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N° 2828

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 2 juin 2015

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE

sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

M. ÉRIC CIOTTI
Président

M. PATRICK MENNUCCI

Rapporteur

Députés

——

(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.

La commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes est composée de : M. Éric Ciotti, président ; M. Patrick Mennucci, rapporteur ; MM. Yves Goasdoué, Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Meyer Habib, vice-présidents ; MM. Olivier Falorni, Serge Grouard, Henri Jibrayel, Joaquim Pueyo, secrétaires ; M. Christian Assaf , Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Malek Boutih, Mme Valérie Boyer, M. Christophe Cavard, Mme Françoise Descamps-Crosnier, MM. Christian Estrosi, Georges Fenech, Jean-Claude Guibal, Mme Chaynesse Khirouni, MM. François Loncle, Jacques Myard, Sébastien Pietrasanta, Patrice Prat, François Pupponi, Mme Michèle Tabarot, MM. Pascal Terrasse, Patrice Verchère, Michel Zumkeller.

SOMMAIRE

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Pages

AVANT-PROPOS DE M. ÉRIC CIOTTI, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE 9

INTRODUCTION 13

PREMIÈRE PARTIE : L’AGGRAVATION DE LA MENACE TERRORISTE DJIHADISTE SOUS L’EFFET DE LA RADICALISATION D’UN NOMBRE CROISSANT D’INDIVIDUS 19

I. UNE MENACE CROISSANTE ET PROTÉIFORME 19

A. L’AUGMENTATION ALARMANTE DU NOMBRE DE DÉPARTS VERS LA ZONE IRAKO-SYRIENNE ET CELLE, PLUS LARGE, DU NOMBRE DE PERSONNES RADICALISÉES 19

B. LA DIVERSITÉ DES PROFILS DES DJIHADISTES ET DES INDIVIDUS RADICALISÉS 23

C. UNE MENACE TERRORISTE D’UNE AMPLEUR ET D’UNE NATURE NOUVELLES 26

1. Les nouvelles formes du terrorisme djihadiste 26

2. Daech, une organisation quasi étatique 30

3. Une forme de rivalité entre Daech et Al-Qaïda 31

4. La France, cible privilégiée 32

D. LE DJIHADISME, PHÉNOMÈNE RELIGIEUX OU IDÉOLOGIE POLITIQUE ? 33

1. Une vision dévoyée de l’islam 33

2. Quête de sens et « idéologie des opprimés » 35

3. Des analogies avec certaines pratiques sectaires 37

II. LA DIFFICULTÉ DE CERNER LA RADICALISATION 38

A. DES VECTEURS MULTIPLES DE RADICALISATION 39

1. La prégnance d’internet et des réseaux sociaux 39

2. La mosquée, lieu de radicalisation ? 41

3. Le rôle controversé de la prison 42

B. DES MOTIVATIONS MULTIPLES ET COMPLEXES 44

1. La difficulté de tracer un profil type des individus radicalisés 44

2. Quelques caractéristiques dominantes 46

3. Le djihadisme, des repères simples et l’accès à la notoriété 48

4. Fragilité psychologique et dimension « romantique » 48

DEUXIÈME PARTIE : ADAPTER LA DÉTECTION ET LE SUIVI DES DJIHADISTES, RENFORCER LEUR PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE 51

I. L’ACTION DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT ET DE POLICE POUR LUTTER CONTRE LE DJIHADISME 53

A. L’ORGANISATION DE NOS SERVICES CHARGÉS DU RENSEIGNEMENT 53

1. La montée en puissance de la DGSI 54

2. Le service central du renseignement territorial 57

3. La direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris 58

4. La sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie 59

B. LE RENSEIGNEMENT PÉNITENTIAIRE 60

1. Le bureau du renseignement pénitentiaire 60

2. Les relations avec les services de renseignement 62

3. Créer un véritable service de renseignement pénitentiaire 63

C. UNE COORDINATION ENTRE LES SERVICES QUI DOIT ENCORE ÊTRE CONSOLIDÉE 64

1. Une coordination largement facilitée par des échanges de personnels 65

2. Devant l’ampleur de la menace, renforcer la coordination 66

3. Le rôle de l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste 67

II. LES OUTILS DE LA POLICE ADMINISTRATIVE DANS LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME 68

A. LES APPORTS DU PROJET DE LOI SUR LE RENSEIGNEMENT 68

1. Des outils renforcés 69

a. Les interceptions de sécurité 69

b. L’accès aux données de connexion 70

2. Des outils nouveaux 71

B. DES MOYENS À DÉVELOPPER AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME 73

1. Améliorer la gestion et les conditions d’usage des fichiers 73

a. Favoriser l’accès des services concourant au renseignement 73

b. Faciliter les recoupements entre fichiers par la mise en place d’une interface 76

2. Intensifier la lutte contre le financement du terrorisme 78

a. La lutte contre le financement du terrorisme international 78

b. La lutte contre les petites sources de financement du terrorisme 79

3. Le régime des réquisitions auprès des opérateurs 81

4. Les modalités de l’assignation à résidence 82

III. LA DÉLICATE GESTION DES RETOURS DE DJIHAD 83

A. LES DIFFICULTÉS DU CONTRÔLE AUX FRONTIÈRES 84

1. La nécessité d’un fichier recensant les passagers aériens (PNR) 84

2. La nécessité d’un renforcement de la coopération internationale 87

3. Les lacunes du contrôle aux frontières 88

a. Le cadre du code Schengen 88

b. La non « réconciliation » entre le document de voyage et l’identité de la personne concernée 89

c. La difficulté de contrôler les frontières maritimes et surtout terrestres 90

4. Les outils administratifs pour empêcher certaines entrées ou sorties du territoire 91

a. L’opposition à la sortie du territoire 91

b. L’interdiction administrative de sortie du territoire 92

c. L’interdiction administrative du territoire 94

B. LE TRAITEMENT PÉNAL DES PERSONNES DE RETOUR DES ZONES DE DJIHAD 95

1. Une judiciarisation prioritaire 95

2. Une tendance à la délictualisation de crimes commis à l’étranger 98

IV. LA PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE 99

A. UN DISPOSITIF PÉNAL DE LUTTE CONTRE LE TERRORISME TRÈS PERFORMANT MAIS PERFECTIBLE 99

1. Un dispositif complet 99

a. Des infractions terroristes récemment complétées 99

b. Des règles dérogatoires en matière de procédure pénale 102

2. La centralisation du traitement judiciaire atteint-elle ses limites ? 103

B. LES MOYENS DE L’ENQUÊTE PÉNALE 105

1. Plusieurs services de police judicaire et une gestion des dossiers conditionnée par leur disponibilité 105

2. Des outils d’enquête à consolider 106

a. Créer un régime de saisie des données informatiques indépendant du régime de la perquisition 106

b. Veiller à l’application effective de la captation de données informatiques 107

c. Permettre le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste 108

3. Remédier aux failles du suivi des contrôles judiciaires 109

C. L’EXÉCUTION ET L’AMÉNAGEMENT DES PEINES 110

1. Renforcer le contrôle des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve 110

2. Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire 110

3. Introduire un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement des peines 111

TROISIÈME PARTIE : MIEUX PRÉVENIR LA RADICALISATION 115

I. DÉCLINER PLEINEMENT AU NIVEAU LOCAL LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LA RADICALISATION 115

A. LE DISPOSITIF NATIONAL DE PRÉVENTION INSTITUÉ EN AVRIL 2014 115

1. Le Comité interministériel de prévention de la délinquance 115

2. La mise en place récente d’une plateforme de signalement 117

B. ANCRER LA POLITIQUE DE PRÉVENTION DE LA RADICALISATION DANS LES TERRITOIRES 119

1. L’expérience danoise de lutte contre la radicalisation 119

2. La création des cellules départementales de suivi 121

3. Mettre en place des « mentors », sur le modèle danois 124

4. L’annonce de l’ouverture d’une structure de prise en charge 125

C. FAVORISER LA COMMUNICATION ENTRE LES INTERVENANTS 125

1. Échange d’informations et secret professionnel 125

2. Créer un réseau d’éducateurs spécialisés référents 126

II. PRÉVENIR LA RADICALISATION EN PRISON 127

A. AMÉLIORER LA DÉTECTION DE LA RADICALISATION 127

1. Adapter les outils de détection aux nouvelles formes de radicalisation en milieu carcéral 127

2. Former les personnels de surveillance et les partenaires intervenant en milieu carcéral 129

3. Faire débuter la détection dès l’accueil des détenus dans les quartiers arrivants 131

B. PRÉVENIR LA DIFFUSION DE LA RADICALISATION GRÂCE À UNE GESTION ADAPTÉE DE LA DÉTENTION 132

1. Isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs 133

a. Des mesures appliquées aux détenus les plus dangereux strictement encadrées 133

b. Une nécessaire réflexion sur un régime d’isolement adapté 136

2. Créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables 137

a. L’expérience menée à la maison d’arrêt de Fresnes 138

b. Un dispositif de mise à l’écart nécessaire mais perfectible 139

3. Mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil 141

C. AMÉLIORER LES CONDITIONS DE LA PRATIQUE DE L’ISLAM EN PRISON 144

1. Le cadre juridique de la liberté d’exercice du culte en prison et des aumôneries pénitentiaires 144

2. La nécessité de remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans 146

3. Améliorer la formation des aumôniers musulmans 147

III. LUTTER CONTRE LA PROPAGANDE DJIHADISTE 149

A. INTERNET ET LES RÉSEAUX SOCIAUX 149

1. La possibilité pour l’administration de bloquer les sites djihadistes 149

2. La lutte contre la propagande djihadiste 151

3. Promouvoir et diffuser le discours des « repentis » 152

4. Enseigner aux enfants à se protéger des pièges du numérique 153

B. LE RÔLE DES MÉDIAS AUDIOVISUELS 153

1. Le phénomène amplificateur des médias 153

2. Le nécessaire renforcement des moyens du CSA 154

IV. AMÉLIORER LA CONNAISSANCE MUTUELLE 156

A. DÉVELOPPER LA RECHERCHE SUR L’ISLAM ET LES PHÉNOMÈNES DE RADICALISATION 156

B. AMÉLIORER LA FORMATION DES IMAMS 157

C. ÉTUDIER LA QUESTION DES APPARTENANCES COLLECTIVES 159

EXAMEN EN COMMISSION 161

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS 179

CONTRIBUTIONS 183

PERSONNES ENTENDUES PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE 195

DÉPLACEMENTS EFFECTUÉS PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE 199

ANNEXES 201

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS 213

AVANT-PROPOS DE M. ÉRIC CIOTTI, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE

Le 3 décembre 2014, à l’initiative du groupe UMP, devenu Les Républicains, notre assemblée a adopté la proposition de résolution tendant à créer une commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes que j’avais déposée en octobre 2014. À l’origine de cette proposition, je souhaitais notamment faire toute la lumière sur les conditions de retour de Turquie de trois de nos ressortissants impliqués dans des filières djihadistes. Plus largement, je jugeais utile que notre assemblée, avec les moyens spécifiques qui sont les siens dans le cadre d’une commission d’enquête, examine l’adéquation de la réponse publique à la menace terroriste djihadiste.

Les attentats qui ont frappé la France entre les 7 et 9 janvier dernier sont venus dramatiquement rappeler l’acuité de la menace qui pesait sur nos concitoyens. L’actualité n’a d’ailleurs jamais cessé de peser sur nos travaux avec, pour s’en tenir à notre seul territoire, l’agression de plusieurs militaires à Nice, la cyber-attaque contre TV5 Monde, l’attentat évité contre une église de Villejuif, ou encore l’inquiétante comptabilité, égrenée au fil de nos auditions, du nombre toujours croissant de départs de Français ou résidents français vers les zones de djihad.

C’est dans ce contexte que notre commission a conduit ses travaux : près de cinquante auditions et plusieurs déplacements en France et en Europe lui ont permis de prendre la mesure de la menace – maximale et durable – et de la nécessité de renforcer les moyens et les prérogatives juridiques des acteurs de la lutte contre le terrorisme djihadiste et la radicalisation. Notre pays est en guerre contre le terrorisme et contre l’expression qu’il revêt aujourd’hui : celle du fanatisme religieux et de l’extrémisme islamiste, celle qui arbore notamment le visage de l’État islamique, portant à un degré jamais égalé les risques qui pèsent sur notre pays et sur nos libertés. Je relèverai, hélas, une phrase de ces nombreuses auditions, celle d’un haut responsable de nos services de sécurité annonçant « un long chemin tragique » pour notre pays.

Face au terrorisme, plusieurs écueils doivent être évités. Tout d’abord, celui de la division politique. En la matière, l’unité nationale s’impose et nous devons adopter une attitude de responsabilité en dépassant les clivages politiques traditionnels. Les députés du groupe Les Républicains se sont inscrits dans cette démarche en soutenant les initiatives gouvernementales en la matière. Nous regrettons que cet esprit de rassemblement n’ait pas toujours prévalu par le passé. La majorité parlementaire d’aujourd’hui, lorsqu’elle était dans l’opposition, n’avait pas souhaité soutenir le projet de loi contre le terrorisme présenté par le Gouvernement de François Fillon, le 11 avril 2012, après l’affaire Merah. Les représentants de l’opposition avaient, alors, commis une grave erreur en refusant l’unité nationale et en remettant en cause le travail de nos services, pourtant salué à l'étranger comme un modèle d'efficacité.

Plus grave encore, malgré des alertes lancées dès 2012 sur les risques que présentent ces individus isolés radicalisés, la mobilisation des pouvoirs publics a été trop tardive. La France a perdu plusieurs années en matière antiterroriste. Il a fallu attendre avril 2014 pour qu’un plan antidjihad soit lancé alors que les départs pour la Syrie s’opèrent depuis 2012. Le Gouvernement actuel a trop retardé les vraies réformes, et n’a adopté que des réponses partielles, avec des oublis considérables. Seuls les évènements tragiques de janvier 2015 ont généré une réponse à la hauteur du défi auquel notre pays est confronté. L’intensification récente de la menace renforce l’impression d’une action publique qui, faute d’anticipation, subit la pression des événements. Hélas, force est de constater que nous sommes à la remorque des événements et que nous avons une guerre de retard par rapport aux terroristes. Il est urgent de rattraper ce temps perdu.

Il nous faut ensuite rompre avec une forme de naïveté et regarder objectivement l’ampleur du phénomène auquel nous sommes confrontés : les chiffres des candidats au djihad ne cessent de croître, et la France demeure l’une des cibles privilégiées. En Syrie ou en Irak, ces combattants volontaires reçoivent une formation paramilitaire et idéologique leur donnant les moyens concrets d’une action violente à leur retour dans notre pays. La réponse actuelle n’est pas à la hauteur de la menace que représentent ces individus armés, formés et déterminés.

Même si le plan annoncé au lendemain des attentats de janvier marque des avancées notables et positives, les moyens alloués demeurent insuffisants ou imprécis dans leur calendrier d’application. Une véritable loi d’orientation et de programmation contre le terrorisme (LOPCT) embrassant l’ensemble des problématiques liées au terrorisme s’impose. De quelques dizaines de personnes à surveiller nous sommes passés à plusieurs milliers en quinze ans ! Les moyens sont loin d’avoir connu la même évolution ! L’audition des magistrats du pôle antiterroriste a démontré une situation de tension intenable et de déficit des moyens humains et matériels tant dans les services judiciaires que dans les services enquêteurs. À contre-courant de ce qu’exige la situation, le Gouvernement adopte aujourd’hui une stratégie de morcellement des textes, le Parlement ayant adopté trois lois dans ce domaine depuis 2012.

De plus, les auditions ont mis en évidence que la coopération entre les différents services de lutte contre le terrorisme devait être renforcée. En particulier, la question du partage des responsabilités entre la Direction générale de la sécurité intérieure et la Direction du renseignement de la préfecture de police, seule compétente en matière d’anti-terrorisme à Paris, mériterait une évolution du cadre juridique. En effet, même si la coordination progresse, il existe des lacunes dans la continuité territoriale du suivi des individus dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ces difficultés ont conduit à l’interruption de l’écoute de Saïd Kouachi par la Direction du renseignement de la préfecture de police en juin 2014 alors qu’il se trouvait hors de sa zone de compétence à Reims. La logique purement territoriale de répartition des compétences qui prévaut aujourd’hui alors même que les individus sont mobiles n’est plus pleinement adaptée. Pour y remédier, il serait opportun que la Direction générale de la sécurité intérieure soit seule compétente sur l’ensemble du territoire, y compris à Paris, en matière de lutte contre le terrorisme.

Cette guerre, nous ne pourrons la gagner seuls. Sans une coopération européenne et internationale considérablement intensifiée, le phénomène ne fera que croître. Parallèlement, notre réponse doit intervenir à la source même des difficultés : en renforçant les moyens et la détermination de la coalition internationale à combattre Daech, notamment en Irak et en Syrie car plus les terroristes seront neutralisés sur les théâtres de guerre, moins la menace intérieure sera forte ; en renforçant les sanctions à l’encontre des pays accueillant ou soutenant ces terroristes, notamment au plan financier ; enfin, en s’attelant à la problématique du financement des organisations terroristes, notamment en empêchant la vente du pétrole de Daech.

Le rapport de notre commission d’enquête formule plusieurs recommandations opportunes qui me paraissent à même d’améliorer la surveillance des filières et des individus djihadistes. Avec M. Patrick Mennucci, son rapporteur, la commission a privilégié des propositions opérationnelles, auxquelles elle a travaillé dans un souci constant de consensus, s’attachant ainsi à faire vivre en son sein l’esprit d’unité nationale qui a marqué la mobilisation du 11 janvier dernier. Néanmoins, je considère que sur la question du retour des djihadistes sur notre territoire et sur le volet judiciaire, il aurait fallu aller encore plus loin. De plus, je ne partage pas les critiques du rapporteur sur la Direction centrale du renseignement intérieur. Au contraire, la fusion, en 2008, de la Direction centrale des renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire a rapproché opportunément deux services historiquement engagés dans une concurrence néfaste en créant une structure particulièrement efficace.

Enfin, je ne voudrais pas clore cet avant-propos sans saluer le travail remarquable de tous les services qui concourent à la lutte contre le terrorisme dans notre pays. Chaque jour, ces femmes et ces hommes assurent avec efficacité et dévouement, parfois au péril de leur vie, la sécurité de notre territoire et de nos concitoyens. Ils ont depuis le 11 septembre 2001 évité plusieurs attentats. Au nom de tous les membres de la commission d’enquête, je tenais ici à les en remercier solennellement.

INTRODUCTION

La commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes a été créée par l’Assemblée nationale le 3 décembre 2014. Demandée par le groupe UMP, devenu Les Républicains, qui a ainsi exercé les prérogatives que reconnaît l’article 141 de notre Règlement aux groupes d’opposition en matière de contrôle et d’évaluation, la création de cette commission a recueilli un accord au-delà des bancs de ce groupe tant la progression du phénomène djihadiste a pris des proportions inquiétantes.

Tout au long de nos travaux, les événements sont venus rappeler l’actualité brûlante de ce sujet. Les attentats qui ont frappé la France entre les 7 et 9 janvier derniers ont placé la lutte contre le terrorisme parmi les principales préoccupations de nos concitoyens. Depuis, les faits n’ont pas démenti cette légitime préoccupation, alimentée par le récit quasi-quotidien d’une manifestation de la radicalisation de certains individus ou des exactions commises ou inspirées par Daech, qui semble vouloir s’imposer à la tête du terrorisme djihadiste.

La réflexion de notre commission s’insère dans un ensemble fourni de travaux : le Président Claude Bartolone a rendu un rapport sur l’engagement citoyen et l’appartenance républicaine (1) qui n’est pas sans lien avec notre sujet, MM. Malek Boutih et Sébastien Pietrasanta ont été désignés parlementaires en mission sur les phénomènes de la radicalisation islamiste tandis que la commission des Affaires étrangères a constitué en son sein un groupe de travail sur la lutte contre le terrorisme international. Enfin, la commission d’enquête du Sénat sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, dont Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt étaient co-présidents et M. Jean-Pierre Sueur rapporteur a rendu, en avril dernier, ses conclusions avec lesquelles nous convergeons sur plusieurs points (2).

Notre commission d’enquête avait pour mission, aux termes de l’article unique de la résolution qui l’a créée, de : « procéder à l’analyse de l’efficacité des moyens de prévention, de détection et de surveillance des filières et des individus religieusement radicaux et présentant des risques manifestes de réalisation d’actes terroristes. » Il était également indiqué que « les travaux de la commission d’enquête comporter[aie]nt un volet spécifique relatif au retour des djihadistes sur le territoire de la République française » et que « ses conclusions devr[aie]nt formuler des propositions pour renforcer la lutte contre ce phénomène »(3).

Dans le délai de six mois qui lui a été imparti pour travailler, la commission a procédé à de très nombreuses auditions (4) qui lui ont permis d’échanger avec près de quatre-vingt-dix de personnes. Notre commission a ainsi entendu plusieurs membres du Gouvernement : le ministre des Affaires étrangères et du développement international, la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, et, à deux reprises, les ministres de l’Intérieur et de la Justice, concernés au premier chef par ce sujet. De même, la commission a entendu de nombreux responsables des services et structures chargés du renseignement et de la sécurité, des magistrats spécifiquement chargés des dossiers terroristes, le secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance, des directeurs du ministère de la Justice, les présidents du Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, des préfets, des élus locaux, des avocats ainsi que les acteurs de terrain de la police et de l’administration pénitentiaire à travers l’audition de leurs organisations syndicales. Enfin, la commission a recueilli l’analyse du président du Conseil français du culte musulman, d’aumôniers musulmans et de spécialistes du terrorisme, du Moyen-Orient, du salafisme et des processus de radicalisation. Consciente de l’intérêt de nos concitoyens pour ce sujet, la commission s’est efforcée, autant que possible, d’assurer la publicité de ses travaux : plusieurs auditions ont ainsi été ouvertes à la presse tandis que d’autres, bien que non retransmises en direct, donnent lieu à des compte rendus publiés en annexe du présent rapport (5).

Outre ces auditions, la commission a procédé à plusieurs déplacements en Europe et en France. Elle a souhaité, par ce biais, faire le point sur la coopération européenne en la matière, en se rendant à Bruxelles (6), mais aussi prendre connaissance des solutions développées chez certains de nos voisins : le Danemark où notre commission était présente le lendemain des attentats qui ont frappé Copenhague, et le Royaume-Uni qui, victime du terrorisme djihadiste plusieurs années avant nous, a développé des outils pour le contrer. Nous nous sommes également déplacés en France pour apprécier la déclinaison des politiques sur le terrain : maison d’arrêt de Fresnes, centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation, centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille, site de la police aux frontières, collège à Nice,…. Ces déplacements ont également été l’occasion de rencontrer différents acteurs locaux – services judiciaires, services chargés de la sécurité, associations, services des collectivités territoriales – dont l’expérience et les réflexions ont été particulièrement éclairantes.

De ce matériau très riche, la commission a tout d’abord retiré un état des lieux, qui fait l’objet de la première partie de ce rapport.

Le constat est d’abord celui d’une menace très élevée, qui prend plusieurs formes. La menace que font peser les organisations terroristes étrangères qui ciblent particulièrement la France se conjugue désormais avec celle que représentent les individus partis rejoindre une zone de djihad et dont les intentions, à leur retour sur notre sol, sont insondables, et avec la menace, tout aussi insaisissable, que constituent ceux qui, sans avoir fait de voyage « initiatique » sur un théâtre extérieur, se sont radicalisés en France. Comme l’a résumé M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, devant notre commission, « la menace est devenue protéiforme, atomisée et polycentrique et les passages à l’acte peuvent résulter d’initiatives tant spontanées que coordonnées ».

Maintes fois rappelée, la variété des profils a été une source d’interrogations pour la commission. En effet, quel point commun trouver entre les terroristes au passé de délinquant qui ont endeuillé la France en janvier, et les tout jeunes gens, issus de tous milieux, qui se laissent entraîner par le biais d’internet et des réseaux sociaux et dont on ignore l’évolution future ? De quoi le « djihadisme » – terme imparfait mais que la Commission a décidé de continuer à employer (7) – est-il le nom ? Pour votre rapporteur, il procède tout à la fois d’une interprétation dévoyée de l’islam et, sans doute davantage encore, d’une vision politique. Idéal « romantique » perverti, souvent associé à une quête identitaire, il se nourrit à la fois du très proche – les humiliations dont seraient victimes les musulmans – et du très lointain. En effet, les conflits internationaux au Moyen-Orient, mais aussi, il faut bien le dire, les difficultés pour les jeunes de percevoir les lignes directrices de notre politique étrangère au cours des dix dernières années, constituent un terreau fertile pour ce phénomène.

Dernière caractéristique qui ressort des auditions menées par notre commission : le caractère durable de la menace. Aucune des personnes dont la Commission a recueilli le témoignage n’a laissé entendre que le phénomène décroîtrait à brève échéance.

Les caractéristiques actuelles de cette menace justifient un renforcement des moyens administratifs et judiciaires consacrés à la surveillance des djihadistes et à leur traitement judiciaire. L’examen de ces moyens est l’objet de la deuxième partie du rapport.

S’agissant de l’organisation des services de renseignement et de sécurité qui assurent la surveillance des filières et des individus djihadistes, beaucoup de choses ont été dites et faites. En effet, notre assemblée avait déjà eu l’occasion, en 2013, de se pencher sur la question de l’organisation des services avec les rapports successifs de MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère au cours d’une mission d’information de la commission des Lois (8) puis, après l’affaire Merah, avec la commission d’enquête sur le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, dont MM. Christophe Cavard et Jean-Jacques Urvoas étaient respectivement président et rapporteur (9). Ces rapports ont alimenté une réforme des services chargés du renseignement intérieur, qui est désormais en voie d’aboutissement.

De même, notre arsenal juridique a été renforcé pour faire face à l’évolution de la menace. Les lois nos 2012-1432 du 21 décembre 2012 et 2014-1353 du 13 novembre 2014 ont notamment permis de mieux circonvenir les passages à l’acte individuel, d’entraver les départs vers les zones de djihad et le financement du terrorisme ou encore de lutter contre l’usage d’internet où se diffuse la propagande djihadiste.

Les attentats de janvier dernier ont incontestablement accéléré la réponse publique au défi que constituent ces filières et individus djihadistes : dès le 21 janvier dernier, le Gouvernement annonçait un plan de renforcement des moyens humains et matériels et, le 13 avril dernier, notre assemblée entamait l’examen du projet de loi sur le renseignement (10), répondant ainsi aux besoins très importants exprimés devant notre commission par tous les représentants des services au cours de leurs auditions.

Notre commission prend acte de toutes ces avancées ainsi réalisées durant ses travaux. Au fil de ses auditions et de ses déplacements, elle a toutefois acquis la conviction que les moyens dévolus à tous les acteurs chargés de lutter contre le terrorisme doivent être encore renforcés, durablement et à tous les échelons, qu’il s’agisse des services du ministère de l’Intérieur, des services judiciaires en charge de l’anti-terrorisme ou de l’administration pénitentiaire. Une meilleure coordination de leur action s’impose également pour lutter contre une menace diffuse, dont les signes avant-coureurs peuvent être faibles mais finalement conduire à un passage à l’acte rapide.

Conformément à la lettre de la résolution portant création de la commission d’enquête, le rapport revient sur la question des retours des personnes parties rejoindre une zone de djihad. Chaque fois que sont réunies des preuves suffisantes de leur implication dans une organisation terroriste, ces personnes sont remises aux mains de la justice. Si votre rapporteur considère que deux profils principaux coexistent, sans qu’on puisse exclure une porosité entre les deux – les recruteurs, radicalisés et extrêmement dangereux, et les personnes manquant de repères – il considère toutefois que, pour ces derniers, leur fragilité, le caractère traumatique de l’expérience vécue ne sauraient constituer une forme d’excuse, compte tenu de la menace qu’ils peuvent représenter pour l’ordre public et dès lors que leur dangerosité est difficile à évaluer. Pour autant, un accompagnement spécifique doit leur être proposé.

Cette démarche complémentaire de lutte contre la radicalisation constitue le dernier axe du rapport. L’œuvre est de longue haleine car il s’agit ici d’apporter une réponse autre que sécuritaire à un phénomène qui a pris profondément racine dans notre corps social.

Le plan de lutte contre la radicalisation dont la France s’est dotée en 2014 monte en puissance et doit être pleinement développé à l’échelon local, afin de mettre en place des suivis individualisés des personnes radicalisées.

Dans cette partie, la commission examine également la question de la radicalisation en prison, lieu de toutes les influences : votre rapporteur considère, pour sa part, que des efforts importants doivent encore être consentis pour protéger les détenus les plus vulnérables, prendre en charge ceux qui sont radicalisés mais aussi isoler drastiquement les « idéologues ».

La commission s’est également interrogée sur l’opportunité d’accentuer la lutte contre la propagande djihadiste, à travers un contre-discours renouvelé, puisqu’il faut bien constater que, malgré la médiatisation intense de la barbarie de Daech depuis le début de l’année et la politique de prévention mise en place, les candidats ne semblent pas découragés de rejoindre cette organisation. De même,  la commission a souligné le rôle que la recherche en France doit jouer pour mieux connaître les phénomènes de radicalisation qui peuvent être à l’œuvre. Enfin, elle a jugé nécessaire d’encourager la réflexion universitaire sur la religion musulmane.

Tels sont les principaux axes autour desquels notre commission s’est efforcée, de façon consensuelle, de faire des propositions concrètes, soucieuse d’apporter ainsi sa pierre à la construction d’une réponse publique pertinente aux problèmes soulevés par le phénomène djihadiste.

PREMIÈRE PARTIE : L’AGGRAVATION DE LA MENACE TERRORISTE DJIHADISTE SOUS L’EFFET DE LA RADICALISATION D’UN NOMBRE CROISSANT D’INDIVIDUS

Avant d’aborder la question des moyens mis en œuvre pour lutter contre les filières et les individus djihadistes, il est apparu nécessaire de dresser un état des lieux de la menace à laquelle est confronté notre pays et d’examiner plus avant le processus de radicalisation à l’œuvre chez un nombre croissant de personnes.

I. UNE MENACE CROISSANTE ET PROTÉIFORME

Le phénomène des filières djihadistes, qui concerne au premier chef la zone irako-syrienne, atteint une ampleur sans précédent et la radicalisation touche désormais une grande diversité de personnes. Il en résulte une aggravation très préoccupante de la menace terroriste, qui a également profondément changé de nature par rapport à celle que notre pays a connue dans les années 1990 et 2000.

A. L’AUGMENTATION ALARMANTE DU NOMBRE DE DÉPARTS VERS LA ZONE IRAKO-SYRIENNE ET CELLE, PLUS LARGE, DU NOMBRE DE PERSONNES RADICALISÉES

Le phénomène que connaît actuellement la France est largement inédit, tant au regard de son ampleur que de sa nature. Ainsi que le montre le graphique ci-après, le nombre des Français ou résidents français concernés par les filières irako-syriennes connaît depuis janvier 2013 une constante augmentation. Les djihadistes quittant la France rejoignent principalement les rangs de Daech et, dans une moindre mesure ceux de Jabhat Al-Nosra, organisation affiliée à Al-Qaïda.

LES FILIÈRES SYRO-IRAKIENNES AU DÉPART DE LA FRANCE
ÉVOLUTION DES FRANÇAIS ET RÉSIDENTS FRANÇAIS
IMPLIQUÉS DANS LES FILIÈRES DJIHADISTES DEPUIS 2013

(Chiffres communiqués le 26 mai 2015)



Source : ministère de l’Intérieur

D’après les chiffres communiqués par le ministre de l’Intérieur le 19 mai 2015, 1 683 individus ont été recensés, ce qui représente un triplement depuis janvier 2014. Les chiffres communiqués à la date du 26 mai font état de 1 704 personnes impliquées.

Ce nombre recouvre des situations différentes et on distingue parmi ces personnes :

457 individus présents en Syrie ou en Irak, dont 137 femmes et 80 mineurs (dont 45 jeunes filles) ;

320 individus considérés comme en transit entre la France et la Syrie ;

278 individus détectés comme étant repartis de la zone, dont 213 sont revenus en France ; les autres sont principalement localisés en Turquie et dans les pays du Maghreb ; depuis les premières frappes de la coalition en septembre 2014, le nombre de volontaires ayant regagné la France est passé de 121 à 212, soit une progression de 57 % ;

- 105 présumés morts dont 8 dans des opérations suicides ;

- 2 détenus en Syrie ;

521 ayant des projets de départ.

L’ampleur de la menace terroriste djihadiste est donc sans commune mesure avec ce qu’elle a pu représenter dans les années 1990 et 2000, avec les filières afghanes, bosniaques ou tchétchènes. Ainsi, une quarantaine de djihadistes Français seulement avaient combattu en Afghanistan au cours de la dernière décennie.

De l’avis de plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête, ces chiffres ne reflètent probablement pas toute l’ampleur du phénomène des départs vers la zone irako-syrienne, ainsi qu’en témoigne le fait que des personnes soient remises par la Turquie aux autorités françaises sans que ces dernières aient eu connaissance de leur départ préalable.

Le phénomène des départs pour le djihad vers la zone irako-syrienne n’est pas propre à la France, le recours aux « combattants étrangers » faisant partie intégrante de la stratégie de Daech : comme l’a indiqué devant la commission d’enquête M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international, environ 20 000 de ces combattants, originaires de plus d’une centaine de pays, sont recensés dans les rangs de Daech, sur un nombre total de combattants estimé entre 40 000 et 50 000. La majorité de ces combattants étrangers provient des pays d’Afrique du Nord : entre 2 000 et 3 000 de Tunisie, entre 1 500 et 2 000 du Maroc, entre 1 300 et 2 500 de Jordanie, 1 300 de Turquie, 500 d’Égypte. Plus de 3 000 combattants étrangers proviendraient d’un pays européen.

En agrégeant les personnes qui sont présentes dans cette zone, celles qui y sont décédées ou détenues, celles qui sont en transit pour la rejoindre, la France apparaît actuellement comme le principal pays européen de départ, suivie par le Royaume-Uni, avec 700 départs, l’Allemagne, 600, et la Belgique, 250 environ.

Il convient néanmoins de souligner les limites des comparaisons internationales. En effet, les méthodes de comptabilisation du nombre de « combattants étrangers » ne sont pas harmonisées au niveau européen. Par ailleurs, le décompte dépend des capacités de détection des États ainsi que de leur volonté de partager ces données sensibles.

Les notions de combattant étranger et de combattant terroriste étranger

M. Thomas Hegghammer, professeur à Harvard, définit le combattant étranger comme « une personne qui a rejoint une insurrection, qui opère en son sein, qui n’a pas de citoyenneté commune ou de parenté avec les parties au conflit, qui n’est pas affilié à une organisation militaire officielle et qui n’est pas payé pour son action » (11). Ces critères cumulatifs permettent de différencier le combattant étranger :

– du mercenaire qui est payé et suit les ordres du plus offrant ;

– du soldat qui est en principe professionnel et qui se rend sur un terrain d’opérations sur ordre de ses supérieurs hiérarchiques ;

– des membres d’une diaspora ou de rebelles en exil dont la motivation réside dans des éléments antérieurs au conflit ;

– du terroriste international qui se caractérise par la commission d’actes violents commis contre des civils et dans des endroits situés hors zones de conflit.

Une définition voisine est donnée en octobre 2014 par l’Académie de Genève dans une étude consacrée aux combattants étrangers et au droit international. Celle-ci définit le combattant étranger comme « un individu qui quitte son pays d’origine ou de résidence pour rejoindre un groupe armé non étatique dans un conflit armé à l’étranger et dont la première motivation est l’idéologie, la religion et/ou l’empathie » (12).

Dans sa résolution 2178 du 24 septembre 2014 (13), le Conseil de sécurité des Nations unies définit les combattants terroristes étrangers comme des « individus qui se rendent dans un État autre que leur État de résidence ou de nationalité, dans le dessein de commettre, d’organiser ou de préparer des actes de terrorisme, ou afin d’y participer ou de dispenser ou recevoir un entraînement au terrorisme, notamment à l’occasion d’un conflit armé ».

Au-delà du phénomène des départs vers la zone irako-syrienne, selon les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur le 18 mai dernier, environ 2 800 personnes nécessitent une attention particulière de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dont 1 345 en raison de leur implication dans les filières irako-syriennes. Outre ces dernières, il peut s’agir notamment d’individus liés à d’autres groupes terroristes et d’autres zones de combat ou d’entraînement (zone sahélienne, Afrique du Nord, zone pakistano-afghane, Libye..) et de personnes radicalisées. En effet, le phénomène de filières, plus ou moins structurées, se conjugue avec une autre menace, représentée par tous les individus qui, sans être impliqués dans ces filières ni envisager un « voyage initiatique » en Syrie, sont dans un processus de radicalisation.

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, avait indiqué, lors de son audition du 21 janvier 2015, le chiffre de 3 000 personnes en incluant les personnes relayant les discours des groupes terroristes sur internet et les réseaux sociaux.

Autre indicateur, plus large et qui doit être appréhendé avec prudence, le nombre des signalements recueillis par le centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) mis en place depuis avril 2014 et par les états-majors de sécurité départementaux (14), qui concernent, au 21 mai 2015, 4091 personnes.

B. LA DIVERSITÉ DES PROFILS DES DJIHADISTES ET DES INDIVIDUS RADICALISÉS

● Les personnes ayant quitté la France pour la zone irako-syrienne constituent une population jeune. Un nombre croissant de mineurs est concerné, certains adolescents élaborant des projets de départ vers la zone irako-syrienne à l’insu de leur famille tandis que d’autres mineurs, parfois très jeunes, sont partis avec leurs familles.

Une diversification des profils est observée. Plus de 20 % sont des femmes. Celles-ci sont souvent les épouses de djihadistes ayant accompagné ou rejoint leur mari, parfois avec leurs enfants mais des jeunes filles ont également rejoint la zone irako-syrienne (45 jeunes filles sur 80 mineurs).

Par ailleurs, si la majorité des djihadistes est issue de familles de culture arabo-musulmane, plus de 20 % de convertis sont cependant comptabilisés, cette proportion atteignant 25 % s’agissant des femmes.

Leur origine sociale est également diverse. M. Farhad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, a ainsi souligné, lors de son audition, que depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2013, on pouvait constater un afflux de jeunes issus des classes moyennes vers le djihadisme, alors que « l’image classique que nous avons du djihadiste est celle d’un jeune de banlieue qui est passé par les étapes suivantes : déviance, prison, sortie de prison, récidive, participation à des trafics, illumination mystique (…), voyage initiatique dans des pays où sévissent des formes de djihadisme, retour en Europe, accomplissement d’un certain nombre d’actes violents sur les citoyens ».

Il est ainsi frappant de constater que plus de la moitié des personnes parties vers la zone irako-syrienne étaient inconnues des services.

Les départs se sont faits principalement de six régions : Île-de-France, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Languedoc-Roussillon, Nord-Pas de Calais et Midi-Pyrénées. Néanmoins, il convient de souligner que l’ensemble du territoire est concerné et que les données relatives à la répartition géographique doivent être analysées en tenant compte de la démographie des différentes régions, ainsi que des phénomènes de départs groupés qui ont affecté certains départements, qu’il s’agisse de départs de familles entières ou de groupes de jeunes.

● S’agissant de la population, plus large, des personnes radicalisées, les données relatives aux signalements recueillis par le CNAPR et par les états-majors de sécurité départementaux traduisent également une absence de profil type :

- 75% des signalements concernent des majeurs et 25% des mineurs ;

- 35 % des signalements concernent des femmes ;

- s’agissant des mineurs, 56 % des signalements concernent des jeunes filles ;

- 41 % des signalements concernent des convertis ;

- 9 % des personnes signalées sont déjà parties, principalement en Syrie.

Il convient cependant d’interpréter ces chiffres avec prudence, dans la mesure où ils ne concernent que les cas de radicalisation ayant fait l’objet d’un signalement, émanant en règle générale de la famille, et comportent donc différents biais. Ainsi, la part des convertis s’y trouve surreprésentée car les familles de culture arabo-musulmane utilisent moins le dispositif de signalement, ce qui peut être lié à des différences de perception sociale de la radicalisation. La proportion importante de signalements concernant des femmes peut, quant à elle, s’expliquer par une attention plus importante des familles à leur égard.

La répartition géographique des signalements correspond à celle des personnes concernées par les filières irako-syriennes.

PROFIL DES PERSONNES SIGNALÉES ENTRE LE 29 AVRIL 2014

(MISE EN PLACE DU DISPOSITIF) ET LE 21 MAI 2015

 

TOTAL

Mineurs

Majeurs

Femmes

Hommes

Conversions

Départs effectifs

CNAPR

2075

521

25,11 %

1554

74,89 %

888

42,80 %

1187

57,20 %

1157

55,76 %

257

12,39 %

Local

2062

509

24,68 %

1553

75,32 %

561

27,21 %

1501

72,79 %

532

25,80 %

114

5,53 %

TOTAL(*)

4091

1017

24,86 %

3074

75,14 %

1434

35,05 %

2657

64,95 %

1672

40,87 %

368

9,00 %

(*) L’addition des 2062 signalés à l’échelon local et des 2075 signalés au niveau national donne : 4137 signalés. Mais 46 d’entre eux ont fait l’objet d’un signalement à la fois local et national. Ces personnes ne sont comptabilisées qu’une seule fois ce qui explique un total égal à 4091 personnes signalées.

Source : Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), Ministère de l’Intérieur

NOMBRE TOTAL DE SIGNALEMENTS ENREGISTRÉS PAR LE CNAPR ET PAR LES CELLULES DÉPARTEMENTALES ENTRE LE 29 AVRIL 2014 ET LE 21 MAI 2015
(FRANCE MÉTROPOLITAINE)


Source : Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), Ministère de l’Intérieur

Le tableau des nombres de signalements par département figure en annexe du présent rapport, de même que plusieurs graphiques sur les profils des personnes signalées.

C. UNE MENACE TERRORISTE D’UNE AMPLEUR ET D’UNE NATURE NOUVELLES

Comme l’a souligné M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme, devant la commission d’enquête, le phénomène djihadiste a toujours eu des conséquences sur la menace terroriste à laquelle sont confrontés les pays occidentaux : « [d]ans tous les conflits impliquant la présence de djihadistes étrangers depuis trente ans, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, de la Bosnie, de la Tchétchénie, de la Somalie ou de l’Irak, on a toujours observé des répercussions de cette participation à court, moyen ou long terme dans nos pays, la menace intérieure prenant la forme d’actions de propagande, de recrutement, de soutien ou de terrorisme ». Les évolutions présentées plus haut amènent à une conjugaison des menaces.

1. Les nouvelles formes du terrorisme djihadiste

Les organisations terroristes djihadistes constituent une première source de menaces. Il s’agit d’Al-Qaïda et des groupes qui lui sont affiliés, notamment Al-Qaïda dans la péninsule arabique, qui a revendiqué l’attentat commis par les frères Kouachi, ou Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ainsi que de Daech, auquel votre rapporteur consacre plus loin des développements tant cette entité – « État totalitaire d’un nouveau genre » pour reprendre l’expression du ministre de l’Intérieur – rebat les cartes du terrorisme djihadiste international.

Les retours de djihadistes de la zone irako-syrienne sont l’un des facteurs importants de l’aggravation de la menace, la majorité d’entre eux ayant combattu dans les rangs de Daech, qui a officiellement appelé le 21 septembre 2014 à la commission d’attentats terroristes en France et dans les pays participant à la coalition.

Les intentions des djihadistes de retour sur notre territoire peuvent être diverses. M. Farhad Khosrokavar a ainsi distingué lors de son audition les « djihadistes endurcis », durablement endoctrinés et acquis à la violence, les « djihadistes repentants », qui ont pris conscience de l’écart entre leur imaginaire djihadiste et la réalité de Daech, et enfin les « djihadistes traumatisés ».

De l’avis de nombreuses personnes entendues par la commission, il est particulièrement difficile d’évaluer la dangerosité des djihadistes de retour sur notre territoire, notamment parce que certains peuvent avoir des stratégies de dissimulation.

M. Marc Trévidic, alors vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris, a néanmoins estimé qu’il existait « des critères objectifs » de dangerosité : « [l]es éléments que je demande à connaître dans le dossier judiciaire d’un individu arrêté pour activités terroristes en Syrie sont les suivants : l’ancienneté et le degré de radicalisation ; la volonté ou la tentative de départ pour le djihad précédemment ; l’expérience du djihad précédemment ; le groupe rejoint ; la durée du séjour ; enfin, ce qu’il a fait là-bas – entraînement, combat, participation à des atrocités ».

Il est désormais acquis que Daech souhaite utiliser des djihadistes occidentaux pour commettre des attentats dans leur pays d’origine et leur retour peut donc avoir été planifié pour mettre en œuvre des projets terroristes élaborés par cette organisation. D’autres djihadistes sont susceptibles de commettre des attentats de leur propre initiative pour obéir à l’appel général de Daech. Enfin, même parmi les djihadistes ayant fui les zones de combat parce qu’ils ont été horrifiés par les atrocités auxquelles ils ont assisté, voire participé, certains peuvent présenter un risque de passage à l’acte, en raison de leur état de fragilité psychologique, s’apparentant à un syndrome post-traumatique. D’autres éléments psychologiques peuvent également avoir un effet, en particulier un sentiment d’humiliation engendré par le retour, vécu comme un échec, susceptible de déclencher un projet terroriste.

La dangerosité des djihadistes de retour est d’autant plus élevée qu’ils ont subi un très fort endoctrinement, suivi un entraînement aux techniques militaires et au maniement des armes et qu’ils ont été confrontés à des niveaux de violence et de barbarie extrêmes. Parmi les récents attentats qui ont frappé la France ou d’autres pays européens, plusieurs ont été commis par des terroristes qui s’étaient rendus dans une zone d’entraînement ou de combat : Mohammed Merah au Waziristan, Mehdi Nemmouche en Syrie ou Saïd Kouachi au Yémen.

Les individus qualifiés de « vélléitaires », c’est-à-dire ceux qui souhaitent rejoindre un théâtre d’opérations mais n’ont pas encore réussi à le faire, représentent également une menace : ils peuvent passer à l’acte par représailles si leur départ a été empêché ou par frustration. Cela a été évoqué dans le cas de Michael Zehaf-Bibeau, auteur de l’attentat commis à Ottawa le 22 octobre 2014, ou s’agissant de la France, de Moussa Coulibaly, qui a attaqué le 3 février 2015 trois militaires à Nice.

Enfin, la commission d’attentats par des personnes radicalisées présentes sur notre territoire mais n’ayant pas formé de projet de départ est également un risque.

Le développement du phénomène djihadiste et de la radicalisation constitue donc véritablement un facteur de dissémination de la menace, même si l’ensemble des individus concernés ne passera pas à l’acte.

La menace s’est démultipliée mais elle a également profondément changé de nature par rapport aux années 1990 et 2000.

L’évolution de la menace concerne tout d’abord sa localisation : elle se situe désormais de manière permanente sur notre territoire, contrairement à ce qui avait prévalu dans les années 1990, lors des attentats du groupe islamique armé (GIA), menés par des commandos extérieurs. Elle peut aussi être le fait de djihadistes originaires d’autres pays européens se rendant en France pour y commettre des attentats, le cas de Mehdi Nemmouche, djihadiste français ayant commis un attentat en Belgique, représentant l’exemple inverse. À cet égard, une surveillance de l’ensemble des djihadistes francophones est nécessaire puisque les djihadistes sont répartis, à leur arrivée dans la zone irako-syrienne, dans différentes katibas selon des critères linguistiques.

Ensuite, les modes opératoires des terroristes ne sont plus les mêmes : ils n’ont plus recours à l’explosif mais aux armes à feu, voire aux armes blanches, d’autant plus faciles d’accès que de nombreux djihadistes ont un passé délinquant, ce qui conduit de nombreux observateurs à souligner la perméabilité entre le monde de la délinquance et celui du terrorisme, résumée par le néologisme « gangsterrorisme ».

Par ailleurs, des liens entre les réseaux de criminalité organisée et le terrorisme existent, Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux ayant à cet égard souligné, lors de son audition du 19 mai dernier, « à partir de certaines procédures, une très forte porosité entre ces deux formes de criminalité ».

Pour sa part, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, a souligné le même jour devant la commission d’enquête que la « lutte contre le trafic d’armes et l’utilisation des fonds provenant de la traite des êtres humains » était un « domaine d’action absolument stratégique » car ces activités « peuvent contribuer à alimenter des activités terroristes ».

La troisième évolution marquante réside dans le fait que les terroristes, du fait de leur endoctrinement, ont la volonté de mourir. Dans l’imaginaire des djihadistes, la mort constitue le but final, s’apparentant à un sacrifice ou à un martyre, leur permettant d’accéder au paradis, et même de sauver leurs proches lorsqu’ils sont étrangers au djihadisme. Ce « terrorisme sans retour », selon l’expression d’une personne entendue par la commission d’enquête, implique des actions suicides contre lesquelles il est particulièrement difficile de lutter.

Enfin, les attentats sont ciblés. Comme l’a souligné M. Jean-Charles Brisard, « [les terroristes] préfèrent les attentats ciblés et symboliques à forte résonnance médiatique : communauté juive, police, militaires, Charlie Hebdo… C’est ce que l’on a appelé le « terrorisme stratégique », qui fait usage d’une violence ciblée, discriminée, vecteur, contrairement aux attentats « aveugles », d’une plus grande légitimité pour ces groupes ». De la même manière, M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international, a estimé: « [o]n dit souvent que les terroristes frappent de manière aveugle. Ce n’est pas mon avis : ils frappent de manière ciblée ; penser qu’ils tuent de manière indifférenciée est une idée fausse ».

Selon M. Gilles Kepel, cette évolution est caractéristique de la « troisième génération du djihad » dont les fondements idéologiques ont été élaborés dès 2004 par Abou Moussab al-Souri, ingénieur syrien formé en France, proche d’Oussama ben Laden. Selon cette stratégie, l’Europe doit être la cible des terroristes et non les États-Unis, al-Souri ayant dressé « le constat que les nombreuses populations originaires du monde musulman vivant en Europe y sont mal intégrées et souffrent de xénophobie, de racisme et de marginalisation ; [il] affirme qu’il convient de mobiliser ces personnes en leur enjoignant de ne pas s’assimiler dans les sociétés européennes, mais, au contraire, d’entrer en dissidence avec elles pour détruire l’Occident de l’intérieur ». Dans cette perspective, trois cibles sont définies : « les intellectuels libéraux, les juifs et les apostats » c’est-à-dire les musulmans qui n’adhèrent pas au djihadisme.

Cette volonté de cibler les attentats fait partie de la stratégie de communication des terroristes, qui cherchent de plus en plus à se mettre en scène à travers internet et les médias (15).

L’évolution de l’organisation des terroristes est un autre fait marquant. En effet, la menace djihadiste ne peut plus être identifiée à des groupes structurés et hiérarchisés et la notion même de filière est à relativiser. Pour M. Jean-Charles Brisard, « [l]e terrorisme, hier structuré par des organisations et des réseaux, s’est mué en une multitude d’acteurs groupusculaires qui n’entretiennent peu ou pas de liens hiérarchiques ou directionnels avec un des groupes terroristes. C’est ainsi que les actes de terrorisme individuel en Europe ont représenté 12 % des attentats entre 2001 et 2007 et de 40 à 45 % depuis cinq ans. ». Toujours selon M. Brisard, « [c]ette mutation a pour origine les groupes terroristes eux-mêmes, qui se sont adaptés aux contraintes sécuritaires et à l’atomisation des enjeux en privilégiant une approche dématérialisée, entretenant avec leurs membres ou leurs sympathisants un rapport quasi virtuel, sans contacts physiques, principalement grâce à l’Internet ».

Pour M. Gilles Kepel, cette nouvelle organisation fait partie intégrante de la stratégie élaborée par Abou Moussab al-Souri, visant à « remplacer le système pyramidal, léniniste et centralisé du djihad – celui promu par ben Laden – par un modèle réticulaire et horizontal, qui n’est pas sans faire penser au rhizome révolutionnaire de Gilles Deleuze et qui vise à multiplier les provocations destinées à contraindre les États européens à surréagir, s’inspirant en cela des méthodes des Brigades rouges et de la Fraction armée rouge ».

L’organisation des terroristes en microcellules, plutôt qu’en filières organisées, rend leur détection plus difficile, tout comme le fait qu’ils privilégient les communications par internet. Une personne entendue par la commission d’enquête a ainsi estimé qu’« une filière, aujourd’hui, ce sont deux personnes qui se rencontrent sur Twitter ou Facebook …». C’est précisément pour lutter contre cette forme d’atomisation de la menace que la loi du 13 novembre 2014 a introduit à l’article 421-2-6-1 du code de procédure pénale le délit d’entreprise terroriste individuelle.

Ceci dit, l’expression « loup solitaire », parfois employée pour désigner certains terroristes passant seuls à l’action, doit être utilisée avec prudence. Elle peut désigner des réalités différentes et il est de fait extrêmement rare qu’un individu agisse seul sans lien, même virtuel, avec un groupe terroriste, ces liens se limitant parfois à une influence. De plus, il apparaît que les enquêtes en matière de terrorisme établissent souvent l’existence de complicités sous forme de soutien logistique (fourniture d’armes, de véhicules…etc.), même pour des individus semblant initialement avoir agi seuls. Aussi est-il révélateur que les faits ayant conduit à l’interpellation à Paris, le 21 avril 2015, d’un homme en possession d’armes à feu, susceptible de préparer un projet d’attentat, aient été qualifiés d’entreprise individuelle terroriste avant d’être requalifiés en association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Dans ces cas, le « loup solitaire » ne le reste finalement pas longtemps.

S’agissant spécifiquement du recrutement des djihadistes, des filières d’acheminement structurées existent mais celles-ci reposent souvent sur des individus établis en Syrie et entrant en contact avec les candidats au djihad par internet. Des relais peuvent être présents sur notre territoire, notamment afin de fournir une aide logistique au départ ou dans les pays de transit (billets d’avion, argent, téléphones...), notamment aux mineurs. Des passeurs interviennent également à la frontière turco-syrienne.

2. Daech, une organisation quasi étatique

Depuis plus d’un an, le paysage djihadiste se recompose avec, selon les termes de M. Jean-Charles Brisard, « le déplacement de l’épicentre du djihad mondial de la zone afghano-pakistanaise vers la zone syro-irakienne ».

L’ « État islamique », aussi connu sous le nom de Daech, a émergé progressivement, notamment sous l’influence du jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui qui a fondé la première organisation active sur le sol irakien à la suite de l’intervention américaine en 2003, organisation qui s’est transformée en Al-Qaïda en Irak pour devenir ensuite l’État islamique.

Toujours selon M. Jean-Charles Brisard, « cet avènement s’est appuyé sur la déliquescence des États syrien et irakien, sur la force d’attraction du conflit en Syrie et, pour partie, sur l’attentisme de la communauté internationale, qui a mis longtemps à réagir à la progression de ces réseaux ».

Comme cela fut souligné devant la commission d’enquête, Daech se distingue de toutes les autres organisations djihadistes depuis trente ans, à commencer par Al-Qaïda, par trois aspects :

– son assise territoriale : il contrôle désormais un territoire aussi vaste que le Royaume-Uni, abritant environ 8 millions de personnes ;

– sa force d’attraction, sa capacité de mobilisation sans précédent – plus de 20 000 combattants étrangers ont rejoint la zone syro-irakienne depuis trois ans –, avec une stratégie de propagande et de recrutement adaptée aux modes de pensée et de représentation du monde des candidats potentiels au djihad ;

– sa puissance financière : selon le Centre d’analyse du terrorisme, le revenu annuel théorique de l’organisation s’établit à près de 3 milliards de dollars par an, et sa richesse, en comptant l’ensemble des réserves – pétrole, gaz naturel, etc. – qui sont à sa disposition, représente plus 2 000 milliards de dollars. Certes Daech a subi – exactement comme un État – les effets des bombardements, des embargos et de la chute du prix du pétrole. Par ailleurs, il connaît des contraintes, comme l’obligation de payer « ses fonctionnaires ». Mais ainsi que cela fut souligné devant la commission d’enquête, « le jour où Daech cherchera à exporter sa guerre en Occident, y compris pour résoudre des problèmes internes, nous aurons face à nous un organisme criminel dont les ressources auront atteint plusieurs milliards de dollars ».

Cette autosuffisance financière rompt avec le modèle économique de réseaux tels qu’Al-Qaïda, qui, selon M. Jean-Charles Brisard, « dépendait de financements extérieurs provenant de donateurs privés ou institutionnels, notamment des ONG islamiques du Golfe ». De même, les transactions internationales et les financements d’origine criminelle – extorsions, rançons – sont limités. Ces particularités amènent à renouveler les méthodes de lutte contre le financement du terrorisme sur lesquelles votre rapporteur reviendra ultérieurement.

3. Une forme de rivalité entre Daech et Al-Qaïda

Comme l’a fait remarquer M. Jean-Charles Brisard, avec Daech, Al-Qaïda est, pour la première fois depuis sa création en 1988, confrontée à une organisation développant un modèle concurrent du sien. La structure d’Al-Qaïda a évolué : elle est passée d’une organisation élitiste et combattante à une organisation multipolaire ayant de nombreux affiliés, puis à un mouvement attrape-tout, inspirateur plus qu’acteur opérationnel. Al-Qaïda a laissé la place, d’abord à des structures affiliées, puis à des organisations combattantes locales, telle Jabhat al-Nosra en zone irako-syrienne. D’une certaine manière, elle s’est déterritorialisée et dématérialisée.

Si Al-Qaïda et l’État islamique luttent pour l’hégémonie en matière de djihad mondial, les passerelles sont multiples entre les deux organisations, sur le terrain comme sur le plan idéologique. En témoignent les allégeances, soutiens et autres ralliements constatés récemment de la part de groupes précédemment affiliés à Al-Qaïda ou faisant dissidence. Dans l’univers djihadiste, il existe également des liens qui transcendent les organisations. L’histoire a montré que les réseaux interpersonnels perdurent, que ces réseaux peuvent se reconstituer rapidement et s’adaptent en permanence par nécessité ou opportunisme. Un exemple récent de cette situation nous a été donné avec les attentats de Paris, opération coordonnée entre les frères Kouachi et Amedy Coulibaly alors que les premiers et le second se réclamaient d’organisations distinctes.

Par ailleurs, comme le souligne M. Laurent Fabius, un phénomène très inquiétant est apparu récemment : « dans plusieurs pays, des groupes terroristes ont prêté allégeance à Daech, comme dans une logique de « franchise ». Cela accrédite la thèse selon laquelle Daech serait à la tête d’un « djihad global » et cela fait craindre une émulation dans l’horreur. »

4. La France, cible privilégiée

Cela fait de nombreuses années que les djihadistes considèrent la civilisation occidentale en général et, peut-être en raison de sa place prééminente dans le concert des nations et de sa politique étrangère, la France comme leur ennemie. Depuis les attentats du mois de janvier 2015, cette haine contre notre pays semble avoir pris un tour nouveau, avec de véritables appels à la haine et au meurtre lancés par Daech.

Lors de son audition, M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, a rappelé qu’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) avait « désigné notre pays comme l’ennemi principal devant les États-Unis. La France intervient dans des conflits extérieurs et défend un modèle républicain de sécularisation qui la désigne comme cible. Les messages hostiles à notre pays sont relayés sur internet et proviennent de nombreux groupes terroristes qui l’ont stigamisée de manière récurrente.»

Pour autant, la commission d’enquête ne considère pas qu’un changement d’orientation de la politique étrangère de la France résoudrait les problèmes liés au djihadisme et repousse l’idée selon laquelle la présence de forces françaises à l’étranger, parfois dans des pays majoritairement musulmans, serait de nature à favoriser le terrorisme. Votre rapporteur est ainsi en plein accord avec M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, lorsqu’il déclare : « Il faut, pour éviter tout sophisme, souligner ce qui est : ce n’est pas parce que la France intervient militairement à l’étranger qu’elle est visée par le terrorisme, c’est pour lutter contre le terrorisme qu’elle intervient à l’étranger. Certains peuvent avoir l’idée que si nous nous repliions sur nous-mêmes et que nous ne faisions rien, il ne nous arriverait rien. Cette vision est erronée. Nous faisons partie d’une chaîne, nous assumons notre part et je salue la valeur et le courage de tous ceux qui travaillent à la sécurité collective. »

D. LE DJIHADISME, PHÉNOMÈNE RELIGIEUX OU IDÉOLOGIE POLITIQUE ?

Les auditions menées par la commission d’enquête ont apporté un éclairage sur la dimension guerrière et politique du djihad, que la commission considère comme plus importante que sa dimension religieuse. Ainsi que l’ont rappelé des membres de la commission d’enquête, lorsqu’Ibn Saoud a pris le pouvoir dans ce Nedjd qu’il allait transformer en Arabie saoudite, ne cachait-il pas ses ambitions politiques sous un discours religieux ?

Aussi nous sommes-nous demandé si l’aspect politique de la guerre menée par Daech n’était pas sous-estimé, notamment dans la mesure où beaucoup de combattants ressemblent à des mercenaires drapés dans une idéologie religieuse dont ils ignorent souvent l’essentiel. La rapidité du processus de radicalisation nous a aussi amenés à nous interroger sur le caractère sectaire que pourrait revêtir le djihadisme.

