occupait de la mise en page ; il peut maintenant taper son article et l’insérer lui-même dans la maquette sur ordinateur. Des métiers ont donc disparu du fait de notre intelligence et non des délocalisations en Chine. On a remplacé tous les emplois répétitifs, dangereux ou inutiles par des machines. Est-on capable de faire évoluer le contrat social dans ce nouveau contexte ?

Depuis 1970, le PIB réel – donc corrigé de l’inflation – a augmenté de 150 %, mais grâce aux gains de productivité, on produit deux fois et demi plus avec 7 % de travail en moins – 43 milliards d’heures étaient travaillées en 1970 contre 40 milliards aujourd’hui –, d’après l’INSEE. En outre, l’augmentation du travail féminin et celle de la qualification constituent des atouts supplémentaires. Or travailler ne constitue pas un but en tant que tel, même si l’on souhaite bénéficier d’un emploi intéressant, et l’on a besoin de moins de travail avec une population active qui a augmenté. Comme vous l’avez rappelé, monsieur le président, la durée légale s’établit à 35 heures, mais la durée effective dépasse 39 heures : un salarié à temps plein en France travaille 39,6 heures par semaine en moyenne. Le contrat social n’a donc pas évolué depuis 40 ans, dans un contexte d’importants gains de productivité. Ceux-ci ne profitent pas à tout le monde, mais génèrent un chômage de masse qui représente une catastrophe humaine et un suicide économique.

Nouvelle Donne n’est pas favorable au partage du travail actuel, nous contestons le partage actuel qui fait beaucoup travailler les salariés à temps plein, qui laisse des millions de personnes au chômage et nombre d’autres dans des emplois précaires et à temps partiel subi. Il y a un an, je débattais avec M. Benoît Roger-Vasselin, numéro trois du MEDEF, qui se rangeait à mes positions au bout d’une heure de discussion. Il pointait la stupidité du partage actuel du temps de travail tout au long de la vie : avant 25 ans, personne ne bénéficie d’un vrai emploi, puis on demande d’être des surhommes aux personnes âgées de30 à 50 ans, pour enfin être jetés dès 50 ans – tout en devant cotiser plus longtemps pour sa retraite. M. Roger-Vasselin avait alors accepté la nécessité d’un nouveau contrat social impliquant les chômeurs et intégrant la notion de qualité de vie, alors qu’il avait commencé notre échange en affirmant que tout devait se négocier à l’intérieur de l’entreprise. Le président de la commission du budget du parlement espagnol a proposé, pour sa part, parmi une vingtaine de suggestions, l’établissement de la semaine de 32 heures en quatre jours, seule à même de créer des emplois.

Grâce à la loi du 11 juin 1996 tendant à favoriser l'emploi par l'aménagement et la réduction conventionnels du temps de travail – dite loi de Robien –, 400 entreprises ont mis en place la semaine de quatre jours. L’entreprise Mamie Nova l’a adoptée il y a 15 ans : les employés travaillent six jours par semaine, mais tous les salariés travaillent quatre jours, comme plus de la moitié des employés de Fleury Michon. Dans l’entreprise Ducs de Gascogne, qui produit du foie gras et du confit et connaît donc un pic d’activité saisonnier avant Noël, les salariés travaillent quatre jours par semaine dix mois par an, cinq jours deux mois avant les fêtes et même six jours au cours de cette période pendant la quinzaine précédant Noël : cette organisation s’avère bien meilleure que la précédente où tout le monde travaillait cinq jours par semaine toute l’année, l’équipe étant renforcée par des intérimaires ou des CDD pour la période d’intense activité ; elle a notamment permis d’embaucher des salariés en contrat à durée indéterminée (CDI).

La réduction du temps de travail doit être forte pour créer des emplois ; une diminution de deux ou trois heures s’avère insuffisante, comme l’a montré la seconde loi Aubry du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail qui permettait de signer un accord à 35 heures tout en prévoyant une durée réelle de travail de 37 heures. Dans ce cas, le seul résultat est de tendre l’organisation du travail. Voilà pourquoi M. Antoine Riboud défendait la nécessité de choisir la semaine à quatre jours sans étape intermédiaire.

S’agissant du financement, la meilleure règle – défendue notamment par MM. Michel Rocard et Jean-Paul Fitoussi – vise à dispenser de cotisations chômage l’entreprise qui embauche 10 % de son effectif en CDI. Mamie Nova a ainsi créé 130 emplois sans baisse de salaire grâce à l’exonération des cotisations chômage prévue par la loi de Robien – 10 % la première année puis 8 % la seconde. Ces 130 personnes cotisent pour les caisses de retraite et de maladie, et le nombre de chômeurs diminue de 90. M. Patrick Artus a démontré que ce dispositif était équilibré pour les finances publiques et pour l’assurance chômage. On peut donc efficacement « activer les dépenses de chômage », pour reprendre l’expression de la CFDT.

Il est surprenant que la réduction du temps de travail soit devenue un sujet tabou. Je rappelle que c’est M. Édouard Balladur qui avait mis en place une commission sur ce sujet, présidée par M. Jean Boissonnat, en 1995 ; son rapport recommandait de diminuer le temps de travail de plus de 20 % d’ici à 2015 et de favoriser la formation durant le temps libre. Cette orientation faisait l’objet d’un consensus il y a 20 ans, et M. Michel Barnier expliquait qu’il était nécessaire d’organiser un référendum sur la semaine de quatre jours afin d’édicter une règle claire et stable à la suite d’un débat de société. Le 13 juillet 1995, le Président de la République, M. Jacques Chirac, avait visité l’entreprise des brioches Pasquier, une des quatre entreprises françaises à l’époque à travailler quatre jours par semaine – grâce à un amendement de MM. Jean-Yves Chamard et Gérard Larcher adopté en 1993 –, et avait déclaré qu’il se demandait pourquoi cette organisation n’était pas mise en place ailleurs.

La réduction du temps de travail obéit à un mouvement historique, comme le rappelait M. Chirac à cette époque : en un siècle, on est passé de sept à six jours travaillés par semaine, puis à cinq, et le Président de la République trouvait alors opportun que ce mouvement continue.

Il s’avère urgent de relancer sereinement les négociations sur la réduction du temps de travail ; votre commission pourrait jouer un rôle en la matière, et il serait sans doute intéressant que vous auditionniez des responsables d’entreprises s’étant engagés dans cette voie. Que les licenciements soient évités constitue le minimum que l’on puisse attendre d’un pays qui fonctionne normalement. Au Canada, lorsqu’une entreprise perd des marchés, elle garde tous ses salariés, elle réduit le temps de travail à raison de la diminution de son activité, et l’État et l’assurance-chômage aident financièrement les employés pour qu’ils conservent 95 % de leur salaire. Le déclenchement de ce dispositif est très simple et tient dans un formulaire de deux pages. L’Allemagne a mis en place un système comparable, le Kurzarbeit ; depuis 2008, 1,5 million de salariés travaillent en moyenne 31 % de moins et n’ont pas été licenciés et gardent de 95 à 98 % de leur rémunération, grâce à l’aide de l’État, si une formation est suivie pendant le temps libre. Si la France adoptait une telle mesure, le chômage diminuerait de 1,5 million de personnes, selon la radio France Info. L’Assemblée nationale devrait donc suivre cette méthode et activer l’argent de l’assurance-chômage, au moins pour éviter les licenciements.

La réduction du temps de travail permet de lutter contre le chômage et de vivre, car on ne veut pas attendre l’âge de 65 ans pour profiter de son conjoint, de ses enfants et de ses amis. Afin de réduire le chômage, il convient également de mener une autre politique du logement : le fonds de réserve des retraites (FRR) dispose de 37 milliards d’euros, et certains pays utilisent ce type de fonds disponibles pour construire des logements plutôt que les placer sur les marchés financiers ; les Pays-Bas, où la population ne dépasse pas 17 millions d’habitants, ont ainsi produit 1 million de logements avec de telles ressources. Il y a lieu de conduire une nouvelle politique d’énergie ; M. Mario Draghi a déclaré que la banque centrale européenne (BCE) allait aider les banques à hauteur de 1 000 milliards d’euros : ne pourrait-on pas allouer cette somme au sauvetage de la planète et à la lutte contre le réchauffement climatique ? On devrait également accorder une véritable priorité aux PME et séparer réellement les banques de dépôt et d’affaires. Au total, on peut créer 2 millions d’emplois, ce qui changerait totalement l’atmosphère dans notre pays.

M. Philippe Noguès. Je connais vos théories, monsieur Larrouturou, car vous les développez depuis 20 ans, mais je me demande pourquoi elles ne rencontrent pas plus d’écho dans l’opinion publique. Nouvelle Donne a réalisé une petite percée aux dernières élections européennes, mais les économistes ne relaient pas votre discours. Il serait en effet intéressant de recevoir les directeurs des ressources humaines (DRH) des entreprises qui ont mis en place la semaine de quatre jours, mais ce mouvement s’est tari après la loi de Robien.

M. Pierre Larrouturou. La première loi Aubry, datant du 13 juin 1998, a permis la signature de beaucoup d’accords intéressants, mais la seconde a tué le processus.

M. Philippe Noguès. J’ai voulu poser cette question à M. Lionel Jospin.

La semaine des quatre jours est-elle applicable dans tous les secteurs, y compris ceux ouverts à la concurrence internationale ?

M. Jean-Pierre Gorges. Pourquoi vos idées, qui semblent composer un tableau idyllique, restent si minoritaires ? À mon avis, la raison principale tient dans le fait que vous simplifiez trop la réalité. Néanmoins, je suis d’accord avec vous pour affirmer que nous ne retrouverons pas des taux de croissance élevés ; je demande d’ailleurs – en vain jusqu’à présent – que l’on élabore le budget en ne tenant pas compte de la croissance du PIB, afin que celle-ci ne constitue pas la variable d’ajustement du solde des finances publiques en retenant la prévision de croissance qui permet de fixer le déficit au niveau souhaité.

Monsieur Larrouturou, vous raisonnez dans un monde sans frontières. Jusqu’aux années 1980, nous nous trouvions dans une économie de production dans laquelle il suffisait de produire ce que les gens consommaient, les avancées de la technologie permettant de réduire le temps de travail. Au bout d’un moment, la croissance du progrès technique stagne et les citoyens consomment moins car ils n’ont pas besoin de trois réfrigérateurs et de quinze télévisions. C’est ainsi que nous avons créé l’obsolescence programmée de tous les produits
– même des maisons – afin de nourrir artificiellement l’activité. Aujourd’hui, les progrès de la technologie croissent à nouveau fortement – les smart phones contiennent plus d’intelligence que celle déployée par la NASA pour envoyer un homme sur la lune –, et il convient d’en tenir compte. Votre modèle fait abstraction du temps, des frontières et des monnaies.

Si l’on avait partagé les revenus du travail en même temps que le temps de travail lors de l’élaboration des lois sur les 35 heures, on n’aurait pas ébranlé notre compétitivité. Le solde des balances extérieures décroche entre la France et de l’Allemagne en 2002 – l’Allemagne dégageant maintenant un excédent de 170 milliards d’euros et la France un déficit de 60 milliards d’euros –, car la mise en place de l’euro nous interdisait de dévaluer ; or la France dévaluait souvent pour maintenir sa compétitivité relative par rapport à l’Allemagne, cette dernière ayant toujours fabriqué des produits de meilleure qualité que les nôtres. Cela montre bien l’importance de la monnaie. Pour les chefs d’entreprise, le temps de travail constitue un handicap bien moins important que les contraintes, l’organisation et le mode de vie français – par exemple, on nous a cité des cas où les inspecteurs du travail empêchent d’embaucher des personnes de moins de 18 ans ou imposent à de petites entreprises des travaux pour 800 000 d’euros en raison d’un risque de présence d’amiante. C’est cela qui pèse au quotidien. On s’attarde trop sur le temps de travail, alors que c’est notre système global qui présente des vices de construction. Or nous sommes en compétition avec le monde entier, les Chinois aujourd’hui et les Indiens demain : il faut intégrer cette question des frontières.

Votre modèle idyllique s’avère simplificateur, car on a l’impression que travailler quatre jours résoudra nos problèmes. Nous devons faire face à une forte contrainte de temps : depuis 30 ans, les budgets sont en déficit, et nous devons trouver 200 milliards d’euros sur les marchés financiers, cette année, pour rembourser nos levées d’emprunts et continuer de fonctionner. Nous avons besoin de mesures aux résultats immédiats.

Vous avez oscillé entre le Parti socialiste et les Verts au cours de votre parcours politique : on sent un mélange de ces deux inspirations chez vous, puisque vous croyez à la croissance écologiste, qui redistribuerait les emplois, mais ce modèle n’arrive pas à montrer son efficacité. Vous avez de bonnes idées, mais elles ne peuvent pas s’intégrer à notre monde marqué par la compétition internationale.

M. le président Thierry Benoit. Jusqu’à aujourd’hui, les dispositions de réduction du temps de travail se sont accompagnées d’un allègement de cotisations sociales visant à compenser les hausses induites du SMIC horaire. Ces dispositifs ont donc un coût. Une nouvelle étape de la RTT s’accompagnerait-elle d’une compensation de charges salariales ?

L’une des conséquences des lois Aubry fut un gel des salaires pendant dix à douze ans. La mise en place des 32 heures entraînerait-elle une modération salariale ?

Je crois beaucoup aux bienfaits de la modulation du temps de travail selon l’âge. Je suis élu d’une circonscription bretonne où de nombreuses industries agroalimentaires sont implantées, et on constate qu’il s’avère difficile d’assumer certaines tâches physiques après 55 ans.

Tout le monde est utile à la bonne marche de la société. De très nombreuses personnes sont privées d’emploi dans notre pays. Pensez-vous qu’il serait opportun de confier des tâches d’intérêt général – autour des enfants et des personnes âgées ou dans le domaine environnemental par exemple – aux chômeurs bénéficiant d’allocations publiques ? Cela permettrait à ces personnes de ne pas être exclues de la vie en commun et de ne pas se trouver isolées. M. Laurent Wauquiez proposait de mettre les chômeurs au travail. Je prends la question en sens inverse et constate que ces personnes n’ont pas d’emploi, alors que le travail existe. Ne pouvons-nous pas élaborer des propositions en ce sens ?

M. Lionel Jospin nous a affirmé qu’au moment de la conception de la législation sur les 35 heures, il n’était pas question de l’appliquer à la fonction publique. Existe-t-il des gains de productivité et de compétitivité ainsi que des marges d’économies pour le budget de l’État si l’on se penche sur la question de la durée du travail dans la fonction publique ?

M. Pierre Larrouturou. Monsieur Noguès, beaucoup de bonnes idées ont connu un lent cheminement : le droit de vote pour les femmes, la fin de l’apartheid, la taxe Tobin – mise en place par dix pays de l’Union européenne (UE) alors que MM. Lionel Jospin et Gerhard Schröder expliquaient il y a quinze ans que cela détruirait les marchés financiers –, le salaire minimum en Allemagne – actuellement discuté au Bundestag parce que les « petits boulots » entraînent une contraction de la consommation, notamment celle des voitures qui a diminué de 7 % lors des dix-huit derniers mois.

Nos idées ne progressent pas plus vite, car nous manquons de temps, ressource fondamentale. En outre, sommes-nous capables de parler aux citoyens comme à des amis, c’est-à-dire sommes-nous capables de faire preuve de fraternité ? MM. Franklin Roosevelt et Pierre Mendès-France parlaient chaque semaine aux citoyens, ce qui créait une dynamique d’intégration des citoyens à la gestion des affaires publiques. Le cumul des mandats empêche les élus de réfléchir ; M. Olivier Schrameck, lorsqu’il était directeur du cabinet de M. Lionel Jospin à Matignon, expliquait que les ministres n’étaient présents que deux jours par semaine à Paris à cause du cumul des mandats et n’étaient donc plus que les porte-voix des hauts fonctionnaires de leur ministère.

En outre, certains politiques méprisent tellement leurs concitoyens qu’ils ne prennent plus la peine de leur donner à réfléchir. M. Brice Hortefeux, bras droit de M. Nicolas Sarkozy alors ministre du budget, m’avait invité en 1994 à Clermont-Ferrand pour rencontrer des chefs d’entreprise et débattre de la semaine de quatre jours. Le débat se déroule très bien et il me propose de rencontrer M. Sarkozy, ce que j’accepte afin d’obtenir son feu vert pour mener des expériences de réduction du temps de travail. Celui-ci me reçoit très gentiment, m’écoute pendant dix minutes puis me demande combien je gagne. Alors que j’étais bien payé chez Arthur Andersen, il me dit que je pourrais avoir un bien meilleur salaire et me donne des conseils pour y arriver plutôt que de me poser des questions sur le chômage. Après l’entretien, M. Hortefeux me demande comment celui-ci s’est déroulé ; je lui réponds qu’il ne s’est pas bien passé, car il n’y a pas eu de débat, et il m’explique que M. Sarkozy ne fera jamais cinq minutes de pédagogie car il ne dit que ce que les gens veulent entendre avec les mots qu’ils souhaitent entendre. C’est là la définition du populisme. Après trente années de crise et d’un chômage de masse qui tue – la mortalité chez les chômeurs est trois fois supérieure à celle des personnes ayant un emploi et des paysans se suicident toutes les semaines –, sommes-nous capables d’arrêter de penser à l’élection présidentielle et de réfléchir trois heures à un problème ? Les idées simples de Mme Marine Le Pen peuvent très bien se défendre en une minute – « il y a trop d’immigrés » et « il faut sortir de l’Europe » sont des phrases facilement assimilables par le cerveau reptilien. Les républicains savent, eux, qu’aucune solution ne se développe en une minute. Nous devrions tous prendre du temps pour réfléchir et pour trouver des moyens de nous adresser aux citoyens. Le niveau du débat en matière sociale est dramatique ; cela fait 20 ans que j’évoque ces sujets et l’on n’a pas réalisé le moindre progrès – alors que le progrès technologique et médical fut spectaculaire lors des deux dernières décennies, que l’on pense aux smart phones ou aux guérisons des leucémies infantiles, grâce au dévouement dans le travail des professionnels de ces secteurs. En politique, celui-ci a disparu, et il convient de reconstruire une éthique du politique pour s’adresser à l’intelligence et à la conscience des citoyens.

Nouvelle Donne ne raisonne pas dans un monde sans frontières. S’agissant des frontières, les entreprises que j’ai citées se situent toutes dans des marchés concurrentiels. Le passage à la semaine de quatre jours chez Mamie Nova n’a pas augmenté d’un centime le coût de production ; de même Fleury Michon reste une entreprise très bien cotée, rentable et qui continue d’innover en matière de marketing et de produits. Pour ces entreprises, il n’y a aucune opposition entre les innovations sociale et technologique. Dans une entreprise de logiciel informatique située à Chambéry, les salariés travaillent un quart d’heure de plus par jour, mais ne viennent que quatre journées dans la semaine, si bien que les clients bénéficient d’horaires d’ouverture allongés ; quant aux concepteurs des logiciels, ils bénéficient d’une semaine de vacances toutes les cinq semaines.

Le passage à la semaine de quatre jours améliore l’efficacité de l’entreprise : les responsables de Mamie Nova expliquent ainsi qu’ils ont rajeuni la pyramide des âges et fait entrer de nouvelles compétences à masse salariale constante. Le DRH vous dira que l’absentéisme a diminué. Si quelqu’un s’est cassé la jambe, on peut demander à l’un de ses collègues de travailler cinq jours par semaine pendant un mois. Cette souplesse se retrouve encore davantage dans les PME. Dans les Pyrénées, une station de ski, une fabrique de chocolat et une entreprise de sport d’été ont constitué un groupement d’employeurs à l’occasion d’une réflexion conduite sur le temps de travail : elles ne travaillent que pendant trois mois et n’embauchaient donc que des contrats précaires ; dorénavant, les salariés disposent d’un CDI et effectuent trois activités différentes dans l’année. Dès que le débat est serein, des solutions peuvent être trouvées.

La réduction du temps de travail doit être forte pour embaucher ; il convient de maintenir le niveau des salaires, de les bloquer et d’indemniser les entreprises en la dispensant par exemple de cotisations chômage si elle crée 10 % d’emplois. En outre, un accord d’intéressement peut être mis en place, si bien que les salaires peuvent reprendre leur progression au bout d’un an ou de 18 mois. L’ensemble d’un tel plan fait souvent l’objet d’un référendum dans l’entreprise. On ne peut accorder des compensations à l’entreprise que si elle embauche ; la seconde loi Aubry présentait ce défaut de ne pas créer d’emplois. Avec MM. Michel Rocard et Stéphane Hessel et des responsables syndicaux, nous avions alerté le gouvernement sur l’erreur consistant à prévoir 70 milliards de francs d’exonérations sociales sans aucune contrepartie et à ne pas inciter les entreprises à créer d’emplois puisque les allègements de cotisations ne dépendaient pas du nombre de salariés embauchés. La loi de Robien et la première loi Aubry ont permis la signature d’accords intéressants avec des créations d’emplois et un équilibre pour les finances publiques, mais la seconde loi Aubry n’a pas atteint cet objectif, ce qui a pesé sur le débat sur la réduction du temps de travail.

Monsieur le président, la modération salariale en France ne résulte pas principalement des 35 heures. L’ensemble des salaires ont diminué de 5 % au Japon : la contraction des salaires s’avère commune à tous les pays développés. Le chômage et la précarité pèsent partout sur les négociations salariales. Il est vrai que les salaires ont été bloqués pendant un an ou deux en France, mais le mouvement est général.

À titre personnel, je pense que l’on pourrait demander à des chômeurs de travailler, mais il faut tenir compte du fait que, par exemple, le patron qui a une entreprise de jardinage et de nettoyage des rivières a souvent du mal à faire vivre ses trois salariés, et le travail gratuit d’un chômeur pourrait avoir raison de son entreprise. Nouvelle Donne réfléchit à un service civil, qui pourrait occuper les retraités : nombre de couples rencontrent des difficultés à faire garder leurs enfants, alors que beaucoup de retraités s’ennuient et aimeraient s’occuper d’enfants. On pourrait organiser un tel service, mais que diront les assistantes maternelles qui auront l’impression qu’on leur confisque leur travail ? Ce sujet mérite donc une réflexion approfondie.

Nouvelle Donne est le seul parti qui démontre qu’il est possible de revenir à l’équilibre des finances publiques sans pratiquer d’austérité. Par exemple, le taux d’imposition des bénéfices est passé de 37 % à 25 % en vingt ans en Europe, alors qu’il se situe à 40 % aux États-Unis. L’Irlande notamment ne cesse de tirer cet impôt vers le bas, car elle souhaite attirer les entreprises étrangères. Or, l’impôt américain est fédéral, depuis M. Franklin Roosevelt qui a ainsi combattu le « tourisme fiscal » des entreprises américaines : celles-ci ne cessaient de changer d’État, ce qui poussait tous les impôts sur les bénéfices des États fédérés à la baisse. Les entreprises ont fortement combattu le projet de M. Roosevelt, mais celui-ci n’a pas cédé. Sommes-nous capables de mettre en œuvre le même dispositif en Europe ? Probablement non, surtout quand lorsqu’on entend le Premier ministre dire aujourd’hui que la France doit baisser son imposition des bénéfices. Un impôt fédéral sur les bénéfices finançant les politiques européennes comme la politique agricole commune (PAC) permettrait à la France d’économiser 21 milliards d’euros.

M. Mario Draghi vient de débloquer 1 000 milliards d’euros pour les banques à un taux de 0,1 %. Pourquoi impose-t-on alors des taux d’intérêt plus élevés à la France, l’Espagne ou l’Italie ? Avec M. Rocard, nous avons montré que l’on pourrait financer la dette publique à 0,1 % sans changer les traités : la BCE ne peut pas prêter directement aux pays, mais elle peut financer la Banque européenne d’investissement (BEI) qui peut ensuite prêter aux pays. De même, on peut lutter contre les paradis fiscaux : M. Barack Obama a fait voter une loi, le projet Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), en ce sens. Je vous entends dire « bien sûr », monsieur le président, mais pourquoi ne le faisons-nous pas en France ? À la place, on préfère bloquer les pensions de la moitié des retraités et diviser par deux les recrutements au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Des personnes y réalisent des travaux sur la chimie du cerveau à une époque où l’on sait que le nombre des malades d’Alzheimer va augmenter inexorablement, et l’on y divise les recrutements par deux dans le même temps pour des raisons financières. Alors qu’adopter la même loi qu’aux États-Unis permettrait de récupérer 20 milliards d’euros. On peut donc tendre vers l’équilibre des finances publiques sans austérité, sans bloquer les retraites et sans diviser par deux les embauches au CNRS.

Tout n’est pas faisable tout de suite, certaines mesures mettront trois ans à être négociées en Europe ; de même l’UE, première cliente de la Chine, attendra encore avant d’appliquer des montants compensatoires aux importations chinoises si aucune norme sociale n’est respectée en Chine. De même, on ne résout pas les problèmes d’éducation et de logement en trois semaines. En revanche, appliquer le système canadien ou allemand pour éviter les licenciements ne nécessite que deux mois de négociation avec les partenaires sociaux. Mobiliser l’argent du FRR pour le logement plutôt que de confier cet argent à BNP-Paribas et à Barclays qui le perd sur des marchés en baisse n’exige qu’un décret du Premier ministre. M. Manuel Valls peut le décider demain. Tous les politiques disent « bien sûr » à nos idées dont certaines pourraient faire l’objet d’un consensus, mais rien n’est jamais fait.

Votre commission pourrait imposer le temps de travail comme une partie du contrat social global et non comme une question à traiter isolément. Les Pays-Bas accusaient un déficit commercial très important, souffraient d’un fort problème de compétitivité, et subissaient le chômage et la précarité ; les accords de Wassenaar furent le résultat d’une vaste négociation de trois mois entre le gouvernement, l’opposition, les patrons et les syndicats. Quinze propositions en sortirent : simplification des licenciements contre sécurité pour les chômeurs, allègement du code du travail contre droits pour les salariés, nouveau financement des PME et financement des retraites sur une assiette plus large. Un nouveau contrat social fut mis progressivement en place ; celui-ci a permis à la balance commerciale de retrouver son équilibre, de diviser respectivement par trois et quatre le nombre de chômeurs et celui des « petits boulots ». Or les Pays-Bas sont un pays très ouvert à la mondialisation. Au bout de trente ans de crise, on pourrait peut-être s’arrêter trois mois pour adopter une démarche similaire. C’est ce que Nouvelle Donne propose et votre commission pourrait aider à emprunter ce chemin.

M. le président Thierry Benoit. J’ai dit « bien sûr » après votre intervention sur les paradis fiscaux, car les citoyens nous interpellent régulièrement sur ce sujet. Les députés posent souvent des questions écrites et orales au Gouvernement sur cette question.

Pourriez-vous répondre à ma question sur le temps du travail dans les fonctions publiques ?

La création de cette commission d’enquête a été votée à l’unanimité. Je suis convaincu que nos concitoyens sont prêts à accepter de nombreuses évolutions sur les institutions territoriales, le code du travail ou le financement des retraites. Encore faut-il que les responsables politiques expliquent la situation et tracent un chemin.

M. Pierre Larrouturou. Lorsque nous sommes passés de sept à six jours travaillés, il a fallu qu’une coalition composée de l’Église et de la CGT milite pour que le dimanche soit chômé. Depuis cette époque, on a pris l’habitude de vivre autour du même contrat social, alors que les gains de productivité diffèrent fortement d’un secteur à l’autre. Les salariés du privé et du public devraient bénéficier de la même évolution du contrat social, mais il faut régler les problèmes de formation – la restriction de l’accès aux écoles d’infirmières, sous la pression du ministère du budget, a ainsi beaucoup contribué aux difficultés de mise en place des 35 heures à l’hôpital public.

L’ensemble des actifs de ce pays ont vocation à travailler quatre jours par semaine, cette évolution devant s’opérer de manière souple. En outre, cela constituerait une opportunité pour réaliser des gains de productivité dans les secteurs public comme privé, les entreprises décidant la proportion d’emplois nouveaux dont elle a besoin. Dans le service public, de forts gains de productivité peuvent être réalisés dans les administrations centrales des ministères, alors que l’emploi public a besoin de créations de postes d’infirmières. Cette souplesse exige l’organisation d’un débat serein.

Audition de Mme Dominique Méda, inspectrice générale des affaires sociales

(Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Je suis heureux d’accueillir Mme Dominique Méda, inspectrice générale des affaires sociales, agrégée de philosophie, professeure de sociologie à l’université de Paris Dauphine, et chercheuse à l’Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO).

Madame, depuis longtemps, vous consacrez vos recherches et nombreuses publications à la question du travail, sous différents aspects, qu’il s’agisse de la sociologie du travail, de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, ou de la problématique du temps de travail. Vous étiez d’ailleurs rapporteure de la commission présidée par M. Jean Boissonnat, en 1995, et intitulée « Le travail dans vingt ans », dont le rapport a été mentionné par M. Larrouturou. Vous disposez donc d’une vision de long terme de la question qui occupe notre commission d’enquête. De ce fait, il nous a semblé intéressant de procéder à votre audition, pour que vous puissiez partager avec nous le fruit de vos travaux et de vos réflexions, et que vous puissiez nous exposer les conclusions qu’il conviendrait, selon vous, d’en tirer en termes d’action politique et de réformes.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi, puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Dominique Méda prête serment.)

Mme Dominique Méda, inspectrice générale des affaires sociales. Je me propose de vous présenter le résultat des travaux que j’ai entrepris en tant que responsable de la Mission de l’animation de la recherche à la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).

Engagée dans le processus de suivi et d’évaluation de la loi, j’ai contribué à lancer des recherches en lien avec les chercheurs extérieurs travaillant sur ces questions. J’ai notamment été responsable de la conception et de l’exploitation de la première – et, à mon sens, la seule – enquête consacrée à la mesure des effets de la réduction du temps de travail (RTT) sur les modes de vie, avec Marc Antoine Estrade et Renaud Orain.

Cette enquête, intitulée « RTT et modes de vie », était précisément destinée à évaluer les transformations intervenues dans la vie des salariés à la fois au travail et en dehors du travail, qu’il s’agisse de l’organisation domestique, de la vie familiale ou sociale, ou encore des loisirs. Les premières informations et les premières synthèses issues de cette enquête sont parues en mai 2001 et portaient sur les effets de la réduction du temps de travail sur les modes de vie.

L’enquête a été réalisée entre novembre 2000 et janvier 2001, à partir d’un échantillon représentatif de 1 618 salariés ayant connu une RTT depuis au moins un an et interrogés en face à face pendant environ une heure à leur domicile à partir d’un questionnaire préparé par la DARES, les adresses provenant directement des déclarations annuelles des données sociales de 1999 et l’échantillon ayant été construit avec l’aide de l’INSEE et de la société ISL. L’ensemble du processus a été validé par le Conseil national de l’information statistique et le Comité du label de la statistique publique.

Ces salariés travaillaient dans des entreprises ayant mis en œuvre un accord de RTT avant novembre 1999, les entreprises non éligibles aux allégements de cotisations sociales n’entrant pas dans le champ de l’étude. Il s’agissait de salariés présents dans l’entreprise avant l’accord RTT et y travaillant toujours au moment de l’enquête, à temps complet. L’échantillon respectait les structures par catégorie socioprofessionnelle, secteur d’activité, sexe, âge et type d’habitat de la population générale. D’où une surreprésentation des hommes d’une part, et des salariés non cadres d’autre part (cf. document annexé tableau p. 3 : Structure de l’échantillon par sexe et catégorie socio-professionnelle). Il couvrait par ailleurs l’ensemble des dispositifs de RTT : Aubry I, défensif ou offensif ; RTT sans aide incitative ; Robien, défensif ou offensif (cf. tableau p. 4 : Structure de l’échantillon en fonction du dispositif de RTT et de son caractère offensif ou défensif).

L’entretien, enfin, passait en revue la négociation de l’accord, les modalités de RTT, l’effet sur les conditions de travail et l’effet sur la vie personnelle et familiale. Il s’achevait sur une question générale, portant sur les effets globaux de la RTT sur la vie quotidienne, aussi bien au travail qu’en dehors du travail : la RTT avait-elle plutôt induit une amélioration, une dégradation ou aucun changement ?

En réponse à cette question, près de 60 % de salariés considéraient que la RTT avait globalement amélioré leurs conditions de vie, contre 13 % qui considéraient que cela avait entraîné une dégradation, 28 % estimant que cela n’avait rien changé. Les femmes étaient plus satisfaites que les hommes, pour 61 % contre 58,4 %, les femmes cadres et professions intermédiaires plus que tous les autres – 72 % et 73 % (cf. tableau p. 6 : Amélioration de la vie quotidienne selon le sexe et la catégorie professionnelle).

En ce qui concerne le degré de satisfaction mesuré selon le régime de RTT, ce sont les salariés ayant connu une RTT sous le régime de la loi Aubry 1 ou en Robien offensif qui se sont montrés les plus satisfaits, les moins satisfaits étant les salariés des entreprises n’ayant pas bénéficié de l’aide. Cela s’explique par le fait que ces entreprises pouvaient avoir modifié leur mode de décompte du temps de travail et y intégrer des pauses, la RTT étant dans ce cas moins élevée que prévu. Quant au salariés travaillant dans des entreprises couvertes par un accord Robien de type défensif, où la RTT avait été négociée afin d’éviter des licenciements économiques, ils ont constaté plus souvent que les autres une dégradation de leur vie quotidienne (cf. tableau p. 7 : Amélioration de la vie quotidienne selon le dispositif législatif de la RTT).

Le sentiment global d’amélioration de la vie quotidienne, au travail et en dehors, s’est révélé étroitement lié au respect de l’esprit de la loi, ce que résume le bilan général des conditions de mise en œuvre de la RTT (cf. tableau p. 11 : Bilan de la RTT et conditions de mise en œuvre). Un quart des salariés a déclaré ne pas avoir été consulté, un quart a fait état d’une durée du travail effective supérieure à celle prévue dans l’accord, un salarié sur six enfin a connu une modification du régime des pauses, ce qui s’est fréquemment traduit par un sentiment de dégradation du bilan sur la vie quotidienne.

La moitié des salariés ont évoqué une hausse des effectifs dans leur unité de travail depuis la RTT, et cette augmentation des effectifs a en revanche induit une amélioration des conditions de travail, tout comme des effets positifs sur la vie quotidienne.

Le sentiment d’une amélioration ou d’une dégradation de la vie quotidienne est également étroitement corrélé avec les conséquences financières de l’accord : 12 % en moyenne des salariés interrogés ont connu une baisse de leur salaire, beaucoup plus fréquemment dans les accords Robien défensifs. Or la baisse de la rémunération a contribué à rendre le bilan global plus négatif. (cf. tableau p. 9 : Variations de la rémunération selon le dispositif législatif de la RTT).

Les modalités de RTT ont également exercé une influence déterminante sur l’appréciation des salariés. Davantage que par une réduction de la durée de travail quotidienne, la RTT s’est majoritairement traduite par l’attribution, à intervalle régulier, d’une journée ou d’une demi-journée de repos ou par des jours de congés supplémentaires. Les salariés faisant état d’un sentiment global d’amélioration de leurs conditions de vie sont précisément ceux qui ont pu bénéficier d’une demi-journée ou d’une journée à prendre régulièrement, ou de jours de congés supplémentaires. Quant aux salariés dont le temps de travail était modulé, ils ont eu tendance à moins faire état d’une amélioration de leurs conditions de vie et de travail. (cf. tableaux p. 10 : Modalités de la réduction du temps de travail dont a bénéficié le salarié interrogé ; amélioration ou dégradation de la vie quotidienne et modalités de la réduction du temps de travail)

En ce qui concerne les effets de la RTT sur les conditions de travail (cf. tableau p. 13 : Transformations des conditions de travail), 46 % des salariés interrogés ont considéré qu’ils avaient été nuls, un petit quart a déclaré avoir connu plutôt une amélioration dans ce domaine, et un gros quart plutôt une dégradation.

En effet, certains salariés ont dû faire face à une intensification du travail, la RTT ne s’étant pas traduite par une diminution proportionnelle de la charge de travail en termes horaires. Quatre salariés sur dix ont déclaré avoir moins de temps pour effectuer les mêmes tâches ; de même, 22 % des salariés devant respecter des délais ou normes de production strictes ont dit avoir vu ces délais raccourcis.

La RTT s’est également traduite par une exigence accrue de polyvalence, qui a touché près d’un salarié sur deux et a été fréquemment associée à une intensification du travail, cette dernière étant étroitement corrélée avec la réorganisation liée à la RTT. L’intensification du travail a naturellement été plus modérée lorsque les effectifs s’accroissaient, cette augmentation des effectifs contribuant à générer des sentiments positifs, dans la mesure où elle a permis de mettre en place une nouvelle répartition de la charge de travail.

L’intensification du travail était un phénomène attendu, puisque les calculs financiers prévoyaient que des gains de productivité horaire seraient nécessaires pour assurer la pérennité de la RTT. La manière dont elle a été perçue par les salariés est étroitement liée à leur niveau de qualification. Ainsi, l’intensification a été plus fréquemment ressentie par les professions intermédiaires et, surtout, par les cadres.

J’en arrive à un point essentiel à mes yeux : les effets sur la vie familiale. L’un des constats de l’enquête est que la réduction du temps de travail a permis aux salariés de consacrer davantage de temps à la famille. Plus de la moitié – 52 % des hommes et 63 % des femmes – des parents d’enfants de moins de douze ans ont déclaré passer plus de temps avec leurs enfants depuis la RTT, qu’il s’agisse de davantage de jours de vacances ou de plus de temps le mercredi ou un autre jour de la semaine (cf. tableau p. 14 : Moments où les parents passent plus de temps avec leurs enfants depuis la RTT).

Un tiers des personnes interrogées – 32 % des hommes, 38 % des femmes – a également déclaré que la conciliation du travail et de la vie familiale était devenue plus facile depuis la RTT. C’est sans doute ce qui explique la plus grande satisfaction des femmes mais aussi des cadres, qui déclaraient manquer le plus de temps avant la RTT et qui auraient souhaité disposer de plus de temps pour leur famille. La géographie de la satisfaction recoupe donc celle du manque de temps pour la famille. (cf. tableaux p. 16 : « Diriez vous que vous manquiez de temps ? – toujours et souvent – » ; Manque de temps avant RTT et sentiment d’amélioration du quotidien après RTT). Globalement, ce sont les salariés qui manquaient de temps et avaient de jeunes enfants pour qui l’amélioration de la vie quotidienne, au travail et en dehors du travail, a été la plus nette.

Quatre salariés sur dix ont déclaré passer plus de temps avec leur conjoint depuis la RTT. Elle a donc été une occasion de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, de plus impliquer les pères dans celle-ci, voire – mais cela reste à démontrer – de rééquilibrer sans doute les investissements familiaux, domestiques et professionnels des hommes et des femmes. Elle constitue donc à mes yeux un enjeu décisif dans la problématique de l’égalité entre les hommes et les femmes.

En effet, la dernière enquête emploi du temps de l’INSEE nous confirme que les femmes sont moins engagées dans la vie professionnelle et davantage dans le temps domestique, ce que corroborent à la fois une enquête de l’INED démontrant que ce sont les mères qui connaissent la plus forte réduction d’activité à la suite de la naissance d’un enfant et une enquête de la DRESS qui établit que ce sont principalement les femmes qui restent à la maison quand les enfants sont malades, les habillent ou vérifient qu’ils sont habillés, les aident à faire leurs devoirs, autant de tâches qui limitent ou contraignent fortement leur inscription dans la vie professionnelle. D’où l’importance d’une mesure susceptible de rééquilibrer les investissements des hommes et des femmes dans les activités domestiques, familiales et professionnelles.

Pour ce qui concerne cette question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, les comparaisons européennes effectuées dans le cadre de l’Enquête européenne sur les conditions de travail placent la France dans le peloton de tête des pays où cette conciliation ne va pas de soi, les difficultés à concilier vie familiale et vie professionnelle s’accroissant avec le nombre d’enfants.

Nous intéressant plus spécifiquement à la question de l’investissement des pères, nous avons établi, avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, que, depuis l’instauration d’une RTT, les pères passaient davantage de temps avec leurs enfants et qu’ils consacraient davantage de temps au suivi de leur scolarité, et cela quelle que soit la catégorie socio-professionnelle à laquelle ils appartiennent, la tendance étant cependant plus marquée chez les ouvriers non qualifiés. D’une manière générale, les pères les plus investis se sont révélés être ceux dont les conjointes travaillaient à temps plein et n’avaient pas bénéficié de RTT, en d’autres termes des pères « contraints » de s’occuper davantage de leurs enfants.

L’organisation des tâches domestiques a connu assez peu de bouleversement. Si, globalement, les salariés ont affirmé consacrer davantage de temps aux activités domestiques, ce qui inclut le bricolage ou le jardinage, ils ont surtout modifié le moment où ils accomplissaient ces taches, choisissant de les réaliser en semaine afin de dégager du temps à consacrer à la famille lors des week-ends. En dehors de ces activités domestiques, les salariés ont surtout mis à profit le temps dégagé pour se reposer – quatre femmes sur dix et un homme sur trois. Enfin, la RTT n’a pas entraîné de bouleversement majeur des loisirs.

Partant de l’enquête « RTT et modes de vie », nous avons, toujours avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, procédé à des régressions logistiques qui nous ont permis de mettre en évidence les variables qui, toutes choses égales par ailleurs, étaient systématiquement associées à la satisfaction. Nos conclusions ont confirmé les résultats antérieurs : les chances de satisfaction induites par la RTT étaient d’autant plus grandes que le salarié était une femme, ayant à charge un enfant de moins de douze ans ; que ses horaires devenaient plus prévisibles ; qu’elle disposait d’autonomie dans ces horaires ; que la durée effective de la RTT correspondait à celle prévue. Comme l’a par ailleurs mis en lumière une enquête du Centre d’études de l’emploi menée par Jérome Pélisse, le degré de satisfaction est également fortement corrélé à la qualité du temps libéré, et l’on est d’autant plus satisfait que la RTT a permis de consacrer davantage de temps à la famille.

Enfin, l’enquête SUMER (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels) de 2002-2003, pilotée par la DARES, a montré que, si les salariés qui avaient bénéficié de la RTT avaient un temps de travail plus flexible que les autres, leurs horaires étaient néanmoins plus prévisibles.

J’ajouterai un mot sur le cas des salariés à temps partiel. Un document d’études de la DARES fait apparaître que, toutes choses égales par ailleurs, la mise en œuvre de la RTT a augmenté la probabilité de passer à temps complet pour les salariés dont la durée de travail était comprise entre vingt et vingt-neuf heures par semaine. On a donc assisté, en quelque sorte, à un allongement de la norme de temps partiel et à un rapprochement des temps de travail, d’une part parce qu’il y a eu davantage d’embauches à temps complet et, d’autre part, parce que certains salariés sont passés du temps partiel au temps complet.

Cette forme de « déprécarisation » du temps partiel explique la très forte différence de configuration entre le partage du travail en Allemagne et dans notre pays. Une étude de l’INSEE, intitulée «  Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde », fait apparaître que si la diminution de la durée annuelle moyenne du travail en France et en Allemagne a tendance à fortement converger, cela repose outre-Rhin sur une contribution beaucoup plus forte du temps partiel à cette baisse de la durée du travail. Il faut donc redire ici que la durée du travail en Allemagne, qu’elle soit hebdomadaire ou annuelle, n’est pas plus élevée qu’en France si l’on veut bien prendre en considération les salariés à temps partiel, souvent des salariées. Lorsque l’on prend en compte le travail à temps partiel, les dernières statistiques de l’OCDE montrent que les Français travaillent en moyenne davantage que les Allemands, les Italiens, les Néerlandais ou les Britanniques. Il s’agit là d’un choix de société : quel type de partage du travail voulons-nous ?

Il a enfin beaucoup été dit que la RTT aurait dégradé la valeur travail. Or l’European Values Study de 2010 révèle que pour 67% des Français le travail reste très important, ce qui place notre pays en tête du classement, avec la Grèce, le Luxembourg et la Suisse. Il n’y a eu, depuis le début des années quatre-vingt, aucune dégradation de cette appréciation.

Mme Catherine Coutelle. Une enquête menée par l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (ARACT) de Poitou-Charentes a montré qu’entre la loi Aubry I et la loi Aubry II, qui a été négociée et appliquée dans des conditions très différentes de la première, la perception des effets de la RTT s’était détériorée.

La réduction du temps de travail a rendu le travail plus flexible mais plus prévisible. C’est essentiel car, dès lors que l’on peut prévoir à l’avance ses horaires de travail, il est plus facile d’accepter une certaine flexibilité. Cela étant, des exceptions ont été apportées au délai de prévenance de sept jours inscrit dans la loi en cas de modulation du temps de travail, notamment dans les métiers de services et le commerce où les femmes sont fort nombreuses. Nous retombons là sur la question de l’égalité entre les hommes et les femmes.

À ce titre, l’étude de l’ARACT a également fait apparaître une grande différence dans la manière dont hommes et femmes utilisent le temps libre dégagé grâce à la RTT : tandis que les femmes le consacrent en priorité aux tâches ménagères et, parfois, à l’engagement associatif, les hommes s’investissent davantage dans le bricolage et l’engagement politique.

Mme Isabelle Le Callennec. Les résultats de cette enquête confirment que les cadres ont largement profité de la réduction du temps de travail. En revanche, si un tiers des personnes interrogées ont déclaré que la RTT leur avait permis de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, cela signifie que, pour les deux autres tiers, la situation ne s’est pas améliorée, voire qu’elle s’est dégradée. Par ailleurs, seulement 40% des femmes non qualifiées ont estimé qu’elle avait entraîné une amélioration de leur vie quotidienne. Il est donc important de souligner que ceux à qui la RTT a le moins profité sont les moins qualifiés, et notamment les femmes.

Les gains de productivité qui ont accompagné la RTT ont eu pour conséquence une dégradation des conditions de travail et notamment une augmentation des troubles musculo-squelettiques dans les entreprises de l’agro-alimentaire. Existe-t-il des études sur ce sujet ?

Je rejoins Catherine Coutelle sur la flexibilité et la prévisibilité. Ce que demandent les salariés aujourd’hui, c’est avant tout de la prévisibilité, qui leur permet de concilier vie professionnelle et vie familiale.

Pourriez-vous nous en dire plus sur l’enquête concernant la valeur travail et sur ce que recoupait la question posée ? N’est-il pas un peu rapide d’affirmer que, parce que le travail reste important pour 67 % des Français, la valeur travail a été préservée ? J’ai, pour ma part, le sentiment du contraire.

M. Gérard Sebaoun. Je voudrais insister sur la situation particulière des salariés de l’Île-de-France, qui sont dans la course permanente. Du fait de l’intensification du travail, de l’augmentation de la productivité et d’un fort niveau de stress, les arbitrages se font essentiellement sur des questions financières, surtout chez les femmes qui ont des enfants. J’ai le sentiment que la RTT ne permet pas aux travailleurs franciliens de concilier dans de bonnes conditions travail et vie de famille, notamment pour les femmes cadres, qui évoluent dans un milieu où les responsabilités sont majoritairement assumées par les hommes et qui doivent souvent arbitrer douloureusement entre carrière et vie personnelle.

M. Denys Robiliard. L’étude que vous nous avez présentée date de 2001 ; elle serait, d’après vous, confortée par les études postérieures. Cela signifie-t-il que la loi Aubry II n’a pas fondamentalement fait changer les choses ?

La prévisibilité du temps de travail est essentielle si l’on veut tirer les bénéfices de la RTT. Selon vous, les mécanismes de flexibilité mis en place dans les dix dernières années ont-ils respecté cette prévisibilité ?

Dans la mesure du taux de satisfaction des cadres, existe-t-il des instruments spécifiques permettant de distinguer les cadres qui sont au forfait jours des autres ?

M. Jean-Pierre Gorges. Les progrès technologiques ont facilement permis de faire baisser la durée du travail de quarante-huit à quarante heures. À partir de 1981, François Mitterrand a entrepris de poursuivre cette baisse en ramenant la durée du travail à trente-neuf heures et en abaissant l’âge de la retraite, mais il disposait à l’époque d’instruments monétaires, comme la dévaluation, permettant de corriger les effets pervers de ces mesures. N’y a-t-il pas eu une erreur de tempo dans la mise en place brutale en 1998 de la RTT, dans un contexte marqué par la marche vers l’euro, l’ouverture des marchés à la concurrence internationale et le vieillissement de notre population ? Lionel Jospin lui-même évite de répondre lorsqu’on lui demande quinze ans après s’il referait les mêmes choix.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. M. Jospin a justifié sa réponse par le fait que, n’étant plus au pouvoir, il ne se permettait pas de donner des leçons au Gouvernement.

Les comparaisons internationales sur le temps de travail font toujours débat. Les résultats très différents auxquels aboutissent les uns et les autres s’expliquent assez largement, me semble-t-il, par la prise en compte ou non du temps partiel. C’est un enjeu essentiel car cela montre que le partage du temps de travail existe de fait et que la discussion doit surtout porter sur la manière de le partager autrement, ce qui peut faire débat, selon que l’on se place du point de vue de la justice sociale ou de celui de l’efficacité économique.

J’ai noté que l’appréciation de la RTT était d’autant plus positive que l’entreprise s’était inscrite dans une démarche volontaire et positive et que la diminution du temps de travail se traduisait non par un raccourcissement de la journée de travail mais par le gain de jours ou de demi-journées de congé supplémentaires. Cela va dans le sens de ce que nous a dit Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques, pour qui la semaine de trente-deux heures n’est pas forcément le meilleur objectif. Je m’étonne néanmoins que l’intensification du travail ait été plus fortement ressentie par les cadres que par les autres salariés, car j’aurais eu tendance à penser qu’elle aurait davantage pesé sur ceux dont la journée de travail – et donc les temps de pause – été raccourcie.

J’insiste enfin sur l’ambivalence de la distinction entre temps partiel subi et temps partiel choisi. Certes, les femmes sont d’autant plus satisfaites qu’elles peuvent consacrer davantage de temps à leur famille, mais il s’agit souvent là d’un choix dicté par les contraintes de la vie quotidienne.

M. le président Thierry Benoit. Quel lien établissez-vous entre RTT, gains de productivité, compétitivité et délocalisations ?

Comment expliquez-vous que, malgré la réduction du temps de travail, la France se situe dans le peloton de tête des pays européens où il est le plus difficile de concilier travail et vie familiale ?

Les difficultés que rencontrent les travailleurs franciliens sont très éloignées de la réalité que nous connaissons dans nos circonscriptions des marches de Bretagne, à dominante rurale. Disposons-nous d’outils d’analyse permettant aux décideurs économiques de tenir compte des facteurs liés à la qualité de vie dans leurs choix d’investissement et d’implantation industrielle ? Je pense en effet que plus les conditions de vie des salariés d’une entreprise sont satisfaisantes, meilleure sera leur productivité, et donc la compétitivité de l’entreprise.

Mme Dominique Méda. Je travaille depuis longtemps sur la valeur travail dans les pays européens. J’ai notamment publié en 2008, avec Lucie Davoine, au Centre d’études de l’emploi, une étude intitulée « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? » Nous avons constaté que les choses avaient évolué depuis Max Weber et son éthique du capitalisme, et que, désormais, le travail était plus valorisé dans les pays catholiques que dans les pays protestants, mais la spécificité française a deux autres explications. D’une part, nous connaissons depuis longtemps un très fort tôt de chômage, et plus le travail manque plus il est important ; d’autre part, la dimension post-matérialiste et expressive du travail, comme source d’épanouissement personnel, l’emporte de loin chez nos concitoyens sur sa dimension instrumentale – source de revenus et de sécurité. Nous sommes très différents en cela des Danois, des Britanniques ou des Néerlandais, qui ont un rapport plus pragmatique au travail. Je vous renvoie ici à un récent document du CREDOC, intitulé « Le loisir à l’ombre de la valeur travail », qui confirme cette analyse.

Pour ce qui concerne l’indice de satisfaction des salariés non qualifiés par rapport à la RTT, j’insiste surtout sur les femmes non qualifiées qui, pour 40 % d’entre elles, n’en ont tiré aucun bénéfice. Il s’agit pour la plupart de salariées ayant des horaires de travail atypiques. La situation des femmes non qualifiées sans jeunes enfants s’est dégradée. Nous avons montré, avec mes collègues Marie Wierink et Marie-Odile Simon, dans une publication intitulé : « Pourquoi certaines femmes arrêtent-elles de travailler à la naissance d’un enfant ? », Premières synthèses 2003, que les femmes qui ont des horaires de travail atypiques sont contraintes de sortir de l’emploi à la naissance d’un enfant. La RTT a encore dégradé leurs conditions de travail parce qu’elle a rendu leurs horaires encore plus imprévisibles. Nous avons beaucoup travaillé, avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, sur la prévisibilité, et je confirme qu’il s’agit là d’un facteur de satisfaction essentiel.

J’attendais de la RTT qu’elle rééquilibre l’investissement des hommes et des femmes dans les activités domestiques. À part dans les couples bi-actifs où l’homme y a été contraint, cela n’a globalement pas été le cas.

La RTT a en effet dégradé les conditions de travail là où il y a eu modulation du temps de travail et dans les entreprises où l’application de la loi a été mal encadrée, à savoir les entreprises qui n’ont pas bénéficié des allègements parce qu’elles ne respectaient pas les conditions imposées par la loi Aubry I, notamment l’interdiction de modifier le décompte du temps de travail, et qu’elles n’ont pas recruté à due proportion.

En ce qui concerne les effets de la loi Aubry II sur la vie des salariés, aucune enquête de la DARES n’est venue les mesurer car le sujet était devenu tabou. Nous ne pouvons nous appuyer que sur des enquêtes qualitatives, qui confirment que, selon les secteurs, la mise en place de la RTT s’est faite dans de plus ou moins bonnes conditions pour les salariés.

Je confirme que les contraintes qui s’exercent sur les salariés sont très fortes à Paris et en Île-de-France. C’est ce qui incite, par exemple, les personnels des hôpitaux à privilégier, contre l’avis des syndicats, l’organisation du travail en douze heures, qui leur permet de libérer de longues plages de temps libre.

Si la France est si mal classée en matière de conciliation entre travail et vie familiale, c’est que c’est dans notre pays que les femmes avec enfant qui travaillent sont les plus nombreuses.

Le partage du travail se fait selon des modalités très différentes selon les pays, et le modèle allemand, souvent prôné, repose sur des temps complets très importants – plus de quarante et une heures hebdomadaires – mais essentiellement masculins. Les comparaisons faites par Coe-Rexecode sont donc selon moi un peu scandaleuses, car elles ne considèrent que le travail à temps complet, sans tenir compte des femmes. Les temps partiels en Allemagne sont courts et précaires ; en France, en partie grâce à la RTT, ils sont plus longs. Ma préférence va au modèle français.

Mme Catherine Coutelle. La difficulté vient du fait que la RTT a souvent été mal négociée, par des partenaires sociaux peu formés et parmi lesquels les femmes étaient sous-représentées. C’est ainsi que l’alinéa de la loi Aubry I consacré à l’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle a souvent été oublié.

Un autre problème est lié à la perte de temps commun au sein de l’entreprise, c’est-à-dire à ce temps de rencontre, de réunions et de concertation que la RTT a fortement rogné.

Enfin, une étude récente sur le temps de travail des hôtesses de caisse dans la grande distribution a montré que plus elles avaient d’autonomie dans l’organisation de leur temps de travail, dans le respect évidemment des contraintes auxquelles est soumise l’entreprise, plus les tensions diminuaient. Il faut donc proposer aux salariés cet autonomie ou, à défaut, leur fournir les services leur permettant de pallier les aléas horaires.

Mme Dominique Méda. Je partage votre avis sur la négociation de la RTT. Quant aux conditions de travail, la dernière enquête de la DARES montre en effet une dégradation de ces dernières depuis 2005.

Mme Catherine Coutelle. Les conditions de travail sont importantes pour notre compétitivité. Lorsqu’elles s’améliorent, l’absentéisme diminue et la rentabilité du travail s’accroît.

M. Jean-Pierre Gorges. Vous n’avez pas répondu à ma question : les trente-cinq heures ne sont-elles pas en contradiction avec l’allongement de la durée de vie et la mondialisation des échanges ? N’ont-elles pas été qu’un coup politique joué par la gauche pour remporter les élections législatives de 1997 ?

Mme Dominique Méda. On pourrait ne retenir, pour évaluer la réduction du temps de travail, que le seul critère de la compétitivité et renvoyer toutes les femmes à la maison… Je pense pour ma part que nous devons nous efforcer de concilier impératifs économiques et exigences sociales, et permettre à tous d’accéder à des emplois décents.

M. le président Thierry Benoit. Madame Méda, nous vous remercions pour votre expertise.

Audition de M. Éric Heyer, économiste

(Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes heureux d’accueillir M. Éric Heyer, économiste, directeur adjoint du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et spécialiste des déterminants de la productivité du travail en France.

Vous avez participé, monsieur Heyer, à de nombreux ouvrages consacrés à la réduction du temps de travail (RTT), en étudiant notamment les liens entre durée du travail et performance économique, question au cœur des préoccupations de notre commission d’enquête. Nous nous interrogeons en effet sur l’impact de la mise en place des 35 heures sur notre économie et la compétitivité de nos entreprises. Il nous a donc paru intéressant de vous entendre sur les résultats de vos recherches et les conclusions que vous en tirez.

Cette audition a aussi vocation à dresser un bilan plus global des 35 heures, près de quinze ans après leur mise en œuvre, pour en évaluer l’impact sur la société, l’économie, les finances publiques et le droit du travail.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Heyer prête serment.)

Votre audition, je vous le rappelle, fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Éric Heyer. Je concentrerai mon propos sur des considérations macroéconomiques, en n’abordant que ponctuellement l’aspect microéconomique.

L’idée de réduire le temps de travail n’est pas apparue en 1997 : elle s’inscrit dans une tendance séculaire observée dans presque tous les grands pays européens. Le temps de travail, par exemple, a également diminué en Allemagne depuis 1998, dans des proportions comparables à celles de la France mais par une incitation au temps partiel et non par une modification de la durée légale.

En France, les accords Aubry ont été plus faciles à mettre en œuvre au sein des grandes entreprises, notamment du secteur industriel, que des petites, par exemple de la construction.

On a coutume de dire que le passage de 39 à 35 heures a diminué la durée du travail de 10 % ; en réalité, cette baisse s’est limitée à 5 %, soit une réduction réduite, selon la formulation de l’OFCE. Les lois Aubry laissaient en effet la possibilité de redéfinir le temps de travail, dont de nombreuses entreprises ont exclu, par exemple, les durées de pause ou de transport.

Je me bornerai à la période de 1997 à 2007, la crise économique postérieure n’ayant guère de liens avec le sujet. Cette période est celle pendant laquelle, au cours des trente dernières années, la croissance économique française a été la plus forte. On invoque souvent un environnement extérieur favorable ; mais ce n’est que partiellement vrai, puisque la croissance de la demande mondiale adressée à la France s’établissait alors à 6,2 %, contre 7,6 % entre 2003 et 2007, période pourtant de moindres performances économiques.

De 1997 à 2002, la croissance de la productivité par tête a décru, s’établissant à seulement 0,8 %. La productivité horaire, en revanche, a fortement augmenté ; c’est donc elle qui, à travers la RTT et la réorganisation qu’elle induisait au sein des entreprises, a stimulé la création d’emplois, à hauteur de 2 % sur la période – soit 2,247 millions d’emplois au total –, niveau jamais atteint dans l’histoire de l’économie française. D’habitude, une telle croissance s’observe sur une période de plus de quinze ans – de 1980 à 1997, par exemple. De 1997 à 2002, le salaire brut réel a par ailleurs suivi une pente très modérée, de plus 0,6 %, soit un taux de croissance légèrement moindre que pendant la période suivante, mais dans la moyenne des années quatre-vingt à 2007.

On hésite toujours à intégrer l’année 1997 dans le bilan des 35 heures ; quoi qu’il en soit, de 1998 à 2002, la croissance économique a été de 2,7 % en France, contre 1,7 % en Allemagne et 1,8 % en Italie. Le produit intérieur brut (PIB) par tête a, lui aussi, été plus dynamique dans notre pays qu’ailleurs, de même que l’emploi – avec une progression de 1,6 %, contre 0,6 % en Allemagne.

Le solde courant, excédentaire en France – et pas en Allemagne – de 1998 à 2002, s’est dégradé pendant la période suivante, passant de plus 2,1 % à moins 0,1 %. On pourrait imputer cette évolution aux 35 heures, mais le solde courant italien s’est fortement dégradé lui aussi, au cours des mêmes années, pendant que celui de l’Allemagne devenait excédentaire, notamment à la faveur des gains de productivité générés par les réformes Hartz.

Avec autant de croissance économique et de créations d’emploi, les déficits publics auraient pu se résorber davantage qu’ailleurs ; or leur niveau s’est établi à 2,3 %, contre 1,9 % en Allemagne et 2,4 % en Italie. C’est sans doute sur ce point que le bilan de la RTT est le plus critiquable, en tout cas pour le keynésien que je suis, qui préconise une réduction des déficits plus soutenue ou plus faible selon l’état de la croissance.

Les années 2000 et 2001 ont vu cette dernière s’effondrer ; on pourrait, là encore, mettre en cause les 35 heures, mais le même phénomène s’est observé dans l’ensemble de la zone euro : il tient sans doute plutôt à l’explosion de la « bulle internet » ; au demeurant, la France n’a pas décroché, loin s’en faut, par rapport aux autres pays de la zone euro. En 2000 et 2001, notre pays a même créé beaucoup plus d’emplois que ses partenaires, y compris les États-Unis, où la croissance était pourtant la même.

Selon la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES), plus de 2 millions d’emplois ont été créés entre 1998 et 2002, dont 350 000 imputables aux 35 heures, soit seulement 18 %. Les estimations de l’OFCE – 320 000 créations d’emplois – se situent dans un ordre de grandeur comparable.

La RTT n’a pas davantage mis à mal la croissance française. Au cours de la période, le taux de marge des entreprises ne s’est pas dégradé, puisqu’il est resté à un niveau comparable à celui observé en Allemagne et l’écart avec l’Italie est demeuré stable.

La France est aussi le pays où, de 1997 à 2002, les coûts salariaux unitaires relatifs – salaires augmentés des charges et rapportés à la productivité – ont le plus baissé. La courbe s’inverse à partir de 2002, non en raison des 35 heures – puisqu’elle suit la même évolution dans tous les pays européens –, mais de la création de l’euro. Dans le même temps, ces coûts diminuent d’ailleurs aux États-Unis compte tenu de la dépréciation du dollar face à l’euro.

La France a maintenu le niveau de ses coûts salariaux unitaires jusqu’en 2003, année à partir de laquelle les réformes conduites en Allemagne y ont diminué ces coûts. Bref, il est difficile de conclure à un impact des 35 heures sur la compétitivité.

Le fait que les entreprises n’aient vu ni leurs marges, ni leur compétitivité se dégrader en dépit des 35 heures payées 39 s’explique par plusieurs facteurs. Le premier est le gel des salaires, de dix-huit mois en moyenne aux termes des accords Aubry – et même un peu davantage en réalité –, ce qui s’est donc traduit par une perte de pouvoir d’achat. Le deuxième facteur, le plus important sans doute, est la réorganisation du travail au sein des entreprises, d’abord à travers l’annualisation du temps de travail ; il est sans doute abusif, de ce point de vue, d’appeler les lois Aubry « lois des 35 heures » puisque cette durée ne constitue pas une norme : beaucoup de salariés travaillent 1 600 heures par an, d’autres, au « forfait jours », 210 jours par an. L’annualisation a représenté, pour les entreprises, un gain considérable en termes de flexibilité et de coût du travail, réduit par la limitation du recours aux heures supplémentaires ; c’est pourquoi, d’ailleurs, elle était une revendication du patronat dès avant les lois Aubry. La réorganisation du travail s’est aussi traduite, comme je l’indiquais, par une augmentation de la productivité horaire.

Le troisième facteur réside dans les aides de l’État, ciblées jusqu’à 1,7 Smic et forfaitaires pour les plus hauts salaires : aux 6,5 milliards d’euros d’allégements de charges Juppé se sont ainsi ajoutés les 10,5 milliards consentis par la loi Aubry 2.

Selon les modèles de l’OFCE, une réduction de charges de 10,5 milliards et une réduction du temps de travail de deux heures devaient créer 320 000 emplois – soit un chiffre proche de celui de la DARES –, avec, pour les finances publiques, un bénéfice ex post équivalant à 3,4 milliards de cotisations salariales supplémentaires. Ces créations d’emploi permettent de diminuer le nombre de chômeurs de 205 000 et, partant, de ramener le coût des allocations et des indemnités chômage à moins de 1,5 milliard d’euros. Elles représentent aussi, bien sûr, autant de bénéfices pour le revenu des ménages, donc pour la consommation et les ressources fiscales ainsi générées, de l’ordre de 3,1 milliards ; de sorte que, pour les finances publiques, le coût ex post, s’établit en réalité à 2,5 milliards d’euros – c’est-à-dire 10,5 milliards auxquels il convient de retrancher 3,1, puis 3,4 et 1,5 milliards. La question qui se pose est donc la suivante : ce coût est-il trop élevé au regard des 320 000 emplois créés ? Il correspond en tout cas à l’économie que représenterait, pour les finances publiques, la suppression des 35 heures : 2,5 milliards d’euros, donc, et non 10,5 milliards.

Outre qu’elles impliquent une réduction réduite du temps de travail, les lois Aubry ne sont pas assimilables à un partage pur de ce dernier, compte tenu de la compensation salariale intégrale et instantanée ; il faut plutôt les analyser comme un échange entre temps de travail et flexibilité, générant des gains de productivité sensibles, et comme une baisse de charges conditionnée à la réduction du temps de travail : c’est ainsi que nous les modélisons. Il est globalement admis, dans le monde scientifique, que ces lois ont créé des emplois : on s’interroge plutôt, désormais, sur le fait de savoir s’il y aurait eu plus de créations d’emplois avec des baisses de charges inconditionnelles. Dans cette dernière hypothèse, les simulations de l’OFCE concluent cependant à la création de seulement 124 000 emplois, soit presque trois fois moins, avec un coût identique pour les finances publiques.

D’aucuns espéraient, avec les 35 heures, la création de 2 millions d’emplois : ce chiffre a effectivement été atteint pendant la période considérée, mais avec un impact modeste, quoique réel, des 35 heures elles-mêmes. Quant au coût pour les entreprises, il a été compensé en grande partie par une détérioration des finances publiques. Enfin, les études scientifiques attestent que la réduction du temps de travail crée des emplois à court terme, c’est-à-dire dans les cinq années qui suivent sa mise en œuvre ; mais le doute subsiste à moyen et long terme.

M. Denys Robiliard. La semaine dernière, des responsables de Coe-Rexecode nous ont livré des analyses très différentes des vôtres. Comment expliquer de telles divergences ? Selon M. Didier, par exemple, il serait indéniable que ce sont les 35 heures qui expliquent le déséquilibre de notre balance commerciale.

Votre exposé est séduisant, vos courbes éloquentes et vos chiffres proches de ceux de la DARES ; mais j’aimerais comprendre pourquoi des économistes tirent des conclusions aussi différentes de données identiques. On peut le concevoir dès lors qu’ils prennent ou non en compte le temps partiel, par exemple ; mais à vous entendre, les analyses sur les effets à court terme font consensus ; or nous constatons surtout des divergences.