1. Une vision dévoyée de l’islam

Pour M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, un élément-clef permettant d’expliquer la radicalisation d’un individu tient à son ignorance ou à sa connaissance insuffisante de la religion. « La plupart de ceux qui tombent dans la radicalisation ne connaissent pas leur religion ou la connaissent mal par manque d’outils linguistiques et théologiques. L’ignorance est un terreau fertile pour la culture du fanatisme, elle prédispose à l’endoctrinement et à la radicalisation. Les terroristes qui passent à l’acte ne sont pas solidement enracinés dans leur religion et n’ont reçu qu’une éducation spirituelle superficielle. Ayant connu la délinquance, le banditisme ou la prison, souvent en situation d’échec scolaire ou social, ils sont en quête d’une forme de reconnaissance et rattachent pour cela leurs actes à une religion, voire à un simple slogan dont ils ignorent la signification profonde ».

Cette opinion rejoint celle de M. Fahrad Khosrokhavar pour qui « les jeunes dont il est question viennent souvent de familles profondément désislamisées ou qui n’ont pas véritablement de culture religieuse ». Ainsi, il apparaît bien que le djihadisme ne s’inscrit pas dans la continuité de la culture familiale concernant l’islam, mais est en rupture consommée avec elle. Certains manifestent même un mépris à peine dissimulé à l’égard de la religiosité de leurs parents, laquelle, selon ce même chercheur, relèverait plus de l’orthopraxie – c’est-à-dire d’une sorte de ritualisme – que de l’orthodoxie. « En définitive, ils sont d’autant plus à l’aise pour réinventer l’islam qu’ils n’ont pas de bagage intellectuel, culturel ou religieux » et leur vérité paraît relever pour eux d’une évidence aveuglante.

Selon M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, le profil des nouveaux djihadistes – que l’on retrouve chez les frères Kouachi comme chez Mohammed Merah – laisse apparaître l’absence de toute idéologie cohérente, d’endoctrinement théologique ou de maîtrise de l’arabe classique.

Plusieurs notions religieuses sont d’ailleurs détournées par les djihadistes.

Les islamistes radicaux font du combat contre les « mécréants », c’est-à-dire principalement les juifs et les chrétiens, mais aussi contre les apostats, le principe de base de leur islam. Ils cherchent à imposer la violence comme une obligation, une preuve de foi qui serait la seule façon de combattre les valeurs païennes qui gouvernent le monde. Pour cela, ils détournent le concept de djihad qui signifie à l’origine « l’effort du croyant » dans sa recherche de Dieu. Or ce djihad spirituel est d’abord un engagement envers soi-même. Selon M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, le mot arabe jihad renvoie à l’effort : jahada, c’est faire effort. « Celui-ci a une connotation quasi mystique : c’est un effort sur soi-même pour se corriger, se purifier, pour être un bon musulman, quelqu’un qui se remet en question et essaie d’être à la hauteur de ce que Dieu attend de lui ». Certains spécialistes rappellent que ce n’est que sous des conditions très strictes qu’il peut devenir un djihad armé établi par l’autorité de l’État, et non par des individus, uniquement en cas de légitime défense.

Comme le rappelle Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam (16), toutes les religions monothéistes évoquent dans leur récit une fin du monde. Dans l’islam, elle se réalisera sur la « terre du Sham » qui correspond à une vaste région qui englobe la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine ainsi qu’une partie de l’Irak et de la Turquie. Le massacre d’une partie du peuple syrien par le président Bachar el-Assad a constitué, aux yeux des radicaux, l’un des signes de l’imminence de la fin des temps : selon eux, la Syrie sera l’actuel théâtre de la prophétie apocalyptique mondiale annoncée par les textes saints et c’est donc là que se produirait la « troisième guerre mondiale » conduisant à la fin du monde ; le Mahdi, descendant du prophète apparaissant à la fin des temps pour sauver le monde, émergera des légions djihadistes actuellement au combat ; seuls accèderont au paradis les « Véridiques » ayant combattu au sein de l’armée du Mahdi, les autres étant voués à l’enfer, et chaque martyr pourra emmener avec lui 70 personnes au paradis. C’est cette vision qui incite les jeunes en voie de radicalisation à gagner le Sham et délégitime tout individu qui reste en Occident.

Enfin, la notion d’« hijra » peut se traduire par la « fuite », l’« exil » ou l’« émigration » et évoque le départ contraint du Prophète, persécuté, de la Mecque vers Médine en l’an 622. S’ouvre alors une ère nouvelle, l’Hégire, qui marque le début du calendrier islamique et correspond à une période où les musulmans cessent de fuir, affrontent leurs ennemis et se lancent dans des conquêtes territoriales. Les islamistes radicaux actuels auraient, selon Mme Dounia Bouzar, déformé le sens de ce concept pour convaincre les jeunes qu’ils vivent les mêmes persécutions que le prophète (interdiction du foulard, stigmatisation dans les médias, discriminations à l’embauche…) et les inciter à vivre en Syrie ; l’Occident est une terre à fuir et tout musulman restant ailleurs que sur la terre du Sham est illégitime car appartenant aux ennemis de l’islam.

Il est d’ailleurs révélateur de constater que certains djihadistes ayant rejoint la Syrie ne sont pas partis pour combattre sur la ligne de front, mais pour ouvrir des commerces ou des restaurants à Racca ou occuper des fonctions administratives ou judiciaires – un juge islamique de Daech serait ainsi de nationalité française.

Interrogés sur ce point, les services du ministère de l’intérieur reconnaissent qu’« il conviendrait en effet de distinguer les individus partant dans la zone syro-irakienne pour combattre ou apporter leur soutien aux combattants - les "djihadistes" - de ceux et celles souhaitant simplement faire leur hijra, c'est à dire vivre dans un milieu purement islamique. Cependant cette distinction n'est pas aisée à opérer, cette distinction n'étant pas forcément connue, perceptible ni toujours claire dans l'esprit des "partants". »

2. Quête de sens et « idéologie des opprimés »

L’idéalisme de l’homme révolté par l’injustice du monde semble prédominer chez les djihadistes. L’individu se marque en rupture à travers la séduction que constitue le modèle narcissique du « rebelle » dans nos sociétés. Le nouveau croyant se restructure autour d’un contre-système de valeurs supposées traditionnelles qui le différencient du monde environnant : il oppose la frugalité à l’opulence du monde ; la pudeur et la décence à la sexualité agressive commerciale des pays occidentaux : la spiritualité au matérialisme ; la solidarité à l’individualisme. « Pour moi, l’Islam est la religion qui ne consomme pas » a dit un jeune converti interrogé par M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. L’idéologie de rupture exaltée par l’annonce de la fin du monde, se combine avec une exaltation de l’islam comme nouvelle idéologie de la défense des pauvres et des opprimés.

Lors de son audition devant la commission d’enquête, M. Samir Amghar, chercheur, a ainsi affirmé : « Dans le marché des utopies, il ne reste que le djihadisme ».

Selon M. Fahrad Khosrokhavar, « dans les banlieues et dans les prisons, qu’on le veuille ou non, l’islam dans sa version djihadiste est devenu la religion des opprimés. Tous ceux qui ont des reproches à faire à la société trouvent des réponses en son sein ». Selon lui, les jeunes qui, dans les années 1970, auraient pu adhérer aux groupes d’extrême-gauche violente tels qu’Action directe en France, les Brigades rouges en Italie ou Baader-Meinhof en Allemagne, trouvent dans le djihadisme un écho à leurs revendications : anti-impérialisme, anti-américanisme, rejet de l’arrogance occidentale.

Le professeur Raphaël Liogier ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « le califat occupe une place omniprésente dans l’imaginaire, même inconscient, des musulmans ; il peut revêtir des traits abstraits ou spirituels, mais il peut également représenter une utopie politique à l’image de la société sans classe de Karl Marx ». On ne peut d’ailleurs manquer de faire le rapprochement entre « l’idéologie » djihadiste et ses méthodes et celles de l’extrême-gauche violente, notamment dans la définition des cibles symboliques à atteindre – comme les tours du World Trade Center qui incarnent le capitalisme – ou dans l’évocation de conflits comme celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens.

Dans son récent rapport d’information sur l’indignité nationale (17), le président de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, M. Jean-Jacques Urvoas, établit un parallèle entre le mouvement anarchiste que la France et d’autres pays d’Europe ont connu un siècle plus tôt et l’actuel terrorisme djihadiste.

La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle sont marqués en France par une répression inflexible à l’égard des anarchistes qui ont choisi la voie de la terreur à partir des années 1890 pour diffuser leur idéologie.

Fondé sur la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et le refus de toute contrainte découlant des institutions dont la raison d’être repose sur ce principe, à commencer par l’État, l’anarchisme a alors pour but de développer dans le monde entier des contre-modèles politiques, institutionnels, économiques, sociaux et culturels : les anarchistes prônent une société sans domination et sans exploitation, où les individus-producteurs coopèrent librement dans une dynamique d’autogestion et de fédéralisme.

Afin d’imposer ce modèle, ils recourent aux méthodes les plus dures : terrorisme, actions de récupération et de reprise individuelle, expéditions punitives, sabotage, boycott, voire certains actes de guérilla. Parmi leurs opérations les plus retentissantes qui, alors, marquèrent les esprits figurent les assassinats du tsar Alexandre II le 13 mars 1881 ou du président de la République Sadi Carnot à Lyon le 24 juin 1894, les tentatives d’assassinat de l’empereur Guillaume Ier d’Allemagne, des rois Alphonse XII d’Espagne et Humbert Ier de Savoie, ou encore divers attentats à la bombe et homicides.

Or, selon le président Urvoas, « par bien des aspects, le terrorisme djihadiste auquel la France est aujourd’hui confrontée est comparable au terrorisme anarchiste de la fin du XIXème siècle. Ses affidés s’attaquaient déjà à des symboles de la " classe bourgeoise ", de l’État, par définition oppresseur (magistrats, Chambre des députés, président de la République) et s’en prenaient parfois aussi, au hasard, à des anonymes. Peu organisés et parfois " auto-radicalisés " pour reprendre un néologisme contemporain, ils agissaient souvent seuls ou en petit nombre, comme les auteurs des récents attentats terroristes à Paris notamment. Ils étaient animés par un véritable esprit de vengeance et ne semblaient pas craindre la mort à l’instar des actuels terroristes djihadistes ».

3. Des analogies avec certaines pratiques sectaires

Plusieurs chercheurs ont souligné que la radicalisation djihadiste dans son aspect révolutionnaire et totalitaire présentait des similitudes avec d’autres mouvements extrémistes non religieux. L’embrigadement djihadiste peut utiliser des méthodes d’emprise mentale caractéristiques des groupes sectaires et s’appuyer sur l’ensemble des moyens offerts par la propagande moderne.

Ainsi, en imposant le port du niqab et du jilbab aux jeunes filles, les intégristes effacent leurs contours identitaires. Privées de leur identité et de leur individualité, elles se fondent dans le groupe qui s’autorise alors à penser à leur place. Pour les garçons, cette destruction identitaire passe par un changement de nom.

La radicalisation procède le plus souvent d’une logique de rébellion qui peut expliquer en partie ses déclinaisons violentes et ses penchants révolutionnaires. Il n’est pas surprenant de constater que ce sont les plus jeunes, plus fragiles et influençables et souvent en quête d’idéal, qui sont les premiers touchés par ce phénomène.

Selon les personnes entendues par la commission d’enquête, il convient toutefois de rester prudent sur ce qui relève d’une part des manipulations sectaires, qui présuppose une perte de libre arbitre et réduisent le radicalisé au statut de victime et, d’autre part, ce qui est du ressort de la criminologie. Car, il n’y a pas toujours que de « jeunes victimes vulnérables» et sous emprise de gourous manipulateurs. Certains jeunes, parfois délinquants, peuvent trouver dans cette déviance apparente un exutoire commode à leurs pulsions criminelles ou une couverture de respectabilité dissimulant des activités moins avouables. Par ailleurs, certains radicalisés épousent en toute connaissance de cause, sans perte de libre arbitre, le djihadisme en véritables militants politiques activistes.

Selon M. Fahrad Khosrokhavar, « les djihadistes ne sont comparables à des paumés qui rejoignent une secte que dans une certaine mesure. Les sectes présentent une structure organisationnelle bien déterminée, avec une hiérarchie et des gourous. Le djihadisme, lui, opère par des formes d’action collective beaucoup plus décentralisées. Il est certes quasi sectaire, mais aussi méta-sectaire. (…) Dans un groupe djihadiste, il y a plusieurs personnalités charismatiques et les relations ne sont pas hiérarchisées de la même manière que dans une secte ».

Mme Dounia Bouzar, pour sa part, rejette catégoriquement la comparaison avec les mouvements sectaires : « Cette idéologie totalitaire n’est absolument pas assimilable aux sectes, dont le projet n’est pas nécessairement la purification du groupe ni l’extermination du reste du monde. Nous sommes plus proches ici de l’idéologie nazie ».

II. LA DIFFICULTÉ DE CERNER LA RADICALISATION

Tout individu radicalisé ne devient pas obligatoirement djihadiste.

En effet, la radicalisation consiste à pousser à l’extrême la logique d’un système de pensée. Le fondamentalisme, parfois appelé « quiétiste » prône un retour intransigeant aux sources de l’islam, l’imitation stricte d’un modèle prophétique idéalisé, selon une lecture littéraliste des textes islamiques, mais sans recours à la violence. À l’opposé, l’idéologie djihadiste se distingue du fondamentalisme en cherchant à imposer par le recours à la violence un nouveau modèle de société censé être régi par les prescriptions coraniques.

Salafisme quiétiste et salafisme djihadiste

Le salafisme est un mouvement ultra-orthodoxe de l’islam développant une approche littéraliste des versets coraniques et de la tradition prophétique. Une multitude de tendances s’est développée au sein de cet ensemble ; elles s’opposent entre elles sur les plans religieux et politique. La particularité du salafisme français réside dans la large domination de sa branche quiétiste, légaliste et pacifique. Les tenants de cette mouvance se caractérisent par leur apolitisme et par leur rejet de la violence ; ils s’opposent ainsi systématiquement au positionnement politique des Frères musulmans en Égypte et à celui des islamistes marocains et algériens, car ils considèrent que l’islam n’est que religieux.

Le salafisme quiétiste critique les valeurs dominantes de la société et ne les reconnaît pas car elles ne sont pas régies par les lois islamiques. Un fossé existe cependant entre le discours et la pratique, car l’environnement, perçu comme hostile, conduit à réaliser des compromis. Au cours des auditions a été cité à plusieurs reprises l’imam salafiste de Brest, M. Rachid Abou Houdeyfa, très populaire auprès des jeunes musulmans et qui diffuse régulièrement sur Internet des vidéos regardées par plusieurs dizaines de milliers de personnes ; il développe à partir de la matrice salafiste quiétiste l’idée qu’il est tout à fait possible de concilier salafisme et intégration dans la société française. Toutefois, selon M. Samir Amghar, chercheur, les positions des salafistes ne semblent pas tranchées sur ce point. Selon lui, un certain nombre de salafistes quiétistes considèrent néanmoins qu’il s’avère impossible d’être pleinement musulman en France et qu’il y a lieu d’envisager d’émigrer.

Le salafisme représente le mouvement bénéficiant du plus grand nombre de conversions religieuses, et 20 à 30 % des salafistes sont des convertis. L’origine ethnique de ces derniers s’avère variée, puisque, selon M. Samir Amghar, « ce sont des Français de métropole, des Camerounais, des Congolais, des Zaïrois, des Réunionnais ou des Martiniquais. Ils se convertissent au salafisme car celui-ci défend une vision rigoriste de l’islam ; tout parcours de conversion marquant une rupture, les tendances les plus orthodoxes, voire les plus radicales, se révèlent les plus attirantes. En outre, comme ils ne proviennent pas de familles de culture musulmane, ces personnes développent un complexe d’islamité et souhaitent rattraper leur retard en embrassant une vision orthodoxe de la religion ».

Comme le souligne M. Farhad Khosrokhavar, l’écrasante majorité des salafistes ne deviennent pas des djihadistes. C’est d’ailleurs là la différence majeure entre le djihadisme et le fondamentalisme : un grand nombre de djihadistes – y compris les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, d’après les informations dont dispose la commission d’enquête – ne sont pas passés par la phase fondamentaliste. Dans des cas très minoritaires, il arrive que le fondamentalisme soit l’antichambre du djihadisme. Mais il peut aussi être, comme l’indique ce même chercheur, une sorte de « remède contre le djihadisme, dans la mesure où les fondamentalistes observent un certain nombre de prescriptions contraignantes et se considèrent souvent, de ce fait, comme des élus, ce qui satisfait leur subjectivité ».

La radicalisation peut être non djihadiste, ainsi que le montre le cas d’Anders Breivik, qui a tué plus de soixante-dix personnes et en a blessé plus d’une centaine d’autres en Norvège. La radicalisation, au sens où les sociologues l’entendent, est la conjonction d’une idéologie radicale et d’une action violente. De même, une action violente qui n’est pas inspirée par une idéologie radicale est une action crapuleuse, qui relève de la criminalité de droit commun.

Pour les fondamentalistes, dans la très grande majorité des cas, cette conjonction n’existe pas. D’ailleurs, une suspicion indue à l’égard des fondamentalistes peut, au-delà d’un certain seuil, pousser quelques-uns d’entre eux vers des formes d’action violente, dans la mesure où ils penseront que, de toute façon, aucune différence ne sera faite entre des djihadistes et eux. En France, le fondamentalisme n’est pas illégal tant qu’il n’est pas assorti d’une action violente. M. Fahrad Khosrokhavar insiste sur ce point : « soyons vigilants et n’identifions pas indûment fondamentalisme et djihadisme : ils relèvent de deux registres différents ».

A. DES VECTEURS MULTIPLES DE RADICALISATION

Contrairement à ce qui était le cas ces dix dernières années, le nouveau discours des djihadistes ne touche pas seulement des jeunes sans repères. Les islamistes radicaux ont affiné leurs techniques d’embrigadement ; désormais, ils parlent et pensent en français. Mélangeant le vrai et le faux, ils parviennent à toucher des jeunes d’origines très différentes dont nombre appartiennent à la classe moyenne et ne sont pas d’origine arabo-musulmane. Les technologies modernes de communication constituent leurs principaux vecteurs.

1. La prégnance d’internet et des réseaux sociaux

Selon Mme Dounia Bouzar, qui cite les travaux de chercheurs, « Internet est la communication idéale pour un fonctionnement basé sur le réseau, ce qui est le cas des groupes terroristes en général. (…) Les terroristes d’aujourd’hui ne fonctionnent pas dans le vide ni isolément, contrairement aux apparences, mais sous la forme de réseaux qui apparaissent comme des organismes vivants nourris de dynamique de groupe, souvent plus élaborés qu’on ne le pense, en dépit des apparences de logistiques parfois sommaires. […] Le réseau est l’élément-clé du fonctionnement d’un groupe terroriste, si réduit soit-il » (18).

Mme Dounia Bouzar a décrit devant la commission les différentes étapes de l’endoctrinement : la personne en voie de radicalisation découvre des vidéos qui dénoncent des complots, puis s’inscrit dans un réseau social qui « lutte contre le complot ». C’est à ce moment qu’un de ses « nouveaux amis » faisant parti de ce groupe commence à évoquer le rejet du monde, le besoin de confrontation, puis le « djihad global ». Selon elle, la rencontre physique se fait une fois que l’endoctrinement est bien installé, parfois au moment du départ pour la Syrie. Dans d’autres cas, c’est la rencontre avec une personne déjà inscrite dans cette vision de besoin de confrontation avec le monde qui fournit les supports vidéos pour convaincre sa future victime.

Le processus d’endoctrinement

Ainsi que Mme Dounia Bouzar l’a exposé devant la commission, les vidéos de l’islam radical n’apparaissent pas dès le premier abord. De nombreux jeunes visionnent d’abord sur les réseaux sociaux des vidéos qui contestent le système productif et la société de consommation. Une partie des messages s’appuie sur des faits avérés ou vraisemblables tels que des médicaments qui se sont avérés nocifs, divers scandales alimentaires, des publicités mensongères ou certaines pratiques commerciales outrancières. Ces vidéos ne sont pas malveillantes en elles-mêmes, mais leur cumul repris sous l’angle du complot immerge le jeune dans une vision du monde où la duplicité prévaut et où « on nous cache la vérité ».

Le jeune a alors le sentiment d’avoir trouvé « la vérité cachée » qui explique à la fois son mal-être et l’état déplorable de la société. Il se laisse alors entraîner dans une succession de vidéos qui le dépriment, le paniquent mais aussi le galvanisent. Ces vidéos non prosélytes servent de moyen d’approche et contribuent à déstabiliser les individus fragiles, choqués par le cumul des contenus.

Une seconde série de vidéos persuade ensuite le jeune que des sociétés secrètes manipulent l’humanité et dirigent l’ensemble du monde à l’insu du peuple. La plus nocive d’entre elles serait celle des Illuminati, que les vidéos accusent de s’infiltrer partout pour asseoir son pouvoir. Certaines vidéos veulent persuader le spectateur que des symboles sataniques sont cachés partout, de l’étiquette de boissons sucrées aux billets de banque d’un dollar…

Enfin, une troisième série de vidéos persuade le jeune que seule une confrontation finale avec le monde peut sauver l’humanité grâce au « vrai islam ». Ces vidéos ont pour but de prolonger la phase d’endoctrinement en mettant en exergue des images encensant la beauté de la création d’Allah. Se mêlent à ces images réconfortantes des extraits détournés de témoignages de convertis, souvent sincères et d’interviews de pseudo scientifiques. Le jeune est alors sommé de se réveiller pour rejoindre le véritable islam, non pas celui de l’Arabie Saoudite, de la Tunisie ou de la France, mais celui des Véridiques, qui peut seul régénérer le monde lors de la confrontation finale.

Arrivent alors des vidéos de recrutement dont le but est de convertir un internaute qui ne se posait à l’origine aucune question spirituelle mais se trouvait plutôt engagé dans une volonté de se battre contre les injustices. Immergé dans une vision du monde où tout n’est que complot et mensonge, le jeune est persuadé que l’islamophobie n’est que la facette ultime du complotisme dans la mesure où cette religion constitue la seule chance de combattre les forces sataniques. Devenir un musulman rigoriste devient alors l’unique façon de détruire ces sociétés secrètes qui veulent anéantir l’humanité. Le jeune « se retrouve mentalement prisonnier d’une paranoïa qui peut le pousser à entrevoir les pires actes pour faire face au pire des mondes. (…) Le passage à l’acte terroriste devient possible si le sujet se met à entrer en contact avec des sites radicaux et à côtoyer des extrémistes prônant cette vision sombre et sans concession du monde ».

La dimension antisémite est systématiquement présente. Car, pour reprendre l’expression de l’une des personnes entendues par la commission d’enquête, « l’antisémitisme fait partie de l’ADN des djihadistes ».

Ainsi que le souligne Mme Dounia Bouzar, la manipulation, qui passe essentiellement par internet, peut également se poursuivre par téléphone. L’anthropologue cite le cas de jeunes filles (19) qui se sont retrouvées en contact avec 50 adultes différents par jour ! Ces adultes, dans une méthode confinant au harcèlement moral, sollicitent des jeunes en position de fragilité en leur demandant en permanence ce qu’ils font, s’ils ont fait leur prière… Comme, en outre, les mineurs peuvent s’embrigader entre eux par un phénomène de bande ou de mimétisme, le phénomène peut être sans fin.

Enfin, les jeunes se radicalisent certes sur internet, mais aussi et surtout par effet d’imitation ou par esprit de compétition. Le copinage, la complicité avec les amis jouent un rôle indéniable : un jeune va partir faire le djihad parce qu’un de ses copains est parti avant lui. Une étude sur les familles des jeunes Britanniques qui sont partis pour la Syrie a révélé l’importance de cette dimension. On peut supposer qu’il en va de même en France, comme l’ont affirmé plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête. Ces cercles de complicité qui se focalisent sur le djihadisme peuvent parfois résulter de rencontres survenues dans le cadre de la mosquée.

2. La mosquée, lieu de radicalisation ?

Toujours selon Mme Dounia Bouzar, « le passage par la mosquée n’est pas automatique ». Pour l’anthropologue, l’islam radical peut faire basculer des jeunes sans qu’ils n’aient participé à aucune prière. « Certains sont partis ou voulaient partir en Syrie sans qu’aucune pratique religieuse ne soit décelée la veille. » Dans d’autres parcours, « les radicaux passent par une mosquée pour renforcer l’alibi religieux de l’endoctrinement » de leur victime. Ils créent alors une confusion en se faisant passer pour de simples musulmans orthodoxes alors qu’en réalité, ils mettent en place un processus d’endoctrinement de leur victime : interdiction de rencontrer ses anciens amis, cessation de certaines activités, arrêt des études… Les familles se retrouvent démunies face au changement de comportement de leur enfant et mettent parfois beaucoup de temps à réaliser qu’il ne s’agit pas seulement d’une conversion religieuse.

D’autres observateurs font remarquer qu’aucune enquête n’a permis de mettre en évidence qu’un djihadiste français se serait radicalisé à la mosquée. En effet, il semblerait que, dans aucune mosquée, ne soit tenu un discours ouvertement favorable au djihad. En revanche, selon certains observateurs, des religieux – salafistes quiétistes et représentants du mouvement tabligh – restent neutres, refusant de laisser entrer la politique dans les lieux de culte. En réalité, il semblerait que les imams soient dépassés par un phénomène qu’ils découvrent en même temps que le reste de la population française.

Si la radicalisation ne passe pas officiellement par les prêches prononcés par les imams dans les mosquées, cela ne signifie pas que le rôle de ces lieux de culte soit négligeable. Cela peut être l’endroit où se font des rencontres, où des religieux sans titre officiel peuvent essayer, à la sortie du prêche et de manière plus ou moins discrète, de porter un autre message. Selon divers témoignages, la mosquée peut également être le lieu où sont repérés les musulmans modérés, et sur lesquels des islamistes peuvent tenter d’imposer leur emprise.

3. Le rôle controversé de la prison

Espace géographique clos, la prison suscite des débats sur le rôle qu’elle peut jouer en matière de radicalisation et de djihadisme. Deux opinions opposées s’affrontent : celle pour laquelle la prison serait la « pouponnière » du djihadisme et celle pour laquelle son rôle serait surévalué.

Ayant longtemps travaillé auprès de détenus radicalisés, M. Fahrad Khosrokhavar exprime sans détour son avis sur les prisons : « elles sont, on le sait, un des lieux de la radicalisation ».

Mais selon ce chercheur, le phénomène échapperait aux autorités carcérales qui ont en tête un modèle de radicalisation aujourd’hui obsolète et totalement en porte-à-faux par rapport à la réalité de la radicalisation. En effet, depuis quelques années, les détenus les plus radicalisés adoptent une attitude introvertie, ne se laissent pas pousser la barbe, ne montrent aucune agressivité à l’égard des surveillants, voire dissimulent leur religiosité à ces derniers lorsqu’ils se convertissent. De telle sorte que les surveillants sont, dans plusieurs cas, totalement ignorants du phénomène. Cette nouvelle forme de radicalisation concerne souvent de très petits groupes, deux ou trois personnes au maximum, afin de ne pas appeler l’attention de l’administration pénitentiaire.

M. Fahrad Khosrokhavar évoque également le cas de personnes mentalement fragiles qui auraient été prises pour cibles par des radicalisés notoires et auraient été profondément influencées par eux, phénomène inquiétant alors que, selon lui, un tiers de la population carcérale souffrirait de problèmes mentaux.

Selon M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, « la phase de la prison est fondamentale. La prison est désormais, selon les meilleures études et suivant un constat devenu banal, la " pouponnière " du djihadisme. Pour reprendre la formule d’un observateur, le jeune y entre en baskets et casquette, il en sort portant la barbe, la djellaba, voire un chapelet de prière et un Coran à la main. Ce changement physique s’accompagne d’un changement de comportement et de mentalité, marqué par l’acquisition de certains réflexes quotidiens en matière d’alimentation, de fréquentations, de langage, autant d’exigences induites par une vie collective mais quasi monacale ». Pour le président du CFCM, cette évolution les prépare, dès avant leur sortie de prison, à endosser une identité religieuse prosélyte, qui les pousse à vouloir rencontrer des gens comme eux, voire à subir une manipulation mentale qui les oriente vers les recruteurs du radicalisme, « d’abord vers les imams salafistes, ensuite vers les sites internet et, par leur intermédiaire, vers les djihadistes ».

A l’inverse, d’autres observateurs entendus par la commission d’enquête ont exprimé l’opinion selon laquelle la radicalisation en prison serait surestimée. Outre le fait que la radicalisation n’est pas synonyme de terrorisme, certains observateurs ont expliqué que beaucoup de détenus, notamment à la suite du choc que représente une première incarcération, se tournent vers la religion pour y trouver un réconfort ou un soutien moral, pas forcément dans le but de se radicaliser et de passer, ultérieurement, à l’action violente.

Seule une minorité des individus se trouvant aujourd’hui en Syrie ou en Irak aurait fait, au préalable, l’expérience de la détention. Et s’il est vrai que les djihadistes qui ont commis les attentats de Toulouse et de Paris avaient tous eu affaire à la justice, il est établi que leur radicalisation ne s’était pas produite en prison. D’après les informations fournies au rapporteur, 15 % des condamnés pour terrorisme ont déjà été incarcérés.

Il semble établi que certains détenus simulent une adhésion aux thèses radicales de manière à ne pas être importunés par les prosélytes fondamentalistes ou pour s’attirer la sympathie des autres détenus et vivre le plus « confortablement » possible leur temps de détention.

Si la prison n’est pas réellement un lieu où se forment les futurs djihadistes, la situation pourrait évoluer avec l’incarcération en grand nombre de djihadistes revenant du Moyen-Orient. La réponse de nature carcérale apportée à ces jeunes qui reviennent en France présente cet inconvénient.

Pour sa part, le ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, dépasse le phénomène – sans le sous-estimer – de la radicalisation dans les prisons pour mettre l’accent sur la porosité, facilitée par l’incarcération, entre le djihadisme et la délinquance. « Ce qui frappe dans l’analyse du profil de tous ceux qui sont entraînés dans des opérations à caractère terroriste, c’est l’extraordinaire fongibilité entre le monde de la petite délinquance (…) et le monde du terrorisme, soit que les petits délinquants basculent dans le terrorisme après s’être radicalisés en prison auprès de détenus radicalisés, soit qu’ils apportent un soutien logistique à des opérations sans nécessairement savoir ce à quoi ils participent. Il convient bien sûr d’attendre le résultat des enquêtes, mais l’arrestation de douze personnes proches d’Amedy Coulibaly et la mise en examen de certaines d’entre elles montrent cette fongibilité et ces complicités. »

Pour sa part, M. Fahrad Khosrokhavar soutient également l’existence d’une relation quasi linéaire entre délinquance et radicalisation. « Jusqu’à ce jour, la quasi-totalité de ceux qui ont commis des actes violents au nom du djihad étaient issus des banlieues et avaient été des délinquants : Khaled Kelkal en 1995 ; Mohammed Merah en 2012 ; Mehdi Nemmouche à Bruxelles en 2014 ; les frères Kouachi et Amedy Coulibaly en janvier 2015 ».

Il semblerait que les mineurs, au moins, échappent au phénomène de radicalisation dans les lieux d’enfermement en raison de leur régime de détention : leur encellulement est obligatoirement individuel et ils doivent être strictement séparés des détenus adultes. Et comme l’a indiqué Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la Justice, « même si, en certains lieux de détention, la séparation n’est pas complètement étanche, la situation n’a rien à voir avec celle des détenus majeurs. »

De plus, les mineurs incarcérés sont toujours sous l’œil de professionnels de l’administration pénitentiaire ou de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et ils bénéficient d’une présence éducative renforcée. Ainsi que le souligne Mme Catherine Sultan, « il serait irresponsable de ma part d’exclure totalement le risque de contagion mais (…) il est largement moindre que dans les établissements pénitentiaires pour majeurs ». Il en est de même dans les centres éducatifs fermés, petites structures « où ce qui se joue entre les jeunes et entre les jeunes et les adultes est perceptible. Si une influence négative s’exerçait et échappait à la vigilance des adultes présents, cela relèverait d’un dysfonctionnement ».

Mme Catherine Sultan a, en revanche, souligné que le risque est plus important au moment de la majorité, lorsque le jeune détenu, jusqu’alors très suivi, passe au régime des majeurs car « il se peut alors que ces très jeunes adultes cherchent une tutelle de substitution à la tutelle institutionnelle qu’ils avaient jusque-là, et le risque d’une influence négative n’est pas à négliger. »

B. DES MOTIVATIONS MULTIPLES ET COMPLEXES

Pour la commission d’enquête, les individus radicalisés se diviseraient le plus souvent en deux catégories, sans que soit exclue une porosité entre les deux : d’une part les idéologues, recruteurs et extrêmement dangereux, d’autre part les personnes manquant de repères dont la dangerosité est difficile à évaluer, les intentions difficiles à cerner et qui, bien souvent, sont les jouets des premiers.

1. La difficulté de tracer un profil type des individus radicalisés

Le Comité interministériel de prévention de la délinquance a tenté de tracer le portrait des individus radicalisés. Or il ressort des déclarations du préfet M. Pierre N’Gahane, son secrétaire général, « qu’il n'existe pas un profil type de personne tentée par cette radicalisation violente qui peut procéder d'une quête de sens, d'une recherche d'identité, d'un désir de se réaliser voire d'aider les autres, mais aussi d'une volonté d'en découdre avec le système, de refouler une frustration ou une haine entretenue ». Quoi qu'il en soit, ces personnes sont en grande fragilité au moment de leur basculement. Elles sont souvent en situation d'échec, d'isolement voire de rupture.

Toujours selon M. Pierre N’Gahane, les profils rencontrés sont multiples. « Il y a la jeune fille qui tombe amoureuse d’un salafiste – qui lui-même devient recruteur – et qui est heureuse de vivre une aventure avant de se retrouver dans une situation dramatique. Il y a le jeune au parcours délinquant, sans père ni repère, selon une formule très utilisée par les services de la protection judiciaire de la jeunesse. Il y a celui qui voit le chômage frapper sa famille, une génération après l’autre, et qui a l’impression qu’il ne s’en sortira jamais. Il y a aussi des jeunes qui ont envie de se réaliser, certains d’entre eux ayant été refusés par l’armée qui a estimé que leur profil psychologique n’était pas bon. Nous trouvons tous ces profils, de la jeune fille naïve au dur à cuire ».

Pour M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, les déterminants sociologiques, ne peuvent à eux seuls constituer une grille de lecture satisfaisante pour comprendre l’engagement djihadiste. Si la marginalisation économique d’un groupe social, religieux ou ethnique, favorise évidemment l’action collective protestataire violente, il est cependant exagéré d’établir un lien direct entre chômage et violence.

Il faut enfin se pencher sur les processus à l’œuvre dans la radicalisation et comprendre toute l’importance des représentations qui sont projetées par les aspirants au djihad sur leur expérience vécue. La radicalisation relève en effet toujours d’un mécanisme d’interprétation de l’environnement, qui justifie et encourage le recours à la violence. À cet égard, les chercheurs identifient plusieurs facteurs responsables de la production d’un cadre belliqueux, comme la stigmatisation, le racisme, l’exclusion, l’injustice ou le délit de faciès, autant d’éléments qui ont largement contribué à susciter chez certains jeunes une radicalisation qui ne date pas d’hier. Selon plusieurs chercheurs entendus par la commission d’enquête la ghettoïsation de la communauté musulmane issue de l’immigration, marquerait l’échec d’une politique d’intégration, qu’il serait urgent de revoir.

Selon M. Fahrad Khosrokhavar, depuis 2013, c’est-à-dire depuis la guerre civile en Syrie, la France serait confrontée à un phénomène nouveau, rencontré auparavant de manière exceptionnelle : l’afflux de jeunes issus des classes moyennes vers la radicalisation.

Selon lui, « leur profil anthropologique, leur subjectivité, leur façon de concevoir les choses et la forme que prend leur expression de soi sont totalement différentes de celles des jeunes des banlieues : ils ont non pas une haine ou une mentalité agonistique à l’égard de la société, mais plutôt le sentiment d’une profonde injustice. C’est par une forme d’engagement humanitaire qu’ils embrassent la version djihadiste de l’islam et décident de partir sur le terrain. En outre, ils présentent un certain nombre de caractéristiques frappantes du point de vue du sociologue : on trouve notamment parmi eux un nombre très élevé de convertis, issus de familles juives, catholiques, protestantes et même, dans quelques cas, bouddhistes, le plus souvent sécularisées, agnostiques ou athées. Ainsi, le djihadisme se diversifie de manière très troublante ».

Il a estimé que, tant que le profil du djihadiste était celui du jeune en guerre contre la société, il était possible d’imaginer un certain nombre de remèdes : répression, persuasion, tentative de briser le cercle infernal... Mais nous avons désormais en face de nous des jeunes qui ne présentent pas plus de symptômes de malaise social que les autres.

Et, toujours selon M. Khosrokhavar, la palette des postulants au djihad est large : « cela peut être M. Tout-le-monde ou, d’ailleurs, Mme Tout-le-monde, puisque – autre phénomène troublant – environ 20 % des personnes qui s’identifient à cette version de l’islam radical et tentent de faire le voyage sont des jeunes filles. De plus, on trouve parmi eux de plus en plus de post-adolescents, âgés de quinze à dix-sept ans. Bref, nous sommes confrontés à un nouveau type de djihadistes, qui présente une subjectivité aux contours totalement différents de celle des djihadistes classiques ».

2. Quelques caractéristiques dominantes

L’étude de plusieurs milliers d’individus a permis de déterminer des caractéristiques dominantes des personnes radicalisées :

– les origines confessionnelles et culturelles sont mixtes, beaucoup de djihadistes étant des convertis plus ou moins récents à l’islam ;

– la plupart ont rencontré des difficultés scolaires ou ont pu abandonner leurs études, même si certains ont atteint le niveau bac +3 ;

– la précarité sociale (chômage, difficultés financières, abandon de projet d’insertion) est souvent présente ;

– nombre de radicaux présentent des antécédents judiciaires de petite délinquance ;

– l’environnement familial de l’individu radicalisé présente souvent des traumatismes personnels ou dont l’individu a été témoin, tels que des actes de violences ou d’incestes ;

– la plupart sont dans des situations familiales complexes : parents séparés ou absents, etc. L’image paternelle ou parentale est défaillante, voire absente.

Ces éléments révèlent souvent un sentiment de non reconnaissance sociale et professionnelle conduisant à la frustration.

Les psychologues que la commission d’enquête a rencontrés ont souligné l’immaturité, et l’instabilité de la plupart des individus radicalisés dont beaucoup présentent des fragilités narcissiques (une faible estime de soi), une intolérance à la frustration ainsi qu’une pauvreté voire une absence d’affects.

Les indicateurs de la radicalisation

Le basculement vers la radicalisation violente laisse généralement apparaître un certain nombre d’indices liés à l’apparence, au comportement ou encore au discours des intéressés.

L’apparence physique et vestimentaire est un des premiers indicateurs visibles de basculement vers la radicalisation, mais ce seul critère ne suffit pas à établir une radicalité religieuse déviante. Toutefois, le changement soudain d’apparence physique et vestimentaire est en général un des premiers signes perceptibles.

Cette modification peut cependant être intermittente afin de dissimuler la radicalisation ou la conversion. Ainsi, certaines jeunes filles conservent-elles dans le cercle familial leur mode vestimentaire classique mais adoptent loin du regard parental et du domicile une tenue islamique « correcte ».

Selon l’évolution de son processus de radicalisation et son degré d’endoctrinement, l’individu adopte différentes stratégies et modes opératoires afin de ne pas éveiller les soupçons et protéger un espace qu’il sait transgressif. Ce comportement symptomatique renforce l’emprise propagandiste et l’isolement du radicalisé. Les mensonges et la dissimulation conduisent à une rupture progressive avec l’environnement habituel de l’individu. De fait, les proches, bien qu’inquiets, ne perçoivent pas toujours la portée du basculement radical ce qui rend d’autant plus délicate la mise en œuvre d’une action préventive.

L’individu radicalisé peut dissimuler, de sa propre initiative ou sur les conseils de recruteurs potentiels, ses intentions transgressives (notamment son départ vers des terres de djihad) par divers stratagèmes pour ne pas éveiller les soupçons de ses proches, risquer une interdiction de sortie du territoire ou appeler l’attention des services de police. Ainsi, de nombreux départs de mineurs ou jeunes adultes se produisent à l’insu de l’entourage. Confrontées le plus souvent à une disparition « inquiétante », les familles découvrent souvent a posteriori des indices évocateurs : cartes d’itinéraires et brochures de voyages vers la Turquie et la Syrie, historiques de consultations de sites internet radicaux qui confirment la maturation et la préméditation du projet, etc…. Des voyages touristiques ou projets humanitaires en Turquie peuvent être le prétexte à un périple djihadiste.

Cette dissimulation renvoie parfois de façon dévoyée au concept de Taqîya, issu de la théologie chiite, qui autorise les musulmans à dissimuler leur foi dans certaines circonstances dans le but d’éviter les persécutions.

La radicalisation conduit généralement les individus à mener une pratique religieuse particulièrement ritualisée.

Le comportement d’un individu radicalisé laisse généralement transparaître un certain nombre de ruptures, parfois brutales, par rapport aux habitudes et à l’environnement habituel.

Enfin, l’individu radicalisé véhicule de façon stéréotypée l’ensemble de la rhétorique radicale et propagandiste puisée le plus souvent sur internet. Il se fait ainsi le porte parole des théories complotistes et conspirationnistes : quelques puissances obscures commandent le monde, au premier rang desquelles les francs-maçons, les Illuminati et les juifs sionistes. Ses discours deviennent hostiles à la République laïque, à l’Occident en général et au « Grand Satan américain » en particulier, ainsi qu’à tous les groupes institutionnels assujettis aux pouvoirs « mécréants » : armée, police, etc. Le discours, s’il ne l’était déjà, devient systématiquement et violemment antisémite, antisioniste et anti-israélien. Les propos deviennent apocalyptiques et millénaristes, stéréotypés, dépersonnalisés et sont généralement justifiés par des sourates du Coran.

3. Le djihadisme, des repères simples et l’accès à la notoriété

Pour différents chercheurs, le succès du djihadisme auprès de certaines populations tient aussi au fait que ce mouvement propose des solutions simples, pour ne pas dire simplistes, à des questions que se posent certains de nos contemporains. Les actes terroristes qu’il encourage permettent à des individus frustrés de connaître une notoriété inespérée.

Surtout, en Europe, le djihadisme participe d’une logique de provocation : il donne la possibilité à l’individu insignifiant de se hausser au-dessus des autres. Dans son ouvrage Radicalisation (20), M. Fahrad Khosrokhavar évoque la figure du « héros négatif », c’est-à-dire de celui qui se sent adulé du fait même de son rejet par les autres. Sauf que le héros négatif est, en l’espèce, médiatisé. « Qui connaissait Mohammed Merah avant qu’il ne passe à l’acte ? Qui ne le connaît pas désormais ? C’est d’ailleurs pour cette raison que les djihadistes filment : la couverture médiatique devient partie intégrante de l’action destructrice. En ce sens, on peut parler d’une nouvelle forme de subjectivité hyper narcissique, d’une volonté de s’affirmer et de sortir de l’insignifiance ».

Les chercheurs constatent des phénomènes anthropologiques analogues chez les jeunes filles qui partent dans une zone de djihad. Ces jeunes filles pensent que les jeunes garçons de leur entourage manquent de maturité, parce qu’ils n’ont pas été confrontés à la vie. En revanche, l’homme qui s’expose à la mort, se transformant ainsi en martyr potentiel, devient crédible à leurs yeux et peut faire un partenaire fiable – à supposer qu’il survive au djihad. Selon M. Fahrad Khosrokhavar, « ce qui fait surface dans l’esprit de ces jeunes filles en quête de virilité masculine, c’est une inversion des idéaux féministes, une sorte de post-féminisme désenchanté ou – contradiction dans les termes – un " féminisme " djihadiste ».

4. Fragilité psychologique et dimension « romantique » 

Tous les observateurs s’accordent pour reconnaître que la plupart des jeunes gens qui ont fait l’objet d’un embrigadement les ayant conduits au djihad se trouvent dans des situations de grande fragilité psychologique.

Un grand nombre de jeunes embrigadés par le discours djihadiste souffrirait de troubles psychologiques voire psychiatriques, ce qui incite certains observateurs à préconiser un examen psychologique systématique de ces individus lorsqu’ils sont engagés dans une procédure judiciaire, quand bien même ils ne seraient pas poursuivis pour une infraction criminelle.

Pour d’autres jeunes qui éprouvent du mal à trouver leur place dans la société, c’est la dimension « romantique » de l’action djihadiste qui est mise en avant : le départ pour la Syrie est placé sous le signe de l’humanitaire, il s’agit généralement d’aider des enfants qui souffrent dans un monde où la passivité des adultes l’emporterait sur la compassion et l’entraide… De même, ces individus sont souvent dépeints comme étant en quête personnelle de réparation et de reconnaissance, qui peuvent se traduire par des aspirations guerrières ou chevaleresques permettant en particulier aux garçons d’exprimer leurs pulsions agressives. Issues des classes populaires ou supérieures, maghrébines ou non, athées, catholiques, bouddhistes, voire juives, de nombreuses jeunes filles ont en commun d’avoir inscrit sur leur profil Facebook qu’elles voulaient faire un métier altruiste (infirmière), travailler dans l’humanitaire ou le secteur médico-social, s’engager dans la société pour lutter contre les injustices. C’est à partir de ces éléments qu’elles ont probablement été repérées sur internet par des « chasseurs de tête ».

La dimension amoureuse n’est pas exclue : Mme Dounia Bouzar cite l’exemple de recruteurs qui utilisent des techniques de séduction amoureuse pour user d’influence auprès de jeunes filles qu’ils finissent par convaincre de partir pour le théâtre irako-syrien, sans jamais être partis eux-mêmes. De la même manière, l’anthropologue présente le cas d’une séductrice portant le niqab qui est partie avec trois hommes différents et qui est revenue à chaque fois.

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Phénomène complexe, combat politique, idéal religieux dévoyé, souvent associé à une quête identitaire, le djihadisme se nourrit actuellement du « professionnalisme » de Daech qui exploite toutes les arcanes de la communication moderne et fait peser sur notre pays une menace protéiforme, qui peut être ponctuelle ou de très haute intensité.

Pour votre rapporteur, deux profils coexistent, sans qu’on puisse exclure une porosité entre les deux : les recruteurs, radicalisés et extrêmement dangereux, et les personnes manquant de repères, dont la dangerosité est très difficile à évaluer et dont les intentions sont impossibles à cerner. C’est cette dichotomie qui sera le fil directeur de la réflexion engagée par votre rapporteur sur la répression et la prévention de ce phénomène dont rien n’indique qu’il devrait faiblir.

Les caractéristiques actuelles de cette menace justifient un renforcement des moyens administratifs et judiciaires consacrés à la lutte contre ce phénomène, renforcement dont le Gouvernement et le Parlement ont déjà pris la mesure mais qui doit encore être accentué sur certains points.

DEUXIÈME PARTIE : ADAPTER LA DÉTECTION ET LE SUIVI DES DJIHADISTES, RENFORCER LEUR PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE

La lutte contre le terrorisme comprend deux volets : la prévention, qui relève de la police administrative et qui est mise en œuvre par les services de renseignement ainsi que la police et la gendarmerie et la répression, qui relève de l’autorité judiciaire.

En matière de prévention du terrorisme, les efforts notables en matière de renforcement des effectifs et des moyens des services de renseignement doivent être poursuivis.

Mesures exceptionnelles pour renforcer la lutte contre le terrorisme

annoncées le 21 janvier 2015 par le Premier ministre (21)

À la suite des attentats qui ont été commis dans la capitale entre les 7 et 9 janvier 2015, le Gouvernement, par la voix du Premier ministre, a annoncé les mesures suivantes :

- création de 2 680 emplois supplémentaires consacrés à la lutte contre le terrorisme au cours des trois prochaines années, dont 1 400 au ministère de l’intérieur, 950 au ministère de la justice, 250 au ministère de la défense et 80 au ministère des finances (dont 70 pour les douanes). Parmi ces emplois, 1 100 seront alloués aux services de renseignement intérieur chargés de lutter contre le terrorisme : 500 à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 500 au service central du renseignement territorial (SCRT) et 100 à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) ;

- ouverture de 425 millions d’euros de crédits d’investissement, d’équipement et de fonctionnement consacrés à ce plan de renforcement, au cours des trois prochaines années, dont 233 millions d’euros pour le ministère de l’intérieur et 181 millions d’euros pour celui de la justice.

Au sein du ministère de l’intérieur, 12 millions d’euros seront affectés à la DGSI pour lui permettre d’investir dans des moyens technologiques. Une autre partie de ces crédits sera consacrée au renforcement de la protection des policiers (nationaux et municipaux) et des gendarmes : gilets pare-balles et armements plus performants.

Au sein du ministère de la justice, une partie des crédits sera consacrée à la généralisation du brouillage téléphonique dans les établissements pénitentiaires, au recrutement d’informaticiens afin de mieux contrôler les ordinateurs des détenus, ainsi qu’à l’embauche d’une quarantaine d’interprètes.

- mise en place du système PNR (passenger name record) destiné à mieux surveiller et contrôler les déplacements aériens des personnes suspectes d’activités criminelles. La plateforme de contrôle française sera opérationnelle dès septembre 2015 ;

- renforcement de 27 magistrats affectés à la juridiction antiterroriste de Paris ainsi que de 16 magistrats référents « anti-terrorisme » affectés dans les autres parquets ;

- renforcement des parquets et des juridictions interrégionales spécialisées, compte tenu des liens qui existent entre la criminalité organisée et le terrorisme ;

- renforcement du renseignement pénitentiaire grâce à l’affectation de 66 agents supplémentaires pour mieux appréhender les phénomènes de radicalisation en milieu carcéral ;

- création d’une unité de veille et d’information au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ;

- création d’une mission d’inspection conjointe de l’inspection générale des services judiciaires et de l’inspection générale de l’administration au sein des services et institutions de la protection judiciaire de la jeunesse ;

- mise en place d’un fichier recensant les personnes prévenues ou condamnées pour des faits de terrorisme, avec obligation pour ces personnes de déclarer à intervalles réguliers leur adresse et leurs déplacements à l’étranger ;

- création en prison de cinq quartiers réservés aux personnes détenues radicalisées ;

- recrutement de 60 aumôniers musulmans (30 en 2015, 30 en 2016), soit une augmentation de 30 % des effectifs ;

- affectation de 60 millions d’euros supplémentaires à la prévention de la radicalisation dans les trois prochaines années, à travers le fonds interministériel de prévention de la délinquance ;

- lancement du site www.stop-djihadisme.gouv.fr pour informer le public sur les moyens de lutte contre l’embrigadement djihadiste, notamment celui des jeunes ;

- renforcement de la surveillance des communications et de l’internet des djihadistes emprisonnés ;

- renforcement des moyens consacrés à la surveillance du cyberdjihadisme et aux enquêtes relatives aux délits commis sur internet.

La coordination des différents acteurs du renseignement doit également faire l’objet d’un renforcement pour s’assurer que les « signaux faibles » sont correctement détectés et pris en charge.

Les moyens de police administrative permettant d’identifier et de surveiller les personnes revenant des zones de djihad, doivent encore être consolidés, tandis que leur prise en charge judiciaire doit demeurer une priorité.

Le dispositif français de répression du terrorisme, particulièrement performant, peut encore être amélioré. Les moyens de l’enquête pénale doivent être renforcés et les mesures prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire méritent d’être suivies avec une plus grande vigilance.

Enfin, des évolutions pourraient intervenir en matière d’exécution des peines, s’agissant du contrôle des obligations du sursis avec mise à l’épreuve, des dossiers d’aménagement de peine qui pourraient bénéficier d’un cadre juridique tenant compte des nécessités de l’ordre public et du renforcement du suivi postérieur à l’incarcération.

I. L’ACTION DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT ET DE POLICE POUR LUTTER CONTRE LE DJIHADISME

La lutte contre le terrorisme djihadiste repose sur l’action conjuguée des services de renseignement, d’autres services qui concourent au renseignement ainsi que, plus généralement, de l’ensemble des forces de police et de gendarmerie.

Si l’ensemble des techniques de renseignement (22) sont ouvertes aux six services spécialisés de renseignement, d’autres services pourront y avoir accès, notamment pour la prévention du terrorisme, dès lors qu’ils figureront dans un décret en Conseil d’État prévu à l’article L. 811-4 du code de la sécurité intérieure (tel que prévu par l’article premier du projet de loi sur le renseignement). Il ne s’agit pas d’une nouveauté : de nombreux services bénéficient aujourd’hui, par voie réglementaire, de l’accès aux données de connexion (23) ainsi qu’aux interceptions de sécurité (24).

A. L’ORGANISATION DE NOS SERVICES CHARGÉS DU RENSEIGNEMENT

Les six services spécialisés de renseignement forment la « communauté du renseignement ».

En application de l’article D. 1122-8-1 du code de la défense (25), les services spécialisés de renseignement, sont :

—  la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ;

—  la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) ;

—  la direction du renseignement militaire (DRM) (26) ;

—  la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) (27) ;

—  le service à compétence nationale dénommé « direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières » (DNRED) ;

—  le service à compétence nationale dénommé « traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins » (Tracfin) (28).

Selon le nouvel article L. 811-2 du code de la sécurité intérieure (qu’introduit le projet de loi relatif au renseignement, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 5 mai 2015), leur mission s’exerce en France et à l’étranger (29) et consiste en la recherche, la collecte, l’exploitation et la mise à disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation. Par ailleurs, ces services contribuent à la connaissance et à l’anticipation de ces enjeux ainsi qu’à la prévention et à l’entrave de ces risques et menaces.

Les finalités d’action des services de renseignement seraient, selon le même projet de loi, au nombre de sept, parmi lesquels figure « la prévention du terrorisme ». Si le fait de définir dans la loi leurs finalités d’action est nouveau, il convient de souligner que la prévention du terrorisme est déjà un motif de mise en place des interceptions de sécurité et figure déjà dans les décrets organisant ces différents services.

En matière de prévention du terrorisme, les deux services les plus directement impliqués sont la DGSI et la DGSE.

1. La montée en puissance de la DGSI

L’objectif du présent rapport n’est pas de tirer un nouveau bilan de la création, en 2014 de la DGSI (30). Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement a, en effet, souligné les effets de cette réforme (31).

Rappelons tout de même qu’en 2008 a été créée une direction centrale du renseignement intérieur (32) – au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN) – reprenant les effectifs et les compétences de la direction de la surveillance du territoire (DST) et d’une partie de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Le surplus des effectifs de cette dernière a été affecté à une sous-direction de l’information générale (SDIG), au sein de la direction centrale de la sécurité publique de la DGPN.

Cette organisation a généré des dysfonctionnements pointés par nos collègues Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère dans un rapport d’information publié en mai 2013 (33) : défauts de coordination des deux structures, manque d’effectifs et de moyens de la SDIG et conception rigide de la séparation entre milieu « ouvert » et milieu fermé, le recueil d’information par la SDIG ne devant pas être clandestin.

Ces dysfonctionnements ont également été pointés par un rapport administratif remis en octobre 2012 au ministre de l’Intérieur (34) rédigé à la suite des actes terroristes commis par Mohammed Merah à Toulouse et Montauban en mars de la même année.

La réforme engagée dès 2013 a conduit à ériger la DCRI en direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) (35), notamment pour lui permettre de disposer de plus de marges de manœuvre en matière de gestion des ressources humaines (pour recruter par contrat des traducteurs et des linguistes, des analystes en géopolitique, des juristes, des ingénieurs et des techniciens).

Parallèlement, le service central du renseignement territorial (SCRT) (36), s’est substitué en 2014 à la sous-direction de l’information générale, au sein de la direction centrale de la sécurité publique de la direction générale de la police nationale. La mission de « renseignement » de ce nouveau service est explicite et il travaille « en coordination » avec la gendarmerie nationale sur cette question, et non plus « en liaison ». Dans les départements, le chef du service départemental du renseignement territorial est l’adjoint du directeur départemental de la sécurité publique, spécifiquement chargé du renseignement territorial. Il participe systématiquement aux réunions préfectorales dites « de police » où sont évoqués les dossiers en cours et les besoins locaux de coordination des services de police et de gendarmerie.

La DGSI, en application de l’article premier du décret du 30 avril 2014 (37), est chargée, sur l’ensemble du territoire de la République, de rechercher, de centraliser et d’exploiter le renseignement intéressant la sécurité nationale ou les intérêts fondamentaux de la Nation.

Son article 2 précise qu’au titre de ses missions, la direction générale de la sécurité intérieure « concourt à la prévention et à la répression des actes de terrorisme ou portant atteinte à la sûreté de l’État, à l’intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ».

Très concrètement, c’est la DGSI qui à l’occasion des retours des zones de djihad, procède (38) soit à l’interpellation des personnes pour lesquelles elle dispose d’éléments permettant de les « judiciariser » (39), soit à des entretiens administratifs pour tenter de mieux cerner la personnalité des personnes concernées.

Depuis 2014, la DGSI a systématisé les entretiens administratifs avec les individus concernés par les filières syro-irakiennes. Au 15 janvier 2015, elle a procédé à :

—  144 entretiens avec des candidats dont les velléités de rejoindre la Syrie avaient été mises au jour par des investigations,

—  31 entretiens avec des individus revenus de zone.

Par ailleurs, la DGSI a réalisé 290 entretiens avec des « collatéraux » (parents, proches, amis) désireux de signaler un membre de leur entourage sur le départ ou déjà parvenu sur zone.

Au total, la DGSI a donc procédé à 465 entretiens administratifs en un an. La coopération avec les familles apparaît beaucoup plus fructueuse que les entretiens réalisés avec les personnes directement concernées, dont la détermination reste le plus souvent inchangée.

Dans un contexte budgétaire difficile, la DGSI s’est vu destinataire, en 2014, d’un programme de 432 recrutements sur cinq années et d’une dotation de 12 millions d’euros supplémentaires. Cet effort a été renforcé par le plan gouvernemental annoncé le 21 janvier dernier.

Plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête ont souligné l’importance du continuum entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. La coopération entre la DGSE et la DGSI n’a jamais été aussi forte et se caractérise par des échanges de personnels entre les deux structures, comme l’a d’ailleurs souligné le ministre de l’Intérieur le 19 mai 2015. Il a ainsi précisé à la commission d’enquête qu’une équipe de la DGSE était désormais présente dans les locaux de la DGSI et que cette nouveauté, « inconcevable il y a peu », n’avait suscité aucune réserve de la part des services.

2. Le service central du renseignement territorial

Le service central du renseignement territorial (SCRT) a succédé en mai 2014 (40) à la sous-direction de l’information générale (SDIG), au sein de la direction centrale de la sécurité publique de la police nationale.

Là encore, l’objet du présent rapport n’est pas de dresser un nouveau bilan de cette réforme, la délégation parlementaire au renseignement l’ayant déjà fait (41). Il convient tout de même de relever que le chef de ce service a rang de directeur central adjoint de la sécurité publique et que l’action des services départementaux, qui concerne l’ensemble du territoire et non les seules zones relevant de la compétence de la police, est consolidée.

Surtout, les missions de ce service sont plus précisément définies que celles de la SDIG. Dans une circulaire du 21 mars 2014, le ministre de l’Intérieur indique que « les renseignements recherchés concernent tous les domaines de la vie institutionnelle, économique et sociale susceptibles d’entraîner des mouvements revendicatifs ou protestataires. Par leur implication dans la détection des phénomènes violents et la veille des quartiers sensibles, les services du renseignement territorial participent à la lutte contre la délinquance liée principalement à l’économie souterraine. Enfin, ils s’intéressent à tous les faits de société visant à remettre en cause les valeurs républicaines tels que les dérives sectaires, les phénomènes de repli communautaire et identitaire ainsi que la contestation politique violente. Ce champ de compétence induit des modes de fonctionnement qui feront appel à des méthodes de recherche opérationnelle ainsi qu’au développement du cyber-renseignement ».

Les termes de cette circulaire consacrent la complémentarité du SCRT et de la DGSI, chacun traitant une partie du spectre du renseignement intérieur. En évoquant les « méthodes de recherche opérationnelle », la circulaire met officiellement fin à la division rigide entre milieu ouvert et milieu fermé qui avait présidé à la précédente réforme : le SCRT peut désormais recourir, par exemple à des interceptions de sécurité.

Le SCRT était doté de 1975 personnels en novembre 2014. Rappelons qu’à sa création, en 2008, la SDIG comptait 1 507 personnels – les effectifs des renseignements généraux étaient auparavant de 3 200. Pour la seule année 2014, 115 fonctionnaires de police et 22 gendarmes ont rejoint le service. Actuellement, le service compte 149 militaires de la gendarmerie, dont 33 à l’échelon central.

Avec l’affectation de 350 policiers et 150 gendarmes supplémentaires sur trois ans, prévu par le plan gouvernemental du 21 janvier 2015, les effectifs du SCRT vont atteindre 2 200 agents fin 2015, puis 2 500 agents en 2017.

La présence croissante de gendarmes au sein du SCRT est particulièrement souhaitable car ce service est compétent pour l’ensemble du territoire, aussi bien en zone police qu’en zone gendarmerie, bien qu’il soit rattaché à la direction de la sécurité publique de la police nationale.

La commission d’enquête se félicite tout particulièrement du fait que les gendarmes affectés localement au SCRT seront placés au sein des unités de gendarmerie afin de profiter au mieux des retours de leurs collègues détectant des « signaux faibles ».

Si la transformation du SCRT en un service commun de la police et de la gendarmerie a pu être évoquée, la commission d’enquête ne préconise pas cette solution car elle risquerait de fragiliser de nouveau les structures administratives qui semblent tout juste se stabiliser après 7 ans de réformes. Les nécessaires « tâtonnements » administratifs qui accompagneraient une nouvelle réforme ne peuvent pas être acceptés actuellement, dans le contexte d’une menace diffuse et croissante.

Pour autant, des ajustements peuvent encore être accomplis, notamment dans la répartition des effectifs sur le terrain, qui doit nécessairement être ajustée en fonction du développement des menaces.

La dimension plus « opérationnelle » du SCRT par rapport à la SDIG est illustrée par la création d’une division nationale de recherche et d’appui (DNRA). Les 55 personnes qui la composent pourront appuyer des opérations conduites localement (articulées autour de six services zonaux).

D’après les informations recueillies par la commission d’enquête, si ces services de recherche et d’appui ont été créés dans le but de lutter contre l’économie souterraine ou les dérives urbaines, ils sont désormais également utilisés pour des opérations de surveillance d’individus radicalisés.

3. La direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris

Si la DGSI et le SCRT ont une compétence nationale en matière de renseignement, ces deux services ne disposent pas d’implantations territoriales à Paris et dans les départements de la petite couronne (42). En effet, ce territoire relève de la compétence de la direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP) qui exerce une pleine compétence dans le domaine du renseignement territorial et assume certaines des compétences (43) de la DGSI en matière de lutte contre le terrorisme et les subversions violentes.

Si la DRPP compte, au total, 865 effectifs, 67 d’entre eux sont affectés à la lutte contre le terrorisme. Compte tenu du plan gouvernemental annoncé, cet effectif devrait être porté à 167.

4. La sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie

La loi n° 2009-971 du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale prévoit, à l’article L. 3211-3 du code de la défense, que celle-ci « contribue à la mission de renseignement et d’information des autorités publiques, à la lutte contre le terrorisme, ainsi qu’à la protection des populations ».

Depuis la réforme du renseignement intérieur, entreprise en 2008, la gendarmerie a pu sembler avoir du mal à trouver sa place dans l’organisation de notre système de renseignement (44), la SDIG et la direction centrale du renseignement intérieur (devenue DGSI) ne semblant pas laisser de rôle significatif à la gendarmerie.

La participation de la gendarmerie à l’effort de renseignement est double :

– d’une part, elle fournit de plus en plus de militaires au SCRT (cf. supra) ;

– d’autre part, elle s’est dotée d’une chaîne de renseignement propre qui se distingue doublement de la police nationale d’abord par l’absence de structure spécialement dédiée à la collecte du renseignement et ensuite par le but poursuivi qui s’intègre pleinement à la manœuvre d’ordre public alors que le champ d’action du SCRT est beaucoup plus vaste.

Le 6 décembre 2013 était créée une sous-direction de l’anticipation opérationnelle (45) (SDAO) au sein de la direction des opérations et de l’emploi. Opérationnelle depuis le 1er janvier 2014, elle accueille depuis le 7 avril 2014 un commissaire de police en qualité d’adjoint au chef de la sous-direction ainsi qu’un commandant de police.

La SDAO se situe au sommet d’une chaîne intégrée de renseignement et s’adosse à l’organisation territoriale de la gendarmerie qui se compose : d’un échelon local en charge du recueil du renseignement (mission confiée au gendarme dans son unité), d’un échelon départemental situé au niveau du groupement où œuvrent un officier adjoint renseignement (OAR) et la cellule renseignement afin de participer au recueil de renseignement et d’élaborer une analyse de premier niveau, et d’un échelon régional et zonal où se situent également un OAR ainsi qu’un bureau renseignement ; ces deux structures apportent leur contribution à la gestion des événements d’ampleur dépassant le seul cadre du département.

L’ensemble représente un total d’environ 450 analystes répartis dans les cellules et bureaux renseignement ainsi qu’à la SDAO (40 ETPT en 2014) et qui traitent les informations recueillies pour en produire du renseignement opérationnel.

Cette structure n’a pas pour objectif d’être redondante avec le SCRT, dans lequel la gendarmerie est de plus en plus impliquée, mais bien de fournir une analyse opérationnelle facilitant son action.

Une coordination avec la police est d’ailleurs mise en place puisque parmi les renseignements traités par le « centre d’analyse et d’exploitation » dont est dotée la SDAO, ceux relevant de l’islamisme radical sont pris en charge par un groupe de travail composé d’un officier supérieur de la gendarmerie et d’un capitaine de police détaché pour emploi auprès de la gendarmerie. Cette structure est d’ailleurs encadrée par l’adjoint police du sous-directeur.

Notons enfin que la SDAO n’est pas la seule entité de la gendarmerie qui traite de renseignement puisque le bureau de liaison anti-terroriste (BLAT), placé auprès de sa sous-direction de la police judiciaire permet à la gendarmerie de transmettre des informations utiles à la DGSI.

B. LE RENSEIGNEMENT PÉNITENTIAIRE

Créé en 2003, le bureau du renseignement pénitentiaire joue un rôle important dans la surveillance des filières et des individus djihadistes – à la fois pour lutter contre le risque de radicalisation en prison et prévoir les conditions d’incarcération d’un nombre de plus en plus important de prévenus, accusés ou condamnés pour des faits terroristes.

L’action du bureau du renseignement pénitentiaire fait l’objet d’une coordination croissante mais encore perfectible avec les autres services. Aujourd’hui, sa transformation en véritable service de renseignement, doté de capacités propres, paraît de plus en plus nécessaire et urgente.

1. Le bureau du renseignement pénitentiaire

La France n’a pas fait le choix, contrairement aux Britanniques, de confier le renseignement pénitentiaire à un service de renseignement spécialisé, mais a préféré le maintenir au sein de l’administration pénitentiaire. Créé par un arrêté du 7 janvier 2003 portant organisation en bureaux de la direction de l’administration pénitentiaire, le bureau du renseignement pénitentiaire (46) a vu sa compétence précisée par un arrêté du 9 juillet 2008 fixant l’organisation en bureaux de la direction de l’administration pénitentiaire.

L’article 4 de l’arrêté de 2008 précise qu’il est chargé « de recueillir et d’analyser l’ensemble des informations utiles à la sécurité des établissements et des services pénitentiaires. [Il] organise la collecte de ces renseignements auprès des services déconcentrés et procède à leur exploitation à des fins opérationnelles. Il assure la liaison avec les services centraux de la police et de la gendarmerie ». La mission du bureau du renseignement pénitentiaire est donc double puisqu’elle concerne, d’une part, le suivi et l’évaluation de la situation des établissements pénitentiaires au regard des risques d’incidents graves (prévention des évasions, intrusions, etc.) et, d’autre part, la collecte, le croisement et l’analyse des renseignements concernant des détenus particulièrement signalés, notamment au titre du terrorisme.

Sur ce dernier point, le renseignement pénitentiaire a mis en place dès 2004 un outil de détection du prosélytisme religieux, rénové en 2010. De même, un plan interministériel d’action sur la radicalisation religieuse a été élaboré au printemps 2014. Il s’est notamment traduit par une meilleure structuration du réseau du renseignement pénitentiaire et une circulation plus fluide de l’information.

Au niveau de l’administration centrale, le bureau du renseignement pénitentiaire compte 13 agents, soit trois de plus qu’à sa création (47). Il s’articule autour d’un pôle « terrorisme et criminalité internationale » et d’un pôle « grand banditisme » dont la répartition des suivis s’opère selon un découpage géographique, correspondant aux principaux foyers de criminalité organisée et à l’organisation territoriale des services déconcentrés. Un troisième pôle « documentation » a été institué en 2013.

À l’occasion de l’audition des syndicats de personnels de direction de l’administration pénitentiaire, a été évoquée la réorganisation prévue de l’administration centrale. La sous-direction de l’état-major de sécurité, composée aujourd’hui de trois bureaux (bureaux de gestion de la détention, de la sécurité pénitentiaire et du renseignement pénitentiaire), disparaîtrait au profit de deux sous-directions, l’une relative aux métiers, l’autre aux publics. Ce redéploiement des trois bureaux fait craindre à certains représentants syndicaux « que la synergie créée entre les trois bureaux de l’état-major risque d’être remise en cause » (48).

Au-delà de cette structure nationale, le réseau de renseignement pénitentiaire se décline aux niveaux régional et local. Chacune des neufs directions interrégionales des services pénitentiaires de métropole (49) dispose d’au moins un délégué interrégional au renseignement pénitentiaire. Le délégué assure une mission de recueil et d’analyse d’informations utiles à la sécurité générale des établissements pénitentiaires. Il organise également la collecte de ces informations auprès des établissements et en assure l’exploitation opérationnelle en liaison avec l’unité de gestion de la population pénale et la cellule sécurité de la direction interrégionale. Enfin, dans une logique de « redescente » de l’information, il renseigne les établissements sur les profils des détenus dangereux ou sensibles.

Au niveau local, au sein de chaque structure pénitentiaire, le chef d’établissement désigne un délégué local au renseignement pénitentiaire, chargé de collecter l’ensemble des informations utiles sur les détenus suivis au sein de sa structure. Il a également vocation à entretenir des relations avec les partenaires institutionnels locaux. Sauf exception, le délégué local n’est malheureusement pas occupé à temps plein par la fonction renseignement.

À l’occasion de plusieurs déplacements au sein d’établissements pénitentiaires, les membres de la commission d’enquête ont pu mesurer la qualité des personnels en charge du renseignement pénitentiaire, leur forte implication et leur remarquable dévouement.

2. Les relations avec les services de renseignement

Dès 2012, les relations entre le bureau du renseignement pénitentiaire et la direction centrale du renseignement intérieur (devenue DGSI) ont été formalisées par un protocole, qui fait actuellement l’objet d’une révision. De même, un protocole a été signé le 9 mars 2015 avec l’UCLAT, qui, d’ailleurs, accueille un directeur d’administration pénitentiaire en son sein depuis janvier 2015.

Selon les informations recueillies par votre rapporteur, un protocole serait en cours de finalisation avec le SCRT. Il lui a d’ailleurs été indiqué que malgré l’absence de protocole formalisé entre l’administration pénitentiaire et le SCRT, les échanges entre services sont fréquents.

Dans son rapport pour l’année 2014, la délégation parlementaire au renseignement regrettait qu’aucun protocole ne soit prévu avec la SDAO – ou le bureau de liaison anti-terroriste – de la gendarmerie nationale.

Globalement, la commission d’enquête ne peut que se féliciter de l’existence de ces protocoles qui traduit le rôle croissant que joue le bureau du renseignement pénitentiaire et témoigne des efforts de coordination réalisés entre les entités chargées du renseignement.

Cela dit, il ressort de ses travaux que les échanges les plus fructueux sont ceux qui sont réalisés localement, sans que le passage de l’information par une administration centrale ne soit nécessaire. Elle souhaite donc une vitalité maximale aux volets locaux de ces différents protocoles.

3. Créer un véritable service de renseignement pénitentiaire

Le bureau du renseignement pénitentiaire ne dispose aujourd’hui que de peu de moyens pour assumer ses missions. Il ne peut pas détecter et intercepter des communications (50) passées au moyen de téléphones portables interdits en détention (51). De même, l’usage d’un fichier informatique aiderait également à la rationalisation des activités conduites (52).

Portant sur la surveillance des détenus, l’article 12 du projet de loi relatif au renseignement a entendu, dans sa version initiale, donner de nouveaux moyens au renseignement pénitentiaire sous le contrôle du procureur de la République, mais pas en matière de prévention du terrorisme. Il introduisait, à cette fin, deux nouveaux articles – 727-2 et 727-3 – dans le code de procédure pénale.

Le premier de ces deux articles prévoyait que les correspondances émises ou reçues par la voie des communications électroniques ou radioélectriques par une personne détenue au moyen de matériel non autorisé pouvait donner lieu à toute mesure de détection, de brouillage et d’interruption par l’administration pénitentiaire. Ce dispositif ne permettait d’accéder aux données de connexion qu’aux fins de prévenir les évasions et d’assurer la sécurité et le bon ordre des établissements pénitentiaires.

Le second de ces articles permettait à l’administration pénitentiaire d’accéder aux données informatiques contenues dans les outils informatiques que possèdent les personnes détenues et détecter toute connexion à un réseau non autorisé.

Ces dispositifs ont paru insuffisants à l’Assemblée nationale qui a préféré les supprimer et faire figurer le ministère de la Justice au sein de l’article L. 811-4 précité du code de la sécurité intérieure. Ce faisant, le décret en Conseil d’État, prévu à cet article, pourra décider de confier au renseignement pénitentiaire l’usage de certaines techniques de renseignement pour certaines finalités. Il s’agit donc bien de faire de ce bureau de l’administration pénitentiaire non pas un « service spécialisé de renseignement » – hypothèse d’ailleurs repoussée par Mme Christiane Taubira lors de son audition le 19 mai dernier – mais bien un service « concourant » au renseignement. Il l’est déjà aujourd’hui sans en avoir les moyens. Il est temps de les lui donner.

C. UNE COORDINATION ENTRE LES SERVICES QUI DOIT ENCORE ÊTRE CONSOLIDÉE

La coordination entre les différents services, qui a notablement progressé depuis 2012 et l’affaire Merah, devra sans doute être encore renforcée, compte tenu de la progression constante de la menace. Leurs effectifs et leurs moyens matériels devront, comme cela a été évoqué dès les premières lignes de ce rapport, être significativement renforcés.

Pour autant, comme l’a rappelé le ministre de l’Intérieur devant la commission d’enquête le 21 janvier dernier, « il ne faut pas que les services fonctionnent en tuyaux d’orgue et il faut pouvoir croiser les analyses ». La question de leur coordination est donc cruciale.

Le 19 mai 2015, il a ainsi réaffirmé devant la commission d’enquête :

« S’il est indispensable d’accorder davantage de moyens à nos forces de sécurité, un tel effort resterait pour autant insuffisant si nous ne réformions pas en parallèle la façon dont nos services coordonnent leur action. Je serai très clair sur ce point : les services doivent tourner la page de la culture du cloisonnement et systématiser les échanges d’informations. Le caractère diffus de la menace rend absolument nécessaire une telle évolution, ce dont les services sont d’ailleurs parfaitement conscients. Cela correspond aux directives et instructions très fermes que j’ai données à leurs directeurs généraux. Ainsi, le 17 avril dernier à Nîmes, j’ai moi-même souhaité rencontrer les cadres de la Direction centrale de la sécurité publique et je leur ai demandé de s’engager pleinement à leur niveau dans la lutte antiterroriste et de travailler en étroite coordination avec le SCRT, dont la grande force est justement de dépendre de la sécurité publique, c’est-à-dire de la police du quotidien, implantée sur l’ensemble du territoire grâce au maillage des services de police et des unités de gendarmerie. »

Il convient de souligner que la coordination des services de renseignement est assurée par le Coordonnateur national du renseignement, placé auprès du président de la République, en application de l’article R. 1122-8 du code de la défense. Selon cet article, il « coordonne l’action et s’assure de la bonne coopération des services spécialisés constituant la communauté française du renseignement », c’est-à-dire les six services spécialisés de renseignement. Par ailleurs, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) assure le secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale dans ses formations plénières, spécialisées et restreintes, à l’occasion desquelles les grandes orientations du renseignement sont définies. Au-delà de ces structures interministérielles, la coordination est assurée par des échanges de personnels.

1. Une coordination largement facilitée par des échanges de personnels

Le rapport administratif remis en octobre 2012 au ministre de l’Intérieur (53) à la suite de l’affaire Merah, comme celui de la commission d’enquête de 2013, présidée par notre collègue Christophe Cavard (54), avaient pointé la nécessité de renforcer le partenariat entre la SDIG et la DCRI d’alors. Depuis, la création du SCRT et de la DGSI, au-delà des changements institutionnels, a permis de mettre en place une réelle coopération opérationnelle entre les structures.

La réforme du renseignement intérieur, avec notamment la création de la DGSI, du SCRT et de la sous-direction à l’anticipation opérationnelle (SDAO) au sein de la Direction générale de la gendarmerie nationale, a entraîné une reconfiguration globale des liens entre les différents acteurs.

Cette réforme se traduit par une meilleure implication de la gendarmerie au sein du SCRT : un adjoint gendarmerie est placé auprès du chef du SCRT tandis que la SDAO accueille un commissaire de police, adjoint du sous-directeur, et un capitaine de police (cf. supra).

À l’échelle locale, des « bureaux de liaison départementaux » ont été créés et réunissent SDAO, DGSI et SCRT dans une perspective opérationnelle. Cette création avait été annoncée dès le 17 juin 2013 par le ministre de l’Intérieur, M. Manuel Valls, qui avait souligné que la coordination devait aussi s’effectuer au plus près du terrain : « C’est pourquoi les bureaux de liaison créés en janvier au niveau central et zonal seront déclinés sous forme de structures non permanentes (réunions périodiques et échange continu d’information) au niveau des régions et des départements importants. Ils devront également être capables d’échanger avec les autres services territoriaux de police ainsi que la gendarmerie : cette coopération sera formalisée ».

Dans son rapport annuel pour 2014, la délégation parlementaire au renseignement constatait ainsi que « la coupure entre les entités renseignement des deux composantes des forces de sécurité intérieure semble s’être considérablement amoindrie » (55).

Au sein du SCRT, une cellule centrale de liaison avec la DGSI, composée de 5 fonctionnaires de cette direction générale et des cellules zonales de liaison et de coordination ont été installées. De même, 17 bureaux départementaux ont été ouverts pour fluidifier la circulation de l’information dans des zones du territoire particulièrement sensibles.

Toujours au sein du SCRT, un bureau de liaison de la DRPP, composé de deux officiers, permet de faciliter les échanges. En outre, une coordination opérationnelle a vu le jour entre la DRPP et le SCRT concernant les départements de la grande couronne (56) pour lesquels le SCRT est compétent alors que la DRPP est en charge de la coordination à l’échelle régionale.

Au sein de la DRPP, des officiers de liaison de la DGSI permettent à cette dernière de connaître quotidiennement les informations collectées, dans les domaines qui la concernent. Si les relations avec la DGSI pouvaient être difficiles avant 2009, la situation actuelle semble plus satisfaisante : la DGSI connaît tous les objectifs de la DRPP et reçoit l’immense majorité des notes produites (1800 notes sur le terrorisme pour l’année 2014).

La commission d’enquête n’a pas pu vérifier si le niveau d’information, dans le sens contraire, était de même niveau.

2. Devant l’ampleur de la menace, renforcer la coordination

La mise en place des officiers de liaison a pour effet, selon les informations recueillies par la commission d’enquête, de permettre à la DGSI d’avoir une connaissance entière et quotidienne de l’action de la DRPP et du SCRT, à tout le moins pour les sujets l’intéressant.

Évidemment, la DGSI étant un service de renseignement travaillant sous le couvert du secret de la défense nationale (57), les échanges d’informations avec des services ne travaillant pas – ou seulement partiellement – sous ce même régime ne peuvent qu’être asymétriques. Pour autant, il convient que les services ayant fourni des informations à la DGSI puissent avoir un retour, même informel, sur l’utilité de celles-ci. Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, de tels retours d’informations sont pratiqués. Il conviendrait de les rendre encore plus nombreux. La délégation parlementaire au renseignement précisait d’ailleurs que si le SCRT « accepte une absence de réciprocité dans l’échange d’informations [avec la DGSI], il signale que dorénavant des réponses sont systématiquement formulées en cas d’interrogation ponctuelle » (58).

Le nombre des individus susceptibles de faire l’objet d’un suivi ou d’une surveillance ne cesse de croître. Malheureusement, tout porte à croire qu’il va encore progresser dans les mois à venir. Devant l’augmentation du nombre de ces personnes, la DGSI et le SCRT se répartissent le suivi des « cibles ». Dans ce cadre, le SCRT est amené à suivre des individus plus faiblement radicalisés – de « bas de spectre ».

L’attribution des « cibles » ne peut résulter que d’une discussion entre le SCRT et la DGSI. Il paraît logique que seule cette dernière, compte tenu de ses activités classifiées, ait une vision d’ensemble. Pour autant, la multiplication des cas d’individus radicalisés a amené la commission d’enquête à s’interroger sur l’opportunité d’associer également les autres effectifs de la sécurité publique et de la gendarmerie nationale à cette action. À ce stade, elle juge préférable que les moyens du SCRT (y compris dans sa composante gendarmerie) et de la DGSI continuent de croître plutôt que d’impliquer de nouveaux acteurs dans cette mission, ce qui risquerait d’amoindrir les efforts de coordination réalisés.

3. Le rôle de l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste

L’unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) a été créée en 1984. En charge de la coordination opérationnelle des services appelés à lutter contre le terrorisme, l’UCLAT réunit régulièrement l’ensemble de ses correspondants de la police nationale chargés de la lutte anti-terroriste au sein de leurs directions respectives, ainsi que les représentants de la gendarmerie nationale et de la DGSE. Elle produit régulièrement une évaluation de la menace terroriste destinée à l’information du ministre de l’Intérieur pour adapter les dispositifs de sécurité. Elle est directement rattachée au cabinet du directeur général de la police nationale.

Parmi les tâches confiées aux soixante personnes qu’emploie cette unité, figure la mise en œuvre des mesures administratives que sont les expulsions, le gel des avoirs ou les interdictions de sortie ou d’entrée sur le territoire (59).

Du point de vue de la coordination des différents services participant à la prévention du terrorisme, elle veille notamment au partage des informations opérationnelles pertinentes par l’ensemble des autorités et des services civils et militaires concernés par la lutte antiterroriste, y compris l’administration pénitentiaire.

Compte tenu de la participation à la lutte anti-terroriste plus nombreuse qu’à l’origine de services n’appartenant pas à la police nationale et même au ministère de l’Intérieur, son positionnement auprès du directeur général de la police nationale devrait sans doute évoluer. Cette évolution serait notamment justifiée par l’autonomisation de la DGSI par rapport à la police nationale. Un placement auprès du ministre de l’Intérieur serait ainsi plus judicieux. Il est vrai que l’UCLAT représente la direction générale de la police nationale aux réunions internationales relatives à la lutte antiterroriste, mais on pourrait imaginer qu’elle puisse conserver cette compétence.

Proposition : Renforcer le rôle de coordination de l’UCLAT en augmentant ses effectifs de 20 à 25% et en plaçant l’UCLAT auprès du ministre de l’Intérieur.  

En revanche, la coordination assurée par l’UCLAT ne concerne pas les questions opérationnelles. Il pourrait être séduisant de confier une telle coordination à un organisme extérieur à la DGSI, au SCRT, à la DRPP et aux autres structures agissant en la matière. Pour autant, une telle solution viendrait nécessairement nuire aux lourds efforts de coordination déjà réalisés entre ces organismes ; elle ne paraît donc pas souhaitable. La commission d’enquête estime qu’après sept années de réforme du renseignement, il convient désormais de stabiliser les organigrammes et de renforcer la coopération opérationnelle des structures existantes.

II. LES OUTILS DE LA POLICE ADMINISTRATIVE DANS LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME

Les moyens des services de renseignement et des autres services concourant au renseignement font l’objet d’un renforcement significatif dans le cadre du projet de loi sur le renseignement, actuellement en discussion au Parlement. Pour autant, la commission d’enquête a identifié d’autres outils administratifs dont le développement pourrait être utile dans la lutte contre le djihadisme.

A. LES APPORTS DU PROJET DE LOI SUR LE RENSEIGNEMENT

Outre les techniques classiques de police (suivi, filatures, etc.) les services de renseignement ainsi que les services concourant au renseignement disposent de moyens techniques et juridiques que le projet de loi relatif au renseignement adopté en première lecture le 5 mai 2015 (60) entend renforcer.

Votre rapporteur souligne que les auditions de la commission d’enquête ont également montré que le maintien d’un savoir-faire en matière de renseignement humain – nos services sont réputés pour leur qualité en la matière – devait impérativement être préservé, la technique ne pouvant être substituée au « flair » humain.

1. Des outils renforcés

Le projet de loi relatif au renseignement consolide deux techniques déjà prévues par la loi : les interceptions de sécurité et l’accès aux données de connexion.

a. Les interceptions de sécurité

La loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques, toujours en vigueur, fixe le cadre juridique applicable aux interceptions de sécurité – les écoutes téléphoniques administratives – et aux interceptions judiciaires.

Ces dispositions figurent depuis 2012 (61) au sein du code de la sécurité intérieure. Ainsi, en application de l’article L. 241-2, sont autorisées « les interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques ayant pour objet de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 ».

Concrètement, c’est le Premier ministre qui, sur la base d’une demande écrite et motivée émanant d’un des ministères dont dépendent les six services de renseignement ou d’un service de police ou de gendarmerie spécialement désigné, accorde l’autorisation d’exécuter une écoute téléphonique. Préalablement, il sollicite l’avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) (62). Une fois l’autorisation délivrée, c’est le Groupement interministériel de contrôle (GIC), rattaché aux services du Premier ministre, qui va procéder à l’interception.

Le projet de loi relatif au renseignement consolide ce dispositif en modifiant le champ des motifs permettant sa mise en place – le motif lié à la prévention du terrorisme n’est pas modifié – et substitue à la CNCIS une commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) qui aura vocation à contrôler non pas la mise en place des seules interceptions de sécurité mais bien de l’ensemble des techniques de renseignement que la loi autorisera.

S’agissant spécifiquement des interceptions de sécurité, le projet de loi
– dans un nouvel article L. 852-1 du code de la sécurité intérieure – vise à permettre les interceptions de sécurité sur une personne appartenant à l’entourage de la personne visée par l’autorisation. Le droit en vigueur n’interdit pas explicitement ces interceptions de sécurité dans la mesure où la loi traite d’interceptions des « correspondances émises par la voie des communications électroniques » et non pas des correspondances d’une personne. Cependant, la CNCIS considère que l’interception de correspondances d’une personne de l’entourage d’une cible implique que cette personne soit elle-même considérée comme une cible. De ce fait, une personne de l’entourage d’une cible dont les moyens de communication sont utilisés, même à son insu, par la cible ne peut faire l’objet d’une interception.

Le projet de loi prévoit donc que lorsqu’une ou plusieurs personnes appartenant à l’entourage de la personne visée par l’autorisation sont susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non, pour le compte de celle-ci ou de fournir des informations au titre de la finalité faisant l’objet de l’autorisation, celle-ci peut être accordée également pour ces personnes.

Cette mesure paraît essentielle à votre rapporteur, tant les témoignages recueillis par la commission d’enquête ont pu illustrer que les djihadistes pouvaient utiliser les téléphones de membres de leur entourage pour tenter de contourner la surveillance dont ils se savent l’objet.

b. L’accès aux données de connexion

L’article 6 de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers a institué un régime de réquisition administrative des données de connexion. Ce régime – spécifique à la prévention du terrorisme – a, depuis, fait l’objet d’une refonte dans le cadre de la loi de programmation militaire du 21 décembre 2013. L’article 32 de la loi du 23 janvier 2006 précitée prévoyait initialement que ces dispositions n’étaient applicables que jusqu’au 31 décembre 2008. La loi du 1er décembre 2008 (63) a prorogé de quatre ans cette application, soit jusqu’au 31 décembre 2012. Puis, la loi du 21 décembre 2012 (64) a, de nouveau, prorogé ces dispositions jusqu’au 31 décembre 2015.

L’article 20 de la loi de programmation militaire (65) a pérennisé et étendu les capacités d’accéder aux données de connexion à l’ensemble des services de renseignement– et non aux seuls services relevant du ministère de l’Intérieur – et à certains services de police et de gendarmerie et pour tous les motifs liés à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation. L’article 20 de la loi de programmation militaire a créé, à l’article L. 246-1 du code de la sécurité intérieure, un dispositif unifié de recueil administratif des données de connexion, qu’il s’agisse de données relatives aux communications passées (les factures détaillées ou « fadettes ») ou à la localisation des équipements permettant ces communications.

En l’état du droit, ce dispositif précise que, pour les finalités énumérées à l’article L. 241-2 du même code (66), peut être autorisé le recueil, auprès des opérateurs de communications électroniques, des « informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques, y compris les données techniques relatives à l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion à des services de communication électronique, au recensement de l’ensemble des numéros d’abonnement ou de connexion d’une personne désignée, aux données relatives à la localisation des équipements terminaux utilisés ainsi qu’aux données techniques relatives aux communications d’un abonné portant sur la liste des numéros appelés et appelants, la durée et la date des communications ».

Pour les mêmes finalités, les dispositions de l’article L. 246-3 du même code prévoient la possibilité de transmission en temps réel des données de connexions et, donc, de localisation. Ce dispositif est mis en œuvre sur autorisation du Premier ministre, sur la base d’une demande écrite et motivée des ministres en charge de la sécurité intérieure, de la défense, de l’économie et du budget (ou des personnes que chacun d’eux aura spécialement désignées).

Le projet de loi relatif au renseignement ne modifie pas significativement le dispositif issu de l’article 20 de la loi de programmation militaire. La principale innovation consiste à supprimer le recours à la décision d’une personnalité qualifiée placée auprès du Premier ministre, désignée pour une durée de trois ans renouvelable par la CNCIS. Avec la suppression de ces dispositions, l’accès aux données de connexion fera l’objet d’une procédure de décision du Premier ministre après avis de la CNCTR.

2. Des outils nouveaux

L’article 1er du projet de loi relatif au renseignement crée, dans le code de la sécurité intérieure, un nouveau livre VIII intitulé « Du renseignement ». Son titre Ier détermine notamment les principes et les finalités du renseignement. Il pose en particulier le principe du respect de la vie privée, auquel il ne peut être porté atteinte que dans les seuls cas de nécessité d’intérêt public prévus par la loi et dans le respect du principe de proportionnalité. Il énonce les missions des services spécialisés de renseignement ainsi que les sept grandes catégories de finalités que peuvent poursuivre les techniques de renseignement.

Ce sont les articles 2 et 3 de ce projet de loi qui définissent les techniques spéciales de recueil de renseignement.

Ces articles prévoient des techniques qui peuvent être mises en œuvre par les services de renseignement et, selon un décret en Conseil d’État, par d’autres services (67) soit pour l’ensemble des finalités d’action soit uniquement pour la prévention du terrorisme.

—  S’agissant des techniques de renseignement utilisables pour l’ensemble des finalités, on peut relever que l’article 2 du projet de loi permet l’utilisation d’une part, de dispositifs permettant de localiser en temps réel une personne, un véhicule ou un objet et, d’autre part, de dispositifs mobiles de proximité permettant de capter directement les données de connexion nécessaires à l’identification d’un équipement terminal ou du numéro d’abonnement de son utilisateur.

En outre, l’article 3 du projet de loi permet de recourir à la localisation, à la sonorisation et à la captation d’images et de données. Il permet le recours à des appareils enregistrant les paroles ou les images de personnes ou à des logiciels captant leurs données informatiques.

Ce même article 3 prévoit un cadre spécifique pour les interceptions de communications électroniques émises ou reçues à l’étranger et fixe les règles applicables aux communications à destination ou provenant de la France ou d’un identifiant français.

Ce faisant, le projet de loi relatif au renseignement répond à de nombreuses suggestions faites à la commission d’enquête, notamment par les syndicats de personnels actifs de la police nationale s’agissant du recours aux techniques de « balisage » ou de captations d’images et de données. Il en est de même pour l’encadrement du suivi des communications électroniques « mixtes »
– qui concernent à la fois la France et l’étranger – pour lequel l’absence de cadre juridique adéquat a pu être pointée à plusieurs reprises à l’occasion des auditions conduites.

—  Pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme, les services pourront procéder au recueil immédiat, sur les réseaux des opérateurs de communications électroniques, des données de connexion de personnes préalablement identifiées comme présentant une menace (nouvel article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure). Cette « surveillance renforcée » ne concernerait que quelques centaines de personnes.

Toujours pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme, le nouvel article L. 851-4 du même code dispose que le Premier ministre pourra imposer, pour une durée de quatre mois renouvelable, aux opérateurs de communications électroniques et aux fournisseurs de services un algorithme permettant de détecter, une succession suspecte de données de connexion ; il ne serait procédé à l’identification des personnes concernées qu’en cas de révélation d’une menace terroriste.

Ces deux dispositifs permettront, pour le premier, une surveillance plus fine de personnes susceptibles de mettre en œuvre des projets terroristes et, pour le second, de mieux repérer les djihadistes sur les réseaux de communication.

B. DES MOYENS À DÉVELOPPER AU SERVICE DE LA LUTTE CONTRE LE DJIHADISME

1. Améliorer la gestion et les conditions d’usage des fichiers

Si le projet de loi sur le renseignement prévoit la mise en place d’un fichier des personnes condamnées pour une infraction terroriste, d’autres fichiers existants pourraient être mieux utilisés.

a. Favoriser l’accès des services concourant au renseignement

Il convient tout d’abord de préciser ce que l’on entend par « fichiers » du renseignement, ces termes pouvant recouvrir trois situations distinctes :

—  les fichiers mis en œuvre par les services de la communauté du renseignement (la direction générale de la sécurité intérieure, pour le ministère de l’Intérieur) ;

—  les fichiers mis en œuvre par l’ensemble des services du ministère de l’Intérieur en charge du renseignement de sécurité intérieure ou territorial, y compris la gendarmerie nationale ;

—  les fichiers auxquels peuvent accéder ces mêmes services.

Au titre de la première catégorie, la direction générale de la sécurité intérieure dispose d’un traitement de renseignement intéressant la sûreté de l’État, la défense ou la sécurité publique dénommé CRISTINA, prévu par un décret bénéficiant d’une dispense de publication.

La question de l’accès aux fichiers que la commission d’enquête souhaite aborder ne concerne pas ce fichier, dont il est logique que l’accès soit réservé à la DGSI.

Au titre de la deuxième catégorie, les différents services de police et de gendarmerie mettent en œuvre deux fichiers (68) qui ont pour finalité de recueillir, de conserver et d’analyser les informations qui concernent des personnes dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique.

Deux autres fichiers, au déploiement récent ou imminent, les complètent. Il s’agit du fichier EASP (enquêtes administratives liées à la sécurité publique), créé par le décret n° 2009-1250 du 16 octobre 2009 (69) et déployé depuis le 23 mars 2015 ; il a pour finalité de faciliter la réalisation d’enquêtes administratives de sécurité, en application de l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. Le second de ces fichiers n’est pas encore déployé ; il s’agit du projet GEDReT – gestion électronique des documents du renseignement territorial – qui aura pour finalité d’améliorer et de faciliter la production, la diffusion et le partage des informations écrites par les différents services relevant du service central du renseignement territorial. Il ne s’agirait pas d’un nouveau fichier de renseignement mais d’un outil permettant le classement, le partage et la recherche d’informations utiles à l’activité des services du renseignement territorial. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, il est prévu que cet outil soit accessible à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris.

Enfin, c’est sur la troisième catégorie de fichiers que l’attention de la commission d’enquête a été le plus attirée.

En application des articles L. 222-1, L. 232-2 et L. 232-7 du code de la sécurité intérieure, seuls les services spécialisés de renseignement, dans le cadre de la prévention des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation et dans le cadre de leurs missions de prévention et ou de répression du terrorisme peuvent avoir accès à certains traitements de données recueillies à l’occasion de déplacements internationaux ou certains fichiers administratifs tels que le système d’immatriculation des véhicules, le système de gestion des permis de conduire, des passeports, des cartes nationales d’identité ou encore des dossiers de ressortissants étrangers en France. L’accès à ces fichiers, prévu de manière temporaire en 2006, a été pérennisé par la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.

Pourtant, ces dispositions s’appliquant aux seuls services spécialisés de renseignement, le SCRT, la DRPP et la gendarmerie ne bénéficient pas d’un accès à ces différents fichiers.

La commission d’enquête souhaite que, pour conforter les missions désormais confiées au SCRT en matière de prévention du terrorisme, les décrets du 12 août 2013 et du 9 mai 2014 portant organisation de ce service soient modifiés pour lui permettre d’accéder à ces différents fichiers. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, une réflexion sur la modification de ces décrets a été entreprise. Il souhaite donc qu’elle aboutisse au plus vite.

S’agissant du fichier PNR en cours de mise en place (70), son accès par le SCRT, dans le cadre de la prévention du terrorisme, ne pourra intervenir que si les dispositions de l’article R. 232-15 du code de la sécurité intérieure sont modifiées en ce sens. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, une telle modification est bien engagée par le Gouvernement.

L’ensemble des services de renseignement dispose également d’un accès, encore perfectible, aux fichiers judiciaires. En effet, dans le cadre de leurs missions de police administrative, les services de renseignement ainsi que la police et la gendarmerie nationales peuvent accéder aux données contenues dans :

—  le fichier des personnes recherchées ;

—  le fichier des objets et véhicules signalés ;

—  le traitement des antécédents judiciaires (TAJ).

Pour ce dernier fichier, l’accès des services autres que les services spécialisés de renseignement est limité à deux cas de figure.

Dans le cadre des enquêtes administratives de sécurité (notamment celles préalables à la nomination à certains emplois, y compris ceux relevant de la sécurité privée) mentionnées à l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, les services de police et de gendarmerie peuvent accéder au TAJ « dans la stricte mesure exigée par la protection de la sécurité des personnes et la défense des intérêts fondamentaux de la Nation » (article L. 234-1 du même code).

De même, en application de l’article L. 234-3 du même code, ces mêmes services peuvent accéder au TAJ « pour l’exercice de missions ou d’interventions lorsque la nature de celles-ci ou les circonstances particulières dans lesquelles elles doivent se dérouler comportent des risques d’atteinte à l’ordre public ou à la sécurité des personnes et des biens, ainsi qu’au titre des mesures de protection ou de défense prises dans les secteurs de sécurité des installations prioritaires de défense ».

En conséquence, l’accès au TAJ n’est pas ouvert à des services de police ou de gendarmerie dans le cadre général de leur activité de recueil de renseignement (71).

Selon les informations transmises à votre rapporteur, un amendement du Gouvernement au projet de loi relatif au renseignement, permettrait l’accès au TAJ tant pour la DGSI que pour le SCRT, la DRPP ou la SDAO (qui seraient désignés par décret). Cet accès, qui ne permettrait pas d’accéder à des informations relatives aux victimes, concernerait bien l’ensemble des missions dévolues à ces services.

S’agissant enfin des fichiers de l’administration pénitentiaire, les services de police ont d’ores et déjà accès au fichier national des détenus (FND), qui permet notamment de connaître la localisation des personnes détenues.

Pour autant, le renseignement pénitentiaire va se voir doter prochainement d’un traitement de données spécifique. Selon les informations recueillies par votre rapporteur, le décret devrait prévoir « certains accès aux services de police habilités ». La commission d’enquête souhaite que cet accès – évidemment réservé à des personnels habilités – soit le plus large possible.

Proposition : Donner au SCRT, dans le cadre de la prévention du terrorisme, un accès entier au fichier TAJ (Traitement d’antécédents judiciaires), au fichier des cartes d’identité et des passeports et, lorsqu’il fonctionnera, au PNR. Donner aux services de police et de gendarmerie l’accès au fichier de l’administration pénitentiaire.

b. Faciliter les recoupements entre fichiers par la mise en place d’une interface

L’opportunité d’organiser l’interconnexion des fichiers pour les services de renseignement est régulièrement évoquée, notamment dans le rapport d’information établi en 2013 par nos collègues Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère au nom de la commission des Lois (72) ou encore dans le rapport de la commission d’enquête établi cette même année sur le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés (73).

Au cours de leur audition par la commission d’enquête, les représentants des syndicats des personnels actifs de la police ont mis en évidence les difficultés rencontrées à obtenir les informations contenues dans différents fichiers qui ne sont pas reliés entre eux et qui doivent faire l’objet de demandes séparées, sans qu’il soit possible de savoir à l’avance si la personne qui fait l’objet de la recherche figure dans le fichier, générant ainsi perte de temps et requêtes inutiles.

La commission d’enquête a déjà souligné qu’elle souhaitait que les différents services concourant au renseignement puissent consulter directement un plus grand nombre de fichiers (cf. supra).

Au-delà, elle s’est interrogée sur l’opportunité de mettre en place soit une véritable interconnexion des fichiers, soit une interface permettant de savoir, sans toutefois avoir accès directement aux données, quels sont les fichiers utiles.

Une interconnexion de fichiers suppose la mise en place d’un processus automatisé ayant pour objet de mettre en relation des informations issues d’au moins deux fichiers, contenant des données à caractère personnel et relevant de finalités différentes.

Pour les fichiers gérés par les services de police et de gendarmerie, les possibilités d’interconnexion sont fixées par la loi. C’est par exemple le cas de l’article L. 232-3 du code de la sécurité intérieure qui permet une interconnexion entre le fichier PNR et le fichier des personnes recherchées.

Introduire en termes généraux une possibilité d’interconnexion des fichiers contreviendrait à la logique actuelle qui consiste à indiquer explicitement, fichier par fichier, les interconnexions qui sont possibles. Une mesure législative d’interconnexion devrait donc préciser les fichiers concernés et être très strictement encadrée quant aux objectifs poursuivis (menace imminente sur le territoire, atteinte très grave aux intérêts fondamentaux de la Nation, etc.), les autorités administratives habilitées à procéder à cette interconnexion, la durée de ces connexions ou leur nombre dans l’année, l’autorité juridictionnelle chargée d’en contrôler l’usage. Exceptionnelle par nature, une telle mesure ne répondrait peut-être pas aux demandes des syndicats entendus par la commission d’enquête qui semblaient chercher un outil plus « quotidien » d’aide à leurs investigations.

C’est pourquoi la commission d’enquête préfère, à la possibilité de prévoir l’interconnexion des fichiers, la mise en place d’une interface.

Cette dernière possibilité consisterait à mettre en place un dispositif technique permettant aux services, en saisissant le nom d’une personne, de savoir dans quels fichiers figure cette personne, sans pour autant avoir directement accès aux informations contenues dans chacun de ces fichiers.

Une telle interface serait une source de gain de temps pour les services qui interrogeraient ensuite les seules administrations concernées pour obtenir des informations utiles, au lieu de saisir, comme il semble que ce soit actuellement le cas, un grand nombre de services sans même savoir lesquels disposent d’informations sur la personne recherchée.

Cette interface pourrait être introduite dans le code de la sécurité intérieure dans la partie consacrée à la lutte contre le terrorisme si la finalité de cette interface obéit à ce seul objectif.

Il conviendrait de fixer la liste des fichiers concernés, les services dont les agents seraient autorisés à faire des requêtes de ce type, la durée de mise à disposition de l’information et le contrôle exercé sur la pertinence de ces requêtes (il pourrait être confié à la nouvelle autorité administrative indépendante créée par le projet de loi sur le renseignement). Cet encadrement paraît d’autant plus nécessaire et important que la CNIL tend à considérer que la seule divulgation de la présence d’une donnée personnelle dans tel ou tel fichier est, en elle-même, une donnée sensible.

Proposition : Mettre en place une interface permettant un meilleur ciblage des recherches dans les fichiers.

2. Intensifier la lutte contre le financement du terrorisme

La commission d’enquête a pu constater que si le financement des actes de terrorisme mettait en cause des montants sans doute moins importants que par le passé – certaines personnes entendues ont ainsi parlé de « micro-financement » – la lutte contre ceux-ci demeure une priorité. En outre, le développement de l’organisation terroriste Daech pose la question des mesures financières à prendre pour endiguer son développement.

a. La lutte contre le financement du terrorisme international

La lutte contre les mouvements financiers de faible montant liés au terrorisme ne doit pas occulter les efforts qui doivent être intensifiés pour lutter contre des organisations telles que Daech.

Comme cela a été rappelé devant la commission d’enquête, les mesures financières internationales prises sur l’initiative des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 ont porté leurs fruits et asséché les ressources financières d’Al-Qaïda.

S’agissant de Daech, M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international a ainsi précisé le 14 avril 2015 à la commission d’enquête :

« Aux Nations unies, nous avons œuvré sans relâche pour l’adoption des résolutions 2170 et 2178 du Conseil de sécurité. Cette dernière résolution a été adoptée le 24 septembre dernier lors du sommet présidé par M. Barack Obama, auquel a participé le Président de la République. Nous nous sommes également mobilisés sur la question du financement de Daech avec l’adoption de la résolution 2199 le 12 février. La France a par ailleurs proposé et obtenu l’inscription de plusieurs individus partis combattre en Syrie sur la liste du comité des sanctions 1267 des Nations unies concernant Al-Qaïda et les personnes et entités qui lui sont associées. »

Pour autant, comme votre rapporteur l’a indiqué plus haut (74) , Daech dispose de ressources différentes de celles dont pouvait disposer Al-Qaïda. En effet, cette organisation a pris possession des avoirs de la banque centrale de Mossoul, lève un « impôt » sur les territoires qu’elle contrôle et dispose de grandes quantités de pétrole.

Compte tenu de ce « modèle économique » spécifique, qui la rend peu sensible à un éventuel tarissement de financements extérieurs, les sanctions mises en place par l’ONU auront sans doute un impact limité.

Il est vrai que la résolution n° 2199 du conseil de sécurité de l’ONU condamne fermement toute participation au commerce direct ou indirect, en particulier de pétrole et de produits pétroliers avec Daech, le Front al-Nosra et tous autres groupes terroristes. Pour autant, cet embargo devrait faire l’objet de mesures plus ciblées pour s’assurer qu’aucune exportation de pétrole ne peut être réalisée.

Proposition : Renforcer le régime d’embargo contre Daech, les mesures de gel des fonds mis en place par l’ONU semblant inadaptées à son modèle économique.

b. La lutte contre les petites sources de financement du terrorisme

La lutte contre le financement du terrorisme repose largement sur la mesure administrative de gels des avoirs financiers.

L’article L. 562-1 du code monétaire et financier prévoit que le ministre chargé de l’économie et le ministre de l’intérieur – cette dernière intervention résultant d’une modification opérée par la loi du 13 novembre 2014 précitée – peuvent décider administrativement le gel, pour une durée de six mois, renouvelable, de tout ou partie des fonds appartenant à des personnes physiques ou morales qui commettent, ou tentent de commettre, des actes de terrorisme. Depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, ce même type de mesure peut être pris à l’encontre de personnes qui incitent à la commission d’actes terroristes.

L’article L. 562-5 du même code reconnaît, lui, aux ministres de l’intérieur et à celui chargé de l’économie le pouvoir d’interdire, pour une durée de six mois renouvelable, tout mouvement ou transfert de fonds (75) au bénéfice des personnes physiques ou morales mentionnées à l’article L. 562-1 précité ou à l’article L. 562-2 (qui concerne les personnes visées par des sanctions prises par l’Organisations des nations unies en application du chapitre VII de sa charte). Cette interdiction administrative s’applique également aux mouvements ou transferts de fonds dont l’ordre d’exécution a été émis antérieurement à la date de publication de la décision du ministre.

Reposant sur la production d’éléments précis et circonstanciés, le gel des avoirs est une mesure de police administrative publiée au Journal Officiel. Depuis 2009, 70 personnes physiques ou morales ont fait l’objet d’un tel arrêté, en matière de lutte anti-terroriste.

Pour la seule période allant de 2012 à 2014, 18 personnes physiques ou morales ont fait l’objet d’un tel arrêté, dans le domaine anti-terroriste en lien avec le conflit syrien. Trois d’entre elles ont, de surcroît, fait l’objet d’une mesure de gel dans le cadre de sanctions de l’ONU.

Même si son efficacité n’est pas absolue, l’arrêté de gel des avoirs présente un caractère particulièrement dissuasif. C’est ainsi que la publication en mars et avril 2012 des identités et adresses des 34 principaux membres du groupe pro-djihadiste Forsane Alizza avait particulièrement déstabilisé les intéressés et conduit certains d’entre eux à abandonner toute activité islamiste radicale.

Concrètement, le gel des avoirs oblige les candidats au départ vers une zone de djihad à trouver une source de financement alternative, soit par des amis soit en se procurant de faux documents. Cette mesure administrative est donc particulièrement efficace pour ceux d’entre eux qui n’ont pas d’accès dans le monde délinquant et notamment les plus jeunes. Cette mesure est également une entrave pour eux, sur place, car ils ne peuvent utiliser leur compte bancaire français.

S’agissant de financements de plus en plus modestes, leur détection doit faire l’objet d’une analyse au plus près du terrain. En effet, si les procédure de gels des avoirs peuvent porter sur de faibles montants, il convient tout de même de pouvoir les identifier.

Par le passé, des pôles régionaux ou locaux de lutte contre l’islam radical avaient pu être mis en place. Une circulaire (76) de 2005 du ministre de l’Intérieur précisait que ces structures, adossées aux renseignements généraux, contribuaient à « l’identification, la déstabilisation de la mouvance islamiste radicale et [au] démantèlement des structures terroristes ». De même, cette circulaire ajoutait que l’optimisation de cette lutte devait reposer « sur une utilisation proactive des capacités d’analyse criminelle, y compris dans le domaine du financement des réseaux ».

Compte tenu de la diffusion du risque djihadiste sur l’ensemble du territoire, la réactivation de pôles locaux de lutte contre l’islamisme radical pour lutter contre le financement terroriste paraît nécessaire. Ces pôles seraient placés sous l’autorité du préfet et pourraient mobiliser les différents services de l’État.

Proposition : Intensifier la surveillance des petites sources de financement du terrorisme, notamment au moyen d’entités locales coordonnées par les préfets.

La question du financement du djihad au moyen des prestations sociales perçues alors que les allocataires ont quitté le territoire français a également été évoquée devant la commission d’enquête.

Entendu par la commission des Lois le 22 juillet 2014, sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme – devenu la loi du 13 novembre 2014 – M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, avait affirmé :

« Les prestations sociales sont versées sous condition de résidence stable et régulière en France ; lorsqu’une personne part, l’administration le signale aux caisses d’allocations familiales. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le cas de Souad Merah. Il n’est pas ici question de volonté politique, mais de droit : notre rôle est de faire respecter la loi. »

En effet, le critère de résidence effective en France pour le bénéfice des prestations sociales est clairement prévu aux articles L. 161-2-1 et L. 512-1 du code de la sécurité sociale.

À l’occasion du débat sur le même projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, le rapporteur de la commission des Lois, notre collègue Sébastien Pietrasanta, avait ainsi affirmé le 17 septembre 2014 que : « 115 prestations sociales ont déjà été suspendues au motif que leurs bénéficiaires séjournaient à l’étranger » (77).

Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, le nombre de signalements de départs à l’étranger formulés par les services de renseignement aux organismes versant des prestations sociales dépasserait désormais les 650. Votre rapporteur souhaite que cet effort soit maintenu.

3. Le régime des réquisitions auprès des opérateurs

Dans le cadre d’une enquête, les services peuvent avoir recours à des réquisitions auprès d’opérateurs de communication pour procéder à une identification.

En application de l’article R. 10-13 du code des postes et des communications électroniques – qui applique l’article L. 34-1 du même code –, les opérateurs de communications électroniques conservent pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales « les informations permettant d’identifier l’utilisateur ». Ce même article précise d’ailleurs que les surcoûts identifiables et spécifiques supportés par les opérateurs requis pour la fourniture de ces données sont compensés selon les modalités prévues à l’article R. 213-1 du code de procédure pénale (78).

À l’occasion de réquisitions adressées aux opérateurs dans le cadre la police administrative – il doit en être de même dans le cadre de la police judiciaire – il apparaît que certains d’entre eux se contentent de relever les identités déclarées par leurs clients sans jamais les vérifier. C’est ainsi que des numéros peuvent être attribués à des identités fantaisistes sans que ces opérateurs ne s’en émeuvent.

Pourtant, l’impossibilité de pouvoir identifier de manière fiable le nom du titulaire d’une ligne est un handicap certain pour une enquête administrative ou judiciaire. Cette situation est d’autant plus inacceptable qu’elle reflète un non-respect d’obligations légales.

Il parait donc impératif de responsabiliser les acteurs de ce secteur économique en s’assurant qu’ils vérifient effectivement les identités de leurs clients.

Proposition : Responsabiliser les opérateurs de communications électroniques au regard des obligations qui leur incombent en matière de vérification de l’identité des utilisateurs.

4. Les modalités de l’assignation à résidence

Les condamnations pour actes de terrorisme concernant des ressortissants étrangers sont, en général, assorties d’une peine d’interdiction du territoire français. Actuellement, 7 individus faisant l’objet d’une peine d’interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion sont assignés à résidence sur le territoire.

L’assignation à résidence administrative concerne un étranger qui justifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire français ou qui ne peut ni regagner son pays d’origine ni se rendre dans aucun autre pays. Dans un tel cas, l’autorité administrative peut, jusqu’à ce qu’existe une perspective raisonnable d’exécution de son obligation, l’autoriser à se maintenir provisoirement sur le territoire français en l’assignant à résidence. Cette assignation s’effectue dans les lieux qui lui sont fixés par l’autorité administrative et qu’il ne peut quitter sans autorisation. Dans la plupart des cas qui concernent des terroristes et des islamistes radicaux, leur expulsion vers le pays tiers n’est pas possible car ils pourraient y être soumis à des « traitements inhumains ou dégradants » que prohibe l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé (79) que cette stipulation interdisait l’extradition vers un pays étranger d’une personne si celle-ci est susceptible d’y être victime de torture. Les autres motifs justifiant une assignation à résidence peuvent également être l’état de santé de l’étranger, qui peut nécessiter une prise en charge médicale en France, ou encore l’absence d’un laissez-passer consulaire permettant l’éloignement effectif de l’étranger.

Les étrangers assignés à résidence doivent se présenter aux services de police ou aux unités de gendarmerie selon une périodicité déterminée au cas par cas par l’autorité administrative en fonction de leur dangerosité et de l’évaluation du risque de fuite. Le nombre maximal de présentations quotidiennes est fixé à quatre par jour par l’article R. 561-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA).

Depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, le décret n° 2011-820 du 8 juillet 2011 portant application de cette loi a précisé, au sein de ce même article R. 561-2 du CESEDA, que l’autorité administrative a la possibilité de fixer une plage horaire pendant laquelle l’étranger doit demeurer dans les locaux où il est assigné à résidence, dans la limite de dix heures consécutives par vingt-quatre heures.

Les dispositions de l’article L. 624-4 du CESEDA sanctionnent d’une peine allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement le manquement aux obligations fixées dans le cadre de l’assignation à résidence.

En pratique, d’après un rapport de M. Sébastien Pietrasanta (80), pour les terroristes et islamistes radicaux, le périmètre de l’assignation est limité au territoire d’une commune, choisie sur proposition de la direction générale de la sécurité intérieure. Pour les étrangers condamnés à une peine d’interdiction du territoire pour des actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV du code pénal ou faisant l’objet d’une mesure d’expulsion prononcée pour un comportement lié à des activités à caractère terroriste, l’article L. 571-3 du CESEDA – dont les dispositions sont issues de la loi du 16 juin 2011 précitée – prévoit en outre la possibilité d’un placement sous surveillance électronique mobile, sous réserve du consentement de l’étranger.

La loi du 13 novembre 2014 précitée a renforcé les conditions de l’assignation à résidence en permettant à l’autorité administrative d’interdire à l’étranger assigné à résidence, faisant l’objet d’une mesure d’éloignement motivée par un fait terroriste, d’être en relation avec certaines personnes nommément désignées liées aux mouvances terroristes.

Compte tenu du caractère complet de ce cadre juridique, la commission d’enquête n’en recommande pas la modification. Elle souligne notamment que l’article 26 de la loi du 13 novembre 2014 précitée autorise le Gouvernement à prendre, par voie d’ordonnance, des mesures pour permettre l’assignation à résidence sur l’ensemble du territoire de la République d’un étranger expulsé ou interdit du territoire, quel que soit le lieu où ces décisions ont été prononcées. Cette ordonnance pourrait ainsi permettre l’assignation à résidence d’une personne condamnée en métropole ou dans un département d’outre-mer, dans les collectivités d’outre-mer.

III. LA DÉLICATE GESTION DES RETOURS DE DJIHAD

S’agissant des personnes revenant des zones de djihad, les moyens de police administrative permettant de les identifier et de les surveiller doivent encore être consolidés, tandis que leur prise en charge judiciaire doit demeurer une priorité.

A. LES DIFFICULTÉS DU CONTRÔLE AUX FRONTIÈRES

Le 23 septembre 2014, trois ressortissants français expulsés de Turquie n’avaient pu être appréhendés à leur arrivée en France. Cet incident avait notamment été pointé par les auteurs de la proposition de résolution ayant conduit à la création de la présente commission d’enquête qui relevaient, dans l’exposé des motifs « le récent imbroglio autour de trois présumés djihadistes français donnés pour arrêtés à leur retour de Turquie par l’Intérieur, avant d’être décrits comme " dans la nature " en France par leurs avocats ».

Sans chercher à stigmatiser tel ou tel dans cet incident, la commission d’enquête a souhaité l’analyser pour comprendre les éventuelles failles du renseignement français ou de la police aux frontières concernant les passages frontaliers.

Dans son rapport pour l’année 2014, la délégation parlementaire au renseignement n’avait « pas conclu à un dysfonctionnement de nos services » (81). Aucun élément collecté par la commission d’enquête ne permet de conclure différemment.

Les faits sont simples : les trois ressortissants français, expulsés par les autorités turques, étaient attendus en début d’après-midi à l’aéroport d’Orly dans un avion en provenance d’Istanbul. Après l’atterrissage, il apparaît qu’ils ne sont pas à bord de cet avion car les autorités turques les ont placés dans un autre vol, à destination de Marseille. Cette information parvient aux autorités françaises après l’arrivée de ce second avion de sorte que les trois personnes concernées ne sont pas interpellées à leur descente de l’appareil. En application de l’article 7 du code Schengen, faute d’un renseignement spécifique, ces individus ne pouvaient faire l’objet d’un contrôle technique de leur passeport européen (82). Ainsi, la panne du système de Circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés (CHEOPS), qui constitue la passerelle d’accès aux différents fichiers, qui s’est produite ce jour-là a été sans effet en l’espèce puisque, faute d’un renseignement spécifique, un contrôle des passeports au regard de ces fichiers n’aurait pas été effectué.

1. La nécessité d’un fichier recensant les passagers aériens (PNR)

Cette malheureuse affaire illustre parfaitement la nécessité de se doter d’un fichier de données passagers (Passenger Name Record – PNR). En effet, les autorités françaises n’avaient, en l’espèce, aucun moyen de connaître le nom des passagers présents à bord des avions concernés.

La mise en place d’un fichier de données passagers PNR européen a pris beaucoup de retard.

Dans un premier temps, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen a rejeté, le 24 avril 2013, la proposition de directive de 2011 du Parlement européen et du Conseil relative à l’utilisation des données des dossiers passagers pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière (83). Puis, cette même commission a adopté des modifications à la proposition de directive le 26 février 2015.

Ce dernier rapport de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, limite à trente jours la durée durant lesquelles les données personnelles sont « démasquées », prévoit un processus de démasquage contraignant et une durée de quatre à cinq années pour conserver les données.

Ce rapport est favorable à la prise en compte des vols intracommunautaires, mais de nombreux députés européens y sont très hostiles.

La commission d’enquête, qui s’est rendue à Bruxelles, notamment pour rencontrer les membres de la commission concernée, ne peut que souhaiter une mise en œuvre rapide d’un PNR européen, sous réserve qu’il soit pleinement effectif et non assorti de contraintes disproportionnées. À ce titre, la commission d’enquête s’étonne d’une certaine naïveté de la part des députés européens qui ne semblent pas avoir totalement conscience de l’importance de cet outil pour la sécurité collective des Européens. La première proposition de directive européenne sur un système PNR date de 2004 ! Il est désormais temps d’adopter un tel dispositif.

Compte tenu des retards dans le processus européen, la France devrait prochainement mettre en place un système « API-PNR France » (84), prévu par l’article L. 232-7 du code de la sécurité intérieure, dont les dispositions s’appliquent de manière expérimentale jusqu’au 31 décembre 2017, en application de l’article 17 de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.

Le système français sera un outil majeur pour les services puisque les autorités françaises pourront enfin avoir une connaissance exacte des passagers se trouvant à bord de tout avion atterrissant sur notre territoire.

Le décret n° 2014-1095 du 26 septembre 2014 portant création d’un traitement de données à caractère personnel dénommé « système API-PNR France » pris pour l’application de l’article L. 232-7 du code de la sécurité intérieure, permet d’espérer un déploiement d’ici la fin l’année 2015.

Pour autant, il conviendra de veiller à ce qu’il s’applique bien à l’ensemble des vols à destination ou au départ de la France car il semblerait que les vols « charters » – pour lesquels un avion est affrété par un organisme organisant un voyage – ne rentrent pas dans le champ de ce dispositif. Une telle faille dans le dispositif ne serait pas acceptable. La commission d’enquête presse donc le Gouvernement de prendre les mesures réglementaires nécessaires pour que ces vols soient bien concernés par la mise en œuvre du système « API-PNR France ».

Comme dans le cadre du projet de PNR européen, les requêtes adressées au système « API-PNR France » seront effectuées par les services de renseignement non pas directement mais par l’intermédiaire d’une « unité d’information passagers », composée de membres des services de la douane, de la police et de la gendarmerie.

La commission d’enquête souhaite que cette interface de consultation ne ralentisse pas le travail des services de renseignement et que les modalités de communications avec l’unité d’information passagers leur permettent d’obtenir les informations au plus vite. Elle souhaite également qu’une réflexion soit engagée pour supprimer, à terme, cette interface au profit d’une consultation directe des bases de données par les services, dans le respect de la protection de ces données personnelles. Il conviendra que la directive européenne, si elle devait être adoptée, le permette.