M. Jean-Pierre Gorges. Nous avions eu l’occasion de nous rencontrer à l’époque de notre évaluation de l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, dite « TEPA » ; je connais donc bien vos analyses et vos modèles, mais j’apprécie moins que vous vous définissiez comme keynésien : cela nuit à l’objectivité de vos analyses qui, comme vient de l’observer M. Robiliard, sont diamétralement opposées à d’autres que nous avons pu entendre. M. Jospin soutenait ainsi, me semble-t-il, que la croissance était restée faible entre 1997 et 2002.

Vous vous êtes cantonné à une période limitée, mais le but de notre commission d’enquête devrait être plutôt de mesurer l’impact des 35 heures jusqu’en 2014, car nous parlons de cycles longs. De fait, il est évident qu’une réduction du temps de travail crée spontanément des emplois : avez-vous d’ailleurs fait tourner vos modèles sur une hypothèse qui serait par exemple aujourd’hui de 32 heures ?

Le temps de travail, vous l’avez rappelé, diminue depuis 1919 ; François Mitterrand avait prévu de le ramener à 35 heures, pour en rester finalement à 39 heures après le tournant de 1983 ; mais des ajustements étaient possibles puisque l’euro n’existait pas. Cette diminution du temps de travail fut d’ailleurs couplée, en 1981, avec la retraite à soixante ans. Au plan sociologique, n’y a-t-il pas une contradiction entre, d’une part, la réduction du temps de travail et, de l’autre, l’allongement de la durée de la vie et l’avènement d’une économie de marché au détriment d’une économie de production ?

Au reste, le temps de travail importe moins que son coût : ce qui pose problème, ce sont les 35 heures payées 39, nonobstant les compensations dont vous avez parlé.

Le commerce extérieur de la France se fait à 70 % dans la zone euro : avant 2002, on pouvait jouer sur les dévaluations compétitives. C’est à ce moment-là que nos courbes commencent à diverger avec celles de l’Allemagne : la balance commerciale, excédentaire de 160 milliards d’euros outre-Rhin, est déficitaire de 60 milliards en France. Pourriez-vous donc nous en dire plus sur l’impact de l’euro ? Certains agitent l’idée d’une sortie de la monnaie unique à des fins politiques, oubliant les conséquences d’une telle décision sur notre dette.

M. Larrouturou plaide pour la réduction du temps de travail, mais il faut bien que les effets s’atténuent à partir d’un certain seuil ; sinon, il suffirait de partager indéfiniment le volume du travail pour annuler le chômage. Keynes a ses limites : l’équation libérale me semble plus complexe.

M. Gérard Sebaoun. L’impact des lois Aubry serait incertain à long terme, dites-vous. Quel est votre sentiment sur le chemin emprunté par les Allemands depuis quinze ans ? Leur avenir paraît incertain aussi, au vu des chiffres les plus récents. Si l’on intègre le temps partiel, les situations française et allemande sont au demeurant comparables en termes de temps de travail.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Votre exposé répond à de nombreuses questions.

Les salaires, vous l’avez bien montré, doivent être rapportés à la productivité pour mesurer la compétitivité de l’économie et du facteur « travail ». Ce qu’il faut retenir, ce sont plutôt les gains de productivité pour les salariés et pour l’entreprise, notamment grâce à l’annualisation, laquelle permet de faire tourner l’appareil productif plus longtemps, et ce sans investir un euro.

Il faut donc relativiser le coût du travail au regard de la richesse créée ; ce critère de coût du travail est-il au demeurant le seul pertinent pour apprécier la compétitivité ? Nous ne pourrons jamais, de toute façon, concurrencer certains pays sur ce plan. L’avantage comparatif pris par l’Allemagne depuis 2002 en termes de compétitivité ne tient-il pas, de ce point de vue, au niveau du coût du travail dans l’ex-Allemagne de l’Est ?

L’annualisation, avez-vous rappelé, a permis aussi de diminuer le nombre et le surcoût des heures supplémentaires : j’en prends bonne note, car je ne m’étais pas formulé cette idée aussi clairement.

Enfin, vous avez indiqué que les 35 heures ont davantage profité aux grandes entreprises qu’aux petites : cette distinction est importante, compte tenu de ce que nous entendons parfois sur le terrain, même si les difficultés des entreprises ne tiennent pas forcément aux 35 heures.

M. le président Thierry Benoit. Je fais miennes les observations sur les divergences entre les organismes statistiques. S’agissant du coût de la réduction du temps de travail, vous avez parlé de quelques milliards d’euros, quand d’autres évoquent plusieurs dizaines de milliards. Pourquoi ne peut-on pas précisément établir, quinze ans après, le coût de cette mesure pour l’État et pour les entreprises ?

Le but des 35 heures, disiez-vous, était de stimuler la création d’emplois via un gain de productivité. Faites-vous une corrélation entre ce gain et la compétitivité ? Avez-vous des éléments d’analyse sur la délocalisation de notre appareil productif ?

Enfin, quel a été le coût de la réduction du temps de travail dans chacune des trois fonctions publiques ? M. Jospin nous a précisé que les 35 heures avaient été mises en œuvre dans un contexte précis, dont vous avez rappelé qu’il était porté par une forte croissance, en France et en Europe.

M. Éric Heyer. Un keynésien, monsieur Gorges, s’intéresse d’abord aux cycles économiques. En d’autres termes, les effets d’une politique économique dépendent du contexte dans lequel elle est mise en œuvre : la prise en compte de la contracyclicité, idée centrale de Keynes, est précisément ce qui explique nos désaccords avec Coe-Rexecode. En tant que keynésien, je suis favorable à l’augmentation du temps de travail en période de plein emploi car, nos simulations l’attestent, elle permet alors de créer des emplois. Dans un contexte d’augmentation du chômage, la même mesure aura des effets néfastes. Voilà résumé le keynésianisme, en tout cas tel que je le définis. Pour cette raison, je n’ai aucun a priori sur le temps de travail, qu’il sera peut-être nécessaire d’augmenter un jour en France.

A cet égard, je signale d’ailleurs que j’ai publié, dans l’Oxford review of economic policy, un article selon lequel la loi TEPA pouvait être intéressante en 2007.

M. Jean-Pierre Gorges. Tout cela concerne la réflexion en amont ; mais comment les conclusions peuvent-elles diverger quinze ans après la mise en œuvre des 35 heures ?

M. Éric Heyer. J’entendais seulement, à ce stade, préciser la définition du keynésianisme, pour répondre à votre observation, monsieur Gorges.

Une grande partie de mon exposé a été consacrée, non aux analyses de l’OFCE, mais aux chiffres officiels. Leur examen ne permet pas, me semble-t-il, de conclure à un décrochage de l’économie française au moment de la mise en œuvre des 35 heures. Je me suis arrêté à 2007 ; mais pendant la crise ultérieure, la France n’a pas davantage décroché par rapport aux pays de la zone euro, bien au contraire. Elle a de surcroît rebondi tout aussi vite en 2011, les effets de la crise ayant été effacés au même rythme qu’en Allemagne et aux États-Unis. Depuis, le PIB stagne ; mais faut-il y voir un effet des 35 heures ? Il serait pour le moins étonnant de le soutenir. Ce sont plutôt les plans d’austérité qui cassent la croissance économique en Europe : l’Allemagne elle-même stagne, tandis que l’Espagne et l’Italie s’enfoncent dans la crise.

S’agissant de la compétitivité, de 1999 à 2007, la France n’a pas non plus décroché en termes de coûts salariaux unitaires – qui d’ailleurs avaient baissé en 1997 et 1998. En Italie, au Portugal, aux Pays-Bas et en Espagne, les coûts salariaux ont augmenté bien plus fortement qu’en France ; en réalité, ces coûts ont diminué, et de façon drastique, dans un seul pays : l’Allemagne. Pendant la période visée, les exportateurs français ont tenté de s’aligner sur leurs concurrents allemands, diminuant leurs prix dans les mêmes proportions qu’eux, en dépit du différentiel de coût du travail. Ils n’ont pu le faire, bien entendu, qu’en réduisant leur taux de marge.

Les parts de marché italiennes, par exemple, ont chuté depuis 1999, de façon bien plus importante que les françaises. On ne peut donc imputer le phénomène aux 35 heures : c’est la stratégie allemande qui met à mal la compétitivité des autres pays européens, dont les entreprises voient leurs marges s’effondrer ; or les marges servent à l’investissement, lequel finance la recherche et développement, le marketing et la montée en gamme. C’est donc fort logiquement que les produits allemands sont montés en gamme à cette même période alors que les entreprises françaises n’en avaient plus les moyens.

Nous avons les mêmes équations économétriques que Coe-Rexecode, mais cet institut se montre incapable d’expliquer la dégradation de notre compétitivité dès lors que les 35 heures et le paramètre du prix n’en sont pas la cause.

Tous les pays européens ont vu leurs parts de marché s’effondrer à partir de 2002 : c’est bien la preuve que le phénomène est dû aux réformes Hartz en Allemagne. L’Allemagne, au demeurant, a perdu des parts de marché – certes moins que la France et l’Italie – à l’extérieur de la zone euro, mais en a gagné à l’intérieur : c’est toute la différence. Elle a donc mené une politique non coopérative de gains de parts de marchés au sein de la zone euro, politique dont la France paie aujourd’hui le prix, comme les autres pays européens. Le choc, ce ne sont donc pas les 35 heures mais les réformes allemandes, même si l’impact des premières est souvent confondu avec celui des secondes en raison de leur coïncidence historique. Reste que l’économie n’est pas une science exacte ; l’OFCE n’est, pas plus que Coe-Rexecode, un institut de statistiques : nous produisons, sur la base de statistiques officielles, des analyses et des interprétations qui, en tant que telles, peuvent effectivement diverger.

En tout état de cause, l’idée d’un décrochage de la France par rapport aux autres pays européens est une absurdité. La France a décroché par rapport à un seul pays, l’Allemagne. On ne peut donc incriminer les 35 heures.

Ce serait toutefois un piège de « devenir » allemands aujourd’hui, comme on nous le demande souvent depuis quelques temps. La France n’a pas les mêmes problèmes structurels que l’Allemagne : du point de vue démographique, elle est vieillissante mais pas déclinante, contrairement à l’Allemagne. En 2045, les Français seront plus nombreux que les Allemands, rappelons-le. Or, pour un pays déclinant, la croissance économique revêt une importance moindre : l’Allemagne connaît le plein emploi, avec une population active en baisse. Chaque année, ce sont environ 800 000 jeunes qui entrent sur le marché du travail et 900 000 seniors qui en sortent. Sans immigration, il y aurait donc 100 000 chômeurs de moins, et ce sans aucune création d’emplois. En France, l’absence de création d’emplois génère 150 000 chômeurs de plus, puisque 800 000 jeunes arrivent sur le marché du travail et 650 000 seniors en sortent. Autrement dit, la France a besoin d’une croissance économique plus soutenue que l’Allemagne pour stabiliser le chômage.

En tant que pays déclinant, l’Allemagne a pour priorité exclusive sa dette publique, dont la soutenabilité est plus préoccupante que la nôtre à long terme du fait de perspectives démographiques défavorables. Le problème du financement de nos retraites se poserait d’ailleurs avec une acuité accrue si nous étions un pays déclinant et non vieillissant. L’Allemagne n’aura dans quelques décennies plus de problème de chômage ni d’emploi – l’immigration y pourvoira – ; quant à la pauvreté, elle tentera d’y remédier. Reste la dette publique : ce problème se pose aussi en France, en plus du chômage de masse et de la pauvreté. Bref, si tous les pays se voient imposer la stratégie allemande, l’Europe se dirigera tout droit vers la déflation.

M. Jean-Pierre Gorges. Et si l’on fusionnait la France et l’Allemagne ?

M. Éric Heyer. Si l’on regarde la zone euro comme un bloc où les excédents commerciaux allemands ne se distinguent pas des déficits français, le problème ne se pose plus : la zone euro a une balance commerciale à l’équilibre, des déficits publics globalement sous les 3 % et une dette publique inférieure à celle des États-Unis ou du Royaume-Uni.

Entre 2003 et 2006, l’Allemagne avait laissé filer ses déficits au-delà des critères de Maastricht, en contrepartie de réformes structurelles, conformément aux termes mêmes de l’accord conclu entre M. Chirac et M. Schröder. Autrement dit, on ne peut à la fois mener des réformes comparables à celles de l’Allemagne en 2002 et réduire les déficits publics. Pendant la mise en œuvre des réformes Hartz, la croissance allemande était à un niveau catastrophique, dans un contexte de croissance mondiale soutenue. Pour imiter l’Allemagne, il faudrait donc décider seul d’un choc de coût du travail et laisser filer les déficits, et ce dans un contexte de forte croissance mondiale. Aujourd’hui, tous les pays veulent suivre cette voie de concert, en diminuant les déficits et dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale. Les résultats seront forcément différents.

Quant au coût des 35 heures, les comptables ne le calculent pas de la même façon que les économistes : les premiers diront qu’il atteint 10,5 milliards d’euros par an ; les seconds retiendront le coût ex post car ils tiendront compte des emplois créés – auquel cas la mesure s’autofinance partiellement – ou détruits – auquel cas elle plus coûteuse encore ex post qu’ex ante.

L’évaluation de la DARES date de 2005 ; la nôtre, de 1997 : il s’agissait donc en réalité d’une simulation, qui du reste, je le répète, a donné les mêmes ordres de grandeur.

L’annualisation a en effet permis de réduire le nombre d’heures supplémentaires ; cela a d’ailleurs coûté cher, en termes de popularité, au Gouvernement d’alors puisque la mesure a pénalisé le pouvoir d’achat de certains ouvriers, dont les heures supplémentaires n’étaient déclenchées qu’après la 1 600e heure. On estimait que la RTT aurait un impact moindre pour les cadres, dont la durée du travail est moins prescrite, et que les ouvriers y gagneraient ; en réalité, les ouvriers insiders y ont plutôt perdu pour les raisons que j’indiquais, mais des emplois ont été créés ; si bien que l’on peut analyser le phénomène comme un partage du travail. Quant aux cadres, ils ont parfois été gagnants, notamment avec les forfaits jours qui libèrent des jours de vacances, mais au prix d’une flexibilité accrue qui a augmenté leur stress. La réforme des 35 heures a d’ailleurs accru leur durée potentielle de travail, qui, compte tenu uniquement de la limite des onze heures de repos obligatoires, peut aller jusqu’à treize heures par jour ; multipliée par 210 jours, elle atteindrait un niveau très élevé.

Au demeurant, la question du temps de travail doit plutôt être envisagée tout au long de la vie : on entre en moyenne plus tard sur le marché du travail en France qu’ailleurs, et l’on en sort un peu plus tôt, si bien qu’un Français aura travaillé moins longtemps qu’un Allemand au cours de sa vie ; mais, sur une année, les durées sont comparables – selon certaines estimations, la durée annuelle est même supérieure de 7 % en France. C’est donc par une entrée plus précoce sur le marché du travail et une sortie plus tardive qu’il faut envisager le problème, plutôt qu’en jouant sur les durées annuelles ou hebdomadaires.

La France a utilisé le temps de travail comme un outil de création d’emplois à long terme, mais pas assez comme un outil conjoncturel. La crise a entraîné une chute de la production, chute qui a conduit les entreprises à diminuer leur volume horaire. Celui-ci recouvre à la fois l’emploi et la durée du travail. Or la France a très peu réduit le temps de travail pendant la crise, par comparaison avec les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) : l’ajustement s’est fait essentiellement sur l’emploi, contrairement à l’Allemagne où il s’est fait presque exclusivement sur le temps de travail – à travers le chômage partiel ou les comptes épargne-temps. Un keynésianisme bien compris impose de réduire le temps de travail en période de crise et de l’augmenter en période de plein emploi : la France n’utilise pas suffisamment cette arme.

La question se pose de savoir s’il faut réduire le temps de travail à travers la durée légale ou le temps partiel. L’inconvénient de la voie choisie par la France, la durée légale, est qu’elle s’applique indifféremment à toutes les entreprises de même taille et du même secteur ; l’inconvénient de la seconde voie est d’accentuer la dualité du marché du travail, avec des salariés à temps partiel aspirant à des contrats à temps plein. L’exemple le plus éloquent est celui des Pays-Bas, dont le marché du travail est divisé à parts égales entre les salariés à temps plein et à temps partiel, celui-ci étant subi dans 80 % des cas, essentiellement par des femmes. Un équilibre peut être trouvé au sein de la cellule familiale, mais le pacte est évidemment rompu en cas de divorce. Le recours massif au temps partiel, s’il est plus souple que le chômage, peut cependant poser aussi des problèmes d’inégalité.

M. le président Thierry Benoit. Merci de cet exposé très intéressant. Nous vous serions reconnaissants de nous transmettre un complément de réponse par écrit, notamment sur l’application de la réduction du temps de travail dans la sphère publique. Si le calendrier de notre commission d’enquête le permet, nous nous permettrons de vous inviter pour une nouvelle audition.

Audition de M. Yves Barou, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Martine Aubry, ministre chargée du travail ; président de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA)

(Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Nous avons le plaisir d'accueillir M. Yves Barou, président de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), président du Cercle des directeurs des ressources humaines européens, et ancien directeur adjoint du cabinet de Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, de 1998 à 2000.

Monsieur, vous avez directement participé à la mise en place de la réforme des 35 heures en tant que membre du cabinet de Mme Aubry. Vous avez ensuite fait l'expérience de son application concrète dans une grande entreprise, en tant que directeur des ressources humaines et des affaires sociales de Thales, de 2000 à 2009. Votre parcours étant particulièrement intéressant pour notre Commission d'enquête, il nous a semblé opportun de procéder à votre audition. Quant à vos fonctions actuelles de président de l'AFPA, elles vous permettront de nous éclairer sur les liens entre réduction du temps de travail et formation professionnelle.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi puisque nos travaux s'inscrivent dans les règles des commissions d'enquête. Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yves Barou prête serment.)

La Commission, dont la rapporteure est Mme Barbara Romagnan, va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

Monsieur Barou, vous avez la parole.

M. Yves Barou. Pour que vous sachiez exactement d’où je parle, je vais compléter quelque peu votre présentation : je suis fondamentalement un homme d’entreprise et je vais m’exprimer en me situant du point de vue de l’entreprise, un lieu où s’est déroulé l’essentiel de ma carrière même si j’ai eu l’occasion de connaître d’autres univers. Chez Rhône-Poulenc – devenu Sanofi –, j’ai occupé des fonctions opérationnelles en France, aux États-Unis et au Maghreb pendant une quinzaine d’années ; chez Thomson-CSF – devenu Thales – où j’ai passé une dizaine d’années, j’ai notamment été directeur des ressources humaines et directeur général adjoint.

Si le point de vue de l’entreprise me semble être le seul qui vaille en la matière, les hasards de la vie m’ont conduit au ministère de l’économie et des finances, dit Rivoli à l’époque, durant les premières années de ma vie professionnelle. En 1978, avec le Plan et l’INSEE, j’ai fait la première grande étude sur la réduction du temps de travail, commandée par le ministre, qui a servi de matrice à toutes celles qui ont suivi.

En 1982-1983, j’ai été successivement conseiller technique de Jean Le Garrec, ministre chargé de l’emploi, et de Pierre Bérégovoy, ministre des affaires sociales et de la solidarité nationale. J’y étais plutôt spectateur qu’acteur des 39 heures dont je ne pense pas beaucoup de bien. En revanche, j’ai intégré le cabinet de Martine Aubry au moment de l’examen parlementaire de sa première loi sur la réduction du temps de travail, et j’ai été un acteur – bénéficiant d’une très forte délégation de la ministre – de la deuxième loi. J’ai aussi écrit quelques ouvrages sur le marché du travail, le temps de travail, etc.

Si j’ai été impliqué dans la rédaction de ces lois, je les ai surtout appliquées, notamment dans l’entreprise qui était alors la plus délinquante en matière de durée du travail : Thomson-CSF m’a recruté après avoir reçu 3 000 procès-verbaux de l’inspection du travail en une seule journée. Tout le monde m’attendait au tournant, curieux de savoir si j’allais transformer l’essai en appliquant les textes dans une grande entreprise française soumise à la concurrence internationale. Dans ce poste, j’ai pu me faire une idée du temps de travail à travers le monde puisque j’avais à gérer des équipes aux États-Unis, en Allemagne, en Angleterre, en Asie, etc. Mon opinion n’a pas varié d’un stade à l’autre d’une expérience professionnelle qui m’a conduit de l’étude pure à la mise en œuvre concrète de la loi sur divers continents.

Ma première conviction est que le sujet est très mal abordé en France. Permettez-moi de vous livrer une anecdote pour illustrer mon propos. En 2005, après avoir réglé le problème de Thomson-CSF, j’étais le DRH du groupe Thales. Lors d’un déplacement aux États-Unis, le patron de la filiale californienne m’a expliqué qu’il avait du mal à recruter des ingénieurs et à les empêcher de passer ensuite à la concurrence, malgré la création d’une salle de sport, l’octroi de stocks-options et d’autres avantages. Au moment de ma visite, il venait de recevoir les résultats de l’étude qu’il avait commandée pour essayer de comprendre le phénomène : plutôt que d’avoir une augmentation de salaire l’année suivante, les ingénieurs voulaient ne pas travailler un vendredi sur deux. Il m’a annoncé cette nouvelle, un peu gêné, ignorant les étapes précédentes de mon parcours professionnel. Lorsque je l’ai questionné sur les risques qu’il y aurait à accéder à ces revendications, sur les conséquences possibles sur les clients et la compétitivité, le pragmatisme californien s’est manifesté et il m’a sorti tous les arguments que j’aurais pu invoquer à sa place : la meilleure utilisation des équipements, la contrepartie sous forme de faible hausse des salaires, etc.

Ce fut un immense plaisir que d’entendre des Californiens défendre la réduction du temps de travail en réponse à mes objections, dans une sorte de jeu de rôle très drôle. Nous en avons ensuite discuté autour d’un dîner et j’ai réalisé que, pour eux, ce sujet n’a rien d’idéologique : on l’aborde de la même manière que s’il s’agissait de gestion des stocks. En France, nous avons une grande propension à transformer en guerre idéologique des sujets qui pourraient très bien être consensuels. Quand on se place du point de vue de l’entreprise, on envisage les choses sous un angle pragmatique et non idéologique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sujets sociétaux. Même ceux-là peuvent être abordés avec le calme qui convient s’agissant de grandes tendances historiques qui nous dépassent tous.

Quelles sont les tendances lourdes ? J’ai oublié de vous apporter une gravure, parue dans L’Assiette au beurre au moment des inondations de 1910, qui m’amuse beaucoup : on y voit Jules Coutant, le maire d’Ivry-sur-Seine, brandir un drapeau rouge et arrêter l’inondation. En réalité, il n’arrête rien car c’est une tendance qui le dépasse.

Parmi ces tendances qui s’imposent à nous, qu’on les approuve ou non, on peut citer la montée du taux d’activité des femmes et la réduction du temps de travail. En Chine, pays qui détient le record mondial du nombre de grèves, la durée du travail est l’une des premières causes de revendication. Les pays émergents, qui arrivent au stade où nous étions au XIXe siècle, sont en train de passer à une durée du travail qui permette une vie à peu près normale.

Lors de mon passage chez Thales, j’avais établi une comparaison amusante du temps de travail des ingénieurs électroniciens : les Californiens travaillaient un vendredi sur deux ; les Anglais – qui s’opposent à la réduction du temps de travail – étaient injoignables le vendredi après-midi ; les Français travaillaient tard le soir mais ils accumulaient des journées de congé. Finalement, ils avaient à peu près tous la même durée annuelle de travail. Certains métiers sont peut-être en avance sur d’autres, mais je pense que des normes sociales mondiales sont en train d’émerger.

Venons-en au sport favori de ce pays : la comparaison avec l’Allemagne, un exercice compliqué par les problèmes de définition et de comptabilisation du temps partiel. Une fois tous les critères pris en comptes, sans manipulation de chiffres, on aboutit à la conclusion que les Allemands travaillent une heure de moins que les Français. Ce n’est pas forcément l’un des points forts de l’Allemagne contrairement au dialogue social, aux rapports entre petites et grandes entreprises, au positionnement stratégique du pays. Dans les comparaisons internationales, la France se situe donc entre des pays comme l’Allemagne et les pays nordiques où la durée de travail est plus faible et d’autres comme l’Angleterre, le Japon et les États-Unis où elle est plus élevée. Nous sommes donc confrontés à une tendance lourde, et la situation internationale n’est pas telle que l’on pourrait l’imaginer en écoutant les débats en France.

Autre caractéristique qui étonne beaucoup les étrangers : nous tuons régulièrement les 35 heures mais, comme le canard de Fernand Raynaud, elles sont toujours vivantes. En réalité, il s’agit d’une tendance lourde de l’organisation d’entreprises mondialisées, qui échappe aux déclarations et à l’action politiques.

En France, nous avons connu plusieurs épisodes de baisse du temps de travail, plus ou moins heureux. L’épisode de 1936 a été plutôt malheureux puisqu’il a conduit rapidement à remettre en cause l’appareil de production. En 1981-1982, les 39 heures – mesure sociale un peu à côté de la plaque– n’ont pas eu beaucoup d’effets. Pendant les années 1998-2000, j’étais en première ligne, au point d’être appelé « monsieur 35 heures ». Je vais donc me concentrer sur cet épisode-là.

Suite à une négociation ratée avec les partenaires sociaux, une première loi
– décrite comme violente, volontariste et autoritaire – a été adoptée. L’immense vague de négociations qui a suivi a conduit à l’adoption d’un deuxième texte. Ces deux lois ont inauguré un changement de méthode qui, je l’espère, va perdurer d’une alternance à l’autre : une conférence sociale est annoncée ; les pouvoirs publics définissent une feuille de route ; des négociations se déroulent ; une loi est présentée et adoptée. C’est un processus intelligent.

Dans le cas des 35 heures, la feuille de route a été remplacée par une première loi, au motif qu’il fallait taper du poing sur la table pour dépasser les blocages constatés. Cela étant, dans le processus actuel, le Gouvernement peut être amené à prendre ses responsabilités si les partenaires sociaux ne parviennent pas à un accord. S’il est difficile de réécrire l’histoire, on peut néanmoins penser que le premier épisode des 35 heures a peut-être été inutilement violent, ce qui a braqué tout le monde et a rajouté une couche d’idéologie sur un sujet qui n’en avait pas besoin.

La première loi ne faisait rien d’autre que d’annoncer la date de l’abaissement de la durée du travail. Ensuite, il s’est passé un événement sans précédent dans ce pays : 100 000 syndicalistes ont participé à des négociations sur le temps de travail, ce qui a constitué une bouffée d’air pour le dialogue social, d’autant que les échanges furent subtils et intelligents.

Les entreprises sont soumises à une négociation annuelle obligatoire sur les salaires, ce qui est ridicule en période de faible inflation : tout le monde se trouve dans une situation inconfortable quand il n’y a pas grand-chose à négocier ; il faudrait passer à un rendez-vous tous les trois ans, comme dans nombre de pays. Reconnaissons que les échanges sont assez pauvres lors de cette négociation annuelle obligatoire : on se croirait au souk. Or la négociation n’est pas un marchandage, elle consiste à inventer ensemble des solutions originales, selon le principe du « gagnant-gagnant », chaque partie tenant compte des contraintes de l’autre.

Le dialogue social, dynamisé lors de cette période, a permis de tester les idées de certains négociateurs : le forfait en jours, l’annualisation. La seconde loi, très facile à faire, a consisté à débloquer certaines contraintes contenues dans le code du travail. Quand un accord est signé de manière majoritaire par les partenaires sociaux, le législateur n’a plus qu’à s’incliner. Si la direction et les syndicats d’une entreprise trouvent une solution intelligente, de quel droit viendrait-on s’en mêler de l’extérieur ?

Prenons l’exemple concret de l’entreprise Selmer qui fabrique des saxophones, instruments qui doivent être vendus dans les quatre mois suivant leur fabrication si l’on ne veut pas avoir à refaire tout une partie du travail de réglage. Comme il se vend beaucoup de saxophones pendant les fêtes de Noël, les salariés travaillent plus à l’automne et moins au printemps. Cela semble relever du bon sens élémentaire dans un pays qui a toujours fait de l’annualisation : mon grand-père paysan travaillait quatorze heures par jour pendant la moisson et il jouait à la pétanque avec ses copains l’hiver. Le passage à l’ère industrielle, avec ses sirènes qui rythment le temps de travail, a mis fin à tout cela et fait de l’annualisation un sujet bizarre, idéologique.

À l’époque, la situation des cadres était considérée comme un facteur de blocage. De fait, compte tenu du changement des modes de vie et de l’allongement des temps de transport, il ne sert à rien de réduire la durée journalière de travail d’une demi-heure. Le forfait en jours est la solution adaptée aux gens qui ne comptent pas en heures, qui exercent des responsabilités mais qui ont néanmoins besoin de temps de respiration. Si la première loi a pu être jugée autoritaire, la seconde a été une transcription des négociations. À l’époque, il y a eu des centaines de milliers de négociations par branche et par entreprise.

Sur ce point, la comparaison avec l’Allemagne est intéressante. Dans les grandes et moyennes entreprises, les négociations se déroulent par branche et par land en Allemagne et surtout par entreprise en France. Or dans le cas de Selmer, par exemple, la branche n’est pas le niveau de négociation pertinent. La France a ainsi trouvé des solutions beaucoup plus originales que l’Allemagne, en raison de sa culture plus créative mais aussi de la structure de négociation. Les négociations interprofessionnelles récentes ont appliqué le schéma passant par une feuille de route mais, lors du passage aux 35 heures, il y avait des centaines de milliers de négociations d’où se sont dégagées des tendances de fonds : une partie de la formation pourra se faire en dehors du temps de travail ; l’annualisation est nécessaire et pas forcément antisociale ; il faut veiller à la durée d’utilisation des équipements ; il faut financer les 35 heures. Nombre d’entreprises ont trouvé de bonnes solutions, ce qui explique leur réticence à revenir sur le sujet.

Quel a été le bilan macroéconomique de ces réformes ? La baisse du temps de travail induit mécaniquement un effet bénéfique sur l’emploi. Toute la question est de savoir si cet effet positif a ensuite été annulé par une perte de compétitivité ou une mauvaise utilisation des équipements. Le financement des 35 heures a été grosso modo assuré par la modération salariale observée pendant les deux ou trois années suivantes : il y a eu un arbitrage entre l’emploi et les salaires, comme dans mon exemple californien. Ce sont les embauches liées à la réduction du temps de travail qui ont coûté de l’argent aux entreprises, et non pas la baisse de la durée du travail en elle-même. La réforme a engendré entre 400 000 et 500 000 créations d’emplois.

Cette réforme a-t-elle affecté la compétitivité de l’économie française ? Le débat tourne autour de la capacité des entreprises à utiliser leur appareil de production. De ce point de vue, la méthode française, plus intelligente en général, a pu donner le meilleur ou le pire. Globalement, la France a été pionnière en matière de travail en équipe, une formule qui peut avoir des inconvénients pour la santé des salariés mais qui s’est répandue même dans des structures telles que l’AFPA. Quand elles avaient une bonne équipe de direction et un bon dialogue social, les entreprises ont trouvé de bonnes solutions. Dans le cas inverse, la réforme a pu tourner au délire intégral comme ce fut le cas dans les hôpitaux qui ont remporté, haut la main, la palme du « n’importe quoi ». Au départ, les hôpitaux n’étaient pas concernés, pas plus que les salariés postés travaillant moins de 35 heures par semaine. Selon moi, l’application de la réforme aux hôpitaux a été une erreur de management.

Parmi les entreprises, comme toujours et quel que soit le sujet, certaines ont été plus performantes et plus subtiles que d’autres. Quoi qu’il en soit, je préfère le sur-mesure à la française à la méthode allemande qui impose le même régime à tout le monde. En Allemagne, pour tout type de sujet, je négociais avec un syndicaliste extérieur à Thales, et il n’était pas très sensible à la compétitivité du groupe. Un salarié dont l’emploi est en jeu fera davantage preuve de solidarité et de patriotisme d’entreprise. La violence idéologique un peu inutile s’est exprimée plus à l’extérieur que dans les entreprises où les négociations se sont déroulées dans un climat assez apaisé : le sujet traînait depuis des années et, après de riches négociations, les solutions ont souvent donné satisfaction à tout le monde.

Cependant, les PME ont rencontré des difficultés spécifiques : l’organisation du travail est plus complexe dans une entreprise qui n’emploie que quelques salariés ; il est très compliqué de trouver des solutions originales ; les salaires sont plus bas et les durées de travail plus élevées. En Allemagne, où les négociations se font par branche, les écarts de salaires ne sont pas aussi grands qu’en France entre les grandes entreprises et les PME. Les grandes entreprises allemandes se préoccupent de leur tissu industriel alors que leurs homologues françaises – notamment les groupes de distribution – ne se soucient guère de la bonne santé de leurs sous-traitants. D’une manière générale, les grandes et moyennes entreprises ont mieux géré les problèmes d’utilisation d’équipements et de compétitivité que les petites. Pour les services, il faut parler d’horaires d’ouverture plus que d’utilisation d’équipements.

Personnellement, je pense que les débats sur les 35 heures ont gravement desservi la France, et je le dis sans aucune provocation. Notre pays pourrait être fier car le monde entier nous envie l’annualisation et le forfait en jours – aux États-Unis, beaucoup de cadres travaillent encore sous le régime des heures supplémentaires qui est d’une rigidité totale – mais notre attitude d’autodénigrement permanent finit par insinuer le doute. Pour son attractivité, la France aurait gagné à revendiquer ces innovations et les mécanismes liés à la formation, qui sont sources de souplesse pour les entreprises.

Tout n’est pas parfait en France, dans les autres pays non plus : la question du vendredi après-midi n’est pas simple à gérer en Angleterre ; les normes allemandes peuvent se révéler lourdes, etc. Il est parfois difficile d’appliquer dans un pays une solution qui fonctionne dans un autre, et j’en ai fait l’expérience avec le forfait en jours, en raison de particularités héritées de l’histoire. En France, il existe une dichotomie entre les cadres et les non-cadres, depuis la création des régimes de retraite après-guerre. En Italie, on sépare, de manière tout aussi arbitraire, les dirigeants des non-dirigeants. Aux États-Unis, on distingue ceux qui ont droit aux heures supplémentaires de ceux qui n’y ont pas droit, ce qui est kafkaïen à gérer. Sur ce terrain, la France n’est pas si mal placée par rapport aux autres pays.

Regardons vers l’avenir. Dans les pays émergents, nous observons un mouvement historique pour sortir d’une durée du travail qui rend la vie inhumaine. Nous sommes clairement au-delà de cela, mais nous devons tenir compte de phénomènes tels que la montée du taux d’activité des femmes et de ses conséquences : l’homme ne peut plus rester jusqu’à onze heures du soir au travail, avant de rentrer à la maison où sa femme s’occupe des enfants et fait des petits plats. Ce changement induit une pression à la baisse de la durée du travail, mais il faut s’intéresser au seul indicateur pertinent et néanmoins négligé : le total des heures travaillées dans un pays. En partant de ce critère, comme je le fais dans des travaux avec Peter Hartz, on découvre des choses étonnantes : le nombre d’heures travaillées en Allemagne n’a pas bougé depuis dix ans. Comment est-ce possible puisque le taux de chômage baisse ? L’Allemagne a fait le choix de développer des emplois à temps très partiel et faiblement rémunérés.

Je ne pense pas que l’histoire sociale, en Europe et ailleurs, ira dans le sens d’une réduction de la durée légale du travail à trente heures ou trente-deux heures, comme certains le proposent. Dans les faits, nous constatons un grand éclatement des durées du travail, et les moyennes ne signifient plus grand-chose. Si le temps partiel est parfois subi, il peut aussi être voulu par des personnes qui revendiquent un autre mode de vie, et le droit de faire des arbitrages différents entre leurs vies professionnelle et personnelle. La sirène a vécu et, à l’ère électronique, il devient même difficile de mesurer le temps de travail, la présence physique du salarié n’étant plus le critère absolu. La création de statuts tels que celui d’auto-entrepreneur a contribué à faire voler la norme en éclats.

En France comme en Allemagne, nous sommes passés progressivement de quarante à trente-cinq heures, mais je ne crois pas que nous irons en deçà : les trente-deux heures sont un mirage. Le législateur peut être troublé par cette perspective d’un éclatement du temps de travail, mais son rôle est d’accompagner le mouvement. Les idées développées par Jacques Delors sur le temps choisi – à condition qu’il le soit vraiment – restent d’une brûlante actualité.

Assumons l’éclatement des normes et laissons chacun libre de ses choix, tout en conservant des législations protectrices. C’est l’entreprise, et non le législateur, qui aura à en assumer les conséquences : gérer un collectif de salariés aux horaires différents n’est pas simple. Cela étant, dans une équipe internationale, il faut bien trouver des solutions pour faire travailler ensemble des gens qui ne sont pas dans le même lieu aux mêmes heures. Cette pluralité souhaitable des formes de travail représente un défi pour les dirigeants car c’est un sujet de management. J’invite les législateurs que vous êtes à une certaine modération en la matière : laissez les entreprises trouver les bonnes solutions, vous pourrez jouer les voitures-balais pour prendre acte des évolutions sociétales ; le management est du ressort du dirigeant, pas de celui de la loi.

M. le président Thierry Benoit. En France, nous avons eu la mauvaise manie d’aborder la question des 35 heures de manière idéologique, dites-vous. Pour ma part, je voudrais vous donner une idée de l’état d’esprit dans lequel travaillent les membres de notre Commission d’enquête. La création de cette commission a été approuvée à l’unanimité du Parlement, car nous avons saisi le sujet sans tabou ni totem, pour reprendre des mots à la mode, dans un climat apaisé. En tant qu’auteur de la proposition de création de cette commission, je n’ai pas de compte à régler avec l’histoire ou avec quiconque. Si nos propositions peuvent aider le Gouvernement, quel qu’il soit au moment de la remise de notre rapport, nous aurons rendu service à notre pays, à ses salariés et à ses entreprises.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Monsieur Barou, je vous remercie pour cette intervention à la fois intéressante et inattendue. Pour ma part, je n’avais pas perçu tout ce que la qualité de la deuxième loi Aubry devait aux négociations qui avaient suivi l’adoption de la première : les partenaires sociaux ont pu discuter des adaptations possibles à leur situation. Mais comment articuler cette négociation au plus près de l’entreprise avec la prise en compte de tous les intérêts, notamment ceux des petites entreprises ?

Ce débat concerne davantage les entreprises et leurs dirigeants que les législateurs, dites-vous, en précisant qu’il ne s’agit pas là d’une provocation. L’entreprise joue un rôle essentiel, certes, mais le législateur se préoccupe aussi de ceux qui ne sont pas dans l’entreprise, notamment des chômeurs, et de ceux qui y sont mal représentés, notamment les femmes qui travaillent à temps partiel, sachant que ce sont souvent des hommes à temps plein qui négocient. Tenir compte de l’intelligence des acteurs de terrain ne dispense pas de se préoccuper des rapports de force qui existent dans l’entreprise et dans la société. Le rôle du législateur est aussi de veiller à ce que les plus faibles ne fassent pas trop les frais de ces rapports de force.

Vous voyez l’éclatement des temps de travail comme un phénomène souhaitable et inéluctable, mais il faut garder un minimum de protections, d’autant plus que se pose la question du choix. Certaines femmes optent pour le temps partiel parce qu’elles n’ont pas d’autre solution pour assumer les responsabilités qui pèsent sur elles de manière exclusive. Le travail est déjà réduit et partagé, mais il ne l’est pas forcément de façon juste ou optimale, comme vous le soulignez vous-même en citant l’exemple de l’Allemagne où l’homme travaille à temps plein et la femme à temps partiel avec un statut précaire.

M. Gérard Sebaoun. Vous avez loué et encouragé le dialogue social jusqu’à l’effervescence, arguant qu’il permettait de trouver des solutions. En poussant la logique, le législateur n’a plus qu’à retranscrire ce que négocient les partenaires sociaux, ce qui est assez frustrant pour lui. Les partenaires sociaux ont récemment négocié sur le temps partiel et l’un des négociateurs a immédiatement quitté la table, estimant que la durée minimale de vingt-quatre heures par semaine était un enfer et qu’il fallait revenir sur cette mesure. Est-ce un exemple à suivre ? Le législateur n’a-t-il pas vocation à s’en mêler ?

Certains syndicalistes proposent d’encadrer par la loi la déconnexion du salarié de ses divers outils informatiques. Cette proposition me laisse très dubitatif car elle ne va pas dans le sens de l’histoire. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre Gorges. Merci de votre intervention et surtout de votre conclusion qui est aussi la mienne. Votre proximité avec les initiateurs du premier projet de loi Aubry m’incite à vous poser une question, même si vous ne souhaitez pas parler de cette période-là : Y a-t-il eu une étude d’impact sur la mise en place des 35 heures en 1997, juste après des élections législatives imprévues ? Vous faites la démonstration d’une impréparation, en expliquant que la deuxième loi avait permis d’intégrer toutes les remarques des entreprises sur l’annualisation et le forfait en jours. En réalité, l’étude d’impact a été faite après l’échec de la loi Aubry 1. Quel est votre avis ? Il ne s’agit pas de taper sur la tête de ceux qui étaient au pouvoir, notamment de Lionel Jospin dont les explications, lorsque nous l’avons auditionné, ne m’ont pas convaincu.

En 2007, grâce aux bonifications prévues dans la loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat (TEPA), la droite pensait que les entreprises allaient recourir davantage aux heures supplémentaires. La mesure a coûté 4,5 milliards d’euros par an mais, faute de croissance, elle n’a pas produit les effets escomptés. Mais depuis juillet 2007 puis août 2008, les 35 heures sont devenues le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires, elles n’existent plus vraiment en tant que durée légale du temps de travail. Comme l’a rappelé M. Éric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), lors de l’audition précédente, 9,4 millions de personnes travaillent toujours trente-neuf heures, dont quatre heures supplémentaires.

Le couperet est tombé en 2002 : Lionel Jospin a été battu aux élections, essentiellement à cause des 35 heures. Ne pensez-vous pas que cette réforme, par la manière dont elle a été mise en place, a profité aux grandes entreprises et aux cadres ? En tant que cadre dirigeant, je travaillais quatre jours et demi, chose incroyable ! Cette réforme a profité à ceux qui étaient dans une bonne situation, mais pas aux petits artisans en difficulté qui ne l’ont d’ailleurs pas appliquée. N’est-ce pas un loupé ?

Est-il du ressort du législateur de fixer des règles pour des entreprises qui sont toutes différentes ? Même au sein d’une entreprise, les salariés ont des rythmes divers selon qu’ils travaillent sur la chaîne de production, dans les services commerciaux ou à la comptabilité. Est-ce bien sérieux d’imposer un même rythme par voie législative ? Non et, si c’était à refaire, il faudrait s’en abstenir, avez-vous déjà répondu.

Tout le monde tape sur les 35 heures qui nous font passer pour des imbéciles aux yeux des étrangers, mais la discussion porte désormais davantage sur le coût du travail que sur sa durée. Devant la Commission des finances, hier, j’ai cité des chiffres édifiants : la France compte 65 millions d’habitants, soit 1 % de la population mondiale ; son produit intérieur brut s’élève à 2 000 milliards d’euros, soit 4 % de la production mondiale ; mais ses dépenses sociales atteignent 650 milliards d’euros, soit 15 % de la dépense sociale mondiale.

Notre problème ne se situe-t-il pas plutôt au niveau du coût du travail que de son organisation ? Qu’on laisse les questions d’organisation aux entreprises. Dans le conservatoire de ma ville de Chartres, les professeurs de musique en ont certainement assez avec seize heures de travail hebdomadaire. Et, en tant que président des hôpitaux de ma ville depuis 2001, j’ai pu constater les dégâts causés par la réduction du temps de travail. Il n’était pas prévu que la réforme s’applique aux hôpitaux, dites-vous, mais à partir du moment où l’on décrète que la durée du travail baisse, tout le monde veut en profiter. Après, on mesure la casse.

La mise en place de la réforme a été un fiasco et on explique qu’il faut utiliser la flexibilité pour prendre en compte ceux qui sont restés sur le côté, les chômeurs, et contrer le travail à temps partiel. À cet égard, notez qu’en Allemagne, le partage du travail se fait à l’intérieur de l’entreprise plutôt qu’à l’échelle du pays.

Mme Catherine Coutelle. Heureusement que vous avez fait une mise au point d’emblée, monsieur le président, sur le fait que notre débat n’était pas idéologique. Il me semble bien que les propos qui viennent d’être tenus l’étaient. Depuis mon arrivée à l’Assemblée nationale, en 2007, j’entends la droite répéter qu’il faut supprimer les 35 heures mais nous n’avons jamais rien vu venir. Pourquoi ? Peut-être, parce que les enquêtes montrent que les Français y sont attachés, y compris au prix d’une dégradation de leurs conditions de travail.

Revenons au fond du débat. Quand les entreprises se sont emparées du dialogue social, disiez-vous, monsieur Barou, les négociations se sont très bien déroulées. On oublie souvent que le terrain avait été préparé par la loi du 11 juin 1996 dite loi Robien. Une société d’économie mixte chargée des transports, que je présidais en tant qu’élue, avait négocié un accord de réduction du temps de travail dans ce cadre, mais il avait été annulé à la suite d’une procédure judiciaire engagée par un syndicat. Un nouvel accord a été négocié à la faveur de la loi Aubry 1. Quand les dispositifs ont été vraiment négociés par des partenaires en mesure de le faire, les choses se sont bien passées ; quand ils ont été imposés, ils ont été sources de tensions et de stress au travail.

Quinze ans plus tard, que propose-t-on ? Il faut tenir compte de la crise, de la hausse du chômage et de l’explosion du travail à temps partiel des femmes. Les Françaises, qui sont plus actives et font plus d’enfants que dans d’autres pays, ne rentreront pas à la maison. Leur volonté de continuer à exercer une activité professionnelle se retrouve dans l’explosion du temps partiel dans les années 1990. Rappelons que 80 % des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes et que ces dernières gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes. Les horaires des salariés à temps partiel sont extrêmement flexibles, au point d’être incapables de savoir à l’avance quand ils vont travailler. Dans leur cas, le code du travail ne me semble pas très rigide.

Comment fait-on pour améliorer le sort de tous les salariés, sachant que les situations sont très différentes ? Pour les cadres, le télétravail induit une porosité complète entre les vies professionnelles et familiales. En France, les jeunes cadres supportent aussi des temps de travail anormaux, en raison du présentéisme qui les oblige à rester tard le soir dans leur entreprise, aux dépens de leur vie familiale. Pour les emplois moins qualifiés, le télétravail peut s’apparenter au travail à la tâche à la maison, très mal vécu par les femmes concernées à une époque.

M. Denys Robiliard. Vous constatez l’éclatement des temps de travail et un affaiblissement des normes : nous ne sommes plus au temps de la sirène, dites-vous. C’est une partie de la réalité mais un grand nombre de salariés restent encore dans un modèle classique même si leurs horaires ont pu évoluer dans le cadre de leur entreprise.

Parmi les autres formes de travail, vous avez cité les auto-entrepreneurs qui, pour la plupart, ne tirent pas leur épingle du jeu et réalisent des chiffres d’affaires extrêmement faibles. Dans nombre de cas, on peut se poser la question d’une éventuelle requalification de la nature juridique de leur relation avec leur donneur d’ordre pour la définir comme un contrat de travail. Souvenez-vous de la naissance des Paysans travailleurs : pour Bernard Lambert, la relation économique existant entre les coopératives et les paysans s’apparentait à un contrat de travail, compte tenu de l’importance de la dépendance et de la subordination. Je comprends que l’on critique la norme, mais elle pose aussi des limites à l’exploitation.

Votre comparaison entre l’Allemagne et la France est intéressante et inhabituelle : notre processus de négociation serait meilleur et plus créatif parce qu’il aurait pour cadre principal l’entreprise et non la branche. Dans le même temps, nous constatons un affaiblissement des syndicats qui perdent des adhérents, notamment en raison de la montée de la précarité. Or une bonne négociation suppose de bons interlocuteurs. Faut-il changer d’interlocuteurs et remplacer les syndicats par des institutions représentatives du personnel telles que les comités d’entreprise, comme certains le suggèrent ? Pensez-vous, au contraire, que le syndicat est le bon interlocuteur car il représente une culture particulière ? Pensez-vous que nous avons des interlocuteurs suffisamment nombreux, formés et puissants pour conduire les négociations en entreprise que vous préconisez ?

M. le président Thierry Benoit. Lors de la mise en place des 35 heures, nous avons innové en matière de souplesse, grâce à l’annualisation, le forfait en jours, le compte épargne temps et les journées de réduction du temps de travail, dites-vous. Tous ces outils n’ont-ils pas aussi créé des disparités entre les entreprises et entre les métiers, certains devenant plus attrayants que d’autres ?

Ne serait-il pas judicieux de simplifier les dispositifs pour ceux qui sont chargés de l’organisation du travail dans l’entreprise, tout en les rendant plus sûrs pour les salariés ? Le législateur ne doit-il pas offrir aux entreprises un cadre à la fois plus simple et plus sécurisé ?

Dans l’hôpital, ne faudrait-il pas dissocier les fonctions de management des fonctions de soin aux malades ? Dans les fonctions publiques, en général, comment analysez-vous la question du coût ?

Ne faudrait-il pas s’interroger sur l’évolution du temps de travail durant la vie ? En France, on entre tard sur le marché du travail et on en sort relativement tôt, compte tenu de l’âge de l’ouverture des droits à la retraite, nous disait M. Éric Heyer de l’OFCE. Notamment pour les métiers identifiés comme difficiles, ne serait-il pas judicieux de penser le temps de travail à l’échelle de la vie professionnelle tout entière ?

M. Yves Barou. Toutes vos questions sont intéressantes. Un sujet comme celui-là invite à la modestie et à se garder des formules définitives. N’ayant jamais été DRH dans un hôpital, je ne ferai pas de commentaires supplémentaires : vu de l’extérieur, l’application de la réforme ne m’a pas semblée optimale, mais je n’ai pas de recettes dans ma poche pour faire mieux.

Une première série de questions porte sur les rôles relatifs de la négociation et de la loi. Dans une entreprise, on apprend la vertu des process qui font la force des entreprises américaines. À mon avis, si le législateur s’abstient de « tripatouiller » le temps de travail dans les années à venir, ce sera bien pour les entreprises. Il peut observer et rester vigilant, mais il a beaucoup d’autres sujets plus urgents à traiter, notamment dans le domaine de la formation professionnelle où l’État français a régionalisé sans créer les règles du jeu. S’agissant du temps de travail, il faut laisser la pâte reposer et les entreprises faire leur travail.

Ce plaidoyer en faveur de la négociation en entreprise suscite des réactions. Les syndicalistes objectent, à juste titre, que la moitié des salariés travaillent dans des entreprises où il n’y a pas de dialogue social. C’est tout l’objet de la négociation actuelle sur la simplification du dialogue social dans les entreprises et l’amélioration de la représentation des salariés. Il faudrait parvenir à un compromis historique sur ce sujet : assouplir les seuils pour que les syndicats soient plus présents dans les entreprises.

La situation des PME est à relativiser : elles ont une souplesse naturelle qui leur permet de se passer de règles nécessaires aux grandes entreprises. Elles évoluent en outre dans un pays latin, naturellement flexible et ouvert à la débrouille. Quand on me parle de simplifier le code du travail, je fais observer que le code du commerce compte quelques pages de plus. Les DRH, en particulier les étrangers, sont surtout effrayés par les risques de poursuites pénales dans notre pays. J’ai été traîné une fois en correctionnelle pour un délit d’entrave mineur, et je n’ai pas trouvé l’expérience agréable, même si j’étais français et que je n’avais pas peur d’être jeté en prison. Plus que la complexité des règles, c’est la perspective d’avoir à comparaître au tribunal correctionnel, entre un proxénète et un fraudeur, qui étonne et effraie un manager non français.

En revanche, le législateur a une responsabilité dans le règlement d’un problème majeur, en France et en Europe : le chômage. Il en a une vision d’ensemble, alors que chaque acteur économique s’attache à l’aspect du sujet qui le touche directement. Ne noircissons pas le tableau : la plupart des organisations syndicales font passer la solidarité avant les intérêts catégoriels ; la plupart des managers ne sont pas aussi sanguinaires que l’on veut bien le dire et rien ne leur fait plus plaisir que de pouvoir embaucher. Les partenaires sociaux ne sont pas irresponsables et ils le prouvent par diverses démarches, leur première responsabilité sociale étant d’accueillir des jeunes. Ces préoccupations sont présentes dans les négociations d’entreprise, surtout celles sur les 35 heures qui étaient liées à l’emploi. Malgré tout, il ne faut pas écarter le risque que les négociateurs cherchent à se partager le gâteau en repoussant les difficultés hors de l’entreprise. Surtout en période de crise, le législateur a un rôle à jouer pour éviter que le chômage ne soit oublié.

Pour le reste, je maintiens que la bonne méthode consiste à afficher une volonté, une feuille de route, et à proposer une négociation. La première loi Aubry a produit le même résultat qu’une feuille de route, mais dans l’énervement et non pas dans l’apaisement. La réforme n’a pas été un fiasco et elle n’a pas favorisé les cadres au détriment des petites gens. Les accords conclus dans les entreprises moyennes ont bénéficié à tous les salariés, sans parler des chômeurs qui ont retrouvé un emploi.

Il ne faut pas simplifier. Certaines entreprises ont mieux géré la réforme que d’autres, mais indépendamment de leur taille ou de leur secteur d’activité. Le vrai risque est celui d’un dualisme entre les grandes entreprises et leurs sous-traitants, contrairement à ce qui se passe pour le mittelstand allemand : Outre-Rhin, les grandes entreprises se sentent responsables de leur écosystème, ce qui fait la force du système. Un patron allemand aura tendance à considérer que les sous-traitants nationaux sont les meilleurs alors que son homologue français partira souvent du présupposé inverse.

Je plaide pour la négociation, même si c’est difficile, long et contradictoire. Le législateur y garde un rôle, ne serait-ce que pour faire des choix parmi les différentes propositions des négociateurs. La France a peut-être péché par un excès d’étatisme et une insuffisance de négociations. Je suis très confiant sur l’effet des lois sur la représentativité et l’accord majoritaire, mais cela prendra des années. D’autres pays ont, plus que la France, cette culture du consensus.

Ce que vous qualifiez d’échec de la loi Aubry 1 est à replacer dans un contexte : la France était le seul pays où il n’y avait pas de négociations sur le temps de travail, un sujet tabou pour le patronat. La loi Robien n’a pas suffi à débloquer la situation ; la loi Aubry 1, d’une manière peut-être un peu violente, a ouvert la voie à des négociations intelligentes. Certes, un processus aussi complexe ne peut être parfait et la réforme a pu engendrer, ici ou là, une intensification du travail. Cependant, beaucoup plus que la réduction du temps de travail, c’est la mise sous tension des entreprises, liée à la financiarisation et à l’obligation de publier des comptes trimestriels, qui produit l’intensification du travail. Chaque trimestre, c’est la crise, c’est la panique à bord des grands groupes.

Vous m’avez interrogé sur les heures supplémentaires. Peu utilisées de nos jours, elles relèvent d’un archaïsme. D’ailleurs, dans les grandes entreprises modernes, plus personne ne sait comment les calculer. La législation du travail et le régime des heures supplémentaires représentent-ils des freins à la croissance ? Ce n’est pas un sujet d’actualité. En cas de reprise de la croissance à 3 % ou 4 %, peut-être faudrait-il se reposer la question car la durée du travail peut évoluer dans les deux sens, même s’il y a une tendance historique à la baisse. Les 35 heures seraient un échec parce que certains salariés travaillent toujours trente-neuf heures ? En fait, certains salariés sont passés de quarante-deux à trente-neuf heures. La durée effective du temps de travail s’est toujours située trois ou quatre heures au-dessus de la durée légale. Il y a eu une translation à la baisse.

Il est un sujet qui est beaucoup plus d’actualité que les heures supplémentaires : la France compte 3 millions de chômeurs, mais les entreprises n’arrivent pas à recruter des salariés dans nombre de métiers, faute de compétences. Une partie de la gauche ne veut pas l’entendre, mais il ne s’agit pourtant pas d’un discours du MEDEF. En France, il manque des plombiers, des soudeurs, des techniciens en machinisme agricole. En tant que président de l’AFPA, je trouve choquant que l’appareil de formation soit sous-utilisé, alors que des gens sont en attente de formation et que des industriels ne trouvent pas de salariés formés. Le plan d’urgence 30 000 chômeurs formés a été un grand succès ; le plan 100 000 a un peu plus de mal à démarrer.

S’agissant des dépenses sociales, il faut prendre garde aux chiffres, notamment quand on compare la France et les États-Unis. Les dépenses sociales sont à peu près identiques dans les deux pays, mais elles sont financées par des cotisations obligatoires en France et par un mélange de cotisations obligatoires et d’assurances privées aux États-Unis. L’un des systèmes fait peu de place au choix personnel, l’autre produit beaucoup de laissés-pour-compte, mais les deux coûtent le même montant pour une personne donnée. Ce sont les modalités de financement de la dépense qui diffèrent et non la dépense elle-même. Chacun sait que les parents américains commencent à épargner pour l’éducation de leur enfant dès sa naissance, alors que les parents français peuvent compter sur la gratuité de l’université.

Autre thème : faut-il encadrer la déconnexion des outils informatiques ? À mon avis, cela relève de la culture d’entreprise, de codes de bonnes pratiques négociés et non pas de la législation. Je connais une grande entreprise où les ordinateurs sont bannis des réunions, une autre où les réunions ne peuvent pas commencer après dix-huit heures. Aux États-Unis, ce n’est même pas la peine de le préciser : toute convocation comporte l’heure du début et l’heure de la fin de la réunion, et il ne viendrait à l’idée de personne d’en programmer une à dix-huit heures trente, ce serait l’émeute immédiate et personne n’y viendrait exceptés les Français. Par pitié, laissez les entreprises régler ces problèmes par la négociation de codes de bonne conduite dans l’entreprise !

Le législateur peut céder à une autre tentation : imposer l’obligation de négocier. Le DRH se retrouve alors avec une liste d’obligations de négocier qui est juste effrayante : il pourrait en avoir une au programme chaque semaine ! Comme tous les sujets sont liés, il se débrouille à regrouper le tout en une seule négociation, tout en restant prisonnier du cadre annuel. Pour moi, le droit du travail est une sorte de joker que l’on doit utiliser dans les cas graves, parmi lesquels il faut peut-être inclure le temps partiel contraint. Pour ma part, je préfère négocier avec des syndicalistes qui travaillent dans mon entreprise et y sont attachés, plutôt qu’avec des fonctionnaires. C’est tout le problème des négociations dans les PME : l’interlocuteur du chef d’entreprise est quelqu’un d’extérieur, ce qui peut être déroutant.

Pour résumer, la France est beaucoup plus souple qu’on ne le dit, quelle que soit l’épaisseur de son code du travail. D’autres pays ont des rigidités incroyables ou des pratiques contentieuses très pesantes. Aux États-Unis, mon équipe chargée du contentieux était gigantesque et elle passait son temps à gérer des procès sur tous les sujets. Personnellement, en tant que professionnel des ressources humaines, je préfère connaître les règles du jeu plutôt que d’être ballotté d’un procès à l’autre. Chaque pays ayant ses rigidités, je pense que la France n’a pas à rougir de son système et que nous devrions le dire davantage car il y va de son attractivité.

En conclusion, je vais dire quelques mots de la formation et de l’AFPA. Doté de plateaux techniques qui fonctionnent très bien, l’AFPA s’enorgueillit d’être l’opérateur français qui a le meilleur taux d’accès à l’emploi à six mois. L’arme anti-chômage fonctionne. Aux salariés de l’AFPA, qui ne m’accueillent pas toujours avec des fleurs, je tiens le discours suivant : ces plateaux techniques sont un bien public dont nous sommes dépositaires, et il serait normal qu’ils puissent fonctionner le soir, le vendredi après-midi et le samedi. Les salariés de l’AFPA travaillent déjà en deux équipes.

Si la gauche a eu un tort, c’est de ne pas avoir osé assumer les souplesses apportées par les lois Aubry. Il faut exploiter nos traditions de débrouillardise, d’inventivité et de créativité, et éviter d’édicter des règles qui font peur aux chefs d’entreprise et bloquent le dialogue social. La France a des atouts considérables, dans ce domaine comme dans d’autres.

Quand on compare le taux de syndicalisme français à celui de nos voisins, il ne faut jamais oublier les particularismes locaux : dans certains pays, il faut se syndiquer pour avoir accès à la cantine ou pour avoir le droit à la retraite. J’ai négocié et signé deux ou trois accords européens, et j’ai présidé un comité d’entreprise européen pendant dix ans. En Grande-Bretagne, j’ai eu à fermer un petit site employant 200 personnes. Alors que les syndicalistes français se sont tout de suite alarmés, le responsable britannique auquel je demandais son avis m’a répondu : je m’en moque. Aux Français, mortifiés de voir un syndicaliste se désintéresser de 200 licenciements potentiels, il a expliqué : je m’en moque parce qu’ils ne sont pas syndiqués. Le syndicalisme peut prendre des formes différentes auxquelles un DRH doit s’adapter.

Le formalisme français, qui tient beaucoup à la pluralité syndicale et à la difficulté de signer des accords, peut dérouter un étranger. Quand on est Français, on peut être tout aussi dérouté par les règles sociales en usage dans d’autres pays du monde. Mon message est plutôt positif : dépassons les clivages politiques pour assumer ce qu’il y a de bien en France et ne croyons pas que la perfection existe ailleurs.

Le législateur est responsable des normes mais, de nos jours, personne n’en est propriétaire : nous assistons à un mouvement général d’éclosion et de diffusion de normes mondiales. Il est fascinant de constater que la plus aboutie n’a pas été publiée par le Bureau international du travail mais par un organisme privé, l'Organisation internationale de normalisation (ISO). Après avoir établi des normes dans tous les domaines, cet organisme a investi le champ social en créant la norme ISO 26 000 qui donne des lignes directrices aux entreprises et aux organisations pour opérer de manière socialement responsable. Elle a été refusée par beaucoup de pays, mais c’est la meilleure synthèse des normes sociales émergentes en Europe et aux États-Unis. Quand on dirige un grand groupe, on s’efforce de dépasser les législations nationales et on fait naître des normes internationales. Le législateur doit tenir compte de cette complexité supplémentaire : le management international des entreprises fait apparaître des normes mondiales et il s’irrite un peu vite des éventuels frottements avec des règles nationales.

Audition de M. Boris Karthaus, représentant d’IG Metall

(Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014)

(Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je vous remercie d’avoir répondu à la convocation de notre commission d’enquête. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Votre point de vue sur la réduction du temps de travail dans une industrie exposée à la concurrence internationale est très attendu. Votre syndicat a négocié depuis de longues années des accords de réduction de la durée hebdomadaire du travail. Il ne semble pas que l’emploi et les bénéfices économiques de votre secteur d’activité en aient souffert. Peut-être en va-t-il différemment des salaires horaires.

Dans la mesure où vous venez nous parler de la situation en Allemagne, je ne crois pas nécessaire de vous faire prêter serment comme la loi l’exige pour les auditions habituelles de la commission.

M. Boris Karthaus, représentant d’IG Metall. Je vous remercie de me délier de cette obligation, mon propos n’en sera que plus libre, et je pourrai notamment me permettre de citer des statistiques...

Le syndicat IG Metall est organisé par branches et compte 2,2 millions d’adhérents, dont 8 000 Français. Il couvre notamment l’industrie sidérurgique, l’automobile, mais aussi le textile. Grâce à la retransmission des débats, j’ai pu suivre l’intervention de mes collègues français, qui mettaient en garde contre les comparaisons d’un pays à l’autre. La curiosité intellectuelle a persisté toutefois, certainement à juste titre, car l’Europe s’enrichit précisément de sa diversité.

En Allemagne, nous ne connaissons pas de durée hebdomadaire légale du travail. La loi se contente de fixer à 48 heures par semaine le nombre maximum d’heures travaillées, mais inclut pour ce décompte le samedi parmi les jours ouvrables. Or, depuis 1967, à travers les conventions collectives, le samedi s’est peu à peu imposé comme n’étant plus un jour ouvrable. Les conventions collectives jouent donc en fait un rôle plus important que la loi en matière de durée du travail.

À partir des années 1980, plusieurs raisons ont poussé à ramener la semaine de travail de 40 à 35 heures, parmi lesquelles l’intensification du travail due à l’emploi de nouvelles technologies ou au travail à la chaîne, ou encore la volonté de lutter contre le chômage. Une grève de six semaines s’est ainsi engagée, à partir de Noël 1979, dans l’industrie sidérurgique de la Ruhr. Elle n’a pas eu pour résultat le passage de la durée hebdomadaire de 40 à 35 heures, mais l’obtention de jours supplémentaires de congé payé. Sur un sujet aussi symbolique, la différence mérite d’être soulignée.

En 1984, une grève dans la métallurgie a touché un demi-million de salariés, soit qu’ils aient été activement engagés dans le mouvement, soit qu’ils aient été empêchés de travailler. Elle a causé 12 milliards de deutschemarks de pertes, et a abouti au compromis suivant : instauration progressive de la semaine de 35 heures en contrepartie d’une plus grande flexibilité dans l’aménagement des horaires de travail au sein de l’entreprise. En 2003, ces dispositions n’ont pu être étendues aux Länder issus de l’ex-République démocratique allemande (RDA). Les conventions collectives y fixent donc la durée hebdomadaire du travail à 38 heures.

Dans les entreprises allemandes, le Betriebsrat, souvent assimilé au comité d’entreprise français mais largement différent en vérité, exerce un droit de codétermination en matière sociale, en matière de fixation des horaires comme d’aménagement du temps de travail. Son consentement est indispensable pour toute modification opérée dans ce domaine. Il se prononce également sur les postes d’alternants ou sur l’épargne-temps. En cas de désaccord entre lui et l’employeur, un arbitrage judiciaire est possible, mais il fait courir le risque aux deux parties de subir une décision qui privilégierait totalement l’un ou l’autre point de vue, plutôt que de bénéficier d’une solution de compromis.

Je souligne que le Betriebsrat ne détermine pas la durée, mais l’aménagement des horaires de travail. Ce sont les conventions collectives qui fixent le cadre de celle-ci. Elles permettent à une proportion de salariés variant entre 13 % et 18 % selon les régions de travailler 40 heures par semaine, sur une base volontaire, par conséquent, on pourrait dire que la durée conventionnelle moyenne du travail hebdomadaire s’établit à 35,9 heures. Les règles de flexibilité interne prévoient que les 35 heures hebdomadaires peuvent être aménagées de manière souple, dès lors que la durée moyenne calculée sur douze mois s’établit à 35 heures. Cela laisse beaucoup de flexibilité aux entreprises, comme vous pourrez vous en rendre compte en consultant des conventions collectives.

Après ce panorama général, je voudrais formuler trois observations.

Premièrement, depuis 2004, si une entreprise connaît des difficultés et dans un souci de sauvegarder l’emploi, des conventions à caractère dérogatoire peuvent prévoir que la durée des heures de travail sera relevée. Cela arrive souvent.

Dans ces accords, des clauses peuvent stipuler une augmentation des heures de travail sans que celles-ci soient payées. Ces clauses sont, « entre nous » souvent appelées « clauses-morphine », car elles font diminuer le coût du travail et soulagent momentanément la douleur économique, mais n’incitent guère à traiter les problèmes structurels de l’entreprise, tels que l’absence de produit innovant, la faible productivité ou encore la mauvaise adaptation de l’entreprise au marché. Elles ne procurent donc à celle-ci qu’un avantage temporaire, et lorsqu’elles cessent ou ne sont pas prolongées, l’entreprise meurt et les salariés perdent leur emploi. Aussi IG Metall s’attache-t-il à ce que ces accords prévoient aussi le retour progressif aux 35 heures et la recherche de solutions aux problèmes structurels de l’entreprise, en y insérant des clauses qui étendent la codétermination au champ économique. L’augmentation des heures de travail s’effectue alors en contrepartie d’une codétermination étendue aux questions économiques dans une perspective de sauvegarde de l’emploi à moyen terme.