En toute hypothèse, la mise en place d’un système PNR propre à notre pays aurait une portée limitée puisque les personnes suivies par les services de renseignement pourraient sciemment décider de décoller d’un pays limitrophe pour le contourner.

Outre le système PNR, la France s’est également dotée – pour certaines destinations ou provenances sensibles – d’un autre système dénommé SETRADER (système européen de traitement des données d’enregistrement et de réservation), qui permet la mise en place d’un « fichier des passagers aériens » pour ces seules destinations.

En application des articles L. 232-1 à L. 232-6 du code de la sécurité intérieure (85), le directeur général de la police nationale (dans les faits, le directeur central de la police aux frontières) est autorisé à mettre en œuvre le SETRADER qui a pour finalités la prévention, la répression de l’immigration clandestine et le contrôle aux frontières et la prévention et la répression des actes de terrorisme. L’article premier de l’arrêté interministériel du 11 avril 2013 (86) dispose qu’une « décision du ministère de l’intérieur précise les provenances et les destinations, situées dans des États n’appartenant pas à l’Union européenne, des passagers concernés par le traitement ». Selon le rapport annuel pour 2014 de la délégation parlementaire au renseignement (87), cette liste comprend actuellement sept pays, parmi lesquels ne figure pas la Turquie. La délégation parlementaire appelait d’ailleurs à la conduite d’une réflexion afin d’adapter le dispositif réglementaire précité aux impératifs liés aux menaces terroristes.

Proposition : Parvenir à un PNR européen et, s’il doit être vidé de sa substance, l’abandonner au profit de plusieurs PNR bilatéraux et veiller à ce que le système PNR français inclue bien les vols charters.

2. La nécessité d’un renforcement de la coopération internationale

Compte tenu des difficultés juridiques qui ne permettent pas aux autorités françaises d’anticiper la présence à bord d’avion se posant en France de personnes suivies par les services de renseignement, il apparaît que la coopération des États de provenance, pour informer les autorités françaises, est primordiale.

Trois jours après l’incident du 23 septembre 2014, une rencontre entre le ministre français de l’Intérieur et son homologue turc a permis des progrès pouvant laisser espérer que la coopération entre la France et la Turquie s’en trouve significativement approfondie.

Il a ainsi été convenu que lorsqu’un ressortissant français soupçonné d’être impliqué dans des actes terroristes, serait renvoyé de la Turquie vers la France, des policiers français accrédités par les autorités turques pourraient l’accompagner jusqu’à la passerelle d’embarquement et s’assurer ainsi de la réalité de son départ.

De même, les autorités françaises sont désormais informées plus en amont lorsqu’un ressortissant français soupçonné de terrorisme sera susceptible d’être expulsé de Turquie.

En outre, ce pays s’est engagé à communiquer au nôtre la liste de nos ressortissants détenus en centre de rétention pour séjour irrégulier en Turquie et à alerter immédiatement les autorités françaises lorsqu’un Français est contrôlé à la frontière turco-syrienne.

3. Les lacunes du contrôle aux frontières

a. Le cadre du code Schengen

Certaines dispositions du code frontières Schengen, prévu par un règlement européen de 2006 (88) qui concernent le franchissement des frontières extérieures de l’espace Schengen ne semblent plus pouvoir être appliquées en l’état.

En effet, l’article 7 de ce code prévoit que les ressortissants de l’espace Schengen qui, après avoir quitté cette zone, sont de retour, ne peuvent faire l’objet que d’une « vérification minimale » de la part des autorités de police ou douanières.

Cette vérification vise à établir leur identité sur présentation de leurs documents de voyage. Elle consiste en un examen « simple et rapide » de la validité du document autorisant son titulaire légitime à franchir la frontière et de la présence d’indices de falsification ou de contrefaçon. À ce titre, les seules bases de données pouvant être consultées sont celles permettant d’accéder aux « informations relatives, exclusivement, aux documents volés, détournés, égarés et invalidés ».

S’agissant des ressortissants de l’espace Schengen, ce même article 7 permet aux agents de la police aux frontières, « d’une manière non systématique », de consulter les bases de données nationales et européennes afin de s’assurer que ces personnes ne représentent pas une « menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour la sécurité intérieure », l’ordre public ou les relations internationales des États membres, ou une menace pour la santé publique.

L’état du droit européen ne permet donc pas de procéder, de manière systématique, au contrôle des passeports des ressortissants de l’espace Schengen venant d’un pays tiers. Il est donc juridiquement impossible de mettre en place un contrôle systématique des titres de voyage pour des vols en provenance d’une destination sensible.

La délégation parlementaire au renseignement se posait légitimement, dans son dernier rapport (89), la question de l’utilité de la fiche « S », qui concerne des personnes susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Cette fiche apparaît dans le fichier des personnes recherchées (FPR) et permet à l’autorité émettrice d’être informée des déplacements de la personne concernée à l’occasion de contrôles de police. Mais, comme s’est interrogée la délégation parlementaire, si une personne faisant l’objet d’une fiche « S » peut revenir dans l’espace Schengen sans que l’État ait les moyens juridiques de le savoir – parce que l’article 7 du code Schengen lui interdit de contrôler systématiquement les passeports des ressortissants Schengen entrant dans cet espace – n’est-ce pas l’intérêt même de la fiche « S » qui est remis en cause ?

Lors de son déplacement à Bruxelles, la commission d’enquête a pu évoquer avec les autorités européennes la possibilité de rétablir des contrôles systématiques (pour certaines provenances ou pour certaines personnes telles que les mineurs) sur la base de critères uniformes pour l’ensemble de l’espace Schengen. Cette réflexion, menée à l’échelle de l’Union européenne, s’inscrit dans le prolongement de la déclaration faite par les membres du Conseil européen le 12 février 2015 (90) et de la déclaration commune de Riga faite par les ministres de la justice et des affaires intérieures le 29 janvier 2015.

Proposition : Modifier l’article 7 du code Schengen pour permettre un contrôle systématique des passeports des ressortissants de l’espace Schengen venant d’un pays tiers.

b. La non « réconciliation » entre le document de voyage et l’identité de la personne concernée

Une autre faille dans la détection des personnes entrant sur le territoire a pu être relevée par la commission d’enquête, au cours de ses travaux. Il s’agit de la non « réconciliation » entre le nom de la personne figurant sur le billet et sa pièce d’identité. La situation est simple : l’identité d’une personne voyageant par un moyen de transport aérien peut être contrôlée par les autorités de police ou de douane mais ne l’est pas par la compagnie aérienne au moment de monter dans l’avion.

Très concrètement, cela signifie que rien ne permet de s’assurer que la personne qui voyage avec un billet nominatif est bien réellement ladite personne.

Cette faille est inquiétante dans le contexte de mise en place progressive d’un fichier de données passagers : à quoi bon faire un tel effort si une personne susceptible d’être surveillée par les services de renseignement peut monter aisément à bord d’un avion en empruntant, pour son billet, une autre identité ?

Cette faille a d’ailleurs des conséquences qui dépassent largement le champ de la prévention du terrorisme : il est ainsi aberrant que plusieurs jours soient nécessaires pour déterminer avec précision la liste des passagers présents à bord d’un avion qui s’écrase !

Proposition : Confronter la carte d’embarquement avec le titre d’identité ou de voyage des passagers (« réconciliation ») au moment de l’embarquement.

c. La difficulté de contrôler les frontières maritimes et surtout terrestres

La mise en place d’un fichier de données passagers PNR pourrait certes permettre de suivre plus efficacement les déplacements internationaux d’individus djihadistes. Pour autant, il est à craindre qu’ils ne mettent en place des stratégies de contournement pour prendre un vol dans un pays qui ne dispose pas d’un fichier PNR ou, plus simplement, pour quitter notre territoire – et au-delà l’espace Schengen – par une frontière terrestre ou maritime.

S’agissant de ces deux derniers types de frontières, le système PNR sera inopérant. Les personnes souhaitant aller vers les zones de djihad risquent donc de privilégier le franchissement des frontières par la route ou la mer, ce qui semble être déjà le cas selon plusieurs témoignages recueillis par la commission d’enquête.

À cet égard, la commission d’enquête ne peut que se féliciter que l’article 9 du projet de loi relatif au renseignement propose – à l’article 526-26 du code monétaire et financier – de donner de nouvelles compétences à la cellule de renseignement financier dénommée « Tracfin ».

Selon les dispositions adoptées par l’Assemblée nationale, en première lecture, le 5 mai dernier, la cellule Tracfin peut demander à toute entreprise de transport terrestre, ferroviaire, maritime ou aérien ou à tout opérateur de voyage ou de séjour les éléments d’identification des personnes ayant payé ou bénéficié d’une prestation ainsi que des éléments d’information relatifs à la nature de cette prestation (date, heure, lieu de départ et d’arrivée) (91) et, s’il y a lieu, aux bagages et aux marchandises transportés.

Ces entités ne sont en effet pas soumises aujourd’hui au dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Ces dispositions permettent à Tracfin d’utiliser les informations ainsi obtenues d’une manière ciblée dans la mesure où l’article ne prévoit en aucune façon un transfert automatique de données.

Pour rendre ce dispositif pleinement effectif, la commission des Lois de l’Assemblée nationale, en adoptant un amendement de M. Guillaume Larrivé, a souhaité imposer aux opérateurs de transport routier proposant des prestations internationales de recueillir l’identité des passagers transportés et de conserver cette information pendant une durée d’un an. En effet, si ces opérateurs n’étaient pas tenus de collecter ces informations, les réponses aux demandes éventuelles de Tracfin seraient nécessairement nulles.

4. Les outils administratifs pour empêcher certaines entrées ou sorties du territoire

Notre réglementation s’est récemment enrichie de plusieurs outils pour empêcher certaines entrées ou sorties du territoire. Il s’agit tout d’abord de l’opposition à la sortie du territoire, qui concerne les mineurs, de l’interdiction de sortie du territoire, qui concerne des nationaux français et de l’interdiction de retour, qui concerne des étrangers qui peuvent résider habituellement en France.

a. L’opposition à la sortie du territoire

La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants a introduit dans notre droit la possibilité pour le juge aux affaires familiales de prononcer une interdiction de sortie du territoire d’un enfant, à la demande de l’un des parents. Parallèlement, par souci de simplification, cette même loi a abrogé la base légale de l’autorisation de sortie du territoire, nécessaire pour qu’un mineur puisse se rendre à l’étranger.

En conséquence, il est apparu que dès 2012 des mineurs avaient pu quitter le territoire national à l’insu de leurs parents. Dès le mois de novembre 2012, une circulaire conjointe du ministre de l’Éducation nationale, de la ministre de la Justice et du ministre de l’Intérieur (92) a conduit à revitaliser une mesure administrative préexistante : l’opposition à la sortie du territoire.

L’opposition à la sortie de territoire à titre conservatoire a pour objectif de permettre à un titulaire de l’exercice de l’autorité parentale de faire opposition, sans délai, à la sortie de France de son enfant dans l’attente d’obtenir, en référé ou en la forme des référés, une décision judicaire d’interdiction de sortie du territoire.

Les mineurs susceptibles de faire l’objet d’une opposition à sa sortie de territoire sont :

– les mineurs français, résidant en France ou à l’étranger ;

– les mineurs étrangers dont les parents résident régulièrement en France ;

– les mineurs, quelle que soit leur nationalité, susceptibles d’avoir été illicitement déplacés ou retenus sur le territoire national.

Ces mineurs voient leur noms inscrits au fichier des personnes recherchées, en application du 3° du III de l’article 2 du décret du 28 mai 2010 (93).

Cette mesure administrative, dont l’effet est de deux semaines, résulte d’une demande formulée auprès des autorités préfectorales (94), avec un formalisme relativement réduit. Elle est donc d’un usage commode. Encore faut-il, pour qu’elle soit efficace, qu’un parent ait perçu, chez son enfant, le risque d’un éventuel départ vers une zone de djihad voire qu’un parent ne cautionne pas un tel départ.

Compte tenu de ces failles, la commission d’enquête propose de revenir à l’état du droit qui prévalait avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 2010 et, ainsi, rétablir l’autorisation de sortie du territoire individuelle. Comme cela était le cas avant cette loi, cette autorisation ne serait pas nécessaire dans le cas de sorties collectives du territoire (voyages scolaires, colonies de vacances, etc.)

L’effectivité de la mesure administrative dépend de la capacité des gardes-frontières à détecter les mineurs concernés. L’article 19 du code Schengen permet que des « modalités spécifiques de vérification », prévues à son annexe VII s’appliquent aux mineurs. Cette dernière ajoute que les « garde-frontières accordent une attention particulière aux mineurs, que ces derniers voyagent accompagnés ou non ».

Dans le cas de mineurs accompagnés, le garde-frontière vérifie l’existence de l’autorité parentale des accompagnateurs à l’égard du mineur, notamment au cas où le mineur n’est accompagné que par un seul adulte et qu’il y a des raisons sérieuses de croire qu’il a été illicitement soustrait à la garde de la ou des personnes qui détiennent légalement l’autorité parentale à son égard. Dans ce dernier cas, le garde-frontière effectue une recherche plus approfondie afin de déceler d’éventuelles incohérences ou contradictions dans les informations données : dans ce cadre, l’inscription au fichier des personnes recherchées est particulièrement précieuse.

Dans le cas de mineurs qui voyagent non accompagnés, les garde-frontières s’assurent, par une « vérification approfondie des documents de voyage et des autres documents », que les mineurs ne quittent pas le territoire contre la volonté de la ou des personnes investies de l’autorité parentale à leur égard.

Proposition : Rétablir l’autorisation de sortie du territoire individuelle pour les mineurs.

b. L’interdiction administrative de sortie du territoire

L’article premier de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a introduit dans notre droit une nouvelle mesure administrative d’interdiction de sortie du territoire.

Ces dispositions, qui figurent à l’article L. 224-1 du code de la sécurité intérieure, permettent à l’autorité administrative de prononcer une interdiction de sortie du territoire à l’encontre d’un ressortissant français « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il projette des déplacements à l’étranger :

– ayant pour objet la participation à des activités terroristes ;

– ou sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes et dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français. »

La décision d’interdiction de sortie du territoire est prononcée par le ministre de l’Intérieur sous forme d’une décision écrite et motivée, pour une durée de six mois au maximum. La durée totale de la mesure d’interdiction de sortie, renouvellements compris, ne peut dépasser deux ans. La personne concernée est entendue par le ministre ou son représentant au plus tard huit jours après la notification de la décision. La personne concernée peut être assistée d’un avocat, d’un conseil ou d’un mandataire lors de l’audition par le ministre de l’Intérieur ou son représentant.

Par ailleurs, l’interdiction de sortie du territoire est assortie du retrait du passeport et de la carte nationale d’identité (95) de la personne concernée en échange d’un récépissé valant justification de l’identité. Le législateur a ainsi souhaité pallier les risques que les titres de voyage ou d’identité ne fassent pas l’objet d’un contrôle systématique, mais simplement visuel, à la frontière et puissent simplement présenter une pièce d’identité invalidée : leur retrait pur et simple constitue ainsi une entrave supplémentaire au départ vers les zones de djihad.

Cette mesure de retrait de la carte nationale d’identité ou du passeport existait déjà en matière judiciaire puisque qu’en application du 7° de l’article 138 du code de procédure pénale, relatif au contrôle judiciaire, le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention peuvent imposer à une personne de remettre soit au greffe, soit à un service de police ou à une brigade de gendarmerie, tous documents justificatifs de l’identité et notamment le passeport, en échange d’un récépissé valant justification de l’identité.

Pourtant, en matière judiciaire, ce dispositif trouve des limites pratiques. C’est ainsi que M. Marc Trévidic, entendu en sa qualité de vice-président chargé de l’instruction au sein du pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris, a affirmé le 12 février 2015 devant la commission d’enquête :

« Rendez-vous compte : le passeport et la carte d’identité d’un individu sont gardés au greffe d’un juge d’instruction anti-terroriste, et nous apprenons ensuite qu’ayant fait une fausse déclaration de vol, il est parvenu à se refaire faire une pièce d’identité, grâce à laquelle il est parti en Syrie ! » (96)

La commission d’enquête n’a cependant pas été informée d’éventuels dysfonctionnements de cette nature s’agissant de l’interdiction administrative de sortie du territoire.

Selon les chiffres transmis par le Gouvernement, au 15 mai 2015, 65 interdictions de sortie du territoire ont été décidées. Entendu par la commission d’enquête le 19 mai 2015, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, a précisé qu’« à ce jour, 69 interdictions de sortie du territoire visant des ressortissants français soupçonnés de vouloir rejoindre des organisations actives au Moyen-Orient ont d’ores et déjà été prononcées, dont 62 sont notifiées ».

Surtout cette mesure a deux effets complémentaires favorisant la lutte contre le terrorisme :

– d’une part lorsque l’autorité administrative constate qu’une personne faisant l’objet d’une interdiction de sortie du territoire figure sur une liste extraite d’un des traitements automatisés de données de passagers, elle notifie à l’entreprise de transport concernée une décision d’interdiction de transport de cette personne. L’entreprise qui ignorerait cette notification serait passible d’une amende de 50 000 euros ;

– d’autre part, le dispositif d’interdiction de sortie du territoire est assorti d’une sanction en cas de violation de celle-ci. Dans ce cas, la seule violation de cette interdiction par la personne qui en fait l’objet, permet à son retour en France de pouvoir la placer en garde à vue et de la poursuivre judiciairement sur ce seul chef.

c. L’interdiction administrative du territoire

L’article 2 de la même loi du 13 novembre 2014 a instauré une autre mesure administrative qui figure aux articles L. 214-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : l’interdiction administrative du territoire.

Cette mesure peut être décidée à l’égard d’étrangers qui ne résident pas habituellement en France et ne s’y trouvent pas. Selon les chiffres transmis par le Gouvernement, 24 interdictions administratives du territoire ont été prononcées au 15 mai 2015.

Les ressortissants étrangers non européens peuvent en faire l’objet si leur présence en France constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité intérieure ou les relations internationales de la France.

Conformément aux dispositions du chapitre VI d’une directive du 29 avril 2004 (97), cette mesure peut s’appliquer à l’encontre des ressortissants d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse, ou des membres de leur famille lorsque leur présence en France constitue, en raison de leur comportement personnel, du point de vue de l’ordre ou de la sécurité publics, une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.

Cette mesure, qui fait l’objet d’une décision écrite et motivée, notifiée à l’étranger concerné, permettra, pendant toute sa durée de validité, en premier lieu de lui refuser l’accès au territoire français, et en second lieu, de le reconduire d’office à la frontière s’il pénètre sur le sol français en dépit de l’interdiction, ainsi que, le cas échéant, de prononcer à son encontre une sanction pénale. L’étranger concerné peut en demander la levée et les motifs fondant de la mesure sont réexaminés tous les cinq ans afin de s’assurer de l’actualité de la menace.

Entendu par la commission d’enquête le 19 mai 2015, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, a ajouté que, s’agissant des étrangers, « 10 expulsions ont été exécutées en 2014 et l’instruction de 52 dossiers est en cours. […] entre 2007 et 2012, le nombre d’expulsions s’élevait en moyenne à 8 par an. »

B. LE TRAITEMENT PÉNAL DES PERSONNES DE RETOUR DES ZONES DE DJIHAD

1. Une judiciarisation prioritaire

La question de la judiciarisation des dossiers suivis en renseignement, c’est-à-dire du moment auquel les informations sont transmises par la DGSI au parquet, a été évoquée à plusieurs reprises devant la commission d’enquête. En pratique, c’est le service de renseignement qui décide si les éléments du dossier sont suffisants pour qu’il soit judiciarisé. Cette situation peut s’avérer problématique dans deux hypothèses :

– si la judiciarisation intervient trop tôt, les éléments du dossier risquent d’être insuffisants pour permettre un traitement judiciaire ;

– si à l’inverse elle intervient trop tard, tous les éléments recueillis par les services de renseignement seront inexploitables au plan judiciaire et l’enquête devra repartir de zéro : par exemple, une conversation téléphonique ayant fait l’objet d’une interception administrative ne se produira pas une seconde fois.

En effet, les éléments obtenus dans le cadre de la police administrative ne peuvent en aucun cas constituer des preuves, puisque la mission de rassembler celles-ci est réservée à la police judiciaire, en application de l'article 14 du code de procédure pénale, de façon à permettre l’application des règles de procédure pénale, en particulier du principe du contradictoire. Ils représentent donc plutôt des « éléments d’ambiance » pour les magistrats, qui n’y ont de toute façon accès que partiellement compte tenu de leur classification. Dans les faits, un procès-verbal, en général sous forme d’une synthèse d’informations, ne présentant pas les sources du renseignement, est communiqué à l’autorité judiciaire, qui décidera ensuite s’il y a lieu d’ouvrir une procédure.

S’agissant des personnes de retour de la zone irako-syrienne, la judiciarisation est prioritaire.

Au retour, si les services de renseignement disposent de suffisamment d’éléments pour démontrer qu’un individu a rejoint le territoire syrien et intégré un groupe terroriste, il est alors placé en garde à vue dès son arrivée en France et fait l’objet immédiatement d’une procédure judiciaire.

Si les services ne disposent pas de suffisamment d’éléments, ils procèdent à un entretien administratif précédé ou suivi d’une surveillance.

Ainsi que l’a indiqué Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, lors de son audition du 19 mai 2015, 122 procédures sont en cours au pôle antiterroriste, dont 69 informations judiciaires et 53 enquêtes préliminaires. 170 personnes sont mises en examen, dont 105 ont été placées en détention provisoire et 65 sous contrôle judiciaire.

Les premières affaires relatives aux filières djihadistes vers la zone irako-syrienne ont été jugées en 2014. À ce jour, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé quatre jugements de condamnations à l’encontre de 11 personnes :

– le 7 mars 2014, trois candidats au djihad armé en Syrie ont été condamnés à des peines de quatre ans d’emprisonnement dont deux ans avec sursis et mise à l’épreuve, quatre ans d’emprisonnement dont une an avec sursis et mise à l’épreuve et cinq ans d’emprisonnement dont un an avec sursis et mise à l’épreuve ;

– le 13 novembre 2014, un ressortissant français ayant combattu en Syrie a été condamné à une peine de sept ans d’emprisonnement et son complice, candidat au djihad en Syrie, à la peine de quatre ans d’emprisonnement dont 18 mois avec sursis et mise à l’épreuve ;

– le 10 mars 2015, un homme qui a apporté son aide à une mineure de 14 ans ayant sans succès tenté de gagner la Syrie pour y épouser un combattant djihadiste a été condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement dont un an avec sursis ;

– le 16 avril 2015, cinq ressortissants tchétchènes impliqués dans une filière d’acheminement de combattants djihadistes vers la Syrie implantée en région lyonnaise, ainsi que dans son financement, ont été condamnés à des peines allant de deux à six ans d’emprisonnement.

Les procédures judiciaires concernant les personnes de retour d’une zone de combat se fondent sur la qualification juridique d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (AMT) (98), qui nécessite l’existence d’un groupement ou d’une entente constitués par des faits matériels en vue de la préparation d’actes terroristes. Elles nécessitent donc d’apporter la preuve que les personnes s’étant rendues en Syrie et en Irak l’ont fait pour rejoindre un groupe terroriste, principalement Jabhat al-Nosra ou Daech, ce qui peut être complexe, du fait de la situation en Syrie, où combattent plusieurs groupes, dont l’armée syrienne libre (ASL) qui n’a pas de caractère terroriste. Les djihadistes cherchent par ailleurs souvent à dissimuler les raisons de leur voyage derrière des motifs humanitaires ou religieux (l’émigration en terre d’islam, la hijra).

Néanmoins, le recueil des preuves ne pose pas pour le moment de difficulté majeure, les djihadistes se mettant fréquemment en scène sur les réseaux sociaux, tandis que d’autres sont reconnus par des personnes arrêtées à leur retour. Dans l’hypothèse d’une évolution de leur comportement vers la clandestinité, une plus grande complexité dans la conduite des enquêtes serait à redouter pour l’avenir.

Par ailleurs, des difficultés spécifiques se posent s’agissant des femmes ayant quitté la France pour une zone de djihad. En effet, celles-ci ne semblent pas avoir de rôle actif dans les combats mais plutôt être accompagnatrices d’un mari combattant ou future épouse d’un djihadiste rencontré sur les réseaux sociaux. Elles semblent le plus souvent cantonnées près de la frontière turco-syrienne où elles vivent en communauté avec leurs enfants et assurent un soutien d’ordre familial. Cette situation explique le nombre peu élevé de dossiers judiciaires concernant des femmes : les 14 femmes actuellement mises en examen l’ont été en raison de preuves concernant une aide logistique ou financière à une filière de combattants djihadistes.

Les dossiers concernant les mineurs sont également complexes, ceux-ci pouvant faire l’objet d’une réponse pénale ou de mesures d’assistance éducative. Actuellement, 11 mineurs sont mis en examen. Il s’agit le plus souvent d’adolescents immatures, en rupture scolaire et familiale, inconscients de la situation dans la zone, qui ont fréquemment été victimes d’endoctrinement par le biais d’internet et des réseaux sociaux. À cet égard, un mineur parti dans une zone de djihad à la suite de contacts avec des filières d’acheminement peut être appréhendé sous l’angle de la participation à une AMT mais aussi être considéré comme une victime dans le cadre d’une procédure pour soustraction de mineurs.

2. Une tendance à la délictualisation de crimes commis à l’étranger

L’article 113-3 du code pénal, créé par la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, prévoit que la loi pénale française s’applique aux crimes et délits qualifiés d’actes de terrorisme commis à l’étranger par un Français ou une personne résidant habituellement en France. Auparavant, les délits terroristes commis à l’étranger ne pouvaient être poursuivis en France que dans des conditions très strictes (réciprocité des incriminations, poursuites exercées à la requête du ministère public, plainte de la victime ou de ses ayants droit ou dénonciation officielle par les autorités du pays et respect de la règle non bis in idem).

Les différentes infractions terroristes définies par le code pénal (99) peuvent être des crimes ou des délits.

Constituent des crimes :

– les crimes de droit commun considérés comme des infractions terroristes en raison du but poursuivi, pour lesquels les peines encourues sont aggravées, ainsi que les délits punis de dix ans d’emprisonnement, qui deviennent des crimes punis de quinze ans d’emprisonnement ;

– le terrorisme écologique ;

– la direction d’une AMT ;

– l’AMT lorsqu’elle a pour objet la préparation de crimes d’atteintes aux personnes, de destructions par substances explosives ou incendiaires ou de terrorisme écologique susceptibles d’entraîner la mort de personnes.

Les autres infractions terroristes constituent des délits. Les délits terroristes en raison du but poursuivi sont punis de peines aggravées par rapport aux infractions de droit commun correspondantes.

S’agissant spécifiquement de l’AMT, la qualification criminelle est en fait très peu utilisée dans les dossiers concernant des djihadistes. Actuellement, sur les 69 informations judiciaires relatives aux filières irako-syriennes, 10 sont suivies sous des qualifications criminelles.

Cette situation s’explique par des difficultés relatives à l’administration de la preuve s’agissant des djihadistes qui ont participé à des exactions et se sont mis en scène sur internet ou sur les réseaux sociaux : en l’absence de cadavre ou de témoin, des déclarations auto-incriminantes ne sont en effet pas suffisantes et l’incrimination d’AMT délictuelle (passible de dix ans d’emprisonnement) est, dans les faits, privilégiée par rapport à celle d’AMT criminelle (passible de vingt ans).

Il est néanmoins très complexe de lutter contre ce phénomène d’écrasement des peines en matière d’AMT délictuelle. En effet, une réévaluation de l’échelle des peines supposerait un vaste travail de réaménagement de la procédure pénale, la nature et le quantum des peines déterminant, dans notre système pénal, la qualification de l’infraction, dont découle l’application de certaines dispositions de procédures (compétence du tribunal correctionnel ou de la cour d’assises notamment). Pour votre rapporteur, il conviendrait donc d’inclure cette question dans la réflexion globale sur la rénovation de l’échelle des peines menée actuellement par la commission créée par le ministère de la Justice le 31 mars 2014 et présidée par M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la cour de cassation et ancien président de Chambre de jugement à la Cour pénale internationale.

IV. LA PRISE EN CHARGE JUDICIAIRE

Au-delà de la prise en charge des personnes de retour de zone de djihad, le dispositif pénal français vise à réprimer l’ensemble des actes terroristes.

A. UN DISPOSITIF PÉNAL DE LUTTE CONTRE LE TERRORISME TRÈS PERFORMANT MAIS PERFECTIBLE

1. Un dispositif complet

a. Des infractions terroristes récemment complétées

Au sein de ces infractions terroristes, définies par les articles 421-1 à 421-6 du code pénal, deux catégories peuvent être distinguées.

La première, issue de la loi n°86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État, concerne les infractions de droit commun qualifiées de terroristes en raison de leur but, « lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (article 421-1) :

– atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité de la personne, enlèvement et séquestration, détournement de moyens de transport ;

– vols, extorsions, destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique ;

– infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous ;

– infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires ;

– recel du produit de l’une de ces infractions ;

– infractions de blanchiment ;

– délits d’initiés.

La seconde catégorie regroupe les infractions terroristes autonomes et inclut différentes incriminations :

– le terrorisme écologique (article 421-2) (100;

– l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (article 421-2-1) ;

– le financement du terrorisme (article 421-2-2) ;

– l’impossibilité pour une personne habituellement en relation avec des terroristes de justifier de ses ressources  (article 421-2-3) ;

– les actes de recrutement, même non suivis d’effet, en vue de participer à une AMT ou de commettre des faits de nature terroriste (article 421-2-4) ;

– la provocation ou l’apologie des actes de terrorisme (article 421-2-5, créé par la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014) ;

– l’entreprise terroriste individuelle (article 421-2-6, créé par la loi du 13 novembre 2014).

De l’avis général, l’infraction d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, définie par l’article 421-2-1, créé par la loi n°96-647 du 22 juillet 1996, comme « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme », représente le pivot de la législation française en matière de lutte contre le terrorisme, en ce qu’elle permet une action judiciaire préventive au stade de la préparation d’actes terroristes.

Néanmoins, la législation est apparue insuffisante pour prendre en compte la situation de terroristes agissant seuls, sans pour autant commettre des infractions dites « obstacles », telles que l’acquisition illégale d’armes ou d’explosifs, pouvant permettre de les appréhender avant qu’ils ne passent à l’acte. L’évolution récente de la menace terroriste a donc conduit le législateur à créer, dans le cadre de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, un délit d’entreprise terroriste individuelle. Le nouvel article 421-2-6 du code pénal prévoit que constitue un acte de terrorisme le fait de préparer en relation avec une entreprise individuelle et dans un but terroriste la commission de certaines infractions terroristes (atteintes aux personnes, atteintes aux biens les plus graves et actes graves de terrorisme écologique). Il définit les éléments matériels de l’infraction : le fait « de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » et un second élément matériel (repérages, entraînement au maniement des armes ou explosifs, consultation habituelle de site internet provoquant au terrorisme, séjour à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes).

Selon les informations transmises par le ministère de la Justice, cette incrimination a été utilisée pour la première fois à la suite de l’interpellation à Paris, le 21 avril 2015, d’un homme en possession d’armes à feu, susceptible de préparer un projet d’attentat. Cependant, les faits ont ensuite été requalifiés en AMT ayant pour objet la préparation d’un ou plusieurs crimes d’atteintes aux personnes. Plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête ont cependant souligné l’utilité de la nouvelle incrimination d’entreprise individuelle terroriste, permettant de couvrir un champ plus large d’actes terroristes.

La transformation des délits de provocation au terrorisme et d’apologie des faits de terrorisme en délits terroristes, qui résulte également de la loi du 13 novembre 2014, vise à améliorer la répression de la propagande terroriste. Ces délits étaient en effet auparavant des délits de presse, réprimés dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Leur incrimination par le nouvel article 421-2-5 du code pénal permet désormais de leur appliquer le régime dérogatoire prévu en matière de terrorisme par le code de procédure pénale, à l’exception de la garde à vue prolongée à six jours, du recours aux perquisitions de nuit et de l'allongement des délais de prescription de l'action publique et des peines à vingt ans.

Une augmentation significative de ces délits a été observée à la suite des attentats du mois de janvier. Selon les informations communiquées par le ministère de la Justice, entre le 1er janvier et le 13 février 2015, 185 procédures judiciaires ont été diligentées à l’encontre de 201 personnes sous les qualifications d’apologie et de provocation au terrorisme. 49 affaires concernant 50 personnes ont été traitées selon la procédure de comparution immédiate et 23 mandats de dépôt ont été prononcés.

Conformément à la circulaire de la garde des Sceaux du 5 décembre 2014 (101), la section antiterroriste du parquet de Paris ne se saisit que des faits « s’inscrivant non dans une glorification isolée et ponctuelle du terrorisme, mais dans une démarche organisée et structurée de propagande ». Les procédures citées ont principalement été traitées par les tribunaux de Paris (66 affaires), Lyon (33), Bobigny (25), Nice (19), Marseille (17), Lille (14), Nanterre (14), Dijon (12) et Toulon (10).

b. Des règles dérogatoires en matière de procédure pénale

Les infractions terroristes définies par les articles 421-1 à 421-6 du code pénal font l’objet de règles spécifiques de procédure pénale.

Ces règles particulières concernent tout d’abord les juridictions compétentes : il s’agit principalement de la compétence concurrente de la juridiction parisienne.

La compétence de la juridiction parisienne en matière de terrorisme

L'article 706-17 du code de procédure pénale prévoit que pour la poursuite, l’instruction et le jugement des actes de terrorisme entrant dans le champ d’application de l’article 706-16, le procureur de la République, le juge d’instruction, le tribunal correctionnel et la cour d’assises de Paris exercent une compétence concurrente à celle de droit commun.

L’article 706-22-1 du code de procédure pénale fonde la compétence exclusive du juge de l'application des peines du tribunal de grande instance de Paris, du tribunal de l'application des peines de Paris et de la chambre de l'application des peines de la cour d'appel de Paris s’agissant des personnes condamnées pour une infraction terroriste.

Introduite en 1986, la centralisation à Paris des affaires complexes et la spécialisation des magistrats vise à offrir un traitement judiciaire systématique des activités terroristes, un recoupement et une exploitation des informations favorisant l’anticipation et la neutralisation en amont de la menace sur le territoire national et à l’étranger, ainsi que la définition d'une stratégie de politique pénale.

En pratique, lorsque le procureur de la République localement compétent constate que les investigations dont il a la direction sont susceptibles de concerner des infractions terroristes, il en informe sans délai le procureur de la République de Paris. L’initiative du dessaisissement appartient au seul procureur de la République localement compétent. Après les observations des parties, le juge d'instruction rend l’ordonnance par laquelle il se dessaisit dans un délai de huit jours à un mois. Celle-ci ne prend effet que cinq jours après, sans conséquence sur les titres de détentions et les mandats décernés. Le ministère public, la partie civile et la défense disposent de cinq jours pour former un recours devant la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui dispose de huit jours pour statuer.

Par ailleurs, l’article 706-25 du code de procédure pénale prévoit que la cour d’assises statuant en matière terroriste est composée exclusivement de magistrats professionnels.

Des règles particulières s’appliquent, ensuite, en matière de prescription. L’article 706-25-1 prévoit qu’en matière terroriste (à l’exception des délits d’apologie et de provocation), l’action publique des crimes et des délits se prescrit, respectivement, par trente et vingt ans, au lieu de dix et trois ans en droit commun. Les peines prononcées se prescrivent, respectivement, par trente et vingt ans, au lieu de vingt et cinq ans en droit commun.

Des règles dérogatoires sont enfin prévues s’agissant de l’enquête. Ces règles s’appliquent en général aux infractions relevant de la criminalité et de la délinquance organisées énumérées par l’article 706-73, qui incluent les infractions terroristes (à l’exception de règles spécifiques concernant la durée de la garde à vue).

Les enquêtes sous pseudonyme sur internet, dites « cyberpatrouilles », sont autorisées en matière d’infractions terroristes. Cette autorisation a été étendue à l’ensemble de la criminalité et de la délinquance organisées par la loi du 13 novembre 2014 (nouvel article 706-87-1).

Les enquêteurs en matière de lutte antiterroriste peuvent étendre à l’ensemble du territoire national la surveillance des personnes soupçonnées d’actes de terrorisme (article 706-80).

Ils peuvent avoir recours à l’infiltration, technique spéciale d’enquête qui consiste pour un enquêteur à « surveiller des personnes suspectées de commettre un crime ou un délit en se faisant passer, auprès de ces personnes, comme un de leurs coauteurs, complices ou receleurs » (articles 706-81 à 706-87).

La durée de la garde à vue peut être prolongée jusqu’à six jours, contre deux jours en droit commun et quatre jours en matière de criminalité organisée, et de l’intervention de l’avocat différée jusqu’à la soixante-douzième heure (articles 706-88 et 706-88-1).

Les perquisitions de nuit sont autorisées (articles 706-89 à 706-94).

Il peut être procédé à des écoutes téléphoniques dans le cadre d’une enquête préliminaire ou de flagrance, sur autorisation du juge des libertés et de la détention, alors que pour les crimes et délits de droit commun le recours aux écoutes n’est possible que dans le cadre d’une instruction (article 706-95).

Le recours aux sonorisations et aux fixations d’images de certains lieux ou véhicules est autorisé (articles 706-96 à 706-102).

Est également autorisée la captation de données informatiques, consistant à « mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d’accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, les conserver et les transmettre, telles qu’elles s’affichent sur un écran pour l’utilisateur d’un système de traitement automatisé de données ou telles qu’il les y introduit par saisie de caractères » (articles 706-102-1 à 706-102-9) (102).

2. La centralisation du traitement judiciaire atteint-elle ses limites ?

Face au développement du contentieux terroriste lié aux filières djihadistes, qualifié par plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête de « contentieux de masse », le renforcement des effectifs de magistrats spécialisés, qu’il s’agisse du parquet, de l’instruction et de l’application des peines, paraît urgent.

La section antiterroriste du parquet de Paris ne compte actuellement que 9 magistrats, un huitième poste ayant été créé en janvier 2015 puis un neuvième en mars 2015. Cet effectif reste très insuffisant face au nombre de dossiers à traiter : 157 enquêtes au 18 mai 2015, dont 94 concernant l’islamisme radical, parmi lesquelles 53 se rapportent aux filières irako-syriennes. Lors des attentats de janvier, un dispositif de crise faisant appel à d’autres magistrats du parquet de Paris a été activé. Cependant, sur le long terme, il est nécessaire de disposer de magistrats spécialisés dans le contentieux terroriste en nombre suffisant afin d’assurer la direction d’enquêtes particulièrement complexes.

Le pôle de l’instruction se compose de 8 juges antiterroristes, ce qui est également très insuffisant. Un neuvième cabinet d’instruction devrait être créé au mois de septembre 2015, ainsi que l’a indiqué Mme Christiane Taubira lors de son audition du 19 mai 2015. Au 18 mai 2015, 218 informations judiciaires étaient ouvertes, dont 112 concernaient le contentieux de l’islam radical (contre 50 en 2012 et 68 en 2013). Parmi ces 112 procédures, 69 étaient relatives aux filières irako-syriennes.

En raison de sa compétence exclusive en matière de terrorisme, le juge de l’application des peines de Paris suit un très grand nombre de dossiers : celui-ci passé de 111 en 2006 à 190 fins 2014 et a augmenté de 8,5 % entre 2013 et 2014. Or ses moyens sont insuffisants face à la masse de dossiers que ce juge doit suivre doit suivre, puisqu’il est seul avec un greffier.

Au-delà de ces enjeux, se pose la question d’une adaptation de la compétence centralisée de la juridiction parisienne à la double évolution que constituent l’accroissement du contentieux et sa dissémination sur l’ensemble du territoire.

À cet égard, votre rapporteur est favorable à ce que le principe de la compétence concurrente retenu par le législateur puisse être mieux appliqué en pratique. En effet, il apparaît que, lorsque le parquet de Paris, informé par le procureur de la République territorialement compétent, estime, après une évaluation des faits, qu’un dossier ne doit pas relever de sa compétence, le parquet local ne qualifie pas les faits de terroristes et retient une autre incrimination, ce qui a ensuite des conséquences tant sur l’enquête que sur les peines encourues.

Il est donc favorable à ce que certaines infractions terroristes de faible gravité puissent être traitées localement en s’appuyant sur certaines juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), qui disposent d’une compétence concurrente en matière de criminalité et de délinquance organisées (ce qui inclut les infractions terroristes) pour les faits commis dans le ressort du TGI de leur siège, en application de l’article 706-75 du code de procédure pénale. Il pourrait s’agir par exemple des JIRS de Lyon et Marseille, outre celle de Paris. Cette évolution ne remettrait nullement en cause le principe de la centralisation puisqu’elle concernerait des affaires qui actuellement n’ont pas vocation à être traitées par la juridiction parisienne. De plus, la poursuite, l’instruction et le jugement de ces affaires s’opérerait avec l’accord du parquet de Paris et sous son contrôle afin de permettre tous les échanges d’informations nécessaires au suivi de dossiers dont les ramifications et les connexions peuvent être importantes.

Par ailleurs, s’agissant de l’application des peines, il serait opportun de prévoir une exception à la compétence exclusive de la juridiction parisienne s’agissant pour les dossiers concernant des personnes condamnées pour apologie et provocation au terrorisme. En effet, leur traitement centralisé se justifie moins que pour les autres délits terroristes, les personnes condamnées ayant un profil différent, les tribunaux correctionnels locaux étant compétents et les peines comme les suivis étant de courte durée.

Proposition : Adapter la compétence centralisée de la juridiction parisienne au changement d’échelle du contentieux terroriste :

– avec l’accord et sous le contrôle du parquet de Paris, envisager la poursuite, l’instruction et le jugement d’infractions terroristes de faible gravité au niveau local, en s’appuyant sur la compétence de certaines juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), par exemple celles de Lyon et Marseille, outre celle de Paris ;

– prévoir dans la loi une exception à la compétence exclusive de la juridiction parisienne de l’application des peines s’agissant des dossiers concernant des personnes condamnées pour apologie et provocation au terrorisme.

B. LES MOYENS DE L’ENQUÊTE PÉNALE

1. Plusieurs services de police judicaire et une gestion des dossiers conditionnée par leur disponibilité

En matière de lutte antiterroriste, il existe une pluralité de services de police judiciaires compétents. Ainsi, la DGSI dispose de son propre service judiciaire, pérennisant ainsi le modèle qui prévalait au sein de la DST au moment de la création de la DCRI.

Le choix de saisir un service d’enquête est une prérogative du parquet ou du juge d’instruction, décidé selon chaque dossier.

Néanmoins, s’agissant des filières irako-syriennes, la DGSI est en principe saisie de l’ensemble des procédures. La DGSI suit actuellement 162 enquêtes judiciaires, alors qu’elle n’en suivait que 40 au 1er janvier 2012. 110 de ces enquêtes concernent les filières irako-syriennes. Ces enquêtes concernent 547 individus, dont 250 sont actuellement présents sur les théâtres d’opérations.

Selon les cas, elle peut être co-saisie avec la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire et/ou la section antiterroriste de la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris.

Au-delà des questions d’organisation se pose un problème inquiétant d’effectifs des services enquêteurs. Selon les informations recueillies par la commission d’enquête au cours de ses auditions, les services judiciaires spécialisés comptent actuellement environ 300 enquêteurs, ce qui paraît largement insuffisant compte tenu du nombre actuel de procédures à traiter. Elle appelle donc de ses vœux une augmentation massive, de l’ordre d’un doublement, des effectifs de policiers enquêteurs formés à la lutte antiterroriste, afin de d’améliorer la prise en charge judiciaire des dossiers.

2. Des outils d’enquête à consolider

a. Créer un régime de saisie des données informatiques indépendant du régime de la perquisition

La saisie des données informatiques est actuellement régie par l’article 57-1 du code de procédure pénale. Ce régime est distinct de celui des interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, défini par les articles 100 à 100-7 du code de procédure pénale, qui s’applique aux interceptions téléphoniques et de correspondances électroniques, et ne concerne pas les données stockées dans les comptes de messagerie.

La loi du 13 novembre 2014 a modifié l’article 57-1 afin de créer un régime de perquisition à distance. Le deuxième alinéa de cet article dispose ainsi que : « [les officiers de police judiciaire ou, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire] peuvent également, dans les conditions de perquisition prévues au présent code, accéder par un système informatique implanté dans les locaux d'un service ou d'une unité de police ou de gendarmerie à des données intéressant l'enquête en cours et stockées dans un autre système informatique, si ces données sont accessibles à partir du système initial », alors que cet accès ne pouvait auparavant intervenir que sur les lieux de la perquisition.

Cependant, l’application des conditions de la perquisition, qui implique notamment l’accord de la personne concernée, ainsi que sa présence, celle d’un représentant ou de deux témoins, ne paraît pas adaptée aux conditions des enquêtes, qui nécessitent de pouvoir accéder aux données informatiques à l’insu des personnes suspectées.

Afin d’accéder à des données hébergées sur un serveur situé à l’étranger, il est également possible de recourir à une demande d’entraide pénale internationale adressée au magistrat territorialement compétent. Dans ce cadre, un gel des données du compte est sollicité pendant une période de 90 jours renouvelable une fois. Les délais d’une telle procédure sont cependant très longs. Sans méconnaître les règles de compétence territoriale et d'entraide judiciaire internationale, des demandes directes peuvent préalablement être adressées par les officiers de police judiciaire (OPJ) aux opérateurs étrangers, ainsi que l’a jugé la chambre criminelle de la Cour de cassation (103), mais ces derniers restent alors libres de ne pas y répondre.

En raison de ces différentes difficultés, il serait donc souhaitable de créer un dispositif spécifique de saisie des données informatiques, permettant notamment l’accès à un compte de données personnelles à l’insu de son titulaire, indépendant du régime de la perquisition, ainsi que l’a proposé le groupe de travail interministériel sur la lutte contre la cybercriminalité présidé par M. Marc Robert (104).

Proposition : Créer un régime de saisie des données informatiques à l’insu de leurs propriétaires et donc indépendant du régime de la perquisition.

b. Veiller à l’application effective de la captation de données informatiques

Les articles 706-102-1 à 706-102-9 du code de procédure pénale, introduits par la loi n° 2011-267 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure du 13 novembre 2014 (dite « LOPPSI 2 »), autorisent la captation de données informatiques dans le cadre des enquêtes relatives à la délinquance et à la criminalité organisées. Cette mesure est ordonnée par un juge d’instruction après avis du procureur de la République pour une durée de quatre mois renouvelable.

La captation de données peut concerner la saisie de caractères, les données s’affichant à l’écran, ainsi que, depuis la loi du 13 novembre 2014, les données reçues et émises par des périphériques audiovisuels. Cette technique peut ainsi permettre de prendre connaissance en temps réel de messages échangés sur internet avant leur cryptage et constitue donc, pour les services enquêteurs et les juges d’instruction, la seule possibilité d’avoir connaissance de certaines communications par messageries instantanées utilisant le chiffrement (Skype ou WhatsApp par exemple).

Ce dispositif consiste à introduire un « logiciel espion » sur un ordinateur permettant de capter les données utilisées ou saisies, indépendamment de leur émission par un réseau de télécommunications. Il ne permet pas en revanche d’accéder aux données enregistrées sur le disque dur.

Malgré tout l’intérêt qu’elle présente, cette procédure n’a cependant encore jamais pu être mise en œuvre.

Les logiciels permettant la captation des données doivent faire l’objet autorisation préalable du Premier ministre prise sur le fondement de l’article R. 226-3 du code pénal, après avis d’une commission interministérielle présidée par le directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).

Selon les informations communiquées par le ministère de l’Intérieur, plusieurs autorisations ont maintenant été délivrées. Par ailleurs, les mesures d’application réglementaire, qui n’ont pas encore été prises, devraient l’être prochainement.

c. Permettre le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste

La dimension de plus en plus technique et spécialisée des enquêtes en matière de terrorisme rend nécessaire de compléter les moyens à la disposition des juges d’instruction.

Lorsqu’une question d’ordre technique se pose, les juges d’instruction peuvent, en application de l’article 156 du code de procédure pénale, ordonner une expertise. Cependant, cette procédure ne paraît plus adaptée à la complexité de l’exploitation de matériels informatiques, qui dans les faits dure extrêmement longtemps et dont les résultats présentent des lacunes par rapport aux priorités des enquêtes, les experts ne connaissant pas l’affaire.

C’est pourquoi la commission d’enquête souhaite ouvrir la possibilité de recruter des assistants spécialisés dans le domaine informatique auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste, à l’instar de la possibilité existant en matière d’infractions économiques et financières, prévue par l’article 706 du code de procédure pénale.

Cet article autorise des fonctionnaires de catégorie A ou B ainsi que de personnes titulaires d'un diplôme sanctionnant une formation économique, financière, juridique ou sociale d'une durée au moins égale à quatre années d'études supérieure après le baccalauréat, qui remplissent les conditions d'accès à la fonction publique et justifient d'une expérience professionnelle minimale de quatre années, à exercer les fonctions d'assistant spécialisé auprès d’un pôle de l’instruction, d’une juridiction interrégionale spécialisée, du procureur de la République financier et du TGI de Paris, dans le cadre de la compétence concurrente en matière d’infractions économiques et financières.

Ces personnes assistent les magistrats au cours de la procédure en accomplissant les tâches qui leur sont confiées, par exemple dans le cadre d’actes d’information, de l’assistance aux officiers de police judiciaire agissant sur délégation des magistrats, ou par la remise de documents de synthèse ou d’analyse pouvant être versés au dossier de procédure. Ils peuvent recevoir des délégations de signature en matière de réquisitions.

Dans le domaine antiterroriste, ce statut d’assistant spécialisé pourrait concerner des ingénieurs, des enquêteurs spécialisés en informatique ainsi que des analystes criminels, notamment des fonctionnaires détachés, le ministère de la défense et le ministère de l’intérieur disposant d’agents ayant ces profils.

Proposition : Autoriser le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste.

3. Remédier aux failles du suivi des contrôles judiciaires

Les personnes mises en examen et placées sous contrôle judiciaire dans le cadre d’une information judiciaire ouverte sous une qualification terroriste peuvent être astreintes aux obligations générales relatives au contrôle judiciaire prévues par l’article 138 du code de procédure pénale. Selon les informations transmises par le ministère de la Justice, les décisions de contrôle judiciaire sont alors notifiées au service enquêteur et aux services de police ou de gendarmerie locaux chargés de la vérification de l’obligation de pointage, qui doivent informer sans délai les magistrats (juges d’instruction ou juges de la liberté et de la détention) en cas de manquement constaté. 

Lors de son audition, M. Marc Trévidic a néanmoins fait état de lacunes inquiétantes dans le suivi des personnes placées sous contrôle judiciaire.

Il s’agit tout d’abord de contrôles défaillants des obligations de pointage auxquelles peuvent être astreints les personnes placées sous contrôle judiciaire : « [u]n cas d’école : le juge interdit le départ du territoire français et ordonne un pointage au commissariat toutes les semaines ou deux fois par semaine, puis il apprend que le mis en examen est en Syrie ; obtenant, avec difficulté, qu’on lui dise pourquoi il n’a pas été mis au courant de ce que cette personne ne pointait plus, il s’entendra finalement répondre qu’effectivement c’était le cas depuis deux mois, et que l’on comptait justement lui en faire rapport… ».

Interrogé sur ce point par votre rapporteur, le ministère de l’Intérieur a indiqué que, face à l’augmentation du nombre de personnes concernées, une instruction particulière des directions générales de la police et de la gendarmerie nationales (DGPN et DGGN) était en cours d’élaboration.

Une deuxième faille réside dans le fait qu’il arrive que des personnes placées sous contrôle judiciaire parviennent à se faire délivrer des papiers d’identité sur la base d’une déclaration de perte alors que les originaux leur ont été confisqués et sont détenus au greffe du pôle antiterroriste. Il conviendrait à cet égard de garantir que cette mesure fasse bien l’objet d’une inscription au fichier des personnes recherchées (FPR) qui doit être consulté avant la délivrance d’un passeport. Actuellement, l’article 230-19 du code de procédure pénale ne prévoit pas cette inscription, contrairement à d’autres mesures de contrôle judiciaire.

Proposition : Inscrire au fichier des personnes recherchées (FPR) les mesures de confiscation des titres d’identité ou de voyage prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

C. L’EXÉCUTION ET L’AMÉNAGEMENT DES PEINES

1. Renforcer le contrôle des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve

L’attention de la commission d’enquête a également été appelée sur les risques résultant de la modification des obligations générales du sursis avec mise à l’épreuve. L’article 9 de la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales a en effet modifié celles-ci, en substituant à l’obligation pour tous les condamnés à un sursis avec mise à l’épreuve (SME) d’obtenir l’autorisation préalable du juge de l’application des peines (JAP) pour se rendre à l’étranger une obligation d’informer préalablement le JAP de tout projet de déplacement à l’étranger et la possibilité pour la juridiction de jugement ou le JAP de prévoir, au cas par cas, une obligation spéciale d’obtenir une autorisation préalable.

Ainsi que l’indiquait notre collègue Dominique Raimbourg dans son rapport sur le projet de loi, cette mesure visait à permettre « de mieux individualiser la peine de SME, en supprimant une contrainte excessivement lourde pour la majorité des condamnés et inutilement consommatrice de temps pour les JAP, tout en permettant, pour les condamnés qui le justifient, de subordonner leurs déplacements à l’étranger à une autorisation préalable du JAP » (105).

Néanmoins, compte tenu du risque réel de radicalisation de personnes condamnées pour des faits de droit commun, qui pourraient avoir des projets de départ vers la zone irako-syrienne, votre rapporteur considère comme nécessaire le rétablissement d’une autorisation systématique des déplacements à l’étranger par le JAP, afin d’éviter les contournements et de permettre un meilleur contrôle.

Proposition : Rétablir l’autorisation systématique par le juge de l’application des peines des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve.

2. Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire

Il n’existe à l’heure actuelle aucune mesure de sûreté spécifique pour les personnes condamnées pour des infractions terroristes, les mesures prévues par le code de procédure pénale ayant été conçues principalement dans l’objectif de lutter contre la récidive des délinquants présentant des pathologies psychiatriques et pour les personnes condamnées pour des infractions sexuelles.

Néanmoins, la surveillance judiciaire, prévue par les articles 723-29 à 723-39 du code de procédure pénale, est susceptible de s’appliquer à des personnes condamnées pour des infractions terroristes à la condition qu’elles répondent aux critères de dangerosité définis par la loi.

En matière terroriste, cette mesure peut s’appliquer aux personnes condamnées pour des crimes d’atteinte volontaire à la vie et à l’intégrité des personnes (assassinat, meurtres, empoisonnement, tortures et actes de barbarie), d’enlèvements et séquestration et pour des destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes. Elle peut également concerner des personnes condamnées pour d’autres infractions terroristes à une peine d’au moins cinq ans d’emprisonnement si elles sont en état de récidive légale. Dans tous les cas, une expertise médicale doit conclure à la dangerosité du condamné.

Dans le cadre de la surveillance judiciaire, la juridiction de l’application des peines peut décider de soumettre la personne condamnée à certaines obligations (contrôles, obligation de résidence, placement sous surveillance électronique mobile…) pendant une durée qui ne peut excéder celle du crédit de réduction de peine et des réductions supplémentaires de peine dont elle a bénéficié.

Votre rapporteur est favorable à l’extension du champ d’application de cette mesure de sûreté à l’ensemble des infractions terroristes car celle-ci permettrait de renforcer le suivi des personnes condamnées pour terrorisme après leur détention.

Proposition : Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire à l’ensemble des infractions terroristes.

3. Introduire un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement des peines

Le code de procédure pénale prévoit que les peines d’emprisonnement ferme peuvent être aménagées en cours d’exécution, sous le régime de la semi-liberté et du placement à l’extérieur (article 723-1) ou du placement sous surveillance électronique (article 723-7), lorsque la personne a été condamnée à une ou plusieurs peines privatives de liberté dont la durée totale n'excède pas deux ans, ou lorsqu’elle purge une ou plusieurs peines privatives de liberté dont le reliquat n'excède pas deux ans, ces durées étant réduites à un an si le condamné est en état de récidive légale. 

Par ailleurs, l’article 729 du code de procédure pénale dispose que la libération conditionnelle peut être accordée, sous réserve des dispositions de l’article 132-23 du code pénal (106), dès la moitié de la peine.

La période de sûreté de plein droit prévue par l’article 132-23 du code pénal, au cours de laquelle le condamné ne peut bénéficier d’aucun aménagement de peine, s’applique en cas de condamnation pour terrorisme (107).

Cette période de sûreté concerne les personnes condamnées à une peine privative de liberté, non assortie du sursis, dont la durée est égale ou supérieure à dix ans. Sa durée est égale à la moitié de la peine ou à 18 ans en cas de réclusion criminelle à perpétuité, et peut être portée respectivement aux deux tiers de la peine ou à 22 ans sur décision spéciale de la cour d’assises ou du tribunal.

S’il cite les objectifs du régime d’exécution des peines (« préparer l'insertion ou la réinsertion de la personne condamnée afin de lui permettre d'agir en personne responsable, respectueuse des règles et des intérêts de la société et d'éviter la commission de nouvelles infractions ») et les éléments à prendre en compte (« l'évolution de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et sociale de la personne condamnée »), l’article 707 du code de procédure pénale, relatif aux principes de l’exécution des peines, ne mentionne pas en revanche les motifs pour lesquels une décision d’aménagement de l’exécution des peines devrait être refusée.

L’article 729 du code de procédure pénale prévoit que les condamnés peuvent bénéficier d'une libération conditionnelle s'ils manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale et lorsqu'ils justifient soit de l’exercice d’une activité professionnelle, d'un stage ou d'un emploi temporaire ou de leur assiduité à un enseignement ou à une formation professionnelle ; soit de leur participation essentielle à la vie de leur famille ; soit de la nécessité de suivre un traitement médical ; soit de leurs efforts en vue d'indemniser leurs victimes ; soit enfin de leur implication dans tout autre projet sérieux d'insertion ou de réinsertion.

Dans le cadre de chaque mesure d’aménagement de l’exécution des peines, le juge d’application des peines dispose d’un pouvoir d’appréciation. Seuls les crédits de réduction de peine prévus à l’article 721 du code de procédure pénale sont automatiques (et peuvent être retirés en cas de mauvaise conduite).

Néanmoins, selon plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête, les dossiers de demande d’aménagement de peine de personnes condamnées pour des actes terroristes en lien avec l’islam radical sont fréquents et reposent en général sur des éléments objectifs d’insertion sociale, familiale et professionnelle.

La décision d’aménagement de peine est toujours prise au cas par cas. Selon les informations communiquées à votre rapporteur, 49 jugements d’aménagement de peine ont été rendus en 2014 s’agissant de personnes condamnées pour des faits terroristes, dont 25 ont fait droit totalement ou partiellement aux demandes, ce qui représente un taux d’accord de 45 %. Le parquet fait quasiment systématiquement appel des décisions d’aménagement de peine, et c’est alors la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Paris qui statue mais elle n’infirme pas le jugement dans la majorité des cas.

L’introduction dans la loi d’un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement de peine et de libération conditionnelle des personnes condamnées pour des infractions terroristes, permettrait à la juridiction de l’application des peines de prendre en compte des considérations de sécurité publique essentielles s’agissant de ce contentieux. Cette évolution ne remettrait pas en cause l’exigence de motivation des décisions ni le caractère contradictoire de la procédure, prévus par les articles 712-4 et 712-6 du code de procédure pénale.

Proposition : Introduire dans la loi un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement de peine et de libération conditionnelle des personnes condamnées pour des infractions terroristes.

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Les moyens des services chargés de la lutte contre le terrorisme djihadiste qui ont fait l’objet d’abondements significatifs doivent encore être renforcés.

Ces crédits sont nécessairement éparpillés dans les programmes des différentes missions budgétaires concernées (Sécurités, Justice, Défense, Économie, etc.) qui retracent les crédits des différents services qui la mettent en œuvre. Compte tenu de la présentation de ces crédits, il est très difficile pour les parlementaires de pouvoir apprécier l’ampleur de l’effort financier de l’État en faveur de cette lutte.

La commission d’enquête s’est interrogée sur l’opportunité de demander la création d’un document de politique transversale retraçant cette politique publique. Les documents de politique transversale, aussi appelés « oranges budgétaires », sont des documents annexés chaque année au projet de loi de finances. Conçus comme des outils de pilotage visant à améliorer la coordination et l’efficacité de l’action publique, ils portent sur des politiques publiques interministérielles. Ils présentent la stratégie, les objectifs et les moyens mis en œuvre.

Pour autant, ce n’est pas tant la « stratégie » de performance de la lutte contre le terrorisme (avec des objectifs et des indicateurs) qui justifierait un nouveau document budgétaire, mais plutôt la nécessité d’un collationnement le plus fin possible des différents crédits – et les efforts en matière de personnel – concourant à cette politique publique.

Proposition : Renforcer, durablement et à tous les échelons, les effectifs des services concernés par la lutte contre le terrorisme – Créer un « jaune budgétaire » qui retrace l’effort financier de l’État en matière de lutte contre le terrorisme ; les crédits y seraient présentés chaque année par ministère, par mission et par programme.

TROISIÈME PARTIE : MIEUX PRÉVENIR LA RADICALISATION

Face à un phénomène qui affecte de manière durable et en profondeur la société française, la commission d’enquête a acquis la conviction que la réponse ne pouvait être uniquement d’ordre sécuritaire ou judiciaire.

Partageant également cette opinion, les pouvoir publics ont commencé, à l’instar d’autres pays européens, à dégager des moyens consacrés à la prévention de la radicalisation et à la lutte contre ce phénomène. Un certain nombre d’initiatives ont été prises par le Gouvernement depuis avril 2014 : mise en place d’un numéro vert, de cellules départementales de suivi, du site « stop-djihadisme », renforcement de la lutte contre les contenus extrémistes sur internet…

La commission d’enquête propose de compléter le dispositif existant dans le souci de le rendre plus efficace, parfois plus contraignant, en ayant le souci d’améliorer la connaissance du phénomène, de ses origines et ses implications dans la société française laïque du XXIème siècle.

Enfin, la commission d’enquête présentera des propositions concrètes sur les mesures à prendre pour prévenir la radicalisation dans ces lieux très spécifiques que constituent les prisons, avec le souci de parvenir à un équilibre entre le nécessaire enfermement d’individus qui ont commis des crimes ou des délits et qui présentent un danger pour la société et la protection des détenus qui – immense majorité – doivent être préservés des tentatives d’endoctrinement idéologique de la part des djihadistes les plus radicaux.

I. DÉCLINER PLEINEMENT AU NIVEAU LOCAL LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LA RADICALISATION

A. LE DISPOSITIF NATIONAL DE PRÉVENTION INSTITUÉ EN AVRIL 2014

En France, c’est l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) du ministère de l’intérieur qui a été chargée de mettre en œuvre la lutte contre la radicalisation. À cet effet, l’UCLAT a mis en place, le 29 avril 2014, une plateforme de signalement gérée par le Centre national d’assistance et de prévention de la radication (CNAPR). Mais la politique de prévention de la radicalisation s’appuie également sur l’action du Comité interministériel de prévention de la délinquance.

1. Le Comité interministériel de prévention de la délinquance

Le comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), créé en 2006, pour mettre en œuvre les moyens budgétaires du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) a été chargé de piloter la politique de prévention de la radicalisation et la déradicalisation, qui comme l’indique M. Bernard Cazeneuve, mobilise « tous les services de l’État. Il s’agit d’un domaine d’intervention récent, ayant vocation à s’articuler avec des réponses sécuritaires » Le CIPD est une structure autonome et interministérielle, « deux critères absolument nécessaires dans la lutte contre la radicalisation » selon le ministre.

Le FIPD était doté, au premier janvier 2015, d’un budget de 52,9 millions d’euros décomposés en une enveloppe déconcentrée de 34 millions d’euros environ et une enveloppe centralisée de 18 millions d’euros auxquels s’ajoutait une réserve nationale de l’ordre d’un million d’euros destinée notamment à la prévention de la radicalisation.

M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, a indiqué à la commission d’enquête, dès le 9 février 2015, que le FIPD serait abondé de 20 millions d’euros et serait mobilisé en priorité pour soutenir des actions de prévention de la radicalisation : « près de 9 millions seront consacrés au suivi individuel des situations préoccupantes et à leur prise en charge. Le 13 janvier dernier, nous avons lancé un appel d’offres d’un montant de 600 000 euros, afin de recruter des équipes mobiles de psychothérapeutes formés à ces enjeux, qui pourraient intervenir dans les départements qui en sont démunis ».

« La formation des professionnels et la sensibilisation de la population à ce phénomène sont essentielles. Depuis octobre 2014, le secrétariat général du CIPD a mis en place une formation pluridisciplinaire qui a bénéficié à près de 600 professionnels – directeurs de cabinet, délégués du préfet, directeurs académiques des services de l'éducation nationale, représentants du secteur associatif – et qui va se poursuivre en 2015 ».

Les demandes de formation sont nombreuses et émanent de différents ministères. L’Éducation nationale souhaite une formation spécifique pour ses cadres supérieurs (108). À la chancellerie, trois directions formulent une demande similaire : la direction des affaires criminelles et des grâces pour les 167 référents des parquets en matière de lutte contre le terrorisme ; la direction de l’administration pénitentiaire pour le personnel d'encadrement des sites où se mèneront les expérimentations d'isolement des prisonniers radicalisés, notamment à Fresnes ; la direction de la protection judiciaire de la jeunesse pour les psychologues référents qui seront bientôt recrutés. En 2015, ce sont près de 1 300 personnes qui devraient ainsi être formées.

Il serait par ailleurs intéressant de développer des formations réunissant des participants provenant d’horizons différents, à l’instar de la formation de sensibilisation à la radicalisation à laquelle une délégation de la commission d’enquête a pu assister dans un collège de Nice, s’adressant aux personnels de l’Éducation nationale mais aussi à d’autres acteurs (services du conseil général chargés de la protection de l’enfance, services sociaux des communes, associations…) intervenant auprès des mêmes jeunes et des mêmes familles. De telles initiatives sont de nature à encourager la constitution d’un « maillage territorial » efficient face aux phénomènes de radicalisation.

Outre la mise en place du site du Gouvernement « stop-djihadisme » (cf. infra), une campagne de communication a été lancée depuis le 29 janvier 2015 pour faire davantage connaître la plateforme de signalement récemment mise en place (cf. infra). Elle se décline sous forme d'affiches et de plaquettes mises à disposition dans les commissariats, les brigades de gendarmeries, les mairies, les centres sociaux, les caisses d’allocations familiales, ainsi que dans les locaux d'accueil des familles au sein des établissements pénitentiaires. Les préfets sont chargés de relayer cette campagne.

2. La mise en place récente d’une plateforme de signalement

Par circulaire du 29 avril 2014, le ministre de l’Intérieur a fixé les modalités d'organisation de la prévention de la radicalisation, afin d’accompagner les jeunes et leurs familles. C’est depuis cette date que le CNAPR met à la disposition du public un numéro vert (0 800 005 696) et un formulaire en ligne sur le site du ministère de l’Intérieur, permettant de signaler la situation inquiétante d’un proche.

Le CNAPR est une structure légère composée de seulement deux policiers d’active et de huit policiers réservistes, ces derniers travaillant à mi-temps, par roulement. Spécialement formés à l’écoute et à la détection des signes tangibles de radicalisation, ces policiers sont chargés de répondre aux appels ; une psychologue les assiste dans cette mission en intervenant directement pour les cas les plus sensibles.

La plateforme de signalement est ouverte de 9 heures à 18 heures, les appels étant redirigés vers le 17 en dehors de ces horaires. Le commissariat de police ou la brigade de gendarmerie enregistrant un signalement saisit immédiatement le service de renseignement territorial compétent, lequel, après évaluation, le communique au CNAPR par courriel.

Au-delà de sa mission première d'assistance aux familles, le CNAPR recueille également du renseignement opérationnel dans le but de détecter ou de confirmer le profil d'individus susceptibles de partir combattre à l’étranger et / ou de passer à l'acte terroriste.

Chaque appel donne lieu à l’établissement d’une fiche de signalement qui, après validation hiérarchique, est adressée dans les meilleurs délais aux états-majors de la DGSI et du SCRT, chargés d’évaluer la pertinence du signalement et le degré de radicalisation et de dangerosité. Les préfectures des départements concernés sont également destinataires de ces fiches de signalement dans l’optique de la prise en charge des familles et de leur accompagnement.

Dès réception des informations transmises par la plateforme téléphonique, il appartient aux préfets d’en aviser le procureur de la République. Celui-ci peut, lorsqu’il s'agit de mineurs, envisager la mise en œuvre des mesures d'assistance éducative. En concertation avec le parquet, les préfets informent le maire de la commune concernée au titre de ses compétences dans la prévention de la délinquance.

Les cellules de suivi prévues par la circulaire du 29 avril 2014 (cf. infra) mises en place par les préfets mobilisent les services de l’État et les opérateurs concernés : police, gendarmerie, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, Pôle emploi, missions locales, collectivités territoriales – outre la mairie concernée et les services sociaux du conseil général – et le réseau d’associations, notamment celles qui interviennent en direction des familles et des jeunes. M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, considère que ce partenariat n'est pas figé. « Nous souhaitons le voir enrichi de nouveaux acteurs professionnels, notamment les représentants du secteur de la santé – et surtout de la santé mentale – qui sont encore insuffisamment associés ».

Entre le 29 avril 2014, date de sa création, et le 21 mai 2015, la plateforme nationale a pris en compte 2 154 signalements concernant 2 075 personnes. Avec plus de 300 signalements recueillis en janvier et février, le début de l’année 2015 a enregistré un pic en nombre de signalements qui s’explique aisément par les évènements survenus à Paris du 7 au 9 janvier.

Un appel est pris en compte dès lors qu’il réunit deux conditions :

- l’individu signalé présente des signes objectifs de radicalisation ;

- son implication dans une filière djihadiste est potentielle ou avérée.

Ce sont majoritairement les familles des individus en voie de radicalisation qui appellent le CNAPR (56,2 %), les appels des connaissances, des organismes institutionnels ou les appels anonymes constituant 43,8 % des signalements. Sur ce total, 36,1 % des appels proviennent de manière très logique, du père ou de la mère de l’individu concerné. Ces données confirment la pertinence des messages gouvernementaux qui s’adressent à la proche famille des individus en voie de radicalisation.

Ainsi que l’a rappelé à juste titre M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, « les représentants du culte musulman m’ont indiqué que les parents peuvent assimiler ce genre d’appel à une dénonciation de leur enfant, mais que les récents événements ont été tellement dramatiques qu’ils préfèrent désormais franchir le pas plutôt que de courir le risque de voir leur enfant s’engager dans une spirale criminelle. »

« L’arbitrage se fait d’autant plus volontiers en ce sens quand les familles sont conscientes que, dans un État de droit, un jeune contre lequel il n’existe aucun élément à charge – y compris quand il revient d’une zone de combat – a très peu à craindre hormis une surveillance par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Pour les familles, la dénonciation devient synonyme de protection. »

M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), a souligné l’utilité de cette plateforme qui, selon lui, aurait d’ores et déjà empêché (à la date du 5 mars) « une centaine de départs ».

B. ANCRER LA POLITIQUE DE PRÉVENTION DE LA RADICALISATION DANS LES TERRITOIRES

1. L’expérience danoise de lutte contre la radicalisation

La commission d'enquête s’est déplacée au Danemark les 16 et 17 février 2015, pour s’informer sur les pratiques danoises en matière de lutte contre le djihadisme et la radicalisation.

Le Danemark est l’un des pays européens les plus touchés par le phénomène djihadiste relativement à sa population : selon les services de renseignements locaux, un peu plus de 100 Danois ou résidents danois seraient partis combattre dans les rangs djihadistes, soit 17 personnes par million d'habitants (contre 11 par million en France).

Le pays a donc décidé de lutter contre l’islamisme radical en développant un programme en deux volets : la contre-radicalisation, pour ceux qui envisagent de partir et la déradicalisation, pour les combattants de retour au Danemark. L’originalité de cette démarche tient au fait qu’elle n’est pas nationale mais relève de la responsabilité des municipalités.

La ville d’Aarhus, deuxième ville du pays, est particulièrement concernée par le djihad : entre 2011 et 2014, environ 150 personnes ont été prises en charge par le programme mis en place par la municipalité. Sur ce total, les autorités estimaient qu’environ 40 jeunes gens étaient effectivement partis d’Aarhus faire le djihad en Syrie. 16 étaient revenus dans leur ville, parmi lesquels 10 avaient été inclus dans le programme, 6 ne l’ayant pas été pour deux raisons : d’une part parce que « tous ceux qui reviennent ne sont pas radicalisés », d’autre part parce que les intéressés doivent donner leur accord pour intégrer le programme strictement basé sur le volontariat. En effet, dans la mesure où la législation danoise n’interdit pas d’aller combattre sur un sol étranger, les djihadistes originaires du Danemark, s’ils ne sont pas convaincus d’avoir commis un crime, ne peuvent être inquiétés par la justice et, a fortiori, ne peuvent être contraints de suivre un programme de déradicalisation.

Les acteurs principaux de ce programme sont les écoles, les services de la mairie, la police et le département de psychologie de l’université d’Aarhus. L’objectif de ce programme est, d’une part, de permettre aux individus considérés comme étant « à risques » de sortir de l’environnement extrémiste politique et/ou religieux et d’autre part de faciliter l’inclusion de ces individus dans la société. Il s’agit d’une coopération flexible entre des institutions préexistantes.

Une radicalisation potentielle ou avérée est détectée en fonction de certains « facteurs de risques » (discours, habillement, vie sociale, sites web visités). L’école, les services sociaux, un condisciple, un collègue de travail, l’administration pénitentiaire, des travailleurs de rue, les parents etc. s’adressent à la « Infohus » (Maison de l’information) : il s’agit en fait d’une ligne téléphonique à laquelle répondent un policier ou un employé des services sociaux qui instruisent le dossier.

Si la radicalisation est effective ou si le risque est avéré, la volonté de participer à un « exit process » (sortie de radicalisation) est évaluée. Le cas est discuté au sein d’un bureau interservices (département de l’enfance, police, affaires sociales et emploi). Infohus obtient le consentement de la personne concernée (si elle est majeure) et désigne un « mentor » (éducateur) dont le travail sera d’accompagner l’individu et de développer un dialogue avec lui afin de lui permettre de trouver des outils lui permettant de s’adapter et de s’insérer dans la société et ainsi de trouver une vie « satisfaisante » afin qu’il délaisse ses objectifs radicaux.

Le mentor est un résident d’Aarhus qui est sélectionné pour ses capacités à créer du lien et à répondre aux questions de l’individu. On y trouve des enseignants, des travailleurs sociaux, un professeur de tennis, un gardien du stade de foot… Les mentors chargés de suivre des islamistes radicalisés sont généralement d’origine étrangère et de religion musulmane.

Le mentor peut aider le jeune à faire ses devoirs, l’accompagner dans un café afin de parler de sujets politiques, philosophiques ou religieux, le conseiller sur la formation et la recherche d’un emploi. Il peut, avec l’aide de la commune, lui trouver un travail et un nouveau domicile s’il est jugé utile de l’éloigner de son milieu familial ou de ses fréquentations habituelles. La personne suivie et le mentor se rencontrent une à deux fois par semaine au début de leur relation de travail. Le mentor ne devient pas ami avec l’individu dont il a la charge. Puis ces rencontres s’espacent avec le temps et en fonction de l’avancement du travail de contre-radicalisation.

Le mentor aide l’individu à s’insérer dans la société danoise. Le discours est celui-ci : « la radicalisation politique ou religieuse est possible et autorisée pour autant qu’elle n’entraîne pas de recours à la violence ; vous vous êtes égarés, nous allons vous aider à vous (ré) insérer dans la société danoise ». C’est un discours dit « d’inclusion ». Des éducateurs peuvent aussi intervenir auprès des parents : des psychologues et travailleurs sociaux pourront aussi aider ceux-ci à renouer le dialogue avec le jeune concerné.

Les autorités danoises mènent de front un travail de prévention mais aussi une activité répressive. Lors de l’entretien initial avec l’individu, le policier présent indique toujours à celui-ci que les informations seront transmises au PET (services de renseignement intérieur) qui agira par la suite comme il l’entend. Un jeune qui se voit offrir l’aide d’un mentor peut donc être surveillé, voire mis sur écoute, dans le même temps par les services de renseignement danois sans même que les policiers d’Aarhus le sachent.

Ce programme de contre-radicalisation traite principalement des individus radicalisés religieusement, mais peut aussi intervenir sur des personnes radicalisées sur le plan politique (extrême-droite ou extrême-gauche). Les imams n’ont donc aucune place dans ce processus.

La personne soupçonnée d’avoir commis les attentats de Copenhague et abattue par la police n’avait pas été jugée radicalisée. Il ne lui avait donc pas été proposé de bénéficier du programme de contre-radicalisation alors même qu’existe à Copenhague un programme similaire à celui d’Aarhus. Le fait que l’individu ait exprimé, pendant son incarcération, sa volonté de partir combattre en Syrie a été considéré comme symptomatique de sa violence, non comme un indice d’extrémisme religieux. Son antisémitisme a été considéré comme malheureusement habituel chez les personnes issues de la communauté palestinienne. Ces deux seuls éléments n’ont pas été jugés suffisants par les responsables du ministère des affaires sociales pour inclure l’intéressé dans un programme de contre-radicalisation. « Nous analysons le risque en fonction d’un grand nombre de facteurs » ont-ils expliqué. À la question des conséquences des attentats des 14 et 15 février, les responsables de la municipalité d’Aarhus, entendus par la commission le lendemain des faits, ont répondu que le programme ne serait pas remis en cause et qu’il était nécessaire de le poursuivre en s’interrogeant sur les possibilités de faire mieux. Le responsable de la police d’Aarhus a insisté sur la nécessité de continuer le programme dans la mesure où les prédicateurs des mosquées de la ville poursuivent leur travail de radicalisation des jeunes gens. « Nous devons avancer pas à pas et toujours avoir un coup d’avance sur ces gens-là » a-t-il conclu.

2. La création des cellules départementales de suivi

Par circulaire du 29 avril 2014 (cf. encadré), le ministre de l’Intérieur a donné instruction aux préfets de mettre en place, dans chaque département, des cellules de suivi destinées à prolonger, au niveau local, le travail de prévention de la radicalisation engagé au niveau national par la plateforme de signalement.

Ces cellules, qui regroupent à l’échelon départemental les acteurs concernés par la lutte contre la radicalisation, ont pour objectif d’aider les personnes signalées aussi bien par la plateforme nationale que sur le plan local.

Extraits de la circulaire du ministre de l’intérieur du 29 avril 2014 adressée aux préfets

« Après le filtrage réalisé par le centre national d’appels, les signalements avérés vous seront adressés. Il vous appartiendra d’aviser le procureur de la République compétent. Cet avis permet notamment d’envisager la mise en œuvre de mesures d’assistance éducative lorsqu’il s’agit de mineurs. Avec son accord, vous informerez ensuite le maire de la commune concerné en vue de la mise en place d’actions d’accompagnement et de prévention à destination des jeunes concernés, dans une approche qui intègre la cellule familiale.

« Une orientation vers un mode de prise en charge adapté des familles et des jeunes repéré devra alors être organisée. À cette fin, il apparaît opportun que vous mettiez en place une cellule de suivi dédiée. Dans tous les cas, vous proposerez au procureur de s’associer à ses travaux.

« Vous vous appuierez sur les compétences locales existantes et les moyens disponibles en mobilisant, en particulier, l’ensemble des services de l’État et opérateurs concernés (police, gendarmerie, éducation nationale, PJJ, Pôle emploi, mission locale…) mais aussi les collectivités territoriales qui disposent des compétences et des ressources en matière d’accompagnement social.

« Le réseau associatif – et notamment les associations familiales – est évidemment un acteur essentiel de la démarche, comme les responsables religieux de confiance que vous associerez quand vous le jugerez opportun. Les partenariats mis en place dans le cadre du plan départemental de prévention de la délinquance, de la prévention du décrochage scolaire ou de la politique de la ville pourront utilement être mobilisés.

« Vous réunirez l’ensemble des acteurs concernés pour recenser avec eux les moyens susceptibles d’être mobilisés pour cette prise en charge individualisée. Vous pourrez utilement vous appuyer sur les actions prévues par le programme prioritaire en direction des jeunes exposés à la délinquance inscrit dans la stratégie nationale de prévention de la délinquance qui prévoit, en particulier, la mise en place de parcours individualisés de réinsertion incluant notamment la désignation d’un référent issu du travail social.

« Des actions concrètes doivent être proposées aux jeunes repérés afin de les sortir du processus de radicalisation dans lequel ils sont inscrits. Plusieurs outils pourraient être mobilisés à cet effet (chantiers et séjours éducatifs, parcours citoyens, inscription dans un établissement public d’insertion de la défense). Des actions humanitaires en direction de pays dont ces jeunes se sentent proches peuvent être envisagées.

« Ces actions ne peuvent ignorer la dimension religieuse de la radicalisation qui devra être abordée avec des responsables religieux de confiance et qui pourront apprécier de quelle façon traiter cette question avec les jeunes signalés.

« Il importe parallèlement d’apporter aux familles confrontées à ces situations tout le soutien nécessaire. À cet effet, vous vous rapprocherez notamment des réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents de votre département portés par des associations ou les CAF, dans le cadre de la politique de soutien à la parentalité.

« Les intervenants sociaux placés auprès de certains services de police ou de gendarmerie ainsi que les associations d’aide aux victimes pourront être sollicités.

« Je vous rappelle enfin, que vous pouvez proposer aux parents de s’opposer à la sortie du territoire national de leur enfant mineur sur lequel pèse un risque de départ à l’étranger, par la procédure d’opposition administrative à la sortie du territoire (…) [qui] permet d’empêcher le départ à l’étranger d’un mineur en l’absence d’un titulaire de l’autorité parentale. »

Un bilan demandé aux préfets par circulaire ministérielle du 19 février dernier a permis de s’assurer que les cellules de suivi sont désormais opérationnelles dans tous les départements.

Conformément aux instructions données, la cellule se compose généralement du préfet ou son représentant (directeur de cabinet), du procureur de la République, de la police nationale, de la gendarmerie nationale, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), du conseil général, de la direction académique des services de l’éducation nationale (DASEN), de Pôle emploi, des maires des communes concernées ou leurs représentants, d’associations. En fonction du contexte local, d’autres acteurs peuvent être associés : mission locale, représentants des cultes…

Cette cellule se réunit en moyenne tous les mois mais elle peut se réunir plus régulièrement en fonction du nombre et de l’urgence des situations signalées.

Les dispositifs préfectoraux ont permis de recueillir, au 23 avril 2015, 1 939 signalements émanant du terrain, soit à peu près autant que le numéro vert de la plateforme nationale ; les deux canaux de signalement sont donc complémentaires.

Pour sa part, l’Éducation nationale, joue également un rôle dans la remontée des signalements. Elle a ainsi recueilli 536 signalements de suspicions ou de faits de radicalisation qui ont été effectués par des professionnels de l’Éducation nationale depuis la rentrée de septembre 2014. Par ailleurs, lors de son audition par la commission, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, a cité le travail mené en commun entre ses services et ceux du ministère de l’intérieur pour mieux contrôler les écoles confessionnelles : « Nous sommes précisément en train de constituer un pôle dédié au sein de l’inspection pour que les établissements confessionnels soient plus fréquemment inspectés. (…) Nous sommes d’accord sur la nécessité de renforcer les contrôles et nous y travaillons en ce moment même, avec le ministère de l’intérieur, puisque cette compétence appartient aux préfets mais que nous avons évidemment des éléments d’analyse à leur apporter. »

Pour la prise en charge des personnes signalées et de leur famille, les préfectures mobilisent des dispositifs de droit commun (c’est le cas notamment pour les mineurs qui relèvent de la protection de l’enfance, en coopération avec le conseil général et le procureur de la République) ou mettent en place des actions nouvelles et spécifiques, adaptées à chaque département.

À titre d’exemple, le ministère de l’Intérieur cite les cas suivants :

- dans le Vaucluse, une association d’aide aux victimes a été mandatée pour assurer un soutien psychologique et accompagner les individus radicalisés ou en voie de radicalisation ;

- dans l’Eure, un partenariat a été engagé avec l’hôpital psychiatrique d’Évreux notamment le pôle psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent pour le traitement des cas de jeunes pris en charge par la cellule de suivi ;

- en Isère est en projet la création d’une équipe mobile d’intervention à compétence départementale destinée à assurer la prise en charge des situations signalées, en articulation avec les interventions des autorités administrative et judiciaire ;

- dans le département du Nord, l’association « R-Libre », spécialisée dans la réinsertion des sortants de prison va prendre en charge et accompagner 12 personnes au titre de la prévention de la radicalisation ;

- dans l’Essonne, l’association « Ressources » et la préfecture préparent une convention afin d’ouvrir un accueil à destination des parents et des familles, un espace d’échanges et de parole, ainsi qu’une consultation individuelle des personnes radicalisées ;

- en Haute-Savoie, un groupe de parole est déjà opérationnel pour les familles ;

- dans les Ardennes, le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) est mandaté en fonction des situations traitées pour restaurer le dialogue au sein de la cellule familiale ;

- en Charente-Maritime, le directeur de cabinet de la Préfète reçoit personnellement les familles, dans un lieu adapté et en présence de l’ADFI.

L’abondement des crédits du fonds interministériel de la prévention de la délinquance (de 8 millions d’euros dont 6 millions d’euros délégués aux préfets), qui a vocation à soutenir des actions ciblées en direction des jeunes et de leurs familles, devrait permettre d’assurer le financement, en 2015, des prises en charge réalisées par ces instances déconcentrées, et de susciter des initiatives nouvelles.

3. Mettre en place des « mentors », sur le modèle danois

La commission d’enquête se félicite de la mise en place à l’échelon départemental de ces cellules de prévention de la radicalisation et elle appelle à promouvoir et à soutenir leurs actions. L’action de ces structures n’est pas sans évoquer les programmes locaux qu’une délégation de la commission d’enquête a examinés à Aarhus.

En effet, antérieurement à la France, le Danemark a su mettre en place des programmes locaux faisant appel aux synergies des acteurs sociaux. Le recours à un « mentor » (109), personnage clé chargé de guider et de conseiller, dans la durée, la personne en voie de radicalisation, comme cela se fait au Danemark, mérite d’être expérimenté en France (cf. infra la description de l’expérience danoise).

Proposition : Promouvoir les cellules départementales de prévention de la radicalisation et compléter leur action par l’institution d’un référent (un mentor) qui assurera le suivi de la personne radicalisée.

4. L’annonce de l’ouverture d’une structure de prise en charge

Le 29 avril dernier, en clôture des Rencontres internationales des magistrats anti-terroristes organisées à Paris par la ministre de la justice, le Premier ministre, M. Manuel Valls, a annoncé la prochaine mise en place d’une structure destinée à prendre en charge les jeunes de retour des zones de combat : « Une structure sera créée d’ici la fin de l’année afin de prendre en charge, sur la base du volontariat, des jeunes de retour de zones de conflit et ne faisant pas, bien sûr, l’objet de poursuite judiciaires. Par un accompagnement individualisé, une prise en charge psychologique et un encadrement renforcé, ces jeunes devraient retrouver toute leur place dans notre société ».

Lors de son audition du 19 mai, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, a précisé que ce centre aurait « pour objectif d’amener progressivement et de façon très encadrée celles et ceux qu’il accueillera à renoncer à la violence, puis de les réinsérer dans la société tout en les réconciliant avec les principes de la République. »

La commission d’enquête salue cette initiative, proche des pratiques observées au Danemark, dont les détails ne sont pas encore connus mais qui va constituer le maillon qui faisait encore défaut au traitement de la radicalisation : la prise en charge des individus de retour du djihad et qui ne font pas l’objet de poursuites judiciaires.

La commission d’enquête s’interroge toutefois sur le caractère volontaire de la démarche, qui, pour être réellement efficace, devrait concerner le plus grand nombre possible d’individus.

C. FAVORISER LA COMMUNICATION ENTRE LES INTERVENANTS

L’une des principales difficultés à laquelle sont confrontées les autorités chargées de repérer et de lutter contre la radicalisation est de faire travailler en étroite concertation tous les acteurs concernés – travailleurs sociaux, psychologues et agents de l’Éducation nationale et du ministère de la Justice. Ces personnels doivent accepter d’échanger des informations nominatives dans un cadre confidentiel. Si nous ne parvenons pas à établir entre eux une relation de confiance, le travail de prévention ne sera pas efficace.

1. Échange d’informations et secret professionnel

La difficulté de faire échanger des informations à caractère nominatif entre les différents acteurs qui interviennent en matière de prévention de la délinquance n’est pas nouvelle. Déjà, en octobre 2014, dans son rapport sur la lutte contre l’insécurité (110), notre collègue Jean-Pierre Blazy écrivait : « Les difficultés concernant l’échange d’informations nominatives entre les partenaires de la politique de prévention de la délinquance ont été mentionnées par plusieurs personnes entendues comme un obstacle à la conduite des actions locales. Ces difficultés concernent en particulier la communication d’informations par les travailleurs sociaux et par certains services du ministère de la justice (protection judiciaire de la jeunesse – PJJ, service pénitentiaire d’insertion et de probation – SPIP). Cette question représente un enjeu important dans les politiques locales de prévention de la délinquance, du fait de leur dimension nécessairement partenariale et de la nécessité de pouvoir aborder les situations individuelles dont le traitement relève de différents acteurs. »

« Les difficultés rencontrées par les acteurs de la prévention de la délinquance s’expliquent par la complexité de l’interprétation des différentes dispositions relatives au secret professionnel et aux informations confidentielles. »

Sur ce point, la commission d’enquête considère qu’il conviendrait en pratique de trouver un équilibre entre le secret professionnel et le partage d’informations.

S’agissant des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), une charte déontologique type a été publiée en 2014, afin de clarifier les possibilités d’échanges d’informations. Elle prévoit « que l’échange d’informations peut porter sur des situations difficiles, personnelles ou familiales, au regard du risque de délinquance afin de s’assurer qu’elles sont bien prises en compte par l’une des institutions concernées. Sont en revanche exclues les informations plus précises comme celles relatives à l’histoire personnelle ou familiale, aux détails du travail social et éducatif en cours, aux éléments sur d’éventuelles procédures judiciaires en cours. Les informations confidentielles ne peuvent être communiquées à des tiers. Les personnes intéressées sont informées de l’échange d’informations à caractère confidentiel les concernant. »

2. Créer un réseau d’éducateurs spécialisés référents

Dans la mesure où il n’est pas naturel, pour un travailleur social, de partager des informations nominatives avec des autorités responsables du volet répressif de l’action, la commission d’enquête propose de mettre en place une interface entre l’ensemble de ces travailleurs sociaux et les services de l’État. M. Christophe Cavard propose de mettre en place un réseau de travailleurs sociaux référents – une « brigade d’éducateurs » - spécialistes de ces questions, qui seraient les interlocuteurs privilégiés des autres partenaires impliqués, pour le compte des travailleurs sociaux.

Ces éducateurs référents, qui devraient recevoir une formation spécifique, seraient capables d’identifier des processus de radicalisation. Ils œuvreraient sous l’égide de l’État à l’échelle régionale et pourraient, par exemple, aider les directeurs d’école à déterminer si un individu mérite d’être signalé à la cellule préfectorale et leur expliquer comment procéder en ce cas. Les éducateurs préfèreront travailler avec leurs pairs plutôt que d’être contraints par la loi à transmettre des informations nominatives aux autorités.

Proposition : Créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents spécialement formés à la détection de la radicalisation.

II. PRÉVENIR LA RADICALISATION EN PRISON

Bien que l’ampleur du phénomène de la radicalisation en prison fasse l’objet de débats, déjà évoqués par le présent rapport, la présence en milieu carcéral de détenus radicalisés, que leur radicalisation ait eu lieu en prison ou à l’extérieur, constitue un défi important pour l’administration pénitentiaire. Celle-ci n’en a cependant pris la mesure que très récemment. Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, a indiqué lors de son audition que, bien qu’elle fût connue depuis les années 1990, avec l’incarcération de membres du groupe islamique armé (GIA), cette problématique n’avait pas jusqu’à maintenant été traitée de manière spécifique car les détenus radicalisés ne manifestaient plus une attitude de conflit avec l’institution carcérale. Cependant, l’incarcération récente de djihadistes de retour de théâtres d’opérations a conduit à une prise de conscience de l’administration pénitentiaire, qui a engagé une réflexion sur les moyens de lutte contre la radicalisation.

Prévenir la radicalisation en prison suppose une action sur différents plans : il convient tout d’abord de détecter les détenus radicalisés ou en voie de radicalisation. Il est ensuite nécessaire de trouver des solutions adaptées en matière de gestion de la détention, permettant de limiter la diffusion de la radicalisation parmi les autres détenus. Des programmes de prise en charge des détenus radicalisés doivent être mis en œuvre. Enfin, l’amélioration des conditions d’exercice du culte musulman en prison est urgente.

A. AMÉLIORER LA DÉTECTION DE LA RADICALISATION

1. Adapter les outils de détection aux nouvelles formes de radicalisation en milieu carcéral

Actuellement, 313 personnes sont détenues pour des faits de terrorisme, dont 190 pour des faits liés à l’islamisme radical. Parmi ces 190 personnes, 152 sont en détention provisoire, dont 105 pour leur implication dans les filières irako-syriennes.

Les personnes détenues pour des faits liés à l’islamisme radical sont identifiées par l’administration pénitentiaire en fonction de leur dossier pénal et des pièces judiciaires transmises par les juges d’instruction, indiquant que les faits de terrorisme sont « en lien avec une pratique radicale de l’islam », ce qui permet de les distinguer d’autres mouvances terroristes. Les détenus concernés sont alors désignés sous l’acronyme de détenus « PRI ». En raison de la compétence de la juridiction parisienne en matière de terrorisme, ils sont généralement incarcérés dans des établissements pénitentiaires d’Île de France. S’agissant de cette catégorie de détenus, la détection de la radicalisation ne pose donc pas de difficulté.

En revanche, la question de la détection de détenus radicalisés est plus complexe s’agissant du reste de la population carcérale.

Le premier facteur de difficulté réside dans le fait que, comme le présent rapport l’a déjà évoqué, des délinquants de droit commun radicalisés sont incarcérés : la population de détenus radicalisés dépasse celle des détenus « PRI ». Ces détenus peuvent avoir été radicalisés avant leur incarcération ou au cours de leur détention, à la suite de contacts avec d’autres détenus.

Le second facteur est l’évolution des formes de radicalisation en prison. Comme l’a indiqué M. Fahrad Khosrokhavar lors de son audition, la radicalisation en prison a beaucoup évolué depuis les années 2000, où elle convergeait avec le fondamentalisme et où les détenus radicalisés avaient un comportement facilement repérable, se caractérisant par le port de la barbe, un comportement agressif envers les surveillants et les aumôniers, du prosélytisme…etc. Les détenus radicalisés ont désormais un comportement beaucoup plus discret car ils cherchent à échapper à la vigilance des autorités.

Dès lors, la question des outils de détection de la radicalisation en milieu carcéral revêt une importance de premier plan. Pourtant, ces outils sont aujourd’hui inadaptés aux évolutions récentes de la radicalisation. En effet, la grille de détection des comportements radicaux élaborée par le bureau du renseignement pénitentiaire date de 2010 et l’on peut s’inquiéter du fait que, ainsi que l’a exprimé M. Farhad Khosrokhavar, « les éléments de profilage [que l’on fournit aux surveillants] correspondent davantage aux formes extrêmes de fondamentalisme qu’à la radicalisation » et que « la supervision continue donc à reposer sur le repérage des inconduites », ce qui les rend largement inopérants. De plus, les critères utilisés, s’agissant par exemple du discours et des croyances des détenus radicalisés, sont également mal adaptés à une utilisation par les personnels de surveillance.

Le ministère de la Justice prévoit de faire évoluer les critères de la grille nationale et a lancé à cet effet une « recherche-action » actuellement conduite par l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT) dans les maisons d’arrêt de Fleury-Mérogis et d’Osny. Il est prévu qu’à l’issue de cette recherche-action, fin décembre 2015, un outil de détection réactualisé ainsi qu’une méthodologie de prise en charge applicable à l’ensemble des établissements pénitentiaires accueillant des personnes détenues radicalisées sera transmis au personnel pénitentiaire.

Des initiatives d’évolution de la grille nationale ont été d’ores et déjà entreprises au niveau de certaines directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP). La commission d’enquête a ainsi pris connaissance avec un grand intérêt, lors son déplacement au centre pénitentiaire des Baumettes, d’une grille de détection expérimentale élaborée par le département sécurité et détention de la DISP de Marseille, non encore validée par le ministère de la Justice. Cette grille permet, à partir d’un certain nombre de critères relatifs au comportement et à la situation des détenus, d’obtenir une évaluation de leur degré de radicalisation. Votre rapporteur espère que les travaux en cours relatifs à la modification de la grille de détection nationale permettront de définir, de la même manière, en s’appuyant sur le travail remarquable des équipes chargées du renseignement pénitentiaire, des critères adaptés aux nouvelles formes de radicalisation.

2. Former les personnels de surveillance et les partenaires intervenant en milieu carcéral

L’amélioration de la détection de la radicalisation en prison implique de porter une attention accrue aux signaux faibles, ce qui ne peut reposer que sur une observation quotidienne des comportements des détenus. Pour cette raison, la détection de la radicalisation doit impliquer l’ensemble des personnels de surveillance. Or, ainsi que l’ont souligné leurs représentants syndicaux, entendus par la commission d’enquête dans le cadre d’une table ronde, ces personnels sont confrontés à la difficulté, voire l’impossibilité, d’assurer un travail d’observation des comportements radicaux compte tenu du nombre de détenus dont ils ont la responsabilité, qui peut dépasser une centaine, et des nombreuses tâches qui leur sont confiées. Il est donc indispensable, afin de mieux lutter contre la radicalisation en milieu carcéral, de procéder à des recrutements supplémentaires de personnels de surveillance pour observer des comportements radicaux de plus en plus discrets et disséminés.

Pour pouvoir accomplir leur travail d’observation des détenus, les personnels de surveillance doivent également pouvoir bénéficier d’une formation adaptée à la détection de comportements radicaux dont les signes sont désormais moins visibles. Il convient en particulier de leur donner les moyens de distinguer les comportements radicaux de ceux relevant d’une pratique fondamentaliste de l’islam. Seule une formation spécifique peut en effet fournir les instruments nécessaires à la compréhension de ces comportements. À défaut, on risque d’aboutir à une suspicion généralisée des personnels de surveillance vis-à-vis de pratiques religieuses non radicales, pouvant être perçue par certains détenus comme une stigmatisation de l’islam, elle-même susceptible de favoriser leur radicalisation. Comme le soulignait M. Farhad Khosrokhavar dans son rapport sur la radicalisation en prison remis à la direction de l’administration pénitentiaire en 2014, celle-ci peut en effet dans certains cas être « liée à des considérations religieuses comme la perception par les détenus du non-respect par les autorités pénitentiaires de l'islam par rapport à d'autres religions » (111).

S’agissant de la formation initiale, en 2014, 1 500 personnels pénitentiaires dont 1 200 surveillants, ont bénéficié d’une formation à l’approche des religions, la laïcité et au phénomène de radicalisation à l’École nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP). Concernant la formation continue, le ministère de la Justice prévoit une action de sensibilisation à l’attention de l’ensemble des surveillants, premiers surveillants et conseillers d’insertion et de probation des 27 établissements considérés comme sensibles. Une formation plus approfondie à destination des cadres d’une durée de 2 jours est en cours d’élaboration, s’inspirant notamment des formations et des partenariats déjà existants. 2,2 millions d’euros seront consacrés en 2015 à la formation des personnels pénitentiaires dans le cadre du plan de lutte contre la radicalisation.

Si les surveillants ont un rôle central à jouer en matière de repérage de la radicalisation, il est également important d’impliquer l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral, qu’il s’agisse des enseignants, des conseillers d'insertion et de probation, des équipes médicales ou des aumôniers. Il convient donc de développer les formations de l’ensemble de ces acteurs à la connaissance des phénomènes de radicalisation mais aussi de renforcer leur coordination sur ces questions.

Dans cette perspective, le programme Pathfinder mis en œuvre au Royaume-Uni, dont la commission d’enquête a pris connaissance lors de son déplacement à Londres, constitue un exemple intéressant d’approche standardisée et pluridisciplinaire de la détection de la radicalisation en milieu carcéral.

Le programme Pathfinder au Royaume-Uni

Mis en œuvre par un service spécialisé du ministère de la justice chargé de la lutte contre la radicalisation des détenus, le National Offender Management Service (NOMS), le programme Pathfinder (Éclaireur) vise à coordonner l’ensemble des acteurs de la lutte antiterroriste (services de renseignement, police) et les différents partenaires intervenant au sein de chaque établissement (psychologues, aumôniers, agents du ministère du travail chargés de la réinsertion et de l’égalité des chances…etc.). Ces acteurs tiennent régulièrement des réunions permettant d’évaluer la dangerosité des détenus extrémistes, notamment ceux liés à l’islam radical.

Le repérage se fonde sur une grille d’évaluation nationale, élaborée dans le cadre d’un programme de recherche. Celle-ci comprend 22 critères portant sur l’engagement personnel, les intentions et les capacités à commettre des actes extrémistes.

L’évaluation du risque permet ensuite d’adapter les interventions de désengagement, en permettant notamment de distinguer les détenus dont les motivations sont d’ordre idéologique de ceux dont les motivations sont d’ordre criminel.

3. Faire débuter la détection dès l’accueil des détenus dans les quartiers arrivants

La mise en œuvre d’une telle approche pluridisciplinaire pourrait permettre de commencer le travail de détection des détenus radicaux dès l’accueil dans les quartiers d’arrivants. Cette approche pourrait s’inscrire dans le cadre des procédures existantes, l’article 717-1 du code de procédure pénale, introduit par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, faisant référence à une « période d’observation pluridisciplinaire » des détenus dès leur accueil dans un établissement pénitentiaire, au cours de laquelle ces derniers font l’objet d’un « bilan de personnalité ».

Il conviendrait d’inclure expressément la radicalisation dans les éléments relatifs à la dangerosité et à la vulnérabilité des personnes détenues recherchés dès cette phase d’accueil, grâce à la diffusion d’une grille d’évaluation standardisée et à l’examen par les commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) (112) de la situation et de la personnalité des détenus au regard des critères renseignés dans cette grille. Dans une même perspective, il pourrait également être utile de faire évoluer la composition des CPU, afin de l’adapter à l’évaluation du risque de radicalisation, en permettant par exemple la participation de représentants du renseignement pénitentiaire. La création de CPU spécifiques, comme il en existe s’agissant de la prévention du suicide, pourrait également être envisagée.

L’évaluation du degré de radicalisation des détenus, notamment de leur dangerosité et de leur vulnérabilité à cet égard, opérée dans un cadre pluridisciplinaire et à intervalles réguliers doit permettre de guider les choix en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus. Leur réévaluation à intervalles réguliers paraît en outre nécessaire car les éléments de radicalisation peuvent évoluer au cours de la détention.

Proposition : Améliorer la détection de la radicalisation en milieu carcéral :

– adapter la grille nationale de détection des comportements radicaux élaborée par le bureau du renseignement pénitentiaire aux nouvelles formes de radicalisation ;

– former les personnels de surveillance et l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral à la connaissance des phénomènes de radicalisation ;

– inclure la radicalisation dans les éléments relatifs à la dangerosité et à la vulnérabilité des personnes détenues, recherchés dès la phase d’accueil dans les quartiers arrivants et adapter la composition des commissions pluridisciplinaires uniques chargées de cet examen ;

– utiliser l’évaluation du degré de radicalisation des détenus pour guider les choix en matière en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus.

B. PRÉVENIR LA DIFFUSION DE LA RADICALISATION GRÂCE À UNE GESTION ADAPTÉE DE LA DÉTENTION

La présence de détenus radicalisés dans les établissements pénitentiaires amène à s’interroger sur les moyens pouvant être mis en œuvre pour éviter la propagation de la radicalisation au sein de la population carcérale.

Comme le souligne M. Farhad Khosrokhavar dans son rapport sur la radicalisation en prison (113), les nouvelles formes de radicalisation en prison ne concernent que rarement des individus esseulés mais reposent en général sur l’interaction d’un nombre limité d’individus, le plus souvent un duo ou un trio. Dans le cas du duo, une personnalité dominante exerce son influence sur une autre, souvent psychologiquement fragile, tandis que dans celui du trio, il peut s’agir de personnes partageant la même cellule, d’un leader utilisant un deuxième détenu pour en recruter un troisième ou encore de contacts avec une tierce personne en dehors de l’établissement (un détenu incarcéré dans un autre établissement par exemple) au moyen d’internet ou de téléphones portables (114) .

Si l’association entre un détenu « recruteur » et un détenu psychologiquement fragile semble prévaloir, les phénomènes de radicalisation en prison peuvent s’assimiler, dans certains cas, à une recherche de protection et de tranquillité par certains détenus opportunistes, à l’instar de ce qui peut exister s’agissant d’autres groupes délinquants. Dans ce cas, la dimension religieuse et psychologique de la radicalisation est à relativiser, celle-ci obéissant plus à une logique d’influence et de territoire au sein de la prison. Les « recruteurs » peuvent alors chercher à étendre leur influence en échange d’avantages matériels accordés aux détenus leur prêtant allégeance.

Face au développement important de ces phénomènes, une réflexion a été engagée au sein de l’administration pénitentiaire sur les mesures à prendre en matière de gestion de la détention. Pour votre rapporteur, celles-ci sont d’autant plus urgentes que l’évolution des formes de la radicalisation en prison, déjà évoquée, se traduisant par une dissimulation croissante des comportements radicaux, rend particulièrement difficile la surveillance de la propagation de la radicalisation.

1. Isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs

a. Des mesures appliquées aux détenus les plus dangereux strictement encadrées

Le régime de détention à l’isolement est défini par les articles 726-1 et R. 57-7-62 du code de procédure pénale.

Régime de détention à l’isolement
Articles 726-1 et R. 57-7-62 du code de procédure pénale

« Art. 726-1. Toute personne détenue, sauf si elle est mineure, peut être placée par l'autorité administrative, pour une durée maximale de trois mois, à l'isolement par mesure de protection ou de sécurité soit à sa demande, soit d'office. Cette mesure ne peut être renouvelée pour la même durée qu'après un débat contradictoire, au cours duquel la personne concernée, qui peut être assistée de son avocat, présente ses observations orales ou écrites. L'isolement ne peut être prolongé au-delà d'un an qu'après avis de l'autorité judiciaire.

Le placement à l'isolement n'affecte pas l'exercice des droits visés à l'article 22 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire, sous réserve des aménagements qu'impose la sécurité.

Lorsqu'une personne détenue est placée à l'isolement, elle peut saisir le juge des référés en application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.

Un décret en Conseil d'État détermine les conditions d'application du présent article. » 

« Art. R 57-7-62. La mise à l'isolement d'une personne détenue, par mesure de protection ou de sécurité, qu'elle soit prise d'office ou sur la demande de la personne détenue, ne constitue pas une mesure disciplinaire. La personne détenue placée à l'isolement est seule en cellule.

Elle conserve ses droits à l'information, aux visites, à la correspondance écrite et téléphonique, à l'exercice du culte et à l'utilisation de son compte nominatif.

Elle ne peut participer aux promenades et activités collectives auxquelles peuvent prétendre les personnes détenues soumises au régime de détention ordinaire, sauf autorisation, pour une activité spécifique, donnée par le chef d'établissement.

Toutefois, le chef d'établissement organise, dans toute la mesure du possible et en fonction de la personnalité de la personne détenue, des activités communes aux personnes détenues placées à l'isolement.

La personne détenue placée à l'isolement bénéficie d'au moins une heure quotidienne de promenade à l'air libre. »

Le régime de l’isolement n’est pas un régime pérenne et il doit faire l’objet de décisions à chaque renouvellement :

— du chef d’établissement pour le placement initial et le premier renouvellement de trois mois (article R. 57-7-66) ;

— du directeur interrégional des services pénitentiaires pour toute prolongation au-delà de six mois (article 57-7-67) ;

— du ministre de la justice pour toute prolongation au-delà d’un an (article R. 57-7-68).

Lorsqu’une personne a déjà été placée à l’isolement depuis moins d’un an, la durée de l’isolement antérieur s’impute sur la durée de la nouvelle mesure (article R. 57-7-74).

L’isolement ne peut être prolongé au-delà de deux ans sauf à titre exceptionnel pour assurer la sécurité des personnes ou de l’établissement (article R. 57-7-68).

Dans une décision du 17 décembre 2008 (115), le Conseil d’État a jugé que les décisions de placer un détenu à l’isolement constituaient des décisions susceptibles de recours et qu’elles ne pouvaient intervenir que si elles étaient strictement nécessaires pour assurer la sécurité de l’établissement pénitentiaire ou des personnes.

Ces décisions doivent comporter des motivations précises. La circulaire du 14 avril 2011 relative au placement à l’isolement des personnes détenues (116) indique ainsi que « la décision doit procéder de raisons sérieuses et d’éléments objectifs et concordants permettant de redouter des incidents graves de la part de la personne détenue ou dirigés contre elle ». À cet égard, elle doit indiquer les risques (évasion, agression ou pression, risques de mouvements perturbant la collectivité des personnes détenues, risques de connivence ou d'entente…), et préciser qui elle vise à protéger (vie ou intégrité physique de certaines personnes détenues, de l’isolé, des personnels ou la sécurité de l’établissement).

En raison des conditions particulières de détention qu’il implique, le régime de l’isolement est donc très strictement encadré.

22 personnes détenues radicalisées sont actuellement placées à l’isolement. Comme l’a indiqué Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, lors de son audition, le nombre limité de détenus concernés s’explique par le fait que ce régime de détention particulier est réservé à ceux considérés comme les plus dangereux. Il peut s’agir d’une dangerosité pénitentiaire (principalement un risque d’évasion) mais aussi d’un danger lié au prosélytisme et à un risque d’influence trop forte en détention.

Les détenus considérés comme dangereux, lorsqu’ils ne sont pas placés à l’isolement, peuvent être inscrits au répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS) et faire à ce titre l’objet d’une surveillance particulière.

L’inscription des détenus au répertoire des détenus particulièrement signalés

Le répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS) est prévu par l’article D. 276-1 du code de procédure pénale, selon lequel « [e]n vue de la mise en œuvre des mesures de sécurité adaptées, le ministre de la justice décide de l'inscription et de la radiation des détenus au répertoire des détenus particulièrement signalés dans des conditions déterminées par instruction ministérielle ».

La circulaire du 15 octobre 2012 (117) précise les conditions d’inscription et de maintien au répertoire des DPS.

Les personnes « appartenant aux mouvances terroristes, appartenance établie par la situation pénale ou par un signalement des magistrats, de la police ou de la gendarmerie » font partie des personnes susceptibles d’être inscrites au répertoire des DPS.

La décision d’inscription ou de maintien au répertoire des DPS relève de la compétence du ministre de la justice, après avis d’une commission présidée par le chef d’établissement. Sauf en cas d’urgence, une procédure contradictoire doit être respectée. Dans ce cadre, la personne détenue concernée est informée des raisons de la proposition d’inscription ou de maintien.

Les détenus particulièrement signalés peuvent avoir accès aux mêmes activités que les autres personnes détenues mais font l’objet d’une surveillance renforcée : cellules situées à proximité des postes de surveillance, vigilance renforcée lors des appels, des opérations de fouilles et de contrôle des locaux, ainsi que pour les relations avec l’extérieur et les déplacements, limitation de la réunion dans un même lieu des détenus DPS, affectation en maison centrale ou quartier maison centrale privilégié pour les condamnés.

b. Une nécessaire réflexion sur un régime d’isolement adapté

Votre rapporteur est favorable à l’engagement d’une réflexion sur un régime d’isolement plus adapté aux détenus radicalisés ayant le profil de leaders ou de recruteurs, s’agissant notamment des conditions de l’isolement ainsi que de sa durée.

À cet égard, il souligne que la législation italienne permet, sur le fondement de l’article 41 bis de la loi pénitentiaire, un régime d’isolement spécifique aux détenus appartenant à des groupes mafieux ou terroristes, qui n’a pas été remis en cause par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ce régime permet de couvrir une période de détention plus longue que le dispositif français d’isolement. Il prévoit en outre des conditions de surveillance très strictes afin de couper les liens entre les détenus et leur organisation criminelle.

Le régime carcéral de l’article 41 bis en Italie

L’article 41 bis de la loi pénitentiaire (118) a été introduit en 1992 et modifié en 2002 puis 2009. Il autorise le ministre de la justice à suspendre par décret, pour des raisons de sécurité et d’ordre publics, l’application du régime de détention ordinaire pour les détenus appartenant à des organisations criminelles mafieuses ou terroristes (119), incarcérés pour l’une des infractions prévues par l’article 4 bis de la loi pénitentiaire. Cette mesure a pour objectif d’empêcher tout lien entre ces détenus et leur organisation.

La Cour constitutionnelle italienne a jugé que la motivation du décret du ministre de la justice devait être précise, la peine n’étant pas jugée comme un élément suffisant. Les décisions sont susceptibles de recours devant le tribunal de surveillance de Rome.

Les détenus placés sous ce régime sont seuls dans leur cellule. Ils sont placés dans des unités spécifiques, séparées au sein des établissements pénitentiaires, sous la surveillance d’un personnel dédié, les Gruppi operativi mobili.

Les détenus peuvent passer deux heures par jour en dehors de leur cellule, une en promenade et une dans les locaux d’activités communes, par groupe de quatre détenus au maximum. Ils sont autorisés à recevoir une visite de leur famille par mois, pour une heure maximum, enregistrée en vidéo, et trois visites hebdomadaires de leur avocat, pour une heure maximum.

En 2009, la durée initiale de ce régime a été portée à 4 ans, renouvelable pour deux ans.

La Cour européenne des droits de l’homme a examiné plusieurs requêtes relatives à l’application de l’article 41 bis. Dans deux décisions de 2009 (120), elle a jugé que celle-ci n’avait pas constitué, en l’espèce, un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle a également estimé que les restrictions et les contrôles des visites familiales n’étaient pas disproportionnés par rapport au but poursuivi, couper les liens avec le milieu criminel d’origine.

En 2013, 681 détenus étaient placés sous le régime de l’article 41 bis (121).

2. Créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables

Depuis le mois d’octobre 2014, une expérience de regroupement des détenus PRI est menée à la maison d’arrêt de Fresnes. Dans le cadre du plan de lutte contre la radicalisation du ministère de la Justice adopté le 19 février 2015, la création de quatre nouveaux quartiers dédiés est prévue d’ici la fin de l’année 2015 dans les établissements de Fleury-Mérogis (qui en comptera deux), Osny, Lille-Annœullin. Ces quartiers compteront chacun une vingtaine de détenus.

a. L’expérience menée à la maison d’arrêt de Fresnes

Une délégation de la commission d'enquête s'est rendue à la maison d'arrêt de Fresnes le 8 avril 2015, où elle a pu visiter l'unité de prévention du prosélytisme créée en octobre 2014 et avoir des entretiens avec différents acteurs.

La création de l’unité, à l’initiative du directeur de l’établissement, M. Stéphane Scotto, s'est fondée sur la volonté de mettre fin au prosélytisme et à la pression exercée par une minorité de détenus sur la population de l'établissement, notamment sur les détenus de religion musulmane. Ces pressions se traduisaient par exemple par des injonctions de ne pas se doucher nus, de ne pas manger de porc ou encore de ne pas écouter de musique, ainsi que par des appels à la prière par les fenêtres de l'établissement. Plus globalement, la création de l’unité visait aussi à répondre à l’augmentation des incarcérations de détenus PRI dans l’établissement, faisant peser un risque de radicalisation sur les détenus les plus fragiles.

Le choix a été fait de placer dans cette unité uniquement les détenus PRI. L'application de ce critère exclusivement judiciaire a répondu au souci de ne pas appliquer un critère subjectif qui pourrait donner lieu à des contestations. Les détenus radicalisés incarcérés pour des infractions de droit commun ne sont donc pas placés dans cette unité. Par ailleurs, ainsi que l’indique le rapport de l’inspection des services pénitentiaires (122), certains détenus PRI ont été exclus du dispositif, en particulier deux détenus ayant le profil de leaders.

Les détenus placés dans l'unité, 24 au moment de la visite de la commission d’enquête, ne sont pas totalement isolés du reste de la détention. Leurs cellules, individuelles (alors que dans le reste de l'établissement, les cellules sont partagées par deux ou trois détenus) sont situées au sein de la première division de l’établissement.

Les détenus concernés ne sont isolés des autres que pour la promenade, le sport en extérieur et le culte. Leurs mouvements sont strictement encadrés. En revanche, ils ont accès à l'ensemble des autres activités (activités culturelles, sportives, scolaires, travail), faisant l’objet d’une surveillance continue, avec les autres détenus mais leur nombre est alors limité à deux ou trois au sein de groupes de 10 à 12 personnes. Cette situation répond au souci de ne pas créer de régime de détention particulier en maintenant les droits des détenus affectés dans l’unité.

De l’avis du directeur de l’établissement ainsi que de différents partenaires rencontrés lors de la visite, la création de l’unité est une première réponse au prosélytisme et aux pressions inacceptables constatées dans l’établissement et elle a permis d’apaiser le climat de la détention. Elle ne saurait en revanche constituer à elle seule une mesure de lutte contre la radicalisation.

b. Un dispositif de mise à l’écart nécessaire mais perfectible

L’expérimentation de Fresnes et la perspective de son extension soulèvent différentes questions, évoquées par les personnes entendues par la commission d’enquête dans le cadre des auditions consacrées à la prison, ainsi que par le rapport de l’inspection des services pénitentiaires déjà cité.

La première est une question de principe : est-il opportun de regrouper les détenus radicaux au sein des établissements pénitentiaires afin de les mettre à l’écart des autres détenus ? Le regroupement des détenus radicalisés se fonde sur l’idée que la radicalisation est un phénomène viral, contre lequel il convient de former un cordon sanitaire. Néanmoins, il convient d’éviter que celui-ci ne renforce leur radicalisation, voire ne favorise la constitution de réseaux et l’élaboration de projets terroristes.

Pour votre rapporteur, la présence, au sein du reste de la population carcérale, de détenus radicalisés susceptibles d’endoctriner ou d’influencer d’autres détenus, et le développement de phénomènes nouveaux, comme l’incarcération de personnes de retour de la zone irako-syrienne, rendent nécessaires une adaptation de la gestion de la détention.

Le principe de la mise à l’écart de certains détenus radicalisés est à cet égard une réponse adaptée.

Il conviendra cependant d’en préciser la doctrine afin d’éviter des effets contre-productifs. L’efficacité des quartiers dédiés dépendra en grande partie des critères qui seront appliqués pour décider d’y placer des détenus et donc de la finesse et de l’utilisation effective des outils d’évaluation de la radicalisation, point déjà abordé dans le présent rapport (123).Votre rapporteur considère en effet, comme le souligne le rapport d’inspection sur l’expérimentation de Fresnes, que « le critère de sélection du regroupement ne peut s’appuyer sur une automaticité d’éléments exogènes comme une qualification pénale mais sur un faisceau d’éléments et d’informations recueillis que permet l’observation notamment dans la phase du quartier arrivants ».

Le choix d’un autre critère que la qualification pénale est juridiquement possible dans le cadre du pouvoir du chef d’établissement d’affecter les personnes détenues dans les cellules qu’il désigne (article R. 57-6-24 du code de procédure pénale). Les décisions d’affectation constituent des mesures d’ordre intérieur qui ne peuvent pas être contestées devant le juge sous réserve que les détenus conservent leurs libertés et droits fondamentaux.

Lors de son audition du 3 février 2015, Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, a fait état de la volonté de parvenir à des critères d’affectation plus fins que la qualification pénale des faits, en s’appuyant sur les résultats de la recherche-action menée actuellement sur la détection de la radicalisation en milieu carcéral (124).

Ces critères plus fins devront permettre de fonder les décisions d’affectation dans les quartiers dédiés sur une analyse du degré de radicalisation et du profil des détenus. Cette évolution permettra également d’affecter dans les futurs quartiers dédiés des détenus radicalisés incarcérés pour des faits de droit commun.

Tout d’abord, ainsi que précédemment évoqué, les détenus radicalisés identifiés comme des leaders ou des recruteurs, du fait de leur dangerosité, ne doivent pas avoir vocation à être affectés dans les futurs quartiers dédiés.

Il importe ensuite d’éviter de regrouper des détenus fortement radicalisés avec des profils plus fragiles susceptibles de tomber sous l’influence de la première catégorie. Comme l’a souligné Mme Géraldine Blin, conseillère nationale du syndicat national des directeurs pénitentiaires-CFDT, « [i]l faudra […] être attentif au choix des personnes que l’on placera dans les quartiers dédiés. Les expériences étrangères sont pleines d’enseignements : de nombreux pays européens abandonnent cette politique, car, sous prétexte qu’ils avaient commis des infractions du même type, des prisonniers aux profils très différents se sont retrouvés dans ces quartiers, ce qui a pu radicaliser des personnes qui ne l’étaient pas encore ».

S’agissant du cas spécifique des détenus de retour de la zone irako-syrienne, M. Farhad Khosrokhavar a estimé que « [l]e point essentiel est de ne pas mettre des repentis et des traumatisés en contact direct avec des djihadistes endurcis. Si on le fait, les plus forts et les plus radicalisés vont tenter de convertir les plus fragiles à leur vision du monde […] ».

Pour cette raison, votre rapporteur propose que les détenus identifiés comme vulnérables ou en voie de radicalisation ne soient pas affectés dans les futurs quartiers dédiés.

Du fait des possibilités d’évolution des détenus, il conviendra enfin de prévoir la possibilité de modifier les décisions d’affectation au cours de la détention.

Par ailleurs, la création des quartiers dédiés devra s’accompagner de conditions de sécurité renforcées. Leur efficacité suppose notamment de prévoir systématiquement l’encellulement individuel des détenus, ainsi qu’une surveillance accrue, grâce à des personnels supplémentaires spécialement formés.

La réponse au phénomène de la radicalisation en prison ne saurait néanmoins se limiter à la mise à l’écart de certains détenus radicalisés. Il est essentiel, parallèlement à cette mesure de gestion de la détention, de mettre en œuvre des programmes de prise en charge des détenus radicalisés adaptés à leurs profils permettant de favoriser des processus de sortie de la radicalisation et de réinsertion.

3. Mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil

Comme l’ont souligné plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête, il serait illusoire de chercher à désendoctriner les personnes les plus radicalisées, ayant le profil de leaders ou de recruteurs. S’agissant de ces détenus, la réponse carcérale doit se limiter aux mesures d’isolement et de surveillance déjà évoquées.

En revanche, des programmes de prévention ou de désendoctrinement doivent être élaborés s’agissant des autres catégories de détenus radicalisés ou en voie de radicalisation.