Deuxièmement, je vous ai dit que la semaine de travail de 35 heures s’entendait souvent en moyenne annualisée. Je dois souligner que 70 % des entreprises font recours à cette flexibilité en ouvrant aux salariés des comptes épargne-temps. En 2008 et 2009, au plus fort de la crise, ce ne sont pas moins de 1,4 million de salariés qui ont été touchés par le chômage partiel, que nous appelons Kurzarbeit. Or, le régime allemand du chômage partiel prévoit que des indemnités ne sont accordées aux salariés en chômage partiel que si leur compte épargne-temps est presque vide. Cela semble donc indiquer que les comptes épargne-temps étaient à un niveau proche de zéro en 2009.

Étant donné que la moyenne se calcule sur 12 mois, on aurait pu s’attendre à un rééquilibrage en 2010. Cela n’a pas été le cas, avec une durée moyenne de 39,5 heures de travail par semaine observée cette année-là, le rééquilibrage n’a pas eu lieu. Ce constat doit être tempéré par le fait que les heures supplémentaires payées ne sont pas exclues de ces statistiques, et les statistiques incluent aussi des entreprises qui ne sont pas soumises ni à des conventions de branche ni à des conventions collectives ni à des accords dérogatoires. Mais il y a le soupçon que « la réalité ne respecte pas la convention collective ».

Il n’en demeure pas moins que, selon les observations faites par nos adhérents sur le terrain, un grand nombre d’heures se sont accumulées sur les comptes épargne-temps des salariés sans que ces heures soient payées. Les conventions collectives prévoient pourtant qu’un compte épargne-temps plein doit faire l’objet d’une réduction. En pratique, cela rendrait cependant nécessaire un arrêt de la production, ce qui est toujours source de difficultés. Chez les salariés, le maintien de leur compte épargne-temps à un niveau élevé laisse d’ailleurs l’impression que ces heures surnuméraires ne sont pas perdues. Un « effet-écureuil » s’observe, chacun se disant qu’il aura, grâce à un compte largement garni, la possibilité de prendre des congés quand il le souhaite. En fait, le régime des comptes épargne-temps est prévu dans l’entreprise au niveau local et peut même être, comme c’est le cas chez Bosch, très différent d’un site à l’autre.

Troisièmement, IG Metall a conduit en 2013 auprès de ses adhérents une enquête qui portait notamment sur le temps de travail. Pas moins de 500 000 réponses ont été recueillies. Il en ressort que 63 % des salariés estiment, malgré les 35 heures, travailler en réalité plus longtemps. Ils sont d’ailleurs 29,7 % à vouloir travailler au-delà de 35 heures, et même 2,1 % à souhaiter travailler plus de 40 heures. C’est dans les entreprises de moins de 200 salariés que la volonté de travailler plus de 35 heures est la plus répandue. En outre, 22 % des salariés interrogés affirmaient travailler en dehors des horaires réguliers, par exemple le week-end, et 12 % le faire grâce à des ordinateurs ou téléphones portables.

L’enseignement le plus intéressant, qui a suscité l’étonnement jusqu’au sein du syndicat, est que 80 % des salariés interrogés estiment que cette flexibilité ne constitue pas un problème grave, dès lors que l’aménagement repose sur la réciprocité, c’est-à-dire prend aussi bien en considération les besoins de l’entreprise que ceux des salariés.

Je pourrais donc me résumer en trois points. D’abord, la semaine de 35 heures constitue, dans le secteur de la sidérurgie et de la métallurgie, la norme, mais non la réalité. Ensuite, la flexibilité des horaires est relativement grande ; elle est également bien acceptée s’il y a réciprocité, mais cette dernière est généralement insuffisante. Enfin, la mise en œuvre de la flexibilité va de pair avec des comptes épargne-temps, qui ont tendance à se gonfler, leur gestion n’excluant pas alors certains abus.

IG Metall est favorable à une flexibilité basée sur la réciprocité, et demande notamment que le retour au temps plein soit possible après le recours au temps partiel, ce qui n’est pas garanti actuellement par la loi, ou encore à l’issue de formations externes de longue durée.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Toutes les personnes que nous avons auditionnées ont évoqué le cas allemand, et la question du temps de travail en Allemagne nous a paru assez importante pour que nous effectuions bientôt un déplacement de deux jours à Berlin. Nous sommes impressionnés par la force du syndicalisme et du dialogue social en Allemagne. Faut-il y voir la cause de l’acceptation par les salariés d’une baisse temporaire de leurs ressources lorsque l’existence même de leur entreprise est en jeu ? Ont-ils, après le climax de la crise en 2008-2009, continué à travailler davantage pour le même salaire, dans l’industrie comme dans d’autres secteurs, peut-être moins prospères, où IG Metall est également représenté ?

En matière de temps de travail, quel est à vos yeux le bon niveau de négociation ? Celui de l’entreprise, ou celui de la branche ? Le niveau législatif vous semble-t-il pertinent ? Si l’aménagement du temps de travail au niveau de l’entreprise peut permettre de mieux prendre en considération les besoins des salariés, je m’inquiète néanmoins des inégalités qui peuvent apparaître entre salariés du fait d’une réglementation aussi fragmentée. Comment faut-il apprécier, dans ce contexte, l’instauration du salaire minimum, qui peut sembler paradoxale de la part d’un gouvernement dirigé par une chancelière membre de la CDU ?

M. Denys Robiliard. Je vous remercie d’avoir fait le déplacement jusqu’à nous, et vous félicite pour la qualité de votre français ! Dans quelles proportions les entreprises recourent-elles au Kurzarbeit ? Quelle évaluation IG Metall fait-il de ce système : quels sont ses avantages, ses limites ?

M. Jean-Pierre Gorges, président. En cas de réduction du temps de travail, y a-t-il perte de salaire effective ? Ou bien trouve-t-elle entièrement sa contrepartie dans une flexibilité accrue, à salaire constant ? Quel regard portez-vous d’ailleurs sur la loi française des 35 heures ? Un dispositif applicable sur tout le territoire ne présente-t-il pas des faiblesses ? Enfin, la vraie différence entre l’Allemagne et la France ne porte-t-elle pas moins sur le temps de travail que sur le coût du travail ?

M. Boris Karthaus. L’acceptation du Kurzarbeit est due au fait qu’une partie des salaires est remboursée sous forme d’allocations chômage, à hauteur des deux tiers. En 2008-2009, l’envolée des coûts des entreprises concernait d’ailleurs moins le Kurzarbeit que les frais fixes tels que les cotisations sociales ou l’électricité. Dans le souci de leur venir en aide, et sur l’insistance des syndicats, le gouvernement a amélioré le régime de façon à prendre également pris en charge certains coûts comme les cotisations sociales.

Si les salariés acceptent une baisse de leur salaire, c’est qu’ils voient la situation économique de leur entreprise, notamment quand ils appartiennent au secteur de la production. En outre, le Kurzarbeit doit être négocié avec le Betriebsrat en ce qui concerne l’étendue et le choix des personnes qui seront en chômage partiel. Cela permet d’arriver à un bon équilibre entre des intérêts divergents. La codétermination est donc un moyen de faire accepter des mesures graves et difficiles.

Quant à l’acceptation d’horaires dérogatoires, il faut savoir qu’elle est précédée d’une enquête conduite par le syndicat sur la situation économique de l’employeur. Les conclusions en sont rendues publiques, de telle sorte que les salariés peuvent décider de manière éclairée s’ils veulent maintenir la convention de branche, le cas échéant en courant le risque de licenciements de masse, ou s’ils préfèrent signer un accord avec l’employeur portant, par exemple, de 35 à 37 ou 38 heures la durée hebdomadaire du travail. Un accord de ce type prévoit naturellement que tout licenciement économique est exclu durant la période où les horaires de travail sont augmentés, et même au-delà.

De manière négative, l’acceptation naît aussi d’une sorte de chantage. Placés devant la menace de perdre tout à fait leur emploi, les salariés prennent la décision difficile de gagner moins pour éviter le chômage. Les négociations mettent d’ailleurs au jour des phénomènes paradoxaux d’un point de vue économique. Ainsi, les salariés tendent à accepter plus volontiers de travailler deux heures de plus par semaine sans être payés davantage que de perdre leur prime de Noël, alors que ces deux heures supplémentaires ont, en tant que telles, une valeur monétaire plus grande que la prime de Noël. De toute évidence, cela est dû à ce que les salariés évaluent la situation en privilégiant leur revenu par rapport à leur temps disponible.

La situation est légèrement différente dans les autres branches où IG Metall est présente, comme les métiers artisanaux. Les garagistes, par exemple, travaillent plus longtemps : entre 37 et 38 heures par semaine. Dans des métiers plus folkloriques, comme celui des fondeurs de cloche, qui sont seulement une centaine, la durée hebdomadaire du travail est fixée à 38 heures. Les 35 heures sont plus souvent appliquées dans l’industrie que dans les services, où la durée hebdomadaire moyenne du travail fixée par les conventions collectives s’établit à 37,7 heures. Encore faut-il souligner que tous les employeurs ne sont pas soumis à des conventions de branche.

Quant au niveau des salaires, il convient d’avoir en tête que le salaire mensuel est calculé sur la base d’une durée hebdomadaire de 35 heures. Chaque heure supplémentaire est, en tant que telle, susceptible de déclencher le versement d’une prime au salarié. Elle coûte plus cher à l’entreprise, mais est plus intéressante pour le salarié. En réalité, les comptes épargne-temps évitent cependant à l’employeur le paiement des heures supplémentaires, tandis que cette pratique entretient le salarié dans l’idée qu’il dispose d’une certaine liberté.

L’instauration du salaire minimum n’est pas si étonnante, dans la mesure où le gouvernement fédéral repose sur une grande coalition incluant la participation des sociaux-démocrates. Il joue un rôle moins important dans le secteur industriel que dans celui des services, où un nombre croissant de branches n’étaient plus couvertes par des conventions collectives, et où une telle disposition s’imposait donc. Il touche d’ailleurs indirectement le secteur industriel, dans la mesure où les travailleurs intérimaires sont également concernés. Auparavant, un travailleur temporaire gagnait 30 % à 40 % de moins qu’un salarié permanent dans la branche où il était employé, faisant naître ainsi des poches de précarité. L’introduction d’un salaire minimal a mis fin à ces évolutions qui pesaient par ailleurs de manière négative sur les caisses sociales.

La perception en Allemagne de la loi française sur les 35 heures est difficile à définir, dans la mesure où la question est peu suivie, l’opinion publique peinant à comprendre le système. Que la réduction du temps de travail ait fait l’objet d’une loi paraît néanmoins étrange aux yeux des Allemands, qui se souviennent des conflits collectifs importants des années 1980 et de l’objectif de réduction du chômage avancé comme motif des revendications, objectif dont il apparaît maintenant avec évidence qu’il n’a pas été atteint. La réduction du temps de travail ayant stimulé la productivité horaire, les entreprises n’ont en effet pas eu besoin de salariés supplémentaires.

Pour prendre un exemple simple, produire des casseroles bas de gamme ne semble plus possible ni en France ni en Allemagne, car ces casseroles ne seraient pas compétitives sur le marché mondial. La question qui habite les esprits est plutôt : quel produit innovant justifierait un prix de marché permettant de maintenir l’emploi ? Rappelons que, dans la sidérurgie, la masse salariale ne représente que 7 % des coûts de production. Dans le secteur automobile, elle en représente 15 % à 20 %.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Je retiens de votre propos que vous n’avez pas de doute quant au fait que les salariés sont pleinement conscients de la situation économique de l’entreprise et de sa stratégie. Comment parvenez-vous à ce résultat ? Des experts du syndicat sont-ils en contact permanent avec la direction ?

Pour le salaire minimum, je comprends que cette disposition législative n’entre pas en concurrence avec la négociation, puisqu’elle ne concerne précisément que les salariés non couverts par une convention collective. Vous nous avez dit également que la baisse du temps de travail n’avait pas fait naître de besoin nouveau en salariés. Pourrais-je compléter votre propos en ajoutant que, dans ce cas, une loi n’était donc pas nécessaire ?

Alors que la baisse des salaires est parfois présentée comme le seul moyen de rester compétitif, je retiens de votre exemple des casseroles que seule la qualité du produit garantit à la fois le maintien de l’emploi et celui du niveau des salaires. Est-ce bien votre analyse ?

M. Boris Karthaus. Oui, vous avez parfaitement raison sur tous ces points.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Dans la démarche allemande, s’adapter au marché paraît donc le principal moteur de la réduction du temps de travail, dans la mesure où celle-ci permet d’être plus flexible et, partant, plus réactif. La création d’emplois nouveaux ne semble au contraire pas jouer de rôle.

M. Denys Robiliard. J’observe que votre analyse laisse toutefois ouverte la possibilité de produire des casseroles de qualité, en Allemagne comme en France. L’Allemagne fabrique ainsi des voitures de très grande qualité, mais votre industrie automobile n’a-t-elle pas tendance à se délocaliser en partie? Les pièces des voitures Porsche sont, paraît-il, produites en République Tchèque et ne sont qu’assemblées à Stuttgart. Comme syndicaliste, quel regard portez-vous sur cette situation ? Quelle position adoptez-vous sur ces questions au sein des conseils d’administration, où vous participez avec voix délibérative ?

Nous avons parfois en France une vision duale de l’économie allemande. D’un côté, un secteur protégé serait couvert par les conventions collectives grâce à des syndicats puissants qui, tel IG Metall, sont capables de négocier avec le patronat. De l’autre, une main-d’œuvre précaire reçoit des salaires parfois inférieurs à 800 euros par mois, pour des horaires très flexibles et sans que soient toujours versées les cotisations de retraite afférentes. Qu’advient-il de ces salariés lorsqu’ils ont 65 ans ?

M. Boris Karthaus. Sur les 35 heures, la voie française a été en effet la voie législative, et la voie allemande la négociation. J’ai cependant souligné que les grèves en faveur des 35 heures ont duré six semaines et touché un demi-million de salariés. Durant ces périodes, IG Metall verse des allocations de grève qui permettent à ses adhérents de continuer à vivre. Son trésor de guerre souffre donc énormément en cas de conflit. La grève n’est pas une manifestation à caractère politique, mais un conflit économique très dur, qui cause d’importants dommages de part et d’autre. Ainsi s’explique la préférence pour la négociation, qui ne s’explique pas seulement du fait de la tradition ou d’une « culture » du dialogue social.

Au sujet de l’égalité entre travailleurs, il faut constater que les salariés de la métallurgie gagnent davantage, en ayant une formation d’une durée égale à celle des infirmières. Est-ce vraiment juste, en effet ?

Quant au salaire minimum, il a été fixé à un niveau si bas qu’il est inférieur au salaire minimum dans la métallurgie. Mais je dois reconnaître que la loi a produit un effet chez les sous-traitants, dans les petites entreprises non couvertes par des conventions collectives.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Ne sont-ce pas précisément les femmes qui travaillent le plus dans les services ou comme employées à temps partiel ?

M. Boris Karthaus. Si, c’est une inégalité structurelle.

La réduction du temps de travail avait pour motif la lutte contre le chômage de masse ; elle a eu pour résultat une flexibilité accrue, répondant à une préoccupation patronale. Car le chômage de masse est toujours là. Les employeurs se sont servis de la flexibilité pour contourner le besoin d’embauches nouvelles. Elle peut même être utilisée désormais de manière abusive.

Quant à la sous-traitance et à la délocalisation, elles sont au cœur des préoccupations d’IG Metall. Il n’est en effet guère admissible que de bonnes conditions de travail soient garanties chez Porsche, Volkswagen ou Daimler, mais non chez leurs prestataires en Hongrie ou en Roumanie. Je ne connais pas exactement la situation chez Porsche, mais je sais que les phares arrière des BMW sont achetés en Chine et livrés à Munich en « juste-à-temps ».

Le maintien de l’emploi n’est possible qu’à travers de nouvelles technologies, grâce auxquelles il sera également possible de lutter contre le recours à la sous-traitance échappant aux conventions collectives. IG Metall est en faveur d’une politique d’innovation dans les entreprises.

Au sujet de la précarité, il est vrai que dix années de travail comme intérimaire, même dans le secteur automobile, ne permettent pas d’accumuler suffisamment de cotisations pour pouvoir prétendre à une retraite. Notre politique syndicale s’est d’abord concentrée sur le secteur sidérurgique pour y imposer, par un accord signé en 2010, que les travailleurs intérimaires y soient rémunérés de la même manière que les salariés de droit commun. La convention collective a ainsi transposé le principe d’égalité des rémunérations consacré par la directive européenne sur les travailleurs intérimaires.

Dans la métallurgie, la situation est différente. Au terme d’une période de deux ans, les salariés acquièrent le droit à une embauche durable. Dans le même temps, IG Metall a lancé un vaste mouvement de négociations en vue d’obtenir des accords locaux garantissant aux intérimaires un accès privilégié aux offres d’emploi internes à l’entreprise ou limitant la durée du recours à l’intérim. La lutte contre le recours à une main-d’œuvre bon marché a coûté beaucoup d’énergie au syndicat.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Votre présentation est à la fois complète et intéressante. Nous verrons sur place les choses d’un peu plus près et tenterons d’établir la vérité objective pour conclure à ces comparaisons. Mais il apparaît d’ores et déjà que la forte organisation syndicale a permis en Allemagne d’arriver par la voie de la négociation à ce qui n’était sans doute possible en France que par la voie législative, même si le débat continue chez nous sur ce sujet.

Audition de M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l’université Lille 1

(Procès-verbal de la séance du jeudi 16 octobre 2014)

(Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je suis heureux d'accueillir M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à Lille.

Nous vous remercions d'avoir répondu à la convocation de notre commission d'enquête.

Nous avons entendu plusieurs économistes sur la controverse relative au nombre d'emplois conservés ou créés du fait de la réduction du temps de travail et, plus généralement, sur l’incidence de cette dernière en matière de compétitivité. Vous nous parlerez sans doute aussi de ses conséquences sur l'égalité professionnelle entre hommes et femmes.

Avant de vous entendre, je dois vous informer de vos droits et obligations dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi.

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure  ».

(M. François-Xavier Devetter prête serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l’université Lille 1. J’associe plusieurs de mes collègues du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques aux travaux que je vais vous présenter.

Je ne m’appesantirai pas sur les questions d’emploi et de compétitivité, qui ont été abordées lors de précédentes auditions, et m’intéresserai plutôt aux impacts sociaux et sociétaux des 35 heures.

Les effets de la réduction du temps de travail peuvent s’analyser selon trois dimensions : la création d’emplois et son coût financier ; la qualité des emplois et le fonctionnement des systèmes d’emploi ; la qualité de vie et le bien-être social.

Ma présentation comportera trois parties : la première consacrée à des définitions et constats nécessaires à la compréhension des deux suivantes, la deuxième aux enjeux en termes d’inégalités, la dernière aux coûts sociaux.

Mesurer le temps de travail est très complexe. Outre la multiplicité des sources et des définitions – durée habituelle, effective, individuelle, collective, à temps complet ou non, pour tous les salariés ou non… –, le choix du périmètre d’étude permet d’orienter les résultats et d’obtenir des moyennes de durée conformes aux attentes.

Je souhaite insister sur la non-homogénéité des temps sociaux. On parle de durée et d’heures comme si le temps était une matière homogène. Or, une heure ne vaut pas n’importe quelle autre heure : la localisation, la prévisibilité, l’intensité ou la pénibilité du travail sont des déterminants essentiels.

Autre difficulté de la mesure : la distinction entre les temps comptés et les temps non comptés. Quelques chiffres, issus de l’enquête « Conditions de travail » 2013 de la Direction de l’animation de la recherche, des études et statistiques (DARES) du ministère du travail : près de 10 % des salariés travaillent chaque jour au-delà de l’horaire prévu, 20 %, souvent, plus de la moitié parfois. Dans tous les cas, la moitié d’entre eux ne bénéficient d’aucune compensation – financière ou repos – pour ces heures travaillées. Les questions d’horaires non prévus ou de temps non compté – temps de creux, temps de déplacement, temps d’équivalence – sont particulièrement importantes pour certaines professions. Les plus concernées sont des professions souvent féminines, notamment dans les services à la personne.

Vous avez pu mesurer la difficulté qu’ont les économistes à articuler durée du travail, coût du travail et productivité. En vérité, nous faisons semblant de savoir ce qu’est la productivité. Nous savons la calculer dans l’industrie, mais, à l’hôpital ou dans les services à la personne, je suis bien incapable de la définir précisément. Dès lors que les services sont relationnels – ce qui représente au bas mot 30 % de l’emploi français – c’est très difficile. En outre, la dimension qualitative du travail est souvent absente des évaluations globales. La réflexion sur la durée du travail peut d’ailleurs amener à s’interroger sur la définition d’un emploi.

Je vais citer un rapport de Mme Michèle Debonneuil intitulé « Les services à la personne : bilan et perspectives », qui date de 2008 : « Est-il légitime de convertir les emplois créés en équivalent temps plein pour juger du succès du plan ? Nous ne le pensons pas. En effet, les pays développés qui ont retrouvé le plein-emploi l’ont fait dans 75 % des cas avec des emplois de moins de 30 heures et pour la moitié d’entre eux de moins de 15 heures par semaine, majoritairement dans les secteurs des services à la personne. »

Les services à la personne représentent 1,5 million de salariés – dont 98 % de femmes – ; la durée moyenne hebdomadaire y est inférieure à 18 heures. L’impossibilité de traduire en équivalents temps plein ces emplois est plus que problématique.

Les 35 heures ont-elles réellement eu lieu ? Sont-elles encore d’actualité ? Force est de constater que, depuis 2003, le temps de travail est sensiblement remonté. La durée hebdomadaire effective moyenne à temps plein, en 2013, est supérieure à 35 heures : pour les professions qualifiées, elle est bien au-dessus de 40 heures ; pour les employés et ouvriers, elle est légèrement en dessous de 39 heures.

Je précise que l’enquête « Emploi » de l’INSEE sur laquelle nous nous appuyons a subi en 2003 une modification technique. Elle établit que le temps de travail remonte à partir de 2003, mais il est possible que la hausse ait commencé avant.

La durée effective annuelle passe, pour les femmes, de 1528 à 1603 heures entre 2003 et 2011 et, pour les hommes, de 1683 à 1741 heures. Cette augmentation se retrouve aussi dans l’extension des périodes travaillées : les horaires atypiques se développent, qu’il s’agisse du dimanche – plus 5 points –, du samedi – plus 3 points – et de la nuit – plus 2 points. Les femmes subissent bien plus ces augmentations que les hommes ; pour la nuit, cela s’explique par la modification législative qui a autorisé le travail de nuit qui était interdit jusqu’alors pour les femmes.

S’agissant des inégalités en matière de temps de travail, contrairement à une idée reçue, les différences selon les types d’employeurs sont faibles : le temps de travail dans la fonction publique, les collectivités locales ou l’hôpital n’est guère plus court que dans les entreprises. En revanche, les travailleurs indépendants et les non-salariés se distinguent par des durées plus longues.

Ces inégalités vont croissant. Le temps de travail n’augmente pas de manière uniforme : il augmente chez les cadres et les professions intermédiaires beaucoup plus que chez les employés et les ouvriers, et l’écart s’accroît entre cadres et employés peu qualifiés. Cela s’explique en partie par un décompte du temps qui n’est pas toujours identique. J’ai coutume de dire que la « pause Nespresso » est toujours incluse dans le temps de travail, tandis que la « pause Nescafé » en est le plus souvent décomptée. Les temps de pause, les temps intermédiaires, les temps de déplacement ou d’habillement, qui concernent plutôt les professions non qualifiées, sont moins souvent inclus dans le temps de travail de ces dernières que dans celui des professions qualifiées, ce qui peut expliquer certaines inégalités.

Les inégalités portent aussi sur la régulation du temps de travail. Je mène avec d’autres une réflexion depuis une quinzaine d’années sur l’évolution du régime temporel. Pendant les « Trente Glorieuses », le temps de travail était organisé selon un régime fordiste, industriel, avec des séparations nettes entre travail et hors-travail, avec des heures supplémentaires assez bien contrôlées. Environ 80 % de la population active connaissait des rythmes de travail très proches les uns des autres.

Ce régime fordiste s’érode à partir du début des années 1980. On observe alors une tendance à la dualisation, avec des inégalités croissantes. Le régime fordiste n’est pas remplacé par un autre modèle mais par deux modèles, l’un plutôt autonome, l’autre hétéronome : dans le premier, la durée du travail est concentrée entre 35 et 40 heures, la localisation des horaires correspond à une semaine standard, la souplesse est maîtrisée ; dans l’autre se développent les temps à la fois les plus courts et les plus longs, les horaires atypiques explosent, la flexibilité est subie. Les conditions de travail et de rémunération sont bien plus pénibles d’un côté que de l’autre, et surtout non reconnues dans le deuxième cas.

Certaines professions illustrent ces deux modèles : les cadres et les employés de bureau des grands établissements pour le premier, les employés non qualifiés – services à la personne, services aux particuliers, nettoyage – pour le second. Les professions non qualifiées, qui connaissaient une diminution tendancielle très nette jusqu’en 1994, se développent de nouveau dans le secteur tertiaire avec des conditions de travail très dégradées.

Quant aux inégalités de genre, il est bien connu que les durées de travail sont plus faibles pour les femmes que pour les hommes. Cela s’explique en grande partie par un temps partiel plus fréquemment subi de la part des femmes – 30 % des cas, contre 7 % chez les hommes. Les femmes ne sont que 11,5 % à se dire désireuses de plus de temps libre, contre 17,5 % des hommes, et 7,5 % à déclarer leur souhait d’exercer un autre emploi ou de suivre une formation, contre 11 % des hommes. Toutes les autres raisons invoquées dénotent le fait que le temps partiel est subi et non choisi.

Les contraintes temporelles subies par les femmes sont moins fréquentes, mais plus intenses et moins visibles que pour les hommes. Elles sont moins nombreuses à travailler de nuit mais, quand elles travaillent de nuit, elles travaillent davantage. Il en va de même pour le travail du dimanche, du samedi, ou pour le travail rapporté à la maison.

Les paramètres qui sont les mieux mesurés par les enquêtes annuelles, comme l’enquête « Emploi » de l’INSEE, et les plus encadrés par les conventions collectives – les heures supplémentaires, le dimanche, la nuit – sont plutôt le fait des hommes. Les autres contraintes non régies par les conventions collectives, ou non mesurées – les longues périodes de creux, l’absence de 48 heures de repos consécutif, la non-prévisibilité des périodes de travail – affectent principalement l’emploi féminin.

Les 35 heures ont-elles accru ces inégalités ? Malgré la difficulté de la mesure, je dirais qu’elles ont plutôt eu tendance à ralentir la montée des inégalités devant le temps de travail. Le dualisme du marché du travail a été freiné. Elles ont également ralenti, sans l’interrompre pour autant, la croissance du temps partiel, dans laquelle on observe une rupture qui correspond à la mise en place des 35 heures.

M. Jean-Pierre Gorges, président. N’est-ce pas un effet mécanique lié au fait que la diminution du temps de travail hebdomadaire rapproche celle-ci du temps partiel ?

M. François-Xavier Devetter. Pas uniquement. Dans de nombreuses entreprises, dans la grande distribution notamment, on a observé, plutôt que des embauches, un allongement des temps partiels pour faire face à la diminution du temps de travail des autres catégories de salariés, qui explique l’arrêt de la croissance du temps partiel.

Reste que les gains en termes de temps libre ont été très variables selon les secteurs et les professions : des jours de congé en plus pour les cadres, mais une modulation davantage subie par les travailleurs non qualifiés. Les inégalités antérieures aux 35 heures se sont répercutées entre les branches les plus syndiquées, les entreprises les plus protégées, et les autres. Certains accords très délicats sur l’intégration des temps de pause et des temps de vestiaire ont pu rogner une partie non négligeable du temps gagné.

Quelle a été la perception par les salariés des 35 heures ? Vous connaissez l’enquête très importante réalisée par la DARES « RTT et modes de vie ». À ma connaissance, c’est la seule enquête statistique de grande ampleur sur cette question, mais il existe d’autres travaux ultérieurs, plus qualitatifs, qui confirment ses résultats. Elle comporte certes des fragilités reconnues par ses auteurs – un échantillon limité à 1 600 salariés, avec des biais de sélection – qui sont loin de la discréditer, mais qui obligent à la prudence. On peut en tirer trois enseignements principaux : une nette satisfaction globale : 59 % des salariés, toutes catégories confondues, parlent d’amélioration de leur situation, contre 13 % de dégradation. Et, pour ma part, dans les enquêtes qualitatives que j’ai pu mener, le discours le plus répandu était le suivant : « Les 35 heures, ça a été mauvais pour tout le monde, mais pour moi c’était bien ».

Les différences d’appréciation selon les sexes sont limitées, mais elles augmentent lorsqu’on les croise avec la qualification. La catégorie des femmes non qualifiées est celle qui a le moins bien vécu les 35 heures : 40 % d’entre elles jugent qu’il y a eu une amélioration, 20 % une dégradation. Cette catégorie a peu connu le gel des salaires, mais les temps gagnés ont été de moindre qualité, se résumant souvent à quelques minutes en fin de journée.

La réduction du temps de travail a favorisé une réorganisation des temps en faveur de la vie familiale et des loisirs. On l’a oublié mais, un an après sa mise en place, les salariés déclaraient qu’elle avait modifié leur vie.

Elle a eu aussi des conséquences sur les tâches domestiques et leur répartition. L’étude des relations familiales et intergénérationnelles (ERFI) menée par l’Institut national d’études démographiques (INED) en 2008 démontre nettement l’impact du temps de travail de l’homme et de la femme sur le partage des tâches. Plus l’homme prend part aux tâches domestiques, moins son temps de travail hebdomadaire est élevé. Le partage des tâches suppose en effet une diminution du temps de travail de l’homme. Plus les écarts de temps de travail entre les deux membres du couple sont importants, plus la charge portée par la femme est lourde.

Dernier point, le travail a pour conséquence un certain nombre de coûts sociaux. On peut même dire que, dans trois domaines, il coûte à la collectivité : la santé, le vieillissement, le bien-être. La plupart des pénibilités recensées dans l’enquête « Conditions de travail » sont croissantes avec le temps de travail. Dans la profession d’aide à domicile, on atteint des niveaux de pénibilité très élevés à partir de 27 heures par semaine ; lorsqu’on atteint ces niveaux, on ne peut pas rester durablement dans un emploi, on arrive souvent en incapacité au bout de dix ans.

Le score de bien-être, calculé par l’OMS, est négativement corrélé à la durée du travail, avec une exception, toujours la même : les femmes non qualifiées, car cette durée est indirectement liée au temps que prend le travail sur leur vie.

Les durées les plus longues sont souvent des durées contraintes, et le libre choix du temps de travail est en très grande partie un leurre. Une longue durée est associée à des demandes de travail excessives ou à un travail sous pression. En outre, l’interdépendance des décisions des salariés est très forte. On ne choisit pas son temps de travail seul : on est lié aux choix des autres, ce qui tend à augmenter la durée du travail et rend très important l’établissement de règles collectives.

Enfin, s’agissant des coûts environnementaux, il est démontré que, à revenu constant, travailler plus longtemps a un impact significatif sur un certain nombre de consommations polluantes, liées au logement, au transport, à l’alimentation. Plus le temps de travail s’allonge, plus la consommation de biens à l’empreinte écologique importante s’accroît.

En outre, l’extension des périodes travaillées et la désynchronisation des rythmes collectifs entraînent des pollutions liées notamment aux transports. Les travaux qui ne manqueront pas d’avoir lieu sur l’extension du travail dominical le confirmeront sans doute.

En conclusion, j’aimerais insister sur un point : le travail s’intègre mal dans une logique marchande, où l’offre et la demande se rencontrent et négocient librement. Les externalités sont nombreuses, les rapports de forces et les inégalités sont considérables, les écarts selon les branches et les genres sont importants, l’interdépendance est forte : tous ces éléments plaident en faveur de l’instauration de règles collectives s’appliquant à tous.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Le secteur des services à la personne se caractérise par sa faible exposition à la concurrence internationale. Les évolutions réglementaires n’y seraient-elles donc pas plus faciles, puisque l’augmentation du coût du travail y serait sans conséquence de ce point de vue ?

M. Denys Robiliard. Mme Dominique Méda nous a présenté ce matin l’enquête dont vous venez de souligner les biais, et a insisté sur le fait que l’enquête ne concernait que les salariés relevant des régimes Robien et Aubry 1. Il reste donc un déficit de connaissances sur les conséquences de la loi Aubry 2. Êtes-vous en mesure de le pallier ?

Je note, par ailleurs, que votre approche est originale par rapport à certains de vos collègues que nous avons entendus avant vous.

S’agissant de la mutation du temps de travail, pourquoi avoir choisi les termes « autonome » et « hétéronome » pour désigner les deux aspects du régime dual que vous avez identifié ? Y a-t-il des points communs entre ceux que vous classez dans le régime hétéronome ?

Dans votre description, enfin, les services à la personne semblent concentrer, sinon toutes les difficultés, du moins le plus grand nombre de victimes de mauvaises conditions de travail. Vous avez notamment insisté sur les temps décomptés ou non décomptés, et j’ai apprécié votre image sur la « pause Nespresso » et la « pause Nescafé » : selon la catégorie à laquelle on appartient, elles sont de droit ou sont décomptées du temps de travail. Quels sont les remèdes, à supposer qu’ils existent, à ce tir groupé de difficultés que subissent les services à la personne ou les emplois que vous appelez « relationnels » ? Avez-vous repéré des exceptions qui gagneraient à être connues et pourraient être généralisées ?

M. Jean-Pierre Gorges, président. On a par ailleurs l’impression, à vous entendre, que les 35 heures ont profité d’abord aux grosses entreprises et aux cadres – annualisation du temps de travail, forfait jours.

L’amélioration de la productivité a créé, mécaniquement, entre 300 000 et 320 000 emplois. Mais, ensuite, la productivité s’est améliorée, et le temps de travail a augmenté peu à peu, inexorablement : on a habitué les gens à en faire plus, après quoi on leur a demandé d’en faire plus et plus longtemps.

Parallèlement, on observe une augmentation tout aussi inexorable du chômage. Les 35 heures ont sans doute permis de créer de l’emploi entre 1997 et 2002, mais ne sont-elles pas surtout devenues, par la suite, un outil intéressant pour installer de la productivité durable ?

M. François-Xavier Devetter. Les emplois dans les services à la personne ne sont en effet pas soumis à la compétition internationale, mais ils sont malgré tout très sensibles au coût du travail, pour deux raisons : l’élasticité de la demande est assez forte ; leur coût est très dépendant des finances publiques. Plus de la moitié des emplois dans les services à la personne et dans d’autres services
– hôpital, nettoyage – dépendent de la valeur que la collectivité leur attribue. Dans le cas des aides à domicile, le phénomène est caricatural : c’est la valeur de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) qui décide du coût. L’amélioration de la situation des salariés, certes, ne creusera pas le déficit commercial, mais il aura un impact direct sur les finances publiques. Pour mémoire, une assistante maternelle est payée 20 minutes pour chaque heure travaillée. Son salaire est donc équivalent à un tiers du SMIC. Ce n’est pas une donnée de marché, mais l’effet d’une décision des pouvoirs publics.

Les services à la personne concentrent les difficultés. Seulement 72 % du temps d’une aide à domicile ou d’une travailleuse du secteur des services à la personne est payé, ce qui veut dire que 25 à 30 % du temps de travail n’est pas décompté. Il y a naturellement des différences d’une convention collective à l’autre, et la structuration du secteur est un véritable casse-tête. Il existe quatre conventions collectives différentes : celle du particulier employeur – pas de décompte du temps de transport ni d’indemnité kilométrique –, celle des entreprises privées de services à la personne – prise en compte d’un quart d’heure entre deux clients, indemnité de 9 centimes le kilomètre –, celle des associations
– prise en compte au réel des temps de déplacement, indemnité de 37 centimes le kilomètre – ainsi que le statut de la fonction publique territoriale pour les centres communaux d’action sociale (CCAS), dont dépendent 15 % des salariés du secteur, et qui, lui, prend en compte ces temps d’équivalence. Les modèles sont donc différents, plus ou moins efficaces, et plus ou moins coûteux.

Quels remèdes ? J’en citerai quatre : premièrement, il faut privilégier un mécanisme d’autorisation de la tarification avec une tarification au réel des coûts et non pas un agrément selon la stricte loi concurrentielle.

Deuxièmement, le tarif de l’APA doit intégrer l’ensemble des temps dévolus au travail, et non pas seulement au face-à-face avec la personne âgée. Tant que l’on rémunère à l’heure un travail qui implique autre chose que l’heure d’intervention, on ne pourra pas améliorer significativement la situation. Les temps d’équivalence concernent de nombreuses professions, à commencer par la mienne – de manière plus confortable, il est vrai. Dans mon temps de travail sont comptées des choses qui ne se voient pas directement. Il faudrait qu’il en aille de même pour les services à la personne, mais l’APA ne le permet pas pour l’instant.

Troisièmement, il faut privilégier les sociétés prestataires par rapport aux particuliers employeurs, car les conditions de travail sont meilleures.

Quatrièmement, il faut développer des modes de tarification qui contournent la tarification horaire. Les expérimentations menées dans le cadre des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) sont intéressantes et prometteuses.

Mais l’amélioration de la situation de ces 600 000 salariés ne se fera pas sans coût pour les finances publiques. Financer correctement ces emplois suppose une revalorisation de l’APA de 30 à 40 %, soit un effort de 1,5 milliard d’euros, ce qui correspond à la moitié des exonérations accordées à des services de confort, dont l’efficacité en termes de création d’emplois et d’amélioration des conditions de travail est très réduite.

Le manque de données sur les salariés sous le régime Aubry 2 ne peut plus être comblé par des enquêtes, mais il peut l’être par des travaux qualitatifs sur des secteurs donnés. Je peux tirer, par exemple, quelques enseignements de mes travaux sur l’hôtellerie-restauration et la grande distribution. Ces deux branches avaient au départ des points communs – industrie de main-d’œuvre, travail non qualifié, peu rémunéré, conditions de travail assez mauvaises – et une différence : d’un côté un éclatement des employeurs et de l’autre de grands employeurs. Le bilan dans la grande distribution est loin d’être négatif, y compris pour les salariés non qualifiés. La réduction du temps de travail y a peut-être entraîné une intensification du travail, elle a sans doute incité à automatiser davantage et à augmenter la productivité au détriment de l’emploi, mais, en termes de qualité des emplois, l’impact est positif. Dans l’hôtellerie-restauration, c’est moins évident. Souvenez-vous du feuilleton des heures d’équivalence et de leur intégration dans la convention collective ! C’est une branche dans laquelle la négociation collective fonctionne très mal, alors que le dialogue social dans la grande distribution a été singulièrement amélioré, à cette occasion notamment.

D’ailleurs, on ne note pas suffisamment l’effet positif des 35 heures sur le dialogue social. On reproche à la loi de s’être substituée au dialogue social. C’est vrai, mais le dispositif original du mandatement qu’elle prévoyait a fait entrer dans les entreprises une présence syndicale. Cette structuration du dialogue social est jugée positivement par les salariés comme par les employeurs.

Quant au régime dual, les deux régimes se développent à côté du régime fordiste qui se maintient en partie – entre 50 et 60 % des salariés y restent soumis. Je qualifie l’un d’« autonome » car sa caractéristique première est de laisser au salarié un choix – qui n’est pas toujours un cadeau – en matière de temps de travail et surtout, de localisation de son temps de travail, et de garantir une certaine prévisibilité de ce temps. L’autre est dit « hétéronome » car les salariés subissent pleinement la variabilité, les temps atypiques, l’impossibilité de s’absenter pour raisons familiales ou autres. L’élément discriminant de ces deux régimes, qui s’écartent l’un et l’autre d’une norme centrale tendant à s’amenuiser, me semble être la possibilité plus ou moins grande qu’ils donnent de maîtriser son temps, élément au moins aussi important, me semble-t-il, que la durée globale du travail. Toutes les heures ne se valent pas : une heure le dimanche matin est bien plus pénible qu’une heure le lundi matin. La localisation, la prévisibilité et la maîtrise du temps distinguent davantage ces régimes que la durée elle-même. Il se développe une flexibilité, que certains peuvent maîtriser et que d’autres subissent totalement, et l’on constate, une fois de plus, une surreprésentation des femmes du mauvais côté de la barrière.

Quand on interroge les salariés peu de temps après la mise en place des 35 heures, les effets positifs ne sont pas perçus seulement par les cadres ou les grandes entreprises, mais ce sont eux qui vont réussir à conserver, par la suite, les avantages acquis à ce moment-là. Les 35 heures ont apporté des avantages, en matière de qualité de vie, à une grande partie des salariés, mais sous des formes différentes. Les modifications apportées ensuite et les remises en cause intervenues dès 2003 ont rogné beaucoup plus vite les avantages des salariés du bas de l’échelle que de ceux du haut de l’échelle. Les cadres ont gardé leurs jours de congé, les moins qualifiés ont récupéré en heures supplémentaires ce qu’ils avaient obtenu quelques années auparavant en gain de temps. Les 35 heures n’ont certes pas été appliquées de manière égalitaire et uniforme, mais leur remise en cause a été encore plus inégalitaire. Les plus fragiles ont négocié plus difficilement. Les transformations intervenues après 2003 ont été beaucoup plus individualisées, reposant sur un rapport de forces plus direct que sous la première loi Aubry.

Vous pointez un élément fondamental à mon sens : celui de l’intensité du travail, qui est difficile à mesurer. Peut-on légiférer ou favoriser la négociation sur l’intensité du travail ? J’y ai réfléchi souvent, malheureusement sans trouver de réponse. C’est pourtant un élément essentiel qui joue sur la qualité de vie, sur la qualité du travail ou sur le vieillissement de manière au moins aussi importante que la durée elle-même. Pourtant, il est très difficile à prendre en compte, particulièrement lorsque l’intensité n’est pas liée à des rythmes mécaniques ou automatiques, ce qui est souvent le cas.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je mets un bémol à votre affirmation selon laquelle le détricotage des 35 heures a été plus défavorable aux employés ou aux ouvriers qu’aux cadres. Vous oubliez l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, dite « TEPA », qui a donné un bonus à 9,4 millions de salariés pour les quatre heures situées entre 35 et 39 heures ; 3,2 milliards d’euros ont été distribués à des salariés qui ne sont jamais passés aux 35 heures. En 2007, l’idée était que tous ceux qui vont travailler plus du fait de la croissance vont produire plus, donc faire des heures supplémentaires en plus : en fait, à cause de la crise, ces heures en plus ne sont pas advenues, mais le mécanisme leur a octroyé un surcroît de pouvoir d’achat dont le bénéfice leur a été retiré en 2012.

Tout détricotage est néfaste, car les corrections apportées ne reposent pas sur une analyse globale. Était-ce bien le rôle du législateur que de fixer la durée du travail à 35 heures pour tout le monde ? À l’inverse, dans l’exemple allemand qui vient de nous être exposé par le représentant d’IG Metall, c’est l’entreprise tout entière qui, grâce à la négociation, gagne en flexibilité et s’adapte au marché pour résister.

Ne pensez-vous pas que le législateur français est allé trop loin ? Comment clore le débat sur les 35 heures qui accapare chaque campagne électorale ? Quels conseils donneriez-vous au Président de la République pour y parvenir ?

M. Denys Robiliard. J’observe pour ma part que, d’un point de vue politique, les 35 heures demeurent un épouvantail, alors qu’elles ne le sont plus dans la vie économique. Ce thème est aujourd’hui instrumentalisé, il est érigé, selon les cas, en totem ou en tabou, mais cela ne correspond plus à la réalité. Le débat s’est déplacé sur la flexibilité et l’individualisation dans les entreprises.

La loi TEPA a été une aubaine formidable pour les employeurs et pour les salariés, je le reconnais. Mais, avec le niveau de chômage que nous connaissons, subventionner les heures supplémentaires était aberrant.

L’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) que nous avons entendu ce matin évalue le coût net des 35 heures à 2,5 milliards d’euros pour 350 000 emplois. La loi TEPA a coûté 4,5 milliards en année pleine pour zéro heure supplémentaire en plus !

Au-delà de ces divergences, nous pourrions nous mettre d’accord sur le fait que le problème est aujourd’hui mal posé, ou qu’il est posé d’une manière politicienne qui n’est pas de nature à faire avancer le débat social et économique dans la société.

Vous avez évoqué le feuilleton des heures d’équivalence dans l’hôtellerie-restauration. Il y a eu dans cette branche une mutation qui me semble assez importante, avec la convention collective et la quasi-fin des heures d’équivalence. Le lien est rarement fait, mais il me semble que la baisse de la TVA a permis à la branche de supporter l’effort que constituait la fin des heures d’équivalence. Qu’en pensez-vous ? C’est une branche dans laquelle le passage à la notion de travail effectif, tel que défini par la loi Aubry, et l’abandon des heures d’équivalence ont pris tout leur sens, même si elle n’est pas la seule. On aurait intérêt à travailler sur ce sujet de l’affaiblissement de la notion d’heures d’équivalence.

M. François-Xavier Devetter. Vous me permettrez, monsieur le président, de mettre un bémol à votre bémol... Je parlais davantage de qualité de l’emploi et de rythme de travail que de rémunération. La défiscalisation des heures supplémentaires a profité à certains salariés, mais, je le répète, une heure supplémentaire sur deux reste non rémunérée. Une partie des salariés du bas de l’échelle a connu une amélioration de son pouvoir d’achat grâce à la loi TEPA, mais les salariés situés encore plus bas ont perdu sur de nombreux plans, puisque les heures supplémentaires ne leur sont même pas payées. En la matière, on peut regretter la faiblesse quantitative, et donc le manque d’efficacité, de l’inspection du travail, sans pour autant remettre en cause de la qualité de son travail. Faute de capacités de contrôle suffisantes en matière de temps de travail, il est difficile de faire appliquer les règles lorsqu’elles existent. La condamnation récente de certains gros employeurs peut contribuer à faire évoluer les choses mais ce n’est pas certain. On a réussi pour une partie seulement des salariés à compenser financièrement ce qu’ils avaient subi en matière d’heures supplémentaires.

S’agissant du rôle du législateur, j’ai une certitude absolue : en matière de temps de travail, il faut une organisation et des règles qui s’appliquent collectivement, car les inégalités sont importantes et les rapports de force au sein des entreprises sont très variables. Ce collectif n’est pas nécessairement législatif. Lorsque les partenaires sociaux sont suffisamment représentatifs et en mesure d’aboutir à un accord interprofessionnel applicable et négocié, l’intervention du législateur est peut-être facultative, mais nous n’avons pas, en France, la capacité d’aboutir systématiquement à un accord de cet ordre. Quand on laisse aux entreprises une marge pour négocier – c’était le cas de la loi Robien –, le résultat est quantitativement limité. L’encouragement à la négociation est malheureusement insuffisant. Les taux de syndicalisation varient d’une branche à l’autre – on dénombre 3 % de syndiqués dans les services à la personne. Comment espérer une négociation un tant soit peu crédible lorsque les syndicats sont aussi peu représentatifs des salariés ? La négociation collective est une très bonne chose, à condition qu’il existe les partenaires et les acteurs pour ce faire. Dans le cas contraire, j’aurais tendance à plaider en faveur d’une régulation législative. Le législateur intervient pour suppléer la défaillance d’autres formes de discussion.

Quant à l’Allemagne, depuis la réforme « Hartz IV », on observe un éclatement du système allemand et une croissance impressionnante des inégalités, qui n’est peut-être pas très perceptible pour IG Metall, mais qui l’est davantage pour les branches concernées par les « mini-jobs ». Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités, a rattrapé en quinze ans celui de la Grande-Bretagne. Je n’ai pas d’exemple de transformation sociale qui soit aussi profonde et aussi visible dans les statistiques en aussi peu de temps qu’en Allemagne, et ce dans un sens qui n’est pas particulièrement positif : croissance des inégalités, augmentation du nombre de travailleurs pauvres et de la précarité. Il est surprenant que cela n’ait pas déstabilisé l’ensemble du système.

La France a plutôt contenu la croissance des inégalités et le développement de formes particulières d’emploi à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Selon un rapport de l’OCDE, la France limite la montée des inégalités jusqu’en 2004, puis, à marche forcée, rattrape une partie du wagon européen. Les 35 heures ne sont pas seules en cause, le système fiscal et certains éléments liés au service public ont aussi leur part de responsabilité.

Je suis convaincu de la nécessité de rythmes collectifs et d’une intervention collective dans des relations d’emploi inégalitaires. Si l’on veut limiter l’accroissement de la précarité pour certains pans de la population active, je ne vois comment se passer d’une protection publique.

Quant au coût des politiques de l’emploi, toujours difficiles à évaluer, plusieurs études s’accordent, s’agissant des 35 heures, sur un coût d’environ 20 000 euros par emploi, soit 2,5 fois moins que, par exemple, celui du plan Borloo, évalué par la Cour des comptes et le rapport du sénateur Joseph Kergueris à 55 000 euros par emploi. Les exonérations de cotisations représentent également 35 000 à 40 000 euros par emploi. Ces chiffres sont certes à prendre avec prudence, mais les 35 heures restent, en termes quantitatifs, un dispositif plutôt économe, par rapport à d’autres en tout cas.

La branche de l’hôtellerie-restauration a connu une mutation importante. L’allègement de la TVA a probablement permis d’atténuer certains chocs, mais elle n’a pas créé d’emplois, ou seulement de manière très marginale, alors qu’elle fait partie des politiques les plus coûteuses. Je m’interroge toujours sur l’accompagnement des employeurs dans ces branches de service aux emplois peu qualifiés : métiers de la propreté, hôtellerie, services à la personne. Jusqu’où doit-il aller ? Vous défendez sans doute l’idée qu’il faut laisser aux uns et aux autres une forme de liberté pour conclure des accords. Mais dans, ces branches, les employeurs sont sous perfusion permanente : dans les services à la personne, 60 % du coût est subventionné par les pouvoirs publics, y compris pour les services de pur confort qui s’adressent à des ménages extrêmement aisés. Pour les moins de 65 ans, le revenu moyen par ménage d’employeur à domicile s’établit à 70 000 euros, soit parmi les 5 à 10 % de ménages les plus riches. Or, ils bénéficient de 3 milliards d’euros de financement public par le biais d’exonérations ou de niches fiscales. La mise sous perfusion des employeurs est très importante, sans que les salariés non qualifiés qui occupent ces emplois en bénéficient, tant en termes quantitatifs que qualitatifs.

Pour me résumer, les 35 heures ne méritent assurément pas toute l’indignité dont on les affuble ; elles n’ont certes pas tout révolutionné, mais elles ont engagé ou remis au goût du jour à un moment où cela semblait possible du fait de la croissance, un mouvement historique de réduction du temps de travail qui avait cessé de se faire naturellement. Je suis d’accord avec vous : il aurait mieux valu que cela se fasse naturellement. Mais il s’avère qu’en France c’est rarement le cas... Dès lors, un accompagnement public et une incitation peuvent être efficaces.

Audition de M. Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre,
délégué du Gouvernement français au conseil d’administration
de l'Organisation internationale du travail (OIT)

(Procès-verbal de la séance du jeudi 30 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, je suis particulièrement heureux de vous accueillir. Notre commission d’enquête a souhaité entendre le délégué du Gouvernement français au conseil d’administration de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui est aussi l’auteur de la loi de 1996 relative à l’aménagement du temps de travail qui porte son nom.

Cette commission d’enquête a été créée à l’unanimité, sur proposition du groupe UDI, pour tirer les enseignements, de la manière la plus objective possible, de la réduction du temps de travail et notamment de la loi relative aux 35 heures, afin que Mme Barbara Romagnan, dans le rapport qu’elle remettra en décembre, puisse faire des propositions au Gouvernement d’aujourd’hui et à ceux de demain.

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage ; ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

En vertu du même article, les personnes auditionnées, sont tenues, sans toutefois enfreindre le secret professionnel, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gilles de Robien prête serment)

M. Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre, délégué du Gouvernement français à l'Organisation internationale du travail (OIT). C’est un réel plaisir pour moi de revenir dans cette institution et de rencontrer la nouvelle génération de parlementaires. Je crois me souvenir que la première des commissions créées pour étudier l’aménagement et la réduction du temps de travail l’a été à l’initiative de Philippe Séguin dans les années 1990. J’ai moi-même été à l’origine de la création d’une commission avant de déposer une proposition de loi à ce sujet ; vous me demanderez certainement si, avec le recul, je déposerais un texte semblable et nous en reparlerons. Votre commission est donc la troisième qui se consacre à l’aménagement du temps de travail en un quart de siècle ; je m’en réjouis et vous en félicite. La question a trop souvent été abordée de manière frontale, binaire et idéologique. Pourtant, cette belle réflexion est d’ordre philosophique, économique et sociétale ; elle doit, pour cette raison, être abordée sans esprit partisan, et aussi sans démagogie.

Je me rappelle avoir dit, en prenant la parole à la tribune de l’Assemblée après que Mme Martine Aubry eut présenté son premier projet de loi, qu’il n’y a pas de corrélation entre temps de travail et produit intérieur brut (PIB), car il y a une différence entre la somme de travail individuel et le travail collectif. Ainsi, si l’on en croit l’encyclopédie en ligne Wikipédia, le PIB par habitant n’a cessé de croître en France, passant de 13 000 dollars dans les années 1980 à 45 000 dollars aujourd’hui, alors que le temps de travail a baissé : la durée annuelle moyenne du travail était d’environ 2 000 heures en France en 1960 et, pour ceux qui ont du travail, elle est actuellement plutôt de 1 700 heures. La production de richesse a donc plus que triplé cependant que le temps de travail diminuait de 15 %.

Je remarque aussi que la durée annuelle du travail individuel varie selon les États : elle est comprise entre 1 378 heures aux Pays-Bas - pays qui a beaucoup misé sur le travail à temps partiel – et 2 232 heures en Corée du Sud, pour une moyenne de 1 741 heures dans les pays membres de l'OCDE, la France se situant au sixième rang avec 1 554 heures.

La notion de partage du temps de travail a souvent heurté une partie de l’opinion publique ou de ses représentants. Il en est bien ainsi pourtant, en France comme ailleurs : certains n’ont-ils pas un travail à temps plein alors que d’autres n’en ont aucun ? C’est une forme de partage du temps de travail que l’on accepte ou que l’on n’accepte pas, mais elle existe de fait. Quand une entreprise dresse un plan de licenciement, on a bien d’un côté ceux qui conservent un travail à temps plein, d’un autre côté ceux qui se trouvent au chômage. Cette forme particulière – tout pour les uns, rien pour les autres – de partage du temps de travail a été adoucie par ceux-là mêmes qui refusaient le plus nettement la notion de partage du temps de travail, par le biais de la loi sur la sécurisation de l'emploi. Indemniser le chômage partiel, c’est bien partager le temps de travail : en période où les commandes, et donc la production, sont moindres, on permet à l’ensemble des salariés de l’entreprise de travailler moins, individuellement, afin de conserver intactes les capacités de production pour le jour où les commandes repartiront. L’indemnisation du chômage partiel a été l’une des belles innovations introduites dans notre droit sous la précédente présidence de la République.

Je souhaite aussi dire le mal que je pense du lien abusivement fait entre réduction du temps de travail et paresse. La chancelière Angela Merkel aurait, dit-on, comparé la France à un vaste Club Méditerranée. Or la réduction du temps de travail ne signifie en rien paresse ou oisiveté : le temps ainsi récupéré peut être utilisé pour se former, se cultiver, passer du temps en famille ou, grâce à la démocratisation des moyens de transport, aller faire connaissance des autres. On ne saurait envisager la réduction du temps de travail comme l’oisiveté des paresseux face au travail des courageux. Néanmoins, on ne peut prétendre résoudre la question du chômage par le seul prisme du temps de travail. Cette piste ne doit pas être négligée, mais à condition de tenir compte de la réalité économique, qui se rappelle toujours aux nations et aux entreprises.

L’exemple de l’accord signé à l’usine Volkswagen de Wolsburg dans les années 1990 m’avait beaucoup marqué au moment de rédiger une proposition de loi sur la réduction du temps de travail. Quelques parlementaires français, dont j’étais, s’étaient rendus sur le site, où nous avions rencontré responsables des ressources humaines et délégués du personnel. Alors que l’usine, et l’entreprise elle-même, étaient menacées de disparition par une crise majeure, les partenaires sociaux s’étaient réunis pour définir ensemble les moyens de sauver le site, et ils s’étaient accordés sur une réduction draconienne du temps de travail – autour de 30 heures hebdomadaires – assortie d’une diminution non proportionnelle des rémunérations. L’accord a permis à l’entreprise de passer ce cap très difficile, et Volkswagen est maintenant le premier constructeur automobile européen. Ainsi, par une négociation réaliste au sein de l’entreprise, les partenaires sociaux ont sauvé des dizaines de milliers d’emplois immédiatement et permis à Volkswagen de repartir de manière très dynamique les années suivantes. C’est un exemple à méditer pour ce qu’il dit de la capacité de négociation, de la responsabilisation des partenaires sociaux, du réalisme économique et de la solution transitoire trouvée, qui a permis de préserver intégralement l’emploi sur le site, si bien qu’une production considérable a pu redémarrer par la suite… qui demande peut-être que des heures supplémentaires soient maintenant travaillées ! Ma conviction est en tout état de cause que mieux vaut travailler à temps partiel que chômer.

Sur le plan économique, la plus grande prudence s’impose. Des mesures systématiques, généralisées et obligatoires sont contre-performantes car les entreprises sont diverses par les produits qu’elles fabriquent, leurs concurrents, la variété des métiers qui y sont exercés et le degré de pénibilité de ces métiers, et aussi par la fluctuation des marchés, avec des périodes d’euphorie et de disette. C’est pourquoi j’étais opposé à la généralisation de la réduction du temps de travail instituée par Mme Aubry : elle me semble néfaste pour l’économie.

Toutefois, les mesures adoptées ont permis l’accélération, ou en tout cas la poursuite, des négociations lancées dans les entreprises grâce à la loi que nous avions fait voter et qui avait permis, en contrepartie d’une réduction du temps de travail, d’obtenir la flexibilité – mot qui fâchait alors et qui fâche peut-être moins aujourd’hui – au sein d’entreprises jusqu’alors bloquées sur 39 immuables heures hebdomadaires. La négociation rendue possible d’une réduction de charges en contrepartie d’une réduction de temps de travail permettait aux entreprises de mieux s’adapter au marché. Je le redis, des mesures générales et obligatoires peuvent avoir des effets contre-performants.

Je ne dispose pas des statistiques précises recensant les créations d’emplois permises par les différents dispositifs mais je crois me souvenir qu’en un an, la loi incitative que nous avons fait voter a conduit à la conclusion de plus de 3 000 accords d’entreprise, dans les plus grandes comme dans les plus petites. Selon les statistiques de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), le volet « offensif » du texte avait permis la création de 40 000 à 45 000 emplois et son volet « défensif » d’en sauvegarder entre 50 000 et 55 000. L’application de la loi a donc été un succès.

Il faut dire que j’avais pris soin de faire le tour de France des chambres de commerce et de rencontrer les partenaires sociaux pour expliquer l’esprit du texte, afin qu’il soit appliqué dans les meilleurs délais. De la sorte, les accords d’entreprise ont fleuri très rapidement et les partenaires sociaux se sont régalés, car ils ont pu avoir, enfin, des délégués dans les entreprises où il n’y en avait pas. La CFDT, en particulier, bien que réticente au départ, a tout de suite joué le jeu et est entrée dans de nombreuses entreprises. Ce dialogue social bouillonnant a donc, sous réserve de vérification, permis de sauver ou de créer un peu moins de 100 000 emplois. Ensuite est venue la première loi Aubry et, à cette occasion, une certaine rétention des accords d’entreprise a été commanditée par le ministère du travail en 1998, afin de transformer en « accords Aubry » des accords d’entreprise qui auraient dû être des « accords Robien »… En aurait-il été autrement que les « accords Robien » aurait plutôt été compris entre 3 300 et 3 400.

En conclusion, ce qui compte n’est pas le nombre d’heures travaillées individuellement mais la compétitivité de nos entreprises. Il est inexact de dire que l’on ne peut être compétitif si les salariés travaillent 30 ou 35 heures : l’important est le coût horaire de la production, qui détermine le prix de revient du produit. La productivité compte bien davantage que le temps de travail individuel de celles et ceux qui ont la chance de pouvoir travailler.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous recevoir, monsieur le ministre, est un honneur et un plaisir partagés par tous les membres de notre commission. Nous avons déjà procédé à de nombreuses auditions et entendu bien des déclarations, mais certains propos que vous avez tenus ne l’avaient pas encore été, et il est important et constructif pour nos travaux qu’ils émanent de vous.

Vous tenez les mesures obligatoires pour potentiellement contre-productives, ce que je peux entendre. Mais vous avez aussi souligné que la compétitivité des entreprises compte davantage que le temps de travail individuel. Cependant, il n’est pas indifférent au législateur de savoir dans quelles conditions vivent les salariés. Il faut certes tenir compte de la compétitivité de entreprises, au risque, sinon, d’un impact négatif, à terme, sur l’emploi, mais il nous importe de savoir que certains salariés travaillent 39 heures par semaine ou davantage et qu’ils en souffrent, alors que d’autres travaillent 30 heures dans de bonnes conditions et en étant bien payés. On ne peut donc se placer sur le seul plan de la compétitivité des entreprises. Comment, alors, au-delà des idéologies, faire prévaloir le souci de l’intérêt général et promouvoir des droits égaux pour tous ? Vous avez indiqué qu’il y a aux Pays-Bas de nombreux emplois à temps partiel. Soit ; mais le travail à temps partiel, s’il n’est pas toujours subi, est assumé presque intégralement par les femmes et, aux Pays-Bas, 75 % des femmes travaillent à temps partiel, se trouvant de ce fait beaucoup moins protégées et beaucoup moins rémunérées que les hommes. Ce mode d’organisation du travail n’est pas sans impact sur l’équilibre des relations entre les sexes.

Enfin, j’aimerais que vous nous précisiez en quoi la loi qui porte votre nom était préférable à la loi Aubry et nous dire, comme vous vous y attendiez, comment vous écririez votre texte aujourd’hui.

M. Denys Robiliard. La question du temps de travail est-elle abordée au sein de l’OIT ? Vos fonctions au sein de cette organisation vous donnent une vision d’ensemble des pratiques à l’œuvre dans le monde ; quelles conclusions tirez-vous de cette comparaison ? Vous l’avez amorcée en rappelant l’accord passé au sein de l’entreprise Volkswagen, où l’on a choisi le partage du travail en arbitrant entre contrats à temps plein, temps partiel et absence complète de travail.

Pour en revenir à l’année 1996, je me rappelle que vous vous étiez rendu dans plusieurs départements, avec Pierre Larrouturou, pour expliquer aux employeurs et aux syndicats la logique sous-tendant la réduction du temps de travail volontaire et pourquoi l’on peut produire beaucoup plus en beaucoup moins de temps. À la Halle aux grains de Blois, cet exercice pédagogique avait eu lieu devant un parterre plein ; il avait connu un fort retentissement et l’idée s’était diffusée auprès des patrons et des syndicalistes que la réduction du temps de travail était possible et qu’elle pouvait être nécessaire. Selon vous, cet effort pédagogique est-il toujours nécessaire ?

Mme Jacqueline Maquet. Je vous remercie, monsieur de Robien, pour cet exposé très convaincant, qui nous a permis de nous remémorer les 3 000 accords d’entreprise signés à un moment d’intense dialogue social qui a permis d’accélérer, sur la base du donnant-donnant, la réorganisation et la simplification des entreprises. Considérez-vous que la législation sur le temps de travail devrait évoluer, et si tel est le cas, comment ?

M. Gérard Sebaoun. Sur le plan historique, l’idée de la réduction du temps de travail est-elle apparue dans le sillage du thème de la « fracture sociale » cher à M. Jacques Chirac à cette époque ? Aviez-vous eu des débats politiques à ce sujet ? Sur un autre plan, vous avez affirmé fermement préférer le travail à temps partiel à l’absence de travail. Notre rapporteure a cependant rappelé qu’en France en tout cas, le travail à temps partiel est plus souvent subi que choisi et que les femmes en sont, objectivement, les premières « victimes ». Vous avez pris soin de nous donner l’exemple des Pays-Bas, pays où le rapport au travail est comparable au nôtre et qui a choisi massivement le travail à temps partiel. En France, dans certains secteurs caractérisés par des activités peu qualifiées très soumises à la concurrence internationale, faut-il aller dans le sens de ceux qui prônent – contrairement à la voie qu’emprunte l’Allemagne – l’éclatement de la rémunération, et tendre vers des salaires a minima pour des « petits jobs » ? Considérez-vous que cela serait acceptable ?

Mme Kheira Bouziane. Je me félicite de votre présence, monsieur de Robien ; il est agréable d’entendre une voix de l’autre côté de l’échiquier politique s’exprimer comme vous l’avez fait sur la réduction du temps de travail. Vous avez souligné que le PIB n’a pas baissé depuis l’introduction de la réduction du temps de travail. Mais dans un pays aussi riche que la France, un travail à temps partiel ne permet pas aujourd’hui de vivre dans des conditions décentes. Quel accompagnement social imaginer pour les salariés travaillant à temps partiel ?

M. Philippe Noguès. Certaines des entreprises, petites et grandes, qui ont réduit le temps de travail après l’adoption de la loi de 1996 ne sont pas revenues sur ces accords ; elles y ont donc trouvé un équilibre. Quel est votre point de vue sur la durée légale du travail, sachant que la 35ème heure de travail hebdomadaire est désormais simplement le seuil de déclenchement des heures supplémentaires ?

M. le président Thierry Benoit. Le temps de travail et plus précisément la question des 35 heures font l’objet de débats répétés depuis 15 ans, et j’envisage de proposer à notre commission d’enquête de recevoir le Premier ministre, qui a récemment fait des déclarations à ce propos. Vous considérez qu’une réduction du travail généralisée et obligatoire peut poser problème ; voulez-vous dire que notre commission serait bien inspirée de proposer l’assouplissement et la simplification du dispositif ?

M. Philippe Noguès a souligné que la 35ème heure de travail hebdomadaire est désormais le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Le gouvernement de M. François Fillon avait choisi de défiscaliser les heures supplémentaires. Comment, maintenant, réduire le coût du travail ?

Vous n’avez rien dit de l’application de la règle des 35 heures dans les fonctions publiques. Or l’accroissement du temps libre donne certes aux salariés la possibilité d’un enrichissement personnel et culturel, mais la généralisation de la réduction du temps de travail représente un coût pour la collectivité.

Pour poursuivre ce qui a été engagé dans les lois Robien et Aubry puis dans l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, devrions-nous proposer de simplifier le code du travail ? Pour ce qui concerne le temps de travail, ne faut-il pas encourager davantage encore les accords de filière, de branche et d’entreprise ?