Ces programmes devront être adaptés aux profils des détenus, selon leur degré de radicalisation. S’agissant des détenus de retour d’une zone de combat, la dimension traumatique devra être intégrée par une prise en charge psychologique adaptée. À cet égard, il serait également souhaitable de généraliser les expertises psychologiques s’agissant des personnes jugées pour des infractions terroristes, alors que celles-ci ne sont obligatoires qu’en matière criminelle.

Votre rapporteur n’ignore pas les difficultés à définir le contenu de programmes de désendoctrinement, de nombreuses personnes entendues ayant souligné l’absence de « recette miracle » et le fait que la réflexion sur cette question n’en était qu’à un stade exploratoire.

Des programmes spécifiques au milieu pénitentiaire sont d’ores et déjà mis en œuvre au Royaume-Uni.

Programmes de prévention de la radicalisation et de déradicalisation mis en œuvre dans les prisons au Royaume-Uni

Plusieurs programmes de prévention de la radicalisation et de déradicalisation en milieu carcéral sont actuellement mis en œuvre par le National Offender Management Service.

S’agissant de la prévention, le programme éducatif et théologique Tarbiyah s’adresse aux détenus qui souhaitent se convertir. Il est actuellement suivi par 2 200 détenus.

Le programme Healthy Identity Interventions (HII) s’adresse aux détenus radicalisés identifiés dans le cadre du programme Pathfinder (125). Il vise à déradicaliser les détenus afin d’éviter qu’ils ne commettent après leur sortie de prison un crime ou un délit extrémiste. Il se compose de deux modules, HII foundations, adapté aux détenus en cours de radicalisation, et HII plus, s’adressant aux criminels ayant commis leurs actes au nom d’une idéologie extrémiste. Les interventions sont conduites avec chaque détenu individuellement. Elles portent sur l’identité, l’idéologie et l’affiliation des détenus et visent à leur faire retrouver leur individualité.

Enfin, le programme IBAANA, qui n’est pas encore mis en œuvre, se fonde sur l’utilisation de la théologie dans le cadre d’interventions en tête-à-tête entre un imam spécialement formé et un détenu radicalisé, visant à déconstruire le discours extrémiste de ces derniers.

La recherche-action actuellement menée par l’Association française des victimes de terrorisme au sein des maisons d’arrêt d’Osny et de Fleury-Mérogis (126) vise, outre la définition de critères de détection de la radicalisation, celle de programmes de prise en charge des détenus radicalisés. Selon les informations communiquées par le ministère de la Justice, les premiers programmes de prise en charge de personnes détenues radicalisées ont débuté, dans ce cadre, les 18 et 27 mai 2015. Un rapport d’étape sera remis, à l’issue de la mise en œuvre de ces premiers programmes au cours de l’été, avant le lancement de deux nouveaux programmes en septembre. Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, a par ailleurs indiqué lors de son audition du 19 mai dernier que ces premiers programmes de désendoctrinement faisaient appel à la parole de « repentis ».

Deux autres recherches-actions en milieu carcéral, dont le marché a été publié fin mars, sont envisagées. La première porte sur la prise en charge des personnes radicalisées prévenues et condamnées à des peines inférieures ou égales à 2 ans. La seconde a pour objectif la prise en charge des personnes radicalisées condamnées à une peine supérieure ou égale à 10 ans, détenues en maison centrale ou quartier maison centrale.

Votre rapporteur souligne que les futurs programmes de prise en charge devront associer les différents partenaires intervenant en milieu pénitentiaire (SPIP, équipes médico-psychiatriques), qui devront avoir bénéficié de formations spécifiques et, si nécessaire, des intervenants extérieurs. La question du rôle des aumôniers musulmans dans l’intervention auprès des détenus radicaux a été abordée lors de différents déplacements et auditions de la commission d’enquête. Actuellement, ce rôle reste limité pour différents raisons, au premier rang desquelles l’insuffisance du nombre d’aumôniers musulmans, la précarité de leur statut et leur profil souvent inadapté au dialogue avec de jeunes détenus radicalisés, points sur lesquels le présent rapport reviendra. En outre, il apparaît que les aumôniers musulmans font souvent l’objet d’un rejet de la part des détenus radicaux, qui contestent leur vision de l’islam et leur positionnement par rapport à l’institution carcérale.

Pourtant, l’intervention des aumôniers musulmans auprès de certains détenus radicalisés, en particulier des plus vulnérables, pourrait permettre d’entamer un dialogue visant à déconstruire les fondements pseudo-religieux de la radicalisation. La pertinence d’une telle implication des aumôniers paraît d’autant plus forte que, en milieu carcéral comme à l’extérieur, les personnes radicalisées ont pour point commun l’extrême faiblesse de leurs connaissances religieuses. Il ne s’agirait pas, bien entendu, de faire peser sur les aumôniers musulmans l’entière responsabilité de la prise en charge de la radicalisation, qui devrait intervenir dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire les associant au cas par cas.

Dans cette perspective, il conviendrait de renforcer la formation des aumôniers musulmans s’agissant de la connaissance des phénomènes de radicalisation et des éléments de contre-discours pouvant être avancés face aux détenus radicalisés ou en voie de radicalisation. Ce processus nécessitant du temps, mais aussi un certain renouvellement du profil des aumôniers, il serait souhaitable, au cours d’une période transitoire, de former un nombre limité d’aumôniers à ces questions dans chaque région pénitentiaire et de financer leurs déplacements dans les différents établissements concernés par la présence de détenus radicalisés.

Enfin, des programmes généraux de prévention doivent s’adresser à l’ensemble des détenus dès leur incarcération. Comme l’a indiqué Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, lors de son audition du 3 février 2015, le ministère de la Justice a conclu dans cette perspective un partenariat avec l’École pratique des hautes études, l’École des hautes études en sciences sociales ainsi que l’Institut du monde arabe et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Celui-ci doit permettre d’élaborer des modules de formation à la citoyenneté et à la laïcité destinés aux arrivants. Des modules de sensibilisation à ces questions destinés aux détenus âgés de moins de vingt-cinq ans sont également en cours d’élaboration avec l’Éducation nationale.

Proposition : Prévenir la diffusion de la radicalisation grâce à une gestion adaptée de la détention :

- isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs, en ouvrant une réflexion sur un régime d’isolement adapté ;

- créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables ;

- mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil, incluant une prise en charge psychologique adaptée des personnes de retour d’une zone de djihad ainsi que des programmes associant les différents partenaires intervenant en milieu pénitentiaire.

C. AMÉLIORER LES CONDITIONS DE LA PRATIQUE DE L’ISLAM EN PRISON

1. Le cadre juridique de la liberté d’exercice du culte en prison et des aumôneries pénitentiaires

Le principe de laïcité s’applique bien entendu aux prisons, comme aux autres établissements publics.

L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, selon lequel « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » prévoit néanmoins, qu’afin d’assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que les lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons, les dépenses relatives à des services d’aumônerie peuvent être inscrites aux budgets de l’État, des départements et des communes.

L’article 26 de la loi pénitentiaire 24 novembre 2009 dispose que « [l]es personnes détenues ont droit à la liberté d'opinion, de conscience et de religion. Elles peuvent exercer le culte de leur choix, selon les conditions adaptées à l'organisation des lieux, sans autres limites que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l'établissement », tandis que l’article R. 57-9-3 du code de procédure pénale prévoit que « chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle ».

Les fonctions des aumôniers pénitentiaires sont définies par l’article R.57-9-4 du code de procédure pénale, selon lequel « les offices religieux, les réunions cultuelles et l’assistance spirituelle aux personnes détenues sont assurés, pour les différents cultes, par des aumôniers agréés «. Les jours et heures des offices sont fixés par les aumôniers en accord avec le chef d'établissement et organisés dans un local déterminé par le chef d'établissement (127). Les détenus peuvent s'entretenir, à leur demande, aussi souvent que nécessaire, avec les aumôniers de leur confession, en dehors de la présence d'un surveillant, soit dans un parloir, soit dans un local prévu à cet effet, soit dans la cellule (128).

Les conditions d’agrément des aumôniers, ainsi que des auxiliaires bénévoles d’aumônerie et des accompagnants occasionnels d’aumônerie ont fait l’objet d’une circulaire de la ministre de la Justice, garde des Sceaux, du 20 septembre 2012 (129).

Le régime d’agrément des intervenants d’aumônerie pénitentiaire

1. L’agrément de l’aumônier national

Lorsqu’une organisation cultuelle adresse à l’administration pénitentiaire une demande pour constituer une aumônerie de prison, il est nécessaire qu’elle propose l’agrément d’un aumônier national.

L’agrément est délivré par le directeur interrégional compétent (selon la domiciliation de l’aumônier) après enquête préfectorale et après avis du directeur de l’administration pénitentiaire et du ministère de l’Intérieur (bureau central des cultes).

L’avis de l’aumônier national est requis pour l’agrément de l’ensemble des intervenants d’aumônerie ainsi que pour désigner, parmi les aumôniers, ceux qui disposent d’une compétence régionale.

2. L’agrément d’intervenants d’aumônerie

Parmi les intervenants d’aumônerie, on distingue les aumôniers (régionaux ou locaux / indemnisés ou bénévoles) et les auxiliaires bénévoles d’aumônerie.

– les aumôniers de prison

Conformément à l’article D. 439 du code de procédure pénale, l’agrément est délivré par le directeur interrégional, après avis du préfet du département dans lequel se situe l’établissement (ou du préfet de région lorsque la demande porte sur des établissements situés dans plusieurs départements), sur proposition ou après approbation de l’aumônier national du culte concerné.

Un aumônier peut avoir une compétence locale ou régionale, selon le mandat qui lui est confié par l’aumônier national. La demande pour désigner un aumônier régional est adressée par l’aumônier national au directeur interrégional des services pénitentiaires.

Un aumônier peut être bénévole ou indemnisé. Les aumôniers nationaux procèdent, dans la limite du montant de l’enveloppe allouée à leur culte, à une répartition. Ils décident quels sont les aumôniers qui seront indemnisés et à quelle hauteur, les indemnisations étant calculées en vacations horaires dont le montant est fixé par l’arrêté interministériel du 1er décembre 2008.

– les auxiliaires bénévoles d’aumônerie

La procédure est la même que pour les aumôniers mais l’agrément est délivré pour une période de deux ans renouvelable (art. 439-2 du CPP).

Source : Ministère de la Justice, direction de l’administration pénitentiaire

2. La nécessité de remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans

Le nombre actuel d’aumôniers musulmans, 193, reste très largement insuffisant par rapport à la demande des détenus. Bien que le nombre de détenus musulmans ne soit pas connu de l’administration pénitentiaire, les statistiques officielles ne pouvant se fonder sur l’appartenance à une religion, le nombre de détenus déclarant vouloir suivre le ramadan, 18 000, sur un total de 68 000, est un indicateur.

L’effectif d’aumôniers musulmans paraît d’autant plus insuffisant lorsqu’on le compare à celui des aumôniers d’autres religions.

EFFECTIFS DES AUMÔNERIES PÉNITENTIAIRES AU 1ER JANVIER 2015

Culte

Aumôniers indemnisés

Aumôniers bénévoles

Auxiliaires bénévoles d’aumônerie

Total

Catholique

195

402

163

760

Israélite

43

31

1

75

Musulman

124

67

2

193

Protestant

86

266

25

377

Orthodoxe

5

42

5

52

Bouddhiste

0

10

0

10

Témoins de Jéhovah*

0

108

3

111

Autres cultes

0

46

4

50

TOTAL

453

972

203

1628

* À la suite d’une condamnation de l’État par le Conseil d’État le 16 octobre 2013 pour refus d’agrément

Source : Ministère de la justice, direction de l’administration pénitentiaire (rapports d’activité 2014 des directions interrégionales des services pénitentiaires)

La circulaire du 20 septembre 2012 déjà citée indique qu’ « il convient de respecter un mode de répartition des crédits d’aumônerie entre les différentes confessions qui prenne en compte les demandes cultuelles des personnes détenues ». Selon le ministère de la Justice interrogé sur ce point par votre rapporteur, le nombre de postes indemnisés par religion dépend de l’historique des interventions des différents cultes et des créations budgétaires spécifiques.

Les crédits budgétaires affectés à l’aumônerie musulmane en 2014 se sont élevés à 629 000 euros, sur un total de 2,4 millions d’euros pour l’ensemble des aumôneries. Dans le cadre du plan du ministère de la Justice de lutte contre la radicalisation, un doublement des crédits de l’aumônerie musulmane, portés à 1,23 million d’euros en 2015, a été annoncé, permettant le recrutement de 60 aumôniers supplémentaires (30 postes avaient été créés en 2013 et 2014).

Il convient de poursuivre et d’approfondir cet effort de l’État afin d’assurer la présence effective d’aumôniers musulmans dans les établissements pénitentiaires.

Actuellement, l’insuffisance du nombre d’aumôniers musulmans est un obstacle à l’exercice effectif de la liberté de culte pour les détenus appartenant à cette religion. Comme l’a souligné M. Farhad Khosrokhavar, « il n’est pas normal que, dans plusieurs grandes prisons françaises, où le droit de pratiquer son culte est en théorie reconnu à tous en vertu du principe de laïcité, les musulmans ne puissent pas faire la prière collective du vendredi. Au cours des entretiens que j’ai menés en prison, de nombreux jeunes ont formulé le grief suivant : " Les chrétiens ont la messe du dimanche, les juifs ont shabbat, mais nous, nous n’avons pas la prière du vendredi ! " Il s’agit en effet d’un véritable problème, qui crée une frustration profonde et alimente le sentiment que l’islam est méprisé ».

Ce déséquilibre risque donc d’alimenter un sentiment d’injustice propre à favoriser des processus de radicalisation. L’absence d’aumôniers pénitentiaires et de prière du vendredi peut également encourager l’action d’imams autoproclamés prêchant une idéologie radicale.

La pénurie d’aumôniers musulmans est liée à la faible attractivité du statut d’aumônier pénitentiaire, notamment par rapport à celui d’aumônier militaire ou hospitalier. En application de l’arrêté du 1er décembre 2008, le montant de l’indemnité forfaitaire horaire des aumôniers pénitentiaires est de 9,67 euros pour un aumônier local, de 11,60 euros pour un aumônier régional et de 12,57 euros pour un aumônier national. L’indemnité mensuelle nette moyenne perçue par les aumôniers musulmans indemnisés est de 380,78 euros en 2015. Par ailleurs, les aumôniers pénitentiaires ne bénéficient d’aucune couverture sociale ni droits à la retraite.

Il conviendrait donc, afin de susciter plus de candidatures et de mieux reconnaître les fonctions des aumôniers pénitentiaires, de les doter d’un véritable statut grâce à des moyens renforcés. Une telle évolution permettrait également de favoriser le recrutement de jeunes aumôniers, l’inadaptation du profil de certains aumôniers, aujourd’hui âgés, au dialogue avec de jeunes détenus, ayant été soulignée par plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête.

3. Améliorer la formation des aumôniers musulmans

S’il convient d’assurer la présence d’aumôniers musulmans en nombre suffisant pour répondre à la demande des détenus, il est également nécessaire que ces aumôniers disposent d’une formation adaptée.

La formation théologique des aumôniers relève de la responsabilité exclusive des différents cultes. Il revient à l’aumônier national de s’assurer que les personnes sollicitant un agrément pourront exercer correctement leur mission. Selon les informations dont dispose la commission d’enquête, une formation pour les futurs aumôniers est actuellement dispensée dans trois instituts : l’institut Al-Ghazali, à la Grande Mosquée de Paris, le deuxième à Saint-Denis et le troisième à l’Institut européen des sciences humaines (IESH) de Château-Chinon. Par ailleurs, une formation continue est dispensée aux aumôniers, sous la forme de séminaires organisés à l’initiative de l’aumônerie nationale, avec le soutien du Rassemblement des Musulmans de France (RMF).

Cette question rejoint partiellement celle, plus large, de la formation des imams et du développement nécessaire des formations théologiques musulmanes, qui sera développée dans la partie du présent rapport consacrée à la recherche et à l’université (130).

Il existe également plusieurs diplômes d’université (DU) de formations civiles et civiques, destinés principalement aux cadres religieux. Dans son rapport sur la formation des cadres religieux musulmans, M. Francis Messner, professeur à l’université de Strasbourg et directeur de recherches émérite au CNRS, préconisait que le recrutement des aumôniers des établissements pénitentiaires (mais aussi de l’armée et des hôpitaux) soit, à terme, soumis à l’obtention de ces diplômes (131).

Indépendamment de ces formations, les directions interrégionales des services pénitentiaires organisent chaque année des formations d’une durée de deux jours pour les nouveaux aumôniers, portant sur la connaissance du milieu pénitentiaire, des actions de l’administration pénitentiaire pour permettre aux personnes détenues d’exercer leur liberté de culte et des spécificités des publics pris en charge. Il conviendrait de développer les actions de formation continue, à l’image de certaines déjà mises en œuvre, qui portent notamment sur le rôle et le positionnement de l’aumônier au sein de la détention, ainsi que sur les aspects théoriques et pratiques de la liberté religieuse et de la liberté de conscience.

Proposition : Améliorer les conditions de la pratique de l’islam en prison :

- remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans ;

- doter les aumôniers pénitentiaires d’un véritable statut ;

- dans un délai de cinq ans, subordonner le recrutement des aumôniers pénitentiaires à l’obtention d’un diplôme universitaire de formation civile et civique.

III. LUTTER CONTRE LA PROPAGANDE DJIHADISTE

A. INTERNET ET LES RÉSEAUX SOCIAUX

L’occupation de l’espace médiatique et la course à la notoriété caractérisent les djihadistes de l’actuelle génération. Mais au-delà de la propagande véhiculée par les djihadistes, la Toile permet également de diffuser des informations destinées à faciliter le passage à l’acte des terroristes. Ainsi que l’a souligné M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, lors de son audition du 19 mai dernier, « aujourd’hui, quiconque souhaite commettre un attentat peut aisément se procurer les informations et les moyens nécessaires, notamment via Internet. »

Les pouvoirs publics ont donc mis en place des procédures pour lutter contre les sites alimentés par les djihadistes sur internet et, parallèlement, ont commencé à promouvoir un discours de mise en garde et de modération.

1. La possibilité pour l’administration de bloquer les sites djihadistes

Le blocage administratif des sites internet est une mesure prévue par l’article 6-1 de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme et par le décret d’application n° 2015-125 du 5 février 2015 relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et des sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère pornographique (132).

Ces dispositions permettent à une autorité administrative, l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire, de réclamer aux hébergeurs de sites sensibles le retrait des contenus illicites, sans demander l’autorisation d’un juge. Cette procédure de blocage administratif est donc distincte des mesures que peut prendre l’autorité judiciaire en référé ou sur requête, à l’encontre d’hébergeurs et d’éditeurs, afin de prévenir un dommage ou faire cesser un dommage par le contenu d’un service de communication au public en ligne (contenus injurieux, diffamatoires, contentieux en matière de droit d’auteur, etc.).

Les demandes sont issues, notamment, de signalements effectués par les internautes sur la plateforme « PHAROS » mise en place en 2009 pour leur permettre de signaler les contenus illicites. Passé un délai de 24 heures, si l’hébergeur n’obtempère pas, l’autorité peut exiger que les fournisseurs d'accès à Internet (Orange, Bouygues, Free, SFR…) bloquent l'accès de la plateforme concernée.

Si le site concerné n’indique pas les mentions légales de l’hébergeur, la loi donne la possibilité à l’administration de solliciter les fournisseurs d’accès à Internet sans passer par l’intermédiaire de l’hébergeur.

Une personnalité qualifiée, désignée au sein de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), actuellement M. Alexandre Linden, a été chargée de contrôler la mise en œuvre de ce nouveau dispositif.

Le 16 mars 2015, le ministère de l’Intérieur a divulgué la liste de cinq premiers sites djihadistes bloqués, théoriquement inaccessibles depuis le 13 mars. Les internautes passant par leurs fournisseurs d’accès habituels sont redirigés vers une page du ministère de l’intérieur qui affiche le message suivant : « Vous avez été redirigé vers ce site officiel car votre ordinateur allait se connecter à une page dont le contenu provoque à des actes de terrorisme ou fait publiquement l'apologie d'actes de terrorisme». Lors de son audition du 19 mai dernier, le ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve a précisé que, depuis lors, 36 sites au total avaient fait l’objet d’une mesure de blocage, d’autres étant à venir.

En l’occurrence, l’administration a saisi directement les fournisseurs d’accès, sans passer par l’intermédiaire des hébergeurs dont les noms n’étaient pas mentionnés explicitement. L’un des fournisseurs d’accès, Numéricâble, n’ayant pas immédiatement respecté la demande du ministère de l’intérieur pour des raisons techniques, certains sites sont restés visibles quelques jours aux internautes ayant cette société pour fournisseur d’accès.

Ce blocage ne peut fonctionner que pour les ordinateurs ayant été configurés avec le DNS (Domain Name System) fourni par un opérateur français (Orange, Free, SFR…). Si l’internaute configure lui-même sa connexion internet avec un autre DNS, tel les « Google Public DNS », il peut contourner l’interdiction. En effet, ces serveurs DNS ne sont pas concernés par le décret, puisqu’ils ne sont pas ceux d’opérateurs français. L’utilisation d’un logiciel libre comme Tor permet d’aboutir au même résultat. Malgré ces limites, les dispositifs de blocage présentent l’avantage de rendre ces sites moins accessibles.

La commission d’enquête souligne également l’intérêt des initiatives prises en la matière par l’Union européenne qui dispose d’un observatoire des messages diffusés sur internet avec la plateforme « check the web » récemment mise en place à La Haye, et qui réfléchit en outre à la mise en place d’une cellule d’alerte placée auprès d’Europol.

La commission salue et soutient l’action de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, qui s’est rendu aux États-Unis, dans la Silicon Valley, pour sensibiliser les principales entreprises du Web et les inciter à accroître leurs efforts pour supprimer au plus vite de la toile les contenus violents. Même si la situation sur internet est encore loin d’être satisfaisante, la démarche semble porter ses premiers fruits puisque l’une des personnes entendues par la commission a reconnu que « YouTube et Dailymotion ont consenti de gros efforts, si bien qu’il s’avère difficile de trouver une vidéo postée par un groupe terroriste quelques heures après sa diffusion. »

Autre preuve de la prise de conscience des entreprises du Web : la journée de sensibilisation organisée à Paris, le 27 mai, conjointement par Facebook, Google et Twitter sur le thème de la radicalisation sur internet. Toutefois, M. Benoit Tabaka, porte-parole de Google France, a souligné dans la presse à cette occasion que « pour lutter contre la radicalisation en ligne, supprimer les contenus violents ne suffit pas. Il faut aussi s'inscrire dans une démarche de production. » Plus que jamais, une politique offensive de diffusion d’un contre-discours paraît donc indispensable.

2. La lutte contre la propagande djihadiste

Il semble impossible d’empêcher la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, sauf à suivre les pratiques de pays non démocratiques. Par ailleurs, la lutte contre les djihadistes est différente du combat mené contre les pédophiles qui recherchent la discrétion quand les premiers élaborent, depuis l’étranger, des discours qui ont pour objectif d’obtenir la plus grande notoriété possible.

Selon certains observateurs, le déréférencement des sites qui commence à être mis en place par l’administration « aurait pu avoir un impact il y a dix ans, à l’époque des forums sur Internet, mais la propagande se diffuse aujourd’hui sur Facebook et Twitter, réseaux publics sur lesquels on ne peut pas agir ». Des centaines de comptes sont supprimés chaque jour par Youtube ou Dailymotion, « ce qui n’empêche pas la dizaine de vidéos produites quotidiennement par Daech de se diffuser de manière virale. Les opérateurs prennent des mesures qui gênent les groupes terroristes, mais qui n’empêchent rien ». Compte tenu des difficultés qu’il y a à lutter efficacement contre le discours djihadiste, l’État a mis en place un contre-discours sur le site www.stop-djihadisme.gouv.fr. Ce site, qui se veut didactique et pratique, en fournissant de nombreux contacts pour les personnes en détresse, passe toutefois pour être trop administratif, sans doute un peu aseptisé en regard des sites djihadistes qui présentent, il est vrai, des images plus crues. Son audience auprès d’une partie de la jeunesse est donc relativement faible. Surtout, il pâtit de son origine gouvernementale. En effet, pour les tenants de la théorie du complot, tout ce qui est institutionnel est forcément manipulé.

C’est l’avis de M. Pierre Conesa qui lors de son audition par la commission explique : « Qui doit émettre la politique de contre-radicalisation ? Ce n’est pas le Gouvernement, car on ne ramène pas un transcendant à la raison par des cours d’instruction civique (…) Le service d’information du Gouvernement (SIG) a eu raison de produire une vidéo et d’ouvrir le site stop-djihadisme, mais nous devons faire émerger un discours public qui ne soit pas tenu par les autorités politiques ».

Un spécialiste de ces questions, entendu par la commission d’enquête, a estimé que le site gouvernemental pourrait aider les familles dont un membre est en voie de radicalisation. Ce site « n’aura, en revanche, pas d’effet sur les jeunes déjà radicalisés, pas plus que n’importe quel discours. Et d’ailleurs, ces discours existent déjà, notamment dans les mosquées et les médias, et ne dissuadent personne, la contre-culture djihadiste se construisant en opposition à ces institutions ».

Sans sous-estimer ces arguments, la commission d’enquête préconise la mise en place d’un contre-discours diffusé sur internet. Elle soutient pleinement la démarche du ministre de l’Intérieur, M. Bernard Cazeneuve, lorsqu’il déclare « nous devons développer sur Internet un contre-discours visant à contrecarrer les phénomènes de radicalisation et d’endoctrinement. C’est tout l’objectif de l’initiative lancée avec l’appui de la Belgique. Une équipe de communication stratégique sur la Syrie a été mise en place grâce à un financement européen. La France participe bien sûr sans réserve aux travaux de cette cellule. »

La commission salue l’initiative du premier ministre, M. Manuel Valls, qui a annoncé le 27 mai, la volonté du gouvernement de « mettre en place un bataillon de community managers de l’État pour opposer (…) une parole officielle à la parole des djihadistes et ne pas leur laisser l’espace numérique ». Ce « bataillon » prendrait la forme de deux cellules : l’une, étatique, avec des fonctionnaires issus des ministères tandis que l’autre serait adossée à une fondation privée, animée par des militants associatifs. Cette dernière « fera de la recherche sur l’évolution du discours et de la propagande djihadiste » a précisé le chef du gouvernement. Ces deux cellules, dont les effectifs n’ont pas encore été arrêtés, devraient être opérationnelles avant la fin de l’année.

3. Promouvoir et diffuser le discours des « repentis »

Se faisant l’écho de plusieurs intervenants auditionnées, la commission d’enquête regrette la trop faible place faite aux discours des individus repentis, dont certains récits, édifiants, pourraient être de nature à faire réfléchir les jeunes candidats au djihad. La ministre de la Justice, lors de son audition du 19 mai 2015, a laissé entendre que certains repentis intervenaient déjà en prison auprès de certains détenus. Manifestement, leur voix n’est pas très audible et la commission d’enquête considère qu’il conviendrait de développer et de promouvoir ces témoignages.

Certes, ce genre de contre-discours n’aura d’effet que sur une minorité d’individus, ceux qui se trouvent sur le point de se radicaliser. Il peut en revanche jouer le rôle d’alerte auprès des familles, à l’instar de la campagne « Stop djihadisme » lancée par le gouvernement.

Des chercheurs ont expliqué avoir rencontré des jeunes rentrés de Syrie, déçus et parfois horrifiés par ce qu’il avaient vu. S’il était donné à ces personnes la possibilité de réaliser des vidéos pour raconter leurs parcours et leurs expériences, cela pourrait avoir un impact sur d’autres jeunes entrés dans un processus de radicalisation. D’autres pays ont commencé à promouvoir ce genre de témoignages.

Une personne entendue par la commission a rapporté avoir demandé à un juge d’enregistrer une telle vidéo avec un djihadiste repenti, ce qui lui fut refusé au motif qu’une procédure judiciaire était en cours.

Proposition : Promouvoir et diffuser les témoignages d’anciens djihadistes « repentis ».

4. Enseigner aux enfants à se protéger des pièges du numérique

Enfin, la commission d’enquête souhaite attirer l’attention sur la nécessité d’enseigner aux enfants, très tôt, à se protéger des pièges d’internet et des réseaux sociaux, à faire la part de la désinformation, à savoir se méfier.

La ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Mme Najat Vallaud-Belkacem en est bien consciente. Interrogée par la commission d’enquête, elle a déclaré que « la capacité à prendre du recul et à lire de façon éclairée les informations qui circulent sur les réseaux sociaux et sur le Web en général est cruciale. Or, en ce domaine, l’école détient une responsabilité. Certains voudraient qu’elle reste en mode avion, qu’elle se tienne à l’écart de cette évolution de la société ; je crois que ce ne serait pas rendre service à nos enfants : puisqu’ils baignent de toute façon dans cet univers, autant leur donner les codes qui leur permettront de s’y protéger plutôt que les laisser tomber dans tous les pièges qui leur sont tendus ».

Le Président de la République en clôture de la conférence « L’école change avec le numérique », le 7 mai dernier, s’est prononcé en ce sens : « Le numérique n’est pas simplement un outil, ce ne sont pas simplement des pédagogies, des contenus, c’est aussi une culture. Une culture, cela veut dire que chaque collégien doit être doté des moyens de comprendre ce qui se lit, ce qui se voit, sur les tablettes numériques ou sur les ordinateurs, d’en comprendre les enjeux en termes de citoyenneté (…) A partir de la rentrée 2016, dès l’école primaire, tous les enfants seront éveillés au codage et à la culture digitale ».

B. LE RÔLE DES MÉDIAS AUDIOVISUELS

1. Le phénomène amplificateur des médias

La commission d’enquête s’est également intéressée au rôle joué par les médias lors des évènements des 7, 8 et 9 janvier à Paris.

Lors de son audition, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), M. Olivier Schrameck a résumé la problématique : « comment assurer le traitement légitime des attentats dans l’exercice du droit et de la liberté d’information sans participer à la mise en danger des personnes susceptibles d’être touchées et, au-delà, sans donner à des mouvements terroristes une tribune médiatique qu’ils recherchent évidemment ? »

Le rapporteur est conscient de la mission fondamentale des médias en matière d’information du public et considère que, lors des attentats du mois de janvier dernier, ces derniers ont assurément contribué à la prise de conscience collective et à la mobilisation républicaine qui s’en sont suivies.

Le rapporteur ne sous-estime pas non plus les difficultés particulières de l’exercice de cette mission dans les conditions d’urgence et de gravité de ces trois jours et dans l’environnement général qui est celui de l’information : les rumeurs circulant sur les réseaux sociaux, les vidéos réalisées par des amateurs et l’ensemble des mises en ligne sur internet. Comme l’indique M. Olivier Schrameck « ils ont insisté sur le risque d’être perçus comme diffusant une information " officielle ", parce que trop filtrée et cachant les vérités que l’on ne trouverait que sur internet, qui serait dès lors considéré comme le seul espace d’expression totalement libre ». Les responsables des chaînes de télévision et des stations de radio y ont vu une forme de concurrence à laquelle il est parfois difficile de résister ; les responsables de rédaction craignant par ailleurs que des précautions trop importantes (floutage, report, suppression de diffusion) « soient perçues comme des formes d’aseptisation d’une réalité difficile et brutale ».

À la suite de la couverture des évènements de janvier 2015, le CSA a néanmoins relevé un certain nombre de manquements : quinze ont donné lieu à une mise en garde et vingt-et-un, plus graves, ont justifié une mise en demeure.

La commission d’enquête ne peut que déplorer et condamner les manquements de certains médias. Elle appelle le CSA à poursuivre son travail de contrôle avec la plus grande vigilance.

Au-delà des évènements survenus à Paris en janvier, M. Pierre Conesa rappelle que « la médiatisation du sujet du port du voile et des signes religieux à l’école ou dans l’espace public biaise gravement le débat. Le traitement des attentats de janvier dernier (…) et la mise en scène de ces événements – notamment lors de la traque des terroristes par la police et la gendarmerie – préparent la future génération de terroristes. Au lieu de donner la parole à des personnes expliquant que le terrorisme n’a jamais permis de gagner une guerre, ces médias structurent la vie du pays autour de ces attaques. L’aumônière nationale des prisons m’a ainsi dit que les détenus suivaient ces images avec enthousiasme et pensaient à ce qu’ils feraient une fois sortis de leur établissement pénitentiaire. Les chaînes d’information continue ont entretenu un climat de tension alors qu’elles ne disposaient d’aucun renseignement ».

2. Le nécessaire renforcement des moyens du CSA

Au-delà des chaînes et des stations classiques, le CSA est également confronté à la problématique des chaînes satellitaires. Selon son président, il existerait dans le monde plus de 5 800 liaisons satellitaires, dont un millier relèverait du contrôle de notre pays en application de l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, et selon les critères suivants : soit les éditeurs de services de télévision ou de médias audiovisuels à la demande utilisent une liaison montante vers un satellite à partir d’une station située en France ; soit ils utilisent une capacité satellitaire relevant de la France – à savoir, en pratique, un satellite d’Eutelsat, organisation internationale dont le siège se situe à Paris.

Cela explique que notre pays soit compétent sur de très nombreux services de télévision comme des chaînes du Moyen-Orient diffusées par des satellites d’Eutelsat, et pouvant être reçues dans le sud de l’Europe. Ces services sont dispensés de conventionnement mais soumis aux obligations de la loi de 1986 et au contrôle du CSA qui peut lancer à leur égard des procédures de sanctions, ainsi que l’explique son président. « Ainsi avons-nous mis en demeure Eutelsat d’arrêter certains programmes de diffusion télévisuelle en 2010 et lui avons-nous demandé de rappeler préalablement à ses services de télévision les obligations auxquelles ils étaient soumis. Ce fut le cas en février 2014, pour ne parler que de l’année dernière, à l’occasion de la diffusion de la série Khaybar par deux chaînes, Dubai TV et Algérie 3, cette série donnant une image dévalorisante – et présentée sous un jour historique – de tribus judaïsées au début de l’ère mahométane, ou bien à l’occasion de la diffusion par une chaîne irakienne d’images très crues et violentes pouvant être attentatoires à la dignité des victimes. Les services de télévision en question ont fait l’objet d’une mise en demeure en novembre 2014 ».

Comme l’explique M. Olivier Schrameck, cette compétence pose un problème de moyens. « Autant nous avons un dispositif d’observation des chaînes et stations qui diffusent directement sur notre territoire, autant nos moyens sont très limités pour les autres : nous ne disposons que d’un seul interprète – et pas à temps complet – pour les émissions diffusées en arabe dont on sait pourtant la très grande importance en certains lieux ».

Dans la mesure où nombre de ces chaînes peuvent être regardées dans notre pays par satellite, câble ou internet, la Commission d’enquête considère que le CSA doit disposer des moyens lui permettant d’exercer pleinement son contrôle sur ces médias. Elle demande donc que ses moyens humains et financiers soient renforcés.

Par ailleurs, le président du CSA a émis la suggestion que soit ajoutée la sauvegarde de l’ordre public parmi les missions confiées au CSA – notamment par l’article 3-1 de la même loi –, « disposition tout aussi importante que la préservation de la dignité de la personne ou la lutte contre les provocations à la haine ou à la discrimination. »

Proposition : Renforcer les moyens du CSA en ajoutant la sauvegarde de l’ordre public parmi les éléments dont il doit contribuer à assurer le respect – Lui permettre d’assurer un contrôle effectif des chaînes extra-européennes qui utilisent une liaison satellitaire ou une capacité satellitaire prévue à l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

IV. AMÉLIORER LA CONNAISSANCE MUTUELLE

La lutte contre la radicalisation rend indispensable un approfondissement du savoir, de la part des pouvoirs publics, sur la religion musulmane ; elle nécessite également une amélioration de la connaissance des règles et traditions républicaines de la part des imams officiant en France.

A. DÉVELOPPER LA RECHERCHE SUR L’ISLAM ET LES PHÉNOMÈNES DE RADICALISATION

Les avis des chercheurs, sociologues et universitaires entendus par la commission sur ce point sont convergents : la recherche universitaire sur l’islam, son évolution contemporaine et ses dévoiements doit être soutenue et développée. Il ressort des témoignages recueillis par la commission d’enquête qu’il n’existerait pas, actuellement, d’étude approfondie sur les nouvelles filières djihadistes. Certains observatoires auraient procédé à des enquêtes parcellaires, sans disposer des moyens de prolonger la réflexion, pourtant utile, sur les moyen et long termes.

En effet, ainsi que le fait remarquer M. Gilles Kepel, « l’université peut fournir une clef d’élucidation des événements récents. Lorsque j’ai appris la tuerie à la rédaction de Charlie Hebdo, tout était clair pour moi car je connaissais le mode d’emploi de ce type de groupe que j’avais traduit en français dès 2008 dans mon livre Terreur et martyre (133). J’y expliquais la nature de la troisième génération du djihad ». Le rapporteur ne peut que regretter que les travaux universitaires ne soient pas davantage pris en compte par les services chargés de la lutte contre le terrorisme, certains observateurs ayant reconnu que ces services gagneraient à s’ouvrir davantage sur certaines disciplines comme la sociologie.

De son côté, M. Pierre Conesa regrette qu’il n’existe pas d’observatoire français chargé d’étudier les sites salafistes francophones. « Or les jeunes quittant notre pays pour la Syrie ne sont ni anglophones ni arabophones. Nos chercheurs travaillent sur les interprétations rédigées en anglais des sites anglophones. Si l’on ne connaît pas le discours, on ne peut pas bâtir de contre-discours. » Selon lui, un observatoire de la radicalisation permettrait d’étudier les processus de radicalisation dans d’autres lieux que la prison, déjà très étudiée – par M. Fahrad Khosrokhavar et Mme Ouisa Kies notamment.

Proposition : Développer la recherche universitaire sur les phénomènes de radicalisation.

Au-delà de la réflexion sur la radicalisation et le djihadisme, c’est la recherche sur l’islam dans son ensemble qui mérite d’être encouragée. Citant Mohammed Arkoun, ancien professeur au Collège de France, qui défendait déjà, au XXème siècle, la création d’une faculté de théologie musulmane, M. Pierre Conesa explique que « la pensée musulmane ne peut se régénérer que dans des pays occidentaux, aucun pays arabe ne garantissant une liberté d’expression suffisante pour avancer des idées nouvelles. Certains imams en France sont reconnus internationalement et s’avèrent capables de construire un discours novateur sur l’islam. Cette faculté aurait permis de former des imams et des aumôniers pour les prisons. La faculté de Strasbourg avait accepté d’accueillir ce projet, mais l’administration de l’enseignement supérieur s’y est opposée. Seule une petite cellule de recherche a été créée à la Maison des sciences de l’homme. Les Français de confession musulmane ne comprennent pas que ces idées, qui paraissaient intéressantes, n’aient pas abouti ». M.  Raphaël Liogier insiste, pour sa part, sur la nécessité de mettre en place un laboratoire travaillant sur ces questions, et soutient, comme la commission d’enquête, le projet déjà ancien de créer à Strasbourg une université d’études musulmanes.

Proposition : Encourager le développement de laboratoires universitaires d’études musulmanes.

B. AMÉLIORER LA FORMATION DES IMAMS

La formation des imams est un thème qui est revenu de manière récurrente dans les débats de la commission d’enquête.

D’une part, il apparaît qu’un grand nombre d’entre eux, issus de l’immigration, n’ont qu’une connaissance très partielle de notre langue et s’expriment en arabe dans leurs prêches, ce qui nécessite l’entremise d’un interprète, la plupart des fidèles français n’étant pas arabophones. D’autre part, il apparaît nécessaire de parfaire leur connaissance des règles et traditions de leur pays d’accueil et de la manière de faire cohabiter leur pratique religieuse dans un cadre laïc et républicain.

Pour le préfet Pierre N’Gahane, « la langue arabe occupe une place importante dans la pratique de l’islam, alors que peu de gens lisent cette langue. La moitié des imams parlent français et ils peuvent avoir des interprétations complètement erronées ». Comme lui, la commission d’enquête juge indispensable de permettre aux imams d’acquérir une parfaite maîtrise de la langue française, de l’histoire et des valeurs de la République.

Le président du CFCM, M. Dalil Boubakeur, considère également que la formation des imams doit être améliorée : « il est évident que les imams mal formés sont des vecteurs de fondamentalisme, fût-ce par erreur ou ignorance. Quant aux imams, appelés par les communautés, les mosquées, ils sont venus tels qu’ils avaient été formés dans leur pays d’origine. Et l’on s’est rendu compte que cela représentait un très grave inconvénient pour la jeunesse, pour la communauté des musulmans de France qui parlait de moins en moins arabe et ne comprenait plus rien de ce qui se passait dans les mosquées. Pour cette raison, il fallait que l’imam se mette au français. Le problème est que l’arabe est notre langue liturgique, comme l’est l’hébreu pour nos amis juifs. D’où tout le travail engagé pour créer des correspondants linguistiques. Surtout, nous souhaitions éviter un autre écueil : que ces imams ne saisissent pas ce qu’est la France. […] La laïcité a donc été le premier défi qu’ils ont eu à relever ».

M. Gilles Kepel souligne toutefois la difficulté qu’il y aurait à vouloir imposer un contrôle de la formation des ministres du culte, quels qu’ils soient, par l’État laïc et républicain français. « L’idée d’étendre aux musulmans les termes d’un concordat avec les catholiques, les protestants et les juifs a été évoquée plusieurs fois. Je ne suis pas convaincu. Il me semble que la formation des imams continuera très largement à être dispensée dans les pays musulmans qui disposent d’une infrastructure idoine ; la formation des rabbins et des ministres du culte juifs a principalement lieu en Israël sans que personne n’y trouve à redire. En revanche, il importe de faire en sorte que les imams puissent être exposés à la culture et au savoir universitaire et profane. Cette approche me semble moins contraignante. On ne peut pas envisager de mettre les imams sous l’autorité du ministre de l’intérieur et des cultes et de les faire défiler en rang serré car ils perdraient immédiatement l’oreille de leurs ouailles. Ce serait leur rendre un très mauvais service. Mais, comme c’est le cas pour un certain nombre de religieux juifs ou chrétiens, et pour certains imams également, il faut favoriser les passerelles avec l’université et leur permettre de suivre des cursus afin de rompre leur isolement ».

Pour fondamental qu’il soit, le respect du cadre institutionnel français ne doit pas constituer le seul volet de la formation des imams. Il convient également de doter les imams et les aumôniers pénitentiaires, hospitaliers et militaires, des arguments nécessaires pour contredire et démonter la rhétorique des djihadistes qui, de l’avis d’une personne entendue, « dévoient les textes sacrés et les valeurs de l’islam ».

Le ministère de l'Intérieur souligne pour sa part qu’il encourage déjà « la création des diplômes universitaires de formation civile et civique dont l'enseignement porte sur la laïcité, le fait religieux en France, le droit des cultes et les institutions dans le cadre d'un enseignement d'environ 130 heures. Il est notamment destiné aux ministres du culte musulman (imams et aumôniers). »

Six diplômes universitaires sont actuellement délivrés à l'Institut catholique de Paris, à l’université de Lyon III (avec l’Institut catholique de Lyon), à l'université de Strasbourg, à l'université de Montpellier I, à celle de Bordeaux IV ainsi qu’à l’institut d’études politiques (IEP) d'Aix en Provence. En septembre 2015, trois nouveaux diplômes universitaires devraient voir le jour à l'université de Lille, à Paris XI et à Toulouse I (en partenariat avec l’Institut catholique). A plus long terme, des diplômes pourraient également voir le jour à Paris I, ainsi que dans l’université de Nantes, de la Réunion et de Mayotte.

La commission d’enquête salue ces initiatives et appelle à les développer sur l’ensemble du territoire national de manière à ce que les représentants du culte musulman puissent transmettre à leurs coreligionnaires les principes laïcs et républicains qui constituent les fondements de notre démocratie.

M. Mohamed Zaïdouni fait toutefois remarquer qu’au-delà de la formation de fond, l’ensemble des acteurs qui œuvrent auprès des jeunes – imams, aumôniers, éducateurs – doivent être formés aux nouvelles technologies informatiques et s’inscrire de plain-pied dans l’ère numérique. Pour cela, des cycles de formation continue doivent être organisés dans les mairies, les centres de formation ou les mosquées. La commission d’enquête considère en effet, qu’il est indispensable de promouvoir sur internet un discours alternatif à celui des djihadistes, à travers la création de sites assurant la promotion d’un islam modéré, respectueux des valeurs de la République.

C. ÉTUDIER LA QUESTION DES APPARTENANCES COLLECTIVES

Selon les chercheurs interrogés par la commission d’enquête, il n’existerait en France aucun laboratoire de recherche consacré à la question des appartenances collectives. L’absence de recherche en sciences humaines dans ce domaine contribue à compromettre la résolution de la crise identitaire française que M. Edgar Morin, il y a vingt ans, qualifiait de « crise de la francité ». Ce phénomène ouvre la voie à l’instrumentalisation croissante des différences dans un climat social où les antagonismes, souvent fallacieux, sont exacerbés.

Au-delà de la seule sphère universitaire, le rapporteur juge important le développement d’initiatives associatives sur ce thème. Lors de son audition devant la commission, le professeur Hagay Sobol, a indiqué « nous avons une vision globalisante de l’identité alors que celle-ci est plurielle : le citoyen peut aussi être un enfant, un frère, un père, un électeur, un membre de telle ou telle profession, etc. Actuellement, pour tout un tas de raisons, on ne se retrouve plus complètement dans le modèle qui nous est donné. » Il a aussi détaillé l’expérimentation qu’il a conduite dans un cadre associatif, d’un travail sur les identités collectives, soulignant que celles-ci ont une dimension culturelle et pas seulement religieuse.

Concrètement, l’université d’Aix-Marseille, en collaboration avec l’IEP d’Aix-en-Provence, dispose d’atouts qui faciliteraient la création de ce laboratoire :

- une longue tradition de réflexion sur les questions de l’interculturalité et de la diversité culturelle, dans le cadre de l’observatoire du religieux créé par Bruno Étienne ;

- des enseignants, des chercheurs et des experts statutaires qui pourraient intégrer immédiatement et sans coût supplémentaire ce laboratoire ;

- une tradition de réflexion qui se traduit par le fait que l’IEP d’Aix-en-Provence est le seul de France à avoir créé une section « Culture et sociétés » consacrée aux questions d’interculturalité, d’identité, de cohésion sociale et de citoyenneté.

- une localisation géographique névralgique aux abords de Marseille, véritable laboratoire de l’interculturalité, et au cœur de la première université de France par son nombre d’étudiants (70 000).

La commission d’enquête préconise la création d’un « laboratoire de recherche sur les appartenances collectives », lieu pluridisciplinaire rassemblant des historiens, des politologues, des anthropologues, des géographes, des philosophes, des sociologues… Ce laboratoire serait à la fois un centre de production de savoirs fondamentaux et d’expertises particulières sur la question du vivre ensemble, un vivier pour la formation de nos enseignants et un outil de valorisation scientifique. Il permettrait en outre la constitution d’un réseau de chercheurs travaillant autour des questions de pluri-appartenance.

Proposition : Développer les initiatives associatives sur le thème des appartenances collectives.

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EXAMEN EN COMMISSION

La commission d’enquête a examiné le présent rapport au cours de sa réunion du mardi 2 juin 2015.

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner le rapport de M. Patrick Mennucci. Notre commission, créée le 3 décembre 2014, rend dans les temps le produit de sa réflexion, puisqu’elle disposait de six mois pour le faire. Nous avons procédé à 47 auditions, entendu près de 90 personnes, dont plusieurs ministres, et effectué des déplacements en France, ainsi qu’à Bruxelles, Londres et Copenhague. Nous avons réalisé un travail de qualité, et je remercie tous ceux qui y ont participé activement.

Vous avez pu consulter le rapport mardi 26, mercredi 27 et jeudi 28 mai 2015 ; nous avons reçu des contributions écrites du groupe Les Républicains et de M. Christophe Cavard pour le groupe Écologiste, qui seront incluses dans le rapport. J’ai également rédigé un avant-propos en tant que président de la commission.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Je tiens tout d’abord à remercier tous ceux qui ont participé à ce travail, ainsi que vous, monsieur le président, qui avez conduit les débats de manière habile et efficace.

La commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, créée par l'Assemblée nationale le 3 décembre 2014, avait pour mission de « procéder à l'analyse de l'efficacité des moyens de prévention, de détection et de surveillance des filières et des individus religieusement radicaux et présentant des signes manifestes de réalisation d'actes terroristes ». Il était également indiqué que « les travaux de la commission d'enquête comporteraient un volet spécifique relatif au retour des djihadistes sur le territoire de la République française » et que « ses conclusions devraient formuler des propositions pour renforcer la lutte contre ce phénomène ».

Dans le délai de six mois qui lui a été imparti pour travailler, la commission a été particulièrement active, procédant à un grand nombre d'auditions et à plusieurs déplacements en France et à l'étranger.

De ce matériau très riche, la commission a tout d'abord retiré un état des lieux, qui fait l'objet de la première partie du rapport.

Le constat est d'abord celui d'un danger très élevé et qui prend plusieurs formes puisque se cumulent la menace que font peser les organisations terroristes étrangères qui ciblent particulièrement la France, celle que représentent les individus partis rejoindre une zone de djihad et dont les intentions, à leur retour sur notre sol, sont insondables, et celle que constituent ceux qui, sans avoir fait de voyage « initiatique » sur un théâtre extérieur, se sont radicalisés en France – et parfois tout seuls.

Maintes fois rappelée, la variété des profils a été une source d'interrogations pour la commission. En effet, quel point commun trouver entre les terroristes au passé de délinquant qui ont endeuillé la France en janvier, et les jeunes gens, issus de tous les milieux, qui se laissent entraîner par Internet et les réseaux sociaux et dont on ignore l'évolution future ?

Le djihadisme procède tout à la fois d'une interprétation dévoyée de l'islam et d'une vision politique. Idéal « romantique » perverti et souvent associé à une quête identitaire, il se nourrit à la fois d'éléments proches – les humiliations dont seraient victimes les musulmans – et de préoccupations lointaines. En effet, les conflits internationaux au Moyen-Orient, mais aussi, il faut bien le dire, les difficultés pour les jeunes de percevoir les lignes directrices de notre politique étrangère des dix dernières années, constituent un terreau fertile pour ce phénomène.

La dimension antisémite est systématiquement présente, et, pour reprendre l'expression de l'une des personnes entendues par la commission d'enquête, « l'antisémitisme fait partie de l'ADN des djihadistes ».

Le dernier enseignement qui ressort des auditions menées par notre commission est le caractère durable de la menace. Aucune des personnes dont la commission a recueilli le témoignage n'a laissé entendre que le phénomène décroîtrait à brève échéance.

Les attentats de janvier dernier ont donné un relief particulier aux travaux de notre commission. Ils ont incontestablement accéléré la formulation de la réponse publique au défi posé par ces filières et ces individus djihadistes : ainsi, dès le 21 janvier 2015, le Gouvernement annonçait un plan de renforcement des moyens humains et matériels et, le 13 avril dernier, notre assemblée entamait l'examen du projet de loi sur le renseignement, répondant ainsi aux besoins très importants exprimés devant notre commission par tous les représentants des services auditionnés.

Le rapport prend acte de toutes les avancées réalisées durant les travaux de notre commission, mais il souligne la nécessité de renforcer durablement et à tous les niveaux les moyens de l’ensemble des acteurs – services du ministère de l'intérieur, services judiciaires en charge de l'antiterrorisme et administration pénitentiaire – et d'assurer un suivi des crédits dans le cadre des projets de loi de finances (PLF). Nous proposons ainsi la création d’un « jaune » dont on espère qu’il sera débattu dès l’examen du prochain PLF.

Une meilleure coordination de l'action des services de renseignement s’impose également dans le contexte d’une menace diffuse, nécessitant de porter une attention spécifique à la détection et au suivi des « signaux faibles ».

Le rapport fait état des avancées contenues dans le projet de loi relatif au renseignement et préconise des progrès en matière d'accès et de recoupements des fichiers. À titre d'exemple, est proposée la création d'une interface permettant un meilleur ciblage des recherches, sans pour autant ouvrir un accès direct à l’ensemble des fichiers.

Des propositions sont également formulées pour intensifier la lutte contre le financement du terrorisme, tant dans son volet international – un embargo contre ceux qui commercent avec Daech devant être mis en œuvre –, que local avec la surveillance des micro-financements du terrorisme.

Le rapport aborde ensuite la question du retour des personnes parties rejoindre une zone de djihad.

Plusieurs propositions sont d'abord avancées pour améliorer leur détection : nous souhaitons que l’Union européenne (UE) avance sur les données des dossiers des passagers – ou Passenger Name Record (PNR) – et, à défaut, il conviendrait qu’existent des PNR bilatéraux. En outre, les contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen doivent être renforcés, de même que doit se développer la confrontation du nom utilisé pour la réservation avec les documents d'identité présentés lors d’un embarquement dans un avion.

S'agissant du volet judiciaire, je rappelle que chaque fois que sont réunies des preuves suffisantes de l'implication de personnes revenant d’une période passée au sein d’une organisation terroriste, celles-ci sont remises aux mains de la justice.

Notre dispositif pénal de lutte contre le terrorisme, récemment complété par la loi du 13 novembre 2014, s’avère performant. Néanmoins, nous avons pu constater, au cours de nos travaux, l'impact de l'augmentation très importante du contentieux terroriste. Le rapport propose donc d'envisager, avec l’accord et sous le contrôle du parquet de Paris, la poursuite, l'instruction et le jugement d'infractions terroristes de faible gravité à l’échelle locale, en s’appuyant sur la compétence des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) à Lyon et à Marseille, qui viendraient appuyer l’action de celle de Paris.

Par ailleurs, des évolutions sont nécessaires en matière d'exécution des peines. Il s'agit en premier lieu du rétablissement de l'autorisation par le juge de l'application des peines des déplacements à l'étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l'épreuve.

Je propose ensuite d'introduire un critère de risque de trouble à l'ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d'aménagement de peine, puisque les dossiers présentés par les personnes impliquées dans des faits de terrorisme sont les plus solides.

Enfin, l'extension du champ d'application de la surveillance judiciaire à l'ensemble des infractions terroristes est souhaitable. Cela permettrait au tribunal de l'application des peines de soumettre la personne condamnée à certaines obligations de contrôle, de résidence et de placement sous une surveillance électronique mobile.

Compte tenu de l'ampleur et des caractéristiques du phénomène des filières djihadistes, la réponse sécuritaire, si elle est indispensable, ne saurait être suffisante. Une démarche complémentaire de lutte contre la radicalisation s'impose et celle-ci constitue le dernier axe du rapport.

Le plan de lutte contre la radicalisation dont la France s'est dotée en 2014 monte en puissance et doit être pleinement déployé à l'échelon local, afin de mettre en place des suivis individualisés des personnes radicalisées. À ce titre, la commission suggère de généraliser et de promouvoir les cellules départementales de prévention de la radicalisation, et de compléter leur action par l'institution d'un référent – un mentor – qui assurera le suivi de la personne radicalisée. Reprenant l'idée de notre collègue M. Christophe Cavard, le rapport propose également de créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents, spécialement formés à la détection de la radicalisation ; l’objectif est de former 200 travailleurs sociaux, qui travailleront auprès des cellules de déradicalisation, dont le Premier ministre a annoncé la création.

Le rapport examine également la question de la radicalisation en prison. L'amélioration de la détection de la radicalisation constitue un préalable. À cette fin, le rapport propose d'adapter la grille nationale de détection aux nouveaux contours de la radicalisation, de former les personnels de surveillance et les partenaires intervenant en milieu carcéral, et d'utiliser l'évaluation du degré de radicalisation des détenus pour guider les choix en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus.

Ensuite, il convient de prévenir la diffusion de la radicalisation en adaptant la détention. Ainsi, nous suggérons d’isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs et d’ouvrir une réflexion sur une adaptation du régime d'isolement, de créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l'exception des plus vulnérables, et de mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil, adapté notamment à l’état psychologique des personnes de retour d'une zone de djihad.

Par ailleurs, nous souhaitons améliorer les conditions de la pratique de la religion musulmane en prison – même si ce lieu est laïc – en remédiant à la forte pénurie d'aumôniers musulmans, en dotant les aumôniers pénitentiaires d'un véritable statut et en améliorant leur formation. Il serait opportun que, d’ici à cinq ans, tous les aumôniers intervenant en prison soient titulaires d’un diplôme universitaire de formation civile et civique.

Le rapport insiste ensuite sur la nécessité d'accentuer la lutte contre la propagande djihadiste à travers un contre-discours renouvelé, puisque nous constatons que, malgré la médiatisation intense de la barbarie de Daech et la politique de prévention mise en place, les candidats ne semblent pas découragés de rejoindre cette organisation.

De même, la commission a souligné le rôle que la recherche en France doit jouer pour mieux connaître les phénomènes de radicalisation. Elle a ainsi jugé nécessaire d'encourager la réflexion universitaire sur la religion musulmane et sur les phénomènes de radicalisation, afin de pallier le grand manque existant sur ces questions.

Tels sont les principaux axes autour desquels notre commission s'est efforcée d’élaborer des propositions concrètes, dans un climat consensuel et avec le souci d’apporter sa pierre à la construction d'une réponse publique pertinente aux problèmes soulevés par le phénomène djihadiste.

Je vous propose que le titre du rapport soit : « Face à la menace djihadiste, la République mobilisée ».

M. Jacques Myard. Je me félicite des travaux de la commission d'enquête sur la surveillance des filières et individus djihadistes dont j'approuve les conclusions.

Elle a notamment permis d'apprécier et de faire mieux connaître le haut niveau de la menace terroriste qui s'amplifie chaque jour, alimentée sans cesse par les crises et des sources internationales. Elle a aussi permis de cerner la nature sectaire de ce phénomène sous l'emprise de manipulateurs redoutables. Le terrorisme est un acteur transnational qui, par essence, ignore les frontières. La réponse qu'il exige ne peut se contenter de se concentrer sur le plan national, sa dimension internationale étant primordiale. À ce titre, il convient de souligner les conséquences des choix de la politique étrangère de la France au Proche et au Moyen-Orient, ce que le rapport de la commission d'enquête fait insuffisamment. Cette région constitue aujourd'hui l'un des principaux foyers au monde du terrorisme. Or le refus persistant de Paris de prendre en compte les réalités syriennes et d'avoir des contacts avec le régime de Damas affaiblit notre action contre le terrorisme.

De surcroît, le silence de notre diplomatie sur la duplicité de certains États au Proche et au Moyen-Orient qui n'hésitent pas à soutenir les terroristes de l’« État islamique » et d'al-Nosra dès lors que ces groupes luttent aussi contre des puissances rivales, est étonnant.

La tenue ce jour à Paris d'une conférence diplomatique internationale sur la lutte contre l’État islamique sans l'Iran est une faute. L'Iran est et sera de plus en plus une puissance incontournable au Proche et au Moyen-Orient.

Le Proche-Orient demeure compliqué, comme le soulignait le général de Gaulle. Il est aujourd'hui plus que jamais pris dans la tourmente d'enjeux complexes, avec de multiples fronts et l’interférence de puissances étrangères ; il reste le lieu par excellence des renversements d'alliances.

La lutte contre le terrorisme exige de la France une action extérieure qui tienne compte des réalités et qui se montre capable de pragmatisme pour faire prévaloir une solution politique et pour mettre fin à un chaos propice à l'expansion de ces réseaux djihadistes.

Nous devons adapter notre politique étrangère en conséquence et conduire notre action en toute indépendance.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je me félicite globalement des résultats des travaux de la commission et je note que l’esprit de consensus dans lequel il avait été décidé de travailler a été largement respecté, à l’exception peut-être de votre avant-propos, monsieur le président. En effet, vous y écrivez, aux pages 9 et 10, que le Gouvernement actuel n’a pas lutté efficacement contre le terrorisme avant les événements tragiques de janvier 2015 ; vous incriminez l’ancienne opposition qui n’avait pas soutenu, le 11 avril 2012, le projet de loi porté par le Premier ministre d’alors, M. François Fillon, et vous écrivez que « la France a perdu plusieurs années en matière antiterroriste ». Avez-vous mesuré, mon cher collègue, ce que nous avons perdu dans l’arrêt brutal de la police de proximité ? La responsabilité de la majorité d’alors est immense, car, pendant dix ans, nous avons été privés, avec la disparition de l’îlotage, d’informations sur les quartiers sensibles ; nous n’avons ainsi pas pu encadrer des populations qui ont dérivé vers des phénomènes pathologiques et sectaires. Si votre avant-propos restait en l’état, je ne manquerais pas de pointer l’attitude irresponsable qui a conduit à supprimer brutalement la police de proximité. On ne pouvait pas prévoir à l’époque à quel point cet instrument serait utile dans la lutte contre les petite et grande délinquances, poreuses avec le terrorisme, mais il y avait plus d’anticipation dans l’esprit des concepteurs de la police de proximité que chez ceux qui y ont mis fin.

En accord avec les propos de notre collègue Jacques Myard, il me semble que nous mésestimons les effets des contradictions de notre diplomatie. Il est écrit, à la page 32 du rapport, que la commission se trouve en accord avec les propos tenus par M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international ; tel n’est pas mon cas : nous avons changé de diplomatie il y a dix ans, et la malheureuse opération libyenne, montée par MM. Nicolas Sarkozy et David Cameron avec le soutien du ministre des Affaires étrangères de l’époque, M. Alain Juppé, et allant au-delà du mandat donné par l’Organisation des nations unies (ONU), a conduit à l’éclatement de la Libye. Aujourd’hui, les armes et les groupes terroristes sont disséminés, et nous avons dû, à juste titre, intervenir au Mali et en Centrafrique. Je regrette en outre que nous n’ayons pas parlé plus tôt à la Syrie, car si nous n’avions pas lutté nous-mêmes contre les premiers accords de Genève il y a deux ans, nous aurions épargné beaucoup de vies humaines ; dans la situation actuelle, ces morts nous conduisent à refuser de dialoguer avec un régime qui en est responsable. Je souligne donc l’écart qui me sépare de la diplomatie française depuis une dizaine d’années.

S’agissant du renseignement pénitentiaire, je n’ai rien lu dans le rapport qui me choque.

M. le président Éric Ciotti. Madame Marie-Françoise Bechtel, je ne vais pas entrer dans un débat avec vous, mais je souligne l’originalité de la réflexion faisant de la police de proximité un instrument de lutte contre le terrorisme.

M. Joaquim Pueyo. J’ai apprécié de travailler dans cette commission, car nous nous sommes toujours placés au-delà de nos appartenances politiques, même si les convictions de chacun ont enrichi le débat. Il me semble en tout cas que nous ne nous sommes pas trompés d’ennemi.

Le projet de loi sur le renseignement que nous venons d’adopter nous permet d’adapter nos efforts, nos procédures et nos outils à la spécificité des menaces que nous rencontrons. Dans ce monde ouvert où tout évolue rapidement, nous devons avancer et nous ajuster aux technologies, aux individus et aux modes opératoires que nous affrontons.

La réussite du volet consacré à la prévention de la lutte contre le terrorisme exige une coopération forte entre les différents acteurs, comme vous l’avez indiqué, monsieur Mennucci, dans votre rapport.

Les situations des individus impliqués dans des mouvements terroristes, notamment en Syrie, s’avèrent très complexes, et la réponse à apporter ne peut être simple et unique. Il importe de comprendre les mécanismes de recrutement et les motivations profondes de ces départs, afin de les appréhender de manière appropriée.

S’agissant des personnes revenant des zones de combat, nous ne pouvons pas excuser leur conduite – même ceux qui n’ont pas directement participé aux atrocités commises sur place –, mais nous devons prendre en compte les différences de situation et traiter les traumatismes que certains présentent. Il importe d’accompagner ceux qui s’engageraient dans une forme de repentance, afin de les intégrer dans la communauté nationale. À ce titre, vous avez eu raison de reprendre le concept de repentance, messieurs les président et rapporteur.

L’expérimentation menée actuellement dans certains établissements pénitentiaires pour isoler les détenus les plus radicaux me semble intéressante et illustre qu’à des cas différents s'appliquent des mesures particulières. Mieux suivre les détenus, mieux exploiter les renseignements récoltés par les surveillants pénitentiaires, mieux former les personnels, mieux suivre ces personnes à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison constituent des tâches fondamentales pour combattre la radicalisation dans les établissements pénitentiaires.

Nous savons tous que la situation est grave, mais elle n’est pas insurmontable. Si nous élaborons une réponse protéiforme et adaptée à la menace pour éviter les départs et accompagner les retours, nous serons en mesure de réduire les risques et d’épargner à certains jeunes de mourir loin de chez eux sous des prétextes datés et criminels.

M. François Loncle. À mon tour, je vous félicite messieurs les président et rapporteur pour le travail conduit par la commission. Je me reconnais dans les propos de Mme Bechtel et de M. Myard sur la politique étrangère de la France. Je regrette que le rapport ne condamne pas l’opération libyenne, qui fut une catastrophe absolue. Lors d’une réunion de la commission des Affaires étrangères tenue il y a quelques jours, M. Thierry Mariani a souligné que tout le monde avait approuvé cette intervention – même si une quinzaine de voix discordantes dont la mienne s’y étaient opposées – et qu’aujourd’hui tout le monde la condamnait. Nous subissons actuellement les conséquences de cette guerre, y compris dans le développement du terrorisme.

Le journal Le Monde a publié il y a quelques jours un tableau recensant les djihadistes du monde entier, et il serait opportun d’inclure ces éléments dans le rapport.

Vous avez insisté sur la place des aumôniers en prison, monsieur le rapporteur. Je suis réservé sur cette question, car la France est un État laïc. En outre, il serait illusoire de contrôler la nature d’une présence plus forte de la religion dans les prisons. De meilleures formations et sélections ne garantiront pas le développement de déviances. Les prisons ne sont pas des églises.

Avec deux de mes collègues, j’ai visité le quartier de la prison de Fresnes réservé aux djihadistes. Le Sénat a tort de condamner cette expérience que nous jugeons remarquable. Ces détenus ne sont pas ensemble, ils sont placés dans des cellules individuelles situées dans un quartier particulier. Vous vous êtes contenté, monsieur le rapporteur, d’évoquer l’approfondissement de l’étude de ce dispositif, alors qu’il aurait fallu, à mon sens, se montrer plus positif et appeler à la poursuite de cet essai.

M. Yves Goasdoué. Messieurs les président et rapporteur, je voudrais m’associer aux félicitations qui vous ont été adressées ; elles ne sont pas de pure forme et elles s’avèrent méritées après six mois d’un travail précis, rude voire acharné.

La réalité et le caractère évolutif et protéiforme de la menace sont apparus clairement au cours de ce dernier semestre. Nous ne sommes pas capables d’élaborer aujourd’hui une réponse de nature à endiguer le risque ; personne ne sait comment contrer l’avancée de Daech et des groupes qui lui font allégeance partout dans le monde.

Le rapport élabore des pistes à la hauteur des enjeux, alors que j’éprouvais la crainte que les propositions soient trop nombreuses ou édulcorées. Je me retrouve dans l’équilibre obtenu entre les mesures visant à assurer la capacité de nos services à lutter efficacement contre la radicalisation, contre les départs, et à gérer les conséquences des retours, et les dispositions cherchant à protéger, tradition française à laquelle nous sommes tous attachés, ceux qui ont été embrigadés, conduits de force dans les zones de combat – notamment les femmes – et qui font montre de repentance. Il s’avère en effet important de réinsérer ces individus dans la République.

Les mesures que vous préconisez – accès et croisement de certains fichiers, renforcement des contrôles aux frontières, mise en œuvre effective du PNR, suivi des personnes condamnées pendant et après leur incarcération – ne me paraissent pas excessives et sont conformes aux fondamentaux de notre droit.

Ce rapport, équilibré, formule des propositions fortes qui respectent les principes généraux de notre droit. Je voterai donc en faveur de son adoption.

Mme Françoise Descamps-Crosnier. Comme mes collègues, je salue le travail réalisé. Cette commission d’enquête a permis à ses membres d’approfondir la réflexion sur la nature du terrorisme djihadiste, qui attire un nombre toujours croissant d’individus. Il importait de compléter les travaux parlementaires conduits ces derniers mois sur cette matière.

La menace terroriste, qui a changé d’échelle ces derniers mois, présente un caractère durable ; notre pays a dû prendre des mesures exceptionnelles pour renforcer ses moyens, afin de mieux prévenir, détecter, identifier et surveiller. Les coopérations indispensables ont été développées, même si on ne peut pas encore évaluer tous les effets de cette politique.

Notre commission se devait également d’apporter une réponse qui dépasse la stricte dimension sécuritaire, car l’attrait du djihadisme témoigne d’un profond malaise dans notre démocratie.

Afin de mieux prévenir la radicalisation, le rapport prévoit d’instituer des référents chargés d’assurer le suivi des personnes concernées et propose de créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents spécialement formés à la détection des processus de radicalisation. Ces travailleurs pourraient notamment aider les directeurs d’école à déterminer si un individu mérite d’être signalé à la cellule préfectorale. M. Christophe Cavard promeut l’instauration de cette brigade d’éducateurs, qui deviendraient des interlocuteurs privilégiés des acteurs publics. Cependant, le rapprochement du travail social et de la sûreté publique, même sur une base volontaire comme pour l’échange de données nominatives, pose des questions. Ainsi, de nombreux professionnels n’approuvent pas cette action de signalement, car elle pourrait éroder la confiance qu’ils ont mis des années à construire. Le président de l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES) affirme ainsi que « la radicalisation religieuse est une direction parmi d’autres que peut prendre un jeune en perte de repères. Elle est à mettre en lien avec une quête existentielle particulièrement marquée à l’adolescence ». Il convient de faire montre d’une certaine prudence en la matière.

Le rapport prévoit de distinguer les détenus radicalisés en fonction de leur dangerosité et de leur vulnérabilité dès leur arrivée en prison. Il serait possible de placer certains condamnés à l’isolement, ce qui reviendrait à réhabiliter les quartiers de haute sécurité (QHS) sans le dire. Peut-être serait-il plus opportun de le reconnaître explicitement.

Je me trouve en revanche en accord avec les autres points du rapport.

Enfin, certains collègues et moi-même avons été agacés que le rapport soit – comme l’usage le prescrit – consultable seulement trois jours pour les parlementaires, alors qu’il semble avoir été distribué à la presse. Comme ce vice de fonctionnement touche de nombreuses commissions d’enquête, il conviendrait de transmettre le rapport aux députés.

M. Claude Goasguen. Ce rapport est très intéressant et s’avère utile, car toutes les réflexions sur les djihadistes montrent aux Français que le danger est grand et les solutions difficiles à trouver.

J’ai été étonné par la teneur de certaines interventions qui, sous couvert de consensus, ont attaqué le rapport complémentaire rédigé par le groupe Les Républicains. Ces critiques se révèlent en outre infondées, car la police de proximité serait bien démunie si elle devait détecter les djihadistes ; je souhaite d’ailleurs à ce collègue de se rendre en banlieue pour découvrir ce qu’est un djihadiste formé. De l’avis de la police de proximité elle-même, ses membres sont peu nombreux à oser habiter dans les immeubles où les djihadistes résident.

Je suis surpris d’entendre qualifier la politique française en Libye de responsable des flux migratoires des Syriens et des Érythréens par ce pays et je vous rappelle que L’ONU n’avait pas autorisé l’envoi de troupes au sol en Libye.

Le rapport aurait pu davantage mettre l’accent sur l’éducation ; il contient certes des éléments pertinents sur l’université, mais on aurait pu insister sur les moyens d’inculquer le message français laïc à certains élèves. De même, on aurait pu étudier les discours des mosquées qui véhiculent des messages djihadistes et fondamentalistes.

La politique étrangère française présente des lacunes qui subsistent aujourd’hui. Les auditions n’ont pas apporté de réponses à nos questions sur la nature de notre engagement en Syrie et sur les actions que nous y avons menées. Une récente audition de la commission de la Défense a montré que la France avait fourni des armes aux rebelles syriens luttant contre le régime de M. Bachar al-Assad. Or Al-Nosra a récupéré ces combattants, et Al-Qaïda dispose donc d’armes françaises. Cela est très préoccupant, car Al-Qaïda est l’équivalent islamiste de Daech du côté syrien. L’attitude de la France n’est pas assez claire, et il faudra un jour ouvrir un débat sur la politique conduite pas notre pays au Moyen-Orient.

Nous avons commis l’erreur de donner foi à l’assertion selon laquelle le terrorisme n’avait pas de nationalité. Le djihadisme et le terrorisme constituent des sujets d’études intéressants pour les sociologues, mais les responsables politiques doivent se concentrer sur les djihadistes français. Le dialogue avec Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice n’a pas permis de mettre en lumière notre devoir particulier. En effet, les hommes partis en Syrie ou en Irak sont des Français « de souche », naturalisés ou de fraîche immigration qui ont trahi leur pays. Or on a occulté ce fait. Avant le djihadisme, ces citoyens ont bénéficié des droits et des avantages accordés par la France – tout en pouvant la critiquer, ce qui était leur droit. Ces personnes ont trahi leur pays, et je ne considère pas que la trahison soit un crime obsolète ; il doit au contraire nous rendre plus pugnaces à l’égard du djihadisme. Le livre IV du code pénal doit s’appliquer à tout Français pris les armes à la main ou qui a collaboré avec des ennemis de la France dans des combats civils ou militaires. La notion de trahison à l’égard de son pays n’est pas dépassée ! Je suis d’accord pour les repentances et les réintégrations dans le corps social, mais il importe de ne pas oublier que ce sont des Français qui combattent d’autres Français. La répression contre les djihadistes devrait être plus forte lorsque des soldats français sont tués par la faute de compatriotes. Je regrette que le livre IV du code pénal, plus sévère et d’un champ plus large que celui des lois contre le terrorisme, ne soit pas appliqué.

Je voterai pour l’adoption de ce rapport positif, intéressant et qui contribue à faire connaître à l’opinion le drame du djihadisme et la difficulté de le combattre.

M. Meyer Habib. Je m’associe à mon tour aux compliments. Aucun rapport n’est parfait, mais celui-ci présente bien plus de qualités que de défauts. Il évoque, peut-être de manière insuffisamment approfondie, les questions de la prévention et de l’éducation, cette dernière étant indispensable puisque personne ne naît terroriste ou islamiste.

Les terroristes bénéficient souvent de l’appui de pays qui les abritent, les financent et les tolèrent. Nous connaissons ces États et nous les fréquentons, sans faire preuve à leur égard, pour des raisons économiques, de la fermeté nécessaire. Je pense notamment au Qatar, à l’Arabie saoudite et à l’Iran. Ce dernier est la matrice du terrorisme, puisqu’il l’a inventé.

Les chrétiens d’Orient sont en train de mourir dans un silence assourdissant. Tout le monde a soutenu l’intervention en Libye et c’est un peu facile d’en faire aujourd’hui le reproche à M. Nicolas Sarkozy. Le problème est que nous avons quitté la Libye et l’avons abandonnée, notamment sous pression américaine. Nous avons donc dû intervenir au Mali, mais il est difficile de mener une opération avec 4 000 soldats dans un pays dont la superficie dépasse largement celle de la Libye. Mais en fait, la vraie difficulté réside dans la faiblesse du monde. Daech se trouve aux portes de Damas, et la communauté internationale ne prend pas ses responsabilités. Il faut qu’une force internationale intégrant des musulmans modérés comme les peshmergas kurdes combatte cette organisation au sol. Sans l’Iran, Daech n’aurait jamais existé et il faut veiller – je fais confiance à la diplomatie française sur ce point – à ce que ce pays ne dispose jamais de l’arme nucléaire.

Monsieur le rapporteur, vous avez précisé que l’antisémitisme était dans l’ADN des djihadistes et des islamistes. C’est vrai, et les auteurs de deux des attentats que nous avons connus ont pointé les juifs, mais également Israël. Je regrette que le rapport n’emploie pas le mot d’antisionisme, qui est la haine du minuscule État d’Israël. En tant que député des 150 000 citoyens franco-israéliens et alors que l’on me considère parfois, d’une certaine manière, comme celui des juifs – même si une telle représentation n'existe bien évidemment pas –, je peux vous dire l’attachement de la communauté juive, à laquelle j’appartiens, à Israël. Le Premier ministre a parlé de l’antisionisme à Créteil, mais le rapport passe la détestation d’Israël sous silence : or Amedy Coulibaly et les frères Kouachi ont motivé leurs actes par une haine de l’État hébreu et un désir de venger les Palestiniens.

La personne qui a raté son attentat parce qu’il s’est tiré une balle dans le pied, souhaitait perpétrer un massacre dans une église de Villejuif dans le Val-de-Marne. S’il avait réussi, qu’aurait-on dit dans notre rapport ? Aujourd’hui, 1 683 djihadistes sont recensés, et ce rapport ne peut tout résoudre. Il est cependant de qualité et je voterai pour son adoption.

M. Patrice Prat. Messieurs les président et rapporteur, je souhaite saluer le travail de la commission et notamment votre implication au cours de ces six mois. En revanche, je regrette également que les parlementaires puissent simplement prendre connaissance du rapport dans un temps limité, alors que les journalistes le reçoivent. Il serait opportun de faire évoluer la situation dans ce domaine.

Un esprit de consensus a régné durant les travaux de la commission, et je déplore comme Mme Bechtel que votre avant-propos, monsieur le président, rompe ce climat. À trop vouloir pointer les insuffisances d’aujourd’hui, Les Républicains oublient de dresser le bilan des insuffisances de la politique sécuritaire qu’ils ont conduite pendant dix ans.

Je me pose également des questions sur la politique étrangère de notre pays et ne suis pas choqué des propos tenus par M. Myard. Je regrette que la Constitution tienne les parlementaires à l’écart des sujets diplomatiques, et il me semblerait opportun de les associer davantage aux prises de décision à l’avenir. Mme Bechtel a identifié les contradictions de notre politique extérieure, qui devraient susciter un approfondissement de notre réflexion. La meilleure façon de lutter contre les filières djihadistes dépend de notre capacité à régler les problèmes posés par notre engagement dans des théâtres de guerre situés à l’extérieur de l’Europe.

Ce rapport n’insiste pas suffisamment sur la complexité et le caractère protéiforme et multidimensionnel de la menace djihadiste ; il faut faire preuve d’humilité en la matière car le risque zéro n’existe pas et la mutation des formes de combat employées par les terroristes nous conduira sans cesse à nous adapter et à effectuer des travaux semblables à celui de cette commission.

Je voterai pour l’adoption de ce rapport, car il suggère de renforcer nos effectifs dans la lutte contre le terrorisme, le Gouvernement ayant déjà pris des engagements en la matière. Le rapport met en avant la nécessité d’améliorer la formation et de mieux coordonner l’action des services. Je salue également la proposition de notre collègue M. Cavard, reprise dans le rapport, qui met en lumière l’importance du réseau des travailleurs sociaux dans la prévention et la détection du ralliement au djihadisme.

M. Christophe Cavard. Au moment de la création de cette commission d’enquête, j’avais soutenu, au nom du groupe écologiste, sa constitution, mais je ne voyais pas ce qu’elle pouvait apporter à tous les travaux qui avaient déjà été menés. Un mois plus tard, en janvier 2015, les attentats contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper Casher visaient la liberté d’expression et les juifs. La commission d’enquête devait évidemment se pencher sur ces attaques, et j’ai apprécié qu’elle ait pu permettre de se poser les questions sur les causes de tels actes. La commission a conduit des auditions de qualité et a montré le rôle que pouvaient remplir les parlementaires dans de telles circonstances. J’espère que les propositions du rapport seront utiles à nos gouvernants.

Je n’adhère pas à l’ensemble des pistes tracées par le rapport, mais je me reconnais dans beaucoup d’entre elles, si bien que je voterai pour l’adoption de ce document.

Les propositions 19 et 20 sont centrées sur le monde éducatif et sur l’action des travailleurs sociaux, et j’espère, monsieur le rapporteur, qu’elles seront mises en œuvre. J’ai en effet souhaité, au nom de mon groupe, compléter ces deux propositions pour mieux les cibler. Ces acteurs de terrain sont parfois confrontés directement à des personnes pouvant basculer dans la radicalisation idéologique et le djihadisme et se rendent ainsi compte de la logique d’incendie mise en œuvre. Il convient à la fois d’arrêter l’incendie et d’éliminer les causes de son déclenchement : tel est l’objectif poursuivi par les propositions du rapport et par la contribution que j’ai déposée.

Mme Chaynesse Khirouni. Comme mes collègues, je salue le travail de la commission et, notamment, la qualité des auditions qui ont été organisées. Je regrette les propos, comme toujours excessifs, de M. Meyer Habib ; nous avons besoin au contraire de prendre de la hauteur sur ces sujets.

Le rapport aurait gagné à insister davantage sur le contexte international et sur sa mise en perspective historique. Ainsi, certaines personnes auditionnées comme M. Gilles Kepel nous ont apporté un éclairage bienvenu que le rapport aurait pu davantage refléter. De même, le rapport n’étudie pas assez les raisons qui font de certains quartiers des terreaux favorables à la radicalisation et au recrutement de djihadistes. L’analyse de la motivation antisémite de ces personnes aurait également mérité d’être approfondie.

Mme Valérie Boyer. À l’heure où la communauté internationale se réunit à Paris pour faire face à la menace de Daech, le rapport de cette commission s’inscrit dans l’actualité la plus brûlante. L’inquiétude de nos compatriotes et des pays amis s’avère très grande, mais le consensus fait défaut sur les actions à mettre en œuvre.

La mise en œuvre des propositions du rapport de la commission nécessite des moyens supplémentaires, mais je doute que ceux-ci soient vraiment débloqués. Vous avez évoqué la création d’un « jaune », monsieur le rapporteur, mais je suis inquiète que persiste l’insuffisance des crédits dédiés à la détection de la radicalisation et des départs vers les zones de combat. Ni la police de proximité ni les éducateurs ne nous permettront de faire face à ce fléau.

La duplicité diplomatique et l’inaction internationale nous condamnent au rôle de spectateur de l’avancée de l’État islamique en Irak et dans ce qu’il reste de la Syrie, et des massacres qui sont perpétrés dans cette région.

L’Assemblée nationale doit organiser un débat qui, avec ce rapport, permettra de faire entendre la voix de la représentation nationale, qui contribuera à chercher les moyens de rendre notre diplomatie plus efficace, à faire cesser le carnage et à empêcher que de nouveaux attentats soient perpétrés sur notre sol. On a connu des succès comme la récente tentative avortée à Villejuif, mais notre pays a fait l’objet d’attentats terroristes extrêmement violents et graves, qui ont été mis en œuvre en application d’une stratégie bien conçue par les djihadistes.

Je voterai bien évidemment pour l’adoption de ce rapport qui dresse un état des lieux intéressant, qui permet de prendre conscience des difficultés que nous rencontrons et qui ne vont pas disparaître avant longtemps. Nous sommes en effet engagés dans une longue lutte, qui nous demandera de la persévérance car d’autres coups nous seront portés.

La justice devra suivre la volonté commune, exprimée également par l’ensemble des personnes auditionnées ; ainsi, le groupe Les Républicains a souligné dans son rapport complémentaire que la trahison contre la France et ses soldats doit être sanctionnée par les tribunaux.

Je veillerai au déploiement effectif des moyens nécessaires à la lutte contre le terrorisme, qui constitue une priorité absolue pour notre pays ; les Français ne comprendraient pas que nous rédigions un rapport qui ne soit suivi d’aucun effet, alors que l’ennemi nous frappe sur notre sol et à nos portes.

M. Malek Boutih. Nous devons nous méfier d’attitudes collectives qui nous conduiraient à développer de mauvais réflexes sous la pression de la menace terroriste. Ainsi, le monde d’avant n’était pas meilleur ; Daech et le terrorisme sont le fruit de ce qui s’est passé préalablement. Il convient de ne pas s’affoler devant nos ennemis, car il faut garder à l’esprit les rapports de force et nous devons diffuser un message de confiance dans notre pays. En outre, nous ne devons pas réécrire l’Histoire : ce n’est pas la diplomatie française qui a créé Daech, ce sont les régimes arabes qui sont responsables de la situation de leur propre pays. On les a rebaptisés laïcs a posteriori pour se faire plaisir, mais ces nations, qui avaient les moyens de se constituer, ont gravement échoué.

Enfin, il y a lieu de se projeter dans l’avenir et de refuser toute tentation d’un retour en arrière. Il n’est pas vrai que tout allait bien avant et, pour reprendre le titre du rapport choisi par M. le rapporteur, il convient de mettre la République en avant, celle, moderne, du XXIe siècle. Nous devons promouvoir la promesse républicaine et non les ordres anciens qui ont créé le désordre actuel.

M. Jean-Claude Guibal. Ce rapport m’agrée car il définit les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre le djihadisme et ses acteurs. Il recense avec acuité les syndromes actuels et les moyens d’y faire face.

Je voterai pour l’adoption de cet excellent rapport et j’aimerais que l’on puisse conduire ultérieurement une analyse ethnologique, historique et diplomatique plus approfondie de la situation au Moyen-Orient. Je suis d’accord avec M. Malek Boutih lorsqu’il dit que nous assistons à l’effondrement d’États que nous avons mis en place au lendemain de la Première guerre mondiale. Or la diplomatie française n’a pas pris en compte ce bouleversement et a maintenu ses analyses antérieures, d’où l’impression de flottement et d’inefficacité qu’elle renvoie.

L’étude du choc – réel ou imaginaire – des civilisations n’entrait pas dans l’objet de ce rapport qui devait être opérationnel, mais il semble difficile de comprendre les événements actuels au Moyen-Orient sans adopter une approche intégrant la dimension religieuse. Notre souci de laïcité nous tient trop à distance d’une matière qui joue le rôle de carburant dans l’effondrement de ces États.

M. le président Éric Ciotti. Je remercie tous les intervenants pour leur propos et pour leur participation aux travaux de notre commission. Nous avons fait œuvre utile, et le rapport le démontre car il permettra d’améliorer notre action au service d’objectifs que nous pouvons tous partager, à savoir la lutte contre le terrorisme et la prévention du radicalisme, ce dernier se trouvant malheureusement en plein essor dans notre pays et dans le monde.

M. le rapporteur. Vous avez été nombreux à aborder la question de la politique étrangère ; elle est primordiale bien entendu, mais notre commission devait-elle la juger, sachant que cela aurait pu briser le consensus de nos travaux ? Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que la politique extérieure de la France depuis dix ans n’est pas toujours comprise et déboussole certaines personnes. Nous renvoyons à la commission des Affaires étrangères pour examiner ce sujet. Notre travail est apprécié car nous avons été capables d’élaborer des propositions consensuelles sur la défense nationale, et la promotion de la liberté et de la République. Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas de divergences – je suis ainsi en désaccord avec l’avant-propos de M. Éric Ciotti –, mais il importait de rédiger un rapport qui nous rassemble.

La prison n’est pas une église, mais, comme le dispose la loi, la présence d’aumôniers n’est pas contraire au principe de laïcité. Notre commission propose que, dans cinq ans, les aumôniers possèdent un diplôme universitaire, ce qui nous paraît très important.

Madame Descamps-Crosnier, nous ne recréons pas les QHS, mais un régime d’isolement adapté. Il ne peut dépasser une année aujourd’hui contre quatre en Italie, et nous souhaitons nous inspirer de l’article 41 bis de la loi pénitentiaire italienne qui prévoit un régime d’isolement spécifique pour les détenus appartenant à des groupes mafieux ou terroristes. Nous pensons que des conditions carcérales appropriées peuvent accompagner les gens qui souhaitent se repentir et changer.

Monsieur Loncle, le rapport approuve l’expérience de Fresnes. Il propose que les chefs soient isolés, que les autres djihadistes soient placés dans les quartiers dédiés et les plus vulnérables dans le régime de détention normal. Nous souhaitons étendre ce système dans lequel les prisonniers présentant les mêmes caractéristiques sont regroupés, ce qui permet de séparer les recruteurs de leurs éventuelles proies. Dans cette organisation, le rôle du service de renseignement pénitentiaire s’avère central pour observer le comportement des détenus.

Monsieur Habib, on lit à la page 48 du rapport que « Le discours [djihadiste], s’il ne l’était déjà, devient systématiquement et violemment antisémite, antisioniste et anti-israélien. ». J’ai tenu particulièrement à ce que cette phrase figure dans le rapport.

Le souhait de M. Goasguen de voir les djihadistes français accusés de trahison renvoie à l’article 411-1 du code pénal qui dispose que « Les faits définis par les articles 411-2 à 411-11 constituent la trahison lorsqu'ils sont commis par un Français ou un militaire au service de la France et l'espionnage lorsqu'ils sont commis par toute autre personne ». Cependant cette distinction n’a pas de conséquence sur les sanctions encourues. La doctrine considère donc que celle-ci n’a qu’un intérêt théorique ou moral. Cet instrument juridique ne permettrait donc pas d’alourdir les peines. L’article 411-4 du code pénal relatif à l’intelligence avec l’ennemi est inclus dans le chapitre 1er du titre 1er du livre IV du code pénal qui traite des infractions de trahison et d’espionnage dont les éléments constitutifs sont identiques. La jurisprudence montre bien que ce sont les faits d’espionnage qui sont visés, si bien que l’on voit mal comment cette infraction pourrait s’appliquer en matière de terrorisme. D’ailleurs, ces personnes ne cherchent pas à être des espions puisqu’ils se mettent souvent en scène sur les réseaux sociaux.

Madame Boyer, vous trouverez à la page 189 du rapport le décret du 9 avril 2015 portant ouverture et annulation de crédits à titre d’avance. De l’avis général, les moyens financiers déployés par M. Cazeneuve sont très importants. Les crédits ouverts au profit du ministère de l’intérieur permettront notamment d’accorder 75,3 millions d’euros pour le programme « Police nationale », dont 13,8 millions d’euros pour les dépenses de personnel, 35 millions d’euros pour le programme « Gendarmerie nationale », dont 12 millions d’euros pour les dépenses de personnel, 13,2 millions d’euros pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l’intérieur », dont 1,8 million d’euros pour les dépenses de personnel, et 0,5 million d’euros pour le programme « Administration territoriale ». Le rapport dresse ainsi la liste des ressources financières qui sont mobilisées pour la lutte contre le djihadisme et la radicalisation dans notre pays.

Les membres de cette commission, qui va se dissoudre, devraient, dans leur activité parlementaire, maintenir la pression sur le Gouvernement pour que le jaune budgétaire soit annexé dans le prochain projet de loi de finances. Cet instrument est nécessaire pour que la représentation nationale puisse se rendre compte de l’effort de la nation dans son combat contre le terrorisme.

La Commission adopte le rapport à l’unanimité.

Les contributions déposées par les groupes lui seront annexées.

M. le président Éric Ciotti. En application de l’alinéa 3 de l’article 144-2 du Règlement de notre Assemblée, la réunion en comité secret de l’Assemblée nationale peut être demandée pendant les cinq jours francs qui suivent la publication au Journal officiel du dépôt du rapport d’une commission d’enquête, afin de se prononcer sur la publication du rapport. Ce dernier ne peut donc pas être diffusé pendant ce délai, soit avant le 9 juin.

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS

1.  Renforcer, durablement et à tous les échelons, les effectifs des services concernés par la lutte contre le terrorisme – Créer un « jaune budgétaire » qui retrace l’effort financier de l’État en matière de lutte contre le terrorisme ; les crédits y seraient présentés chaque année par ministère, par mission et par programme.

2. Renforcer le rôle de coordination de l’UCLAT en augmentant ses effectifs de 20 à 25% et en plaçant l’UCLAT auprès du ministre de l’Intérieur 

3. Donner au SCRT, dans le cadre de la prévention du terrorisme, un accès entier au fichier TAJ (Traitement d’antécédents judiciaires), au fichier des cartes d’identité et des passeports et, lorsqu’il fonctionnera, au PNR. Donner aux services de police et de gendarmerie l’accès au fichier de l’administration pénitentiaire.

4.  Mettre en place une interface permettant un meilleur ciblage des recherches dans les fichiers.

5.  Renforcer le régime d’embargo contre Daech, les mesures de gel des fonds mis en place par l’ONU semblant inadaptées à son modèle économique

6.  Intensifier la surveillance des petites sources de financement du terrorisme, notamment au moyen d’entités locales coordonnées par les préfets.

7.  Responsabiliser les opérateurs de communications électroniques au regard des obligations qui leur incombent en matière de vérification de l’identité des utilisateurs.

8.  Parvenir à un PNR européen et, s’il doit être vidé de sa substance, l’abandonner au profit de plusieurs PNR bilatéraux et veiller à ce que le système PNR français inclue bien les vols charters.

9.  Modifier l’article 7 du code Schengen pour permettre un contrôle systématique des passeports des ressortissants de l’espace Schengen venant d’un pays tiers.

10.  Confronter la carte d’embarquement avec le titre d’identité ou de voyage des passagers (« réconciliation ») au moment de l’embarquement.

11.  Rétablir l’autorisation de sortie du territoire individuelle pour les mineurs.

12.  Adapter la compétence centralisée de la juridiction parisienne au changement d’échelle du contentieux terroriste :

– avec l’accord et sous le contrôle du parquet de Paris, envisager la poursuite, l’instruction et le jugement d’infractions terroristes de faible gravité au niveau local, en s’appuyant sur la compétence de certaines juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), par exemple celles de Lyon et Marseille, outre celle de Paris ;

– prévoir dans la loi une exception à la compétence exclusive de la juridiction parisienne de l’application des peines s’agissant des dossiers concernant des personnes condamnées pour apologie et provocation au terrorisme.

13.  Créer un régime de saisie des données informatiques à l’insu de leurs propriétaires et donc indépendant du régime de la perquisition.

14.  Autoriser le recrutement d’assistants spécialisés auprès des juges d’instruction du pôle antiterroriste.

15.  Inscrire au fichier des personnes recherchées (FPR) les mesures de confiscation des titres d’identité ou de voyage prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

16.  Rétablir l’autorisation systématique par le juge de l’application des peines des déplacements à l’étranger des personnes condamnées à un sursis avec mise à l’épreuve.

17.  Étendre le champ d’application de la surveillance judiciaire à l’ensemble des infractions terroristes.

18.  Introduire dans la loi un critère de risque de trouble à l’ordre public pouvant fonder le rejet des demandes d’aménagement de peine et de libération conditionnelle des personnes condamnées pour des infractions terroristes.

19.  Promouvoir les cellules départementales de prévention de la radicalisation et compléter leur action par l’institution d’un référent (un mentor) qui assurera le suivi de la personne radicalisée.

20.  Créer un réseau régional de travailleurs sociaux référents spécialement formés à la détection de la radicalisation.

21.  Améliorer la détection de la radicalisation en milieu carcéral :

– adapter la grille nationale de détection des comportements radicaux élaborée par le bureau du renseignement pénitentiaire aux nouvelles formes de radicalisation ;

– former les personnels de surveillance et l’ensemble des partenaires intervenant en milieu carcéral à la connaissance des phénomènes de radicalisation ;

– inclure la radicalisation dans les éléments relatifs à la dangerosité et à la vulnérabilité des personnes détenues, recherchés dès la phase d’accueil dans les quartiers arrivants et adapter la composition des commissions pluridisciplinaires uniques chargées de cet examen ;

– utiliser l’évaluation du degré de radicalisation des détenus pour guider les choix en matière en matière de gestion de la détention et de prise en charge de ces détenus.

22. Prévenir la diffusion de la radicalisation grâce à une gestion adaptée de la détention :

- isoler individuellement les détenus radicalisés recruteurs, en ouvrant une réflexion sur un régime d’isolement adapté ;

- créer des quartiers dédiés pour les autres détenus radicalisés, à l’exception des plus vulnérables ;

- mettre en œuvre une prise en charge différenciée des détenus radicalisés selon leur profil, incluant une prise en charge psychologique adaptée des personnes de retour d’une zone de djihad ainsi que des programmes associant les différents partenaires intervenant en milieu pénitentiaire.

23.  Améliorer les conditions de la pratique de l’islam en prison :

- remédier à la pénurie très importante d’aumôniers musulmans ;

- doter les aumôniers pénitentiaires d’un véritable statut ;

- dans un délai de cinq ans, subordonner le recrutement des aumôniers pénitentiaires à l’obtention d’un diplôme universitaire de formation civile et civique.

24.  Promouvoir et diffuser les témoignages d’anciens djihadistes « repentis ».

25. Renforcer les moyens du CSA en ajoutant la sauvegarde de l’ordre public parmi les éléments dont il doit contribuer à assurer le respect – Lui permettre d’assurer un contrôle effectif des chaînes extra-européennes qui utilisent une liaison satellitaire ou une capacité satellitaire prévue à l’article 43-4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

26.  Développer la recherche universitaire sur les phénomènes de radicalisation.

27.  Encourager le développement de laboratoires universitaires d’études musulmanes.

28. Développer les initiatives associatives sur le thème des appartenances collectives.

CONTRIBUTIONS

Contribution des députés du groupe Les Républicains

Les travaux de la commission d’enquête se sont inscrits dans un esprit constructif, avec pour seul objectif de proposer des mesures de nature à renforcer la sécurité de nos concitoyens. Les propositions formulées dans le rapport sont de nature à compléter utilement notre arsenal législatif et réglementaire. Néanmoins, nous estimons que dans le domaine judiciaire et sur la question du retour des djihadistes sur notre territoire, des mesures plus fortes doivent être prises. Parallèlement, la prise en compte de la nationalité de l’auteur d’un acte de terrorisme paraît aujourd’hui indispensable.

1. Sans mesure judiciaire d’envergure, les avancées formulées pourraient être privées d’effet.

Les terroristes auxquels nous faisons face aujourd’hui se distinguent de ceux que la France a connus par le passé. Ce sont des Français et des délinquants ou criminels confirmés. Ils ne basculent dans le terrorisme à la suite d’une radicalisation sur fond d’islamisme que pour donner un sens ou une légitimité à leur violence. Ces profils nouveaux sont appelés par différents criminologues, comme Alain Bauer, « gangsterroristes ». Or, à leur égard, la Chancellerie fait preuve d’aveuglement en ne plaçant pas la justice pénale et ses différentes réponses au cœur des solutions apportées au péril majeur que constituent les filières djihadistes.

a) Créer des places de prison pour assurer l’exécution effective des peines d’emprisonnement

Ces néo-terroristes, récemment convertis, se recrutent pour la plupart parmi des délinquants étant passés par « la case prison ». C’est pourquoi l’un des enjeux fondamentaux, totalement occulté par l’actuel Garde des Sceaux, est la non exécution des peines de prison prononcées donnant ainsi le sentiment d’une impunité.

100 000 peines de prison fermes étaient en attente d’exécution au 1er janvier 2015.

Or, plus que d’autres, les terroristes doivent exécuter l’intégralité de leurs peines. Pour ce faire, il est urgent de créer de nouvelles places de prison, comme l’avait proposé la précédente majorité à travers la loi du 27 mars 2012 de programmation pour l’exécution des peines, sur laquelle le Gouvernement est revenu.

b) Mettre fin aux crédits de réduction de peines automatiques

Les crédits de réduction de peine sont automatiquement calculés en fonction de la durée de la condamnation prononcée. En application de ce principe, environ 20% de la peine prononcée par le juge n’est pas effectuée.

Les crédits de réduction de peine rendent plus difficile la lisibilité de la durée d’exécution de la peine. Leur octroi est devenu la règle au lieu d’être l’exception, sans que la dangerosité des condamnés ne soit réellement prise en considération. Par exemple, Amedy Coulibaly en a bénéficié malgré ses sept précédentes condamnations.

Compte tenu de la gravité des faits qui leur sont reprochés, il convient d’exclure les individus condamnés pour des faits de terrorisme du bénéfice du crédit de réduction de peine.

c) Élargir la rétention de sureté aux individus condamnés pour l’ensemble des faits de terrorisme

Certains détenus condamnés pour des faits de terrorismes continuent de présenter, à l’issue de leur peine de prison, un danger manifeste ainsi qu’un risque de récidive élevé. Afin d’éviter un passage à l’acte et de protéger les Français, il convient d’étendre les hypothèses de placement en rétention de sûreté, créée par la loi n° 2008-174 du 25 février 2008, aux individus condamnés pour l’ensemble des faits de terrorisme. Cela permettra de prémunir efficacement la société des personnes les plus dangereuses en les maintenant à l’issue de leur peine de prison dans des centres socio-médico-judiciaire de sûreté fermés, et ce tant qu’ils constituent une menace.

d) Assortir le contrôle judicaire d’un bracelet électronique

Le contrôle judiciaire est une mesure qui permet de soumettre une personne à une ou plusieurs obligations jusqu’à sa comparution devant un tribunal. En matière de terrorisme, un tiers des informations judiciaires font l'objet d'un contrôle judiciaire.

Il existe d’importantes failles dans le suivi des contrôles judiciaires. Par exemple, en juillet 2011, Chérif Kouachi avait pu accompagner son frère au Yémen pour s’entraîner aux combats sans que forces de l'ordre ou magistrats n'en soient alertés.

Afin de renforcer leur efficacité il est proposé d’élargir les obligations pouvant être ordonnées en permettant d’assortir le contrôle judiciaire des personnes impliquées dans des faits de terrorisme d’un bracelet électronique, avec géolocalisation. Cela permettra notamment d’éviter tout départ vers des zones de combat.

e) Supprimer systématiquement et immédiatement les prestations sociales pour les djihadistes

La suspension du bénéfice des prestations sociales pour les personnes se rendant à l’étranger dans le but de participer à des activités terroristes doit être immédiate et systématique.

Si cette possibilité existe dans notre droit, sa mise en œuvre concrète se heurte à des difficultés pratiques. En effet, pour ce faire, la CAF doit prouver que cet allocataire a bien quitté son domicile. Or, les moyens mis à la disposition de cet organisme sont insuffisants. Il est nécessaire de remédier à cette situation et d’informer systématiquement les caisses d’allocations familiales pour qu’elles mettent fin aux versements d’indemnités de toutes sortes aux individus partis faire le djihad.

Nos voisins européens, notamment la Belgique, ont d’ailleurs mis en place de telles politiques.

2. La question du retour des djihadistes sur notre territoire mérite des réponses fortes

a) Créer des centres de rétention administratifs pour les djihadistes de retour en France

Notre arsenal législatif est insuffisant pour faire face aux individus qui présentent des risques manifestes de radicalisation. Ainsi, lorsque qu’une personne revenant du djihad ne peut faire l’objet d’une incrimination prévue par le code pénal mais qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle est susceptible de porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour en France, il convient de les placer dans des centres de rétention pluridisciplinaire.

L’objectif est qu’elle y suive un programme de déradicalisation et de protéger la société contre un danger potentiel. Ces structures pluridisciplinaires seraient composées de psychiatres, de travailleurs sociaux et, éventuellement, de personnels religieux. La procédure de placement dans ces structures de rétention pourrait se rapprocher de celle de l’hospitalisation sous contrainte et se ferait sur décision du préfet du département concerné.

b) Interdire le retour en France des djihadistes binationaux

Se pose également la question du retour en France des individus binationaux qui sont partis au djihad sur notre territoire et qui présentent des risques manifestes de radicalisation. Ils font peser un risque évident pour la sécurité de nos concitoyens. Lorsque ces individus sont binationaux, il est légitime qu’on leur refuse l’accès à notre territoire, afin d’éviter tout passage à l’acte sur notre territoire. Pour ce faire, la France doit s’inspirer « Counter Terrorism and security Act » britannique qui empêche le retour au Royaume-Uni de terroristes venant des zones de combat.

c) Renégocier la CEDH pour faciliter l’expulsion des terroristes

La saisine possible de la Cour européenne des droits de l’Homme par toute personne physique dès lors qu’elle s’estime victime d’une violation des droits de l’Homme de la part d’un État membre permet aux terroristes binationaux condamnés d’éviter leur expulsion dans leur pays. Ainsi, le 3 décembre 2009, la Cour a interdit au Gouvernement français d’expulser en Algérie Kamel Daoudi, déchu de sa nationalité française et condamné à six ans d’emprisonnement pour des faits de terrorisme. Elle avait estimé que « vu le degré de son implication dans les réseaux de la mouvance et l’islamisme radical (…) M. Daoudi pouvait faire à son arrivée en Algérie l’objet de traitements inhumains et dégradants ». Cette jurisprudence a été confirmée dans une décision du 6 septembre 2011 dans le cas de Djamel Beghal.

Il convient de renégocier la Convention européenne des droits de l’Homme afin d’interdire les requêtes individuelles et ainsi empêcher de telles décisions qui vont à l’encontre de l’impératif de sécurité nationale.

3. Renforcer la prise en compte de la nationalité

La prise en compte de la nationalité de l’auteur d’un acte de terrorisme paraît aujourd’hui indispensable afin de renforcer le caractère dissuasif des sanctions encourues par les terroristes et notamment par les terroristes français qui décident délibérément de trahir leur pays. Le fait d’être français est une circonstance plus grave encore dans la participation à Daesh et Al-Qaida.

Cet acte contre la nation, au sens du livre IV du code pénal, est d’ailleurs revendiqué publiquement par certains terroristes qui brûlent délibérément leur passeport français, ou prouvé par la présence d’instruction à l’égard des terroristes français par les responsables djihadistes en guerre avec la France notamment en Irak.

Quant à la nationalité des auteurs d’acte de terrorisme

Force est de constater que les dernières lois sur le terrorisme ne prennent pas en compte la nationalité des auteurs d’actes de terrorismes alors même que ce critère, ne peut être absent, pour sanctionner ce type de faits.

Il existe certes des mesures accessoires, mais celles-ci restent très limitées car elles sont principalement applicables au binationaux. En effet, la déchéance de nationalité pour les Français non binationaux est très compliquée en raison des nombreuses conventions internationales et le crime d’indignité nationale reste une mesure symbolique plus que dissuasive.

En conséquence, les sanctions prononcées à l’égard d’un terroriste français, dans la plupart des cas, sont les mêmes que celles prononcées à l’égard d’un terroriste de nationalité étrangère comme en témoigne la jurisprudence et notamment la jurisprudence récente du Tribunal de grande instance de Paris.

Or, la nationalité de l’auteur d’un acte terrorisme doit être considérée pénalement, comme un délit ou un crime sanctionné par le livre IV du code pénal, dispositions pourtant oubliées par les tribunaux, comme par la chancellerie.

Les terroristes français doivent donc subir une répression plus importante car ils ont commis un crime ou un délit contre leur nation, assimilable à un acte de trahison.

Cette omission, qui avait été soulevée lors de l’audition du juge Trévidic n’a obtenu aucune réponse et ce silence interpelle.

Doit-on considérer que le terrorisme est un crime qui n’a aucune identification nationale ?

Veut-on éviter la lourdeur prévue par les peines émanant du livre IV du code pénal ?

Doit-on considérer, que l’acte de trahison qui consiste à rompre le lien d’allégeance et de fidélité à la Nation, dans une période reconnue comme une guerre par le Premier ministre et le Président de la République, est mineur ? La trahison consiste à considérer les services rendus par la Nation, à des individus, quelques fois fraichement naturalisés. Cette trahison doit-elle être considérée comme nulle et non avenue, et sans importance dans le déroulement de l’instance ?

À partir de ce constat comment expliquer à de jeunes immigrés français, que la rupture de ce lien, qu’ils ont revendiqué est considérée comme une chose sans importance, pour la nation elle-même, les libérant de toute contrainte contre cette nation qui les a pourtant accueillis.

Quant à la réalisation d’acte de trahison

À ce titre, il suffirait seulement que les juridictions appliquent le livre IV du code pénal relatif aux crimes et délits contre la nation et notamment les articles 441-4 et suivants du code pénal.

L’article 411-4 du code pénal dispose que :

« Le fait d'entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, en vue de susciter des hostilités ou des actes d'agression contre la France, est puni de trente ans de détention criminelle et de 450 000 euros d'amende.

Est puni des mêmes peines le fait de fournir à une puissance étrangère, à une entreprise ou une organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou à leurs agents les moyens d'entreprendre des hostilités ou d'accomplir des actes d'agression contre la France ».

En l’espèce, cet article pourrait très bien être appliqué aux individus de nationalité française qui sont en contact avec des organisations terroristes telles que Daech ou Al-Qaida, afin de préparer un attentat en France. Il pourrait être appliqué aussi contre ceux qui, revenant en France, seraient reconnus comme ayant servi en Irak et en Syrie, sans qu’il soit nécessaire de prouver certains faits matériels, comme une participation militaire à de tels actes.

Le champ d’application de cet article est en effet plus large et les peines encourues sont, dans la plupart des cas, plus importantes que pour les délits et crimes relatifs au terrorisme.

En effet, l’article 421-2-1 du code pénal précise que « Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ». Conformément à l’article 421-5 du code pénal, cet acte de terrorisme est puni de dix ans d'emprisonnement et de 225 000 euros d'amende : une peine supérieure aux sanctions prévues par les lois de 2012 et 2014 contre le terrorisme.

L’absence de mesure suffisamment répressive en matière de terrorisme, ne résulte pas d’une insuffisance ou de l’inexistence des textes prévus à cet effet.

Loin d’édicter des mesures d’exception que le gouvernement refuse, il s’agirait donc d’appliquer les articles du livre IV du code pénal, dont le titre I est relatif aux atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, et notamment le chapitre I, section I, II, III et IV et le chapitre II section I et II.

Il resterait d’ailleurs à voir les conditions d’application du livre IV bis du code pénal, concernant les crimes et délits de guerre issus de la loi du 9 août 2010.

À toutes ces questions, nous n’avons obtenu aucune réponse, traduisant l’embarras du gouvernement ; nous souhaitons qu’une circulaire du garde des Sceaux soit adressée à ce sujet aux procureurs généraux pour les inciter à durcir la répression relative aux nationaux français qui ont commis un acte de trahison contre la Nation.

Contribution du Groupe Écologiste, portée par M. Christophe Cavard

Projet brigade d’éducateurs de prévention à la radicalisation

Un constat partagé

Le phénomène de radicalisation prend une ampleur préoccupante. La multiplicité des facteurs qui sont en jeux donne la mesure de la complexité de la réponse à apporter. S’il y a « une » réponse à apporter, ce serait celle de mettre en cohérence la pluralité des réponses spécifiques déjà existantes ou à explorer.

Nous commençons à mieux appréhender les origines même du processus de radicalisation. Il repose sur trois facteurs :

1. Une idéologie avec la volonté de nuire de la part de groupes sectaires ou fascisants,

2. Une intégration française et républicaine en panne,

3. Le basculement de l’individu lui-même.

Concernant le premier point, Le travail de la Miviludes nous permet de distinguer clairement le phénomène de radicalisation d’avec la pratique religieuse. Les découvertes récentes de la planification de l’État Islamique par Haji Bakr (134) démontrent par ailleurs comment la foi est utilisée comme prétexte à la mise en place d’un régime fasciste qui n’a aucun rapport avec les textes religieux.

Le projet résolument destructeur de ces groupes organisés de façon internationale, nous a conduits à apporter des réponses en termes d’organisation et de moyens sécuritaires indispensables : plan vigipirate, renforcement des moyens policiers, coordination au niveau européen, renforcement des moyens de nos services de renseignement et cadre législatif en cours….

Le deuxième point est plus complexe. Les assassinats qui ont eu lieu contre les journalistes de Charlie et à l’hyper casher porte de Vincennes ont violement mis en évidence que c’était bien nos valeurs républicaines qui était visées. Ils ont aussi révélé que nos valeurs sont d’autant plus facilement atteintes qu’elles ont été fragilisées. C’est dans ce sens que le président a demandé à nos deux assemblées de travailler sur « l’engagement citoyen et l’appartenance républicaine » (135).

Ces propositions sont des leviers non négligeables. Les valeurs républicaines reposent sur des symboles mais avant tout sur un projet de société sachant redéfinir les éléments qui font sens communs appelés « vivre ensemble ».

Le dernier point concerne donc l’individu lui-même. Là aussi, il serait particulièrement réducteur de vouloir déterminer un profil type d’individu basculant dans la radicalisation. Nous savons qu’il existe des liens étroits entre la criminalité et le terrorisme mais l’apparition de « filières djihadistes » locales et internationales, permet de mettre en évidence une catégorie de personnes potentiellement victimes des moyens de recrutement mis en œuvre et d’un prosélytisme important.

Développer la prévention du risque de radicalisation

C'est un besoin identifié auprès de la communauté éducative et des familles concernées par le phénomène de radicalisation souvent silencieuse de quelques jeunes. Si certains quartiers dits "sensibles" ont souvent été ciblés, l’on sait à présent que le processus de radicalisation touche une population beaucoup plus large.

À l'embrigadement et face à la propagande sur les réseaux sociaux, la réponse humaine de proximité semble la plus adaptée et urgente pour protéger ces jeunes de tentations d'engagement dans un processus radical lié au djihadisme.

Ces jeunes sont souvent isolés, mais pour autant souvent scolarisés ou en lien avec une institution publique d'une manière ou d'une autre, via leur famille ou leur entourage. 

Il s'agit donc pour l'entourage d'un jeune manifestant des signes dits « faibles » de radicalisation de pouvoir avoir recours à un soutien de prévention adapté au travers d’un plan d’action individualisé faisant intervenir des acteurs pluridisciplinaires (justice, éducateurs…).

Se donner les moyens d’une véritable politique de prévention

Nous devons être en capacité d’apporter des réponses en termes d’informations des jeunes et des familles, de formations des acteurs de terrain en lien avec les populations concernées, d’alerte de prise en charge des familles et des jeunes en voie de radicalisation, de prise en charge des jeunes qui reviennent des pays en conflits, d’accompagnement vers une réinsertion.

C’est bien l’ensemble de ce dispositif qui doit être pensé.

Dispositif existant

Il existe actuellement trois dispositifs mis en place :

MIVILUDES : Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.

CNAPR : Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation.

CPDSI : Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam. (mené par Dounia Bouzar) (136) .

Ainsi que la maison de la prévention et de la famille (fondée par Sonia Imloul)

Le préfet, Pierre N’Gahane, coordinateur de la politique de prévention, atteste de la pertinence du travail de ces associations. En effet, elles participent à la mise en place de l’information, de formation et à la prise en charge des jeunes et des familles. Ces deux initiatives restent cependant très localisées et comme ses protagonistes le soulignent eux même « la déradicalisation de ces jeunes à la dérive ne peut pas être efficace si elle ne s'accompagne pas d'une réinsertion sociale, scolaire ou professionnelle, et d'un suivi sur le moyen terme. » (137).

Le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation a constitué une première réponse préventive des pouvoirs publics face à la radicalisation. Symbolisé par le numéro vert, il a en particulier permis de pouvoir bloquer à la frontière, tout mineur suite à un signalement par les familles. Les commissions départementales, présidées par le préfet permettant le suivi des personnes signalées constituent un dispositif pertinent.

Les moyens restent bien en deçà de l’urgence et de l’ampleur du phénomène.

Pour prendre en considération l’intégralité du champ préventif, les solutions doivent à la fois s’appuyer sur les dispositifs publics existants et sur les expériences associatives.

Pour en préciser la portée et les modalités il paraitrait nécessaire d’auditionner les protagonistes des expériences mises en place.

Un projet innovant

Un dispositif national, de la détection de la radicalisation à la réinsertion

Comme nous l’avons évoqué, la difficulté est de pouvoir avoir une réponse cohérente sur l’ensemble du processus.

Il semble envisageable de s’appuyer sur le CNAPR existant, de le faire évoluer significativement pour lui permettre de répondre à cette nouvelle mission. Le CNAPR doit avoir une vocation interministérielle pour pouvoir être en lien avec l’ensemble des acteurs concernés.

Le CNAPR pourrait devenir administrativement autonome de l’UCLAT et devenir une unité à part entière de réponse de prévention avec une organisation nationale et une déconcentration des moyens au niveau régional.

Son équipe pourrait être une interface entre les travailleurs sociaux, les enseignants et les services de police et judiciaires. Les missions du CNAPR pourront être reprécisées pour intégrer l’ensemble des champs de la prévention décrit plus haut:

1. Une mission d’écoute et d’assistance

Le CNAPR doit avoir les moyens de pouvoir répondre 7 jours sur 7 sur des plages horaires très larges

2. Une mission d’information

3. Une mission de formation et un pôle ressource auprès des professionnels de terrain

4. Une mission de prise en charge des familles et des jeunes en situation de radicalisation

5. Une mission de prise en charge des familles et des jeunes en retour des situations de conflits

6. Une mission d’accompagnement et de réinsertion en lien avec l’ensemble des dispositifs.

Une réponse éducative et un soutien psychologique

Ce sont les deux axes majeurs des 6 missions que nous avons déclinés. Ces deux axes sont aussi à préciser en fonction du public visé : les familles, mais aussi un public jeune (13 ans / 25 ans) avec des particularités à prendre en compte entre mineurs et jeunes adultes.

Des moyens en adéquation avec ces nouvelles missions

Propositions :

 Qualification

Nombre d’ETP

Commentaires

psychologues

15

Soit 1 par région permettant d’articuler la prise en charge psychologique.

infirmiers

15

Soit 1 par région permettant de faire le lien avec les services sanitaires et psychiatriques.

éducateurs

150

Soit environ 10 par région formés et spécialisés sur les enjeux de la radicalisation.

Cette « brigade » éducative pourrait donc être rattachée directement au CNAPR et gérée au niveau national. Cette gestion nationale permettrait d’optimiser la gestion des moyens et d’harmoniser les réponses sur l’ensemble du territoire.

Une formation spécifique

La mise en place de cette brigade nécessitera de mettre en place au préalable une formation prenant en compte l’ensemble des dimensions particulières de la mission de ces agents : en plus de la connaissance des dispositifs éducatifs et sanitaires de l’adolescent et du jeune adulte, la connaissance de la religion et particulièrement l’Islam radical, les particularités des filières djihadistes, la connaissance du décryptage de l’image, les modalités de prise en charge, le milieu carcéral…

Un maillage territorial

Ces moyens humains seraient répartis régionalement, avec la constitution d’équipes de 10 à 15 personnes selon les estimations des besoins.

Ils auront en charge de décliner les missions assignées sur l’ensemble de la région et donc d’organiser les moyens d’information, de formation mais aussi des lieux de rencontres et de prise en charge des familles, adolescents et jeunes adultes concernés.

Ils devront impérativement travailler avec l’ensemble des acteurs de terrain, y compris les élus locaux, en soutien, mais aussi assurer la continuité de la prise en charge et la réinsertion se positionnant comme une ressource pour les professionnels.

Ils devront suivre les situations, du signalement à la réinsertion aboutie du jeune concerné.

Ils seront donc les référents attitrés et les garants du suivi de la prise en charge.

Ils devront travailler en lien étroit avec les services de sécurité intérieure et de la justice, sous l’autorité des préfets de région.

Ils seront interpellés par les préfets en charge des nouveaux dispositifs de lutte contre la radicalisation et les filières djihadistes.

PERSONNES ENTENDUES PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE

Mercredi 21 janvier 2015

• M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence

• M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur

Jeudi 22 janvier 2015

• M. Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure

Mercredi 28 janvier 2015

• M. François Molins, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, et Mme Camille Hennetier, vice–procureure, chef de la section anti-terroriste

Lundi 2 février 2015

• M. René Bailly, directeur du renseignement de la préfecture de police de Paris

• M. Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure

Mardi 3 février 2015

• Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux

Mercredi 4 février 2015

• M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

Lundi 9 février 2015

• Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, et M. Bruno Clément-Petremann, sous-directeur de l’état-major de sécurité

• M. Jérôme Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité publique pour le renseignement, chef du service central du renseignement territorial

• Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse

• M. Loïc Garnier, chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et M. Jean François Gayraud, son adjoint

• M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance

Mardi 10 février 2015

• M. Fahrad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales

Mercredi 11 février 2015

• M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris

• Table ronde de syndicats de directeurs d’établissements pénitentiaires :

o Syndicat national des directeurs pénitentiaires - CFDT : M. Jean-Michel Dejenne, premier secrétaire, et Mme Géraldine Blin, conseillère nationale ;

o Syndicat national pénitentiaire FO-personnels de direction : M. Jimmy Delliste, secrétaire général, et Mme Lucie Commeureuc, directrice de services pénitentiaires.

Jeudi 12 février 2015

• Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam

• M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme

• M. Marc Trévidic, vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris

• M. David Skuli, directeur central de la police aux frontières, et M. Bernard Siffert, sous-directeur des affaires internationales, transfrontières et de la sûreté

• Mme Mireille Ballestrazzi, directrice centrale de la police judiciaire, et M. Philippe Chadrys, sous-directeur chargé de l’anti-terrorisme

Mercredi 18 février 2015

• M. David Benichou, vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris

Mercredi 4 mars 2015

• Général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, Colonel Pierre Sauvegrain, sous-directeur de l'anticipation opérationnelle à la direction des opérations et de l'emploi et Colonel Jacques Plays, adjoint au sous-directeur de la police judiciaire

Jeudi 5 mars 2015

• M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, et M. Evence Richard, directeur de la protection et de la sécurité de l’État

• M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman

• M. Moulay El Hassan El Alaoui Talibi, aumônier national musulman des prisons

• M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, aumônier au centre pénitentiaire de Rennes

Mardi 10 mars 2015

• M. Adrien Jaulmes, journaliste

• Table ronde réunissant les syndicats des personnels actifs de la police nationale :

o Alliance police nationale : M. Jean-Claude Delage, secrétaire général, et M.  Benoît Barret, délégué général ;

o Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI) : M. Jean-Marc Bailleul, secrétaire général, et M. Christophe Dumont, secrétaire national ;

o Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) : Mme Céline Berthon, secrétaire générale, et M. Jean-Luc Taltavull, secrétaire général adjoint ;

o Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP) : M. Olivier Boisteaux, président, et M. Jean-Paul Megret, secrétaire national ;

o Synergie officiers : M. Patrice Ribeiro, secrétaire général, et Mme Sophie Da Pozzo, conseillère technique ;

o Unité SGP Police – FO : M. Nicolas Comte, secrétaire général adjoint, M. Jérôme Moisant, secrétaire national, et M. Francis Sauvadet, référent de la Direction générale de la sécurité intérieure au titre du syndicat.

o UNSA Police : M. Philippe Capon, secrétaire général, et M. Olivier Varlet, secrétaire général adjoint.