M. Gilles de Robien. Rendre les mesures obligatoires, madame la rapporteure, est une marque de défiance à l’égard des partenaires sociaux. Je n’ignore pas que, face à des salariés « captifs », certains employeurs peuvent être tentés d’abuser de leur capacité de négociation. Néanmoins, par les lois Aubry, on a signifié aux partenaires sociaux qu’ils étaient incapables de discuter du temps de travail, une question tellement importante qu’il revenait à l’État d’en définir la durée. Il ressort pourtant d’une enquête que j’ai fait réaliser sur la perception qu’ont les Français des partenaires sociaux qu’ils placent de grands espoirs dans le dialogue social, à condition que les partenaires sociaux aient plus de liberté, qu’ils soient mieux formés à la négociation et qu’ils soient davantage sur le terrain.

L’accord dans l’entreprise doit être toujours privilégié, l’État devant définir le cadre du dialogue social et éviter les abus. L’État ne peut se mêler de tout, au risque de mal faire, puisque le sur-mesure lui est impossible ; son rôle est d’empêcher l’imposition de clauses léonines.

Je pense comme vous qu’il y a du bon et du moins bon dans le temps partiel, selon qu’il est choisi ou imposé. Je suis beaucoup plus favorable à une incitation au temps partiel, dans l’esprit de la loi de 1996, qu’à une obligation.

Vous m’avez demandé ce qui différencie la loi qui porte mon nom de la loi de Mme Aubry. Je me rappelle qu’elle était mal à l’aise lors de la présentation de la loi de 1996 – c’est qu’elle se voyait en quelque sorte « confisquer » son patrimoine politique… La première loi Aubry était incitative : elle donnait beaucoup de liberté à la négociation. J’ai regretté ensuite le caractère obligatoire de la mesure, je vous l’ai dit. Dans la loi de 1996, l’accent était mis sur l’incitation ; pour sa part, Mme Aubry a fait preuve de ce qui me semble être un autoritarisme excessif. Je me suis d’ailleurs demandé si elle n’a pas été aussi loin précisément pour marquer sa différence avec la loi de 1996 que parfois, pour cette raison, je regrette presque d’avoir fait adopter... Au moins avons-nous montré par ce texte que nous n’étions pas hostiles au principe, avec une autre démarche que la sienne.

Je continue de penser que la loi Aubry est contre-productive et j’ai indiqué dans le journal Le Monde, à l’époque, que j’étais franchement hostile à la réduction du temps de travail dans la fonction publique car l’État la paye sans obtenir aucune contrepartie. En 2008, le coût pour le budget de la réduction du temps de travail à 35 heures dans la fonction publique était, me semble-t-il, de quelque 30 milliards d’euros, soit la moitié du déficit budgétaire – et l’on cherche 3,5 milliards d’euros pour satisfaire Bruxelles aujourd’hui ! Ces 30 milliards d’euros ne sont pas utilisés pour créer des emplois ailleurs ni pour créer des investissements et ils manquent à l’action sociale. Était-ce vraiment une priorité pour celles et ceux qui ont la sécurité de l’emploi que de faire passer à 35 heures la durée de leur travail hebdomadaire, mesure adoptée au nom de l’égalité avec le secteur privé, alors que cette égalité n’existe pas ? Le résultat, c’est que 30 milliards d’euros n’ont pu être utilisés pour amortir la crise.

L’OIT évoque à peine la question de la réduction du temps de travail, en raison du matraquage que cette idée a déchaîné. Au cours des nombreuses réunions internationales consacrées aux moyens de répondre à la crise, l’accent a bien davantage été mis sur les investissements productifs pourvoyeurs d’emplois durables dans des conditions décentes que sur les solutions possibles en termes de temps de travail.

J’ai effectivement accompli un tour de France pour expliquer l’esprit de la loi de 1996 dans vingt à trente villes, avant et après le vote du texte. À chaque fois, nous nous sommes appuyés sur les représentants des milieux économiques et les partenaires sociaux, et tous étaient présents. J’étais souvent accompagné de Pierre Larrouturou. Il en tenait pour une semaine de 32 heures obligatoirement travaillées en quatre jours ; j’étais plus nuancé, ne voyant pas ce qui empêcherait d’étaler la durée du travail sur la semaine en fonction de la pénibilité du travail et des besoins de l’entreprise. C’est un homme généreux, qui était à la recherche de solutions, mais nous divergions sur ce point.

Pour moi, ce tour de France était très important : c’était en quelque sorte le « service après-vente » de la loi. Quand le législateur vote un texte, il s’imagine qu’il sera appliqué immédiatement – quelle erreur ! Le décalage entre la promulgation de la loi et son application peut être de 2 ans sinon 4, l’esprit originel peut en être dévié par les décrets d’application, l’administration peut opérer une rétention si le texte ne correspond pas à ses idées… Il en résulte qu’une loi peut être inefficace, ou d’une application si tardive qu’une autre a déjà été adoptée qui lui succède avant même que la première ait pu être appliquée. C’est ainsi que le droit du travail gagne sans cesse en épaisseur. Il faut, bien sûr, simplifier le code du travail car tout le monde s’y perd ; cela étant, la simplification à outrance n’est pas une solution dans un monde complexe.

Je retiens de ce tour de France la nécessité de faire de la pédagogie. Les salles qui nous attendaient étaient combles : 500, voire 1 000 personnes s’y pressaient, et il est arrivé qu’il faille retransmettre le débat à l’extérieur. Je me rappelle en particulier plus d’un millier de participants réunis dans un chai à Reims. Au terme de nos exposés, les critiques étaient peu nombreuses, sinon celles émanant d’un certain patronat, très minoritaire, qui nous reprochait, par le biais de ces négociations et de ces accords, de « faire entrer le loup dans la bergerie ». Cette expression, toujours la même, disait la peur du dialogue social, des représentants du personnel, des délégués syndicaux… Ce fantasme perdure.

La législation sur le temps de travail devrait-elle évoluer ? Je ne sais comment prendre le problème. Cela rejoint les questions portant sur les 35 heures, seuil de la majoration due pour heures supplémentaires. Vous savez comme moi qu’en politique certains mots fâchent et qu’il est très difficile de renverser certaines icônes ; ainsi, en 1996, il fallait éviter d’employer le mot « flexibilité », et lui préférer les termes « souplesse » ou « adaptation ». Aujourd’hui, je parlerais d’« ajustement »… Comment ajuster ? En donnant la plus grande place possible à l’accord d’entreprise, et en décidant d’adoucir le seuil de déclenchement par des réductions de charges, proportionnelles ou non, c’est à vous d’en débattre. Si nous voulons que le coût horaire dans nos entreprises soit comparable à celui qu’il est chez nos grands compétiteurs, nous devons autoriser des accords d’entreprises associant un allégement des cotisations sociales au-dessus de 35 heures, pour permettre aux entreprises de travailler davantage, dans un cadre légal que je me garderai de définir. Permettez-moi de rappeler que le coût horaire, il y a quinze ans, était moindre en France qu’en Allemagne mais qu’aujourd’hui il est plus élevé. Dans un système compétitif, nos coûts doivent, a minima, être les mêmes que ceux des entreprises allemandes, qui sont nos fournisseurs et nos clientes.

Je suis incapable de me remettre en situation de manière assez précise pour vous dire si la genèse de la loi de 1996 avait un lien avec la volonté alors exprimée par M. Chirac de réduire la fracture sociale. À l’époque, M. Pierre Larrouturou était venu travailler à mes côtés à la mairie d’Amiens dont je voulais réorganiser certains services. Nous avons évoqué l’aménagement du temps de travail et nous avons cheminé un moment de conserve ; je ne me souviens pas si l’appel pertinent à la réduction de la fracture sociale lancé par M. Chirac a encouragé mon tropisme vers la réduction du temps de travail.

Je ne sais si les 18 à 20 % des Néerlandais qui travaillent à temps partiel l’ont tous choisi. Néanmoins, il ne me paraîtrait pas de bonne pratique d’évacuer totalement la possibilité du temps partiel : il est parfois imposé, mais le chômage ne l’est-il pas aussi ? Entre un temps partiel imposé et un chômage imposé, je n’hésite pas un instant. Cela peut sembler cynique mais les emplois aidés sont eux aussi des emplois à temps partiel et il y en a eu jusqu’à 800 à la mairie d’Amiens et à la communauté d’agglomération. Que le temps partiel soit subi est très ennuyeux, mais le chômage est encore plus traumatisant. Je suis, pour cette raison, favorable à une incitation au temps partiel pour donner une activité au plus grand nombre, en résistant aux oukases de Bercy, qui considère toute réduction de cotisations comme une dépense alors qu’il s’agit d’une moindre recette. Le rôle de l’État est d’apporter une goutte d’huile dans les négociations, cette goutte d’huile étant souvent une réduction de charges.

Faut-il instituer un salaire inférieur au SMIC pour encourager l’emploi des jeunes ? La question est très embarrassante. J’observe que dans les pays où le SMIC est inférieur au nôtre, le chômage des jeunes est souvent moindre. Faut-il imposer un « SMIC jeune » en France ? Cette question très délicate demande un consensus national, comme l’a montré, a contrario, la tentative d’introduction du « contrat première embauche » en 2005, les jeunes se sentant menacés par la mesure nouvelle – alors qu’ils sont menacés par le chômage On sait que de nombreuses entreprises hésitent à embaucher des jeunes en raison du coût de ces embauches. Disposerait-on des 30 milliards d’euros dont il a été question précédemment que l’on pourrait concevoir des incitations destinées à ne pas trop pénaliser le salaire de la première embauche. Même si je ne dispose pas de preuves tangibles, je suis convaincu que le niveau actuel du SMIC est un handicap.

Vous avez raison, madame Bouziane, la rémunération attachée à un travail à temps partiel ne permet pas de vivre de façon décente ; mais un chômeur en fin de droits n’a plus les moyens de vivre du tout. Ce n’est pas parce qu’il y a pire que la solution est bonne, mais au moins un travail à temps partiel permet-il de continuer à être utile, de conserver une dignité et des savoir-faire ; rester en activité, c’est aussi la philosophie qui sous-tend les emplois aidés. Je vous ai parlé du temps réservé à la formation grâce à la réduction du temps de travail et je vous ai dit que travailler moins ne signifie pas être oisif mais permet de consacrer plus de temps à d’autres activités utiles. Personne ne peut rejeter l’idée d’un accompagnement social.

Il faut selon moi assouplir les lois Aubry, monsieur Noguès, pour permettre par des accords d’entreprise d’amortir le surcoût que représente la majoration des heures supplémentaires – 25 % de la 36ème à la 43ème heure, 50 % au-delà – par une réduction des charges pour les entreprises qui ont un surcroît temporaire de travail ; et si le besoin est permanent, elles doivent embaucher.

En revanche, monsieur le président, je ne suis pas favorable à la défiscalisation des heures supplémentaires ; elle pousse à ne pas recruter, à contre-sens d’une politique de l’emploi conçue pour favoriser l’embauche de ceux qui restent à la porte de l’entreprise alors qu’ils aimeraient bien y travailler, fût-ce à mi-temps.

J’estime à 30 milliards d’euros le coût de la réduction du temps de travail dans la fonction publique mais il faudrait faire des calculs précis pour l’ensemble des fonctions publiques, la fonction publique territoriale comprise. Pour finir de vous choquer, je dois vous indiquer qu’à mon arrivée à la mairie d’Amiens, j’avais fait passer tout le personnel à 39 heures de travail hebdomadaire, avant que la loi Aubry ne nous oblige à faire machine arrière. Pour moi, c’était une question d’équité. Cela n’a pas été facilement accepté, mais nous avions ainsi dégagé 150 millions d’euros par an, qui ont été consacrés aux investissements ; cela a été beaucoup plus utile à l’emploi que de permettre aux fonctionnaires territoriaux, quels que soient leur mérite et leur savoir-faire, de bénéficier des 35 heures. Je suis convaincu que si un Gouvernement, hier ou aujourd’hui, avait décrit la crise, sans excès de dramatisation, mais telle qu’elle était vraiment – et l’on en savait la gravité – les Français auraient accepté des efforts équitablement répartis. Un minimum de consensus doit être trouvé entre la majorité et l’opposition.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Nous ne songions pas, en vous interrogeant, à l’arbitrage entre travail à temps partiel et chômage mais à l’arbitrage entre travail à temps partiel et travail à temps plein et même au-delà, puisque beaucoup de salariés sont appelés à faire des heures supplémentaires. Bien entendu, il est préférable d’avoir un emploi à temps partiel que pas d’emploi du tout, mais pour moi, le travail est déjà partagé entre ceux qui en ont parfois trop et qui en souffrent, ceux qui n’en ont pas et ceux qui en ont trop peu pour vivre bien et de manière autonome. Notre question était plutôt de savoir comment mieux équilibrer temps partiel et temps plein, d’où l’idée de réduire encore le temps de travail, que la méthode soit incitative ou obligatoire.

M. Gérard Sebaoun. Vous avancez le montant, considérable, de 30 milliards d’euros, qui serait celui du coût de la réduction du temps de travail pour les fonctions publiques. Or, lors de son audition, Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l'administration et de la fonction publique, a indiqué que la réorganisation de la fonction publique d’État s’était faite sans créations de postes sinon un peu moins de 5 000 dans l’administration pénitentiaire et la sécurité, et qu’il y avait eu des créations de postes dans la fonction hospitalière après la seconde loi Aubry. M. Lionel Jospin a, pour sa part, admis devant nous que la réduction du temps de travail dans la fonction publique hospitalière avait été faite sans que l’on anticipe suffisamment la réalité des difficultés à venir. Mme Lévêque nous a aussi indiqué que les accords conclus après la loi de 1996 dans certaines collectivités territoriales avaient eu pour effet indirect que le temps de travail y était déjà passé à 32 heures. En résumé, il a été fait état devant nous de 5 000 créations de postes dans la fonction publique d’État et de 45 000 dans la fonction publique hospitalière ; aucun chiffre ne nous a été donné à ce stade pour la fonction publique territoriale. Quoi qu’il en soit, je ne retrouve pas la dépense supplémentaire de 30 milliards d’euros que vous avez mentionnée.

M. Gilles de Robien. Si l’on prend en considération le coût total de la fonction publique – rémunérations versées, charges et pensions de retraite – et que l’on demande aux agents de travailler 11 % de temps supplémentaire, soit l’on augmentera considérablement le service rendu au public, soit l’on réduira progressivement de 11 % cette masse salariale. Ainsi peut-on calculer l’économie réalisée à terme : 300 milliards d’euros diminués de 11%, soit quelque 30 milliards. Je l’ai un jour calculé au coin d’une table avec un ancien ministre des finances et du budget…

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Nous creuserons ce point.

M. le président Thierry Benoit. M. Lionel Jospin, qui nous a dit n’avoir jamais envisagé d’appliquer les 35 heures automatiquement dans les fonctions publiques, a pour sa part estimé à 15 milliards d’euros le coût général du passage aux 35 heures. Les représentants de l’Institut Montaigne que nous recevrons sous peu nous donneront sans doute des éléments précis sur le coût du passage aux 35 heures dans la sphère publique et dans le secteur privé.

Monsieur le ministre, j’ai apprécié la tonalité dépassionnée de vos propos. Comme vous, je suis convaincu que si on leur décrivait la situation telle qu’elle est, les Français seraient prêts à s’adapter et à beaucoup évoluer – à condition qu’on définisse et la trajectoire et la destination choisies. Je vous remercie à nouveau.

Audition de M. Hervé Lanouzière, directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail

(ANACT) (Procès-verbal de la séance du jeudi 30 octobre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Je suis heureux d’accueillir M. Hervé Lanouzière, directeur de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), ancien directeur adjoint pour l’hygiène, la santé, la sécurité et l’environnement de la branche alliages du groupe ERAMET, ancien conseiller à la sous-direction des conditions de travail de la Direction générale du travail (DGT), en charge de la cellule « risques psychosociaux ».

Monsieur, vous êtes de longue date un spécialiste des questions de santé au travail, dont vous avez étudié les différents aspects, des risques physiques aux risques mentaux.

Notre commission d’enquête s’intéresse à l’impact social de la réduction du temps de travail dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi nous avons souhaité vous auditionner, afin que vous puissiez nous éclairer sur les incidences de la mise en place des 35 heures sur les conditions de travail des salariés et l’organisation des entreprises.

L’ANACT a d’ailleurs publié, en juillet dernier, une étude relative aux effets de la RTT sur les conditions de travail, qui formule trois constats : les lois Aubry ont conduit à un développement de la flexibilité, à un accroissement de l’intensité du travail, et elles ont renouvelé l’approche de la conciliation des temps entre vie professionnelle et vie privée. Nous espérons que vous pourrez nous présenter le détail des résultats de cette étude.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Hervé Lanouzière prête serment.)

La Commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Hervé Lanouzière, directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT). Je vais m’efforcer, en tant que directeur de l’ANACT, mais aussi comme ancien inspecteur du travail et au titre des diverses fonctions que j’ai exercées auparavant, de répondre aux questions que vous m’avez adressées.

Première question : le passage aux 35 heures a-t-il donné lieu à une amélioration ou à un sentiment d’amélioration des conditions de travail ? Je ferai d’abord quelques considérations générales, avant de vous apporter des informations plus précises basées sur les études réalisées en la matière.

Les 35 heures ne sont pas le résultat d’un mouvement social en faveur de l’amélioration des conditions de travail : la réduction du temps de travail visait à libérer du temps libre pour les salariés, à partager le travail dans un contexte de chômage structurel élevé, et à augmenter la compétitivité des entreprises en assouplissant les conditions d’aménagement du temps de travail – horaires, flexibilité, productivité. Le temps libéré a été pensé, mais pas nécessairement ce qui se passe durant le temps de travail, cet impensé ayant conduit à un constat a posteriori des effets sur la santé, mais aussi du rapport au travail et des modes de gestion du temps. Aujourd’hui, une action corrective de gestion des dérives de part et d’autre induit une posture défensive, rendant difficile un débat serein, avec le soupçon de vouloir remettre en cause les acquis. Or ce n’est plus tant la question des 35 heures qui est posée dans les entreprises que celle de l’aménagement du temps de travail et des nouvelles règles d’organisation du travail.

Aussi la mise en place des 35 heures n’a-t-elle pas toujours produit les effets attendus, d’autant que les entreprises ont mis en place au cours des deux dernières décennies d’importantes réorganisations – gains de productivité, lean management, flux tendus, zéro stock, etc. Cette situation a abouti à un ajustement au plus près des ressources aux besoins et, par conséquent, à une réduction importante des marges de manœuvre conjuguée à une intensification du travail, au point de faire naître des tensions importantes, à l’origine de certains risques psychosociaux (RPS) et de troubles musculo-squelettiques (TMS). En effet, le moindre aléa, l’absence d’un salarié malade par exemple, génère des tensions dans l’entreprise. Ainsi, l’intensification du travail n’est pas seulement liée aux 35 heures, elle est également due aux réorganisations dans les entreprises.

De nos jours, il est difficile pour un manager de trouver des marges de manœuvre lorsqu’un salarié est inapte, car les postes allégés, qui permettaient auparavant d’absorber les difficultés passagères rencontrées par certains salariés, n’existent plus dans les entreprises. Lorsque je dirigeais la cellule « risques psychosociaux » à la DGT, beaucoup de directeurs des ressources humaines de très grands groupes m’ont expliqué que chaque aléa représentait un coût pour l’entreprise. Un DRH m’a même avoué en 2010 : « Nous sommes au " taquet ", chaque gain supplémentaire de productivité ne peut se faire désormais qu’au détriment de la santé des personnes. »

Selon l’étude SUMER 2002-2003 de la DARES (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), la moitié des salariés estiment que la réduction du temps de travail a amélioré leur situation, un tiers qu’elle n’a rien changé, et un sur sept qu’elle l’a détériorée. En outre, 57 % des salariés indiquent des durées hebdomadaires de travail variables selon les périodes, et 12 % des salariés concernés par une réduction du temps de travail connaissent leurs horaires de travail moins d’une semaine à l’avance. Il faut souligner également que les règles et les pratiques de gestion des nouveaux horaires de travail – délais de prévenance, accord de la hiérarchie, choix des heures et des jours non travaillés – apparaissent plus importantes pour les salariés concernés que la quantité d’heures de travail.

Ainsi, les salariés ne sont pas réfractaires à la flexibilité, ils ne rechignent pas à faire beaucoup d’heures s’ils bénéficient de contreparties, mais l’important pour eux – comme pour les employeurs – est d’avoir un cadre sécurisé. J’y reviendrai.

L’enquête sur les conditions de travail réalisée par la DARES entre 2005 et 2013 révèle que les contraintes sur le rythme de travail se sont accrues chez les salariés. La stabilisation de l’intensité du travail observée entre les enquêtes de 1998 et 2005 apparaît ainsi comme une parenthèse dans une trajectoire ascendante entamée à la fin des années quatre-vingt. Cette nouvelle hausse semble liée au rythme accru des changements organisationnels et à la plus grande insécurité de l’emploi ressentie par les salariés.

En effet, à partir de 2005, les entreprises ont connu d’importantes réorganisations, et la manière dont celles-ci ont été conduites a pu générer de l’insécurité et donc des risques psychosociaux, a fortiori si ces changements ont induit un sentiment d’inconfort et d’intensification du travail.

Une autre étude réalisée par la DARES en 2005 concerne les entreprises de quatre secteurs – banque, services informatiques, plasturgie, métallurgie –, toutes passées aux 35 heures sur la base de la seconde loi Aubry. Elle montre que la réduction du temps de travail est compensée par l’invention et l’usage accru de nouvelles sources de flexibilité : usage stratégique des jours de RTT, gestion des intercontrats, temps de formation diminués ou pris sur le hors-travail, flexibilités clandestines. En outre, un tiers des salariés de l’étude estiment que le passage aux 35 heures s’est traduit par une intensification de leur travail. Par ailleurs, si 10 % seulement souhaiteraient faire marche arrière, la moitié d’entre eux pensent qu’un autre aménagement de leur temps de travail serait une bonne chose.

Ainsi, on retrouve l’idée que, pour les salariés, les modalités d’aménagement dans l’entreprise priment sur la durée, l’annualisation ou la quantité d’heures travaillées.

Comme l’indique la DARES dans une note de synthèses de juin 2003, l’enquête « RTT et modes de vie » menée début 2001 montre que ce sont surtout les cadres et professions intermédiaires, aussi bien hommes que femmes, qui ont une perception positive de l’évolution des conditions de travail depuis la RTT. En général, ils gèrent librement leurs horaires de travail – horaires à la carte, déterminés par le salarié lui-même –, sans véritable contrôle. Ils déclarent souvent que leurs contraintes personnelles ont été prises en compte au moment des négociations et que la RTT s’est traduite pour eux par l’octroi de journées ou de demi-journées.

En effet, nombre de négociations se sont déroulées au moment du passage aux 35 heures, notamment dans des secteurs où les femmes ont négocié dans le cadre d’un mandatement, ce qui leur a permis de trouver des arrangements qu’il est difficile de remettre en cause aujourd’hui.

Cela est plus complexe pour les cadres de haut niveau, car leur rapport aux 35 heures est ambivalent. Le forfait jours s’est effectivement traduit pour eux par une disponibilité permanente, qu’ils jugent néanmoins normale au regard de leur totale liberté pour organiser leur temps de travail. En outre, les cadres de haut niveau voient dans le forfait jours un signe d’appartenance au management de l’entreprise, auquel ils sont très attachés, mais il existe une grande porosité entre leur vie professionnelle et leur vie privée, aggravée par les technologies de l’information et de la communication, les employeurs eux-mêmes reconnaissant que ces cadres sont susceptibles de travailler sept jours sur sept. Ce genre de situation, relativement fréquente, peut amener ces salariés à dépasser très sensiblement les durées maximales autorisées, au point de mettre leur santé en danger – je pense au burn out –, sans compter qu’elle rend quasi impossible l’articulation entre vie privée et vie professionnelle.

Pour les autres catégories de salariés, c’est-à-dire les non-cadres, des entreprises ont réalisé des gains de productivité pour compenser la RTT – on parle même d’accord de productivité –, car les accords ont donné lieu à un redécoupage des tâches. Dans la mesure où il a fallu compter le temps de travail, il est devenu nécessaire de discuter des pauses et des temps d’habillage, ce qui a généré un sentiment d’inconfort sur le lieu de travail, si bien que beaucoup de salariés ont eu le sentiment de travailler plus qu’avant. Les salariés assujettis à des horaires postés, mais aussi les employés et les agents de maîtrise, vivent l’intensification du travail dans des horaires contraints, mais en général avec des RTT collectives et individuelles. Pour autant, ces salariés jugent le bilan plutôt positif, même si l’intensité peut conduire à une fatigue au quotidien.

En résumé, le bilan des conditions de travail est contrasté selon le secteur d’activité, la catégorie socioprofessionnelle et – nous le verrons – selon le sexe. On peut dire qu’il y a eu des perdants et des gagnants. Mais d’un point de vue statistique, toutes les enquêtes concluent à une intensification du travail, d’où une question légitime : le temps non travaillé compense-t-il qualitativement le temps de travail réduit et intensifié ? En tout cas, les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux sont la preuve que ces temps de compensation ne sont pas toujours bien articulés.

Deuxième thème que vous avez souhaité aborder : au long cours, a-t-on observé des changements d’attitude par rapport au travail à la suite de l’instauration des 35 heures – montée de l’absentéisme, démobilisation ou, à l’inverse, remotivation des équipes ?

Aucune étude ne montre un lien direct entre les 35 heures et l’absentéisme ou la démobilisation. On sait cependant que les salariés, en particulier les cadres, ont intériorisé l’idée qu’ils ne feront pas toute leur carrière dans la même entreprise, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur rapport au travail, y compris en matière d’absentéisme.

En revanche, les 35 heures mettent en évidence un nouvel équilibre entre trois grandes constantes, comme l’a montré l’étude de l’ANACT sur l’impact de la RTT publiée en 2014 que vous avez citée en introduction. La première est une évolution des exigences du marché. De nos jours, chacun trouve normal de passer une commande sur Internet un dimanche après-midi et d’être livré le surlendemain, mais cela signifie que des personnes travaillent le week-end. Cette situation conduit nécessairement, et c’est la deuxième grande constante, à des contraintes de production et d’aménagement des organisations des entreprises. Désormais, une entreprise de vente à distance ne travaille plus comme il y a quinze ou vingt ans, avec un catalogue publié deux fois par an : pour survivre, les entreprises doivent s’adapter par de nouvelles contraintes de flexibilité. Troisième grande tendance : les attentes des salariés ont évolué : ils souhaitent plus de souplesse pour une meilleure articulation vie privée – vie professionnelle et considèrent la RTT comme un droit.

La conjonction de ces trois contraintes a conduit à un bouleversement des équilibres antérieurs. Encore une fois, la question n’est pas forcément celle des 35 heures, elle est plutôt celle des nouvelles régulations à mettre en place – l’ANACT parle de « compromis temporel » – pour satisfaire ces trois contraintes parfois contradictoires. En effet, la nécessité de flexibilité pour les entreprises, d’un côté, et les attentes des salariés en termes d’articulation vie privée – vie professionnelle, de l’autre, sont difficilement conciliables dans le cadre actuel de la durée du travail.

Quelles que soient les évolutions, la notion de choix semble déterminante dans le compromis temporel. Suivant que la contrainte horaire est subie ou consentie, elle donne ou non au salarié le pouvoir d’agir sur son destin, dans et hors de l’entreprise, elle lui donne un sentiment d’autonomie, mais aussi de sécurité. Une organisation choisie en deux fois douze heures, par exemple, peut être bien vécue et n’aura pas forcément des effets néfastes sur sa santé. Comme la presse s’en est fait l’écho, les contrats anglais « zéro heure » peuvent conduire à une grande précarité et à une aggravation des conditions de travail. À l’inverse, des situations bien gérées où les salariés ont le choix peuvent être vécues comme une souplesse et une amélioration des conditions de travail. À titre d’exemple, un établissement hospitalier parisien, soucieux de résoudre la problématique de l’absentéisme et d’assurer des vacations les samedis, dimanches et la nuit, a mis en place un site Internet grâce auquel les salariés connaissent l’agenda 26 semaines à l’avance et peuvent s’y inscrire volontairement. Alors qu’auparavant les cadres de cet établissement passaient l’immense majorité de leur temps à gérer l’absentéisme et les conflits, plus de 80 % de l’agenda est aujourd’hui géré par les salariés eux-mêmes, qui ont ainsi la possibilité de préserver des semaines pour des raisons familiales.

Ainsi, on ne sait pas dire si les 35 heures ont généré des modifications de comportements, mais on sait que les salariés ont des attentes différentes en matière d’aménagement du temps de travail.

Troisième question : la fonction de manager s’est-elle complexifiée depuis la réduction du temps de travail – coexistence de plusieurs rythmes de travail, gestion des congés et jours de RTT des effectifs, etc. ? Comment accompagner cette évolution du rôle de manager ?

Le travail d’un manager consiste à mettre en adéquation une charge de travail et des heures de travail. Quand il devait auparavant essentiellement gérer des absences pour maladie et des plannings de congés, il passe aujourd’hui la majeure partie de son temps à planifier des présences pour que tout le monde soit là au moment où cela est nécessaire. Or un grand nombre d’entre eux, aussi bien dans les grandes entreprises que dans les PME, évoquent un malentendu selon lequel il existerait un droit aux journées de RTT, permettant aux salariés de prendre des journées à leur guise, ce qu’il est difficile de leur refuser car ces managers ne savent plus ce qu’ils ont le droit de faire. En réalité, ils sont démunis, n’étant pas préparés à travailler sur ces compromis temporels. Aussi l’ANACT juge-t-elle nécessaire d’instaurer à leur intention une formation à la conduite du dialogue professionnel, qui leur permette de mieux articuler les attentes de reporting de la direction et les contraintes des salariés. Faute de quoi, ils seront confrontés à l’absentéisme, au turnover, au désengagement des salariés. Ce sujet est un axe fort de l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail, signé en juin 2013, dont une des préconisations est la création d’espaces de discussions.

Quatrième question : la mise en place des 35 heures a conduit à une intensification des rythmes de travail ; comment accompagner les entreprises pour y remédier ?

Je viens d’y répondre en partie, en abordant la formation et l’accompagnement des managers. Aujourd’hui, les tensions – absentéisme, turnover – dans l’entreprise amènent les uns et les autres à rechercher des boucs émissaires. Il faut sortir de cette situation au profit d’une logique de dialogue professionnel permettant d’élaborer de nouveaux compromis. Face à l’intensification du travail, des employeurs de grandes entreprises pensent nécessaire de retrouver des temps de respiration, par exemple grâce à des moments d’échanges sur les process, la qualité, la notion de progrès, la performance globale, et en faisant travailler les équipes de manière transversale.

Cinquième question : les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) se sont-ils saisis de la question de l’intensification du rythme de travail due à la réduction du temps de travail ?

L’appropriation par les CHSCT de la question de l’intensification du travail a été contrastée. Je rappelle qu’au moment de la mise en place des 35 heures, les discussions ont porté sur la rémunération, l’aménagement des horaires, le temps libéré – et moins sur ce qui allait se passer pendant le temps de travail –, si bien que les représentants du personnel n’ont pas toujours pris la mesure de la question de l’intensification. Avec l’émergence des risques psychosociaux, la problématique de la charge de travail a été soulevée par les CHSCT, elle l’est à nouveau aujourd’hui, et de façon systématique en cas de réorganisation dans l’entreprise. Or les CHSCT ne disposent pas des outils pour traiter ces questions. Cela suppose, là encore, une formation à leur intention.

Sixième question : quelles ont été les conséquences sur la vie privée et familiale de la réduction du temps de travail et sur la conciliation entre vie privée et vie professionnelle ?

À la fatigue due à l’intensification du travail s’est ajoutée la fatigue liée aux trajets travail et domicile, en particulier en Île-de-France où le temps de déplacement peut représenter 25 % du temps de travail journalier. La RTT a conduit à des demandes d’organisation personnelle très différentes entre les hommes et les femmes. Comme les études l’ont mis en évidence, les femmes ont souvent négocié des aménagements leur permettant de concilier vie professionnelle et vie familiale – pour s’occuper plus et mieux de leurs enfants –, alors que les hommes se sont placés dans une logique d’articulation entre temps de loisirs et temps de travail. Par conséquent, les femmes ont gagné en termes d’articulation vie privée – vie professionnelle, mais elles ont perdu en termes d’égalité professionnelle. Car en travaillant à temps partiel, en recourant davantage aux RTT ou en prenant des mercredis pour s’occuper de leurs enfants, elles se sont retrouvées désavantagées en matière de promotion professionnelle, contrairement aux hommes qui sont plus disponibles pour l’entreprise en ne s’investissant pas davantage, comme toutes les études le montrent, dans les tâches domestiques.

Septième question : la réduction du temps de travail a-t-elle eu un impact sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ?

Je viens de démontrer, à l’appui d’études reprises dans la note que je vous communiquerai, que l’effet pervers possible de la RTT est que les femmes, en prenant plus de temps pour les enfants, ont moins de chances de promotion.

Huitième question : quels ont été les effets de la réduction du temps de travail sur la diffusion du travail à temps partiel ?

La réduction du temps de travail à partir de 1966 a été conduite à peu près de la même manière dans tous les pays d’Europe, avec des horaires hebdomadaires diminués, davantage de congés et des gains de productivité. Néanmoins, les salariés à temps partiel sont aujourd’hui moins nombreux en France, où les statistiques montrent un arrêt de la hausse du temps partiel à partir du passage aux 35 heures, l’explication étant la suppression des exonérations sociales et fiscales associées spécifiquement au temps partiel et l’instauration des exonérations sociales liées aux 35 heures. Beaucoup de personnes sont passées à temps plein à la faveur du passage aux 35 heures.

Neuvième question : aujourd’hui, avec la création de mécanismes d’aménagement du temps de travail et la mise en place d’horaires plus flexibles et individualisés pour les salariés, le droit du temps de travail représente-t-il toujours, selon vous, une contrainte forte pour les employeurs ?

Il est devenu très difficile pour les employeurs comme pour les salariés de savoir ce qui est autorisé et dérogatoire. Les salariés ne savent pas s’ils ont le droit de refuser certaines choses, par exemple, de venir travailler le samedi ; les employeurs ignorent ce qu’ils ont le droit de demander. Sur le télétravail, par exemple, un texte de loi existe, mais n’apporte pas de réponses à nombre de questions, ce qui insécurise employeurs et salariés et est susceptible de réduire le recours à ce type de travail. Au vu de cette complexité, je pense nécessaire de sortir de la juxtaposition historique des textes pour fixer un cadre en adéquation avec les évolutions que j’ai soulignées tout à l’heure, ce qui permettrait à chacun de savoir ce qu’il a le droit de faire.

Dernière question : dans quel sens souhaiteriez-vous que la législation sur le temps de travail évolue ? D’une manière générale, le droit du temps de travail vous semble-t-il aujourd’hui trop complexe ? Avez-vous identifié des points qui pourraient faire l’objet d’une simplification ?

Comme ancien inspecteur du travail, je dirai que la nécessité absolue est de contrôler les durées maximales – quotidienne, hebdomadaire –, qui protègent la santé des salariés, comme le prévoient les directives européennes. Ces maxima doivent figurer dans la loi. Ensuite, un décret pourrait fixer le nombre de jours de travail par semaine, le calcul des heures supplémentaires, les congés payés, etc. Enfin, un règlement propre à chaque entreprise pourrait fixer l’organisation du travail pour répondre à la nécessité de souplesse voulue par l’employeur et les salariés. À défaut de règlement, c’est le décret qui s’appliquerait.

Enfin, les nouvelles technologies permettent de répondre à ces compromis temporels dont je parlais tout à l’heure, au même titre que le télétravail.

M. le président Thierry Benoit. Merci infiniment pour la qualité et la clarté de votre propos.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Je vous remercie de votre propos très complet qui s’appuie sur plusieurs études très intéressantes.

Merci également d’avoir abordé la dimension du genre. Pour avoir visité récemment un hôpital de région parisienne dans le cadre de nos travaux, j’ai eu le sentiment que les femmes – car elles sont majoritaires dans ce secteur – préfèrent avoir des journées de douze heures pourvu que cela leur permette de bénéficier de jours supplémentaires de RTT. Je pense aussi intéressant d’aborder la question de la parentalité, comme le font des enquêtes de la DARES en distinguant femmes cadres et non cadres, et salariées avec ou sans enfants.

Enfin, vous avez parlé des marges de manœuvre des grands groupes. Or si les grands groupes licencient, cela ne signifie pas pour autant que leurs actionnaires sont mal rémunérés. Je pense donc que la réduction du temps de travail a « bon dos ». Certes, elle représente un coût, mais on pourrait envisager un partage différent de la valeur ajoutée.

M. Gérard Sebaoun. Merci pour l’exhaustivité de votre propos. J’ai la même lecture que vous, sauf sur le fait que seuls les cadres de haut niveau sont au forfait jours, car je connais une entreprise où tous les cadres le sont.

Effectivement, les managers sont soumis à une pression en amont et en aval très importante : l’organisation d’une semaine est d’une grande complexité au regard du fameux reporting. C’est ce que j’appelle le « TTU » : tout est très urgent, pour le manager comme pour les salariés. Je pense essentiellement au secteur tertiaire.

À ce temps contraint, se sont ajoutées des primes de performance collective, ce qui ne va pas sans poser de difficultés supplémentaires en termes d’organisation. Des salariés sont présents cinq jours sur cinq quand d’autres sont à temps partiel ou absents pour cause de RTT, d’où le sentiment que certains travaillent plus que d’autres et que le manager ne peut s’appuyer sur une partie de son équipe.

Sur les temps de respiration, vous avez mille fois raison. Il s’agit d’un sujet fondamental dont les entreprises, surtout les grandes, doivent se saisir car ces difficultés au quotidien – ne pas pouvoir boire un café ou se lever sans être observé, etc. – génèrent des conflits dans les bureaux. En région parisienne, le temps de transport entraîne une fatigue avant même de commencer sa journée de travail, surtout quand on a trois modes de transport combinés, et les gens ressentent souvent le besoin de fumer une cigarette ou de prendre un café à la cafétéria avant même de commencer leur journée de travail.

Je crois au télétravail, mais je suis circonspect, car il ne doit pas casser les relations sociales.

Enfin, les nouvelles technologies ont bouleversé le rapport des cadres au travail, avez-vous expliqué, avec une porosité entre vie privée et vie professionnelle. Certains syndicats proposent le droit à la déconnexion, mais cela me paraît inenvisageable aujourd’hui, en particulier pour les jeunes générations. Qu’en pensez-vous ?

M. Denys Robiliard. Dans ma province, le forfait jours est moins répandu qu’en région parisienne. Existe-t-il des statistiques sur l’utilisation du forfait jours en France ? Pour les cadres de direction, il n’y a plus de limite horaire dans l’esprit de la loi. Or dans un arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé que la limite des 48 heures n’avait pas disparu.

La fin de votre propos a dû « chatouiller » agréablement les oreilles de notre président. Si le cadre légal doit se limiter à la protection de la santé, quelles règles faudrait-il conserver et quelle durée légale du travail fixer ? Beaucoup d’entreprises ne comportent pas de représentants du personnel ni de délégués syndicaux. Quels seraient alors les lieux de négociations et la branche constituerait-elle le bon cadre ? Quand bien même il y aurait des représentants syndicaux, et compte tenu de la situation de l’emploi, un rapport de forces pourrait aboutir à imposer l’inacceptable. « C’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », disait Lacordaire. Enfin, l’affaiblissement syndical est évident en nombre d’adhérents et de présence dans les entreprises en raison de la précarisation du travail. Dans ce contexte, qu’en est-il de la capacité réelle des acteurs à négocier ?

M. le président Thierry Benoit. Je souscris entièrement au propos de M. Sebaoun sur la problématique des déplacements domicile travail, en particulier en région parisienne.

Le législateur ne pourrait-il pas, plutôt que fixer un cadre contraint, s’appuyer sur l’accord national interprofessionnel pour instaurer dans l’entreprise un dialogue vertueux qui permette de définir un projet d’entreprise en termes d’agenda, de cadences, de rythmes de travail, etc. ? Cette voie irait dans le sens de la souplesse et de la simplification que nous appelons de nos vœux.

M. Hervé Lanouzière. Sur les forfaits jours, je ne sais pas répondre à votre question. Sans doute la DARES a-t-elle des éléments ; sinon, il serait intéressant d’enquêter, car beaucoup de cadres sont sous ce régime, mais ne devraient peut-être pas l’être.

Je pense que le cadre légal devrait, non pas réduire les durées maximales – qui sont hautement sécurisantes –, mais se contenter de décliner une dizaine de règles. Toutes les études démontrent que le non-respect de ces règles entraîne des pertes d’attention et des risques pour la santé.

Par expérience, je sais que le contrôle des accords d’annualisation du temps de travail est extrêmement complexe au point d’être quasiment impossible. Honnêtement, nous ne pouvons aujourd’hui contrôler que les maxima – et pas les pratiques dans les entreprises, en raison d’une grande variabilité des horaires, sauf à introduire des dispositifs de contrôle informatique très pointus. Il est donc très difficile de dresser des constats, d’autant qu’une forme de compromis s’est instaurée dans les entreprises, notamment les PME, avec des arrangements pas toujours légaux, mais qui fonctionnent, jusqu’au jour où un litige surgit et nécessite l’intervention de l’inspecteur du travail, qui renvoie les personnes au conseil de prud’hommes faute de pouvoir vérifier l’exactitude de ce qui est dit de part et d’autre.

Il y a un principe de réalité selon lequel la précision des textes ne permet pas de répondre à la diversité des situations. Par exemple, fixer le cadre du télétravail est une chose, mais cela pose de multiples questions : la personne est-elle dans son temps de travail si elle s’occupe cinq minutes de ses enfants ou si elle sort pour aller chercher sa baguette de pain ? Selon moi, la loi devrait fixer une douzaine de maxima, et un décret général les règles de calcul ou des principes du type délai de prévenance. Les gens sont prêts à accepter les souplesses et les contraintes de l’entreprise si les règles sont fixées à l’avance. L’employeur et les salariés doivent savoir ce qu’ils ont le droit de faire : un dirigeant de PME m’a demandé récemment s’il avait le droit de faire travailler ses salariés en quatre jours ; les salariés d’une très grosse entreprise, où existent 600 régimes horaires, ne savent plus de quel régime ils dépendent…

Cette complexité consécutive aux réorganisations a abouti à une absence de cadre. C’est pourquoi je suggère un décret prévoyant le régime en matière de délai de prévenance, de durée hebdomadaire, etc. Mais au vu des organisations très diverses dans les entreprises, celles-ci devraient pouvoir fixer leur règlement, idéalement grâce à des accords collectifs. Certes, les organisations syndicales ne sont pas présentes dans toutes les entreprises, mais dans celles comportant des représentants du personnel, le règlement ferait l’objet d’une concertation et donc d’un contrôle social. À défaut de règlement, le décret s’appliquerait.

De surcroît, l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail a instauré des espaces de discussions – autres que le comité d’entreprise, le délégué du personnel et les organisations syndicales. Il reconnaît ainsi que certains aspects relèvent non de la consultation, mais de la concertation, et peuvent être abordés dans un cadre organisé, comme des espaces de discussions, avec des formes très différentes.

Ce dialogue correspond à un besoin des entreprises. Récemment, un employeur m’a expliqué que son entreprise, malgré une bonne visibilité sur le marché, de bonnes équipes, les brevets, les machines, les technologies, des emplois créés, n’était pas performante car ses hommes sont démotivés – « ils ne sont pas engagés » – en raison de dysfonctionnements internes. C’est la preuve que certaines entreprises, même en disposant de nombreux atouts, peuvent se trouver confrontées à des problèmes de performance liés à cette distanciation qui s’est opérée entre les cadres et la réalité au travail. Je connais une entreprise où les cadres passent 90 % de leur temps à faire du reporting, au point de ne pas avoir le temps de s’occuper des problèmes de goulot d’étranglement soulevés utilement par les salariés.

Créer des espaces de discussions, c’est recréer des espaces où salariés et managers vont se reparler et trouver des arrangements pour faire marcher l’entreprise. Faute de délégués du personnel, ce seront des espaces de concertation – qui sont d’ailleurs apparus spontanément au moment de la crise des risques psychosociaux. L’accord interprofessionnel a mis en évidence cet espace possible de concertation, qui permet de sortir de la stricte négociation ou de la stricte consultation. Ainsi, les gens se sont remis à discuter sur les conditions de travail et ont trouvé des solutions qui parfois ont conduit à des accords. Les organisations syndicales comme les employeurs reconnaissent le besoin de récréer des espaces de discussions – j’y vois de véritables espaces de confrontation permettant de trouver des compromis.

En revanche, dans les entreprises dépourvues de représentants du personnel, les choses seront plus compliquées pour aménager les règles de fonctionnement. Je l’ai dit, les managers doivent être formés à mener ce genre de discussions. Par contre, il ne suffit pas de prescrire une réponse pour qu’elle devienne une réalité ; le contrôle des petites entreprises, je l’ai évoqué, comme les boulangeries ou les salons de coiffure, est d’une extrême complexité car il existe quantité d’arrangements, qui fonctionnent plutôt bien, jusqu’au moment où les choses dérapent et nécessitent l’intervention des inspecteurs du travail ou l’arbitrage du Conseil de prud’hommes.

Ces espaces de discussions, que les partenaires sociaux appellent de leurs vœux, pourraient ainsi mener à des arrangements, à des compromis au regard des exigences des salariés et des entreprises, qui seraient alors formalisés par des accords et feraient l’objet d’un règlement. Par contre, ces arrangements ne doivent pas prévoir le dépassement des durées maximales, sur lesquelles il ne faut pas transiger pour préserver la santé des salariés. Généralement, les employeurs sont très soucieux d’éviter les dérives de la part même des salariés. Car si certains salariés demandent à faire trois fois douze heures, le dépassement des maxima est nocif pour la santé, sans compter qu’il peut avoir des conséquences sur la qualité du service, ou des soins dans les hôpitaux, car les inattentions peuvent conduire à des accidents.

Face à cette complexité, à laquelle on ne sait pas faire face, un employeur m’a demandé récemment s’il ne serait pas opportun en 2014 de faire confiance aux salariés et aux managers pour trouver des règles collectives et individuelles permettant de concilier les contraintes des uns et des autres…

Quant au télétravail, s’il est abordé sous l’angle de l’arrangement individuel et non des modalités d’organisation, il générera des injustices organisationnelles car tous les salariés ne pourront pas en bénéficier. La question du télétravail doit donc, avant tout, être envisagée sous l’angle de l’organisation, et non des petits arrangements individuels entre employeurs et salariés.

Je termine sur la question du droit à la déconnexion. Pour beaucoup d’entreprises, retrouver des marges ne relève pas de la question des 35 heures, mais plutôt des règles d’organisation. En effet, il existe une telle porosité entre le temps privé et le temps professionnel des cadres qu’il est difficile de savoir quand ils sont au travail et sous la responsabilité de l’employeur. Du coup, certaines entreprises tentent des réorganisations, par exemple en interdisant les réunions ou les envois de mails après dix-huit heures.

Ainsi, la question du droit à la déconnexion révèle, là encore, un impensé : les nouvelles technologies sont dans les entreprises, elles constituent de nouvelles modalités de travail, et il serait vain de vouloir interdire l’utilisation de l’ordinateur ou du téléphone portable dans certaines circonstances – même si cela est possible, je l’ai moi-même imposé à l’ANACT pendant les réunions de direction. En revanche, le salarié peut avoir le choix de se déconnecter si un climat de confiance s’est instauré dans l’entreprise – s’il sait que le fait de ne pas avoir été joignable quelque temps ne lui sera pas reproché. Ces situations relèvent donc du cas par cas.

M. le président Thierry Benoit. Merci infiniment, monsieur, de la qualité de votre contribution.

Audition de M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF,
M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale,
et Mme Karine Grossetête, directrice déléguée aux affaires publiques

(Procès-verbal de la séance du jeudi 6 novembre 2014)

(Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF, M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale, et Mme Karine Grossetête, directrice des affaires publiques.

M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF avait été entendu en audition publique le 3 décembre 2003 par une précédente mission d’information sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail.

Au cours de cette audition, il avait présenté l’accord d’entreprise de juin 1999, qui avait appliqué à la SNCF le nouveau régime légal du temps de travail, ainsi que ses effets sur les différentes catégories de personnels et sur les prestations de l’entreprise.

Depuis 2003, surtout ces derniers mois, la SNCF a été mise en cause à plusieurs reprises, que ce soit par la presse, à la suite d’accidents divers, ou par la Cour des comptes.

Comment a évolué le temps de travail depuis 2003 et quelle a été son incidence sur l’entreprise et ses clients ? Cette évolution a-t-elle été, comme nous l’ont indiqué les représentants d’autres grands groupes, moins importante que celle de l’informatisation de nombreuses tâches et de l’individualisation des conditions de travail ?

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous incombent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, messieurs, madame, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. François Nogué, M. Éric Beaudonnet et Mme Karine Grossetête prêtent successivement serment.)

La Commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF. Comme l’a expliqué Louis Gallois en 2003, les 35 heures ont été mises en place à la faveur d’un accord signé en 1999 par la CGT, la CFDT et le Syndicat national des cadres supérieurs. À l’époque, l’entreprise s’est montrée particulièrement vigilante aux conditions économiques dans lesquelles s’inscrivait cet accord, mais aussi aux modalités de mise en place de l’organisation du temps de travail réduit. Des bilans intermédiaires ont été réalisés, notamment à l’occasion de l’audition de Louis Gallois.

La réduction du temps de travail à la SNCF a pris la forme d’une réduction de la durée annuelle du temps de travail. Les roulants et les agents en service posté sont passés de 1 613 heures à 1 561 heures, et les sédentaires de 1 736 heures à 1 582 heures par an, soit une diminution de la durée annuelle de 8,9 %. La durée hebdomadaire n’a pour sa part pas baissé : elle est comprise, selon les catégories de personnels, entre 37 heures et 40 heures, ce qui se traduit par l’octroi d’un nombre important de jours de repos.

Il faut garder à l’esprit que l’entreprise n’a pas bénéficié des réductions de charges sociales prévues par les lois Aubry. L’aide de l’État s’est limitée à 30 millions d’euros en 2000 – alors que les exonérations de charges, si nous en avions bénéficié, auraient représenté 140 millions d’euros par an, soit 2 % de la masse salariale.

La RTT n’a pas touché de la même manière toutes les catégories de personnel. En effet, la majorité des personnels travaillaient 39 heures, mais 44 000 agents étaient déjà à 35 heures.

Pour mettre en place la RTT, l’entreprise à tenu compte de sa maquette industrielle en termes de productivité, de position par rapport aux entreprises ferroviaires européennes, de perspectives d’évolution de l’emploi.

Avant les 35 heures, l’entreprise envisageait de supprimer 1 500 à 2 000 emplois par an entre 1999 et 2002, soit 4 500 au total, et elle prévoyait d’embaucher 5 000 personnes par an, soit 15 000 sur la période, avec une perspective de 19 500 départs, soit un déficit net de 4 500 emplois sur trois ans. Après la mise en place de la RTT, elle a recruté, non pas 15 000, mais 22 000 personnes, ce qui a représenté 6 500 à 7 000 créations d’emplois nettes sur la période.

Pour compenser le coût de l’impact de ces emplois, l’entreprise a appliqué des mesures de modération salariale pendant dix-huit mois, qui lui ont permis d’économiser 100 millions d’euros, soit 1,2 % à 1,3 % de la masse salariale, comme l’a montré la Cour des comptes.

La SNCF, en privilégiant la diminution annuelle du temps de travail, s’est placée dans la fourchette haute des entreprises, 60 % d’entre elles étant en deçà de 1 582 heures annuelles. Nous avons également privilégié des amplitudes hebdomadaires et journalières plus longues, qui présentaient un intérêt pour l’entreprise, ce qui nous a amenés à octroyer des jours de repos. Ces choix ont été largement poussés par les salariés et les représentants du personnel, car le passage à sept heures par jour et 35 heures par semaine n’intéressait pas les salariés. En fonction des régimes de travail, nous avons attribué entre 10 et 20 jours de repos
– voire 28 pour les agents en service posté travaillant 8 heures par jour et 40 heures par semaine. Ainsi, en termes de nombre de jours de RTT, l’entreprise se situe dans la fourchette haute des entreprises, une durée journalière élevée permettant d’obtenir plus de repos.

À l’époque, nous avons considéré que les amplitudes journalières ou hebdomadaires élevées présentaient des avantages. Aujourd’hui, si ce choix s’avère pertinent pour les personnels postés, en permettant d’enchaîner les roulements sans faire intervenir des équipes relais, mais aussi les personnels sédentaires, par exemple sur la maintenance du réseau, il ne l’est absolument pas pour les conducteurs et les contrôleurs. En effet, la RTT nous a conduits à privilégier des journées de 7 h 49, alors que nos conducteurs sont difficilement mobilisables plus de 7 heures par jour pour des raisons évidentes d’organisation des plans de transport. In fine, ce choix des repos nous désavantage par rapport à la concurrence.

Néanmoins, la RTT nous a amenés à introduire des flexibilités supplémentaires, en particulier l’extension à une grande majorité du personnel du principe du travail le week-end et des horaires décalés sans majoration supplémentaire du temps de travail, la modulation du temps de travail sur six mois – contre douze semaines dans un grand nombre de branches , ainsi que l’octroi de repos à l’initiative de l’employeur, et non du salarié.

Selon nos estimations, le coût des 35 heures est compris entre 3,5 % et 4 % de la masse salariale ; il s’explique par les 7 000 créations d’emploi, l’absence d’aide de l’État, et le coût supplémentaire des repos. Il n’a donc été que très partiellement compensé par les 100 millions d’économies générées par la modération salariale et par les flexibilités organisationnelles mises en place. Le président Gallois l’avait évalué entre 260 et 300 millions d’euros, une fois déduite la modération salariale.

Quinze ans après la mise en place des 35 heures, que pouvons-nous dire de l’accord signé à la SNCF ?

D’abord, le contexte économique a changé depuis les années 1998-1999. En effet, l’ouverture à la concurrence du transport de fret depuis 2005-2006 nous a fait perdre 30 % de parts de marché au profit des autres entreprises ferroviaires dont les personnels sont essentiellement des conducteurs. Or la disposition sur les repos issue de l’accord sur les 35 heures est devenue un handicap très important pour nous, car il est plus avantageux de faire travailler un conducteur davantage de jours dans l’année plutôt que par amplitude journalière de 7 h 50 au lieu de 7 heures. Nos concurrents octroient, conformément à leur réglementation, 104 repos par an, contre 126 chez nous. Cet écart s’avère considérable en termes de compétitivité. En effet, comme le montrent des études comparatives, l’écart de coût salarial entre la SNCF et ses concurrents dans le fret est compris entre 15 % et 20 %, dont 50 % à 60 % sont dus au différentiel de repos.

Lors de la mise en place des 35 heures, toutes les grandes entreprises ont privilégié l’octroi de repos par rapport à la baisse journalière ou hebdomadaire du temps de travail. Aujourd’hui, face à des concurrents arrivés sur le marché ferroviaire en 2005-2006, sur une base de 7 heures par jour et 35 heures par semaine, nous nous trouvons désavantagés, car un nombre de journées de travail plus élevé sur l’année est plus intéressant. Comme l’a souligné le président Gallois, notre productivité horaire a fortement augmenté, mais la productivité globale journalière, c’est-à-dire rapportée au nombre de jours sur l’année, a décroché par rapport à nos concurrents, en particulier la Deutsche Bahn.

Ensuite, il n’est pas aisé de négocier dans un cadre réglementaire. En effet, l’organisation du temps de travail à la SNCF est régie par décret – celui de 1999 a repris l’accord sur les 35 heures. Néanmoins, conformément à la réforme ferroviaire votée en 2014, le temps de travail à la SNCF fera l’objet à partir de 2016 de dispositions contractuelles, à savoir une convention de branche complétée par un accord d’entreprise. Il deviendra donc plus facile pour nous de négocier sur ce sujet.

Enfin, la RTT a conduit à une densification des journées de travail, avec un accroissement des rythmes et de la charge de travail. Ce phénomène a été plus marqué chez les cadres, pour lesquels le passage aux 35 heures a été vécu comme une charge de travail supplémentaire, notamment parce qu’ils devaient gérer leur mise en œuvre dans un environnement réglementaire extrêmement complexe. À cela s’est ajouté l’allongement des temps de trajet domicile-travail, les facilités de circulation offertes aux agents de la SNCF les incitant à habiter loin des centres-villes où le prix des logements est plus élevé. Cette situation a créé des tensions et des difficultés en termes de conciliation vie privée-vie professionnelle. Tous ces éléments – réduction du temps de travail par les repos, difficultés accrues pour les cadres, allongement des durées de trajet – ont eu un effet plutôt négatif, même si tous les personnels ont apprécié l’octroi de repos supplémentaires.

M. Jean-Pierre Gorges, président. La SNCF n’a pas bénéficié des exonérations de charges sociales, mais sans l’instauration des 35 heures, elle n’aurait pas mis en place l’annualisation aussi facilement. Cette annualisation n’est-elle pas un avantage pour vous ?

Dans un monde concurrentiel, avec l’entrée sur le marché d’entreprises européennes de transport de fret, qu’est-ce qu’une grande entreprise comme la SNCF peut souhaiter en matière d’évolution du temps de travail ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci de votre présentation.

Les entreprises ont toujours cherché à densifier les journées pour augmenter la productivité. Les 35 heures n’expliquent pas à elles seules l’intensification du travail.

L’allongement des durées de trajet est effectivement lié aux spécificités de la SNCF qui offre à ses agents des tarifs de transport bon marché. Les 35 heures ne sont pas la cause de l’allongement des trajets. Grâce à des journées plus longues et davantage de congés, les gens passent plutôt moins de temps au total dans les transports.

Vous n’avez pas parlé du personnel féminin. Quelle en est la part à la SNCF ? Avez-vous des données sur les femmes travaillant à temps partiel ? Les choix d’organisation ont-ils été différents entre les hommes et les femmes ?

Les 35 heures vous ont amenés à recruter du personnel. Les contractuels sont-ils passés sous statut SNCF à ce moment-là et en avez-vous embauchés d’autres ?

La modération salariale a permis, dites-vous, d’abaisser le coût du passage aux 35 heures de 100 millions. Je suppose que l’annualisation a permis également de limiter le coût des heures supplémentaires. Pouvez-vous l’évaluer ?

Enfin, le personnel roulant a toujours été soumis à des horaires très particuliers. De quelle réorganisation a-t-il pu bénéficier au travers des 35 heures ?

M. Gérard Sebaoun. Quelle a été l’évolution du nombre de salariés à la SNCF entre 1999 et aujourd’hui ?

Avant la mise en place des 35 heures, votre maquette industrielle prévoyait des départs. De quels types de personnels s’agissait-il ?

Le fret ferroviaire français est entré dans une période de déclin bien avant l’instauration des 35 heures. Votre baisse de compétitivité est-elle réellement liée à la RTT ?

M. François Nogué. L’annualisation s’est en réalité traduite par une semestrialisation du temps de travail à la SNCF. En nous permettant d’organiser le temps de travail de manière plus souple à l’intérieur de la semaine, avec des amplitudes hebdomadaires pouvant aller jusqu’à 48 heures, cette modulation présente un grand avantage dans la mesure où le paiement des heures supplémentaires est réalisé à l’issue du décompte semestriel.

Certes, l’allongement de la durée des trajets domicile-travail est une tendance générale liée à la concentration urbaine et au renchérissement du prix des logements dans les centres-villes. Néanmoins, l’augmentation du nombre de jours de repos, articulée avec la planification des vacances scolaires, entraîne une alternance de périodes très allégées et de périodes extrêmement denses en termes de trafic. Il me semble donc que l’augmentation des jours de repos a constitué un facteur d’augmentation des pointes de trafic. De surcroît, les facilités de circulation offertes aux agents de la SNCF peuvent effectivement encourager certains cheminots à habiter plus loin, ce qui augmente inévitablement leurs durées de trajet.

Mme la rapporteure. Avec l’augmentation du nombre des jours de congés, le nombre de déplacements domicile-travail diminue. J’y vois plutôt un avantage.

M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale. Le bénéfice d’un grand nombre de jours de repos encourage certaines catégories de personnels à habiter loin – un long trajet est moins gênant si on doit le faire moins souvent. D’où un cercle « vicieux », car les agents demandent des facilités, afin de partir plus tôt avant les repos ou revenir plus tard après les repos. Sans être massif, ce phénomène, que nous ne savons pas quantifier, est néanmoins très perceptible en Île-de-France.

Mme la rapporteure. Mais le nombre de jours où vous pouvez craindre un retard de vos salariés en cas de problèmes de transport est moins important.

M. Éric Beaudonnet. Certes.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Avec davantage de jours de repos, les pointes de trafic devraient diminuer.

M. François Nogué. À condition que les gens partent et reviennent à des moments différents, ce qui n’est pas le cas. Des pics de trafic sont notamment observés les vendredis après-midi, ainsi qu’aux moments des départs et des retours de vacances scolaires.

La SNCF s’est efforcée d’accroître la part de son personnel féminin, qui est passée de 10 % il y a quinze ou vingt ans à 20 % aujourd’hui, taux comparable à celui des autres entreprises ferroviaires. Nous recevons autant de curriculum vitae féminins que de CV masculins pour les métiers administratifs et commerciaux, comme contrôleurs, ce qui nous permet de recruter autant de femmes que d’hommes dans ces professions. En revanche, il est moins facile de recruter des femmes dans les professions techniques, comme conducteurs ou agents d’entretien de l’infrastructure, pour lesquelles nous recevons seulement 4 % à 5 % de CV féminins. Nous avons noué des partenariats avec les lycées et les universités pour faire découvrir ces métiers et les rendre accessibles aux femmes, y compris pour des missions de management. Malheureusement, le pourcentage de femmes diplômées d’une école d’ingénieur ou titulaires d’un BTS ou d’un DUT en rapport avec nos spécialités est encore très faible. Nous organisons également des journées portes ouvertes pour les collégiens et les lycéens afin de leur faire rencontrer des managers femmes dans des métiers techniques de la SNCF.

Par ailleurs, nous avons développé le travail à temps partiel, en mettant en place des formules qui ont rencontré un grand succès lors du passage aux 35 heures, comme les 92 %, soit quatre jours par semaine avec compensation salariale. Nous développons en outre fortement le télétravail depuis quatre à cinq ans.

Mme la rapporteure. Les femmes sont-elles majoritaires pour demander ce genre d’organisation ?

M. François Nogué. Je pense que les femmes sont majoritaires, mais les hommes recourent également à ce type d’organisation.

M. Gérard Sebaoun. Comment se déroulent la journée et la semaine d’un conducteur de train de grandes lignes ?

M. François Nogué. Les conducteurs sont soumis à des roulements sur de longues périodes de travail, qui couvrent plusieurs jours, y compris les week-ends, mais aussi les nuits dans le transport de fret. Ces roulements s’organisent dans des prises de service qui varient en permanence en fonction du plan de transport. Une prise de service peut démarrer à cinq heures du matin, le lendemain à dix heures – ou à vingt heures dans le fret. À la différence d’un trois-huit ou d’un quatre-huit, il s’agit d’un travail posté irrégulier, car soumis à des contraintes liées au plan de transport.

M. Éric Beaudonnet. Un conducteur peut prendre son service très tôt le matin et faire plusieurs allers-retours entre différentes destinations. Il ne rentre pas chez lui le soir si l’organisation du plan de transport le conduit à finir sa journée, conformément aux limites journalières, loin de son domicile, ce qui l’amène à prendre des « repos hors résidence ». De surcroît, il est soumis à des aléas de circulation, relativement fréquents, si bien qu’il n’est jamais sûr de pouvoir ramener son train à l’heure prévue. Par conséquent, nous adaptons son service en temps réel pour tenir compte de ces aléas.

M. Gérard Sebaoun. J’imagine que les conducteurs connaissent leur planning – les « longues périodes de travail », comme vous les appelez – très longtemps à l’avance.

M. François Nogué. Bien sûr.

L’accord sur les 35 heures a donné lieu à des recrutements directs. Il a également permis à 1 500 contractuels en CDI de bénéficier du statut de cheminot, ce qui a représenté un coût supplémentaire pour l’entreprise du fait des reconstitutions de carrières. Aussi les mesures de flexibilité sont-elles largement pondérées par le handicap que représente le nombre total de repos sur l’année, mais également par d’autres surcoûts, en particulier la reconstitution des carrières des contractuels admis au statut. Ainsi, je pense que le coût du passage aux 35 heures se situe plutôt aux alentours de 300 millions d’euros, soit environ 3,5 % de la masse salariale.

Depuis 1999, le nombre d’employés de la SNCF est passé de 175 000 à 150 000, soit 25 000 personnes de moins. Les départs et les recrutements ont concerné globalement les mêmes catégories de personnels. La RTT touchant tous les personnels, y compris ceux déjà à 35 heures dont nous avons augmenté les amplitudes journalières en attribuant des repos, et recruté dans tous les corps de métier.

Concernant le fret, la perte de parts de marché est consécutive à l’ouverture de la concurrence, car les chargeurs se sont tournés naturellement vers d’autres fournisseurs ; je ne l’attribue donc pas exclusivement à la réduction du temps de travail. Face à un grand nombre de dessertes non rentables, nous avons redimensionné la structure de notre fret, ce qui nous a permis de réduire très sensiblement nos pertes. Cela étant dit, nos coûts sont supérieurs à ceux de la concurrence, et ce pour deux raisons. D’une part, la SNCF supporte des coûts de structure lourds, contrairement à nos concurrents qui sont souvent des PME. D’autre part, compte tenu des règles liées aux 35 heures – pauses, repos hors résidence, etc. –, nous avons besoin de deux conducteurs pour un trajet longue distance fret, contre un seul chez nos concurrents.

D’où l’importance d’instaurer dans l’entreprise une négociation régulière sur l’organisation du temps de travail. Depuis l’accord sur les 35 heures à la SNCF, plus aucune négociation ne s’est déroulée dans l’entreprise sur ce thème, alors que 30 000 à 40 000 accords ont été conclus chaque année au niveau national. La réforme ferroviaire va cependant utilement contribuer à remettre ce sujet sur la table.

M. Gérard Sebaoun. Vos concurrents font travailler un conducteur là où il en faut deux à la SNCF, mais cela se fait-il au détriment de la sécurité ?

M. François Nogué. Non. Le temps de travail fait l’objet, y compris pour la concurrence, d’un décret de 2010 qui fixe les règles de sécurité.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Pour les gens déjà aux 35 heures, l’annualisation a été une aubaine car, en travaillant plus dans la semaine, ils ont obtenu des jours de congé supplémentaires. Est-ce un inconvénient ou un avantage ?

M. François Nogué. C’est un inconvénient. À la SNCF, une pression forte s’est exercée pour l’octroi de jours de repos : la contrepartie a été l’augmentation des durées journalières et hebdomadaires. L’idée qui prévalait à l’époque était que l’entreprise aurait pu trouver un intérêt à utiliser le personnel roulant sur la totalité de l’amplitude journalière, ce qui justifiait l’octroi de repos supplémentaires – et il était difficile d’en accorder à toutes les catégories de personnels, sauf aux roulants. Au demeurant, beaucoup de grandes entreprises sont passées à 32 heures pour leurs personnels déjà à 35 heures. Aujourd’hui, la SNCF n’arrive pas à utiliser la totalité de l’amplitude journalière pour des raisons d’organisation : un aller-retour Paris-Marseille est réalisé en moins de sept heures, et l’on ne peut pas faire travailler le conducteur le reste du temps pour un autre trajet. Ainsi, la confection des roulements induit des temps morts, si bien qu’il aurait été plus économique, a priori, de fixer des journées de sept heures que d’augmenter les amplitudes journalières.

M. Éric Beaudonnet. D’autres règles, préexistantes aux 35 heures, n’ont pas été renégociées et s’avèrent être un frein à la possibilité d’utiliser la totalité de l’amplitude journalière.

Mme la rapporteure. Vous estimez le coût des 35 heures à 300 millions d’euros. Avez-vous chiffré le coût des heures supplémentaires avant et après la semestrialisation du temps de travail ?

Avez-vous mené des enquêtes de satisfaction auprès du personnel ?

Quels postes occupent majoritairement les femmes à la SNCF ? Connaissez-vous la part des femmes à temps partiel et celle des télétravailleuses ?

Les repos existaient avant les 35 heures, mais on a l’impression qu’ils ne posent problème que depuis la RTT…

M. François Nogué. Avant les 35 heures, les repos se décomposaient en 104 repos de base – les samedis et dimanches –, 28 jours de congés annuels, et quelques repos compensateurs en fonction des régimes de travail. Depuis la RTT, s’est ajouté un volume de repos supplémentaires compris entre 10 et 28 jours.

Mme la rapporteure. Mais vous avez recruté du personnel.

M. Éric Beaudonnet. À partir du moment où la durée annuelle a baissé, il faut en effet plus d’agents pour effectuer le même service.

M. François Nogué. La création de 7 000 emplois a impacté la masse salariale à hauteur de 3,7 % pour la même quantité de travail produit.

Mme la rapporteure. Il faudait savoir si c’est une question d’organisation ou de coût et si les recrutements ont donné satisfaction au personnel.

M. Gérard Sebaoun. Votre système de primes a-t-il été modifié ?

M. François Nogué. Les 35 heures ne nous ont pas amenés à modifier notre système de primes, ou d’indemnités, qui tient compte des sujétions propres à chaque métier – travail de nuit, posté, à l’extérieur, pénibilité, etc.

En juillet 2016, nous devrons basculer d’un système réglementaire à un système conventionnel, c’est-à-dire basé sur la négociation, au niveau de la branche d’abord, au niveau de l’entreprise ensuite. Le temps de travail est un sujet très délicat à la SNCF, où nos agents sont soumis à des contraintes horaires très importantes pour assurer un service sept jours sur sept vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comme nous le disent les salariés, la réglementation du temps de travail est un facteur structurant de l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle. Et mes collègues DRH d’autres entreprises avouent craindre la réouverture de discussions sur les 35 heures, car cela s’avérerait extrêmement lourd et complexe.

Les 35 heures ont eu des effets tant positifs que négatifs. Selon moi, l’organisation du temps de travail ne doit pas être abordée de manière dogmatique, car le sujet n’est pas tant la durée annuelle du temps de travail – pas très éloignée de la moyenne européenne – que celui de l’optimisation du temps de travail. Notre objectif est d’être le plus efficaces possible. En répartissant autrement la durée annuelle du temps de travail, nous pourrions, par exemple, utiliser deux conducteurs ou lieu de trois. Le problème ne se pose pas de la même manière dans le fret – où les agents chargent à quatre heures du matin et les trains roulent la nuit –, pour le Transilien – soumis à des plans de transport réguliers avec des conducteurs sédentaires –, ou encore pour les grandes lignes, dont les trajets peuvent être très longs, d’où les repos hors résidence. Il faut donc être pragmatique en étudiant, pour chaque environnement de travail, la manière dont la durée du travail peut améliorer l’efficacité au travail, en compensant si besoin le déséquilibre vie privée-vie professionnelle.

Par conséquent, il est important de dépassionner ce sujet de la durée du temps de travail. Cela passe par un travail méthodologique à l’intérieur de l’entreprise. En particulier, le nombre de jours travaillés par an, en retrait par rapport à nos voisins européens, doit être discuté – ce qui se révélera très difficile car les salariés considèrent le nombre de repos comme un acquis majeur. Ce sujet devra être abordé progressivement, quitte à négocier des contreparties. Il ne peut être traité par la loi. Par contre, quelques orientations générales encadrant ce type de négociations s’avéreraient très utiles pour les entreprises.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Dans la mesure où les 35 heures constituent le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires, la semestrialisation semble présenter un avantage pour la SNCF.

M. François Nogué. Non, car les heures supplémentaires à la SNCF sont calculées à partir des horaires de référence de chaque catégorie de personnel. L’accord sur les 35 heures nous a amenés à fixer, en fonction du nombre de repos par catégorie de personnel, des horaires de référence de 37 heures, 38,5 heures ou 40 heures.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Trouvez-vous normal que les grandes entreprises bénéficient encore – quinze ans après la mise en place des 35 heures – de tous les avantages de l’annualisation ? La RTT coûte 10 milliards d’euros à l’État chaque année !

M. François Nogué. Il m’est difficile de me prononcer, puisque la SNCF ne bénéfice pas des aides de l’État. Évoquer cette question exige de redéfinir la répartition entre durée hebdomadaire et nombre de repos. Cette question du nombre de jours travaillés est un point dur dans les grandes entreprises, où le nombre de RTT a été assimilé progressivement aux congés. Ainsi, remettre en cause les aides suppose de rééquilibrer cette répartition, réalisée à l’époque sous la pression générale : il fallait passer aux 35 heures et les organisations de salariés ont demandé des repos.

M. Jean-Pierre Gorges, président. J’en déduis que chacun doit consentir un effort : l’entreprise au regard des abattements de charges sociales, et le salarié par rapport au nombre de jours de RTT.

Mme la rapporteure. Le temps de travail et les congés relèvent de la loi, voire des conventions internationales.

Les 35 heures n’ont pas donné lieu à une meilleure répartition de la valeur ajoutée : on n’a pas vu un rééquilibrage du côté des salaires...

M. le président Thierry Benoit. Je n’ai pu présider cette audition, et je m’en excuse, car je me trouvais en séance publique comme porte-parole de mon groupe sur le budget de l’agriculture. Je remercie M. Gorges et Mme Romagnan d’avoir animé cette réunion.

Comme je viens de le dire à mon collègue Gérard Sebaoun, le sujet ne doit pas être abordé de manière dogmatique – ce que nous n’avons d’ailleurs pas fait puisque la proposition de création de cette commission d’enquête a été adoptée à l’unanimité. La question n’est pas celle des 35 heures, elle est celle du coût pour l’État, comme Jean-Pierre Gorges vient de le souligner. Par conséquent, il conviendrait de fixer des maxima horaires, mais également de renforcer le dialogue social. Mon groupe politique, l’UDI, a soutenu l’accord national interprofessionnel prévoyant le renforcement du dialogue social dans l’entreprise. Souvenez-vous du débat il y a une dizaine d’années lorsqu’on a demandé aux Français de travailler un jour férié pour financer la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. Aujourd’hui, nos cinq semaines de congés payés et nos journées de RTT sont ancrées dans les esprits. C’est un vrai sujet qui mérite d’être abordé.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Avec un déficit structurel de 90 milliards d’euros, tout le monde comprendra la nécessité de consentir des efforts. Les collectivités locales y participent d’ores et déjà.

Merci, messieurs, de votre contribution.

Audition de M. Thomas Fatome, directeur de la sécurité sociale (DSS)

(Procès-verbal de la séance du mardi 18 novembre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes heureux d’accueillir M. Thomas Fatome, directeur de la sécurité sociale (DSS), inspecteur général des affaires sociales, ancien conseiller et chef du pôle social à l’Élysée – de 2010 à 2012 –, ancien directeur adjoint du cabinet de la ministre de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, Mme Christine Lagarde – en 2008 et 2009.

Au cours des auditions menées depuis juillet, nous avons entendu des chiffrages très différents, voire contradictoires, sur le coût de la réduction du temps de travail (RTT) pour les finances publiques, du fait des exonérations de cotisations sociales qui lui ont été associées. Certains experts évaluent ce coût à 12 milliards d’euros par an, et à 22 milliards le montant global annuel des versements de l’État à la sécurité sociale au titre de la compensation des divers allégements de charges mis en œuvre depuis les lois Aubry. M. Frédéric Lerais, directeur général de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), a estimé, devant notre commission d’enquête, que, puisque ces 22 milliards concernent l’ensemble des allégements, y compris ceux du dispositif Fillon de 2003, le coût des exonérations liées aux 35 heures est plutôt compris entre 9 et 10 milliards.

Lors de son audition, M. Lionel Jospin a quant à lui présenté des montants inférieurs, affirmant que, « en termes financiers, le coût des 35 heures a été évalué à 7,7 milliards d’euros par la direction du budget, après 2002. Les effets de ces retours à l’emploi massif ont été évalués par la DARES et l’UNEDIC à 6,5 milliards d’euros : autrement dit, l’effet de compensation global a été important. Le coût net des 35 heures serait donc de 1,5 milliard d’euros pour la collectivité » – allez vous y retrouver !

Vous l’aurez compris, monsieur le directeur, l’un des objets de notre commission d’enquête est d’affiner l’évaluation du coût de la RTT pour les finances publiques, afin, le cas échéant, de formuler, au terme de nos six mois de travaux, des propositions quant à la nécessaire adaptation de la société française aux évolutions du temps de travail.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel.

Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thomas Fatome prête serment.)

Votre audition, je vous le rappelle, fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Thomas Fatome, directeur de la sécurité sociale (DSS). Mon propos liminaire sera bref : outre que mes services ont adressé hier un certain nombre de réponses techniques écrites aux questions adressées par votre commission d’enquête – et restent bien entendu à sa disposition pour les préciser –, la RTT, à proprement parler, ne ressortit pas de la compétence de la direction de la sécurité sociale (DSS). Celle-ci n’est pas directement en charge des politiques de l’emploi, et d’autres directions centrales – notamment la direction du Trésor et la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, la DARES –, sans parler de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), sont mieux à même de mener des évaluations sur le sujet.

Il est très difficile d’isoler l’impact des 35 heures sur les finances publiques. La réduction du temps de travail, en effet, s’est accompagnée d’allégements substantiels de cotisations patronales, selon une logique offensive dans un premier temps – via la loi de Robien –, puis défensive, afin d’accompagner la mise en œuvre de la réforme : les deux mouvements, la RTT et la baisse du coût du travail, se sont en quelque sorte superposés. En tout état de cause, la DSS n’a pas mené de travaux sur l’impact des 35 heures, que ce soit pour la période récente ou pour le début des années 2000.

Cela dit, on peut rappeler un certain nombre d’éléments, s’agissant d’abord des incidences respectives de la croissance économique, de la RTT et des exonérations de cotisations sur l’évolution de la masse salariale de 1997 à 2008. En toute logique, l’évolution du produit intérieur brut (PIB) est étroitement corrélée avec celle de la masse salariale dans le secteur privé, même si des décalages momentanés peuvent apparaître, soit en raison de la conjoncture, soit en raison du temps de réaction de ladite masse salariale aux inflexions de la croissance, du fait des mécanismes de négociation ou d’ajustement des emplois au sein des entreprises.

L’élasticité de l’emploi a son coût, et celui-ci est maximal pour le SMIC, au niveau duquel ont donc été mises en œuvre des exonérations de cotisations patronales. Cette politique a fait l’objet d’évaluations récurrentes et convergentes dans leurs conclusions : elle a permis, selon les travaux de la DARES, de l’INSEE ou de la direction générale du Trésor, de sauvegarder ou de créer, entre 1998 et 2005, de 600 000 à 1 million d’emplois. Le pacte de responsabilité s’inscrit d’ailleurs dans cette évolution – avec des allégements ciblés sur les rémunérations proches du SMIC à partir du 1er janvier 2015 –, de même que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

L’incidence de la RTT a, quant à elle, fait l’objet d’évaluations dès le début des années 2000 : ciblées sur les entreprises ayant mis en œuvre les 35 heures, elles ont montré un effet favorable sur l’emploi.

Dans son questionnaire écrit, votre commission d’enquête m’a interrogé sur le fait de savoir si une séparation des régimes juridiques – et économiques – des secteurs exposés à la concurrence internationale était envisageable ; sur ce point, la DSS estime qu’en l’état actuel du droit français et, surtout, communautaire, les exonérations ciblées se heurtent au principe de la libre concurrence et de l’égalité de traitement – l’exemple du soutien au secteur du textile l’illustre. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, les allégements restent ciblés exclusivement sur des niveaux de rémunération.

Au sein des organismes de sécurité sociale, la réduction du temps de travail avait donné lieu, en l’absence d’accord national, à la création de 9 300 emplois supplémentaires. Cette décision, qui s’est traduite par une augmentation des effectifs de 4,6 % entre 2000 et 2002 pour le régime général, doit être rapportée à la décroissance des emplois de 2003 à 2013, avec 17 000 équivalents temps plein (ETP) en moins, soit près de 10 %. Cette évolution traduit le non-remplacement du départ à la retraite d’un certain nombre d’agents, du fait de la montée en charge de la dématérialisation – notamment pour la branche maladie – et des efforts de simplification entrepris par les caisses, efforts qui d’ailleurs se poursuivent, ainsi qu’en témoignent les conventions d’objectifs et de gestion pour 2014-2017.

S’agissant de l’impact des 35 heures sur la compétitivité des entreprises, de son coût et de ses bénéfices pour les acteurs économiques, la DSS n’a pas mené de travaux spécifiques. Elle reste néanmoins vigilante, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, sur la question sensible de la compensation des allégements de cotisations, selon le principe posé par la loi de 1994. Ce dernier, scrupuleusement appliqué aux allégements liés à la RTT – pour environ 20 milliards d’euros par an –, a connu des fortunes diverses ; depuis 2011, les choses se sont néanmoins stabilisées puisque la sécurité sociale perçoit l’équivalent des exonérations via un panier de recettes fiscales : ce système a heureusement remplacé la vérification annuelle a posteriori de la compensation à l’euro près. Le principe d’une stricte compensation pour la sécurité sociale s’appliquera encore dans le cadre des allégements visés par le pacte de responsabilité, aussi bien à travers l’affectation de recettes qu’avec le partage éventuel de dépenses, l’État ayant décidé de prendre en charge certaines d’entre elles en 2015, en particulier s’agissant des allocations logement. Quoi qu’il en soit, les partenaires sociaux, et les ministres concernés comme la DSS ont toujours veillé au principe de la compensation, si bien que le double mouvement de la RTT et des allégements de cotisations n’a généré aucune perte de recettes pour la sécurité sociale.

M. Gérard Sebaoun. Les allégements de cotisations ont permis, avez-vous déclaré, de créer ou de sauvegarder des emplois entre 1998 et 2005 ; vous avez également relevé une incidence favorable des 35 heures sur l’emploi, en évoquant les études de l’INSEE et de la DARES. Devons-nous en conclure que vous validez ces études ? Les spécialistes que nous avons auditionnés estiment tous, à l’exception d’un seul, que les 35 heures ont permis de créer 350 000 emplois nets pendant la période initiale de leur mise en œuvre.

Les emplois créés au sein des organismes de sécurité sociale – plus 4,6 % entre 2000 et 2002 pour le régime général, avez-vous indiqué – sont-ils des temps plein nets ou des contractuels devenus des CDI ? Les 35 heures ont-elles permis, en plus de la dématérialisation, d’entamer une restructuration de la sécurité sociale, comme nous l’a laissé entendre la directrice générale de l’administration ? Existait-il déjà, en interne, des accords sur la réduction du temps de travail ?

Enfin, pouvez-vous nous rappeler quelles sont les recettes perçues au titre de la compensation ?

M. Thomas Fatome. Je ne suis pas en mesure de confirmer ni d’infirmer les conclusions des études de l’INSEE et de la DARES : elles apportent, me semble-t-il, un regard précis sur les politiques relatives, conjointement, aux allégements de cotisations et à la RTT ; mais, je le répète, la DSS n’a pas mené d’étude spécifique.

Nous n’avons pas non plus, à ce stade, analysé précisément les effets de la réduction du temps de travail dans les organismes de sécurité sociale, même si nous pourrions, à cette fin, nous appuyer sur les travaux réalisés à l’époque de sa mise en œuvre. Les chiffres que je vous ai donnés concernent des temps plein, même si la part de CDD transformés en CDI resterait à mesurer. Pour le dire en termes simples, les activités des caisses sont, en bonne partie, des activités de production ; si bien que la réduction mécanique du temps de travail a impliqué, à productivité et organisation inchangées, une augmentation des effectifs.

Depuis quinze ans, les gains de productivité ont néanmoins été substantiels, compte tenu notamment de la baisse de près de 10 % des effectifs au sein du régime général. La feuille de soins électronique est évidemment, pour la branche maladie, un outil majeur en la matière, au regard du temps gagné, pour la liquidation, par rapport aux feuilles de soin en « papier ». La réorganisation des services, en particulier à travers la départementalisation de l’assurance maladie, a également été un facteur de productivité. Reste qu’il faudrait réunir davantage d’éléments sur la situation des caisses au début des années 2000 pour mesurer les effets respectifs des 35 heures, des réorganisations et des évolutions technologiques sur la productivité. Si votre commission le souhaite, nous devrions être en mesure de lui transmettre ces informations dans des délais assez brefs.

Au cours de la période de 2000 à 2010, les indicateurs de qualité de service n’ont cessé de s’améliorer. Les délais de remboursement par l’assurance maladie sont désormais très courts ; il en va de même pour les prestations de la branche famille, même si la crise économique peut retarder les choses. Bref, les réorganisations, la réduction du temps de travail et le reflux des effectifs n’ont pas dégradé la qualité du service rendu, bien au contraire.

M. Éric Lefebvre, sous-directeur des études et prévisions financières à la direction des affaires sociales. Les recettes perçues au titre de la compensation proviennent, pour l’essentiel, de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) : c’est le cas pour les compensations liées aux allégements généraux, ainsi qu’à la réduction des charges sociales au titre des heures supplémentaires décidée en 2007.

M. le président Thierry Benoit. En l’absence de cadre national fixant les modalités d’application des 35 heures au sein de la sécurité sociale, celle-ci a été conduite à faire des propositions. Le Premier ministre d’alors, M. Jospin, a déclaré, lors de son audition dans cette enceinte même, que les 35 heures avaient été initialement proposées aux entreprises privées de plus de vingt salariés. Qu’est-ce qui a donc conduit les organismes de sécurité sociale à les mettre en œuvre ? Cela répondait-il à une quelconque nécessité ? Y avait-il une charge de travail particulière ?

Quel est le statut exact des agents du service public de la sécurité sociale ?

Ma dernière question concerne la compensation des allégements de cotisations sociales. Un pays peut décider de réduire ou de réaménager le temps de travail, mais cela a un coût : la France peut-elle continuer à l’assumer ? Les organismes de sécurité sociale pourraient-ils formuler des propositions nouvelles à cet égard ? Peut-on imaginer que, pour des raisons similaires à celles qui avaient conduit les décideurs de la sécurité sociale à mettre en œuvre les 35 heures, à savoir la réorganisation des missions, on décide cette fois d’augmenter le temps de travail ?

M. Thomas Fatome. Les organismes de sécurité sociale sont de droit privé, et le statut de leurs agents est régi par la convention collective de l’Union des caisses nationales de sécurité sociale, l’UCANSS : cette convention étant elle aussi de droit privé, elle prévoyait par définition l’application de la durée légale du travail telle qu’elle fut définie par la loi du 19 janvier 2000. D’une façon générale, les organismes de sécurité sociale sont tenus d’appliquer les dispositions prévues par le code du travail, à commencer, par exemple et entre autres, par la négociation annuelle sur les salaires.

De par mes fonctions je dirige, rappelons-le, une administration centrale qui relève de l’autorité de la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, Mme Marisol Touraine, ainsi que du ministre des finances et des comptes publics, M. Michel Sapin, et du secrétaire d’État chargé du budget, M. Christian Eckert. Les organismes de sécurité sociale sont néanmoins pilotés par des têtes de réseau, telles que la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) ou l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS). Si ces différentes caisses font l’objet de conventions d’objectifs et de gestion conclues avec l’État, elles bénéficient néanmoins d’une certaine autonomie. Bref, il n’y a pas eu d’accord entre employeurs et syndicats : les caisses étaient tenues d’appliquer la durée légale ; d’où un cadrage fixé par l’État et le recrutement de nouveaux effectifs.

Sur l’aspect qualitatif, je vous ai donné quelques éléments de réponse, même s’il faudrait les compléter par un examen plus approfondi de la situation des caisses au début des années 2000. Celles-ci, je le rappelle, ont à gérer des millions, voire des milliards de demandes de remboursement ou de prestation, sans oublier les contacts au guichet et les relations téléphoniques : les bouleversements liés à la réduction du temps de travail rendaient sans doute nécessaire, de ce point de vue, l’affectation de moyens supplémentaires afin de maintenir la qualité de service. Il est cependant clair que la création de 9 300 emplois ne compense pas tout à fait la perte de force de travail induite par la RTT : une partie de cette perte a dû être compensée par des gains de productivité.

Il ne m’appartient pas d’exprimer un avis sur la question du temps de travail ; cependant, toute réduction de la voilure en matière de compensation se traduirait soit, par une perte de recettes pour la sécurité sociale, soit par un relèvement des cotisations, et éventuellement une augmentation du coût du travail, ce qui ne serait assurément pas du goût des employeurs et nuirait à la compétitivité des entreprises. Cela n’est pas le sens, de surcroît, du pacte de responsabilité.

M. Gérard Sebaoun. Comment vos personnels perçoivent-ils l’application de la réduction du temps de travail au fil du temps ? Vos études qualitatives mettent-elles en exergue des aspects négatifs ?

M. Thomas Fatome. Nous disposons en effet d’outils de suivi, à commencer par le Baromètre social institutionnel publié tous les deux ans par l’UCANSS. L’analyse des baromètres depuis 2000 permettrait de suivre l’évolution de la perception des agents : nous pourrons vous communiquer des éléments complémentaires sur ce point. À l’heure actuelle, les résultats sont globalement satisfaisants, même si la réduction des effectifs reste un point de vigilance, compte tenu de l’ampleur des missions et des pressions liées à la qualité du service : c’est tout particulièrement vrai pour la branche famille, directement affectée par la crise économique et le chômage.

M. Philippe Noguès. Puisque les organismes de sécurité sociale ont un statut de droit privé, ils ont bénéficié des allégements de cotisations liés à la RTT : ont-ils aussi bénéficié du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ?

M. Thomas Fatome. Non, car les organismes ne sont pas soumis à la concurrence et ne paient pas d’impôt sur les sociétés ; en revanche, ils sont éligibles aux allégements de cotisations patronales, les allégements généraux et historiques comme ceux visés par le pacte de responsabilité.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le directeur, je vous remercie.

Audition de M. Emmanuel Macron ministre de l’économie, de l’industrie
et du numérique

(Procès-verbal de la séance du jeudi 20 novembre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, nous vous remercions d’avoir accepté l’invitation de notre commission d’enquête. Comme beaucoup de nos concitoyens, j’ai été très intéressé par vos propos sur la réduction du temps de travail. Le Premier ministre, et vous-même avez des idées précises sur le sujet et nous souhaitons connaître le fond de vos convictions.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport le compte-rendu de votre témoignage qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée. Vous pourrez adresser des observations à la commission sur le compte-rendu qui vous aura été communiqué au préalable.

Le même article de l’ordonnance de 1958 impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur le ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Emmanuel Macron prête serment).

M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique. La réduction du temps de travail est un sujet important pour nos concitoyens qui, depuis l’importante décision de la fin des années 1990, ne cesse d’animer le débat politique. Cette question a donné lieu à beaucoup de caricatures et de postures, si bien qu’il s’avère difficile de faire entendre des propos nuancés en la matière.

Je défends les 35 heures sans les mettre sur un piédestal. Compte tenu de la réalité économique et du monde tel qu’il va, il convient d’évaluer les 35 heures avec pragmatisme.

Notre histoire économique et sociale est marquée par une réduction progressive du temps de travail, fruit de conquêtes sociales obtenues après des luttes acharnées. Il y a lieu de veiller à ce que les droits pour lesquels nos devanciers se sont battus soient réels et non simplement formels, afin que chacun puisse en bénéficier et non pas seulement les personnes intégrées dans le système. Lorsque l’on considère un progrès social, il faut regarder s’il ne constitue pas un obstacle à d’autres avancées comme la liberté de choisir son temps et, dans une certaine mesure, ses conditions de travail.

Les conquêtes sociales s’avèrent indissociables du développement économique : M. François Mitterrand a institué la semaine des 39 heures à la sortie des Trente glorieuses et le gouvernement de M. Lionel Jospin, grâce à la détermination de Mme Martine Aubry, a réduit la durée légale du temps de travail hebdomadaire dans une période de progression soutenue de l’activité économique. Les avancées sociales s’inscrivent donc dans des contextes économiques profitables ; or nous ne sommes plus dans la situation d’il y a quinze ans, si bien que la discussion sur le bilan des 35 heures s’avère d’autant plus importante.

Le passage de la durée légale du temps de travail à 35 heures a eu un effet bénéfique sur l’emploi, l’activité et la productivité en France. L’impact sur l’emploi fait aujourd’hui l’objet d’un consensus : selon la revue Économie et statistique, le processus de réduction du temps de travail a conduit à un enrichissement de la croissance en emplois de près de 350 000 postes entre 1998 et 2002.

Cette réforme n’a pas induit de grands déséquilibres financiers pour les entreprises, non pas parce que nous aurions « partagé le gâteau » mais parce que les lois élaborées par Mme Aubry ont ménagé un équilibre entre la baisse de la durée du travail, un allègement de charges, des aides publiques, une réorganisation des entreprises, une modération salariale et des gains de productivité.

Les 35 heures ne sont pas responsables de la perte de compétitivité de notre pays. La flexibilisation qui a accompagné le passage à la durée légale du temps de travail à 35 heures a incité les entreprises à revoir et réorganiser en profondeur leur mode de production. Au final, les sociétés françaises ont réalisé d’importants gains de productivité : entre 1998 et 2002, la productivité horaire du travail a augmenté de 2 % à 3 %, et l’on produit désormais autant en travaillant moins. Comme le bilan global s’avère positif, nous devons nous battre contre les fausses idées et les préjugés.

Néanmoins, les 35 heures ont envoyé un message négatif pour les entreprises étrangères souhaitant investir en France, cette réforme ayant été interprétée comme le signe que ce pays ne voulait plus travailler. Cette image ne correspond pourtant pas à la réalité car le travail reste une valeur centrale pour les Français qui en attendent beaucoup ; en effet, le travail est un vecteur d’émancipation individuelle, si bien qu’il représente un élément central de notre politique économique et de celle de justice sociale.

L’écart de la durée effective de travail entre la France et ses partenaires européens n’est d’ailleurs pas aussi important qu’on le dit. Les salariés à temps complet travaillent ainsi 39,5 heures par semaine contre 40,4 dans l’Union européenne (UE) ; cette différence s’avère encore plus réduite avec les temps partiels, car nous y avons moins recours que dans des pays comme l’Allemagne. Le défi actuel consiste à offrir plus d’emplois à temps plein à ceux qui le souhaitent plutôt que de faire travailler plus longtemps ceux qui en disposent déjà.

Le bilan des 35 heures doit prendre en compte la manière dont les salariés et les entreprises ont vécu cette réforme. Les 35 heures ont été acceptées et bien reçues par les Français, et peu de salariés et de chefs d’entreprises demandent leur remise en cause du fait de l’équilibre global de la réforme. Elles apparaissent donc comme un progrès, car elles ont permis à nos concitoyens de se consacrer davantage à leurs familles ou à eux-mêmes.

Les 35 heures sont une durée légale qui ne correspond pas à la durée effective ; dès 2002, la loi a été assouplie par un décret relevant le contingent d’heures supplémentaires de 130 à 180 heures par an et par salarié, ce plafond ayant été porté à 220 heures en 2004. Or un salarié effectuant 180 heures supplémentaires dans l’année travaille en moyenne 39 heures par semaine, ce qui équivaut pratiquement à la durée moyenne des salariés à temps plein dans les années 1990. En outre, les heures supplémentaires comptent parmi les moins chères d’Europe.

Il existe de grandes divergences entre les secteurs, et certains pans de l’économie française ont souffert d’une application trop uniforme des lois Aubry. Les réorganisations se sont parfois avérées difficiles voire impossibles, notamment dans la fonction publique hospitalière (FPH) et dans l’hôtellerie. Nous avons commis des erreurs dans la mise en œuvre effective des 35 heures, et, pour certains Français – principalement des femmes et des employés du bas de l’échelle, comme les aides-soignantes, les personnels de maintenance, les infirmières et les femmes de chambre –, le travail est devenu plus aliénant après la réforme, alors que ces personnes doivent se trouver au cœur de nos priorités. Cette réforme a pu accentuer les inégalités au travail plutôt que de contribuer à les réduire. Je n’incrimine personne car il est facile de juger quinze ans après la mise en œuvre d’une telle réforme, mais nous devons chercher à améliorer le dispositif.

Les 35 heures continuent à susciter des débats, et notre responsabilité réside dans l’élaboration de solutions concrètes pour traiter ce rapport au réel. Certains souhaiteraient passer à 32 heures par semaine quand d’autres aimeraient que la durée légale coïncide avec celle de la durée effective. Cette controverse est légitime. Les 35 heures sont nécessaires mais insuffisantes. Elles constituent un progrès qui bénéficie à des millions de Français et est normal de mieux rémunérer les salariés effectuant des heures de travail au-delà de la norme ; pour ces raisons, il me semble opportun de maintenir la durée légale de travail hebdomadaire à 35 heures. Diminuer cette durée n’irait pas dans le sens du moment économique que nous vivons. Cependant, le cadre légal ne suffit pas, car les salariés et les entreprises ont besoin de plus de souplesse. Qui serions-nous pour refuser à quelqu’un voulant travailler davantage de ne pas dépasser 35 heures par semaine ? De même, si un salarié souhaite travailler moins, il doit pouvoir le faire si cela correspond au projet de l’entreprise. Le vrai progrès réside dans la possibilité de donner à chacun la liberté de choix dans un cadre organisé et sécurisé par l’État et par les partenaires sociaux. Les 35 heures représentent parfois une trop grande rigidité pour les entrepreneurs, notamment dans des petites sociétés ; donner plus de souplesse aux entreprises dans l’application des 35 heures ne vise pas à accroître la rentabilité des entreprises du CAC 40, mais à permettre aux petites et aux jeunes entreprises de ce pays de s’adapter à la conjoncture, de faire face à la crise et d’affronter plus facilement les aléas économiques. Si cela correspond au projet de l’entreprise et en accord avec les syndicats, des adaptations durables de l’organisation du temps de travail doivent pouvoir être mises en œuvre. Ces accords majoritaires, de branche ou d’entreprise, peuvent fournir des cadres plus adaptés à la négociation du temps de travail sans remettre en cause les 35 heures. Cette flexibilité permettra de sauver des emplois et d’éviter des fermetures d’entreprises ; l’Allemagne utilise de tels accords tout en appliquant les 35 heures dans cinq branches, si bien que la durée effective du temps de travail s’adapte facilement à la conjoncture.

Les partenaires sociaux sont investis d’une forte responsabilité dans ce processus de modernisation des 35 heures et se sont saisis de cette question en signant l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la sécurisation de l’emploi en janvier 2013, que le Parlement a transposé dans la loi en juin 2013. Ce texte offre davantage de flexibilité aux entreprises en leur permettant d’aménager le temps de travail et les salaires pendant deux ans en cas de graves difficultés. Nous devons poursuivre dans cette voie, et j’espère que les partenaires sociaux puis le législateur aménageront dans les prochains mois l’ANI de 2013. Après plus d’un an de mise en œuvre, on s’aperçoit que les conditions de mise en œuvre de la flexibilité offerte aux entreprises s’avèrent trop restrictives. Le projet de loi pour la croissance et l’activité, qui vous sera soumis au début de l’année prochaine, a vocation à intégrer les fruits de la négociation en cours entre les partenaires sociaux sur la modernisation du dialogue social.

La loi ne peut plus prévoir tous les cas particuliers, car chaque entreprise et chaque salarié évoluent dans un contexte spécifique, et nous devons offrir à chacun les armes nécessaires à son développement et à son épanouissement. C’est pourquoi le travail de votre commission d’enquête me paraît salutaire ; il permet de s’affranchir des postures, des caricatures et des solutions simplistes.

Pour conclure, je souhaiterais poser deux questions collectives auxquelles je n’ai pas la réponse : que souhaitent les jeunes Français entrant dans le marché du travail ? Que sera le travail pour cette génération ? Il sera sans doute plus long, mais moins pénible et plus différencié. La France a pensé son travail avec la conviction d’un progrès social constant qui permettrait à la classe moyenne d’être toujours plus nombreuse et elle doit faire face aux contraintes de la mondialisation qui impose une fragmentation des parcours sociaux, certains connaissant une situation précaire quand d’autres s’enrichissent grâce à leur spécialisation. Si on élude ces deux questions, on manque la réflexion plus large sur le temps de travail pour la génération qui arrive, alors que là réside principalement notre responsabilité.

M. Jean-Pierre Gorges. La diminution du temps de travail ne découle pas des luttes sociales, mais du progrès technologique dans le contexte d’une économie de production. Il est facile de réduire le temps de travail dans une économie où il suffit de produire pour vendre. Or, au moment où les 35 heures sont mises en place, on entre dans une économie de marché ; la technologie permet toujours de réduire le temps de travail, mais dans un contexte concurrentiel.

Au moment du vote de la loi sur le travail, l’emploi et le pouvoir d’achat (TEPA) en 2007, tout le monde fut surpris de découvrir que 10 millions de personnes étaient restées à 39 heures de travail hebdomadaire. D’ailleurs, les 35 heures n’existent plus depuis août 2008 et seul subsiste le seuil déclenchant les heures supplémentaires.

Monsieur le ministre, vous nous avez présenté la voie des 32 heures et celle des 40, mais il me semble que nous devons emprunter celle de la flexibilité. En Allemagne, ce sont les partenaires sociaux qui fixent le cadre de la flexibilité. Des conventions collectives de branche définissent la durée hebdomadaire de travail qui peut varier de 32 à 40 heures. La flexibilité touche également l’entreprise et l’individu par le biais de la négociation de comptes épargne-temps (CET). Si l’État traite ces questions, on rencontrera les mêmes problèmes que pour les 35 heures. À l’hôpital, leur mise en œuvre a provoqué un véritable drame.

Monsieur le ministre, pensez-vous que c’est au législateur de fixer la durée du temps de travail dans notre monde en mouvement ? L’Union européenne définit le cadre et nous devrions simplement obliger les entreprises à élaborer de bons accords. Nos interlocuteurs allemands nous ont expliqué que l’État, dans les périodes difficiles, n’aidait pas les entreprises qui n’avaient pas conclu de conventions collectives.

Vous avez affirmé que les Français travaillaient plus de 35 heures, que l’on avait su s’adapter à part à l’hôpital, mais que notre pays souffrait tout de même d’une mauvaise image. Que proposez-vous pour lutter contre cette situation et pour donner aux entreprises étrangères l’envie d’investir en France ? Ne conviendrait-il pas d’abandonner cette norme de 35 heures qui ne correspond pas à la réalité et qui nous nuit vis-à-vis de l’extérieur ?

Mme Kheira Bouziane. Je me réjouis que les 35 heures demeurent le seuil à partir duquel les heures supplémentaires sont déclenchées, celles-ci étant, comme vous l’avez souligné monsieur le ministre, les moins chères d’Europe.

Les assouplissements permis par l’ANI n’ont pas permis de créer des emplois et ont, au mieux, maintenu l’activité – ce qui n’est certes pas négligeable. On accuse les 35 heures de bloquer la création d’emplois : approuvez-vous cette assertion ?

Les 35 heures sont-elles responsables des difficultés rencontrées dans les hôpitaux publics ou ne serait-ce pas plutôt le fait que leur mise en place ne s’est pas accompagnée des embauches nécessaires ?

Vos propos sur la jeunesse m’ont inquiétée : l’avenir des jeunes ne doit pas être marqué par les régressions sociales, alors que la réduction du temps de travail résulte du progrès, comme vous l’avez indiqué. Notre jeunesse sera-t-elle privée de progrès ?  

M. Gérard Sebaoun. Vous avez participé, en 2008, à la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par M. Jacques Attali, dont le projet de loi que vous présenterez au début de l’année 2015, initialement conçu par votre prédécesseur, s’inspire en partie.

Cette commission souhaitait rénover la représentation des patrons et des salariés ainsi que le financement de leurs organisations, afin de moderniser le dialogue social. La question du mandatement avait été introduite dans les lois Aubry, et la commission Attali voulait améliorer le système tout en respectant la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social qui n’autorise le mandatement qu’en cas d’accord de branche.

La décision 236 de la commission visait à permettre aux entreprises de déroger à la durée légale du travail à la condition qu’existent un accord de branche et un accord majoritaire d’entreprise. Qu’en pensez-vous ?

Cette commission proposait de réduire le coût du travail de toutes les entreprises en transférant une partie des cotisations sociales vers la CSG et la TVA. Les allégements liés aux 35 heures représentent un coût qui provoque un débat. Quelle charge représente ce dispositif pour les finances publiques ? Seriez-vous favorable à ce transfert de cotisations sociales vers la CSG et la TVA ?  

M. Denys Robiliard. Le progrès social ne constitue-t-il pas une source du progrès économique, alors que vous avez indiqué que c’était le développement économique qui permettait les avancées sociales ? Le pouvoir d’achat peut ainsi rendre des marchés solvables, l’augmentation des salaires ayant un impact sur la demande dans une approche fordiste qui conserve sa pertinence. Les deux phénomènes se nourrissent donc l’un l’autre. Les conquêtes sociales ne s’obtiennent d’ailleurs par forcément au moment d’une période d’essor économique, comme l’illustre l’exemple de 1936.

La réduction du temps de travail constitue d’ailleurs un stimulant de l’industrie des loisirs et du tourisme. Menez-vous une réflexion sur l’impact économique de cette politique ?

La question des 35 heures à l’hôpital se trouve-t-elle devant ou derrière nous ? Les hôpitaux publics ont-ils a-t-elle digéré cette réforme et ne créerait-on pas de difficultés supplémentaires si l’on décidait de modifier à nouveau la durée de travail ? Des auditions que nous avons conduites, il ressort que la fonction publique n’avait pas de conception précise de la durée du travail et que les lois Aubry ont contraint l’hôpital à se réformer sur ce point, même si cela fut conduit de manière trop rapide. La réorganisation est aujourd’hui achevée et dispense que l’on modifie à nouveau la norme horaire.

La question de la répercussion des 35 heures sur l’hôtellerie et la restauration ne recouvre-t-elle pas en fait celle des horaires d’équivalence que l’on a dû abandonner ?

Mme Catherine Coutelle. Nous envoyons deux messages aux jeunes à leur entrée dans le monde du travail : il faut avoir de l’expérience pour décrocher un emploi, et leurs contrats de travail seront précaires – stages, essais, contrats à durée déterminée (CDD) – avant, éventuellement, de bénéficier d’un travail plus stable autour de 30 ans. La situation est encore pire pour les femmes, car on estime qu’elles peuvent faire des enfants jusqu’à 30 ans et qu’elles deviennent trop âgées après 40 ans ; ainsi, elles ne peuvent avoir un travail offrant des responsabilités et un bon salaire que pendant environ dix ans.

Les femmes travaillent et souhaitent le faire de plus en plus en France, ce phénomène étant un vecteur d’émancipation pour elles. Lorsque l’on demande plus de flexibilité, il ne faut pas oublier que beaucoup de salariés la vivent déjà aujourd’hui, et les emplois à temps partiel – dont le nombre a explosé depuis les années 1990 – dans les services sont occupés à 80 % par des femmes. Nous avons inséré une mesure dans la loi transposant l’ANI afin qu’aucun contrat à temps partiel ne prévoie une durée hebdomadaire de travail inférieure à 24 heures ; néanmoins, nous avons prévu des exceptions qui, en pratique, s’appliquent aux femmes. Ne faudrait-il pas privilégier les accords entre partenaires sociaux plutôt que la loi ? Le problème est que les organisations représentatives prennent peu en compte la situation de ces salariés à temps partiel car ils sont peu syndiqués. Comment améliorer la situation des employés à temps partiel qui subissent la flexibilité ?

M. Philippe Noguès. Le marché partage de fait le temps de travail, puisque des salariés travaillent en contrat à durée indéterminée (CDI), d’autres en contrats à durée déterminée (CDD), certains sont à 40 heures quand d’autres sont à 35 heures. Enfin, nombreux sont ceux qui se retrouvent au chômage. Contrairement à ce que dit M. Jean-Pierre Gorges, l’État n’a-t-il pas un rôle à jouer dans la régulation du cadre général de la durée de travail ?

Monsieur le ministre, vous avez évoqué le signal négatif envoyé par les 35 heures aux entreprises étrangères, mais l’installation de celles-ci dans notre pays n’a pas connu de déclin dans la période de mise en œuvre des 35 heures.

Les Français vivraient mal la remise en cause des 35 heures et, notamment, l’abandon des jours libres supplémentaires que cette réforme leur a apporté.

La flexibilité doit être négociée, et l’on peut comprendre que les entreprises aient besoin de moduler le temps de travail à certains moments. Mais si l’Allemagne bénéficie d’une culture d’entreprise partenariale dans laquelle les salariés ont du poids, la négociation entre les partenaires sociaux en France pâtit de la faible influence des salariés.  

Mme Fanélie Carrey-Conte. Monsieur le ministre, les aménagements des 35 heures que vous préconisez visent-ils à réduire le coût du travail ?

Vous souhaitez aménager la loi de sécurisation de l’emploi : cette modification toucherait-elle le plancher de durée de travail de 24 heures hebdomadaires ?

La liberté des salariés de moduler leur durée de travail s’avère des plus relatives. Où se situe l’équilibre entre l’émancipation individuelle que vous avez évoquée et la protection que doit le législateur aux travailleurs confrontés à des abus indûment qualifiés de choix ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Monsieur le ministre, à l’excellente question que vous avez soulevée relative aux aspirations des jeunes, il convient de répondre qu’ils souhaitent avant tout avoir un travail ; celui-ci doit pouvoir leur offrir des conditions acceptables au regard des progrès techniques effectués. Ils désirent également bénéficier de temps libre pour se former, s’engager ou élever leurs enfants. Comment concilier les besoins des entreprises et des salariés avec la préservation de l’intérêt général ? Les accords sociaux sont chargés de répondre aux besoins, quand le second objectif relève de la mission du législateur qui se doit de rééquilibrer le rapport de forces entre le patron et les salariés, cette relation étant encore plus inégalitaire en période de chômage de masse. Quant aux employés précaires, ils ne se trouvent jamais en situation de négocier et de bénéficier d’une quelconque liberté en matière de durée de travail. Enfin, n’oublions pas qu’une importante partie de la population active ne travaille pas alors qu’elle le souhaiterait.

Vous avez affirmé que la réduction du temps de travail n’avait pas visé à « partager le gâteau », mais la richesse de notre pays devrait pourtant inciter à le partager afin de ne plus nous priver des talents de tant de personnes au chômage. Il convient ainsi de partager davantage le travail ainsi que les ressources qu’il produit.

M. Jean-Patrick Gille. On a accompagné les 35 heures de 15 milliards d’euros d’allègement de cotisations sociales pour les entreprises, qui ont été complétés par 5 milliards d’euros de défiscalisation des heures supplémentaires ; celles-ci seraient les moins chères d’Europe, mais devons-nous nous en réjouir ? Les grandes entreprises ont digéré la réforme des 35 heures, mais des problèmes subsistent dans certains secteurs et pour de plus petites entreprises – dans lesquelles les heures supplémentaires représentent 200 000 équivalents temps plein (ETP). Devons-nous nous satisfaire de cette situation ?

L’encadrement des heures supplémentaires pourrait-il constituer un thème du dialogue social ?

M. le président Thierry Benoit. La plus ou moins facile application des 35 heures selon les secteurs n’a-t-elle pas créé une disparité d’attrait des métiers ? Le Gouvernement souhaite conduire le redressement productif de l’outil industriel français, mais certains postes ne sont pas pourvus dans l’industrie.

Les horaires décalés et les cadences atypiques se sont multipliés depuis une quinzaine d’années : voyez-vous dans ce phénomène, monsieur le ministre, une corrélation avec la mise en place des 35 heures ?

M. Lionel Jospin a expliqué qu’il n’avait jamais été question d’appliquer les lois Aubry dans la sphère publique. Que proposez-vous pour y décloisonner et y assouplir les 35 heures ?

Quel est le coût de la réduction du temps de travail ? Les 35 heures ont engendré un coût pour les finances publiques lié à l’allègement des cotisations sociales, cette charge ayant été renforcée, pendant la durée de la précédente législature, par la défiscalisation des heures supplémentaires.

M. le ministre. Monsieur Gorges, lorsque vous affirmez que la rupture entre l’économie de production et de celle de marché impose le développement d’une flexibilité négociée, vous vous trouvez en accord avec mes propos. Sommes-nous condamnés à un tripartisme productif reposant sur des syndicats dont on ne cesse de pointer leur manque de représentativité, des patrons qui seraient par essence mauvais et un législateur qui pourrait décider pour la France entière ? Je ne crois pas. Cela ne signifie pas que nous devions abandonner du jour au lendemain le cadre légal, car la loi fixe un cadre parce qu’elle continue à protéger le plus faible.

Nous devons retrouver les fondamentaux de notre culture et les adapter pour faire réussir la France dans la mondialisation. Quand la loi veut tout faire, régler tous les détails et s’immiscer dans toutes les situations, elle entrave et crée des blocages. Le législateur continue de fixer le cadre en matière de temps de travail, mais il existe des marges de manœuvre à l’intérieur de celui-ci, comme le montrent les accords signés depuis 2008 et 2013. On doit ménager des flexibilités intelligentes qui soient adaptées aux situations des entreprises ou des branches.

Le problème d’image créé par les 35 heures existe, même si cela ne signifie absolument pas que la France n’est pas attractive ; néanmoins, on ne résoudra pas cette difficulté en supprimant la loi sur les 35 heures. Il convient d’adopter une approche pragmatique qui nous permette de montrer le bon fonctionnement de notre démocratie sociale ; nous devons d’ailleurs continuer d’améliorer cette dernière afin de rendre la loi plus intelligente. Depuis deux ans et demi, nous avons fait le pari de la confiance, et, comme le disait M. Emmanuel Levinas, « la confiance, c’est le problème de l’autre » ; faire confiance nous oblige et je ne crois pas à la défiance généralisée qui conduit à l’infantilisation des partenaires sociaux. Cette politique marche, comme le montrent les nombreux accords qui se signent localement. J’ai assisté à la réouverture d’une ligne de production à Sandouville, produit de la signature d’un accord de compétitivité qui fut même signé par des syndicats qui refusent la négociation à l’échelle confédérale depuis deux ans et demi. Les syndicats sur le terrain font face aux réalités, et, le fonctionnement du dialogue social s’avère un facteur de compétitivité important pour notre pays, puisqu’il repose sur des dirigeants et des représentants des salariés qui partagent une communauté de destin. Voilà ce que nous devons promouvoir !

Dans le cadre de l’ANI de janvier 2013 et de la loi de juin 2013 le transposant, seulement six accords ont été signés, car parvenir à un assentiment majoritaire est rendu difficile par la limitation de deux ans et par le fait que la suspension par l’employeur de l’accord et le déclenchement de licenciements économiques nécessitent une procédure devant la juridiction judiciaire ; cette étape devant le juge judiciaire dissuade les patrons de négocier un accord car elle leur apparaît trop complexe et trop porteuse d’obstacles, notamment en matière de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Nous avons donc créé des contraintes qui empêchent la bonne utilisation de l’instrument. Les salariés qui acceptent de réaliser des efforts – par exemple, une baisse de salaire – devraient obtenir une compensation de ceux-ci dans le PSE.

S’agissant de la réorganisation hospitalière, on peut toujours se dire qu’en mettant plus de moyens, on résoudra tous les problèmes, mais nous devons réfléchir dans un monde budgétairement contraint afin de ne pas nous affranchir de la réalité. La réduction du temps de travail à l’hôpital a été accompagnée par un important soutien public, mais elle a déstabilisé les secteurs dans lesquels les gains de productivité sont difficiles à opérer. Pour certaines catégories de fonctionnaires au niveau de qualification élevé, il conviendrait d’adopter une pratique plus souple des 35 heures. Le système est tellement contraint par des éléments statutaires, budgétaires et de fonctionnement que les 35 heures ne représentent plus aujourd’hui un problème dans la fonction publique – même si cette réforme a engendré une organisation du travail plus complexe pour les personnels.

Ma question sur la jeunesse n’invitait absolument pas à envisager l’abandon du progrès, mais on ne peut plus décréter le progrès pour les nouvelles générations. Il faut les laisser l’inventer et davantage leur faire confiance ! La pire des choses pour un jeune est de ne pas avoir d’emploi et, donc, de ne pas être en mesure de construire un projet. Notre société est marquée par un taux de chômage de 25 % des jeunes ; en outre, 90 % des jeunes entrent dans l’emploi par un stage, un CDD ou un contrat d’intérim. Cette situation les empêche d’accéder au crédit et à une vie stable et normale. Nous devons redonner des opportunités et rouvrir notre société afin que les jeunes soient en mesure de prendre leur destin en mains. Ce n’est ni le Gouvernement, ni le législateur, ni les partenaires sociaux qui leur diront ce qu’est le progrès, car nous vivons dans un monde de ruptures et c’est à eux d’inventer le progrès.

Je ne peux pas répondre, monsieur Sebaoun, au nom de la commission Attali dont je n’étais qu’un rapporteur. Les allègements de cotisations sociales consentis en contrepartie des 35 heures ont représenté environ 10 milliards d’euros. Il y a lieu de poser cette question des aides là où l’on a instauré de la flexibilité ; il me semble que certaines branches et entreprises y sont prêtes. Nous ne devons pas créer un système encore plus complexe, mais arrêtons de créer des contraintes que l’on compense par de l’argent public. Un accord majoritaire signé par les partenaires sociaux prévoyant une augmentation du temps de travail peut entraîner la conduite d’une réflexion sur la pérennité des aides publiques octroyées lors de la mise en place des 35 heures. Nous créons trop de droit, et les petits patrons se plaignent de l’empilement de la législation et de la taille du code du travail qui nuisent à la compétitivité et à l’emploi. Le manque de stabilité de la norme crée par ailleurs des blocages pour le développement des petites entreprises et de l’anxiété pour les dirigeants de ces structures.

Le débat relatif au transfert des cotisations sociales vers la fiscalité a eu lieu ; le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) et les allégements de charges sociales du pacte de responsabilité et de solidarité sont financés par une réduction des dépenses publiques et un transfert vers la fiscalité ; ces deux mesures équivalent à faire disparaître les charges employeurs pour les salariés rémunérés au SMIC. Néanmoins, il n’y a pas lieu d’aller plus loin, car la cotisation sociale patronale renvoie à une forme de responsabilité collective dans l’entreprise et assoit la place, importante, des partenaires sociaux. Il convient de renforcer ces derniers, et d’accroître leur représentativité et donc leur légitimité, plutôt que d’abandonner le paritarisme.

L’importance du dialogue social pour la compétitivité illustre bien les rapports réciproques des progrès économique et social. Nous ne pouvons pas renouer avec le fordisme en économie ouverte, mais nous devons insuffler une nouvelle dynamique qui marie ces deux composantes du progrès.

La polyactivité s’est répandue depuis l’instauration des 35 heures, celles-ci ne nous ayant pas entraînés dans la société du loisir ; en effet, beaucoup de Français ont cumulé les activités : ainsi, 50 % des auto-entrepreneurs ont un emploi complémentaire. Le temps partiel a bien entendu favorisé le développement de cette multiplicité d’activités. Ce phénomène est porteur de fragmentation et de déstabilisation sociales, et il convient donc d’y être attentif.

Le temps est fini où les jeunes pouvaient se dire qu’ils passeraient toute leur vie en CDI dans la même entreprise avant de prendre leur retraite à 60 ans. Nous ne pouvons plus élaborer notre politique sur ce fondement et devons adapter nos dispositifs à une vie professionnelle plus longue et se déployant dans un monde plus incertain, afin de réduire les incertitudes du début de la vie professionnelle, qui peuvent durer dix ans. Les femmes soumises au temps fractionné – encore plus dur que le temps partiel – ont bénéficié de la disposition relative au plancher de 24 heures de travail hebdomadaire créé par la loi de juin 2013, même si tous les métiers ne peuvent pas appliquer cette mesure, et que des accords majoritaires de branche peuvent y déroger. Cependant, la loi oblige opportunément les partenaires sociaux qui veulent y déroger à se pencher sur cette question.

Les outils technologiques comme le télétravail permettent d’aménager les conditions de travail à certaines périodes de la vie, comme la grossesse, dans beaucoup de métiers.

Je n’exagère pas l’image négative des 35 heures, mais elle existe ; cela n’empêche pas la France de demeurer un pays attractif : 2 millions de Français travaillent dans des entreprises étrangères, et nous sommes le premier pays en termes d’investissements directs industriels. Les 35 heures n’ont pas brisé l’image de la France, mais elles restent incomprises à l’étranger – notamment parce que nous n’avons pas suffisamment expliqué le mélange de progrès social et de nouvelle organisation du travail induits par cette réforme.

Sans aspirer forcément à devenir l’Allemagne, nous pouvons créer les conditions d’un dialogue social plus constructif grâce aux accords majoritaires que la loi doit valoriser. La norme législative ne doit pas imposer trop de contraintes aux accords et ne doit pas envisager l’absence d’accord pour prétexter la création de protections. Elle doit inciter à négocier et donc faire plus confiance a priori pour, éventuellement, se montrer plus dure a posteriori. Cela ne signifie pas, madame la rapporteure, qu’il n’y ait pas de rapport de forces dans l’entreprise, mais l’accord majoritaire en constitue la meilleure réponse. En l’absence d’accord majoritaire, il doit rester impossible de déroger à la loi. Ces accords, tout comme l’entrée des salariés dans les conseils d’administration, imposent une conception différente de la vie de l’entreprise et permettent de sortir d’une conflictualité reposant sur des postures afin de reconnaître que les patrons des très petites entreprises (TPE) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) partagent le même destin que celui de leurs salariés. Les accords majoritaires traduisent l’intelligence productive des acteurs du terrain, et il convient de donner des marges de manœuvre à ceux qui s’inscrivent dans cette démarche tout en refusant toute dérogation à la loi à ceux qui n’empruntent pas ce chemin.

Il y a lieu de faire grandir le gâteau plutôt que de le partager. Les accords peuvent prévoir une nouvelle diminution du temps de travail dans certains secteurs afin de conserver des compétences, mais il ne faut pas que la loi le prévoie pour toutes les entreprises car cela créerait les mêmes problèmes que les 35 heures.

Nous avons trouvé un équilibre pour les heures supplémentaires, et nous enverrions un mauvais signal en les plafonnant. Les entreprises utilisent beaucoup les heures supplémentaires car les employeurs craignent d’embaucher ; nous devons donc contribuer à dédramatiser l’embauche en la simplifiant et en donnant plus de visibilité à l’employeur. IL faut laisser les Français qui le souhaitent et le peuvent travailler davantage, mais la rémunération de ces heures doit être majorée et il n’y aucune raison que les finances publiques compensent cet avantage, d’où l’abandon du mécanisme de défiscalisation des heures supplémentaires à l’été 2012.

Monsieur le président, les 35 heures ne constituent pas la raison principale du manque d’attrait pour les métiers de l’industrie. Parmi ces derniers, beaucoup furent dévalorisés alors que leur potentiel était élevé. À chacune de mes visites dans une entreprise aéronautique ou automobile, on me dit qu’il n’y a plus de chaudronniers ; les 35 heures ne sont pas responsables de cette situation. Il s’agit d’un problème collectif, notamment de notre appréhension de l’apprentissage et du manque de valorisation de certains parcours.

Les 35 heures ont apporté de la flexibilité et l’évolution des cadences s’explique par la réorganisation productive opérée dans les années 1990 et 2000 : la valeur ajoutée s’est répartie dans les différents lieux de production, ce qui brutalisa la vie des salariés et des ouvriers. Nous devons anticiper la prochaine étape, celle de la nouvelle industrie – que les Allemands nomment « l’industrie 4.0 » – qui intègre le numérique et les services. L’éclatement du fait productif durcit les cadences et fragmente le temps de travail, y compris dans l’usine, et la séparation entre l’industrie et les services s’efface. Il ne faut pas lutter contre cette transformation productive, mais nous devons la préparer collectivement en investissant pour conserver un tissu productif et d’emplois de service.

Nous devons également réfléchir à l’organisation du temps de travail de demain et former les salariés en conséquence. Les 35 heures n’ont pas été une erreur – qu’on soutienne cette réforme ou que l’on s’y oppose –, car elles ont représenté un progrès qu’il convient d’adapter à l’acceptation par la société de davantage de flexibilité. En revanche, nous n’avons pas suffisamment anticipé les changements productifs, et les évolutions de notre société et de notre économie car nous en avions peur. Nous devons mieux former les jeunes avant que ceux-ci n’entrent sur le marché du travail, mais également tout au long de leur vie. Un jeune chaudronnier sera peut-être responsable de services coordonnant une production éclatée dans l’espace ; il n’exécutera plus les gestes pour lesquels il a été formé et, pour ce faire, il devra être formé, ce qui requiert des investissements. La réforme de la formation professionnelle constitue un premier élément, mais nous devons aller plus loin en réfléchissant aux changements qui viennent.

Audition de de M. Denis Morin, directeur du Budget,
accompagné de M. Laurent Pichard, chef du bureau de la politique salariale et de la synthèse statutaire, et de M. Gautier Bailly, sous-directeur

(Procès-verbal de la séance du jeudi 20 novembre 2014)

(Présidence de Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je suis heureux d’accueillir M. Denis Morin, directeur du Budget au ministère des finances et des comptes publics, qui est accompagné de M. Laurent Pichard et de M. Gautier Bailly.

Au cours des auditions précédentes, nous avons entendu dire tantôt que les 35 heures avaient rapporté 10 milliards d’euros de recettes publiques, tantôt qu’elles avaient coûté 12 milliards à l’État. Pour les uns, elles ont permis de créer plus d’emplois que toute autre mesure. Pour d’autres, elles n’ont joué aucun rôle dans la création de 2 millions d’emplois entre 1997 et 2002. Votre témoignage nous aidera à y voir clair.

Vous nous direz aussi si, après 2002, elles ont continué à coûter de l’argent au trésor public, tandis que le Gouvernement baissait des cotisations sociales sur les salaires, puis, entre 2007 et 2012, défiscalisait les heures supplémentaires, puis, en 2014, décidait de créer un crédit d’impôt visant à rétablir les marges des entreprises avant de poursuivre l’allègement des charges patronales.

Avant de vous entendre, nous avons demandé au ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, quel rôle les 35 heures ont joué dans la perte de compétitivité de l’économie française depuis 2002. Le sujet divise autant les parlementaires qu’en novembre 2011, quand la mission d’information présidée par M. Accoyer avait achevé ses travaux. Votre point de vue nous sera utile pour départager les avis.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage, qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée. Ce compte rendu vous sera transmis ; les observations que vous pourrez faire seront soumises à la Commission.

Les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu’elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Morin, M. Pichard et M. Bailly prêtent serment.)

M. Denis Morin, directeur du Budget. La direction du Budget n’est pas l’instance la plus à même d’apprécier l’impact sociétal, social et économique de la réforme du temps de travail intervenue à la fin des années 1990. Quant aux chiffres dont nous disposons sur son impact financier, je ne suis pas certain qu’ils soient de nature à départager les parlementaires. Les 35 heures ne faisant plus l’objet d’un suivi spécifique depuis 2005, les chiffres que nous pouvons avancer dépendent d’hypothèses, de spéculations, d’approximations, qui aboutissent à un résultat compris entre 10 et 13 milliards d’euros.

La première difficulté, si l’on veut calculer le coût net instantané des 35 heures en 1998, année de leur première mise en place, consiste à apprécier l’effet de cette réforme sur les créations d’emplois. L’économie nationale a créé quelque 2 millions d’emplois entre 1997 et 2001, ce qui représente un contenu en emplois de la croissance supérieur à celui des Trente Glorieuses. À l’époque, ce résultat a surpris les observateurs.

Reste qu’il est extrêmement difficile de faire le départ entre les différents éléments qui ont pu y conduire : s’agissait-il des 35 heures, des allégements de charges mis en place au même moment, de la ristourne Juppé instaurée en 1997 et financée par deux points d’augmentation de la TVA, des divers allégements du coût du travail intervenus après 1997 – bascule des cotisations maladie sur la CSG assortie d’une baisse de taux et d’un élargissement d’assiette, démantèlement de la part salariale de la taxe professionnelle (TP) –, de la politique monétaire très accommodante grâce à laquelle, avant d’entrer dans la zone euro, la France a bénéficié d’une monnaie sous-évaluée, de l’évolution de la croissance mondiale et de la forte progression de la demande adressée à la France, sans parler de phénomènes plus spéculatifs comme la bulle internet, qui s’est dégonflée par la suite. Ces facteurs se sont accumulés, pour stimuler une croissance très forte, que nous n’avions pas connue depuis des années et pour enrichir, au-delà de ce qu’indiquaient les modèles économétriques alors disponibles, le contenu en emplois de la croissance.

De nombreuses évaluations situent les créations d’emploi dans le secteur privé dans une fourchette de 3 % à 7 %, ce qui représente 200 000 à 350 000 emplois. Autant dire que l’incertitude est grande, même quand on se situe au début de la réforme.

Elle l’est encore plus si l’on se positionne de manière dynamique, car, par la suite, l’économie a renoué avec les cycles habituels d’accélération ou de ralentissement. Il est donc difficile d’assurer la traçabilité des créations d’emplois évaluées en 1998 et de chiffrer dans la durée les créations – ou les moindres suppressions – d’emplois imputables à la réforme.

Quand celle-ci a été décidée, plusieurs garanties de ressources ont été définies, qui ont varié en fonction de l’année de bascule des différents secteurs de l’économie dans les 35 heures. De ce fait, à partir de 2000, plusieurs SMIC ont coexisté, qui ont ensuite été alignés, pour des raisons politiques, sur le montant le plus élevé. Doit-on inclure l’augmentation du coût du travail qui en découle, et qui a mécaniquement détruit de l’emploi, dans l’impact des 35 heures, alors même que la modération salariale était, avec la souplesse liée à l’annualisation du temps de travail, un des paramètres de la réforme ?

De plus, entre 1998 et 2015, le dispositif a connu un paramétrage très variable. Il a été tantôt resserré tantôt élargi. Il a été utilisé pour avantager les entreprises de moins de vingt salariés. Récemment, il s’est enrichi de dispositions nouvelles, comme les allégements généraux de charges ou le crédit d'impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Créée en 1993, sous Édouard Balladur, la politique d’allégement du coût du travail a été renforcée ensuite par Alain Juppé, puis complétée, à l’occasion de la mise en place des 35 heures, par des allégements complémentaires, dont la traçabilité peut être établie grâce à l’évolution du fonds initialement destiné à financer les allégements de charges, le FOREC (Fonds de financement de la réforme des cotisations patronales de sécurité sociale). L’instabilité du dispositif dans le temps incite à choisir avec prudence les hypothèses qu’on retiendra. Doit-on considérer que l’ajustement d’un paramètre décidé en 2005 ou en 2006 par M. Fillon résulte des 35 heures, ou qu’il s’agit d’une décision sui generis destinée à renforcer, à réduire, en fonction des contraintes budgétaires, les aides abaissant le coût du travail ?

Je dois évoquer, au risque de vous décevoir, un dernier point d’incertitude, d’ordre culturel. La direction du Budget est réticente à calculer les coûts nets. Son rôle consiste, quand on décide une dépense, à en déterminer le coût brut, sans placer de ressources en regard de celle-ci. Nous isolons, comme les textes nous y invitent, les recettes et les dépenses, ce qui fait d’ailleurs l’objet de multiples contrôles. Cette approche juridique explique que, si, dans le temps, le calcul du coût brut des 35 heures est déjà difficile, celui du coût net soit plus délicat encore.

M’en tenant aux coûts bruts, j’ai adressé à votre commission d’enquête des chiffres, avec des développements plus particuliers relatifs à la fonction publique. Ils prennent en compte l’ensemble des allégements de charges à caractère général sur les bas salaires, la ristourne Juppé, l’aide Robien, antérieure à 1997 et très coûteuse pour les finances publiques, les mesures Aubry I et II, et la réduction Fillon. Pour évaluer le coût des allégements directement ou indirectement liés aux 35 heures, nous retenons le même champ que la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), qui dispose dans ce domaine des informations les plus fiables.

Sur le plan de la méthode, il faut se confronter à deux difficultés.

La première consiste à imaginer un scénario et à le dérouler en supposant que les 35 heures n’aient pas été mises en place, ce qui introduit plusieurs facteurs d’approximation. Comment faire vieillir le coût de la ristourne Juppé sur les bas salaires ? La direction du Budget ne disposant pas, année après année, de la distribution des salaires par niveau de revenu, nous devons élaborer une hypothèse fondée sur l’évolution moyenne de la masse salariale.

La seconde difficulté consiste, pour la période qui suit le passage aux 35 heures, à déterminer exactement l’effet de la réforme. Doit-on lui attribuer l’unification du SMIC par le haut, l’ensemble des ajustements paramétriques opérés par les allégements de charges entre 2003 et 2014, les évolutions de champ ou de mode de calcul, comme l’annualisation des allégements ? Nous posons la question pour préciser les limites méthodologiques des chiffrages, mais nous n’avons pas de réponses à proposer. Nous retenons comme référence le coût des allégements dans les documents budgétaires successifs, sans mettre de côté les allégements qui pourraient légitimement être isolés.

Ces hypothèses nous amènent à un coût de 11 à 13 milliards d’euros. Le dernier chiffrage pour 2013 fait état d’un scénario de référence sans les 35 heures, dont le coût serait de 9,9 milliards, et d’un scénario avec 35 heures, de 22,8 milliards. Le coût brut des allégements de charges spécifiquement lié aux 35 heures s’établit par différence à 12,8 milliards. Le chiffre est cohérent avec celui qu’ont fourni d’autres administrations, notamment la DARES, qui avance celui de 12 milliards.

Ce calcul n’intègre pas la défiscalisation des heures supplémentaires, liée à la loi TEPA de 2007 – soit le non-assujettissement de ces heures à l’impôt sur le revenu et aux cotisations sociales, patronales et salariales –, pour laquelle nous disposons d’indications chiffrées. En 2011, année où il a été le plus élevé, le coût de la défiscalisation s’est établi à 1,5 milliard, et celui de l’exonération salariale à 3,3 milliards, soit un total de 4,8 milliards. Quant à savoir si l’on peut lier l’exonération des heures supplémentaires à la réforme des 35 heures de 1998, c’est un terrain sur lequel je ne m’aventurerai pas.

Les 35 heures se sont appliquées d’abord dans le secteur privé, puis dans le secteur public. Ce n’est qu’à l’automne 2001 qu’elles l’ont été dans le secteur hospitalier, où les principaux textes d’application ont été publiés début 2002. Dans la fonction publique d’État, qui est passée aux 35 heures en 2002, le principe de la neutralité des 35 heures sur les créations d’emplois a été instauré très vite. Le Gouvernement avait supposé que des gains de productivité extérieurs aux 35 heures – imputables aux nouvelles technologies ou à des réorganisations de service – permettraient de ne pas réduire la qualité du service public tout en absorbant un écart de productivité de 11 %.

Toutefois, en 1998, on méconnaissait la durée du travail, voire la réglementation applicable dans les différents services administratifs, ainsi que les extraordinaires disparités, mises en évidence, sur la seule base des durées déclarées, par le rapport de M. Jacques Roché sur le temps de travail dans les trois fonctions publiques. On rencontre dans la fonction publique d’État, comme dans l’ensemble des fonctions publiques, des écarts importants tant de la durée du travail que du régime de rémunération ou d’indemnité, domaines qui demeurent fort peu transparents.

Depuis 1998, la direction du Budget a identifié les demandes budgétaires qui ont été formulées par les ministères afin de créer des emplois, et qui paraissaient liées aux 35 heures. Il n’y en a pas eu récemment, la réforme n’étant plus guère invoquée par les administrations à cette fin. D’ailleurs, sauf dans certains ministères prioritaires, on crée peu d’emplois dans la fonction publique de l’État, où s’applique la règle du non-remplacement d’une fraction des fonctionnaires qui partent à la retraite. Néanmoins, entre 2002 et 2005, nous avons identifié, en dérogation au principe de non-création d’emplois liés aux 35 heures, 4 600 demandes, auxquelles le Gouvernement a fait droit. Elles concernent principalement la police et la justice. D’autres mesures sont liées aux 35 heures, comme le rachat des jours de RTT, l’indemnisation des heures supplémentaires, qui représente une masse globale de 1,5 milliard, et les astreintes.

La fonction publique hospitalière est la seule dont le fonctionnement, compte tenu de l’obligation d’accueillir les patients vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ait justifié un plan spécifique de recrutements. Celui-ci a porté sur 45 000 agents, pour un coût global de 1,5 milliard. Un plan de création d’emplois spécifiquement médicaux, portant sur 3 500 emplois a également été mis en place, pour un coût global de 330 millions.

Si la réduction du temps de travail n’a pas eu d’impact sur le traitement des fonctionnaires ou leur régime indemnitaire, le dernier chiffre concernant le coût budgétaire des heures supplémentaires remonte à 2013 et s’établit à 1,485 milliard. Pour 2014, nous attendons un coût comparable. En 2013, le montant se compose de 1,33 milliard pour les d’heures supplémentaires dans l’éducation nationale et de 150 millions hors éducation nationale. C’est le signe que le coût des heures supplémentaires ne résulte pas directement de la loi sur les 35 heures, les enseignants, qui constituent la moitié des fonctionnaires de l’État, n’étant pas concernés par la réduction du temps de travail.

La réglementation n’incitant guère à racheter les jours détenus sur des comptes épargne-temps (CET), les fonctionnaires l’apurent le plus souvent avant de partir à la retraite, ce qui nuit à la fluidité du service public, puisque l’agent ne peut être remplacé avant son départ effectif. Cependant, le rachat des jours du CET représentait en 2013 un montant total de 66,8 millions, en progression de 8 % par rapport à 2012, ce qui équivaut à un montant moyen annuel de 1 253 euros par agent, le montant médian s’établissant à 845 euros.

Les chiffres dont nous disposons pour la fonction publique proviennent en grande partie de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Nous ne possédons pas de données sur la fonction publique territoriale. Dans la fonction publique hospitalière, nous estimons que 16 270 jours ont été rachetés en 2012, pour un montant total de 4,8 millions. Dans la fonction publique de l’État, l’évolution des effectifs, en aval de la mise en place des 35 heures, a répondu à plusieurs préoccupations. Ces effectifs ont fortement baissé depuis 2005, et plus encore depuis 2007, grâce aux gains de productivité résultant notamment de la RGPP.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Il est évidemment difficile de proposer un bilan chiffré des 35 heures, compte tenu des différentes réformes intervenues entre 1997 et 2002, dont celle de la taxe professionnelle. Quand bien même elles auraient permis de créer 200 000 à 300 000 emplois en cinq ans, on ne peut apprécier sur un délai aussi court le résultat d’une réforme en profondeur du droit du travail. Notre réflexion porte sur la période 1998-2014, au cours de laquelle ce dispositif est devenu un mal français. Pendant ces années, au cours desquelles bien des choses ont changé – la croissance a diminué, la TP a été réformée –, des mesures qui avaient jadis porté leurs fruits ne sont-elles pas devenues contre-productives ?

Aujourd’hui, le monde du travail est coupé en deux. Dix millions d’employés sont passés aux 35 heures ; 10 millions sont restés aux 39 heures. Si l’annualisation a constitué un bénéfice pour les grandes entreprises, qui en ont profité pour se réorganiser, les PME, plus nombreuses en France qu’en Allemagne, et plus à même de créer des emplois, sont pénalisées. Un montant de 4,8 milliards a servi à financer des heures supplémentaires qui existaient déjà. L’harmonisation à la hausse des cinq SMIC a augmenté le coût du travail, ce qui, dans une période où la mondialisation entraîne une compétition plus rude, fait augmenter le chômage.

M. Gérard Sebaoun. Vous avez pris beaucoup de précautions pour expliquer que vous ne pouviez proposer un coût net de la réforme des 35 heures, mais Éric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), avance le chiffre de 1,5 à 2 milliards, très inférieur à votre chiffrage du coût brut.

Comme d’autres, vous indiquez qu’il est impossible d’agréger les chiffres de la fonction publique territoriale, afin d’évaluer la répercussion globale des 35 heures. On dit que, dans certaines collectivités, on travaillait moins de 35 heures par semaine, et qu’ailleurs, on a progressivement adopté le nouvel horaire. Je m’étonne que la situation soit aussi opaque, et que, sur ce sujet, on ne puisse avancer d’un iota.

On n’avance guère plus sur le problème des RTT à l’hôpital, que nul ne sait comment résoudre. Fort de votre expérience, pouvez-vous nous suggérer quelques pistes ?

M. Denys Robiliard. Chacun agit selon sa position. La vôtre vous interdit de calculer un coût net ; la nôtre nous prescrit, en tant que politiques, de prendre en compte, au-delà de la réalité budgétaire, la réalité économique.

Vous avez indiqué qu’à partir de 2005, on a cessé de mesurer l’incidence du passage aux 35 heures. Comment se décident les études ? Pourquoi renonce-t-on à connaître certains chiffres ? S’agit-il d’une décision politique ou administrative ? Pourquoi est-il si difficile de calculer les effets d’une mesure à moyen terme ?

Vous avez pointé des effets sur l’emploi de la convergence des SMIC, pondérée, dans beaucoup d’entreprises, par un gel des rémunérations pendant trois ans. Cette analyse porte-t-elle sur le SMIC ou sur le SMIC chargé, sachant que certains allégements de charges sont spécifiquement liés aux 35 heures ?

Enfin, je partage l’interrogation de M. Sebaoun sur les problèmes que pose encore l’application des 35 heures à l’hôpital.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. J’apprécie les précautions dont vous vous êtes entouré. Nous soulignerons dans notre rapport la difficulté de mesurer l’impact des 35 heures. Je comprends qu’il faille séparer les recettes et les dépenses, mais j’imagine qu’on devait pouvoir évaluer la part de cotisations qui n’est plus payée et les cotisations versées sur des emplois nouveaux, quand bien même ceux-ci ne résulteraient pas directement des 35 heures ?

M. Jean-Pierre Gorges, président. Pensez-vous que les 12 milliards d’exonération de charges accordées afin de compenser les difficultés de réorganisation liées à un nouveau régime de travail, soient récupérables, à présent que le temps a passé et que chacun s’est réorganisé ?

M. Denis Morin. Je dois avouer un certain embarras. Auditionné en tant que directeur du Budget, je n’ai pas à émettre de jugement personnel sur un champ qui ne relève pas de mes fonctions. Si, dans le passé, je me suis intéressé à l’hôpital et à la sécurité sociale, je ne pense pas que le directeur du Budget soit habilité à se prononcer sur ces sujets. L’avis du directeur de la sécurité sociale, voire du directeur général de l’offre de soins (DGOS) serait plus pertinent que le mien.

Vous me demandez de calculer sur une période exceptionnellement longue la traçabilité de facteurs déterminant le coût d’un dispositif. Ces informations, je le répète, ne sont pas faciles à réunir. En outre, nous butons sur un obstacle culturel propre à nos politiques publiques. Alors qu’une pratique spontanée et systématique de l’évaluation – parfois menée en temps réel – permet au Gouvernement ou au Parlement d’autres pays européens de réfléchir au jour le jour à la pertinence de l’emploi des fonds public, l’administration française témoigne d’une certaine réticence dans ce domaine. Aucune décision politique n’interdit de calculer l’effet des 35 heures, mais d’autres sujets prioritaires ont pu mobiliser les directions d’études, qui ne disposent pas toujours d’effectifs importants. La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), qui dépend du ministère des affaires sociales, possède des moyens limités et doit faire des choix dans ses travaux. L’INSEE vous fournira sans doute des informations utiles.

Vos questions posent en fait le problème délicat du coût du travail, sur lequel le Gouvernement se penche actuellement. Le pacte de responsabilité et de solidarité mobilise tous les dispositifs permettant d’alléger le coût du travail non qualifié. Les 35 heures ne sont qu’un élément d’une question plus vaste : doit-on prendre en compte le coût du travail pour apprécier la compétitivité de la France dans le contexte international ? Depuis 1998, les gouvernements ont choisi de ne pas toucher aux 35 heures, mais ils ont tous réduit le coût du travail. La loi TEPA, pour citer cet exemple, a défiscalisé temporairement les heures supplémentaires.

Vous l’avez rappelé, les 35 heures ont été mises en place dans un contexte favorable. Cependant, le taux de chômage s’établissait à 12,7 %, niveau que nous n’avons pas retrouvé ensuite. La logique de partage du travail était alors à l’œuvre. Le dispositif Robien, mis en place en 1996, sur la base du volontariat, représentait un coût très lourd pour les finances publiques. À l’époque où l’on se plaignait d’avoir tout essayé pour combattre le chômage, la réduction de la durée du travail restait une piste à explorer. Les économistes que vous avez auditionnés vous ont sans doute signalé que les incitations fortes visant à alléger le coût du travail, complétées par le pacte de responsabilité et de solidarité, ont une incidence notable sur l’évolution du chômage.

En ce qui concerne la fonction publique territoriale, nous disposons des données de la Cour des comptes, qui rédige chaque année un rapport sur la situation des finances locales. Au moment où le Gouvernement définit sa stratégie pour les finances publiques, il a besoin de données agrégées sur les différents secteurs de l’administration publique, qu’il s’agisse des collectivités territoriales ou de la sécurité sociale. Ces données permettent de porter un diagnostic, soumis à débat contradictoire, sur l’évolution de l’emploi et de la productivité dans la fonction publique territoriale. C’est là que sont intervenues des créations d’emploi, en particulier dans les administrations non concernées par les transferts de compétences, comme le bloc communal et intercommunal. Nous ne disposons pas de données aussi précises sur le rythme de l’avancement, les procédures de recrutement ou la durée effective du travail. Peut-être la direction générale des collectivités locales (DGCL) possède-t-elle davantage d’informations.

Mme la rapporteure. Il me semble que le nombre de chômeurs est plus élevé aujourd’hui qu’à l’époque où les 35 heures ont été mises en place. Je reviens à ma question : puisque vous êtes chargé d’évaluer l’équilibre du budget de l’État, vous vous penchez aussi sur ses recettes. Combien rapporte, en termes de cotisations, la création de 350 000 emplois, pour citer le chiffre retenu par la DARES ?

M. Denis Morin. La question est légitime. La période 1997-2001 a été marquée par des créations d’emplois massives, dont il est difficile d’assurer la traçabilité, puisqu’on ne sait pas évaluer l’impact réel des 35 heures ou, par exemple, des allégements de charges, renforcés avant 1997 par le gouvernement Juppé.

On observe au cours de la période un dynamisme plus que proportionnel des recettes publiques, explicables par un contexte de forte croissance, ainsi que des recettes fiscales et sociales, qui améliorent rapidement la situation financière de l’État et du secteur public. Nous pouvons raisonner en termes de coût net, politique par politique, mais, pour calculer le coût des 35 heures, il faut avancer des hypothèses lourdes afin d’évaluer tant le coût brut que les éléments qui permettent de déterminer le coût net. On peut établir celui-ci à 1 milliard, à 3 ou à 5, en fonction de l’hypothèse sur laquelle on se fonde.

L’OFCE peut proposer un chiffrage. J’ai entendu citer le coût net de 3 milliards, pour un coût brut de 12,5 milliards, ce qui est cohérent avec nos propres chiffres. S’il est très difficile de savoir si les 35 heures ont permis de créer 350 000, 500 000 ou 50 000 emplois, il est sûr en revanche que les politiques visant à alléger le coût du travail favorisent la création d’emplois. Sur ce point, la direction générale du Trésor dispose de données sur un temps assez long, puisqu’elles ont été collectées à l’époque où la direction de la prévision et de l’analyse économique existait encore. Les évaluations récentes, qui ont incité le Gouvernement à accentuer les allégements de charges et à déployer le CICE, ont été établies par nos services.

Pour répondre à vos questions, la direction du Budget, la direction générale du Trésor et les directions statistiques, DARES et INSEE, pourront vous proposer un chiffrage net, mais, si nous voulons être tout à fait honnêtes envers vous, il nous appartient d’assortir ce résultat d’importantes restrictions méthodologiques.

Mme la rapporteure. C’est le cas pour toutes les évaluations.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Si, au gré de tous les changements de conjoncture intervenus entre 1998 et 2014, bien des mesures ont évolué, les 35 heures, elles, s’appliquent toujours. Quinze ans après leur mise en place, ne se retournent-elles pas contre nous ? Faut-il détricoter ce dispositif, comme le suggère M. Macron, qui précise prudemment qu’on doit le faire de manière intelligente, en maintenant une référence au seuil de 35 heures et en introduisant de la flexibilité branche par branche ? Renonçant à toute posture idéologique, il faut savoir si la mesure reste efficace, dans un contexte qui a considérablement changé. Je rappelle ce qui s’est passé pour l’article 1er de la loi TEPA. Voté en 2007, lors de la reprise de la croissance, il a perdu toute signification quand la conjoncture s’est retournée, fin 2008, puis en 2009, quand la situation s’est encore détériorée, ce qui fait qu’il n’a pas permis de créer une heure supplémentaire de plus.

Mme la rapporteure. Je reviens à ma question : si vous pouvez évaluer le coût brut de la mesure, que vous situez entre 11 et 13 milliards, pourquoi ne pouvez-vous le faire pour son coût net, ce qui vous amène à hésiter entre 1, 3 ou 5 milliards ?

M. Denis Morin. La création d’emplois dépend de la croissance, laquelle résulte de différents facteurs, et dépasse donc le cadre des 35 heures. Toutes les politiques menées depuis 1993 visent à enrichir le contenu de la croissance en emplois et à abaisser le niveau à partir duquel l’économie commence à créer de l’emploi. Dans les années 1990, ce niveau se situait à 2,5 %. Il est actuellement à 1,5 %, signe que les politiques menées par les gouvernements successifs ont porté leurs fruits. Le chômage actuel s’explique sans doute plus par le niveau de croissance que par le contenu de la croissance en emplois. Dans les années qui ont suivi la mise en place des 35 heures, le rythme des créations d’emplois par l’économie a été très supérieur, je le rappelle, à celui des Trente Glorieuses.

Je n’ai pas vocation à commenter les propos du ministre sous l’autorité duquel je travaille.

La tâche de la direction du Budget consiste à évaluer les coûts bruts. Elle possède des instruments qui lui permettent de le faire instantanément, bien que le sujet qui vous occupe soit particulièrement délicat. Nous pouvons travailler avec d’autres directions, comme nous l’avons fait pour le pacte de responsabilité et de solidarité, et proposer des hypothèses de coûts nets, s’il se dégage entre les économistes un consensus pour imputer aux 35 heures la création d’un certain nombre d’emplois.

Si l’on retient le chiffre de 350 000 emplois, le montant des cotisations supplémentaires atteint environ 4 milliards, auxquels s’ajoutent 2 milliards, montant des allocations de chômage non versées, et celui des recettes fiscales supplémentaires. Il s’est en effet créé à l’époque un cercle vertueux, que le ministère des finances n’avait pas intégré. Notre cœur de métier consistant pour votre part à évaluer les coûts bruts, à partir des données dont nous disposons sur les déterminants de la dépense, nous ne pouvons pas opérer ce calcul sans demander des chiffres à la DARES, à la DREES et la direction générale du Trésor.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Cette estimation avait-elle été faite quand on a rédigé l’article 1er de la loi TEPA ? Il me semble que l’étude d’impact avançait le chiffre de 4,5 milliards.

M. Denis Morin. Je ne m’en souviens pas.

M. Gérard Sebaoun. Selon Alternatives économiques, on obtient un pourcentage du PIB constant si l’on agrège le coût de la fonction publique d’État et de celle des collectivités locales, signe que la diminution des effectifs de l’une est compensée par l’augmentation de l’autre. Confirmez-vous ce résultat ?

M. Denis Morin. Oui, bien que nous l’exprimions différemment. L’effort de productivité accompli par l’État entre 2007 et 2012, pendant la réorganisation liée à la RGPP, a détruit 150 000 emplois tant dans l’administration centrale, dont on a supprimé une direction sur deux, que dans les territoires. Ce résultat a été plus que compensé par les créations d’emplois dans la fonction publique territoriale et hospitalière. Cela dit, ce résultat est une photographie et non un élément de diagnostic, pouvant suggérer telle ou telle décision. Tous statuts confondus, il existe environ 5,5 millions d’agents publics, chiffre qui reste stable sur une longue période. Ce niveau d’administration publique est plus élevé que celui de nos voisins européens.

M. Denys Robiliard. Vous avez négligé de répondre à une de mes questions. Pour apprécier l’effet de l’alignement des SMIC sur la politique de l’emploi, considérez-vous le SMIC ou le SMIC chargé, sachant que les 35 heures ont permis d’alléger les charges ?

M. Denis Morin. Je vous répondrai par écrit sur ce point.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Dans ce cas, je vous demanderai de le faire avant la fin de la semaine prochaine.

M. Denis Morin. Lorsque la multiplicité des SMIC, au début des années 2000, donne lieu à un rattrapage, l’effet sur la création d’emplois est incertain. Le dynamisme du SMIC, qui soutient la demande et la consommation, alourdit en même temps le coût du travail. Je laisse aux économistes le soin de mesurer l’impact net de cette mesure sur l’économie, ce que je ne suis pas en situation de faire. À l’issue du rattrapage, les gouvernements successifs n’ont pas choisi de donner un coup de pouce au SMIC, la tendance actuelle étant à la modération salariale. Je vous enverrai des informations écrites à ce sujet.

Mme la rapporteure. À vous entendre, le gouvernement n’avait pas prévu, avant comme après les élections, la croissance intervenue en 1998. Pourtant, lors de son audition, M. Jospin a indiqué qu’il n’aurait pas réalisé la réforme, si la croissance n’avait pas été au rendez-vous.

M. Denis Morin. Avant 1997, le ministère des finances n’anticipait pas de reprise forte de l’économie. Au cours des premiers mois de 1997, les différents responsables du ministère ne partageaient pas le même diagnostic sur les signaux envoyés par l’économie, qui étaient contradictoires, ce qui est fréquent dans une phase où l’activité s’infléchit. L’économie s’est accélérée durant toute l’année 1997. Aujourd’hui, au vu de toutes les séries disponibles de l’INSEE, on constate qu’elle est repartie au deuxième semestre de 1996. Il arrive qu’on interprète les signaux de manière erronée ou trop prudente.

Mme la rapporteure. M. Jospin avait-il donc mieux anticipé la conjoncture que la direction du Budget ?

M. Denis Morin. Du moins que la direction de la prévision et de l’analyse économique.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE),
accompagné de M. Fabrice Lenglart, directeur des statistiques démographiques et sociales, et de Mme Corinne Prost, administratrice,
chef du département des études économiques

(Procès-verbal de la séance du jeudi 20 novembre 2014)

(Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, vice-président de la commission d’enquête)

M. Jean-Pierre Gorges, président. L'INSEE était dans l'ombre des économistes et des universitaires que nous avons entendus se disputer, au cours de nos précédents travaux, l'analyse des diverses études quantitatives publiées sur la réduction du temps de travail. Son enquête Emploi est particulièrement débattue : on s'interroge sur sa fiabilité, on la compare à l'enquête relative à l’activité et aux conditions d’emploi de la main-d’œuvre (ACEMO) du ministère du travail. L’on se demande aussi quel crédit il faut accorder aux synthèses sur l'emploi d’Eurostat, qui servent à démontrer la singularité de la politique française de réduction du temps de travail.

Ces disputes méthodologiques ne sont cependant pas notre seule préoccupation. Nous nous intéressons surtout à l’incidence du temps de travail sur la compétitivité de notre économie, et sur les disparités de conditions de travail, de rémunérations et de repos que sa réduction aurait accrues entre les secteurs économiques, les types d'entreprises et les catégories de salariés.

Nous pourrions vous demander de nous dresser quelques portraits « stylisés » des salariés français, dégagés des tables statistiques, qui caractériseraient ces employés travaillant 1 600 heures par an, plus ou moins librement réparties. Ces salariés sont sans doute heureux de cette réforme tout en se posant de nombreuses questions à son sujet.

Je vous rappelle qu’aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage qui fait l'objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission d’enquête.

Le même article 6 de l’ordonnance de 1958 impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Luc Tavernier, M. Fabrice Lenglart, et Mme Corinne Prost prêtent successivement serment.)

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Après avoir présenté quelques éléments de méthodologie, je vous livrerai les enseignements que nous croyons pouvoir tirer des études réalisées sur la réduction du temps de travail.

En guise de remarque liminaire, je note que si je viens de jurer de dire la vérité, il n’existe pas « une » vérité en la matière …

M. Jean-Pierre Gorges, président. Ce sera la vôtre !

M. Jean-Luc Tavernier. Il est surtout essentiel de bien comprendre que les effets de la réduction du temps de travail ne sont pas directement observables sur le plan statistique. Certes, ils font l’objet d’études et d’expertises, mais leur analyse relève de l’évaluation des politiques publiques. Or si l’INSEE peut légitimement se prononcer sur ce sujet à l’égal d’autres acteurs, elle ne dispose pas dans ce domaine de l’autorité spécifique que lui confère son rôle régalien en matière de statistiques. L’INSEE est évidemment en mesure de fournir des statistiques mesurant la durée du travail ou le niveau de l’emploi, mission qui ne doit pas être confondue avec le travail consistant à chercher ce qui peut être imputé à la réduction du temps de travail dans l’évolution des différents agrégats. Il n’existe d’ailleurs aucune publication sous timbre INSEE dans laquelle nous aurions diffusé une position sur l’effet que la réduction du temps de travail (RTT) aurait pu avoir sur l’emploi, la productivité ou les salaires.

Les effets de la RTT ne sont pas directement observables statistiquement disais-je. Il serait par exemple erroné d’attribuer sans précaution à l’évolution de la législation, l’intégralité de la baisse de la durée du travail. En effet, avant que ces mesures ne soient adoptées, le temps de travail était déjà tendanciellement en recul pour de multiples raisons telles que la signature d’accords décentralisés ou le développement du travail à temps partiel. Nous ne saurions décrire aujourd’hui ce qu’aurait pu être l’évolution du temps de travail au début des années 2000 et depuis cette époque sans le processus de RTT.

La statistique publique est aujourd’hui correctement outillée pour suivre l’évolution du temps de travail. Vous avez auditionné Mme Françoise Bouygard, directrice de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, qui a dû vous décrire le dispositif mis en place pour suivre les accords signés. Aucune rupture de séries massive n’est à signaler dans nos données. En revanche, la comparaison de certaines de nos statistiques avec celles de pays étrangers peut parfois être difficile, même lorsqu’elles font l’objet d’un règlement commun. Je pense à la durée du travail selon notre enquête Emploi par rapport à la mesure pratiquée en Allemagne, ou à l’indice du coût du travail mesuré en France et au Royaume-Uni. Des raisons pratiques et des différences de méthode expliquent ces divergences.

Quelques précautions méthodologiques s’imposent et expliquent la difficulté d’une évaluation des effets des RTT. J’en énumère cinq.

Premièrement, la réduction du temps de travail n’a pas constitué une expérience de laboratoire. Nous ne disposons pas d’un échantillon témoin : toutes les entreprises ont été concernées par le processus car même celles qui ne sont pas passées aux 35 heures ont évolué dans un environnement économique modifié. Par ailleurs, le choix des entreprises de recourir ou non aux lois Aubry I ou II n’a pas été aléatoire : établir des comparaisons a posteriori est en conséquence extrêmement difficile car elles se trouvaient dès l’origine en quelque sorte dans des conditions de température et de pression différentes, comme disent les physiciens.

Deuxièmement, les comparaisons internationales sont complexes. Certes, les 35 heures n’ont pas été adoptées par tous les pays du monde, mais d’autres évolutions, nombreuses, ont eu lieu ailleurs. Il serait vain de mettre en cause la seule réduction du temps de travail en France en nous contentant de nous comparer à nos voisins. Prenons l’exemple de l’évolution du salaire horaire entre la France et l’Allemagne : entre 1996 et 2013, l’écart enregistré est supérieur à 25 %. Mais bien plus que la RTT, la très forte modération salariale pratiquée en Allemagne durant la plus grande partie des années 2000 a constitué le facteur principal de cette évolution.

Troisièmement, la réduction du temps de travail ne constitue pas un choc ponctuel aux contours aisément identifiables. Elle se déroule même au contraire en un processus long comportant de multiples étapes. La mise en œuvre de la garantie mensuelle de rémunération a par exemple été particulièrement laborieuse, de même que la convergence du nouveau niveau du SMIC à l’horizon 2005.

Quatrièmement, la RTT ne modifie pas une variable et une seule. Tout d’abord, si le temps de travail est officiellement réduit de 10 %, la durée du travail effective baisse souvent en proportion moindre car, à l’occasion de la signature d’accords de RTT au sein des entreprises, certains éléments, comme les temps de pause, sont révisés. Ensuite, un recul de 10 % du temps de travail ne se traduit pas par une augmentation de 10 % du salaire horaire et du coût du travail par unité produite. La plupart des accords comportent en effet des mesures de modération salariale – elle s’impose sur la durée quoi qu’il en soit. Ces accords mettent également en œuvre une réorganisation du travail et du facteur capital qui génère des gains de productivité.

Cinquièmement, les effets de la réduction du temps de travail sur le court et le long terme peuvent être différents. À vrai dire, sur le long terme, l’observation est de peu de secours car le discours de chaque observateur est déterminé par sa représentation théorique du marché économique. Nous y reviendrons.

Au vu de ces difficultés, une méthode s’impose : il faut tenter d’identifier la baisse du temps de travail effectivement imputable à la RTT, déterminer le quantum de modération salariale qu’il est possible d’imputer aux accords de RTT, et quantifier, ce qui est encore plus difficile, les gains de productivité réalisés grâce à ces accords. Les « allégements Fillon » de cotisations sur les bas salaires, sans lesquels un nouveau choc aurait été enregistré au niveau du coût minimal du travail, ne doivent pas être oubliés.

Si l’ensemble de ces éléments peut être documenté – je vous donnerai divers chiffres – il est en revanche impossible de déterminer ce qui ce serait produit sans les lois Aubry. Nous ne pouvons qu’approcher, grâce à un faisceau d’études et d’indices, ce qui est dû à la réduction du temps de travail, et fournir des ordres de grandeurs, qui résultent de travaux scientifiques divers, sans bénéficier de l’autorité et de la légitimité qui est la nôtre lorsque nous produisons des statistiques. Les sources publiques les plus informatives sont assez anciennes mais restent pertinentes. Je pense au rapport remis en juin 2001 par la commission présidée par M. Henri Rouilleault, dans le cadre de ce qui s’appelait encore le Commissariat général du Plan. Je citerai également un numéro double de la revue Économie et Statistique, datant de juillet 2005, consacrée à la réduction du temps de travail – l’INSEE dirige la publication de cette revue, mais les articles qu’elle contient n’engagent que leurs auteurs. Enfin, je n’oublie pas les comptes rendus très informatifs de la mission d’information commune de l’Assemblée nationale consacrée, en 2004, à l'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail.

De ces diverses études, je retiens que, dans le secteur marchand, la durée du travail effective a baissé en moyenne de 4,5 à 5 %. Le coût des salaires n’a pas augmenté dans les mêmes proportions en raison d’une modération salariale qui peut être estimée à 1 % – le salaire horaire n’a en conséquence nullement augmenté que de 3,5 à 4 %. Les gains de productivité horaire ayant atteint 2 à 2,5 %, le salaire horaire a donc crû un peu plus rapidement que la productivité. Cependant, si l’on tient compte des allégements de charges, on peut considérer que le coût salarial rapporté aux évolutions de la productivité est resté stable.

Les évolutions de la productivité horaire ne compensant pas la réduction de la durée du travail, des gains en emplois sont enregistrés à court terme sur le chômage conjoncturel ou keynésien. Pour le secteur marchand, on estime qu’il s’agirait de 300 000 emplois. L’effet à long terme sur l’emploi est en revanche incertain. Ceux qui estiment que l’économie et le marché de l’emploi connaissent un fort effet d’hystérèse – le chômage conjoncturel de court terme influe sur le chômage structurel de long terme : les personnes éloignées du marché du travail perdent par exemple en employabilité – considèrent qu’une partie des 300 000 emplois créés existent encore à long terme. Ceux qui estiment que les effets d’hystérèse sont mineurs et que la réduction du temps de travail n’a en rien fait évoluer le fonctionnement du marché du travail pensent que le taux de chômage de long terme n’est pas modifié. Tout est donc question de représentation théorique.

Sans aucune ambiguïté cette fois, l’on peut affirmer en revanche que l’effet de la réduction du temps de travail sur le niveau potentiel du PIB à long terme est négatif. Les conséquences de la baisse de la durée du travail l’emportent sur les gains de productivité horaire et sur un éventuel effet favorable sur l’emploi à long terme. Le maximum de perte de PIB potentiel pourrait être de deux points.

Il faut enfin tenir compte des allégements de cotisations patronales. Ils étaient « défensifs » – ils ont empêché une hausse du coût du travail au niveau du SMIC – et non « offensifs » – ils auraient alors permis une baisse du coût du travail. Ces allégements liés à la réduction du temps de travail ont un effet sur les finances publiques d’environ un point de PIB.

Notez bien que l’hypothèse peut être émise, hors mesures de RTT, d’une baisse de la durée du travail dans la prolongation des tendances antérieures, semblable à celle que nous avons constatée. Si l’on y ajoute l’hypothèse d’une poursuite des coups de pouce au SMIC, nous pourrions parvenir à des résultats comparables à ceux que je viens de vous présenter puisque les faits générateurs sont identiques.

J’en viens aux conséquences sociétales des RTT sur lesquelles notre enquête Emploi du temps nous permet de nous prononcer. Sur longue période, le phénomène majeur qui touche l’ensemble des Français de plus de dix-huit ans est l’accroissement du temps de vie passé à la retraite. Cette évolution explique que le temps consacré, en moyenne, par l’ensemble de la population, aux loisirs soit globalement supérieur à celui passé à travailler ou à chercher un emploi. En excluant les retraités, l’on constate, entre 1974 et 2010, un recul du temps passé au travail et une augmentation de celui consacré aux loisirs qui sont de même niveau en valeur absolue, soit cinq heures hebdomadaires. Entre 1998 et 2010, sur une période de douze années durant laquelle sont concentrés les effets des mesures de RTT, cette réduction moyenne du temps de travail hebdomadaire s’élève à 2,8 heures. Ce dernier chiffre masque cependant de grandes disparités : la réduction du temps de travail a été nettement plus forte pour les cadres, soit 5,5 heures hebdomadaires, pour lesquels elle a pris la forme d’une diminution du nombre de jours travaillés – alors que, pour les non-cadres la RTT, s’est plutôt traduite par une réduction de la durée de la journée travaillée, ce qui n’est pas sans avoir des conséquences potentiellement différentes sur les conditions de travail, par exemple en termes de stress. Cette évolution est d’autant plus notable que, sur la période 1974-1986, marquée par le passage de la durée légale du temps hebdomadaire de travail de quarante à trente-neuf heures, les cadres avaient vu leur durée moyenne de travail progresser en raison de l’allongement de leur journée.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je crains que l’approche des parlementaires concernant les 35 heures ne soit souvent partielle sur le plan de la méthode car nous sommes essentiellement intéressés par les effets économiques de la réduction du temps de travail. Il faut pourtant bien reconnaître que la RTT a également modifié la vie de la population, la santé des Français…

Nous avons entendu de nombreux chiffres très différents au cours des travaux de cette commission d’enquête. Nous sommes cependant toujours à la recherche de données qui permettraient d’agréger les nombreux paramètres en jeu – à l’instar du taux d’épargne des ménages qui permet par exemple de savoir si les Français sont cigales ou fourmis. La mesure de l’impact des 35 heures sur le temps de travail est sans doute nécessaire, mais elle est insuffisante pour juger de l’incidence économique qu’elles ont eue sur le pays.

Quels indicateurs permettent selon vous d’agréger au mieux l’effet des 35 heures ? Je pense au taux de chômage, à la croissance, au coût du travail, au niveau des salaires… Nous souhaitons simplement mieux mesurer l’impact de nos décisions politiques. Les 35 heures étaient censées donner du bonheur à la population, mais, en 2002, le candidat qui avait mis la mesure en œuvre a été battu. En 2007, l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, dite loi TEPA, a permis à une partie des Français de gagner plus d’argent mais, en 2012, celui qui avait décidé de mettre la mesure en œuvre était battu. Quels éléments pourriez-vous vous nous donner pour nous aider à dépasser les postures idéologiques ? J’avoue que je suis un peu déçu par vos premiers propos, monsieur Tavernier car je n’y ai pas suffisamment trouvé les éléments agrégés qui permettraient aux politiques de faire des choix éclairés.

M. Gérard Sebaoun. Monsieur Tavernier, vous constatez un effet négatif de la RTT sur le PIB en évaluant un « maximum de perte de PIB potentiel » qui serait de deux points. Cela me paraît considérable : pouvez-vous nous donner quelques explications ? S’il s’agit bien d’un maximum, sans doute existe-t-il aussi un minimum ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir établi une fourchette ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Pouvez-vous nous donner des précisions sur le temps de loisirs ? Il a augmenté, selon vous, de cinq heures par semaine entre 1974 et 2010, alors que le temps passé au travail a reculé dans la même proportion. Le temps de loisirs n’est pourtant pas tout le temps qui n’est pas passé au travail ?

Je précise à notre président de séance que notre commission d’enquête travaille aussi sur l’impact social et sociétal de la réduction du temps de travail. Les disparités en matière de RTT se retrouvent dans la répartition du temps de loisirs, ce qui nous intéresse particulièrement.

M. Jean-Luc Tavernier. L’INSEE s’est dotée depuis quelques années d’outils permettant de mesurer le bien-être des Français. Des enquêtes nous amènent à interroger les ménages sur les privations qu’ils subissent et sur leur appréciation des divers éléments de leur qualité de vie. La construction d’un outil statistique afin d’établir des comparaisons dans l’espace et dans le temps reste complexe. Elle répond aux recommandations émises, en 2009, par la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi – du nom de MM. Joseph Stiglitz, Amartya Kumar Sen, et Jean-Paul Fitoussi – sur la mesure de la performance économique et du progrès social. Ces enquêtes, de la même façon que celles relatives aux conditions de travail, n’existaient pas avant la mise en place des 35 heures. Il est donc difficile d’établir des comparaisons avec la période préalable à la RTT. Elles seront possibles dans le futur si le législateur continue de nous donner les moyens de disposer d’outils efficaces…

M. Jean-Pierre Gorges, président. Le législateur vous entend !

M. Jean-Luc Tavernier. Monsieur le président, je suis déçu de vous avoir déçu. Je ne puis toutefois que reprendre les éléments que je vous ai fournis : la création de l’emploi à court terme, significative, est de l’ordre de 300 000 postes – à long terme, il est difficile de savoir ce qu’il en aurait été sans la RTT. La durée du travail a enregistré une baisse de 4,5 à 5 % alors que la productivité horaire augmentait de 2 à 2,5 %. À partir du moment où la productivité par tête recule en conséquence d’environ 2,5 %, et où la création d’emplois à long terme, si elle existe, ne progresse évidemment pas au même rythme, le PIB potentiel est indubitablement en recul. Cependant, j’appelle à nouveau votre attention sur le fait que nous ne savons pas ce qui cs serait produit sans les mesures de RTT : en tout état de cause, d’autres formes de réduction de la durée du travail auraient également eu des effets.

M. Denys Robiliard. Vous prenez en compte un PIB potentiel mais, pour produire, il faut des marchés et une demande. Or nous ignorons ce qu’aurait été le comportement des entreprises en termes de production et de recrutement sans les 35 heures.

M. Jean-Luc Tavernier. Il est difficile de passer du raisonnement de court terme au raisonnement de long terme. Si les périodes de déficit de demande et de chômage keynésien peuvent être durables, en théorie, à la fin des fins, l’offre gouverne le niveau d’activité potentiel et ne peut que se réduire lorsque la durée du travail baisse – sauf à imaginer un recul du chômage d’équilibre qui compenserait ce mouvement.

Il est vrai que, dans la période considérée, nous nous trouvons essentiellement en situation de déficit de demande et rarement en excès d’offre. J’ai donc à dessein évoqué le PIB potentiel, celui qui pourra être atteint à terme, et non le PIB effectif. Pour proposer une fourchette, on pourrait dire que la RTT provoque un recul d’un à deux points du PIB potentiel.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Toutes les décisions politiques sont prises dans un contexte qui évolue. Il faut que nous puissions revenir rapidement sur certaines mesures plutôt que de les laisser prospérer sur des durées très longues dans une conjoncture qui a profondément changé.

M. Denys Robiliard. Monsieur Tavernier, suis-je dans l’erreur si je considère que votre raisonnement sur le PIB potentiel suppose le plein-emploi ? Si tel est bien le cas, permettez-moi de dire que nous n’y sommes pas encore vraiment.

M. Jean-Luc Tavernier. Le PIB potentiel est en effet atteint dans des conditions de plein-emploi au sens d’une situation de chômage soutenable et d’inflation stable, notamment. Ce taux de chômage soutenable est de toute évidence, inférieur à celui que nous connaissons aujourd’hui.

Notre échange me permet de préciser que lorsque je dis que l’on perd du PIB potentiel, cela ne signifie pas que l’on enregistre aujourd’hui moins de PIB effectif…

M. Fabrice Lenglart, directeur des statistiques démographiques et sociales de l’INSEE. L’enquête Emploi du temps de l’INSEE dissocie le temps de loisirs du temps domestique, consacré par exemple aux tâches ménagères, ou du temps personnel consacré au sommeil, au repas… Le temps de loisirs et le temps de sociabilité sont analysés de façon spécifique et ne sont pas, en effet, l’équivalent du temps non travaillé.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Les effets de la réduction du temps de travail sur la vie quotidienne et les loisirs sont mal quantifiés alors qu’ils jouent un véritable rôle sur lequel nous devons nous pencher. Les estimations sont d’autant plus complexes que ceux qui ont gagné du temps libre peuvent avoir une activité par ailleurs qui influe sur le PIB.

Les politiques sont trop souvent amenés à prendre des décisions qu’ils ont du mal à remettre en cause en cas de retournement de conjoncture. Ils ont besoin pour agir de disposer de statistiques qui ne sortent pas quinze ans après les faits. Je déplore que le statisticien ne soit pas assez au service du parlementaire : l’histoire et l’archéologie nous sont moins utiles que les instruments pour réagir aujourd’hui.

M. Jean-Luc Tavernier. Monsieur le président, je me permets de n’être qu’en accord partiel avec vos propos. Vous avez raison : nous devons nous outiller pour mesurer le bien-être – cela dit, en la matière, nous ne pouvons malheureusement pas inventer aujourd’hui les résultats d’enquêtes qui n’existaient pas il y a quinze ans.

Votre critique relative au caractère « archéologique » de nos travaux ne me semble en revanche pas fondée. Nous n’avons pas eu besoin de quinze ans de recul pour fournir les données que j’ai présentées : depuis une dizaine d’années, nous disposons déjà des éléments permettant d’estimer les conséquences de la RTT sur les grands agrégats.

M. Fabrice Lenglart. Et puis l’appareil statistique a fait des progrès depuis le passage aux 35 heures, ce qui constitue plutôt une bonne nouvelle. Certains des outils dont nous disposons n’existaient pas dans la période précédant la réduction du temps de travail. La mesure du bien-être n’était pas possible, ni la mesure détaillée de la durée du travail par type d’individu – l’enquête Emploi autrefois annuelle et ponctuelle se déroule désormais en continu.

M. Jean-Luc Tavernier. Les analyses statistiques détaillées sont utiles : j’ai déjà évoqué par exemple les disparités entre cadres et non-cadres au regard de la RTT. Il reste par ailleurs difficile de mesurer la productivité horaire gagnée selon les catégories de travailleurs.

J’ajoute, en faisant écho à l’expression populaire, que « quand je me regarde, je me désole, mais quand je me compare, je me console ». Notre enquête Emploi est par exemple particulièrement fiable, si on la compare à l’outil similaire allemand. M. Fabrice Lenglart peut vous en parler.

M. Fabrice Lenglart. La durée du travail déclarée par les salariés est mesurée grâce à l’enquête Emploi. Sous règlement européen, elle consiste à interroger un même nombre de ménages et d’individus toutes les semaines sur leur position par rapport au marché du travail. Les réponses de cette enquête en continu doivent être uniformément réparties durant toute l’année afin d’élaborer une estimation de la durée annuelle du travail. En pratique, lorsque nos collègues allemands trouvent porte close, ils reviennent poser leurs questions trois ou quatre semaines après leur premier passage. Il est apparu que les salariés avaient alors tendance à répondre en décrivant non pas la semaine de leur absence – durant laquelle il y avait de fortes chances qu’ils se soient trouvés en congés –, mais l’une des semaines plus récentes durant laquelle ils avaient travaillé. Ce biais fausse probablement les statistiques en majorant la durée du travail en Allemagne. Notre voisin cherche aujourd’hui à résoudre cette difficulté comme les autres pays qui la rencontrent également. (*°)

Il reste que, lorsque nous souhaitons établir des comparaisons internationales en matière de durée du travail, nous privilégions la source de la comptabilité nationale plutôt que l’enquête menée auprès des ménages. Alors que la première établit que les durées du travail sont relativement proches en France et en Allemagne – avec des chiffres légèrement supérieurs pour la France –, la seconde montre que nos voisins nous dépassent.

Mme la rapporteure. Comment la France a-t-elle résolu cette difficulté ?

M. Fabrice Lenglart. Notre protocole est strict : nous ne nous donnons jamais plus de quinze jours pour collecter des données concernant une semaine de référence. En cas de non-réponse au terme de ce bref délai, nous opérons une pondération ex post afin de reconstruire une variable utilisable.

M. Gérard Sebaoun. Il est tout de même surprenant que les Allemands n’aient pas modifié leur protocole !

M. Fabrice Lenglart. Ils y travaillent mais cela prend du temps. Nous avons porté le sujet au niveau européen et demandé la création d’un groupe de travail.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Nous vous remercions pour vos interventions.

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(*) A la demande de M. Jean-Luc Tavernier, les précisions suivantes sont apportées au compte rendu :

« Au-delà de cette question du protocole d'enquête sur le terrain, un deuxième élément, qui n'a pas été donné lors de l'audition, contribue à ce que la mesure du temps de travail dans l'enquête emploi allemande soit surestimée : il s'agit du fait que le questionnaire allemand et le questionnaire français ne sont pas conçus de la même façon.

« Plus précisément, le questionnaire de l’enquête Emploi française n’aborde la question des heures travaillées qu’assez tardivement par rapport au questionnaire allemand. Un répondant français passe en effet par une série de questions, décrivant d’abord les principales caractéristiques de ses horaires en régime courant (quotité de temps de travail, type d’horaires, nombre d’heures habituellement travaillées), puis permettant de se remémorer les événements qui ont pu affecter la semaine de référence pour l’enquête (congés pris, maladie, jours fériés, ponts, RTT, jours de récupération, heures supplémentaires effectuées, chômage partiel, formation, grève). Et ce n’est qu’après cette description des horaires habituels et des événements intervenus lors de la semaine de référence qu’il est demandé au répondant de donner le nombre d’heures effectivement travaillées lors de la semaine de référence.

« Le questionnaire allemand est beaucoup plus direct et interroge l’enquêté sur ses heures travaillées sans détailler préalablement les événements qui ont pu toucher la semaine de référence. Comme les répondants allemands ne sont pas incités à se remémorer précisément les événements intervenus lors de la semaine de référence, ils peuvent plus facilement être amenés à donner à l’enquêteur une réponse ‘standardisée’, correspondant à une durée habituelle ou contractuelle ne prenant pas en compte les spécificités de la semaine de référence, notamment les absences. »

Audition de M. François Rebsamen, ministre du travail, de l’emploi
et du dialogue social

(Procès-verbal de la séance du mardi 25 novembre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, nous vous accueillons avec grand plaisir et vous remercions d’avoir accepté l’invitation de notre commission d’enquête, créée il y a cinq mois à l’unanimité des groupes de l’Assemblée nationale. Nous souhaitions vous entendre pour connaître vos appréciations sur la réduction du temps de travail, afin de nourrir le rapport de la commission qui adressera au Gouvernement actuel – mais aussi à ses successeurs – des propositions sur ce sujet.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport le compte rendu de votre témoignage qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée. Vous pourrez adresser des observations à la commission sur le compte rendu qui vous aura été communiqué au préalable.

Le même article de l’ordonnance de 1958 impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur le ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. François Rebsamen prête serment).

M. François Rebsamen, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Sur les 35 heures, beaucoup a été dit mais on finit par perdre de vue l'idée de départ de cette réforme. Celle-ci a d'abord eu comme but de créer de l'emploi, non pas en le partageant comme s'il était un gâteau fixé pour l'éternité, mais en insufflant une dynamique créatrice d'emplois par la négociation et la réflexion sur l'organisation du travail et l'efficacité de l'entreprise. Ensuite, il s’agissait d’accompagner les évolutions de la société et de l'économie en repensant les temps de vie, et là réside sans doute l'apport le plus durable des 35 heures. En effet, la productivité ne cesse de progresser sur le long terme, ce qui permet d'organiser différemment l'économie. Au terme d'un cycle de gains de productivité et de transformation sociale, les 35 heures ont permis de faire coïncider le cadre réglementaire avec les façons de travailler en donnant aux entreprises de quoi s'adapter en modulant le temps de travail et en offrant aux salariés de quoi individualiser leur temps de travail dans un cadre protecteur. La loi permet aujourd'hui de s'ajuster, par la négociation, à des situations hétérogènes vécues par des entreprises elles-mêmes diverses qui font face à des attentes nouvelles des salariés. Et l'on voit à travers de multiples exemples que le temps de travail évolue et se discute dans les entreprises, où il est le deuxième sujet de discussion.

Les 35 heures ont satisfait ces deux demandes sociales que sont l’emploi et l’évolution des manières de travailler et elles ont ouvert un vrai espace de discussion. S'agissant de l'emploi, même si les évaluations divergent, on s’accorde généralement à estimer à 6 ou 7 % l'augmentation du nombre d'emplois induite par les 35 heures ; concernant l'évolution des organisations du travail, la vivacité des négociations parle aussi en chiffres : ainsi, en près de deux ans – entre 1998 et 2000 –, 26 000 accords d'entreprise, concernant 2,9 millions de salariés, ont été signés sur la gestion des temps, mais aussi l'organisation même du travail.

La réforme des 35 heures se situe dans une tendance historique et elle est aujourd'hui profondément ancrée dans la société. Le mouvement qui les a fait naître dépasse largement celui d'une loi et s’inscrit dans la tendance séculaire de la diminution du temps de travail : la journée des 8 heures, puis la semaine de 40, de 39, et enfin de 35 heures.

Le temps n'est pas venu d'une nouvelle étape, mais il n'est pas non plus celui d'un retour en arrière. Les 35 heures sont entrées dans les mœurs des entreprises et des salariés, et elles constituent aujourd'hui la référence incontournable à partir de laquelle on négocie les temps de travail, on déclenche les heures supplémentaires et on définit les organisations. La remise en cause des 35 heures est un propos de tribune qui se situe très loin du vécu de tous. Et je tiens à redire, après le Premier ministre, qu'il n'y aura pas de remise en cause par le Gouvernement des 35 heures comme référence légale du temps de travail.

C'est dans le registre de l'appropriation qu'il y a encore des progrès à faire pour que les entreprises et les individus saisissent toutes les opportunités offertes par les 35 heures.

On a pu dire que les 35 heures introduisaient de la rigidité ; je crois au contraire qu'elles ont créé des opportunités pour de nouvelles formes d'organisation du travail. La possibilité d'organiser le travail de manière non uniforme vient des lois Auroux de 1982 qui ont instauré un dispositif de modulation permettant de s'affranchir du cadre hebdomadaire de calcul des heures supplémentaires. De plus, les lois de 1982 ont offert aux entreprises la capacité de disposer, sans autorisation de l'administration, d'un volume d'heures supplémentaires dont la quotité est fixée par la négociation. Le mécanisme est original, puisqu’il autorise les partenaires sociaux à déterminer un seuil par un accord collectif et leur laisse ainsi une grande autonomie. Les lois Aubry s’inscrivent dans la continuité des lois Auroux : elles poursuivent le dépassement du cadre hebdomadaire de la durée du travail en mettant en place un décompte pluriannuel ou annuel, à partir non de l'heure mais de la journée de travail. Elles créent un nouveau cadre de référence et elles accompagnent le besoin de « sur mesure » dans l'organisation du travail, même si celui-ci n’est pas l'anarchie. D'ailleurs, personne n'a jugé opportun de revenir sur ce socle : la loi de 2008 maintient le seuil de déclenchement des heures supplémentaires à 35 heures, parce qu'il est bon pour le pouvoir d'achat des salariés, et qu’il correspond à la réalité de leur vie et au fonctionnement des entreprises. Le mouvement dépasse, contrairement à ce que l’on peut entendre, les grandes et les moyennes entreprises puisque dans les petites entreprises, qui sont dépourvues de délégués syndicaux, les lois Aubry ont permis la négociation d'accords relatifs à la durée et à l'aménagement du temps avec des salariés mandatés par les syndicats. Là encore, la possibilité de choisir et la réactivité ont été favorisées.

Les 35 heures définissent en réalité un temps de travail annuel de 1 600 heures dans le cadre duquel des formules de forfait ou de modulation annualisée sont permises et largement utilisées. D'ailleurs, la réalité moyenne du temps de travail s’élève à 39 heures, même si cette moyenne cache une grande diversité de formules.

Les 35 heures s’avèrent donc à la fois protectrices et souples ; elles sont favorables aux entreprises qui ont su se réorganiser pour affronter les fluctuations de l'activité, et aux salariés qui ont profité du temps gagné ou redéployé pour organiser leur vie.

Ce faisant, la souplesse se retrouve sur le fond de l'organisation du travail, mais également dans la méthode. Les 35 heures ont contribué à étendre le dialogue social à de nouveaux sujets : l'organisation du travail, le vivre ensemble dans l'entreprise, la conciliation de la vie personnelle et professionnelle. En flux annuel, on constate une augmentation de 10 000 à 30 000 du nombre d'accords d'entreprise depuis l’entrée en vigueur des lois Aubry.

Au total, les 35 heures ont constitué un temps fort de l'histoire du dialogue social, où la négociation à tous les niveaux, notamment en entreprise, a trouvé une nouvelle vigueur et s’est emparée de sujets parfois délaissés, comme l'organisation du travail et, derrière celle-ci, l'articulation des temps de vie dans le travail.

Contrairement à l'idée véhiculée par certains, les 35 heures n'ont pas modifié l'engagement des Français dans leur travail ; c’est même le constat inverse que nous pouvons dresser. Les salariés français sont particulièrement productifs, et l’ensemble des études conduites sur le sujet montrent que la majorité d’entre eux se déclare satisfaite de cette réforme. Il n'y a donc pas de décrochage de ce côté-là, pas plus que sur l'attractivité de notre pays pour les entreprises et les investisseurs étrangers : ainsi, par rapport à la richesse nationale, la France attire deux fois plus d'investissements étrangers que l'Allemagne, l'Italie et même l’Irlande.

Les 35 heures ont été l’occasion d’augmenter l'intensité du travail : il ne faut pas le cacher, mais il convient de sortir d'une vision manichéenne de ce phénomène. Les 35 heures ont en effet davantage accompagné que suscité la hausse de la productivité et l’amélioration de la compétitivité de nos entreprises. J’y vois la conséquence de l'efficacité des nouvelles organisations de travail mises en place, de manière négociée, dans les entreprises. Les études montrent qu'à la suite des 35 heures, les salariés ont bénéficié d'une meilleure définition de leurs tâches et d'une meilleure anticipation de leur charge de travail, et ils ont
– paradoxalement, diront certains – moins souffert de l'accélération des rythmes de travail.

Plutôt que de ressasser un vieux débat tranché par la réalité économique et sociale, je propose que nous nous intéressions aux conditions de la qualité de vie au travail  et, plus particulièrement, aux attentes des personnes en matière de réalisation personnelle, d'organisation collective du travail et d'articulation des vies professionnelle et personnelle, ainsi qu’aux risques inhérents au travail. Là se trouve le sujet d'aujourd'hui et de demain.

La question de société que nous devons collectivement traiter touche à ce que l'on fait et à la façon dont on vit au travail ou, pour le dire autrement, à la qualité de vie au travail. On le sait, les temps de travail et de la vie personnelle se sont imbriqués : on travaille pendant ses études, on se forme pendant son travail, on étudie ou on reprend une activité à la retraite. La question du temps de travail se déplace du seul moment de l'emploi à toute la trajectoire de la vie professionnelle et personnelle. En outre, il y a lieu de prendre en compte le numérique, qui brouille les frontières de l'entreprise et de la vie privée.

Les questions sont ainsi reformulées : celle de l'autonomie, qui se joue de moins en moins entre un temps de travail supposé contraint et un temps de repos supposé libéré, et celle des transitions, thème sur lequel un colloque était organisé ce matin. Il faudra se pencher sur ce qui régit le contrat de travail – comme sa durée légale –, mais également sur ce qui permet de passer d'un emploi à un autre – et on touche là aux droits portables et aux transitions. À ce titre, le compte personnel de formation et celui de prévention de la pénibilité représentent deux véritables avancées qui montrent que le rapport au temps de travail se construit sur une vie entière.

Voilà les enjeux du présent dont nous devrions discuter. Sincèrement, poser la question des 35 heures, c'est penser de manière trop étroite le temps de travail et le travail dans son entier. Mon engagement, dans une organisation du travail qui sait se donner des marges et des souplesses, c'est de porter la qualité de vie au travail, et, plus exactement, la qualité du travail – ce thème fait d’ailleurs souvent l’objet d’échanges avec mes homologues européens. Après avoir construit le cadre, il faut maintenant entrer dans la réalité du dialogue avec les partenaires sociaux. 

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Monsieur le ministre, vous avez affirmé que les 35 heures ne visaient pas à créer de l’emploi en partageant un gâteau existant, mais en insufflant une dynamique augmentant la taille du gâteau. Plutôt que de conditionner la réduction du temps de travail à la croissance du gâteau, on pourrait considérer que l’on peut partager celui qui existe aujourd’hui – le temps de travail étant déjà réparti entre les chômeurs, de plus en plus nombreux, qui ne travaillent pas la moindre heure, ceux qui travaillent à temps plein et subissent parfois une charge trop importante, et ceux – surtout celles – qui n’ont qu’un contrat à temps partiel. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Au cours des auditions, personne ou presque n’a remis en cause les 35 heures. Cette réforme, à défaut d’être appréciée, est acceptée par tous – si tel n’était pas le cas, elle aurait été remise en cause de façon bien plus fondamentale.

Au moment de la réforme des 35 heures, le contingent des heures supplémentaires se trouvait limité à 130 heures ; entre 2004 et 2008, il est passé à 180 heures – ce qui correspond à 39 heures par semaine –, et il s’élève aujourd’hui à 220 heures, sans compter les dérogations. Dans un contexte de chômage massif et croissant, ne pourrait-on pas envisager de revenir à un contingent d’heures supplémentaires plus raisonnable afin de créer davantage d’emplois ?

Vous avez cité l’augmentation de l’intensité du travail comme point négatif du bilan des 35 heures et avez affirmé que la réduction du temps de travail avait davantage accompagné que suscité la hausse de la productivité – bien que le temps d’utilisation des machines ait augmenté de 10 % dans l’industrie sans aucun investissement supplémentaire grâce à la réduction du temps de travail. La croissance de la productivité ne provient-elle pas de l’intensification du travail ?

M. Christophe Cavard. Monsieur le ministre, êtes-vous favorable à ce que les 35 heures puissent être renégociées dans le cadre d’accords d’entreprise ou de branche ?

La plupart d’entre nous se retrouvent dans le bilan économique des 35 heures que vous avez dressé, mais, sur le plan social, on pourrait maintenir l’ambition politique de continuer à réduire le temps de travail, même si vous l’excluez aujourd’hui pour des raisons de conjoncture. Quelle place devons-nous accorder à la formation dans le temps de travail ? Nous venons de voter une loi sur la formation professionnelle, et l’on peut se demander s’il serait possible, dans certaines branches ou certaines entreprises, d’intégrer des périodes de formation qualifiante dans le temps de travail.

La baisse du temps de travail a permis de dégager des moments libres pour le citoyen, notamment pour le bénévolat associatif – l’Assemblée nationale a d’ailleurs créé une commission d’enquête sur ce sujet. Il est important de pouvoir consacrer du temps pour le vivre ensemble, la question des associations s’avérant prégnante comme l’ont montré les débats sur la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.

M. Bernard Perrut. Le champ d’étude de cette commission d’enquête est large, puisqu’il englobe les aspects sociétal, social, économique et financier de l’impact de la réduction progressive du temps de travail. On peut d’ailleurs porter un avis différent sur chacun de ces sujets. En effet, on peut comprendre que l’on veuille moins travailler pour organiser sa vie autrement et donner plus d’importance aux loisirs et à sa famille. En revanche, dans les domaines économique et financier, le bilan s’avère plus négatif ; les 35 heures ont créé des difficultés dans l’organisation de services, notamment à l’hôpital public ou dans de grandes structures.

Il n’est pas possible de diminuer une nouvelle fois le temps de travail et, à l’inverse, on devrait adapter le nombre d’heures travaillées aux situations hétérogènes dans lesquelles évoluent nos entreprises. Il faut faire en sorte que le dialogue social et le lien entre les chefs d’entreprises et les employés s’accordent davantage aux réalités économiques. La croissance de la production générée par le travail augmente en retour la demande de travail. Ne pourrait-on pas insuffler davantage de souplesse dans les années qui viennent ? Êtes-vous favorable à un retour à 39 heures ? Certaines voix à l’intérieur du Gouvernement se sont élevées pour demander que l’on ouvre une réflexion sur la question.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, vous avez déclaré ce matin qu’il n’y avait pas de tabou pour donner plus de souplesse, à la condition que les 35 heures restent la référence légale. Quel équilibre souhaitez-vous trouver entre rigidité et flexibilité, vos réflexions se situant dans le droit fil de celles de M. Manuel Valls, Premier ministre, et de M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique ?

M. Lionel Jospin a indiqué à cette commission qu’il n’avait jamais été question d’étendre les 35 heures aux fonctions publiques. Qu’en pensez-vous ?

M. Emmanuel Macron recevra dans quelques jours le commissaire général à la stratégie et à la prospective, M. Jean Pisani-Ferry, et le directeur de l’Institut Jacques Delors à Berlin, M. Henrik Enderlein, qui proposent dans un rapport conjoint d’augmenter le temps de travail tout en bloquant les salaires pendant trois ans, afin que les entreprises baissent leurs prix et regagnent des parts de marché. Soutenez-vous une telle orientation ?

La réduction du temps de travail en France n’a-t-elle pas créé des disparités d’attractivité entre les métiers, au détriment de filières comme le bâtiment, l’artisanat, les métiers de bouche, l’industrie et les travaux publics ? Ne devrait-on pas procéder à certains ajustements pour les secteurs qui ont le plus perdu en termes d’attrait à cause des 35 heures ?

Mme la rapporteure. Que recouvrerait l’octroi de davantage de flexibilité, alors que vous avez affirmé que les 35 heures avaient déjà permis son accroissement ?

M. le ministre. Par rapport à une base 100 en 1999, le niveau d’emplois atteint près de 115 en France – malgré un plafonnement depuis 2007 et le début de la crise – et seulement 109 en Allemagne : notre pays a donc créé plus d’emplois que l’Allemagne malgré les 35 heures, et le même constat peut être dressé en comparant le nombre d’heures travaillées.

Les étapes de diminution du temps de travail ont marqué l’histoire de notre pays, et je pourrais vous répondre avec facilité que les 35 heures constituent un bon compromis entre ceux qui veulent poursuivre le mouvement et passer à 32 heures et ceux qui veulent revenir à 39 heures. M. John Maynard Keynes disait que les idées ne cessent d’avancer, et la baisse du temps de travail reprendra peut-être à l’avenir grâce au dialogue social même si, aujourd’hui, la durée légale doit rester à 35 heures.

Certaines entreprises ont profité du passage légal aux 35 heures pour mettre en place de manière négociée les 32 heures – et parmi elles des sociétés importantes et bénéficiaires – grâce à l’utilisation constante des machines. Ce modèle ne peut être généralisé actuellement.

M. Xavier Bertrand, alors ministre du travail, déclarait en 2012 son opposition à la remise en cause des 35 heures car les salariés en pâtiraient ; il affirmait que les salariés ont subi une modération salariale au moment des 35 heures et verraient leur salaire horaire diminuer si l’on augmentait le temps de travail légal. Pour ces raisons, je ne souhaite pas changer la loi pour accroître la norme du temps de travail.

La loi sur la sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, transcription de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, offre déjà de la flexibilité en prévoyant la possibilité, dans des circonstances particulières, de déroger à la loi par un accord d’entreprise ou de branche ; ainsi, les employés de la métallurgie travaillent 39 heures, mais le cadre légal oblige l’employeur à mieux rémunérer les quatre heures supplémentaires.

Le passage aux 35 heures a donné lieu à une vaste discussion collective, dans la société et dans les entreprises, sur la vie professionnelle et personnelle des salariés. Il faut laisser aux entreprises le temps de s’adapter – dix ans représentent une courte période –, et on peut permettre des souplesses supplémentaires pour les aider tout en conservant la durée légale de 35 heures.

Certains métiers s’avèrent en tension, malgré la crise économique et le niveau du taux de chômage, et les chefs d’entreprises de ces filières utilisent les heures supplémentaires, ce qui ne nuit pas à l’embauche, celle-ci pâtissant d’une offre de travail inadaptée aux besoins. Cette situation ne crée pas de distorsion d’attractivité aux dépens de ces secteurs, et le volume d’heures supplémentaires, porté à 220 heures, permet aux entreprises de s’ajuster à la conjoncture. En outre, la loi sur la sécurisation de l’emploi ouvre la possibilité de négocier une modulation du temps de travail si l’entreprise rencontre des difficultés. S’il reste encore des verrous, levons-les !

Mme la rapporteure. Monsieur le ministre, vous avez rappelé avec justesse que les lois sur les 35 heures avaient permis de la souplesse – ne serait-ce que par l’annualisation du temps de travail –, que l’ANI la favorisait à nouveau et que les heures supplémentaires étaient en nombre suffisant – on peut même se demander s’il ne faudrait pas diminuer leur contingent en période de chômage massif. Une fois que l’on établit ces constats, quels sont les verrous restant à lever ?

Les droits portables et les comptes particuliers peuvent représenter un moyen de réduire le temps de travail sans utiliser le slogan peu heureux des 32 heures. Si un salarié se forme pendant six mois ou décide de faire autre chose pendant quelques mois, cela conduit à une réduction du temps de travail et devrait faire partie de nos réflexions.

Vous avez affirmé que plus d’emplois avaient été créés en France qu’en Allemagne depuis 1999 « malgré » les 35 heures. On pourrait dire que notre pays a connu un dynamisme de la création d’emplois « grâce » aux 35 heures, la période ayant suivi leur mise en place s’étant avérée la plus faste en termes d’emplois créés par point de croissance. En période de chômage massif et croissant, pourquoi ne pas reprendre la politique qui a créé le plus d’emplois – et sans grand dommage pour les finances publiques ? Pourquoi est-elle exclue de la réflexion ? Il n’est certes pas aisé de réorganiser les entreprises et de diminuer à nouveau le temps de travail, mais il n’est pas plus facile de faire tenir une société dans laquelle le chômage atteint un niveau si élevé.

Vous avez souligné que le temps moyen travaillé dépassait 39 heures par semaine, mais il s’agit des emplois à temps plein et il convient de ne pas oublier le travail à temps partiel, très largement féminin.

Mme Kheira Bouziane. Un rapport franco-allemand sera remis prochainement à M. Emmanuel Macron et à son homologue allemand M. Sigmar Gabriel, les deux ministres souhaitant élaborer un plan de réformes commun pour les deux pays. D’après Der Spiegel, le rapport proposerait d’accroître la flexibilité du marché du travail français et d’assouplir les 35 heures dans de nombreux secteurs ; ce document plaiderait également pour un gel des salaires pendant trois ans, afin de rendre les entreprises françaises plus compétitives, et pour une hausse de 20 milliards d’euros de l’investissement en Allemagne. Ce travail conjoint répond à la volonté du Président de la République de déployer un plan de relance pour la croissance : pourriez-vous nous préciser, monsieur le ministre, quelles mesures préconisées par ce rapport seront mises en œuvre ? Lors de votre présentation, vous avez beaucoup insisté sur la souplesse : quel rôle accordez-vous encore aux 35 heures ?

M. Christophe Cavard. Même si j’appartiens à un parti qui défend les 32 heures, je n’ai jamais affirmé qu’il était souhaitable de les généraliser. Ce sont les accords entre les partenaires sociaux qui peuvent décider, pour des branches comme la métallurgie ou des entreprises, de mettre en place les 32 heures, à l’intérieur du cadre légal fixant la norme à 35 heures. Certains membres du Gouvernement se sont déclarés favorables à l’accroissement de la flexibilité et à la possibilité d’augmenter le temps de travail par un accord social. Un doute subsiste et nous vous demandons, monsieur le ministre, de le dissiper.

La formation qualifiante pendant le temps de travail est un volet important de certains accords entre partenaires sociaux, et elle constitue un bon élément de substitution à la réduction du temps de travail.

Les questions du temps de travail et de la rémunération sont étroitement liées ; si les salaires sont suffisants à 32 heures de travail hebdomadaire, je ne connais pas beaucoup de personnes qui demanderont à travailler 35 heures.

Mme Isabelle Le Callennec. Monsieur le ministre, vous avez dit que les 35 heures s’étaient accompagnées d’une augmentation de la productivité et d’une amélioration de la compétitivité des entreprises. Certes, mais ce mouvement s’est parfois opéré au détriment des salariés, notamment ceux travaillant dans des entreprises agroalimentaires où les cadences se sont accélérées, les conditions de travail dégradées et les troubles musculo-squelettiques (TMS) développés. Le Gouvernement compte-t-il lutter contre les TMS, qui représentent l’une des conséquences de la mise en place des 35 heures dans les entreprises industrielles du secteur agroalimentaire ?

Vous avez également affirmé que le moment de modifier la durée légale du travail n’était pas venu et que vous vous engagiez à défendre la qualité de vie au travail. Quel est l’état actuel du dialogue entre les partenaires sociaux sur la question de la durée légale du travail ? Quelles sont les souplesses acceptables de votre point de vue ?

M. le président Thierry Benoit. Je me permets de vous reposer la question, monsieur le ministre, de l’application des 35 heures dans les fonctions publiques.

Les 35 heures représentent une durée théorique du travail, la durée réelle s’établissant à 39 heures pour les salariés à temps plein, si bien que l’on peut se demander quelle est la difficulté empêchant un assouplissement de la législation.

Vu de votre ministère, à combien s’élève le coût des 35 heures pour notre pays ? La charge est à la fois financière – la compensation des allègements de cotisations sociales – et organisationnelle dans les trois fonctions publiques.

Puisque plusieurs membres du Gouvernement plaident pour un assouplissement des 35 heures, ne pensez-vous pas que l’on pourrait élaborer un cadre se contentant de définir les interdits et les limites, et qui, pour le reste, laisserait les partenaires sociaux libres de fixer le temps de temps de travail ?

M. le ministre. Je ne connais pas la teneur du rapport commandé par MM. Macron et Gabriel à MM. Pisani-Ferry et Enderlein, et peux simplement vous indiquer qu’il est impossible que l’État décrète un gel des salaires de trois ans.

Je me souviens en effet qu’il n’avait pas été question d’étendre les 35 heures aux fonctions publiques ; lors des débats internes au Parti socialiste, M. Pierre Mauroy, s’appuyant sur l’exemple de la mairie de Bordeaux qui les avait mises en place, avait proposé que les 35 heures soient appliquées dans la fonction publique territoriale. Dans la fonction publique hospitalière, les 35 heures ont été mises en œuvre à marche forcée, et on a manqué de temps pour former des infirmières et des personnels, ce qui a désorganisé le travail.

La loi actuelle permet à chaque entreprise de s’ajuster à la situation qu’elle connaît. Nous ne modifierons pas la durée légale de 35 heures, mais les partenaires sociaux peuvent signer des accords de maintien de l’emploi (dits « AME ») qui peuvent prévoir des modulations du temps de travail. Les partenaires sociaux souhaitent dresser le bilan de ces accords, qui n’ont pas été nombreux malgré la crise économique ; peut-être existe-t-il des verrous qu’il faudrait identifier puis lever. L’un d’entre eux réside dans le faible écart entre le long temps de la négociation – six mois – et la brièveté de la période de deux ans pendant laquelle l’accord reste en vigueur. Les organisations représentatives pourraient peut-être décider de réduire le temps de la négociation et accroître celui de l’application de l’accord.

Mme la rapporteure. Ce verrou n’est pas lié aux 35 heures.

M. le ministre. On peut imaginer que les négociations permettent de moduler le temps du travail, en déclenchant les heures supplémentaires à partir de 36 heures, par exemple ; mais cela ne doit pas mettre en cause la norme légale des 35 heures.

L’accroissement de la productivité découlant des 35 heures a peut-être induit des tensions supplémentaires, et je compte donc sur vous, madame Le Callennec, pour soutenir notre réforme du compte de pénibilité. Nous cherchons à développer la prévention pour améliorer la santé au travail. Dans certaines professions, les salariés d’un certain âge souffrent dans leur chair. La qualité de vie au travail va devenir l’un des sujets majeurs des prochaines années, même si le bon angle pour l’appréhender ne réside pas dans le fait de savoir si l’on travaille 35 ou 36 heures, car la différence entre les deux s’avère minime.

Le compte personnel de formation et les droits rechargeables ouvrent la perspective d’un compte personnel social qui regroupera tous les droits et qui responsabilisera son titulaire. Les grandes avancées collectives du droit du travail – la fin du travail de nuit des enfants, l’établissement d’une durée légale pour la journée de travail ou les congés payés – ont déjà été réalisées, et il reste à construire des protections individuelles qui reposeront sur la responsabilité de chacun et qui prendront la forme de comptes personnels.

Audition de M. Michel Godet, économiste, membre de l’Académie
des technologies

(Procès-verbal de la séance du mercredi 26 novembre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Je suis heureux d’accueillir M. Michel Godet, Docteur en sciences économiques et en sciences statistiques et mathématiques, Professeur honoraire au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), fondateur du Cercle des entrepreneurs du futur, et membre de l’Académie des technologies et de l’Institut Montaigne. À cet égard, je signale que nous auditionnerons demain matin les représentants de l’Institut Montaigne lors de notre dernière séance d’audition : ils nous présenteront le rapport que vient de publier cet organisme de réflexion sur le sujet qui nous occupe.

Monsieur Godet, vous avez exploré, dans vos nombreuses publications, différentes facettes du modèle français et étudié les liens entre croissance, innovation, emploi et démographie. Il s’agit de déterminants majeurs pour l’avenir économique de la France, sur lesquels pourrait peser la réduction du temps de travail qu’a connue notre pays au cours des vingt dernières années.

Pour cette raison, il nous a semblé intéressant de procéder à votre audition, pour que vous puissiez partager avec nous le fruit de vos travaux et de vos réflexions et nous exposer les conclusions qu’il conviendrait, selon vous, d’en tirer en termes d’action politique et de réformes.

Cette audition a également vocation, de manière plus large, à nous aider à dresser un bilan des 35 heures, près de quinze ans après leur mise en place, pour en évaluer l’impact sur la société, l’économie et les finances publiques.

Avant de vous entendre, je dois vous informer que cette audition est publique et qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission. J’insiste cependant sur le fait que nous sommes à la fin de nos travaux, que le secrétariat de la commission vous fera parvenir le compte rendu de votre audition dès que possible, sans doute le 1er ou le 2 décembre, et que nous aurons besoin de vos éventuelles observations au plus tard le jeudi 4, faute de quoi nous ne pourrons pas les prendre en compte.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Godet prête serment.)

Votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

M. Michel Godet, économiste, membre de l’Académie des technologies. Lorsque vous m’avez invité, je me suis dit : pourquoi s’interroger encore sur les 35 heures après tant de rapports, y compris ceux auxquels j’ai participé dans le cadre du Conseil d’analyse économique (CAE). En fait, après avoir lu le compte rendu de certaines de vos auditions, je vous félicite de cette initiative car il y a en effet un grand besoin de pédagogie sur ce sujet.

Je vous ai remis un document, que je vais commenter.

Vous y trouverez un extrait de l’audition à laquelle on m’avait invité ici même en 2003 sur le même thème. On se rend compte que les problèmes demeurent et qu’on se pose les mêmes questions aujourd’hui, avec cependant des progrès : à l’époque, on s’interrogeait sur le fait de savoir si les 35 heures, dont le coût était estimé entre 10 et 20 milliards d’euros, avaient créé 300 000 emplois – au lieu des 700 000 prévus –, alors qu’aujourd’hui peut-être conclurez-vous qu’elles n’en ont pas créé, voire qu’elles en ont détruit.

En 1997, je faisais déjà partie des deux ou trois économistes à être résolument hostiles à cette mesure, et ce, non par idéologie, car je suis et reste pour le partage du travail quand une entreprise est en difficulté. En 2003, constatant dans notre pays des inégalités fortes et croissantes en termes de temps libre, j’avais pensé à l’idée d’un impôt sur ce dernier pour les corriger. Si cela était naturellement ubuesque, je m’étais dit qu’on pourrait au moins encourager les fourmis, l’intérêt bien compris des cigales étant qu’il y ait le maximum de fourmis qui s’activent. Or cette vision n’a pas changé, car si tout le monde devenait des cigales, elles mourraient.

Je suis d’ailleurs passé pour un farfelu quand je disais en 2002 qu’il fallait rendre les heures supplémentaires non imposables. L’idée est ensuite venue à l’oreille du président Sarkozy par l’intermédiaire d’Hervé Novelli, mais je n’ai pu obtenir que l’Elysée ne commette pas la bêtise de supprimer les charges afférentes, qui relèvent de la solidarité.

Aujourd’hui, je constate que les 35 heures n’ont pas créé d’emplois, voire qu’elles en ont supprimé, ce qu’il serait important d’acter.

De même, on observe un recul du PIB par habitant depuis 1980. Le document distribué rappelle que si Rexecode a montré à la fois que les statistiques de l’OCDE sur lesquelles je m’appuyais n’étaient pas comparables et que, quelles que soient les données retenues – celles d’Eurostat ou celles, retraitées, de l’OCDE –, si on travaille plus ou moins, selon les calculs, par actif occupé, en Allemagne qu’en France, le travail par habitant, qui est le critère le plus important, est nettement plus élevé outre-Rhin alors qu’il est un des plus faibles des pays développés en France. L’écart entre les deux pays est de trois à quatre semaines. Ma conclusion de 2003 est donc confirmée par des chiffres : ce n’est pas en ramant moins qu’on avance plus vite !

Depuis 1980, en taux de croissance du PIB par habitant exprimée en parité de pouvoir d’achat sur une base de 2008, nous sommes systématiquement en dessous de la moyenne européenne. Le résultat est que le PIB de la France qui, en 1980, était comparable à celui de l’Allemagne par habitant et de 20 % au-dessus du Royaume-Uni, est en 2013 20 % en dessous de celui de l’Allemagne et rattrapé par celui du Royaume-Uni. Il faut donc remettre la France au travail.

En termes de compétitivité, depuis 2001, nos parts de marché baissent, en raison d’une augmentation du coût du travail. Dans l’industrie manufacturière, on avait en 2000 un coût du travail 10 % inférieur à celui de l’Allemagne, alors qu’aujourd’hui celui-ci est de même niveau. Et, en intégrant les services, on était 10 % moins cher et on est devenu 10 % plus cher.

C’est d’ailleurs une erreur d’opposer les services à l’industrie en matière de compétitivité, car les deux sont inséparables. Je rappelle que les régions les plus industrielles sont les plus affectées par la crise, en raison de notre manque de compétitivité. Or l’avenir n’est ni au secondaire, ni au tertiaire, mais au quaternaire, c’est-à-dire l’activité consistant à vendre un service incorporant des biens. Ainsi, lorsque Michelin loue des pneus aux transporteurs, il a intérêt à ce que ses services de location soient efficaces et compétitifs. Bref, si on n’est pas compétitif sur les services, on ne l’est pas sur les biens.

En tout cas, il est évident que les industries qui ont dû payer 39 heures des personnes travaillant 35 ont – sous réserve d’éventuels gains de productivité dans certains cas – perdu en parts de marché et en compétitivité. Ce faisant, on a aussi perdu en emplois car des entreprises sont allées produire ailleurs ce qu’elles ne pouvaient plus produire dans des conditions compétitives chez nous.

Les économistes ont une lourde responsabilité dans l’incompréhension d’un certain nombre de problèmes par le grand public ou les médias. Ainsi, la définition de la pauvreté n’est qu’un indicateur d’inégalité : si vous doublez le revenu de tous les Français, vous ne diminuez pas le nombre de pauvres, car ceux-ci correspondent à ceux qui gagnent moins que la moitié du revenu médian. Il en est de même de la productivité, qui est un concept difficile à définir. D’où la notion de productivité apparente du travail, qui n’est plus guère utilisée en tant que telle et correspond au PIB par actif occupé et par heure de travail. Or nous enregistrons dans ce domaine le taux le plus élevé d’Europe, ce qui a laissé certains penser qu’on pourrait moins travailler que les autres. Mais il s’agit d’un indicateur d’exclusion. Pour donner une image, quand vous faites courir les 50 % des élèves d’une classe courant le plus vite – correspondant à la productivité apparente du travail –, la moyenne de vitesse est plus élevée que celle de toute la classe. Reste que ce qui compte, en termes de richesses créées, c’est que tout le monde coure.

De la même manière, en termes d’insertion des chômeurs, on sait que lorsqu’on remet les gens au travail, si, dans un premier temps, ils ne sont pas très productifs, ils reprennent ensuite confiance et peuvent redevenir compétitifs. Mieux vaut donc insérer les chômeurs que leur donner une formation ou les indemniser dans des stages parking.

Sous le gouvernement Jospin, on a créé 2 millions d’emplois marchands, beaucoup plus que sous le gouvernement Rocard, qui a connu pourtant une croissance très forte de plus de 4 % par an, niveau qu’on ne reconnaîtra pas – ce serait déjà bien d’avoir un taux de 1 % et il faut arrêter de penser qu’on va financer la dette par le retour de la croissance. Mais ces créations d’emplois sont moins dues aux 35 heures – on créait d’ailleurs plus d’emplois sans elles, comme l’a montré Rexecode – qu’à la réduction du coût du travail non qualifié instaurée par M. Balladur en 1993. De fait, personne n’oserait revenir sur cette mesure, car on sait que certaines personnes ne sont pas embauchées parce qu’elles coûtent trop cher.

Cela pose la question du SMIC, qui est devenu un des salaires minimums les plus élevés des pays de l’OCDE. Je pense qu’il faudrait distinguer plusieurs niveaux de SMIC suivant les territoires car on ne vit pas correctement avec le SMIC en Île-de-France alors que c’est le cas dans le Cantal ou le Loir-et-Cher. Je suis pour un revenu minimum d’activité – qu’il faut distinguer du salaire minimum –, qui vienne par un impôt négatif compenser les revenus bas. Ce qui compte, c’est que les gens soient employés.

Un mot sur ce que j’appelle les « oubliés de la réduction du temps de travail (RTT) ». Dans certaines professions, libérales notamment, plus vous augmentez les charges, plus on doit travailler pour compenser… et permettre aux autres d’en profiter. Or, dans certaines mutuelles d’assurance, le problème n’est pas les 35 heures, puisque les salariés sont déjà à 31 heures, mais de revenir progressivement à une durée de travail plus longue. Et à l’INSEE, j’ai appris que l’on pouvait avoir jusqu’à trois mois de congés par an, soit une semaine par mois.

Avec des services publics – auxquels je suis très attaché – fonctionnant ainsi à mi-temps, c’est l’ensemble de l’économie française qui ne fonctionne pas bien. J’observe par exemple qu’il ne se passe plus rien en France dans ce domaine dans les périodes scolaires, sans compter les journées de grève, qui ont lieu en dehors de ces périodes. On ne peut continuer d’avoir une France à plusieurs vitesses. Je rappelle qu’un fonctionnaire qui, comme moi, a travaillé pendant 32 ans dans la fonction publique sur 48 ans de vie professionnelle, touche davantage à la retraite qu’en activité.

À cet égard, si je suis pour une prime de pénibilité, c’est à condition qu’il y ait une prime de moindre pénibilité pour ceux ayant des métiers peu fatigants. On pourrait donc supprimer la barrière de départ à la retraite à 65 ans pour les fonctionnaires, alors qu’elle est de 70 ans dans le privé.

Sur l’arithmétique du temps de travail, je ne résiste pas à rappeler les propos d’Alfred Sauvy dans son livre La Machine et le chômage, qui sont toujours très actuels : « Il y a toujours un compromis possible entre une rémunération et une réduction du temps de travail, mais il est vain de prétendre consommer deux fois le même progrès (…). En tout cas, l’erreur majeure à ne pas commettre est l’uniformité et la rigidité ».

Il faut à cet égard dénoncer le fait que les 35 heures aient « cassé » le temps partiel, qui progressait d’un point par an en part de travail. Comment peut-on demander aux gens de travailler moins dans la semaine et plus dans la vie ? Cette réforme a procédé d’une vision trop mécanique et idéologique des choses : les individus ne sont pas des petits soldats qu’on peut régler comme des machines !

J’en ai longuement discuté avec Pierre Larrouturou : sur le papier, en instaurant une année sabbatique, on pourrait libérer 15 % des emplois et résoudre la question du chômage. Mais la société ne fonctionne pas comme une chaudière qu’on pourrait régler de façon centralisée : c’est une somme d’ajustements individuels de comportements, dépendant des circonstances.

De même, dans une préface à un livre de Jérémy Rifkin, Michel Rocard avait dit qu’il fallait partager le travail puisqu’il y avait moins d’emplois. Or c’est à ce moment qu’on n’a jamais autant créé d’emplois marchands dans le monde, y compris en France.

Avec 1 milliard d’euros, on crée en effet sur le papier 50 000 emplois. Reste qu’il fallait éviter de subventionner la RTT avec les 35 heures, puis de subventionner, avec les heures supplémentaires non imposables, le fait de travailler un peu plus, ce qui revient presque à payer des gens pour creuser des trous et d’autres pour les remplir ! Beaucoup d’amis de gauche me disent d’ailleurs que j’ai raison sur les 35 heures, mais qu’ils ne peuvent le dire à la télévision…

En 2007, dans un article du Monde, je pensais qu’on avait définitivement enterré le problème. Mais aujourd’hui, dans l’administration territoriale et les hôpitaux, on se pose la question d’un retour à 37 heures payées 35. Je rappelle que l’absentéisme dans les collectivités territoriales est de 26 jours, soit presque une semaine par an.

Par ailleurs, il faut des temps morts pour vivre le lien social, ce sur quoi la CFDT m’a approuvé. Quand les salariés font grève à la SNCF, c’est moins parce qu’ils sont malheureux que parce que c’est le seul moment qu’ils ont pour se voir. Une grève est aussi un moyen pour recréer du lien qu’on a perdu du fait des 35 heures.

En fin de compte, quand on a une idée, qu’on la croit bonne et qu’on est les seuls à l’avoir, c’est qu’elle n’est pas si bonne que cela. Comme aucun pays ne nous a suivis sur les 35 heures, on ferait mieux de faire marche arrière.

M. Gérard Sebaoun. Quand vous parlez de travail par habitant, la démonstration est discutable car l’Allemagne a beaucoup moins d’enfants que nous. Qu’en pensez-vous ?

Deuxièmement, les statistiques d’Eurostat ont été mises en cause par un représentant de l’INSEE, qui a indiqué que la manière de calculer des Allemands était contestable et qu’il y avait au niveau européen des réunions pour essayer d’unifier la façon dont on interrogeait les gens sur leur temps de travail.

Troisièmement, la compétitivité aurait selon vous chuté avec les 35 heures. Or c’est à peu près le contraire de ce qu’a dit le ministre du travail, François Rebsamen, hier. Pouvez-vous préciser votre argumentation ?

S’agissant du PIB, pour augmenter le volume de travail, il faut bien avoir des acheteurs. Le directeur de l’INSEE a invoqué un effet négatif sur le PIB de 1 à 2 points, mais en termes de PIB potentiel, c’est-à-dire avec une capacité de plein emploi.

Je ne suis pas certain d’être d’accord avec vous lorsque vous dites qu’on crée des emplois non marchands avec de la dette. Toujours est-il que les emplois d’avenir par exemple redonnent du travail aux individus et de l’espoir aux familles.

Enfin, je ne crois pas que l’administration travaille à mi-temps et je pense que ceux qui y sont employés ne seraient probablement pas d’accord avec vous. Pouvez-vous étayer cette affirmation provocatrice ?

Mme Isabelle Le Callennec. Vous côtoyez les gouvernements depuis de nombreuses années et fréquentez les partenaires sociaux. Hier, le ministre du travail nous disait qu’il n’était pas nécessaire de faire évoluer la durée légale du temps de travail, alors que deux économistes, un Français et un Allemand, viennent de rendre des conclusions montrant au contraire la nécessité de son assouplissement. Pourquoi cet assouplissement n’est-il pas mis en place ?

M. Michel Godet. Les statistiques sont évidemment toujours discutables, mais on a avancé dans ce domaine. Celles de l’OCDE semblent difficiles à interpréter, sauf sur les tendances de long terme.

Il faut bien sûr tenir compte de la structure d’âge dans les comparaisons. Avoir beaucoup d’enfants est un atout pour autant qu’on les éduque bien : or les résultats de PISA laissent à désirer. Personne n’établit de lien entre le fait qu’on ait 25 % de naissances d’origine immigrée et 25 % de jeunes au chômage : or ceux qui sont en échec scolaire sont plus souvent au chômage et issus de quartiers où l’on concentre les handicaps au lieu de les diluer. Il faut à cet égard un État fort avec des services publics qui ne soient pas à mi-temps !

Cela dit, je n’ai pas voulu dire que les fonctionnaires étaient à mi-temps en tant que tels ! Reste qu’une personne de ma famille, qui est médecin dans une agence régionale de santé (ARS), n’arrive pas, sur les quinze personnes qu’il dirige, à en avoir deux de permanence à la Toussaint, certains se mettant même en arrêt de travail. J’ai tous les jours des exemples de ce type, avec pour instruction de la hiérarchie de ne pas faire de vagues.

Si les crèches privées sont par exemple deux fois moins chères que les crèches publiques, c’est parce qu’elles ont moins d’absentéisme et que les secondes fonctionnent aux deux tiers de leur capacité.

Cela ne me dérange pas qu’il y ait un statut des fonctionnaires, mais à condition de pouvoir les manager. On pourrait tout à fait avoir à la place, comme en Suède, un contrat à durée indéterminée, au nom de l’égalité de traitement de tous les citoyens. Il y a trop de gens intouchables dans notre pays.

La Grande-Bretagne, qui a une population aussi jeune que la nôtre, avec un taux de 2,2 enfants par femme comme chez nous, a 4 millions de travailleurs occupés en plus et 2 points de taux de chômage en moins. Elle a d’ailleurs réduit de 500 000 le nombre de fonctionnaires.

Il y a donc sans doute du « gras » dans le mammouth, mais personne n’ose s’y attaquer et on ne peut réduire la dépense publique sans le faire. Dans les collectivités territoriales, le nombre de fonctionnaires est ainsi passé d’1 million à 1,8 million depuis 1980. Or seuls 20 % d’entre eux seraient dus, selon la Cour des comptes, au transfert de compétences de l’État – le reste étant lié au clientélisme.

Madame Le Callennec, on va attribuer le Grand prix des bonnes nouvelles à la communauté du pays de Vitré, qui a 5 % de chômeurs et 42 % d’emplois industriels. Notre pays est trop jacobin. Je l’ai dit à M. Ayrault : arrêtez d’imaginer d’en haut des choses qui ne marchent pas, comme les emplois d’avenir, sans avenir ! Des rapports de la DARES ont montré que ces emplois dans le public ne débouchaient pas sur l’acquisition d’une véritable compétence. D’ailleurs, plus on a de contrats d’avenir, plus les titulaires se permettent d’être absents puisqu’il y a des remplaçants.

À Dijon, le groupe ID’EES prend des personnes envoyées par Pôle emploi qui sont inemployables, pour 6 000 euros par personne, et il les remet en selle dans l’emploi marchand en neuf mois ; au bout d’un an, cela rapporte deux fois plus à la collectivité en termes de charges. Mais on n’a pas la modestie de regarder ce qui marche dans la France d’en bas et de le reproduire, plutôt que d’imposer d’en haut un système qui ne marche pas, comme les 35 heures.

De même, les hôpitaux et cliniques privés représentent 25 % de la capacité d’accueil, 40 % des personnes traitées et 17 % des coûts. Cela est encore une fois lié à l’absentéisme, qui est du simple au double entre le privé et le public. Il s’agit d’une question de motivation au travail et de management.

M. le président Thierry Benoit. Tout le monde est conscient qu’il est nécessaire d’assurer le financement de notre protection sociale et on a vu la difficulté qu’il y a eue à instaurer une journée de solidarité : comment expliquer que les 35 heures, que les Français n’ont pas particulièrement demandées au départ, soient devenues un totem, voire un tabou, alors qu’elles correspondent à une durée légale et théorique de travail, au-delà de laquelle se déclenchent les heures supplémentaires ?

Le Premier ministre s’est d’ailleurs montré favorable à un assouplissement, de même que M. Macron et M. Rebsamen hier matin, avant de rectifier un peu le tir ensuite lors d’une réunion de la commission d’enquête. On a l’impression que tout propos allant dans ce sens est tabou.

Pierre Larrouturou, que nous avons auditionné, a exposé la thèse du partage du temps de travail, dont l’hypothèse d’un passage aux 32 heures. Mais on n’évoque peu le coût que représente la compensation d’allégement des cotisations sociales et celui de la mise en œuvre des 35 heures dans la sphère publique, alors que le Premier ministre Lionel Jospin a indiqué qu’il n’avait jamais été question initialement de les instaurer dans ce secteur. Le Gouvernement pourrait proposer un cadre précisant à la fois les interdits et les conditions auxquelles l’employeur et ses collaborateurs peuvent, dans le prolongement de l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013, engager un dialogue approfondi en faveur d’un assouplissement permettant de travailler 35, 37, 38, 39 ou 40 heures, en ouvrant des droits à la retraite à un âge plus acceptable.

M. Michel Godet. S’agissant des retraites, je suis pour non seulement un système à point, mais à horloge. Cela poserait cependant d’énormes problèmes car il y a de fortes inégalités de temps de travail. Je rappelle que la durée de travail à la RATP est par exemple de 24 heures et que, dans la police municipale de Royan, on part à la retraite à 52 ans, les RTT étant comptées en années de retraite. En général, seules sont injustes les inégalités dont on ne profite pas et beaucoup de choses ne sont pas dites.

Pour retrouver la croissance, il faut retrouver la compétitivité dans les pays vieillissants : l’Allemagne exporte la moitié de sa production vers les pays émergents. Si on distribue de l’argent aux salariés, cela se traduit en écrans plats, c’est-à-dire en déficit extérieur. Il faut informer l’opinion et adopter des mesures d’urgence pour faire machine arrière. Il convient de revenir aux heures supplémentaires non imposables, même si cela n’a pas augmenté le nombre global d’heures supplémentaires, car cela a au moins encouragé le travail.

M. Gérard Sebaoun. Cette mesure a quand même coûté 4,5 milliards d’euros par an.

Par ailleurs, le directeur du budget et le ministre de l’économie nous ont dit que les 35 heures coûtaient environ 10 milliards d’euros, sachant qu’on n’est guère capable de calculer le coût net, estimé selon Éric Heyer de l’OFCE à 3 ou 3,5 milliards.

M. Michel Godet. C’est l’OFCE qui a montré qu’on créerait 700 000 emplois avec les 35 heures !

M. Gérard Sebaoun. Les échanges que j’ai eus avec Pierre-Alain Muet, qui était près de Lionel Jospin à l’époque de la mise en place des 35 heures, de même que les propos de ce dernier indiquent que nous avons alors été champions en termes de création d’emplois par comparaison avec les autres pays, même si cette mesure n’a pas été la seule cause. En effet, elle a, dans un contexte de croissance et combinée à la baisse des cotisations, fortement stimulé l’emploi. À part une seule personne pensant que son effet a été nul, la plupart des personnes auditionnées a estimé qu’elle a créé entre 300 000 et 350 000 emplois. Cette mesure n’a-t-elle donc pas été moins négative que vous le dites ?

M. Michel Godet. Ce n’est pas si simple. On dépense tous les ans 4 % du PIB pour les dépenses pour l’emploi, alors que, sur le papier, ce montant pourrait nous conduire à créer 4 millions d’emplois. On met beaucoup d’argent pour régler le problème du chômage qu’on n’arrive pas à résoudre. Ce faisant, le travail a été vécu comme une valeur négative et la retraite comme une libération, ce qui nous handicape lourdement et fait rire à l’étranger.

Il faut donc expliquer cela aux Français sans pénaliser ceux qui veulent vivre à mi-temps et en revalorisant le plaisir de travailler.

Reste que si on voulait revenir en arrière sur les 35 heures, les grandes entreprises n’y seraient pas favorables. On pourrait donc faciliter le recours aux heures supplémentaires.

M. le président Thierry Benoit. Je vous remercie.

Audition de M. Laurent Lesnard, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

(Procès-verbal de la séance du jeudi 27 novembre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Notre commission d’enquête accueille aujourd’hui M. Laurent Lesnard, docteur en sociologie, chargé de recherche au centre national de la recherche scientifique (CNRS), plus précisément à l’Observatoire sociologique du changement, directeur du centre de données socio-politiques et chercheur associé au Laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique (CREST).

Monsieur, vous consacrez vos recherches à la problématique du temps dans les sociétés contemporaines, et en particulier à la question des horaires de travail individuels et conjugaux, ainsi qu’à la transformation des liens sociaux. L’un des objectifs de notre commission d’enquête est d’évaluer les impacts sociétaux de la politique de réduction du temps de travail, c’est pourquoi il nous a semblé intéressant de procéder à votre audition.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

J’insiste cependant sur le fait que nous sommes à la fin de nos travaux, que le secrétariat de la commission vous fera parvenir le compte rendu de votre audition dès que possible, sans doute lundi 1er ou mardi 2 décembre, et que nous aurons besoin de vos éventuelles observations au plus tard le jeudi 4, faute de quoi nous ne pourrons pas les prendre en compte.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Lesnard prête serment.)

M. Laurent Lesnard. Je travaille depuis une dizaine d’années sur la question des emplois du temps, en particulier sur l’influence des horaires de travail sur la sociabilité familiale. Je commencerai par évoquer un élément de contexte, celui de la participation des femmes au marché de l’emploi, qui n’a cessé de croître en France depuis la fin des années 1960. La question du travail est donc devenue de plus en plus souvent collective, c’est-à-dire qu’il est de plus en plus rare qu’au sein d’un couple, l’homme soit le seul à avoir un emploi. La forte participation des femmes au marché de l’emploi s’inscrit elle-même dans un autre contexte, celui de la tertiarisation de l’économie française, massive depuis les années 1960 et associée à une forte croissance des emplois qualifiés, notamment de cadres.

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, cette tertiarisation a abouti à une large diversification des horaires de travail par rapport aux années 1960, où l’on n’avait que les horaires de bureau d’un côté, le travail posté en usine de l’autre – avec un horaire atypique, mais restreint à la population ouvrière et pouvant le plus souvent être prévu largement à l’avance. Le développement du secteur des services s’est accompagné de la généralisation de la pratique consistant à ajuster en temps réel le nombre de personnes nécessaires pour rendre un service en fonction du nombre de personnes présentes pour consommer ce service. Ainsi, dans la grande distribution, le nombre de caissières en poste est ajusté très exactement, tout au long de la journée, en fonction de l’affluence des clients – cette optimisation de la masse salariale dans le temps étant rendue possible par l’informatique. Pour les personnels concernés, cela se traduit par l’introduction d’horaires atypiques, puisque leur présence est requise principalement à certains moments de la journée.

À première vue, on pourrait considérer que les personnes ayant choisi de travailler dans un hypermarché ont également choisi de travailler selon des horaires atypiques. Une étude de l’INSEE montre cependant que lorsque les horaires de travail sont fixés par l’entreprise – ce qui est le cas pour deux employés sur trois –, les salariés ont plus souvent des horaires standard, c’est-à-dire des horaires de bureau, mais aussi des horaires longs – 16 % – et des horaires décalés – 22,5 %. Les horaires longs sont ceux comportant des journées d’au moins dix heures de travail, tandis que les horaires décalés correspondent au travail de nuit, ou effectué très tôt le matin ou très tard le soir.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Les horaires décalés le matin sont-ils ceux des personnels d’entretien ?

M. Laurent Lesnard. Non, un horaire décalé le matin implique de commencer encore plus tôt que ne le font habituellement ces personnels.

La même étude montre que, lorsque les horaires sont déterminés par les salariés – ce qui est essentiellement réservé aux cadres –, les horaires sont moins souvent standard et beaucoup moins souvent décalés, mais les horaires longs sont plus fréquents. Cela montre que les horaires atypiques – généralement courts – sont le plus souvent subis, et non choisis.

À l’échelle des couples, une étude réalisée en 1999, juste avant la mise en œuvre des 35 heures, montre qu’il y a plus de journées de travail conjugales atypiques que de journées de travail conjugales standard. Par « journée de travail conjugale », il faut entendre le cumul des journées de travail effectuées par chacun des deux conjoints : il suffit que l’une des deux soit atypique pour que la journée conjugale le soit également – c’est le cas, par exemple, quand l’un des deux conjoints travaille de jour et l’autre de nuit, ce qui est rare, ou quand l’un travaille très tôt le matin et l’autre tard le soir, ce qui est déjà plus fréquent. Seuls 12 % des couples de salariés déclarent avoir une maîtrise totale de leur emploi du temps ; la plupart du temps, les horaires de travail sont imposés aux deux conjoints – dans 51 % des cas – ou à l’un des deux – dans 27 % des cas.

Quand les deux conjoints peuvent choisir leurs horaires, ils optent à 80 % pour des journées standard ; à l’inverse, quand c’est l’entreprise qui décide pour les deux conjoints, on a deux fois moins de journées standard. Comme on le voit, les personnes qui le peuvent choisissent de préférence des journées standard – ou parfois longues –, la journée décalée étant majoritairement une contrainte imposée aux salariés. Il y a de ce point de vue une forte inégalité : deux tiers des journées sont standard pour les cadres, contre un tiers seulement pour les ouvriers ; à l’inverse, la journée conjugale décalée ne concerne que très peu de cadres, mais près de 30 % des ouvriers.

Les horaires atypiques sont très répandus en France. En cela, notre pays se différencie de nombre de ses voisins européens : il y a plus d’horaires atypiques en France qu’en Grande-Bretagne et beaucoup plus qu’en Finlande – ce qui montre que la croissance économique d’un pays n’est pas forcément corrélée à la libéralisation des horaires de travail.

J’en viens aux conséquences des horaires atypiques sur la famille. Le lien familial a beaucoup changé depuis les années 1960 : nous sommes passés d’une famille où les rôles des conjoints étaient asymétriques – schématiquement, les hommes travaillaient à l’extérieur et les femmes à la maison – à une famille largement plus symétrique – sans pouvoir parler d’égalité entre les hommes et les femmes, on constate un meilleur équilibre entre les deux. Le lien familial s’est trouvé modifié par cette évolution, dans le sens où il repose désormais davantage sur les relations interpersonnelles que sur le partage des tâches. La relation interpersonnelle – l’« être ensemble » – nécessitant du temps, elle entre en contradiction avec la désynchronisation des horaires de travail. Le temps passé en famille – je parle ici des couples avec au moins un enfant – augmente depuis les années 1980, étant toutefois précisé qu’il a plus augmenté entre les années 1980 et les années 2000 qu’entre les années 2000 et la décennie actuelle. Dans la mesure où toute désynchronisation implique mécaniquement une diminution du temps passé en famille, il apparaît que la désynchronisation a un coût social, en particulier un coût familial.

Dans ce contexte, la réduction du temps de travail a eu des conséquences différentes selon qu’elle a concerné les cadres ou d’autres catégories de personnels ne choisissant pas leurs horaires de travail. Alors que les cadres bénéficient de journées de RTT, une bonne partie des autres salariés voient la réduction de leur temps de travail se traduire par une augmentation de leur temps non travaillé à des moments où ce temps n’est pas utile – c’est le cas des horaires fragmentés, impliquant que les salariés ne puissent s’éloigner de leur lieu de travail, compte tenu de leur obligation d’y retourner dans un bref délai. Les travaux que j’ai menés concluent à une influence positive de la réduction du temps de travail sur le lien familial – c’est particulièrement vrai pour les familles monoparentales, auxquelles la réduction du temps de travail permet de se synchroniser plus facilement avec les horaires scolaires de leurs enfants.

Cette influence dépend toutefois du degré de maîtrise des salariés concernés sur leurs horaires. De ce point de vue, il existe des inégalités sociales extrêmement fortes : la réduction du temps de travail a été très profitable à certains et pas du tout à d’autres. Aux Pays-Bas, jusqu’à une période récente, les salariés avaient la possibilité de modifier leurs horaires de travail tous les deux ans, en passant à temps partiel – ce qui explique que le temps partiel soit si répandu dans ce pays, y compris chez les hommes – ou en apportant toute autre modification dans leurs horaires, en termes de volume ou de répartition sur la journée.

Je vais maintenant répondre à certaines des questions que vous m’avez adressées par mail, à commencer par celle de l’impact de la réduction du temps de travail sur la société. On a constaté qu’entre 1999 et 2010, le temps de travail rémunéré avait diminué, de même que le temps de sommeil et le travail domestique, tandis que le temps de loisir et celui des transports augmentaient. Globalement, l’objectif poursuivi semble avoir été atteint, même si l’augmentation du temps de loisir est relativement faible par rapport à la réduction du temps de travail.

Il m’a également été demandé si le passage aux 35 heures avait donné lieu à un sentiment d’amélioration des conditions de vie hors travail. Je répondrai d’abord que tout dépend des salariés et de leurs possibilités de choisir leurs horaires de travail. Cela dit, la dernière enquête « Emploi du temps » réalisée à ce jour – il s’agit d’une enquête associant un questionnaire classique et un carnet d’activités dans lequel les personnes interrogées consignent leurs occupations tout au long de la journée –, qui comportait une rubrique permettant d’indiquer le niveau de bien-être ressenti à chaque moment de la journée, en fonction de l’activité pratiquée à ce moment, a mis en évidence le fait que les moments de la journée ressentis comme étant les plus agréables sont ceux associés au temps libre – c’est-à-dire aux loisirs –, les moins agréables étant ceux associés au travail et aux études – le temps consacré à ces dernières étant perçu comme le moins agréable de tous. Toute réduction du temps de travail se traduit donc par une amélioration du bien-être, puisque le travail se trouve principalement transféré sur le loisir, perçu comme l’occupation la plus agréable.

La mise en œuvre des 35 heures s’est également traduite par une diminution des inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, comme l’ont montré deux économistes dans une étude de 2006. D’une part, il y a une convergence des durées de travail entre les femmes et les hommes travaillant à temps complet – l’inégalité qui subsiste résidant dans le fait que 30% des femmes travaillent à temps partiel, contre seulement 10 % d’hommes ; d’autre part, les inégalités salariales entre les hommes et les femmes ont été réduites de 2,5 points sous l’effet des 35 heures.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous nous avez indiqué que les ouvriers étaient beaucoup plus concernés que les cadres par les horaires atypiques, mais avez-vous établi, à l’intérieur de ces catégories socioprofessionnelles, une distinction entre les hommes et les femmes ?

Par ailleurs, il paraît étonnant que le temps passé en famille ait augmenté en même temps que les horaires atypiques – qui touchent une proportion croissante de femmes, puisqu’elles sont de plus en plus nombreuses à travailler. Comment l’expliquez-vous ?

M. Gérard Sebaoun. Votre exposé est très intéressant et soulève des questions allant bien au-delà du cadre de notre commission d’enquête.

Vous nous avez dit que les horaires standard étaient ceux ayant la préférence des personnes ayant la possibilité de les choisir. Cependant, la vie des Français a évolué dans le sens d’une demande croissante de services au sein d’une société marchande et de loisirs – notamment en termes d’horaires d’ouverture plus étendus, que ce soit le soir ou le week-end. Il s’ensuit que les salariés se heurtent parfois à une forme de rigidité – que l’on peut estimer légitime – relative aux heures d’ouverture des services publics ou des crèches, par exemple ; et le problème est le même pour les consommateurs. Comment résoudre ce paradoxe ?

Par ailleurs, en ce qui concerne l’augmentation du temps consacré aux transports constatée entre 1999 et 2010, concerne-t-elle toutes les régions, ou est-elle spécifique à l’Île-de-France ?

Enfin, la diminution du temps de sommeil constatée sur la même période ne peut-elle être attribuée à une augmentation du temps passé devant la télévision – qui s’est imposée jusque dans les chambres à coucher, comme l’ont montré certaines études –, ainsi que sur Internet et les réseaux sociaux, dont l’apparition a bouleversé la vie de nos concitoyens ?

M. Denys Robiliard. Je vous remercie pour votre exposé, qui renouvelle notre capacité à approcher les thèmes que vous abordez.

Pouvez-vous nous préciser si le temps consacré aux transports a augmenté de façon absolue ou relative – c’est-à-dire en même temps que le temps de travail – et s’il s’agit uniquement de transports liés au travail, ou également de transports liés aux loisirs et à d’autres activités à caractère familial – notamment celles des enfants ?

Existe-t-il, selon-vous, un lien entre la réduction du temps de travail et l’augmentation du temps de transport ? En tout état cause, quels sont les facteurs pouvant expliquer cette augmentation ?

Vous avez souligné les évolutions du lien familial, ainsi que la symétrisation de la famille et l’importance croissante du lien interpersonnel. Un lien peut-il être établi entre la cohésion du couple et la faculté de choisir ses horaires – en d’autres termes, le taux de séparation des couples peut-il être corrélé au fait d’avoir des horaires choisis ou imposés ?

Enfin, comment l’effet des 35 heures sur les inégalités salariales entre les hommes et les femmes peut-il s’expliquer, dans la mesure où réduction du temps de travail s’effectue a priori de manière homogène pour tous ?

Mme la rapporteure. La réduction de 2,5 points de l’inégalité salariale entre les hommes et les femmes peut-elle être liée à la stabilisation du nombre d’emplois à temps partiel chez les femmes, constatée en France à la suite de la mise en œuvre des 35 heures ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous en dire plus sur les horaires atypiques en Grande-Bretagne, que vous nous avez dit être moins répandus dans ce pays que dans le nôtre : travaille-t-on moins de nuit ou durant certaines plages horaires outre-Manche ?

M. Gérard Sebaoun. Vous avez évoqué la Finlande, souvent citée en exemple pour sa capacité à organiser la vie des individus en vue d’une amélioration de leur bien-être. L’écart relevé entre ce pays et la France pour ce qui est des horaires atypiques peut-il s’expliquer par le fait que le niveau d’éducation des pays du Nord a pour effet d’estomper la différence, dans leur rapport à la société, entre les cadres et les non-cadres – en d’autres termes, de favoriser l’émergence de sociétés moins duales que la nôtre ? Ou l’explication est-elle à rechercher dans des phénomènes faisant que telle ou telle société s’accommode mieux que d’autres de certains modes de vie – je m’étonne toujours, par exemple, que la société suédoise, plus égalitaire que la nôtre dans nombre de domaines, ait totalement libéralisé le travail du dimanche ?

M. Laurent Lesnard. Du point de vue des horaires atypiques, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les femmes si l’on raisonnait toutes choses étant égales par ailleurs. Mais cette condition n’est jamais remplie et, dans la réalité, les femmes sont beaucoup plus touchées que les hommes, du fait que leur entrée sur le marché du travail s’est faite massivement par le secteur des services, en particulier par les services faiblement qualifiés – par exemple la grande distribution, le soin ou le nettoyage – qui ont besoin de salariés travaillant à des horaires atypiques. Une différence existe donc bien, sans qu’elle soit, à mon sens, le résultat d’une discrimination.

Vous m’avez également demandé pourquoi le temps familial avait augmenté en dépit du développement des horaires atypiques. En fait, l’augmentation du temps consacré à la famille a lieu malgré les horaires atypiques, et elle a d’ailleurs subi un ralentissement entre 1999 et 2010 : on peut penser qu’elle aurait été plus importante sans l’extension des horaires atypiques.

Mme la rapporteure. Cela signifie-t-il que l’homme qui dispose de temps libre a de plus en plus tendance à passer ce temps au sein de sa famille plutôt que pour exercer des activités à l’extérieur ?

M. Laurent Lesnard. Tout à fait. Je précise d’ailleurs que le temps familial a pour support le temps des loisirs : il est donc logique qu’il soit essentiellement consacré à des activités récréatives, pratiquées en commun par le couple et éventuellement ses enfants.

Il existe effectivement une demande d’ouverture des services publics à des horaires atypiques, elle-même alimentée par les horaires atypiques auxquels sont astreints un nombre croissant de personnes : en d’autres termes, quand on travaille tard le soir, on va avoir besoin de services ouverts encore plus tard. Les horaires atypiques se nourrissent donc mutuellement : c’est une perpétuelle fuite en avant, qui devrait logiquement aboutir à ce que la société souhaite que tout soit accessible à tout moment – étant toutefois précisé que le développement des services sur Internet devrait répondre au moins partiellement à la demande dans ce domaine.

En fait, nous avons besoin d’horaires atypiques. Je ne vois que deux types de société où ce besoin se fait moins sentir : soit la France des années 1960, soit la Finlande actuelle. Dans un cas comme dans l’autre, il existe un réservoir de temps disponible : dans la France des années 1960, il s’agissait des femmes n’exerçant pas d’activité rémunérée, qui pouvaient effectuer des démarches auprès des services publics dans la journée – mais cela impliquait une inégalité entre les hommes et les femmes ; dans la Finlande d’aujourd’hui, le réservoir de temps disponible réside plutôt dans les larges possibilités offertes aux parents de faire garder leurs enfants. Une certaine proportion d’horaires atypiques est nécessaire, hormis dans les deux modèles de société que je viens d’évoquer ; si on souhaite les limiter, il convient de se demander pour quels usages ils sont réellement nécessaires – le domaine des soins est l’un de ceux auxquels on pense spontanément.

Je n’ai pas étudié spécifiquement la question des transports, mais il est exact que l’augmentation du temps qui y est consacré concerne surtout l’Île-de-France, pour le trajet domicile-travail – et cette évolution ne résulte pas de l’application des 35 heures, mais du fait qu’un nombre croissant de personnes sont obligées de résider loin de leur lieu de travail.

En ce qui concerne la diminution du temps de sommeil, elle s’accompagne effectivement d’une augmentation du temps de télévision ; quant au temps passé sur Internet, il est très difficile à mesurer, le développement de l’utilisation des smartphones et des tablettes permettant de surfer quasiment en continu.

M. Gérard Sebaoun. Certains jeunes salariés que j’ai eu l’occasion d’interroger sur ce point m’ont indiqué que s’ils dormaient peu, c’était souvent en raison de la difficulté qu’ils éprouvaient à se déconnecter.

M. Laurent Lesnard. Pour ce qui est de l’influence que peuvent avoir la symétrisation de la famille et l’importance des liens interpersonnels sur la cohésion des couples, on ne dispose pas de données pour la France, mais les études menées sur ce point aux Pays-Bas et aux États-Unis ont montré une corrélation entre les horaires atypiques et le taux de séparation des couples – et, bien que différentes entre elles, les sociétés néerlandaise et américaine sont toutes deux suffisamment proches de la société française pour que l’on puisse considérer ces résultats comme transposables à notre pays.

Si les 35 heures ont eu pour conséquence une réduction des inégalités salariales entre les hommes et les femmes, c’est en raison de la convergence des horaires de travail des deux sexes – ainsi que d’une diminution du recours au temps partiel.

Je confirme qu’il y a plus d’horaires atypiques, et notamment de longues journées de travail, en France – et en Espagne – qu’en Grande-Bretagne, ce que mes collègues anglais ont du mal à croire lorsque je suis amené à évoquer ce point lors des colloques auxquels je participe. Cela est dû à l’intensification du travail, mise en évidence par des études, mais aussi à la culture de la présence sur le lieu du travail, beaucoup plus répandue en France et en Espagne qu’en Grande-Bretagne ou dans les pays nordiques – en particulier en Finlande –, où rester au travail au-delà de dix-sept ou dix-huit heures est plutôt considéré comme une preuve d’inefficacité et de manque d’organisation.

Le travail le dimanche a effectivement fait l’objet d’une libéralisation en Suède, mais il n’est pas vraiment entré dans les mœurs et reste limité aux grandes villes. Pour ce qui est de l’Allemagne, le travail dominical y est également très rare : nos voisins d’outre-Rhin ne conçoivent même pas de passer l’aspirateur le dimanche – et en dépit d’une évolution récente sur ce point, l’ouverture des services publics le samedi reste très rare. Comme on le voit, la performance économique ne passe pas forcément par l’adoption d’horaires atypiques.

M. Gérard Sebaoun. Il nous a été dit que pour arriver aux 35 heures, on avait exclu du temps de travail les temps de pause, d’habillage et de déshabillage, voire de repas, ce qui a donné le sentiment d’une intensification du travail. Pouvez-vous nous faire part de votre avis sur ce point ?

M. Laurent Lesnard. La réduction du temps de travail n’est effectivement pas aussi forte que le passage de 39 heures à 35 heures pouvait le laisser supposer, les pauses courtes et le temps d’habillage étant généralement perçus par les salariés comme du temps de travail. Au vu des carnets d’activités, il y a finalement peu de salariés ne faisant que 35 heures. De ce point de vue, l’entrée en vigueur de la loi sur les 35 heures n’a pas eu l’effet attendu. Quant à l’intensification du travail, elle se trouve accrue du fait de la plus grande imprévisibilité des horaires d’une journée sur l’autre et d’une semaine sur l’autre, résultant de l’ajustement en temps réel de la masse salariale en fonction de la charge de travail attendue – ce qui peut donner lieu à une alternance de périodes de travail intensif et de moments non travaillés.

M. le président Thierry Benoit

Audition de M. Lamine Gharbi, président de la Fédération hospitalière privée (FHP), accompagné de Mme Elisabeth Tomé-Gertheinrichs, déléguée générale et de Mme Katya Corbineau, directrice des affaires sociales

(Procès-verbal de la séance du jeudi 27 novembre 2014)

(Présidence de M. Thierry Benoit, président de la commission d’enquête)

M. le président Thierry Benoit. Nous sommes heureux d’accueillir M. Lamine Gharbi, président de la Fédération hospitalière privée, Mme Elisabeth Tomé-Gerteinrichs, déléguée générale, et Mme Katya Corbineau, directrice des affaires sociales.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

J’insiste cependant sur le fait que nous sommes à la fin de nos travaux ; le secrétariat de la commission vous fera parvenir le compte rendu de votre audition dès que possible, et nous aurons besoin de vos éventuelles observations au plus tard le jeudi 4 décembre, faute de quoi nous ne pourrons pas les prendre en compte.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel.

Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Gharbi, Mme Tomé-Gertheinrichs et Mme Corbineau prêtent serment.)

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Lamine Gharbi, président de la Fédération hospitalière privée. Ces quinze dernières années, peu de lois auront impacté de manière aussi significative notre société que celles relatives à la réduction du temps de travail. Ces bouleversements, pour le meilleur comme pour le pire, ont affecté la sphère professionnelle comme la sphère personnelle. Ils ont aussi modifié nos représentations collectives et nos modes de fonctionnement. C’est pourquoi la démarche de cette commission d’enquête n’est pas seulement une heureuse initiative, mais un arrêt sur images indispensable sur un sujet majeur, y compris pour préparer l’avenir.

Cette commission contribuera aussi à lever des tabous. Combien les 35 heures coûtent-elles à la nation, de manière directe et indirecte ? Quel est le lien entre les 35 heures et la paupérisation des classes moyennes ? Nous ne savons pas collectivement répondre à ces questions, mais il est grand temps qu’on se les pose. C’est pourquoi je vous remercie de recevoir la Fédération hospitalière privée (FHP). Au regard des contraintes spécifiques du secteur, le sujet de la santé a très souvent été au cœur des débats quand on parle de réduction du temps de travail.

La FHP représente les 1 100 cliniques et hôpitaux privés. Nous soignons chaque année huit millions de patients, partout sur le territoire. Nous assurons 54 % de la chirurgie en France, 66 % de la chirurgie ambulatoire et 50 % de la cancérologie. 130 de nos services d’urgence accueillent chaque année 2 300 000 patients et nous faisons naître un bébé sur quatre. Nous assurons également près d’un tiers des soins de suite et de réadaptation et plus de 17 % des hospitalisations psychiatriques. Près de 42 000 médecins exercent dans le secteur hospitalier, dont 90 % sont des médecins libéraux.

Le secteur emploie 150 000 salariés, dont 78 % de personnels soignants : 45 000 infirmières, 35 000 aides-soignantes, 3 000 sages-femmes et 2 000 masseurs kinésithérapeutes. Nous sommes, avec nos amis du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA), la quinzième branche sociale du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), avec plus de 250 000 collaborateurs. Dans un contexte économique difficile, l’hospitalisation privée demeure une branche créatrice d’emplois non délocalisables ; 3 300 emplois y sont créés chaque année.

J’en viens à la question des 35 heures dans l’hospitalisation privée.

Le secteur de la santé privé est soumis à toutes les contraintes liées à l’activité de soins. Garant de la continuité des soins, les établissements de santé offrent une prise en charge sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les salariés, et plus particulièrement le personnel soignant, travaillent la nuit, les dimanches, les jours fériés, et sont assujettis aux astreintes. Les établissements de santé privés ont donc un fonctionnement atypique et exigeant, encadré par une législation sanitaire et sociale.

Ces contraintes impactent largement l’organisation du travail et demandent des aménagements dans nos établissements. À titre d’exemple, les transmissions entre le personnel de jour et le personnel de nuit relèvent à la fois du droit du travail, du fait de la réglementation en matière de durée quotidienne maximale du travail, et du droit sanitaire, en raison de la continuité des soins, qui est primordiale.

Les cliniques se sont trouvées confrontées à l’extrême complexité de la mise en œuvre des 35 heures supposant de revoir toute l’organisation du temps de travail, tout en respectant la continuité des soins et en faisant face à des pénuries de personnels soignants. Il est en effet logique, pour garantir la continuité des soins sur vingt-quatre heures, de programmer l’intervention de trois salariés, avec une durée de travail de huit heures chacun. Une application de la durée du travail fondée sur sept heures ne permet pas et ne permettra jamais de résoudre cette équation.

Si l’on ajoute à cela un environnement de santé en perpétuelle mutation – pathologies chroniques, vieillissement de la population, nouvelles relations avec les patients, nouvelles technologies –, on mesure le décalage entre une contrainte qui arrive par le haut et la réalité du monde de la santé d’aujourd’hui, qui doit s’adapter, innover, être souple et réactif. Pour ce faire, les cliniques ont dû s’adapter à ces contraintes, en utilisant toutes les possibilités d’aménagement du temps de travail permettant au mieux l’adaptation de la durée du travail à l’activité.

Pour la filière soignante, il ressort de notre rapport de branche que 3 % du personnel bénéficie d’un système de jours de réduction du temps de travail, les RTT. 4 % du personnel travaille sur une base hebdomadaire de 35 heures et 93 % dans un cadre pluri-hebdomadaire, les cycles de travail. Ce mode de travail implique l'alternance de périodes courtes et longues de travail, par exemple, deux jours travaillés la première semaine, cinq jours la deuxième. C’est donc l’option d’un aménagement de la durée du travail dans un cadre supérieur à la semaine – cycles, annualisation – qui prévaut aujourd’hui dans les cliniques. Si, aujourd’hui, les modes d’aménagement de la durée du temps de travail répondent au mieux à la prise en charge des patients, il n’en demeure pas moins que la référence aux 35 heures hebdomadaires reste contraignante pour les cliniques et représente, souvent, une réelle difficulté concernant le service rendu aux malades.

J’en viens aux difficultés rencontrées par nos établissements.

Il s’agit d’abord de difficultés dans l’organisation des plannings et la gestion du personnel. Du fait du passage aux 35 heures, des journées de repos sont octroyées, soit sous la forme de journées de réduction du temps de travail, soit sous la forme de repos de remplacement ou de repos compensateurs obligatoires. Cela soulève automatiquement des difficultés de gestion de la permanence des soins. Dans un contexte de pénurie du personnel soignant, ces difficultés sont susceptibles de désorganiser profondément nos structures. Elles mettent la continuité des soins en contradiction avec la réglementation de la durée du travail.

Par ailleurs, nombreux sont les établissements où le personnel soignant travaille en douze heures. Or cette organisation du travail n’est en soi pas compatible avec les 35 heures. Dans les cliniques, l’activité est fluctuante, avec des pics et des creux. On ne peut pas organiser le temps de travail de façon linéaire. Là aussi, il y a un décalage flagrant entre la théorie et la réalité du terrain.

Pour ce qui est des solutions, vous l’aurez compris, je ne parlerai pas de 39 heures, mais de 40 heures.

Le premier scénario consiste, à législation constante, à permettre une durée légale du travail effectif pouvant varier entre 35 et 40 heures afin de s’adapter à un volume d’activité fluctuant. À la différence de la situation actuelle, les heures accomplies entre 35 et 40 heures ne seraient pas des heures supplémentaires. Elles seraient donc rémunérées au taux normal et ne relèveraient pas d’un contingent annuel. Par compenser la suppression de la majoration, ces heures ne seraient pas soumises à la part salariale de cotisations sociales. Au-delà de 40 heures s’appliquerait le régime actuel des heures supplémentaires, à savoir la majoration de 25 %. Le mode opératoire serait donc simple : il relèverait de la décision de l’employeur, après consultation des instances représentatives du personnel.

Le deuxième scénario consisterait à avoir une position claire qui s’applique de manière homogène sur tout le territoire et à toutes les entreprises, autrement dit, à rétablir la durée légale du temps de travail à 40 heures. Apparemment plus radicale, cette solution n’empêcherait pas que, par accord d’entreprise, on puisse déroger à cette durée légale pour prendre en compte les situations particulières, mais elle simplifierait considérablement le paysage normatif.

En tant que président de la FHP, j’ai la responsabilité du dialogue social de la branche de l’hospitalisation privée. Je considère que cette proposition respecte parfaitement les intérêts de nos salariés et permet d’ajuster le dialogue social aux situations. Elle permet notamment de répondre aux préoccupations suivantes.

Tout d’abord, il s’agit de réduire les situations de précarité, en recentrant sur nos salariés les activités jusqu’ici externalisées par nécessité : les contrats à durée déterminée (CDD) de courte durée, les intérims et ceux que l’on appelle vulgairement les « mercenaires ».

Cette proposition constitue également une opportunité de redynamiser le dialogue social afin que l’organisation du temps de travail se situe au croisement des attentes de l’entreprise et des salariés.

Enfin, notre proposition collective vise avant tout à garantir la qualité des soins prodigués aux patients. Elle se trouvera confortée par ces nouveaux modes d’organisation.

Pour toutes ces raisons, vous l’aurez compris, je défends le second scénario.

Soyons lucides. Du MEDEF à la Fédération hospitalière de France (FHF), on demande de reposer la question des 35 heures. J’ai également entendu les propos du ministre Emmanuel Macron lui-même, qui veut « faire respirer les 35 heures ». Il faut croire à l’intelligence des acteurs et faire des propositions ambitieuses sur ce sujet. C’est ce que nous faisons aujourd’hui.

Présidence de M. Gérard Sebaoun

M. Gérard Sebaoun, président. Mesdames, monsieur le président Gharbi, chers collègues, je vous prie de bien vouloir excuser le président Benoit, qui a dû retourner dans sa circonscription pour signer d’importants contrats.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Monsieur Gharbi, je vous remercie pour la clarté de votre propos, ainsi que pour vos propositions, qui nous seront très utiles dans nos travaux.

Il me semble que les 35 heures ont déjà largement contribué à l’assouplissement puisqu’elles ont permis une annualisation plus grande, même si, à l’hôpital, vous êtes habitués à travailler sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De la même façon, ce que vous suggérez à propos des heures supplémentaires est déjà possible dans le cadre de l’annualisation. Si les personnels travaillent plus de 35 heures pendant une semaine, vous ne paierez pas forcément les heures au-delà de 35 heures en heures supplémentaires puisqu’on est dans le cadre de l’annualisation. Il me semble qu’il y a déjà de la souplesse, même si vous la jugez insuffisante.

Je m’interroge aussi lorsque vous proposez que l’employeur prenne sa décision après consultation des salariés. Ce n’est pas exactement la même chose que le dialogue social. Certes, il s’agit d’informer, mais c’est tout de même l’employeur qui prendrait la décision. Cela contribuerait, selon vous, à redynamiser le dialogue social. Je n’en suis pas convaincue.

M. Lamine Gharbi. Les heures supplémentaires se calculent par cycles de quinzaines. L’annualisation est un paramètre, mais nous faisons le calcul chaque mois sur des cycles de deux ou trois semaines. Nous avons même, selon la fonction du collaborateur, des cycles de cinq à six semaines. Les heures supplémentaires ont donc un coût social important.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Certes, mais vous avez tout de même de la marge. Il y des semaines où les gens peuvent travailler plus de 40 heures, dans la mesure où ces heures sont compensées dans les autres semaines du cycle. Dans ce cas, ce ne sont plus des heures supplémentaires.

Mme Katya Corbineau, directrice des affaires sociales. En effet, les cycles permettent cette compensation. Mais il peut y avoir des absences au cours d’un cycle et, pour satisfaire à la notion de cycle, il doit y avoir répétition à l’identique des séquences du cycle. S’il y a trop d’absences, et donc, trop de modifications des plannings, la notion de cycle disparaît. Par conséquent, les heures supplémentaires, dans le cycle, doivent se calculer à la semaine.

Ensuite, il y a les maxima hebdomadaires de 48 heures, et de 44 heures sur plusieurs semaines. Mais si vous recrutez quelqu’un en CDD pour un remplacement d’une semaine, vous êtes obligé de l’engager sur la base de 35 heures, même si c’est pour remplacer, par exemple, une personne qui travaillait, cette semaine-là, 40 heures. Ce qui pose problème, ce sont les cinq heures qui vont manquer dans cette semaine du cycle ou de l’annualisation. Cette semaine-là, en revanche, vous avez un delta pour les remplacements. Quoi qu’il en soit, c’est toujours un casse-tête pour élaborer les plannings au niveau des équipes.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous dites que les 35 heures ont créé des difficultés, qui s’ajoutent à celles inhérentes à votre activité. Cela étant, les 35 heures ont aussi introduit une souplesse qui n’existait pas auparavant.

M. Lamine Gharbi. Je partage votre sentiment sur la question de la souplesse. Il n’en demeure pas moins que nous ne travaillons pas assez. La durée de 40 heures est pour nous une logique, car avec trois collaborateurs, nous assurons une permanence des soins pendant vingt-quatre heures. Avec un cycle des 35 heures, et donc, trois fois sept heures, vingt et une heures seulement sont assurées. Il reste trois heures à combler sur un cycle de continuité des soins, et ce sont ces trois heures qui, depuis le début, nous compliquent la tâche et nous posent des problèmes majeurs pour l’élaboration des plannings et la fluidité des remplacements.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous pourriez recruter, même si j’entends bien que les recrutements coûtent.

Par ailleurs, vous dites que 93 % des salariés travaillent dans un cadre pluri-hebdomadaire. Même s’il est plus simple de faire trois fois huit heures, soit vingt-quatre heures, que trois fois sept heures, soit vingt et une heures, plus trois heures, la plupart des gens travaillant dans un cadre pluri-hebdomadaire, cela se gère un peu moins sur la journée.

Mme Katya Corbineau. Les cycles de travail existaient déjà et sont prévus par le code du travail. Ce ne sont ni les 35 heures ni les souplesses apportées ensuite qui ont permis de travailler en cycles. Nous le faisions déjà.

Quant à l’annualisation, elle est, chez nous, très compliquée à mettre en œuvre parce qu’il faudrait pouvoir programmer à l’année. Mais nous ne vendons pas des chocolats ! On sait, pour les chocolats qu’il y a un pic à Noël et à Pâques. Dans notre secteur, il n’y a pas de pics. L’activité est fluctuante tout au long de l’année, s’agissant notamment des blocs opératoires. Il y a des pics et des creux, et il faut s’adapter constamment et rapidement. Il est donc impossible de programmer l’activité à l’avance, a fortiori à long terme. Nous sommes obligés de programmer des séquences de travail sur des périodes assez courtes.

Mme Élisabeth Tomé-Gertheinrichs, déléguée générale. On peut considérer qu’il est plus simple, pour compenser, de recruter davantage. C’était l’objet même de la loi sur les 35 heures. Vous avez sans doute noté que le président Gharbi a centré son propos sur la filière soignante, au sein de laquelle nous connaissons des difficultés de recrutement majeures. Recruter un infirmier ou une infirmière est compliqué, voire impossible, avec un mode d’organisation aléatoire et temporaire. Cela nous condamne à bricoler sur le terrain. C’est la raison pour laquelle le président parlait d’intérim.

Pour combler les absences, faire appel à de l’emploi temporaire est une solution, à supposer qu’on trouve la ressource humaine sur le marché du travail, ce qui, dans notre secteur, ne va pas de soi. Mais il n’y a pas que la loi sur les 35 heures ; il y a tout son environnement, à savoir toute une série de dispositions contraignantes, que nous comprenons puisqu’il s’agit de lutter contre la précarisation et les travailleurs pauvres, mais qui imposent un minimum de temps de travail obligatoire dans le cas d’un recrutement pour une période temporaire. Ce qui pose des problèmes d’organisation.

Quand la loi sur les 35 heures a été mise en place, il a paru majoritairement impossible de remettre à plat toutes les organisations. Les salariés bénéficiaient, bien sûr, des 35 heures et avaient organisé leur vie en conséquence. Aussi, dans chaque entreprise, chaque hôpital public, chaque établissement de santé, il a fallu trouver un moyen terme entre les bénéfices liés à des compromis organisationnels avec les salariés, d’une part, et l’impact « désorganisationnel » de la loi sur les 35 heures.

Aujourd’hui, dans chaque entreprise, dans chaque hôpital, il s’agit de parvenir à ce compromis. S’il avait été possible de tout remettre à plat, de repenser entièrement le système et l’organisation, cela aurait peut-être été moins compliqué, mais sans doute plus difficile sur le plan social. Il y aurait eu un coût social, une forme d’insoutenabilité sociale presque incompréhensible pour les salariés au moment où on leur accordait les 35 heures. Sur le terrain, ce sont des choses qui comptent.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. D’où l’intérêt, pour nous, de rencontrer les gens qui sont sur le terrain.

M. Gérard Sebaoun, président. Dans sa présentation, M. Gharbi a parlé de la pénurie au moment de la mise en place des 35 heures dans le secteur privé, en 1999, et vous avez parlé de la pénurie qui existe aujourd’hui. La pénurie de 1999 était une pénurie majeure, qui a touché, dans un premier temps, les établissements privés, et dans un deuxième temps, les établissements publics, même si le secteur public a mis en place un recrutement important sur deux ou trois ans pour les personnels soignants et non soignants. Établissez-vous un lien entre les deux périodes ? Il me semble qu’il n’y en a pas, car on peut difficilement comparer la pénurie, qui avait atteint à cette époque un niveau critique, s’agissant notamment des écoles d’infirmières, et la pénurie que nous connaissons aujourd’hui.

J’ai le sentiment, même si le recrutement de personnels spécialisés, dans vos métiers, est complexe, qu’il y a eu un basculement avec les 35 heures, ce qui vous a contraint à une organisation tenant compte à la fois des spécificités telles que le travail en trois huit pour répondre à la demande des patients, et d’un nouveau mode d’organisation de la société, qui ne touchait pas simplement le secteur hospitalier privé.

Par ailleurs, j’ai bien entendu votre réquisitoire contre les 35 heures, qui semble indiquer que vous n’avez trouvé aucun avantage à cette nouvelle organisation contrainte.

M. Lamine Gharbi. S’agissant de la pénurie, la période n’est indéniablement pas la même et les tensions sont moindres. Elles sont toutefois inégales sur l’ensemble du territoire. Cela étant, j’ai connu une époque où nos services étaient à 80 % constitués d’intérimaires. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Dans une équipe, nous avons 20 à 30 % d’intérimaires. Il n’en est pas moins extraordinaire qu’avec le chômage que nous connaissons actuellement, nous n’arrivions pas à trouver les infirmières, les aides-soignantes et les sages-femmes qui nous font cruellement défaut, ainsi que les médecins. Car si nous avons 90 % de médecins libéraux, nous avons aussi des médecins salariés.

Pour répondre à votre question, il y a moins de difficultés, mais celles qui existent posent toujours problème.

M. Gérard Sebaoun, président. Je vous demandais également si vous n’aviez trouvé vraiment aucun avantage aux 35 heures. Parmi les intervenants que nous avons reçus ici, à savoir des économistes ou des gens « de terrain » qui rapportent leur expérience de branche, beaucoup y ont trouvé, avec le temps, des avantages en termes d’organisation. Pour vous, en revanche, c’est une catastrophe. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

M. Lamine Gharbi. Nous n’arrivons pas à résoudre l’équation pour parvenir à des plannings satisfaisants et nous sommes parfois contraints à des aménagements ridicules, avec des temps horaires calculés à la minute pour pouvoir nous caler sur les 35 heures. Avec les 3/8, c’était logique, mathématique. Si nous ne revenons pas aux 40 heures, nous aurons toujours des difficultés en termes d’organisation, de planification et de continuité des soins.

Nous avons des pics d’activité dans la journée et dans la semaine, avec une réduction d’activité le samedi et le dimanche. En médecine, en chirurgie et en obstétrique, l’activité est concentrée sur les cinq premiers jours de la semaine, du lundi au vendredi. Je ne parle même pas du développement de la chirurgie ambulatoire où nous avons un pic d’activité majeur et contraint, sur une durée de douze heures, de huit heures à vingt heures.

Aujourd’hui, en effet, je ne trouve aucune grâce aux 35 heures, absolument aucune.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. J’ai entendu ce que vous avez dit sur la question des recrutements, mais vous pouvez faire travailler les personnes que vous recrutez plus de 35 heures. La loi n’oblige pas à travailler sur cette seule durée. Elle impose de payer des heures supplémentaires, et donc, cela coûte plus cher. Vous dites que cela pose des difficultés d’ordre financier. Je pense toutefois que la situation financière de l’hôpital privé n’est pas la même que celle de l’hôpital public.

M. Gérard Sebaoun, président. Monsieur Gharbi, voulez-vous dire que les difficultés de recrutement et d’organisation font que vous êtes dans l’impossibilité de proposer des heures supplémentaires à ceux qui travaillent chez vous ? Ou bien considérez-vous que puisqu’ils travaillent 35 heures, il faut faire avec ? Pour notre part, nous pensons que si vous les faites travailler davantage, vous devez leur payer des heures supplémentaires, comme la loi vous y contraint. Je ne vois pas où est la difficulté.

Mme Katya Corbineau. Je vous rassure, nous le faisons déjà ! Les personnels travaillent plus de 35 heures et ils ont un quota d’heures supplémentaires qui va bien au-delà, du fait des assouplissements intervenus au niveau des contingents d’heures supplémentaires. Toutes les entreprises ont négocié des contingents au-delà du contingent conventionnel parce que les salariés sont, eux aussi, demandeurs. Ils veulent travailler plus de 35 heures, y compris dans notre secteur.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Ils veulent avant tout être mieux payés.

Mme Katya Corbineau. En effet, ils veulent améliorer leur pouvoir d’achat grâce aux heures supplémentaires qu’ils effectuent. Nos personnels font des heures supplémentaires et nous les leur payons. Cela étant, nous sommes souvent obligés de compléter avec de l’intérim, ce qui a un coût. Car les 35 heures ont un coût. Mais ce n’est pas la question. Le problème, c’est l’organisation. La continuité des soins, chez nous, c’est sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec des pics d’activité.

Si, pour une raison ou pour une autre, une personne ne vient pas un soir, il faut appeler l’une de ses collègues. Elle va faire des heures supplémentaires et nous allons changer son planning. Mais parfois, cela ne suffit pas, c’est-à-dire que nous sommes toujours en train de jongler. Si vous pouviez voir comment s’organisent les plannings dans les établissements, vous comprendriez que c’est un casse-tête chinois ! On est sans cesse en train de jongler avec les taquets maxima, avec les maxima hebdomadaires, en essayant de ne pas dépasser 44 heures sur plusieurs semaines consécutives etc. La question n’est pas simplement celle du coût des heures supplémentaires, c’est l’organisation qui est plus compliquée.

M. Lamine Gharbi. Madame la rapporteure, vous avez fait allusion à la santé économique des cliniques et hôpitaux privés. Je tiens à rappeler qu’à ce jour, 30 % des établissements sont en déficit. Lorsqu’un établissement privé est en déficit, soit l’actionnaire renfloue la trésorerie et le déficit, soit c’est le dépôt de bilan. En vingt ans, 1 000 cliniques et hôpitaux privés ont fermé ou se sont regroupés. Il y a vingt ans, nous étions 2 000. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que 1 000.

M. Gérard Sebaoun, président. Avec reprise de lits dans les établissements qui ont grossi. Les petits établissements ne répondent plus aux normes en matière d’organisation et de rapport à la patientèle, pour ne pas dire à la clientèle. Le regroupement n’a pas été que néfaste.

M. Lamine Gharbi. Nous avons vécu le drame des seuils en obstétrique. Cela fait dix ans que nous alertons les gouvernements successifs sur les difficultés de l’obstétrique en matière de seuils et de tarification de l’obstétrique. À ce jour, trente départements n’ont plus de maternité privée.

Aujourd’hui, les patients n’ont plus le choix entre le public et le privé. Tout monopole, qu’il soit public ou privé, entraîne une baisse de la qualité. Et surtout, dans la mesure où il s’agit d’un transfert d’activité du privé vers le public, ce sont 400 euros de plus par accouchement. Je ne veux pas entrer dans un débat public-privé, mais il a été acté par les agences techniques de l’information sur l’hospitalisation, qui sont une sorte de Bible économique de notre monde public privé, qu’un séjour dans le secteur public revenait pour la collectivité à 2 200 euros, contre 1 200 pour le même séjour dans le secteur privé. Globalement, nous sommes 30 % moins cher que l’hôpital public.

Il faut se méfier de l’expression « statut privé à but lucratif ». Nous sommes une entreprise de santé, nous devons donc rendre des comptes et équilibrer nos budgets pour continuer à investir. Lorsque j’explique que nous sommes en pleine réorganisation, j’entends que nous sommes dans une réorganisation de « taille », mais certains établissements, n’ayant pas été repris, ont purement et simplement fermé. À ce jour, ce n’est pas le cas dans les hôpitaux publics. Peut-être que la future loi y pourvoira.

M. Gérard Sebaoun, président. Monsieur le président, je ne veux pas rentrer avec vous dans un débat public-privé.

M. Lamine Gharbi. Moi non plus.

M. Gérard Sebaoun, président. Ce n’est pas l’objet de notre commission, bien qu’il y ait beaucoup à dire sur cette question.

M. Lamine Gharbi. Je suis à votre disposition…

M. Gérard Sebaoun, président. J’en suis persuadé !

Pour en revenir aux 35 heures, vous avez dit que, du MEDEF à la Fédération hospitalière privée et à la FHF, tout le monde souhaite revenir à une durée plus longue du travail. Vous avez même cité le ministre Macron, qui a seulement parlé d’assouplissement. Nous sommes dans un grand questionnement sur ce que veut dire « assouplissement ». Pour votre part, vous avez tranché, en affirmant qu’il fallait revenir à 40 heures par dérogation d’entreprise. C’est grosso modo ce que nous ont dit les représentants du MEDEF : il faut revenir à 39 heures et supprimer le seuil des heures supplémentaires à 35 heures.

Je ne méconnais pas vos difficultés d’organisation. Vous avez raison d’insister sur la complexité des plannings, dans un monde de soignants où il y a une demande très forte de qualité, ainsi que des règles et des contraintes, légitimes, qui se sont élaborés au fil du temps. Mais la question ne peut se résumer à débloquer la durée légale du travail…

Dans votre premier scénario, monsieur le président, vous avez dit : « à législation constante, nous serions entre 35 et 40 heures ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut bien fixer un seuil.

M. Lamine Gharbi. Il s’agit de permettre une durée légale du travail pouvant aller jusqu’à 40 heures. Pour ne pas pénaliser les personnels, qui ne bénéficieraient plus de la majoration des heures supplémentaires entre 35 et 40 heures, celles-ci ne seraient plus soumises à la part salariale de cotisations sociales.

En ce qui concerne les plannings, nous n’avons pas évoqué le temps de transmission. J’ai dit que la continuité des soins se faisait sur trois fois huit heures, mais cela va au-delà. Malgré les progrès de l’informatique, malgré les progrès en matière de protocoles de soins, les équipes soignantes doivent avoir un temps de relève. Ce temps de relève pose également des problèmes parce qu’on est tenté, malheureusement, au regard des difficultés, de le réduire de plus en plus. Cette contrainte ne va pas dans le sens de la qualité des soins.

Quant à M. Macron, il évoque bien, selon le quotidien Les Echos du 20 novembre 2014, « un progrès qu’il faut faire respirer aujourd’hui vers plus de flexibilité ». Il est toujours gênant de faire parler les absents, mais il s’agit d’un journal qui fait référence.

M. Gérard Sebaoun, président. Je vous en donne acte, la transmission est un vrai sujet. Les études que nous avons pu lire sur le monde de la santé montrent que la réduction du temps de transmission rend difficile l’exercice d’un métier où ce temps d’échange, oral ou écrit, quelle que soit la méthode d’écriture, est essentiel pour les soignants. Et ce, indépendamment des temps de respiration qui seraient nécessaires pour les agents à certains moments, qu’il s’agisse des agents soignants ou non soignants. Je pense au brancardier, à l’aide-soignante, à tous ceux qui ont des contraintes et qui, de temps en temps, ont trois minutes pour respirer ou simplement prendre le temps d’un café pour discuter ensemble d’un patient. Ces temps ont été réduits, particulièrement dans les établissements de soins. C’est une critique que nous émettons nous-mêmes.

Quant à Emmanuel Macron, nous l’avons auditionné ici même. Nous avons donc la bande vidéo, que vous pourrez regarder si vous le souhaitez ! (Sourires.)

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Nous avons rencontré, pour le secteur public, des représentants de la Fédération hospitalière de France, et nous avons effectué des visites dans des hôpitaux, où l’on nous a fait part de la demande croissante, s’agissant notamment du personnel féminin, de journées de douze heures – demande à laquelle, bien sûr, les organisations syndicales ne sont pas favorables. Cela permet, surtout en région parisienne et en Île-de-France, de réduire les temps de transport.

M. Lamine Gharbi. Les journées de douze heures sont un véritable serpent de mer. Je l’ai vu resurgir à différentes époques, avec une volonté forte des équipes de passer en douze heures. Mais le temps passant, ces douze heures engendrent une fatigue importante.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Personnellement, je n’y suis pas favorable.

M. Lamine Gharbi. Nous laissons le choix aux équipes. Il n’y a pas de cycles immuables dans la profession. Ils évoluent avec le temps, les équipes, et surtout, la charge de travail en matière de soins, car les services ne sont pas tous identiques.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Avez-vous constaté une augmentation de ces demandes ? Y a-t-il plus de demandes émanant des femmes ?

Mme Katya Corbineau. Je n’ai pas constaté une augmentation des demandes pour travailler en douze heures. En revanche, la demande est forte, et pas uniquement en région parisienne. Elle l’est également en province, dans des régions rurales où le temps de transport est important. Dans la période de crise que nous connaissons, les salariés demandent à venir moins souvent, pour faire moins souvent le plein d’essence.

Le personnel soignant est majoritairement composé de femmes, dans le privé comme dans le public. Mais les jeunes femmes qui font cette demande sont moins demandeuses lorsqu’elles avancent en âge. Elles préfèrent demander une diminution de leur temps de travail. Les demandes émanent plutôt des populations jeunes. C’est sans doute une question d’organisation par rapport au temps de trajet et à la garde des enfants.

M. Gérard Sebaoun, président. J’aimerais vous interroger sur deux sujets complémentaires : le compte épargne-temps et l’absentéisme puisqu’il y a eu une enquête, à mon avis contestable, de la FHF sur l’absentéisme. Quelle est la situation dans les établissements privés ?

Mme Katya Corbineau. Il y a chez nous des comptes épargne-temps, mais tous les établissements n’en ont pas systématiquement. Globalement, il y en a très peu. Cette possibilité a été ouverte grâce à l’accord de branche que nous avons signé en 2 000. Nous pourrons vous envoyer ce qui ressort du rapport de branche sur les comptes épargne-temps et le pourcentage, minime, d’établissements qui en ont mis en place. Car du fait de l’organisation des cycles et du peu de jours de RTT, les comptes épargne-temps sont très peu alimentés.

En ce qui concerne l’absentéisme, je n’ai pas en tête le chiffre exact. Il est plus important que dans les autres entreprises, mais moindre qu’à l’hôpital public. Si vous le souhaitez, nous pourrons également vous transmettre les chiffres exacts.

M. Gérard Sebaoun, président. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Nous nous reverrons très certainement pour d’autres questions.

Audition de M. Michel Pébereau, Président d’honneur de BNP Paribas,
de M. Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne,
de Mme Angèle Malâtre-Lansac, directrice des études,
et de M. Charles Nicolas, responsable des affaires publiques

(Procès-verbal de la séance du jeudi 27 novembre 2014)

(Présidence de M. Gérard Sebaoun, secrétaire de la commission d’enquête)

M. Gérard Sebaoun, président. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. Michel Pébereau, président d’honneur de BNP Paribas et porte-parole du groupe sur le temps de travail créé par l’Institut Montaigne, M. Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne, M. Charles Nicolas, responsable des affaires publiques et Mme Angèle Malâtre-Lansac, directrice des études.

L’Institut Montaigne a publié récemment un opuscule explosif sur le temps de travail. Votre audition est la dernière de notre commission d’enquête, qui va bientôt clore ses travaux.

Madame, messieurs, avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission. J’insiste sur le fait que nous sommes à la fin de nos travaux ; le secrétariat de la commission vous fera parvenir le compte rendu de votre audition dès que possible, et nous aurons besoin de vos éventuelles observations au plus tard le jeudi 4 décembre, faute de quoi nous ne pourrons pas les prendre en compte.

Par ailleurs, en vertu de ce même article 6, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite, chacun à votre tour, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Michel Pébereau, M. Laurent Bigorgne, Mme Angèle Malâtre-Lansac et M. Charles Nicolas prêtent successivement serment.)

M. Michel Pébereau, président d’honneur de BNP Paribas. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, nous sommes très honorés d’être reçus par votre commission. Nos travaux présentent la particularité d’être ceux d’un think tank, c’est-à-dire d’un organisme de réflexion. La vérité que nous traduisons est induite, non par notre expérience personnelle mais par des documents dont nous avons eu connaissance. Nous allons citer des documents relatifs à la question du temps de travail telle qu’elle est analysée par des organismes officiels. C’est la seule vérité dont nous disposons, c’est-à-dire que nous n’avons pas la capacité de la corriger.

Le travail auquel nous avons procédé nous a permis de constater que la durée effective annuelle de travail des salariés à temps plein en France est la plus faible de tous les pays européens, avec la Finlande. Elle représente 1661 heures, soit 186 heures de moins que l’Allemagne et 239 heures de moins que le Royaume-Uni. Les données publiées par Eurostat, qui concernent l’année 2013, ont été retraitées par l’institut Coe-Rexecode. La durée annuelle moyenne de travail des salariés du secteur public est inférieure à celle des salariés du secteur privé. D’après une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) parue en 2006, elle était de 1 580 heures dans le secteur public, contre 1 670 dans le secteur privé. L’information est plus ancienne car les analyses relatives aux salariés du secteur public sont faites plus rarement que celles qui concernent le secteur privé. Nous avons constaté qu’aucun rapport n’a été produit sur la question du temps de travail dans les fonctions publiques depuis le rapport sur le temps de travail dans les trois fonctions publiques réalisé par M. Jacques Roché, en 1999. Bien entendu, il existe de nombreuses limites méthodologiques à la mesure du temps de travail : l’absence d’homogénéité et l’obsolescence des données, le maquis des statuts, les pratiques particulières, notamment dans la fonction publique territoriale.

Nous vous avons remis un document que nous allons nous efforcer de commenter devant vous. Ce document est composé de tableaux qui permettent de suivre la présentation que nous allons faire.

Pour ma part, j’évoquerai la question générale du travail des salariés à temps plein. Puis, mes collègues aborderont les problèmes spécifiques de la fonction publique.

À partir de ce document, on constate qu’en matière de travail à temps partiel des salariés, la France est dans une situation moyenne par rapport aux autres pays membres de l’Union européenne et non plus dans une situation exceptionnelle comme c’est le cas pour le travail à temps plein des salariés. Le tableau qui figure en bas de la page, issu de l’enquête « Forces de travail » d’Eurostat retraitée par Coe-Rexecode en 2014 montre qu’en matière de durée effective moyenne de travail des non-salariés à temps plein, la France est, pour 2013, au quatrième rang des pays de l’Union européenne qui travaillent le plus, derrière la Belgique, l’Autriche et l’Allemagne.

M. Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne. Le nombre annuel moyen d’heures de travail des fonctionnaires des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est de 1 742 heures, contre 1 573 heures en France. Cette situation est assez préoccupante pour notre pays. La mission interministérielle sur le temps de travail dans les trois fonctions publiques qui avait été confiée à M. Jacques Roché en 1999 a montré une grande diversité des régimes et une durée effective de travail souvent inférieure aux obligations de service. Il n’en reste pas moins que l’on note un manque très préoccupant de données – c’est une question budgétaire mais également démocratique – sur la durée effective du travail des 5,5 millions d’agents publics, c’est-à-dire 20 % de l’emploi total de notre pays. Par exemple, les dernières données disponibles de manière agrégée sur l’absentéisme dans la fonction publique datent de 2003. Or vous savez qu’il existe, pour le secteur privé, une obligation légale annuelle de publication d’un bilan social comportant ces données.

M. Michel Pébereau. L’un des progrès envisageable serait de pouvoir établir des bilans sociaux annuels dans le secteur public.

M. Laurent Bigorgne. Le rapport de M. Bernard Pêcheur de 2013 préconisait, comme la mission Roché il y a quinze ans, un suivi des pratiques au sein des trois fonctions publiques.

Le coût des 35 heures est difficile à isoler. Nous avons tenté, sur la base de travaux du Conseil d’analyse économique (CAE) placé auprès du Premier ministre comme de la Cour des comptes, d’arrêter des ordres de grandeur. En 2008, le CAE a évalué que le coût des allégements de charges sur les bas salaires et la convergence vers le haut des SMIC et des garanties mensuelles de rémunération qui s’en est suivi correspondant à la mise en place de la réduction du temps de travail était de 12 milliards d’euros pour le secteur privé. Aujourd’hui, les finances publiques ne comptabilisent pas précisément le poids des 35 heures dans le budget de l’État. Le coût total des 35 heures dans les trois fonctions publiques a été évalué à près de 2,7 milliards d’euros de manière cumulée de 2002 à 2005.

On estime qu’un allongement du temps de travail permettrait probablement aussi de dégager des économies à travers la baisse du nombre d’heures supplémentaires effectuées dont le coût s’élevait, en 2012, à 1,4 milliard d’euros pour les seuls fonctionnaires de l’État ou le moindre rachat de jours de congés épargnés qui représente à ce stade un stock d’environ 1,5 milliard d’euros pour les trois fonctions publiques.

Enfin, selon un rapport de la Cour des comptes de 2014, une augmentation de 10 % de la durée effective de travail dans la fonction publique engendrerait une économie globale de 7 milliards d’euros via la baisse des besoins en emploi.

Notre rapport s’est efforcé de souligner deux points : la question démocratique qui consiste à savoir quelle est la situation réelle du temps de travail dans les trois fonctions publiques dont on vient de dire qu’elle était extrêmement difficile à apprécier ; la question du coût budgétaire et économique s’agissant des moyens publics mobilisés au service de cette politique.

Il existe de fortes disparités en fonction des métiers, y compris dans le secteur privé – ce n’est pas une singularité du secteur public – entre petites et grandes entreprises. On note également de fortes disparités suivant les professions, tous secteurs confondus. À la page 11 du document que nous vous avons transmis, le tableau de l’INSEE sur l’année 2006 resitue bien la situation d’un certain nombre de professions qui sont très en deçà des durées effectives constatées et objectivées au début de cette page.

Mme Angèle Malâtre-Lansac, directrice des études. Le nombre de congés annuel est très supérieur dans le secteur public. Le tableau page 12 indique le nombre de congés par type d’employeur en 2010, d’après l’enquête de l’INSEE « Emploi en continu sur l’année 2010 ». L’État accorde en moyenne 48 jours de congés, les collectivités locales 45 jours et les hôpitaux publics 44 jours. En ce qui concerne le secteur privé, on note de grandes divergences en la matière, les entreprises de plus de 1 000 salariés accordant en moyenne 40 jours de congés, contre 29 pour les entreprises de 1 à 9 salariés.

M. Michel Pébereau. Là aussi, vous noterez que les informations sont fort anciennes. C’est un inconvénient qu’il nous paraîtrait souhaitable de corriger.

Mme Angèle Malâtre-Lansac. Nous avons noté également que certaines collectivités locales avaient des durées effectives du travail inférieures à la durée légale de travail. Nous nous sommes appuyés sur des rapports de la Cour des comptes, notamment celui de 2013.

Un autre thème relevé au cours de notre étude concerne celui des cadres au forfait dans la fonction publique, comparé au secteur privé. Seuls 5,3 % des agents des trois fonctions publiques travaillent au forfait alors que près de 30 % des agents sont des fonctionnaires de catégorie A. Même si tous ne pourraient pas être au forfait, on peut imaginer que davantage d’agents pourraient bénéficier de ce régime. D’ailleurs, le secteur privé compte 13 % de cadres au forfait pour 18 % de cadres. Ainsi, une part importante de cadres du secteur public sont aux 35 heures et accumulent de ce fait des jours de récupération.

Une incitation financière au temps partiel existe dans la fonction publique avec un surplus de rémunération accordé aux travailleurs à 80 % et 90 %. Comme vous le savez, les agents publics travaillant à 80 % sont payés l’équivalent de 85,7 % et les agents publics à 90 % sont payés l’équivalent de 91,6 %. Ce surplus de rémunération représente un montant de 600 millions d’euros net pour les agents des trois fonctions publiques, soit un coût pour les finances publiques évalué à 1,1 milliard d’euros par an.

J’en viens à la question de l’absentéisme. Pour comparer les trois versants de la fonction publique, on est obligé de se référer à l’enquête INSEE de 2003. On a constaté un taux d’absentéisme plus élevé dans le secteur public mais variable en fonction des versants de la fonction publique.

La question de l’absentéisme des salariés pour des raisons de santé selon la catégorie socioprofessionnelle et le statut dans l’emploi a été abordée par la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) en 2003. On constate, là aussi, des écarts assez marqués selon que vous êtes en contrat à durée indéterminée (CDI), en contrat à durée déterminée (CDD) ou titulaire de la fonction publique et selon que vous êtes cadre, profession intermédiaire, employé ou ouvrier.

Enfin, l’absentéisme dans le secteur public est plus élevé que la moyenne des pays de l’OCDE. Nous sommes en effet en quatrième position en ce qui concerne le nombre annuel moyen de jours de travail pendant lesquels les fonctionnaires sont en congé maladie. Les données qui vous sont présentées remontent à 2009.

On remarquera que les titulaires de la fonction publique sont davantage absents que les non-titulaires. La Cour des comptes a évalué à 1,2 milliard d’euros le coût direct des absences pour maladie ordinaire dans la fonction publique territoriale en 2013. Quand on regarde le tableau relatif au nombre moyen annuel de jours d’absence par agent pour raison de santé, on constate une hausse entre 2005 et 2011. Par exemple, dans les régions, les titulaires étaient absents 13,3 jours en 2005, contre 28,1 jours en 2009 et 29,9 jours en 2011, soit une hausse très marquée. Le tableau présenté est extrait des bilans sociaux dans les collectivités territoriales. Il montre une différence très marquée entre le type de collectivité territoriale et le statut d’emploi de la personne qui s’absente. Le total d’absence des titulaires dans les collectivités territoriales était de 21,1 jours en 2005, contre 23,6 jours en 2011. Cette hausse est moins marquée qu’au niveau des régions, mais elle est notable. Quant aux non-titulaires sur emplois permanents, ils ont été absents 8,8 jours pour raison de santé en 2005, contre 9,6 jours en 2011, soit une légère hausse, avec des divergences fortes entre régions, départements et communes.

Nous avons également étudié la question du jour de carence qui avait été mis en place pour les fonctionnaires le 1er janvier 2012 et abrogé dans la loi de finances pour 2014. Au sein du secteur privé, il existe théoriquement trois jours de carence, mais entre 50 et 80 % des salariés du privé sont en fait indemnisés dès le premier jour d’absence. Nous avons noté également que le contrôle des arrêts maladie est plus rigoureux dans le privé, notamment avec l’envoi des arrêts maladie dans les quarante-huit heures.

Les conséquences de la fin du jour de carence dans le secteur public n’ont pas été étudiées totalement. Elles pourraient l’être au vu des données dont nous disposons dans l’enquête Emploi de l’INSEE. Mais selon une enquête de la Fédération hospitalière de France (FHF) réalisée auprès de dix-sept établissements de santé, le jour de carence aurait permis une baisse du taux d’absentéisme de 7 % et une économie de 0,17 % de la masse salariale. Le projet de loi de finances pour 2014 évalue le coût de la suppression du jour de carence à 157 millions d’euros dans les trois fonctions publiques.

M. Michel Pébereau. Nous avons pensé que la situation méritait un examen alors que notre pays s’efforce d’accélérer sa croissance économique. Celle-ci est liée, en effet, à la quantité de travail effectuée et à la productivité de ce travail. Dans la mesure où nous savons que les progrès de productivité sont beaucoup plus lents aujourd’hui qu’ils n’ont pu l’être dans un passé plus lointain, il va de soi que l’augmentation du temps de travail est de nature à permettre de donner un moteur à la croissance économique. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé que ce sujet méritait aujourd’hui un examen particulier. Le document qui a été établi par l’Institut Montaigne explicite assez bien ce problème. Nous avons là une différence par rapport à ceux des centres de réflexion qui considèrent que la réduction du temps de travail serait un facteur de croissance.

M. Gérard Sebaoun, président. Votre présentation était extrêmement claire.

Je tiens à vous donner quitus en ce qui concerne la question démocratique et les bilans sociaux. Il me paraît nécessaire en effet que nous disposions de données objectives au fil du temps pour pouvoir nous prononcer.

Vous n’avez pas parlé de la compétitivité versus les 35 heures. Certains mettent en avant ce sujet tandis que d’autres ne le font pas. J’aimerais connaître votre sentiment sur ce point. Je ne sais pas comment on peut augmenter le volume d’heures travaillées alors que la demande intérieure est relativement faible, voire à l’arrêt.

Vous avez retenu le chiffre de 12 milliards d’euros – M. Emmanuel Macron, le ministre de l’économie, retient celui de 10 milliards. M. Éric Heyer, directeur adjoint du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), nous a indiqué que le coût net était plutôt de 3,5 milliards d’euros et non de 10 milliards, que l’on retrouve dans nos différentes auditions et dans les textes budgétaires.

Pour votre part, vous avez agrégé des données en ce qui concerne les collectivités locales. Effectivement, les administrations nous ont dit rencontrer des difficultés pour nous répondre. Certaines collectivités étaient déjà en deçà des 35 heures avant même leur mise en place.

La directrice générale de l’administration et de la fonction publique, Mme Marie-Anne Lévêque, nous a indiqué que la mise en place des 35 heures avait répondu à la nécessité d’organiser le secteur public, à effectifs relativement constants. Si les effectifs ont augmenté dans la fonction publique territoriale, ceux de la fonction publique d’État sont restés plutôt stables avec une décrue.

Madame Malâtre-Lansac, vous avez eu l’honnêteté de rappeler qu’entre 50 et 80 % des entreprises qui le peuvent couvrent la carence de leurs salariés absents. Pour sortir par le bas de ce problème, si je puis dire, il faudrait rétablir les jours de carence pour tout le monde, et pour sortir par le haut, créer une carence dans le secteur public qui serait couverte par l’employeur public. Je crois que Mme Marylise Lebranchu, ministre de la décentralisation et de la fonction publique, était allée jusqu’à oser le chiffre de 1 milliard d’euros, c’est-à-dire un coût tout à fait significatif. Il faut donc trouver un juste milieu. Certains ont fait du jour de carence une question éminemment politique. On peut aussi l’envisager sous l’angle d’une équivalence de traitement, même si, je le reconnais volontiers, les petites entreprises n’ont pas la capacité de répondre aux trois jours de carence, comme le font les grandes entreprises.

En 2012, c’est-à-dire quand il existait un jour de carence dans la fonction publique hospitalière, les arrêts maladie courts ont nettement reculé et l’on a constaté qu’au fil des ans ce sont les arrêts plus longs qui ont augmenté. L’association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) qui s’était réunie en 2013 estimait que l’on était globalement à l’équilibre, et qu’il s’agissait donc d’un faux problème qu’elle n’avait pas très envie d’aborder.

Lors d’une audition dans un groupe d’études, un intervenant nous a dit que ce qui augmentait significativement dans les pays anglo-saxons et en France, c’était le « présentéisme », c’est-à-dire que des salariés se rendent sur leur lieu de travail alors qu’ils sont malades. Cela pose la question du mode de fonctionnement de nos sociétés.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. À mon tour, je tiens à vous remercier d’avoir accepté de venir rendre compte du travail que vous avez réalisé.

Je prends acte de ce que vous avez dit s’agissant de la disponibilité des données et de leur existence même.

Vous travaillez à partir de données existantes. Mais nous n’en tirons pas tous les mêmes conclusions.

Vous avez retenu le chiffre de 12 milliards d’euros. Ce qui m’étonne toujours, c’est que l’on ne cherche pas à connaître le retour sur investissement, si je puis dire, même si je peux convenir qu’il soit difficile de l’évaluer. Dans une entreprise, si l’on ne fait pas d’investissements parce qu’ils ont un coût et que l’on n’essaie pas d’anticiper ce que cela peut rapporter, alors on ne fait jamais rien. À mon sens, on ne peut pas se contenter de dire que les 35 heures ont coûté 12 milliards d’euros. Mais le fait que davantage de gens travaillent a généré des cotisations supplémentaires et moins de chômeurs à payer. Lors de la mise en place des 35 heures, on a constaté également une hausse de la consommation qui a permis des rentrées de TVA.

Nous avons constaté nous aussi que, même si l’on manque de données, nombre de collectivités territoriales avaient baissé le temps de travail de leurs employés avant la mise en place de la loi.

À la page 6 de votre document, vous comparez la durée effective moyenne de travail des salariés à temps plein dans les pays de l’Union européenne en 2013. Elle serait de 1 650 heures en France, c’est-à-dire inférieure à 39 heures par semaine. Or, selon l’INSEE, le temps de travail d’un salarié à temps plein est supérieur à 39 heures. Comment aboutissez-vous à ce chiffre ? Il est noté en effet que ces données ont été retraitées par Coe-Rexecode.

On met toujours en avant le travail à temps plein. Or ce qui compte, à mon sens, c’est l’ensemble du temps qui est travaillé. On ne peut pas faire comme si le temps partiel était un élément secondaire. Dans tous les pays, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à travailler à temps partiel. En France, le nombre d’heures travaillées par les femmes à temps partiel est supérieur à la moyenne des autres pays et elles sont moins nombreuses à être à temps partiel qu’en Allemagne ou aux Pays-Bas par exemple. Si l’on ne prend pas en compte le temps partiel, on obtient un résultat qui peut donner l’impression que les Français travaillent moins que les autres, ce qui n’est pas vrai, y compris lorsque l’on se compare à l’Allemagne. Et l’on pourrait même penser que si les hommes peuvent travailler à temps plein, et largement au-delà de 39 heures, c’est aussi parce que leurs femmes travaillent à temps partiel et s’occupent de la maison. Une étude réalisée dans la fonction publique montre que si des hommes font des carrières longues et consacrent beaucoup de temps à leur travail, c’est très largement parce que leurs femmes, qui sont aussi diplômées qu’eux, passent moins de temps à leur travail pour s’occuper du reste.

Vous nous avez surtout parlé de la fonction publique. Or la loi s’est surtout appliquée au secteur privé. Vous dites les choses clairement, et c’est très agréable. Si j’ai bien compris, selon vous les 35 heures n’auraient pas induit de progrès quels qu’ils soient. Mais peut-être que je sur-interprète vos propos.

M. Michel Pébereau. Effectivement, vous les sur-interprétez !

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. J’aimerais savoir quels progrès ont été constatés.

En ce qui concerne l’absentéisme, je n’arrive pas à comprendre si vous incluez dans votre réflexion les congés maladie ainsi que les congés maternité, car cela change la donne − d’autant que l’OCDE indique qu’elle n’harmonise pas forcément les données que transmettent les pays. Du coup, on compare des éléments qui ne sont pas vraiment comparables. On constate que l’Allemagne aurait le taux d’absentéisme le plus élevé, ce qui peut surprendre. Mais cela ne signifie pas que c’est faux.

M. Michel Péberau. Nous allons nous répartir les réponses à vos questions. Je répondrai aux questions les plus générales. Puis Mme Malâtre-Lansac et M. Bigorgne compléteront ou corrigeront mes réponses qui ne sont pas aussi bien fondées que les leurs puisque ce sont eux qui ont étudié ces sujets.

Soyons clairs : nous ne sommes pas en train d’évoquer la question des 35 heures, qui ne fait pas partie de notre réflexion. Nous travaillons sur la façon dont notre pays se situe par rapport aux autres, compte tenu de l’ensemble des réglementations existantes. Il ne s’agit pas de critiquer ce qui a été fait par le passé. D’ailleurs, nous avons réfléchi en termes de temps de travail annuel pour éviter d’avoir à poser des questions qui peuvent diviser. Nous nous efforçons de faire un travail aussi objectif que possible.

La raison pour laquelle il nous paraît très important de nous attacher au temps de travail tient au fait que nos principaux concurrents sont les autres pays de la zone euro et, au-delà, les pays de l’OCDE. Nous avons l’impression que dans la répartition internationale du travail, ces pays sont concurrents les uns par rapport aux autres. L’idée que l’un de ces pays pourrait d’une certaine façon faire exister sur son territoire des emplois qui seraient beaucoup plus productifs sur le territoire d’un pays en développement ou d’un pays émergent paraît assez théorique. La question est donc bien de savoir comment la France peut se situer en termes de compétitivité par rapport à ses concurrents pour capter le maximum de travail, d’emplois et de création de richesse pour l’avenir.

Nous sommes dans une approche dynamique ; il s’agit de savoir si l’évolution de la question du temps de travail est de nature à être un facteur de croissance économique. La réponse à cette question est incontestablement oui. Si nous travaillons davantage, nous produirons davantage. Actuellement, la productivité évolue lentement. Dans l’arbitrage entre une réduction du temps de travail qui améliorerait la productivité et une augmentation du temps de travail qui se ferait à productivité à peu près constante, c’est l’augmentation du temps de travail qui présente de l’intérêt. Voilà le fond de notre raisonnement. C’est une façon de répondre à votre question, monsieur le président. L’Institut Montaigne a le sentiment, après y avoir mûrement réfléchi, que l’une des solutions qui nous permettrait d’améliorer notre position relative, si je puis dire, consiste à nous rapprocher du temps de travail de nos grands concurrents, notamment l’Allemagne, mais aussi d’autres pays industrialisés, pour produire davantage.

M. Gérard Sebaoun, président. Nous sommes au cœur de l’un des problèmes que nous ne parvenons pas à résoudre. Vous considérez qu’il faut augmenter le volume d’heures travaillées. On pourrait être d’accord avec cette analyse si notre économie fonctionnait à plein régime. Il me semble que le problème c’est moins le volume d’heures travaillées que notre capacité à produire quelque chose qui se vend. Depuis ces dernières années, on assiste à une désindustrialisation massive avec des pertes d’emplois assez considérables et une tertiarisation de notre modèle. Comment augmenter le volume d’heures travaillées si l’on n’a pas de capacité d’innovation et de recherche, même si certaines entreprises sont performantes, et comment faire pour trouver quelqu’un qui va acheter nos produits s’il n’y a pas de demande ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. À vous entendre, les salariés français travaillent moins que ceux de nos pays concurrents. Or ce n’est pas du tout ce que montrent les données. Si vous ne prenez que le temps complet, vous omettez une immense part des salariés, surtout pour la France.

M. Michel Pébereau. La population active de la France se décompose en trois : les travailleurs à temps plein, les travailleurs à temps partiel et les chômeurs. Il se trouve que la proportion de chômeurs est très élevée dans notre pays, non par rapport à la moyenne de la zone euro mais par rapport aux principaux pays européens, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Il est nécessaire d’analyser les trois populations de façon séparée. Si l’on voulait une analyse globale, comme celle que vous évoquez, il faudrait prendre en compte les chômeurs dont, par définition, la production est égale à zéro et l’on aboutirait à un nombre d’heures travaillées par Français encore plus faible par rapport à ces deux pays puisqu’ils comptent beaucoup moins de chômeurs que nous. C’est la raison pour laquelle il nous semble très important de faire une analyse séparée des trois populations. Il faut réduire le nombre de chômeurs et faire en sorte que le travail à temps partiel soit aussi élevé que possible. En matière de travail à temps partiel, comme nous sommes dans la moyenne européenne le problème ne se pose pas. Quant aux travailleurs à temps plein, ce sont à la fois les salariés et les non-salariés. Et nous avons bien souligné que la durée moyenne de travail des non-salariés à temps plein était élevée. Si nous voulons davantage de croissance, il faut réduire le nombre de chômeurs, au moins maintenir le temps de travail des travailleurs qui ne sont qu’à temps partiel et essayer d’augmenter le temps de travail des travailleurs à temps plein. C’est ainsi que l’on créera la possibilité d’avoir une force de travail supplémentaire. D’une certaine façon, la production, la croissance sont fortement coordonnées au temps de travail.

Vous demandez si les informations en provenance de Coe-Rexecode sont fiables. Cet organisme a été créé à la fin des années 1970, en même temps que l’OFCE et avec le même objectif, c’est-à-dire apporter à l’opinion publique et aux responsables politiques et économiques français des informations et des réflexions d’organismes indépendants sur la situation économique. Nous considérons donc que c’est un organisme fiable dans ses analyses. Nous n’avons pas réexaminé ses méthodes et, à ma connaissance, la décomposition qu’il a faite n’a pas été contestée par les autres organismes. Il n’y a donc pas de raison de la mettre en cause. La seule critique qui a pu être faite est celle que vous venez d’émettre. À cette critique, je répondrai que si l’on prend en compte l’ensemble de la population française, l’on aboutit à un temps de travail plus faible car il y a davantage de chômeurs en France qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne.

Nous sommes convaincus que l’on crée de la croissance à partir de l’offre. Mon expérience, aussi bien dans le secteur public – bien lointaine – que dans le secteur privé – plus longue et plus récente – montre qu’un emploi supplémentaire est de nature à créer de la croissance dans le secteur privé à partir du moment où il est fondé sur l’idée que s’il est créé c’est qu’il crée une valeur ajoutée. Or vous savez que le produit intérieur brut est la somme des valeurs ajoutées. La valeur ajoutée d’un emploi dans le secteur privé ou d’une heure de plus de travail dans le secteur privé se traduit directement, si je puis dire, dans la croissance économique. Est-il possible de créer des emplois supplémentaires dès lors que l’on travaille davantage ? Notre réponse est oui. L’interruption de travail d’un travailleur dans une entreprise n’est pas un moyen de créer un emploi supplémentaire, c’est la disparition d’une force de travail qui existe. L’emploi supplémentaire viendra de la nécessité d’une force de travail supplémentaire. Elle sera d’ailleurs bien différente de celle qui disparaît car les personnes âgées ont une grande expérience, donc une force qui par construction n’est pas remplaçable en tant que telle, et parce que les jeunes ont de très grandes connaissances et une très grande adaptation au monde moderne et donc répondent mieux à toute une série de besoins contemporains. La force de travail crée en quelque sorte une offre qui va susciter la demande.

Monsieur le président, je partage votre sentiment selon lequel il est nécessaire, en matière de formation initiale des jeunes et de formation professionnelle continue, de consentir des efforts importants pour améliorer la capacité créatrice et productrice des uns et des autres. Il est incontestable que notre capacité créatrice et productrice repose sur notre niveau culturel et sur la formation professionnelle qui vient s’accrocher à ce niveau culturel. De même, il est indispensable que les entreprises et le secteur public fassent des efforts de recherche et d’innovation considérables. La recherche et l’innovation sont en effet des facteurs fondamentaux de la création de richesses. Mais c’est un autre problème auquel nous n’avons pas consacré cette étude.

Le bon sens conduit à cette idée que si l’on travaille davantage, la chance que l’on a de produire plus est très élevée. Et en disant cela, j’utilise des termes raisonnables. Mon expérience personnelle m’a montré que c’est ainsi que les choses se passent. Le groupe de travail que nous avions rassemblé et dont vous avez vu qu’il était d’origine assez diverse a conclu dans le même sens.

Je le répète, notre objectif doit être de trouver des moyens pour relancer la machine économique française, et l’un de ces moyens consiste à travailler davantage. Les informations globales ont l’inconvénient d’être globales. Elles sont injustes par rapport à toute situation individuelle puisque ce sont des moyennes et qu’il y a des extrêmes dans les deux sens. La moyenne reflète donc seulement une tendance intermédiaire. L’insuffisance des informations sur le secteur public est facteur d'injustice. Je suis convaincu que le temps de travail dans certaines collectivités est beaucoup plus important que dans d’autres, parce que c’est la vie. C’est la même chose dans les entreprises. Nous devons analyser le problème entreprise par entreprise, ce que nous faisons. Le fait que l’État nous ait demandé de produire des bilans sociaux nous a permis d’objectiver cette analyse-là que nous faisons dans les entreprises avec les partenaires sociaux et qui est extrêmement féconde. C’est la raison pour laquelle il serait utile de procéder de la même façon pour les collectivités. Nous faisons l’objet, dans les entreprises, d’une analyse de nos performances par l’intermédiaire de nos actionnaires, et s’agissant des collectivités, les électeurs ont la capacité de faire de même. Il ne faudrait donc pas s’imaginer que notre analyse a pour conséquence de faire une comparaison globale entre le secteur public et le secteur privé. Ce serait injustice. Il existe certainement des entreprises du secteur privé qui travaillent moins que d’autres et des collectivités qui travaillent beaucoup plus que d’autres. Sachons que nous sommes toujours en train de raisonner sur des moyennes et que celles-ci ne rendent pas compte de la situation effective de chacune des collectivités.

M. Laurent Bigorgne. En tant que directeur de l’Institut Montaigne, je tiens à rappeler quelle est notre posture. Nous sommes pour un service public de qualité. Nous sommes convaincus que c’est à la fois un gage d’efficacité économique et donc de compétitivité et de cohésion sociale. Vous retrouverez cette même posture dans tous les travaux de l’Institut.

M. Michel Pébereau. Vous avez raison de dire qu’il est souhaitable de mesurer l’efficacité de la réduction de tel ou tel temps de travail, ce qui figure en réalité dans l’évolution de la production. Lorsque la production augmente ou reste stable alors que le temps de travail diminue, il y a par définition un progrès. Ce progrès peut se traduire soit de façon quantitative – c’est la production –, soit de façon qualitative – c’est la qualité du service public, cette dernière étant plus difficile à mesurer.

Sur le plan quantitatif, on peut dire que, sur cette période, les gains de productivité de l’économie française se sont fortement ralentis.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. De quelle période parlez-vous ?

M. Michel Pébereau. De la période la plus récente, c’est-à-dire celle qui permet de fonder l’analyse sur le temps de travail.

Actuellement, la progression de notre productivité n’est pas importante. Vous savez que nous avons raisonné, pendant des années, dans tous les domaines, avec cette idée que la productivité de l’économie française pouvait s’améliorer de 1,5 % par an. Ce n’est plus l’hypothèse que retiennent les experts pour les années à venir.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous parlez des cinq, des dix dernières années, de la période après la crise ?

M. Michel Pébereau. La période la plus récente correspond en effet à la période après la crise. Nous n’avions pas le même objet que vous et nous n’avons donc pas fait des analyses de productivité à partir d’une date déterminée. Le taux de progression de la productivité n’est plus un facteur fondamental de croissance économique dans notre pays.

M. Gérard Sebaoun, président. Vous considérez, comme nombre de nos interlocuteurs, que la mise en œuvre des 35 heures avait permis, dans le secteur privé, une augmentation assez significative de la productivité par salarié. Mais elle a aussi eu des effets néfastes comme l’annualisation du temps de travail ou le réexamen de l’ensemble des processus. Finalement, quelques années plus tard ce sont des éléments sur lesquels les grandes entreprises n’entendaient pas revenir car elles étaient parvenues à un équilibre. Était-ce parce que les négociations avaient été ardues et que l’on ne voulait pas rouvrir la boîte de Pandore ou, au contraire, était-ce parce que l’on avait obtenu des équilibres, notamment en matière de dialogue social dans les entreprises, qu’il conviendrait de ne pas remettre en cause aujourd’hui, parce que ces équilibres sont, d’après ce qui nous a été dit, acceptés par la majorité des acteurs ? Ceux qui voudraient remettre sur le tapis de façon abrupte les 35 heures sont extrêmement minoritaires.

M. Michel Pébereau. Le propre des entreprises est de s’adapter à une situation déterminée. Les entreprises françaises se sont adaptées dans les meilleures conditions possibles. L’un des problèmes qui se pose aujourd’hui et qui a été mis en évidence dans le rapport Gallois concerne la compétitivité de l’économie et des entreprises françaises. L’une des caractéristiques des entreprises françaises est d’être très décalées par rapport aux autres entreprises européennes en ce qui concerne leur taux de marges. Nous avons, je crois, un écart de 10 % par rapport aux entreprises allemandes. Il ne fait aucun doute que l’ensemble des évolutions qui sont intervenues au cours des dix ou quinze dernières années ont entraîné un problème de compétitivité du travail français et de l’économie française par rapport à un certain nombre de concurrents, ce qui a conduit les pouvoirs publics à prendre des décisions que j’estime, pour ma part, extrêmement sages, pour corriger cet état de fait. En la matière, nous ne sommes plus dans le cadre du rapport que nous avons fait et il me paraît donc difficile de répondre à des questions qui porteraient sur les 35 heures en tant que telles. Je n'ai donc pas d’opinion. En revanche, en l’état actuel des choses, nous sommes convaincus – et c’est aussi l’orientation du ministre de l’économie – que dans certains cas l’évolution du temps de travail constitue une façon de traiter le problème difficile du rétablissement de la compétitivité de nos entreprises et de l’économie.

M. Gérard Sebaoun, président. Comme l’objet de notre commission d’enquête concerne l’impact sociétal, social, économique et financier des 35 heures, pouvez-vous nous dire si les 35 heures ont été un facteur mineur ou majeur de perte de compétitivité de nos entreprises ? Nous ne l’avons pas entendu, sauf une fois. En tout cas, ce n’est pas ce qui est ressorti de nos auditions.

M. Michel Pébereau. Cela ne fait pas partie de notre message. J’ai indiqué à plusieurs reprises que nous ne nous prononçons pas sur la question des 35 heures, que nous partions d’une situation déterminée. Le travail de l’Institut Montaigne, qui est un travail très sérieux, est limité dans ce domaine à ce que nous avons évoqué.

M. Laurent Bigorgne. Notre perspective est celle du temps de travail. Elle dépasse de loin la question de la durée hebdomadaire.

Vous nous interrogez sur le coût net et le coût brut. J’ai déjà eu ce débat avec M. Éric Heyer à plusieurs reprises. Cela vaudrait la peine de consacrer une conférence de consensus d’économistes pour voir quelle méthodologie adopter pour l’avenir, en termes d’évaluation des choix publics. Je le dis sérieusement devant le Parlement parce que ce type de méthodologie est trop peu souvent usité. Je pense que ses collègues, qui sont des spécialistes reconnus sur les questions du travail − qu’il s’agisse de M. Pierre Cahuc, professeur à l’École polytechnique, de M. Stéphane Carcillo ou de M. Étienne Wasmer, professeurs à Sciences Po − auraient bien des choses à dire.

Ce qui nous a surpris, c’est que c’est dans la fonction publique que l’on a laissé collectivement se créer le plus d’emplois publics cette dernière décennie alors que c’est objectivement l’endroit où les durées annuelles de travail sont les plus faibles. Dans une période de tension des finances publiques, cela pose une vraie question démocratique. De notre point de vue, il y avait là une indication claire de faillite en termes de management. Si l’on prend l’exemple concret de la remontée des feuilles d’arrêt maladie, de par les auditions que l’on a pu conduire on a le sentiment que les bonnes pratiques n’étaient pas complètement répandues et que l’organisation, l’encadrement, le management de ces collectivités publiques restait une terra incognita. J’en veux pour preuve le graphique qui montre le nombre annuel moyen de jours d’absence par agent pour raison de santé avant et après titularisation, qui vous est présenté dans le graphique figurant à la page 19. On constate des élasticités de l’ordre de un à deux. Or vous savez comme moi que lorsque l’on a de telles élasticités dans des environnements de travail qui, par ailleurs, sont normés, c’est qu’il se passe quelque chose.

M. Gérard Sebaoun, président. Les chiffres que vous donnez sont impressionnants. En ce qui concerne les régions, le nombre moyen annuel de jours d’absence par agent titulaire pour raison de santé a doublé entre 2005 et 2011. Mais en 2005, cela faisait déjà longtemps que les 35 heures avaient été mises en place. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Le titulaire de 2013 est soumis à la même expérience quotidienne que celui de 2011.

M. Laurent Bigorgne. Monsieur le président, au risque de devoir me répéter, nous ne mettons pas en lien la carence observée dans le fonctionnement normal de nos administrations avec les 35 heures. Nous disons juste qu’au-delà de la durée légale du temps de travail se pose la question de la durée effective, et que cette durée effective, pondérée par l’absentéisme et des pratiques plus généreuses en termes de jours de congé dans les collectivités, nous semble poser problème, et encore plus quand la situation des finances publiques est tendue.

M. Gérard Sebaoun, président. Je comprends bien que vous ne vous prononciez pas sur la réduction du temps de travail telle qu’elle a été voulue par le législateur. En 2005, on a assisté à quelques transferts et donc à quelques créations d’emplois dans les régions, les départements et les communes. Ayant été élu local, je peux dire que les équipes municipales sont soumises à une contrainte mais de nombreux services ont été offerts à la population qui est très demandeuse de ces services, par exemple en termes d’extension des horaires d’ouverture des services publics. Il y a aussi une marge entre les agents titulaires et les contractuels qui travaillent parfois dans des conditions difficiles. La pression sur les agents publics communaux s’est exercée de façon assez forte.

Vous avez raison de rappeler qu’il n’y avait pas de management dans les collectivités et qu’il est important que ces services soient gérés dans le cadre d’un dialogue constant. Là aussi, il y a eu un basculement, à la fois dans la demande du public et dans la réponse de ce qui fonde aussi notre vie démocratique, c’est-à-dire nos communes, nos départements, nos régions, même si des réformes sont en cours.

M. Michel Pébereau. Je reviens sur l’absence de management. Parler en général d’un problème comme celui des entreprises ou des collectivités territoriales est par définition injuste.

M. Laurent Bigorgne. En ce qui concerne l’absentéisme, on assiste à une dérive de l’ordre de 10 à 15 % sur une période de six ans, voire 20 % dans certains cas, ce qui est inquiétant. On est donc bien au-delà de l’erreur statistique. On pourrait peut-être rechercher quelles conditions sociologiques, sociales ont accompagné cette dérive.

Vous nous avez interrogés sur les temps pleins et les temps partiels. Il est clair que la France a fait le choix de diminuer le temps de travail des salariés à temps complet. C’est un choix fort qui a produit des effets économiques, notamment le renchérissement du coût du travail pour les moins qualifiés, de sorte qu’aujourd’hui la France est l’un des pays européens où le coût du travail non qualifié est le plus élevé en ce qu’il vient tamponner le salaire médian. Selon les travaux réalisés par MM. Gilbert Cette, Philippe Aghion, et Élie Cohen, la France a les ratios les plus importants d’Europe. Si l’on veut raisonner en coûts complets, il faut s’interroger sur le coût social mais aussi économique de la destruction d’emplois généré par cette situation qui est assez bien établie par ces trois auteurs dans leur ouvrage Changer de modèle et qui s’interroge sur le modèle que nous avons choisi.

J’ajoute que les questions de productivité dont nous avons débattu tout à l’heure pourraient trouver un éclairage nouveau et intéressant dès lors que l’on considérerait que l’on a fait reposer la production, et donc la productivité française, sur une population active dont on a éliminé plus qu’ailleurs énormément de jeunes, et dont on continue à éliminer plus qu’ailleurs beaucoup de gens vieux. La population active française étant en correspondance avec les âges qui ont la plus forte productivité, c’est-à-dire entre trente et cinquante ans, ce qui correspond à des âges où l’on a de l’expérience et où l’on est en bonne santé, il n’est pas complètement anormal qu’elle soit très productive. Le contraire serait fâcheusement inquiétant. Je rappelle que l’on a fait, là aussi, le choix public qui tient à la structuration du marché de l’emploi. Je ne dis pas que c’est la conséquence des 35 heures : quantités de facteurs expliquent cela. Les résultats auxquels on aboutit sont normaux dès lors que la population active est ainsi structurée. Evidemment, ce n’est pas la population active que le consensus des économistes et, je pense, des citoyens appelle de ses vœux.

Au terme d’un travail qui a exploré d’abord et avant tout le temps de travail sur le cycle annuel, je serais gêné de vous dire quels sont les avantages ou les inconvénients des 35 heures, n’étant moi-même pas sociologue. Cette question ressemble à la théorie des « insiders » versus les « outsiders » dont les économistes du travail, de tous les horizons philosophiques – et nous en avons d’excellents dans ce pays – se font l’écho. Il est important de poser la question des effets des 35 heures sur ceux qui travaillent, dans un pays où 10 % de la population active est au chômage, où 20 % des jeunes sont au chômage voire 40 % dans les quartiers de la politique de la ville. Mais je me demande si la question est celle des « insiders » versus les « outsiders », c’est-à-dire opposer ceux qui travaillent à ceux qui souhaiteraient travailler et qui ne le peuvent pas, mon souci étant principalement que dans notre pays les travailleurs non qualifiés sont victimes d’une trappe à chômage parce que le renchérissement du coût du travail non qualifié a conduit à leur éviction très forte du marché du travail depuis assez longtemps.

Mme Angèle Malâtre-Lansac. Madame la députée, Coe-rexecode considère qu’Eurostat surestime la durée annuelle de travail dans la mesure où les données utilisées par Eurostat extrapolent sur un an la durée de travail hebdomadaire déclarée. En fait, les personnes qui n’ont pas travaillé la semaine au cours de laquelle elles ont été interrogées, parce qu’elles étaient soit en congé soit en arrêt de travail, sont exclues de cette moyenne. Comme Coe-Rexecode a considéré que cela augmentait le nombre moyen d’heures de travail réalisé par semaine, il a retraité les données d’Eurostat.

Dans le rapport, nous nous appuyons sur ces données ainsi que sur des données de l’INSEE et de la DARES. Nous montrons donc la diversité des chiffres. Bien évidemment, nous rencontrons des limites méthodologiques propres à ces données qui sont difficilement comparables.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous précisez un élément important puisque si l’on retraite des données parce que l’on estime que certaines choses sont surévaluées ou sous-évaluées, alors il faudrait être en mesure de faire de même dans les autres pays. On a parfois l’impression que l’on parle de choses qui ne sont pas comparables.

M. Laurent Bigorgne. Permettez-moi de préciser que les données sur le temps de travail des salariés dans les administrations centrales qui figurent en page 8 proviennent de l’OCDE. Elles n’ont pas fait l’objet d’un retraitement et elles objectivent assez bien la situation de la fonction publique d’État.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Mais l’OCDE reconnaît qu’elle compare des données qui ne sont pas nécessairement toutes directement comparables.

M. Michel Pébereau. Comme tous les travaux de l’OCDE. Ce n’est pas spécifique aux données sur le temps de travail. Les travaux de l’OCDE reposent en effet sur des informations qu’elle agrège en provenance de chacun des pays.

Eurostat a effectué un important travail d’homogénéisation des données à l’intérieur de l’Union européenne. Dès lors que l’on parle des pays de l’Union européenne, il y a une plus grande solidité, si je puis dire, de l’information.

M. Gérard Sebaoun, président. Le directeur de l’INSEE que nous avons auditionné la semaine dernière et le spécialiste de l’INSEE sur ces sujets nous indiquaient rencontrer des problèmes de méthodologie et être en train de les remettre à plat avec leurs collègues allemands. Comme ils n'interrogent pas la même population, il leur est difficile d’agréger les données. Nous sommes confrontés, tout au long de nos travaux, à des problèmes de méthodologie.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Dans votre rapport plus complet, vous indiquez que« la baisse de la durée légale a eu au mieux un impact très marginal sur l’emploi ». Vous parlez donc bien, malgré tout, des 35 heures.

Vous estimez que le fait de travailler plus génère de la valeur ajoutée qui est susceptible de créer d’autres emplois. J’ai du mal à comprendre comment on pourra résoudre le problème en faisant travailler davantage les gens qui ont déjà du travail. J’avais tendance à voir les choses différemment : je pensais qu’il était préférable que davantage de gens puissent travailler et non que certains aient beaucoup de travail tandis que d’autres n’en ont pas du tout. Cela me paraissait préférable en termes de justice sociale. Toutes les mesures de baisse de cotisations qui viennent d’être prises ont été saluées par la plupart des entreprises. Si elles sont critiquées, c’est que l’on estime qu’elles sont insuffisantes. Mais ils ajoutent que ce n’est pas cela qui va leur permettre d’embaucher. Ils estiment qu’il ne suffit pas de produire davantage pour faire consommer les gens.

Il me semblait que la réduction du temps de travail permettait à ceux qui sont exclus du marché du travail, c’est-à-dire les plus jeunes et les plus âgés – je crois savoir que dans le secteur privé deux salariés sur trois au-delà de cinquante-cinq ans ne sont plus en activité parce qu’ils ont été licenciés –, de les faire travailler. Mais s’il faut travailler plus d’heures pour créer plus d’emplois, peut-être faut-il mieux répartir ces heures. Et si cela permet à tout le monde de travailler à temps plein, tant mieux.

M. Michel Pébereau. Comme l’a rappelé M. Laurent Bigorgne, l’objectif d’un think tank comme l’Institut Montaigne est de réfléchir au plus grand problème de notre pays : le chômage. Comment le réduire et faire qu’un maximum de gens travaillent. Une partie importante des personnes sans emploi ne sont pas suffisamment qualifiées. Les enquêtes « Programme international pour le suivi des acquis des élèves » (PISA) sur la formation des jeunes à l’âge de quinze ans dans les différents pays de l’OCDE montrent que tous les pays de l’OCDE ont un problème mais qu’il est un peu plus grave encore dans notre pays par rapport à nos concurrents.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Le taux de chômage des jeunes est très élevé !

M. Michel Pébereau. Effectivement. Il est plus élevé qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne, mais inférieur à celui de l’Espagne.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Bien sûr, le rapport à l’apprentissage n’est pas le même en Allemagne que dans notre pays. Mais il ne faut pas oublier que l’Allemagne a perdu, ces quinze dernières années, 500 000 habitants alors que la France en a gagné 5 millions.

M. Michel Pébereau. Avoir une population qui s’accroît est un avantage comparatif et non un désavantage.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Par rapport au chômage ?

M. Michel Pébereau. Il faut revenir aux questions fondamentales. Si nous sommes plus nombreux à être capables de travailler, nous pouvons produire davantage. L’idée selon laquelle la quantité de travail disponible peut être répartie différemment entre les travailleurs n’a pas été vérifiée où que ce soit dans l’histoire. La vérité, c’est que plus il y a de gens au travail, plus on produit. Il est très important de se préoccuper de ceux qui sont les plus concernés par le problème du chômage, c’est-à-dire les jeunes, surtout lorsqu’ils n’ont pas de qualification, et d’une façon générale les personnes sans qualification.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Nous sommes d’accord.

M. Michel Pébereau. Notre analyse est la suivante : il y a des gens qui travaillent et qui ont un niveau de productivité élevé. Plus ils travaillent, plus ils produisent. Plus ils produisent et plus l’économie française est susceptible de s’enrichir. Chaque fois qu’ils produisent davantage et qu’ils sont susceptibles d’augmenter notre croissance économique, ils permettent la création d’emplois dans des domaines où le niveau de qualification est moins élevé. En Allemagne par exemple, on a observé qu’il y a une population non qualifiée qui est employée précisément parce que le raisonnement global de l’économie est celui-là. On augmente globalement la production en augmentant la quantité de travail, à la fois de ceux qui travaillent déjà beaucoup et ont une forte productivité et de quelques autres qui travaillent à temps partiel et ont une productivité plus faible. Il faut que les uns entraînent les autres. L’augmentation de la quantité de travail des uns et des autres est souhaitable et celle des uns doit entraîner celle des autres. Ce n’est pas un raisonnement idéologique mais de bons sens. L’exclusion d’une partie des Français du travail est incontestablement un facteur d’affaiblissement de la croissance économique, à la fois parce qu’il est indispensable de réserver des moyens pour assurer le niveau de vie de ces personnes, et qu’elles ne peuvent pas produire. Il n’y a aucun doute qu’il faut essayer de s’attaquer à ce problème. Nous pensons que davantage de souplesse en ce qui concerne le temps de travail est de nature à créer ce surcroît de croissance économique à la recherche duquel nous sommes tous.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Pour ma part, il me semble qu’il existe déjà beaucoup de souplesse et beaucoup de possibilités.

Pensez-vous que ceux qui ne travaillent pas à temps plein soient plutôt moins productifs que ceux qui travaillent à temps plein ?

M. Michel Pébereau. Ils produisent moins, mais ils ne sont pas moins productifs.

Par définition, la productivité se rapporte au temps de travail. Il est parfaitement possible pour quelqu’un qui travaille à temps partiel d’avoir la même productivité que quelqu’un qui travaille à temps plein. Mais on en revient toujours à l’idée que la production nationale est limitée à la quantité de travail fournie. Si cette personne à temps partiel travaillait à temps plein, elle produirait X % de plus, ce pourcentage étant à peu près proportionnel à l’écart qui existe entre un temps partiel et un temps plein.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. On pourrait donc considérer qu’on pourrait répartir les heures de travail autrement et en avoir davantage tous ensemble. En Allemagne, par exemple, ce sont les hommes qui travaillent à temps plein et les femmes qui travaillent à temps partiel et dans des emplois très peu protégés. Je pense que ce serait mieux que les femmes puissent travailler davantage. Cela leur permettrait d’avoir plus d’autonomie. Mais il s’agit là de choix de société.

M. Michel Pébereau. N’oubliez pas que nous ne sommes pas en train de réfléchir sur ce qui s’est passé depuis la mise en place des 35 heures mais sur la façon dont nous pouvons accroître la production nationale en utilisant l’instrument du temps de travail. Nous pensons que l’augmentation du temps de travail est de nature à accroître la production nationale. Un économiste aurait des difficultés à démontrer que tel n’est pas le cas.

La question de savoir si un individu veut travailler plus ou moins est fondamentale et je me réjouis si notre pays donne dans ce domaine des marges de manœuvre à chaque individu. C’est une question de libertés individuelles.

Notre problème collectif, c’est de venir à bout de ce chômage qui mine notre société, et ce chômage des jeunes avec le problème des « insiders » versus les « outsiders » qui est désespérant pour l’évolution de notre société, surtout dans une société comme la nôtre qui est dynamique sur le plan démographique. De quelle façon pouvons-nous résoudre ce problème ? Il est possible d’y parvenir si l’on introduit des facteurs de souplesse dans la quantité de travail. Des efforts ont déjà été réalisés par les pouvoirs publics qui ont essayé d’abaisser le coût du travail pour rétablir la compétitivité des travailleurs français dans certains domaines. J’appelle votre attention sur le fait que si un travailleur accepte de travailler un peu plus pour le même salaire, il fait très exactement la même chose que ce que le législateur a fait avec le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), c’est-à-dire qu’il améliore la compétitivité de son travail sans modifier sa rémunération. Travailler un peu plus dans certains cas est une solution pour assurer la compétitivité. Le législateur a prévu un dispositif limité aux entreprises en difficulté en reprenant un accord sur l’emploi qui avait été négocié entre les partenaires sociaux. L’une des pistes de réflexion consiste à savoir si une telle opération ne pourrait pas être envisagée dans une période de temps limité mais qui permettrait d’une certaine façon de renforcer l’effort collectif qui est réalisé suite aux décisions prises par le législateur en matière de charges sociales. Il s’agirait d’augmenter le temps de travail, dans certains entreprises ou administrations, ce qui permettrait en effet d’améliorer la compétitivité du travail français par rapport à un travail étranger.

M. Gérard Sebaoun, président. Pensez-vous qu’il faille réfléchir à la possibilité de lisser le temps de travail sur l’ensemble de la vie ?

La proposition n° 5 de votre fiche de synthèse est assez brutale et m’interpelle. Vous dites en effet qu’il faut « donner plus de souplesse aux entreprises pour organiser le travail. Certains sujets concernant l’organisation du travail pourraient être décidées via la procédure d’information-consultation sans recours à la négociation ». Pourquoi une telle proposition ?

M. Michel Pébereau. Nous proposons deux niveaux possibles de réponse. Le cas dont vous parlez est celui dans lequel les responsables de notre pays, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, considéreraient qu’il est souhaitable, pour faire face à la situation très difficile dans laquelle se trouve notre pays en matière de compétitivité, de proposer aux Français de travailler un peu plus pour la même rémunération pendant une période déterminée. C’est dans l’hypothèse où le législateur déciderait en effet de retenir une telle orientation que ceci a été imaginé.

M. Gérard Sebaoun, président. Je sais que l’information-consultation est un temps d’échange, mais celui-ci est assez formel. Ce qui est très important, c’est de voir si le formalisme est respecté par les partenaires. La négociation, c’est autre chose.

M. Laurent Bigorgne. Je me permets de vous renvoyer à la page 53 de notre rapport d’octobre 2014 qui détaille très précisément le dispositif. Nous entendons « permettre la décision unilatérale et mettre fin à l’obligation de négocier sur certains sujets relatifs à l’organisation du travail tels que : la mise en place d’astreintes ; l’aménagement du temps de travail sur l’année dans certaines conditions ; les équipes alternantes ou chevauchantes (hors horaires de nuit) ; la mise en place de comptes épargne-temps (certaines entreprises dont l’accord de branche ne prévoit pas de forfait jours et qui n’ont pas d’organisations syndicales ne peuvent pas les mettre en place aujourd’hui) ; la mise en place de forfait en jours, si la décision répond aux mêmes dispositions que l’accord collectif et ne déroge pas au maximum légal ». Les garde-fous que nous posons paraissent devoir être de nature à vous rassurer.

M. Michel Pébereau. J’insiste vraiment sur ce point.

Nous nous sommes efforcés d’être réalistes, c’est-à-dire de rechercher une solution au problème que connaît aujourd’hui notre pays. L’effort national pour essayer de sortir de cette difficulté est considérable au niveau des finances publiques, alors que nous traversons une période de gestion des finances publiques particulièrement difficile. C’est dans ce cadre, et avec des garde-fous très précis et rigoureux, que nous avons situé cette proposition, qui ne se voulait pas provocatrice, qui consiste à ce que les pouvoirs publics demandent aux Français de consentir un effort spécifique de courte durée pour rétablir dans certains secteurs et certaines entreprises un rapport de compétitivité plus favorable au travail des Français.

M. Gérard Sebaoun, président. Madame, messieurs, permettez-moi de

1 () Précision apportée à la demande de la personne auditionnée : «  Sur le plan juridique, cette évolution s’est traduite par la réduction progressive des durées hebdomadaires maximales qui s’élèvent aujourd’hui à 44 heures pour la durée relative calculée sur douze semaines consécutives et à 48 heures pour la durée maximale absolue, avec possibilité de dérogation. Ces durées maximales hebdomadaires étaient en 1971 respectivement fixées à 50 heures et 5 7 heures (loi n° 71-1049 du 24 décembre 1971 relative à la durée maximale du travail). Celles-ci ont par la suite été portées à 48 heures et 52 heures (loi n° 75-1253 du 27 décembre 1975 relative à la réduction de la durée maximale du travail) puis à 46 heures et 48 heures par l’ordonnance n° 82-41 du 16 janvier 1982 relative à la durée du travail et aux congés payés) avant que la loi du 19 janvier 2000 n’abaisse la durée maximale hebdomadaire relative à 44 heures. »


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