Mercredi 11 mars 2015

• M. Jean-Marc Falcone, directeur général de la police nationale et M. Jean-François Gayraud, adjoint au chef de l'UCLAT

Mardi 17 mars 2015

• Table ronde personnels de surveillance des établissements pénitentiaires :

o Fédération Interco CFDT : M. José Porceddu, secrétaire national en charge de la branche Justice ; M. Jean-Philippe Guilloteau, secrétaire fédéral en charge de la branche Justice, secteur pénitentiaire ; M. Elyamine Saïd, secrétaire régional pénitentiaire Île de France ; M. Eric Fievez, secrétaire général du SNCP-CFDT ; M. Sébastien Vanroyen, secrétaire national du SNCP-CFDT

o Union générale des syndicats pénitentiaires (UGSP CGT) : M. Christopher Dorangeville, secrétaire national ;

o Syndicat national pénitentiaire des personnels de surveillance FO : M James Vergnaud, secrétaire général adjoint, et M. David Daems, secrétaire national ;

o UFAP-UNSA Justice : M. Stéphane Barraut, secrétaire général adjoint, et M. Claude Tournel, secrétaire général adjoint ;

o Syndicat des personnels de surveillance non gradés (SPS) : M. Joseph Paoli, délégué régional de la circonscription administrative pénitentiaire de Bordeaux, et M. Philippe Kuhn, délégué régional de la circonscription administrative pénitentiaire de Paris

• M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales.

Mercredi 18 mars 2015

• M. Vincent Le Gaudu, vice-président chargé de l'application des peines, compétent en matière de terrorisme, au tribunal de grande instance de Paris

Mardi 24 mars 2015

• M. Gilles Leclair, directeur de la sûreté d’Air France (138)

• M. Claude Arnaud, maire de Lunel, et M. Pierre Soujol, adjoint au maire

• M. Pierre de Bousquet de Florian, préfet de la région Languedoc-Roussillon, préfet de l’Hérault

Mercredi 25 mars 2015

• Mme Catherine Chambon, sous-directrice de la lutte contre la cybercriminalité à la direction centrale de la police judiciaire

Mardi 31 mars 2015

• M. Alain Zabulon, coordonnateur national du renseignement, et M. Éric Bellemin-Comte, adjoint au coordonnateur

• M. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel

Mercredi 8 avril 2015

• M. Jean-Marie Delarue, président de la Commission nationale des interceptions de sécurité

Mardi 14 avril 2015

• M. Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN)

• M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international

Mardi 5 mai 2015

• M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham

Mercredi 6 mai 2015

• Représentants de l’ordre des avocats du Barreau de Paris (139)

• Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche

Mardi 19 mai 2015

• M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur

• Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux

DÉPLACEMENTS EFFECTUÉS PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE

• Déplacement du jeudi 5 février 2015 à Bruxelles (140)

––  Entretien avec M. Frédéric Veau, préfet, M. Thierry de Wilde et Mme Marie-Christine Jaunet à la Représentation permanente de la France

––  Entretien avec M. Matthias Ruete, directeur général « Migration et Affaires intérieures » de la Commission européenne, accompagné de M.  Olivier Luyckx et Mme Alexandra Antioniadis

––  Déjeuner avec des membres de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, présidée par M. Claude Moraes

––  Entretien avec M. Gilles de Kerchove, Coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme

––  Entretien avec M. Frédéric Baab, représentant de la France au sein du Collège d’Eurojust

• Déplacement des 16 et 17 février 2015 au Danemark

––  Réunion avec des représentants de la mairie de Copenhague 

––  Entretien avec M. François Zimeray, ambassadeur de France 

––  Entretien à Copenhague avec les services de renseignement danois 

––  Entretien à Copenhague avec des conseillers du service chargé de l’intégration et de la démocratie du ministère des affaires sociales 

––  Rencontre à Aarhus avec les responsables du programme municipal de déradicalisation : Mme Anne Nygaard, adjointe au maire, M. Bünyamin Simsek, conseiller municipal chargé de la jeunesse, M. Steffen Saigusa Nielsen, consultant, M. Allan Aarslev, commissaire de police, M. Toke Agerschou, chef du département anti-radicalisation de la jeunesse, M. Preben Bertelsen, professeur au département de psychologie et des sciences du comportement de l’université d’Aarhus

• Déplacement du 12 mars 2015 à Marseille

––  Déjeuner autour de M. Michel Cadot, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, préfet des Bouches-du-Rhône

––  Visite au centre pénitentiaire des Baumettes

––  Réunion avec Mme Christelle Rotach, directrice de l’établissement, M. Pierre Raffin, adjoint au directeur interrégional des services pénitentiaires et les représentants du département sécurité détention de la DISP et du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP)

––  Réunion avec des représentants des organisations syndicales

––  Réunion avec les aumôniers musulmans de l’établissement

• Déplacement du 13 mars 2015 à Nice

—  Entretien avec les représentants de la communauté musulmane des Alpes-Maritimes MM. Boubekeur Bekri, Otmane Aissaoui et Mohamed Djadi

—  Entretien avec MM. Christian Vallar, doyen de la faculté de droit et science politique de l’université de Nice Sophia-Antipolis, et Patrick Amoyel, psychanalyste, Président de l'association Entr’autres

—  Réunion avec les participants à la formation au risque de radicalisation organisée au collège Nucera

—  Déjeuner autour de M. Adolphe Colrat, préfet des Alpes-Maritimes

—  Visite du dispositif de la police aux frontières (PAF) à l’aéroport

• Déplacement du 8 avril 2015 à la maison d’arrêt de Fresnes

—  Entretien avec M. Stéphane Scotto, directeur du centre pénitentiaire

—  Visite de l’unité de prévention du prosélytisme située dans la première division

—  Réunion avec les représentants du SPIP, du service médico-psychologique régional (SMPR) et les aumôniers

• Déplacement du 15 avril 2015 auprès de l’Unité de Coordination de la Lutte Anti-Terroriste (UCLAT)

––  Entretien avec M. Jean-François Gayraud, adjoint au chef de l’UCLAT, responsable de la plateforme d’appel, et des personnes participant au fonctionnement de cette dernière.

• Déplacement des 20 et 21 avril 2015 à Londres

—  Réunion avec les représentants du National Offender Management Service, ministère de la Justice

—  Réunion avec Mme Sylvie Bermann, Ambassadeur de France, et ses collaborateurs

—  Réunions au Home Office avec les représentants du programme Prevent, des unités Research and Communication (RICU) et Counter Terrorism Internet Refferral (CITRU)

—  Entretien avec M. James Withers, Deputy Director National Security Council, Counter Terrorism and Nuclear

ANNEXES

SIGNALEMENTS PAR DÉPARTEMENT (CNAPR + LOCAL)

Département

Nombre de signalements

Département

Nombre de signalements

01

Ain

24

51

Marne

52

02

Aisne

40

52

Haute-Marne

11

03

Allier

13

53

Mayenne

9

04

Alpes-de-Haute-Provence

27

54

Meurthe-et-Moselle

31

05

Hautes-Alpes

10

55

Meuse

2

06

Alpes-Maritimes

151

56

Morbihan

10

07

Ardèche

21

57

Moselle

36

08

Ardennes

6

58

Nièvre

13

09

Ariège

13

59

Nord

114

10

Aube

23

60

Oise

35

11

Aude

25

61

Orne

14

12

Aveyron

29

62

Pas-de-Calais

66

13

Bouches-du-Rhône

94

63

Puy-de-Dôme

34

14

Calvados

39

64

Pyrénées-Atlantiques

39

15

Cantal

2

65

Hautes-Pyrénées

29

16

Charente

24

66

Pyrénées-Orientales

51

17

Charente-Maritime

46

67

Bas-Rhin

81

18

Cher

14

68

Haut-Rhin

76

19

Corrèze

12

69

Rhône

156

2A

Corse-du-Sud

4

70

Haute-Saône

36

2B

Haute-Corse

5

71

Saône-et-Loire

25

21

Côte d’Or

28

72

Sarthe

18

22

Côtes-d’Armor

43

73

Savoie

72

23

Creuse

0

74

Haute-Savoie

77

24

Dordogne

16

75

Paris

145

25

Doubs

22

76

Seine-Maritime

41

26

Drome

38

77

Seine-et-Marne

156

27

Eure

11

78

Yvelines

128

28

Eure-et-Loir

52

79

Deux-Sèvres

4

29

Finistère

42

80

Somme

33

30

Gard

79

81

Tarn

24

31

Haute-Garonne

93

82

Tarn-et-Garonne

27

32

Gers

18

83

Var

52

33

Gironde

61

84

Vaucluse

54

34

Hérault

78

85

Vendée

8

35

Ille-et-Vilaine

46

86

Vienne

7

36

Indre

14

87

Haute-Vienne

9

37

Indre-et-Loire

16

88

Vosges

7

38

Isère

67

89

Yonne

17

39

Jura

36

90

Territoire de Belfort

14

40

Landes

22

91

Essonne

95

41

Loir-et-Cher

11

92

Hauts-de-Seine

124

42

Loire

49

93

Seine-Saint-Denis

160

43

Haute-Loire

26

94

Val-de-Marne

130

44

Loire-Atlantique

40

95

Val-d’Oise

125

45

Loiret

79

971

Guadeloupe

8

46

Lot

17

972

Martinique

9

47

Lot-et-Garonne

14

973

Guyane

3

48

Lozère

5

974

La Réunion

63

49

Maine-et-Loire

14

976

Mayotte

9

50

Manche

13

 

Autre

25

Source : Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), Ministère de l’Intérieur

NOMBRE DE SIGNALEMENTS PARVENUS À L’UCLAT

Les signalements de personnes radicalisées parviennent à l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), soit au niveau national, par l’intermédiaire de la plateforme de signalement du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) soit au niveau départemental par les états-majors de sécurité (EMS) placés sous l’autorité des préfets.

DÉCRET N° 2015-402 DU 9 AVRIL 2015 PORTANT OUVERTURE ET ANNULATION DE CRÉDITS À TITRE D'AVANCE

Les attentats commis à Paris les 7, 8 et 9 janvier dernier et la montée des tensions dans plusieurs pays ont conduit le gouvernement à annoncer, le 21 janvier 2015 un plan global de lutte contre le terrorisme dont la réalisation est échelonnée sur trois ans. Le décret d’avance n° 2015-402 du 9 avril 2015 traduit, sur le plan budgétaire, le financement de ces mesures pour l’année en cours.

Au total, le plan de lutte contre le terrorisme, décidé par le Gouvernement, s'élève à 397 M€ pour 2015. Les actions menées par le ministère de la défense s'élèveront à 150 M€ et seront financées par redéploiement, sans nécessiter d'ouverture de crédits. Pour le reste, s'agissant des ministères de l'intérieur, de la justice, des finances et des comptes publics, des affaires étrangères ainsi que pour les services du Premier ministre, des crédits sont ouverts par le présent décret d'avance à hauteur de 247,3 M€.

1. Ouvertures au profit du ministère de l'intérieur : 75,3 M€ sur le programme « Police nationale » dont 13,8 M€ pour les dépenses de personnel ; 35 M€ pour le programme « Gendarmerie nationale », dont 12 M€ pour les dépenses de personnel ; 13,2 M€ pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur », dont 1,8 M€ pour les dépenses de personnel ; 0,5 M€ pour le programme « Administration territoriale » de cette même mission. Ces ouvertures de crédits hors personnel visent à financer :

- pour 51,8 M€ l'achat de nouveaux équipements (véhicules, munitions, matériels de protection…), dont 32,9 M€ pour la police et 18,9 M€ pour la gendarmerie ;

- pour 20 M€ un abondement du fonds interministériel pour la délinquance (FIPD) versé par le programme « Police nationale » pour des actions de vidéo-protection, d'aides à l'équipement des polices municipales et de lutte contre la radicalisation ;

- pour 19,5 M€ un plan de renforcement et de modernisation technologique des services dont 11,2 M€ pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur », 6,3 M€ pour le programme « Police nationale » et 2,0 M€ pour le programme « Gendarmerie nationale » ;

- pour 4,6 M€ des dépenses liées aux recrutements à raison de 2,4 M€ pour la police et 2,1 M€ pour la gendarmerie et 0,1 M€ pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur » ;

- pour 0,5 M€ le renforcement de la protection des préfectures sur le programme « Administration territoriale ».

S'agissant des dépenses de personnel, les ouvertures de crédits correspondent au renforcement des effectifs à hauteur de :

● 400 équivalents-temps plein pour la police nationale (5,8 M€) ainsi qu'à une plus forte mobilisation des réserves civile et opérationnelle (8 M€) ;

● 100 équivalents-temps plein pour la gendarmerie nationale (2,9 M€) ainsi qu'à une plus forte mobilisation des réserves civile et opérationnelle (9,1 M€) ;

● 38 équivalents-temps plein pour le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur « (1,8 M€). Le financement de ces ouvertures est partiellement gagé par des annulations sur le périmètre du ministère de l'intérieur.

2. Ouverture au profit du ministère de la justice : 42,4 M€ sur le programme « Administration pénitentiaire », dont 11,4 M€ pour les dépenses de personnel ; 38,7 M€ sur le programme « Justice judiciaire », dont 9,0 M€ pour les dépenses de personnel ; 10,5 M€ sur le programme « Protection judiciaire de la jeunesse », dont 7,1 M€ pour les dépenses de personnel ; 16,7 M€ sur le programme « Conduite et pilotage de la politique publique de la justice », dont 0,7 M€ pour les dépenses de personnel.

Ces ouvertures de crédits visent à financer, hors dépenses de personnel :

- pour 31 M€ sur le programme « Administration pénitentiaire » les actions identifiées par le Gouvernement pour concourir à la lutte contre le terrorisme en milieu pénitentiaire dont 9 emplois relevant du plafond d'emplois des opérateurs ;

- 4,9 M€ seront consacrés à la prévention et l'accompagnement des personnes suivies par l'administration pénitentiaire, notamment pour renforcer la formation des personnels pénitentiaires et mieux identifier et prendre en charge les détenus radicalisés ;

- 3,4 M€ seront consacrés au renforcement de la sécurité des établissements et au renseignement pénitentiaires ;

- 19,1 M€ seront destinés à renforcer la prise en charge et le suivi des individus radicalisés notamment par la création de quartiers dédiés au sein de certains établissements pénitentiaires et des mesures visant à améliorer la prise en charge des personnes détenues pour lutter contre la radicalisation ;

- 3,6 M€ seront consacrés à la formation des agents de l'administration pénitentiaire nouvellement recrutés, pour accompagner les créations d'emplois prévues par le plan de lutte contre le terrorisme ;

- 29,7 M€ sur le programme « Justice judiciaire » dont 10 emplois relevant du plafond d'emplois des opérateurs ;

- 17,4 M€ seront consacrés à la sécurisation des sites sensibles et exposés notamment par le développement des dispositifs de vidéo protection et des alarmes anti intrusion ainsi que le renforcement des équipements techniques (badges, portiques) ;

- 9 M€ seront consacrés à l'amélioration des moyens technologiques et informatiques et au renforcement des moyens alloués aux interceptions judiciaires, afin d'accompagner la hausse du nombre d'enquêtes réalisées par les services de police et de gendarmerie ;

- 2,4 M€ seront destinés à augmenter les moyens humains et financiers des écoles nationales de la magistrature et des greffes, afin de permettre le renforcement des équipes des magistrats dédiées à la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, à Paris et en province ;

- 0,9 M€ seront consacrés à la mise en place de stages sur la laïcité pour certains publics au titre de peines complémentaires ;

- 3,5 M€ ouverts sur le programme « Protection judiciaire de la jeunesse » permettront notamment de renforcer la formation des agents, afin de mieux accompagner les jeunes en risque de radicalisation ;

- 16 M€ ouverts sur le programme « Conduite et pilotage de la politique publique de la justice » permettront notamment de réaliser les investissements informatiques nécessaires à la bonne mise en œuvre du plan de lutte contre le terrorisme : développement de la plateforme nationale d'interception judiciaire et de différents systèmes d'information du ministère, création d'un fichier centralisé des personnes condamnées ou mises en cause pour des faits de terrorisme.

S'agissant des dépenses de personnel, les besoins d'ouverture correspondent au renforcement des effectifs à hauteur de :

● 411 emplois pour le programme « Administration pénitentiaire » pour un montant de 11,4 M€. Ces recrutements permettront :

- d'améliorer la prévention et l'accompagnement des personnes suivies par l'administration pénitentiaire (+ 100 emplois dont 30 aumôniers et 70 comblements de vacances de postes de surveillants) ;

- d'améliorer la sécurité des établissements (+ 117 emplois) par le renforcement de la capacité de fouilles et de prévention des évasions grâce à une augmentation du nombre de surveillants ainsi que par une meilleure surveillance des télécommunications ;

- de structurer le renseignement pénitentiaire et de renforcer les équipes spécialisées (+ 88 emplois) ;

- d'améliorer la prise en charge des personnes radicalisées (+ 7 emplois) : prise en charge de ces individus au sein de structures dédiées bénéficiant d'un encadrement renforcé et recrutements supplémentaires de psychologues et d'éducateurs intervenants auprès des détenus ;

- de renforcer les moyens humains de l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire (+ 9 emplois, hors plafond ministériel).

● 202 emplois pour le programme « Justice judiciaire » pour un montant de 9 M€. Ces recrutements permettront :

- de renforcer les moyens humains de l'Ecole nationale du greffe (+ 5 emplois) et de l'Ecole nationale de la magistrature (+ 10 emplois, hors plafond d'emplois ministériel) pour la prise en charge de leurs nouvelles missions ;

- de renforcer les équipes des juridictions antiterroristes (+ 197 emplois) avec notamment le recrutement de 114 greffiers et d'assistants de justice et assistants spécialisés (+ 83 emplois).

● 163 emplois pour le programme « Protection judiciaire de la jeunesse » pour un montant de 7 M€. Ces recrutements permettront :

- de créer une unité de veille et d'information au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (+ 10 emplois) ;

- de renforcer les services (+ 153 emplois) avec notamment le recrutement de psychologues, d'éducateurs et la création de référents laïcité et citoyenneté.

● 14 emplois pour le programme « Conduite et pilotage de la politique publique de la justice » pour un montant de 0,7 M€. Ces recrutements permettront notamment de renforcer les moyens humains du secrétariat général du ministère, notamment ceux affectés au déploiement de la plateforme nationale des interceptions judiciaires et aux services informatiques. Le financement de ces ouvertures est partiellement gagé par des annulations sur le périmètre du ministère de la justice.

3. Ouverture pour le financement des dépenses de personnel et d'investissement du ministère des finances et des comptes publics : 5 M€ sur le programme « Facilitation et sécurisation des échanges » de la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines ». Ces crédits ont pour objet le financement de matériels de télécommunication et de protection, dans le cadre du plan « antiterrorisme ». L'acquisition de ces nouveaux moyens a été jugé indispensable à la coordination opérationnelle des unités de douane et à la sécurité des agents dans leurs interventions sur le terrain. En revanche, les créations d'emplois prévues au ministère des finances et des comptes publics au titre du plan anti-terrorisme (80 emplois en deux ans pour la direction générale des douanes et droits indirects et le service Tracfin, dont 40 en 2015), ne nécessitent pas d'ouverture urgente de crédits. Le financement de cette ouverture est plus que gagé par des annulations sur le périmètre du ministère des finances et des comptes publics.

4. Ouverture au profit du ministère des affaires étrangères et du développement international : 10 M€ sur le programme « Action de la France en Europe et dans le monde » de la mission « Action extérieure de l'Etat ». L'ouverture de ces crédits permettra de financer :

- des missions de renfort et d'audit en matière de sécurité et l'achat de matériels de sécurité pour le contrôle des visiteurs, des véhicules, et des bagages dans les établissements culturels et dans certains postes diplomatiques (6 M€) ;

- des compléments de contrats de gardiennage des postes à l'étranger compte tenu des menaces et manifestations potentielles (1,2 M€) ;

- le relèvement de moyens d’entretien des dispositifs de sécurité passive (1 M€) ;

- l'achat de véhicules blindés (1,8 M€).

Le besoin d'ouverture de crédits s'explique par la dégradation de la situation sécuritaire dans plusieurs pays étrangers depuis le début de l’année. Cette situation a conduit à renforcer la sécurité des ambassades et des consulats et à élargir aux instituts culturels le plan d'action de la Sécurité diplomatique. Le financement de ces ouvertures est gagé par des annulations sur le périmètre du ministère des affaires étrangères et du développement international.

5. Ouverture au profit des services du Premier ministre : 1,5 M€ sur le programme « Coordination du travail gouvernemental » de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » pour les dépenses de communication. Cette ouverture de crédits répond à un besoin complémentaire urgent du service d'information du Gouvernement (SIG) destiné à couvrir le deuxième volet de la campagne de lutte contre le djihadisme. Le lancement du second volet de cette campagne de communication dans le cadre du plan de lutte contre le terrorisme devant avoir lieu au 1er semestre 2015, Le financement de ces ouvertures est plus que gagé par des annulations sur le périmètre des services du Premier ministre.

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Audition, ouverte à la presse, de M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence (mercredi 21 janvier 2015) 215

Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur (mercredi 21 janvier 2015) 226

Audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux (mardi 3 février 2015) 244

Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (mercredi 4 février 2015) 259

Audition, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire au ministère de la Justice, et M. Bruno Clément-Petremann, sous-directeur de l’état-major de sécurité (lundi 9 février 2015) 272

Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la Justice (lundi 9 février 2015) 286

Audition de M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (lundi 9 février 2015) 294

Audition, ouverte à la presse, de M. Fahrad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (mardi 10 février 2015) 301

Audition de M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris (mercredi 11 février 2015) 315

Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les représentants des syndicats de directeurs d’établissements pénitentiaires : Syndicat national des directeurs pénitentiaires - CFDT et Syndicat national pénitentiaire FO - personnels de direction (mercredi 11 février 2015) 325

Audition, ouverte à la presse, de Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, directrice générale du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam (jeudi 12 février 2015) 337

Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme (jeudi 12 février 2015) 348

Audition de M. Marc Trévidic, vice-président chargé de l’instruction au pôle anti-terroriste du tribunal de grande instance de Paris (jeudi 12 février 2015) 359

Audition de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité, etM. Evence Richard, directeur de la protection et de la sécurité de l’État (jeudi 5 mars 2015) 370

Audition de M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman (jeudi 5 mars 2015) 377

Audition, ouverte à la presse, de M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, aumônier au centre pénitentiaire de Rennes (jeudi 5 mars 2015) 390

Audition, ouverte à la presse, de M. Adrien Jaulmes, journaliste (mardi 10 mars 2015) 396

Table ronde réunissant les représentants des syndicats des personnels actifs de la police : Alliance police nationale ; Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI); Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) ; Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP) ; Synergie officiers ; Unité SGP Police – FO ; UNSA Police (mardi 10 mars 2015) 404

Table ronde réunissant les représentants des syndicats de personnels de surveillance de l'administration pénitentiaire : Fédération Interco CFDT ; Syndicat national pénitentiaire des personnels de surveillance FO ; Syndicat des Personnels de Surveillance non gradés (SPS) ; UFAP-UNSA Justice ; Union Générale des Syndicats Pénitentiaires (UGSP CGT) (mardi 17 mars 2015) 423

Audition, ouverte à la presse, de M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (mardi 17 mars 2015) 442

Audition de M. Gilles Leclair, directeur de la sûreté d’Air France (mardi 24 mars 2015) 449

Audition de M. Claude Arnaud, maire de Lunel, et M. Pierre Soujol, adjoint au maire (mardi 24 mars 2015) 457

Audition de M. Pierre de Bousquet de Florian, préfet de la région Languedoc-Roussillon, préfet de l’Hérault (mardi 24 mars 2015) 463

Audition de M. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (mardi 31 mars 2015) 470

Audition de M. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international (mardi 14 avril 2015) 477

Audition, ouverte à la presse, de M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham (mardi 5 mai 2015) 487

Audition, ouverte à la presse, de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (mercredi 6 mai 2015) 495

Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur (mardi 19 mai 2015) 513

Audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux (mardi 19 mai 2015) 531

AUDITION DE M. RAPHAËL LIOGIER, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, DIRECTEUR DE L’OBSERVATOIRE DU RELIGIEUX
À L’INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES D’AIX-EN-PROVENCE

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 21 janvier 2015

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence pour la première audition de cette commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes dont nous avions sollicité la création en septembre dernier, qui a été installée le 3 décembre 2014 et dont le bureau a été constitué le 17 décembre.

Cette commission d’enquête débute ses travaux dans le contexte tragique qui a frappé notre pays du 7 au 9 janvier dernier et qui donne encore plus d’importance à la réflexion que nous allons conduire. Nous étudierons le phénomène global de radicalisation, le suivi des filières terroristes et les conséquences des événements survenus il y a deux semaines.

Nous accueillons ce matin M. Raphaël Liogier, sociologue et directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Nous l’interrogerons notamment sur le processus de radicalisation.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Liogier, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Raphaël Liogier prête serment).

M. Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il n’existe pas d’étude approfondie sur les nouvelles filières djihadistes. L’observatoire du religieux a procédé à quelques enquêtes parcellaires, mais nous n’avons pas les moyens d’approfondir la réflexion, pourtant utile, sur les moyen et long termes. C’est la raison pour laquelle il faut rester prudent sur ces questions.

Le terme de « djihad » signifie « effort continu », que la majorité des musulmans considèrent comme intérieur – le grand djihad –, mais a nourri des controverses sur l’idée de guerre depuis le VIIIe siècle. Aux frontières de l’empire arabo-byzantin en Asie centrale, les individus se réclamant du djihad procédaient à des razzias et empiétaient sur les limites de l’empire abbasside.

Il y a lieu de distinguer le djihadisme du martyr – « chahîd » qui signifie « témoin » en arabe – ; le Coran n’affirme nulle part que celui mourant au combat devient un martyr, mais des interprétations complexes et concurrentes se sont développées. L’idée de martyr remonterait d’ailleurs à une période antérieure à la fondation de l’islam et notamment à celle de l’épopée de Gilgamesh dans laquelle les guerriers laissant la vie sur le champ de bataille se voyaient destinés au paradis.

Le djihad moderne résulte de la décomposition de l’islamisme, c’est-à-dire l’islam politique issu du néo-fondamentalisme. Toutes les religions ont engendré un courant fondamentaliste ou littéraliste, animé par des personnes souhaitant revenir à une pratique présentée comme pure ; le néo-fondamentalisme se caractérise par la haine obsessionnelle de l’Occident ; ce mouvement, qu’a fait naître en 1799 l’entrée de Napoléon Ier au Caire, s’est enraciné au fil des défaites militaires, qui ont fait naître un complexe occidentaliste et ont favorisé l’essor de nombreux groupes comme celui des Frères musulmans.

À partir de 1956 et de la crise du canal de Suez, Gamal Abdel Nasser instrumentalise ce courant dans une logique tiers-mondiste en utilisant le conflit israélo-palestinien et le thème d’un complot occidental. Cette représentation dégénérée de l’Occident n’épouse pas forcément les contours d’une image dégradée de la démocratie. Ainsi, l’ancien terroriste du début des années soixante-dix M. Ahmed Rami, d’origine marocaine, s’est exilé en Suède où il est devenu un farouche défenseur de la liberté d’opinion et d’expression tout en restant islamiste. Le développement d’un islamisme réformiste peut s’avérer très conservateur comme le montre la Turquie actuelle. À ses côtés se tient un islamisme radical, analysé par mon directeur de thèse et prédécesseur, Bruno Étienne, dans un livre intitulé L’islamisme radical, qui se caractérise par une très grande complexité, important des idées occidentales comme l’anticapitalisme et les retournant contre les démocraties libérales. Ahmad Fardid a développé le concept de la pestilence occidentale – ou westoxification – et qualifiait les droits de l’Homme de piège bourgeois tendu aux travailleurs. Cet islamisme radical défend l’idée d’un complot de l’Occident, incluant un complot sioniste qu’il décèle sur le fondement d’extraits du Coran suspicieux envers les juifs. Ces idées se retrouvent aujourd’hui dans la pensée de M. Tareq al-Suwaidan, prédicateur koweïtien influent, et de M. Omar Bakri, de nationalité britannique.

Le passage à la lutte armée terroriste s’effectue à partir de ces thèses et de la conjonction de deux phénomènes : l’échec de l’islamisme politique et de l’installation d’un grand califat au Moyen-Orient – mis en lumière par MM. Bruno Étienne et Olivier Roy – et la guerre en Afghanistan qui a fourni un terrain d’entraînement pour les djihadistes, y compris ceux venus d’Occident. En outre, – et ce point, plus rarement évoqué, a été relevé par M. Olivier Roy – le démantèlement des réseaux terroristes d’extrême-gauche des années soixante-dix, La bande à Baader ou Les Brigades rouges, favorisera le développement du djihadisme en occident à la toute fin des années 70 et au début d’années 80. Son idéologie et ses méthodes croisent celles de l’extrême-gauche, notamment dans la définition des cibles symboliques à atteindre – comme les tours du World Trade Center incarnant le capitalisme – ou dans l’évocation de conflits comme celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens. Mustafa Bouyali s’inscrivit dans cette démarche lorsqu’il fonda le premier maquis islamiste armé en Algérie en 1982.

Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix sont marquées par l’existence de groupes à l’idéologie cohérente, radicale, révolutionnaire, « occidentaliste » car focalisée sur l’Occident et anti-occidentale, armés et entraînés grâce à l’expérience afghane, et se soumettant à une pratique religieuse intense reposant sur des interprétations radicales du Coran.

Depuis le début des années 2000, le djihadisme croise cette ancienne forme avec de nouvelles caractéristiques qui le rendent plus difficilement cernable et contrôlable. La révolution de la communication de masse et d’Internet a surtout amené, au-delà de la large diffusion qui existait déjà grâce à la télévision, l’interactivité qui contribue à créer une société civile virtuelle. Un marché global de la terreur s’est constitué avec la mise en spectacle de celle-ci ; d’anciennes organisations comme Al-Qaïda se sont ainsi transformées pour s’adapter à ce marché sur lequel la concurrence est vive. Daech a émergé dans ce secteur en mettant en spectacle des exécutions et en trouvant une spécificité : Al-Qaïda défendait l’idée que seul l’islam était pur, Daech prospère en affirmant que seul le sunnisme est pur. En Irak, Daech prospère donc sur la frustration de la majorité des sunnites tout en se créant une niche mondiale de défenseur de cette partie de l’islam.

Cette compétition sur le marché de la terreur entraîne une multiplication des « filiales », notamment au sein d’Al-Qaïda où Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), présente surtout au Yémen, qui se sont créées et connaissent de fortes luttes jusque dans leurs propres rangs. Ces organisations deviennent des « franchises » établissant des chartes et demandent à ces groupes de simplement se revendiquer d’elles après une attaque afin de prospérer localement, comme au Mali, et à l’échelle planétaire.

M. Arjun Appadurai, anthropologue américain, a montré que le XXIsiècle est marqué par la crainte du voisin humilié qui peut assassiner les gens de son entourage, alors que le siècle précédent l’était par l’angoisse des révolutions de masse. M. Appadurai dessine ainsi une géographie de la colère et de l’humiliation dans le monde.

Le profil des nouveaux djihadistes – que l’on retrouve chez les assassins qui ont agi dans les locaux de Charlie Hebdo comme chez Mohammed Merah, même si celui-ci était moins professionnel et moins formé – laisse apparaître l’absence de toute idéologie cohérente, d’endoctrinement théologique ou de maîtrise de l’arabe classique. Il conviendrait donc de réviser la notion de « radicalisation », qui ne s’avère opérante que pour les djihadistes de la fin du XXe siècle, dont certains restent en activité et croisent la nouvelle génération. En prison, nous ne rencontrons plus de cas comme celui de Khaled Kelkal qui étudie le Coran et l’arabe classique pendant ses deux années d’incarcération ; maintenant la prison abrite la rencontre des humiliations et les personnes se mettent ensuite à la guerre. Cette individuation post-adolescente reposant sur une incapacité à construire une histoire positive de soi-même rend difficile l’évaluation de la dangerosité de la multitude de groupes qui se forment ; n’importe quel idéologue peut transformer en positive la stigmatisation négative ressentie par ces personnes en leur affirmant que le chômage, la pauvreté et la discrimination constituent des épreuves qui font d’eux des héros de l’islam.

Un groupe comme Forsane Alizza – les cavaliers de la fierté – créé en 2010 et dissous en 2012 par M. Claude Guéant, alors ministre de l’intérieur, était composé d’individus s’habillant en noir et jouant de manière inquiétante aux soldats de l’islam, mais qui s’avéraient en fait davantage des punks islamistes ou des skinheads cherchant l’extrême plus que la pratique.

Ces personnes tombent dans le djihadisme sans passer par l’islam et se présentent rétroactivement comme musulmans, ce qui peut amener à s’interroger sur l’utilité de former des imams si ceux-ci se trouvent contournés par des individus qui les jugent illégitimes.

La politique française a mis l’accent sur la lutte contre le communautarisme, mais les individus actuels sont désocialisés et éloignés de toute structure communautaire, même musulmane. Il convient donc de distinguer le mouvement fondamentaliste existant depuis le début des années 2000 du néo-fondamentalisme occidentaliste. La question du voile a accompagné cette évolution et nous avons constaté, à l’observatoire du religieux, avant 2009, que des jeunes femmes célibataires ayant vécu des moments difficiles dans des quartiers durs ont voulu se racheter une honorabilité et vivre de manière ascétique en portant un voile intégral. Cette nouvelle tendance s’est séparée de l’islamisme car il ne s’attache pas à l’obsession de l’Occident. Aujourd’hui, de nouveaux imams radicaux rencontrent un grand succès, notamment M. Rachid Abou Houdeyfa, de la mosquée de Brest, surnommé « l’imam YouTube » : lorsque celui-ci poste une vidéo sur Internet, 50 000 personnes la regardent en seulement quelques heures. Ce jeune imam, habillé en blanc ou de façon traditionnelle, s’avère radical et fondamentaliste, mais son salafisme piétiste, très individualiste, s’oppose au djihadisme et à toute forme de violence. Il a diffusé une vidéo après l’attentat à Charlie Hebdo dans laquelle il condamne avec virulence ce type d’actes. L’impact de cet imam est bien supérieur à celui d’imams, comme M. Hassen Chalghoumi, que l’on cherche à promouvoir pour se rassurer mais qui n’ont aucun impact. Les fidèles rejettent ces personnes qui parlent mal le français – que maîtrise parfaitement M. Abou Houdeyfa – car cela est interprété comme une volonté d’humiliation et alimente donc la théorie du complot. M. Abou Houdeyfa incarne une sorte de M. Tariq Ramadan pour des personnes de moins de vingt-cinq ans n’ayant pas la formation intellectuelle pour suivre le discours de M. Ramadan.

M. Jacques Myard. Quand vous définissez le djihad par l’effort, vous vous adonnez à une interprétation. Le fondamentalisme a toujours existé dans l’islam et les quatorze siècles de son histoire sont marqués par un retour à la lecture fondamentale. On a toujours accusé les rénovateurs comme Averroès et Avicenne de s’éloigner du Coran.

Le fondamentaliste ne cherche pas le pouvoir politique, mais souhaite que la société applique les fondements de l’islam. Dans ce cadre, la démocratie peut exister, comme en Iran.

Les salafistes piétistes condamnent le djihadisme, mais cinq écoles composent le salafisme, du piétisme au djihadisme. Ces différentes obédiences ne cessent de s’excommunier au nom de leur propre religion. Il existe aujourd’hui presque autant d’islams que de musulmans ; des imams seront républicains quand d’autres s’autoproclameront investis d’une charge.

M. Georges Fenech. Monsieur le professeur, je ne vous ai pas entendu condamner fermement l’islamisme radical. Vous dirigez l’observatoire du religieux et vous n’avez pas évoqué l’endoctrinement et la manipulation mentale ; vous vous êtes d’ailleurs vigoureusement opposé à l’existence de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) que j’ai dirigée. M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, a récemment appelé à utiliser l’expertise française en matière de connaissance de la manipulation mentale et a cité l’action de la Miviludes dans ce domaine. Mme Dounia Bouzar a créé un centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). En tant que directeur de l’observatoire du religieux, ne considérez-vous pas qu’il existe des phénomènes d’endoctrinement sectaire d’un islamisme radical ?

M. François Pupponi. Monsieur le professeur, les réseaux sont certes très nombreux, mais sont-ils vraiment étanches ? On constate l’existence de passerelles et de contacts dans nos quartiers. Que savez-vous de ces liens ?

M. Joaquim Pueyo. Les réseaux néo-fondamentalistes cherchent-ils tous à créer un califat, dans lequel se mêlent pouvoirs religieux et temporel ? Mustapha Kemal Atatürk, grand laïc, a supprimé en 1924 le califat, dont le siège se trouvait à Constantinople mais ce concept revient depuis un an dans les paroles d’islamistes radicaux, et l’on se demande quels sont les mouvements qui veulent réinstaurer le califat.

Pourriez-vous nous tracer des pistes de lutte contre la radicalisation ? Votre observatoire a-t-il entamé une réflexion sur les expériences conduites dans ce domaine en Allemagne et au Danemark ?

M. Raphaël Liogier. J’ai expliqué que le terme de « djihad » signifiait « effort continu », mais que cette interprétation fut controversée dès l’origine et que certains guerriers utilisaient ce mot ; cependant, il ne fut pas lié au martyr, cette association apparaissant plus tard et alimentant d’autres controverses.

Le fondamentalisme parcourt en effet toute l’histoire de l’islam, certains musulmans affirmant que le Coran est la parole de Dieu que l’on ne peut modifier, quand d’autres disent qu’une marge d’interprétation existe, le Coran n’étant que la « mère du livre ». Le néo-fondamentalisme s’est construit à partir d’un rapport particulier à l’Occident ; il aboutit à l’islamisme et, dans cette configuration, ce mouvement souhaite prendre le pouvoir, par les élections pour les réformistes. Quant au salafisme, la globalisation a éclaté les cinq écoles en une myriade de tendances.

Mon rôle n’est pas de dénoncer les attentats, même s’ils m’ont bien entendu choqué ; je cherche à analyser l’islamisme radical afin de trouver les moyens de lutter contre certaines pratiques.

Dès la création de la mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), je me suis opposé à ce que l’on qualifie de sectaire tout mouvement qui paraissait différent et j’ai accueilli favorablement la transformation de la MILS en Miviludes, chargée, elle, de se pencher sur les dérives sectaires. On avait constitué un faux mouvement de culte des yaourts à l’observatoire du religieux – sur lequel la MILS s’était penchée – pour critiquer le fonctionnement de cette mission. En revanche, il y a lieu d’étudier les mouvements endoctrinant les gens afin de lutter contre eux. La MILS et la Miviludes procédaient hélas à des généralisations fortement idéologiques et entravaient le combat contre les sectes mené par les ministères de terrain – intérieur, éducation nationale, santé et agriculture. Ceux-ci se sont opposés aux biais de la MILS puis de la Miviludes. Lors d’une audition, M. Didier Leschi, chef du bureau des cultes au ministère de l’intérieur, avait été pris à partie car il ne disposait pas des éléments permettant de nourrir les idées préconçues de la mission.

L’endoctrinement ne s’effectue plus par une radicalisation théologique, mais à partir de slogans et par le renversement du sens du stigmate, les rêves déchus de ces jeunes – générateurs de haine de soi et donc d’hostilité envers les autres – étant présentés comme des épreuves subies sur le chemin de l’obtention du statut du héros djihadiste, permettant ainsi de construire un récit de vie positif.

Les locuteurs politiques et médiatiques ont une forte responsabilité lorsqu’ils nourrissent le théâtre de la guerre culturelle ou identitaire générale. Dans cette pièce, des acteurs, dont la parole a alimenté le débat sur l’identité nationale, pleurent sur le vrai peuple français que l’on tromperait et dont l’identité – définie comme le phénomène de peur de ne plus être identique à ce que l’on a été – serait attaquée dans son essence en France et en Europe ; dans cette configuration, le musulman incarne l’ennemi qui vise à islamiser le pays – ce que j’avais décrit dans mon livre Le mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective. Ainsi, une alimentation halal n’est pas suivie par hasard, mais dans le but d’islamiser la société. La plupart des musulmans – même ceux n’ayant pas de pratique religieuse – ressentent ce discours comme une discrimination, car il assigne ces personnes à une essence musulmane plutôt que française. Cela débouche sur l’injonction, très mal ressentie, de se désolidariser d’actes en tant que musulmans et entretient chez certains le sentiment de l’existence d’un complot. Le héros défendant le peuple français peut être un journaliste ou un écrivain publiant un livre qui se vendra immédiatement à des centaines de milliers d’exemplaires même sans publicité. Enfin, sur cette scène évolue également l’allié de l’ennemi, le traître multiculturaliste. Dans ce contexte, les personnes très fragiles peuvent passer à l’acte de manière symbolique ou, si elles souffrent d’un problème profond et grave d’individuation, commettre des actes violents.

Le califat occupe une place omniprésente dans l’imaginaire, même inconscient, des musulmans ; il peut revêtir des traits abstraits ou spirituels, mais il peut également représenter une utopie politique à l’image de la société sans classes de Karl Marx.

En ce qui concerne les pistes de lutte contre la radicalisation, il convient de ne pas s’adonner à la moralisation consistant à interpréter l’islam à la place des musulmans ; que l’on impose de montrer son visage dans l’espace public en France se conçoit, mais la République n’a pas à entrer dans les controverses religieuses sur le port du voile car cela froisse les musulmans, y compris ceux qui sont opposés au port du niqab.

Il y a également lieu d’appliquer strictement la laïcité et de sortir d’une politique patrimonialisée qui fait le jeu de l’extrême-droite car elle consiste à défendre ce principe comme le château de Versailles : on le fait visiter, mais il n’existe plus effectivement. Nous devons éviter de défendre des absurdités juridiques comme l’affirmation de la neutralité de l’espace public : depuis 1789, celui-ci est un lieu d’expression des idées et des convictions, y compris religieuses, des citoyens. Promouvoir une telle neutralité s’oppose à la laïcité, à la loi de 1905 et à la jurisprudence du Conseil d’État ; seuls les agents publics doivent s’y soumettre afin de garantir la coexistence des diversités dans un respect mutuel que porte la devise « Liberté, égalité, fraternité ». La chasse aux voix dans l’isoloir ne doit pas conduire à des prises de position irresponsables sur des sujets aussi sensibles.

M. le président Éric Ciotti. Disposez-vous d’éléments statistiques sur le nombre de musulmans en France et sur l’évolution du phénomène de radicalisation ?

M. Raphaël Liogier. Il est difficile de répondre à votre question en raison de l’absence de statistiques ethno-culturelles, mais on peut observer des tendances : la proportion de musulmans dans la population française ne s’accroît pas et on ne constate pas de mouvement de conversion massif, contrairement au néo-évangélisme qui recrute beaucoup, y compris en Seine-Saint-Denis.

Il existe une multitude de phénomènes de radicalisation. Il convient ainsi de distinguer les radicalisations salafistes piétistes parfois individualistes et à la limite d’un ascétisme new age, qui constituent la tendance la plus dynamique depuis le début des années 2000 du phénomène de durcissement du discours, notamment antisémite, reposant sur une logique paranoïaque. Le problème d’appréhension du djihadisme réside dans le fait qu’il sort de ces catégories-là. 20 % des djihadistes ne sont pas nés dans un milieu musulman ; ils passent au djihadisme sans passer par la case « Islam » et ne sont pas contrôlés par la communauté.

La porosité existe d’autant plus que les idéologies précises et les organisations stables ont disparu ; voilà pourquoi nous devons qualifier ces groupes de filières plutôt que de réseaux. Ainsi, la logique de label a prévalu pour les revendications des attentats à Paris, les frères Kouachi agissant pour Al-Qaïda au Yémen et Amedy Coulibaly pour Daech, alors que ces organisations sont opposées. Le réseau n’existe pas tant que ne se constitue pas la cellule regroupant des individus qui se rencontrent et qui se forment à l’action armée. C’est à ce moment-là qu’ils deviennent musulmans, une fois entrés dans le djihadisme, et non pas l’inverse.

M. Claude Goasguen. J’ai trouvé vos explications sur les parts de marché et sur la terminologie employée – le mot de « punk », par exemple – très intéressantes. Ces personnes se revendiquent de la religion musulmane – même s’ils utilisent cette identité comme une couverture – et on peut se demander pourquoi les responsables musulmans ne réagissent pas davantage. Pourquoi étaient-ils absents à la manifestation du 11 janvier ? Pourquoi les réactions du Conseil français du culte musulman (CFCM) furent-elles aussi faibles ?

Dans votre pertinente distinction entre les imams, vous avez sous-entendu avec raison qu’il existait des imams autoproclamés qui divergent des classiques. Parmi les imams officiels, certains défendent vigoureusement le djihadisme, à l’image de celui de Saint-Chamond. Peut-on amener les représentants du sunnisme établi à dénoncer avec plus de force ceux qui ne sont que des fidèles de couverture et d’adoption ?

M. Olivier Falorni. Vous avez affirmé après les attentats de début janvier que le véritable sujet était de comprendre pourquoi l’islam était perçu comme un ennemi. Vous estimez que le rejet des musulmans dans les sociétés européennes alimente le recrutement des filières djihadistes. Le risque d’un creusement du fossé entre les musulmans et le reste de la population s’avère réel, les incidents ayant émaillé la minute de silence dans les établissements et le rejet de certains enseignements le confirmant malheureusement. Les jeunes habitant les banlieues peuvent faire l’objet de discriminations, quelles que soient leur religion ou leur couleur de peau, et manquent de repères et de connaissances de ce que signifient le vivre ensemble, la religion, la laïcité et la morale. Dans cette société de court terme, individualiste et où les idéologies sont affaiblies, ces sujets se posent de manière aiguë. Afin de défendre la laïcité contre ces menaces, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche souhaite que l’enseignement laïc du fait religieux soit renforcé.

Quel rôle peut jouer l’école pour éviter que l’islam soit perçu comme un ennemi ? Faut-il y aborder différemment le fait religieux ?

Certaines propositions de l’observatoire de la laïcité, comme le développement effectif de l’enseignement laïc du fait religieux dans les établissements scolaires, font l’unanimité ; d’autres, comme le soutien à la création d’établissements privés de théologie musulmane et de formation à l’islamologie ou l’instauration de conseillers humanistes chargés d’aider les détenus à résister à l’influence de mouvements extrémistes, provoquent au contraire un vif débat. Les signes d’appartenances à l’islam sont devenus plus visibles qu’au cours de la précédente décennie. Certains en appellent à une application plus ferme de la laïcité pour conjurer l’échec de l’intégration. A contrario, M. Jean Baubérot défend l’esprit et la lettre de la loi de 1905 portant séparation des églises et de l’État, car il estime qu’il s’agit d’une loi de paix sociale permettant la manifestation du religieux dans l’espace public ; il pense que la nouvelle laïcité diffère de celle de 1905 et porte en elle le risque d’être liberticide, contre-productive et de nourrir des ressentis victimaires. Je ne partage pas cette position, mais quelle est la vôtre ?

M. Jean-Claude Guibal. Monsieur le professeur, à vous entendre, le djihadisme ne serait qu’une collection d’aventures individuelles. Celles-ci entretiennent-elles un rapport avec la situation au Moyen-Orient ? Sommes-nous confrontés à une guerre de civilisation s’inscrivant dans le cadre de l’analyse dressée par M. Samuel Huntington ? Les politiques conduites par les différentes puissances au Moyen-Orient nourrissent-elles la diffusion du djihadisme dans le monde entier ?

M. Raphaël Liogier. L’islam connaît des difficultés d’organisation et de désignation de personnes représentant réellement les fidèles et l’État a tendance à promouvoir des individus qui lui siéent mais dans lesquels les musulmans ne se reconnaissent pas.

Dans la première affaire des caricatures danoises, un imam néo-fondamentaliste très dur et critique à l’égard de l’Occident a attaqué le journal les ayant publiées. Pourtant, de nombreux musulmans danois – plusieurs milliers – ont signé une pétition affirmant que ces dessins ne les faisaient pas rire, mais qu’ils ne voulaient en aucune façon attaquer et limiter la liberté d’expression. Qui a entendu parler de ce texte ? Personne ! En auriez-vous eu connaissance s’il avait affirmé que la liberté d’expression devait s’effacer devant le respect dû à la religion musulmane ? Bien entendu ! Il existe donc un problème de relais, tellement profond aujourd’hui qu’il a fait naître un climat de suspicion. Les musulmans sont d’autant plus interdits que ces attentats, qui les horrifient, ne sont pas commis par des pratiquants, contrairement à la situation des années 1990. Ils craignent que l’unanimité du pays se fasse contre eux. En 2003, M. François Baroin, dans un rapport remis au Premier ministre, écrivait que la laïcité pouvait entrer en conflit avec les droits de l’Homme et qu’elle devait prévaloir sur eux. Au-delà du ridicule logique que révèle cette proposition, la laïcité étant un produit direct des droits de l’Homme, son esprit visait le communautarisme, présenté comme seulement musulman.

J’appelle « paradigme Tariq Ramadan » l’accusation permanente du double langage. Les discours français et arabes de M. Tariq Ramadan ont été analysés ; lorsqu’il s’adresse en arabe à des musulmans, son discours est de nature théologique, et il devient démocratique lorsqu’il parle dans les médias des pays occidentaux. Un musulman qui condamne un acte terroriste, une attaque ou une pratique sera systématiquement accusé d’employer un double discours s’il continue en même temps de se présenter comme musulman.

Depuis les attentats de janvier, certaines personnes affirment qu’ils ne peuvent pas avoir été planifiés par des musulmans et qu’il s’agit d’un complot des élites. Pourquoi un tel fantasme peut-il prospérer ? Parce qu’il répond à l’accusation de certains acteurs de la scène nationale accusant les musulmans de suivre un objectif d’islamisation de la société dès qu’ils ouvrent une boucherie halal ou portent un voile.

Il convient d’éviter la surinterprétation, dans un climat de guerre identitaire, de la loi, par exemple, par les proviseurs ; ainsi, un chef d’établissement a convoqué une jeune fille sous prétexte qu’elle n’avait retiré son voile qu’à l’entrée de l’école et, qu’à l’intérieur de celle-ci, elle portait une robe longue qui fut interprétée comme l’expression de son appartenance religieuse. Le proviseur a regardé l’étiquette de sa robe pour vérifier qu’elle ne provenait pas d’un pays arabe. L’écrasante majorité des musulmans n’ont pas considéré que la loi de 2004 relative aux signes religieux dans les écoles publiques était juste ; en revanche, ils l’ont respectée, même si, comme tous les acteurs sociaux, ils essaient d’en contourner les obligations sans l’enfreindre. Il y a lieu d’éviter les surinterprétations du droit dans les services publics et de ne pas relier des demandes excessives au fait d’être musulman.

Les bouleversements au Moyen-Orient ont eu une importance considérable ; dans les années 2000 a émergé le grand bain informationnel dans lequel tout événement a un effet immédiat. Lorsqu’une bombe explose à Gaza, des personnes, musulmanes et dont la famille provient de pays arabes, auront l’impression qu’elle aura été lancée dans leur jardin. En outre, ce processus déforme l’événement. Ce qui se passe au Moyen-Orient apparaît à la fois comme lointain – donc attirant en termes d’aventures – et proche, et possède ainsi un impact en France.

La projection de l’idée de la guerre de civilisation participe de la mise en scène de la guerre identitaire. M. George Bush et Oussama ben Laden étaient des adeptes du concept de guerre de civilisation qui permet une construction guerrière du monde. Bernard Lewis utilise pour la première fois cette expression en août 1957 à la suite du conflit du canal de Suez, qui a vu Nasser présenter l’islam comme la religion des pauvres et des dominés.

M. Patrice Prat. Monsieur le professeur, je vous remercie pour votre éclairage qui permet de dépassionner un sujet aussi important. Certaines voix s’élèvent pour affirmer que le poids de l’islam ne cesse de croître dans les opinions, quand d’autres estiment que cette religion perd de l’influence dans le monde. Qu’en est-il réellement ? La radicalité n’est-elle pas la conséquence de la baisse du pouvoir de l’islam à l’échelle de la planète ?

La notion d’islam de France vous paraît-elle pertinente ? Quels sont les freins, les risques et les obstacles placés sur le chemin de sa constitution ?

M. Pierre Conesa a proposé dans un rapport que l’on cesse d’utiliser les termes d’« islamisme » et de « terrorisme islamique » pour leur préférer celui de « salafisme djihadiste » plus précis et moins stigmatisant pour l’ensemble des musulmans ; nous pouvons relayer cette suggestion, mais celle relative à la revendication pour la France – où l’islam représente la deuxième religion – d’un siège à l’organisation de la conférence islamique (OCI) peut susciter une controverse plus aiguë : quel est votre avis sur la question ?

M. Serge Grouard. Je vous remercie pour votre éclairage de phénomènes inscrits dans un temps long – cher à Fernand Braudel – car il permet d’en percevoir les complexités. Nous devons nous nourrir des éléments que les auditions nous apporteront, car notre commission devra émettre des propositions.

L’observatoire du religieux peut-il évaluer l’étendue de l’implantation de cette radicalité dans notre société ? Sommes-nous aveuglés par une surreprésentation médiatique de ce phénomène ? Celui-ci se maintient-il à un niveau habituel ou prend-il de l’ampleur ? Dans les communautés musulmanes, l’attrait du djihadisme joue-t-il sur quelques individus ou sur une population plus large ? Une mesure, même imparfaite, serait nécessaire pour déterminer la nature des mesures à proposer.

Mme Chaynesse Khirouni. Monsieur le professeur, je comprends difficilement comment s’opère la transformation de l’humiliation ressentie en épreuve permettant au jeune de se construire un récit positif ; ce n’est quand même pas une vidéo qui entraîne le passage à l’acte violent. Comment ce processus s’enclenche-t-il et débouche-t-il sur une radicalisation dans la durée ?

Vous avez évoqué un climat de suspicion à l’encontre des musulmans, mais vous n'avez pas employé le terme d’« islamophobie ». Considérez-vous que ce terme n’est pas approprié ? Décrit-il pertinemment une réalité ?

La communauté musulmane n’est pas homogène et n’existe pas en tant que telle, puisque certains sont non croyants, d’autres croient en Dieu mais ne pratiquent pas, et les derniers suivent une activité religieuse. Si l’on considère qu’il n’existe qu’une seule communauté, celle des citoyens, on ne peut pas s’adresser aux musulmans en tant que tels, surtout pour les sommer de condamner les attentats et de manifester le 11 janvier dernier. Quelle est votre réflexion sur cet aspect de la question ?

M. Henri Jibrayel. Monsieur le professeur, je suis élu dans une circonscription située dans les quartiers nord de Marseille qui compte une vingtaine de mosquées. Des phénomènes d’endoctrinement s’y développent, et l’on devrait s’interroger sur une révision de la loi de 1905. Le patrimoine communal marseillais coûte à la ville 20 millions d’euros par an pour l’entretien des églises ; dans la même ville, des espaces de prière musulmans sont organisés dans des sous-sols et des garages dans des conditions abominables. La République doit à nos concitoyens musulmans des lieux de culte dignes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Après le prêche du vendredi en milieu de journée, quelques jeunes se retrouvent dans ces endroits autour d’un prédicateur étranger qui peut les amener à rejoindre les groupes que vous avez évoqués dans vos propos. Pensez-vous qu’il faille réviser la loi de 1905 ?

Enfin, l’Iran est-il impliqué dans les mouvements djihadistes en France ?

M. Christian Assaf. L’idée d’une radicalisation religieuse moins avérée qu’il n’y paraît dans le profil de Mohammed Merah ou des frères Kouachi est intéressante ; ces gens buvaient de l’alcool et se rendaient en discothèque quelques mois seulement avant le passage à l’acte. De même, des individus partent en Syrie faire le djihad alors qu’ils sont convertis depuis six mois. La notion de rencontre des humiliations est féconde et elle nous interroge sur les réponses à apporter : suffit-il de placer à l’isolement les personnes susceptibles de quitter le territoire national pour s’engager dans le djihad et de les libérer de leur endoctrinement ou devons-nous les considérer comme des patients devant se soumettre à une prise en charge psychiatrique ?

M. Raphaël Liogier. Dans mon livre Le mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, je montre que la place quantitative de l’islam décroît très légèrement dans le monde et que l’on ne peut donc absolument pas parler d’expansion ; le taux de fécondité des femmes iraniennes se situe ainsi en dessous du seuil de renouvellement des générations. La progression de l’alphabétisation des femmes algériennes cause des problèmes démographiques, cette règle universelle du rapport inverse entre éducation et taux de fécondité démentant la crainte exprimée par le général de Gaulle d’une « bougnoulisation » du Parlement si l’Algérie restait française. En outre, l’islam est totalement désorganisé dans le monde, car il est animé de courants religieux et politiques fort nombreux. En revanche, notre époque voit la plus grande progression religieuse de toute l’histoire de l’humanité avec la croissance des mouvements évangéliques, néo-évangéliques, pentecôtistes et néo-pentecôtistes ; on n’évoque jamais ce phénomène, alors qu’il n’est pas absent du conflit irakien.

Le premier djihadisme, cohérent idéologiquement, était lié à l’échec de l’islam politique, mais la ressource essentielle du mouvement actuel réside dans un réflexe de réaction désespérée et violente face à l’agonie ; en effet, le monde musulman décline sous l’effet de la mondialisation. La mode du niqab devient une mode globale qui balaie l’ensemble des différenciations des islams traditionnels et nationaux.

J’ignore s’il existe un islam de France institutionnel, mais il est évident qu’un islam français s’est développé, dont l’une des caractéristiques tient à l’attachement à la République. Un islam européen a également émergé et il possède des spécificités propres qui dissolvent les tendances des pays dont sont originaires ses fidèles.

Il faudrait employer l’expression de « djihadisme terroriste » pour rattacher le nom du mouvement à sa revendication spécifique et à son action. Il conviendrait également d’éviter l’expression de « musulmans modérés » qui sous-entend que l’islam serait un poison dont seule une très petite consommation ne serait pas dangereuse et qui gomme les situations où des personnes fondamentalistes rejettent tout acte extrémiste ; des catholiques intégristes ont pu s’opposer à la loi sur le mariage pour tous lors de manifestations sans représenter une menace pour l’ordre public et la sécurité nationale. L’expression de « musulman modéré » a des effets délétères qui peuvent alimenter des comportements de radicalisation.

Je n’ai pas d’avis sur la présence de la France à l’OCI.

On a besoin d’un laboratoire qui travaille, non sur l’islam en particulier, mais sur la diversité et les croisements interculturels, et qui analyse les conséquences de ces phénomènes qui se révèlent très complexes. Nous tentons de nous pencher sur ces questions, mais nous ne disposons pas de moyens suffisants pour mener des études approfondies en la matière.

Lorsque j’affirme que l’islam sert de prétexte et non de cause pour les personnes qui quittent la France pour se lancer dans le djihadisme, je ne cherche pas à lutter contre les préjugés véhiculés à l’encontre des musulmans ; en outre, l’utilisation de l’islam comme couverture peut faire naître chez de jeunes Français non issus de l’immigration et souffrant du même problème d’individuation une volonté de défendre la société et la culture françaises vues comme oppressées par les musulmans ; parmi ces personnes, les plus fragiles peuvent devenir des Anders Breivik.

Ce phénomène social est relatif à l’islam du fait de la situation sociale et économique des musulmans et de la colonisation, mais il tend à le dépasser. Nous devons être vigilants sur cette évolution. Le danger pour la sécurité découle de la difficulté à identifier les personnes fragiles et d’ores et déjà animées d’un désir de violence, car elles ne passeront pas par une longue période d’endoctrinement religieux avant le voyage de formation à l’action en Syrie ou ailleurs.

Je ne nie évidemment pas l’existence d’actes d’islamophobie en France, mais je n’emploie pas ce terme car il nomme moins bien les choses que celui d’« islamoparanoïa ». Le suffixe de phobie décrit la peur alors que celui de paranoïa indique que l’objet de la peur est appréhendé par le patient comme agissant spécifiquement contre lui. Aujourd’hui, les Européens rencontrent un problème de narcissisme lié à leur identité et à leur place dans la globalisation ; d’ailleurs, l’Europe occidentale est la zone où la mondialisation crée le plus d’inquiétudes, alors qu’elle la menace moins que des pays d’Afrique subsaharienne. On peut comprendre la loi de 2004 qui concernait les écoles ou celle de 2010 qui pouvait répondre à une exigence de sécurité et donc d’identification des personnes dans l’espace public. En revanche, le débat sur l’interdiction du simple foulard à l’université est incompréhensible ; comment les musulmans peuvent-ils interpréter une telle prohibition alors qu’il n’y a ni enjeu d’ordre public – aucun cours n’est interrompu – ni besoin de protection contre les manipulations, puisqu’il s’agit de femmes adultes qui étudient et qui souhaitent réussir ? Lorsque l’on stigmatise les prières dans la rue – liées à la trop faible taille des mosquées – sous le terme d’« occupation » de l’espace public, on emploie un mot qui n’est pas neutre dans l’histoire française et qui projette une intentionnalité guerrière sur l’ensemble d’une population. Tout cela participe de l’islamoparanoïa qui suppose le sentiment du danger et qui induit un déploiement dans l’urgence de la laïcité ; dans ce contexte, les musulmans nourrissent l’impression qu’on leur impose une laïcité d’exception.

Il n’est pas nécessaire de réviser la loi de 1905, car elle défend la liberté de culte pour chaque religion et sans traitement particulier. La République doit permettre à tous les citoyens de pratiquer leur culte dans de bonnes conditions ; la loi sur la laïcité a d’ailleurs déjà été amendée afin que l’État puisse financer des réparations de bâtiments du culte qui n’entrent pas dans la catégorie du patrimoine, édictée en 1905.

Une expérience est conduite en Norvège sur les djihadistes qui reviennent au pays et qui n’ont pas commis d’actes répréhensibles : au lieu de les enfermer, on les encadre pour qu’ils participent à des actions humanitaires afin d’orienter leur volonté d’action pour les populations qu’ils jugent opprimées. Cela leur permet de se construire une narration positive, héroïque et virile.

Enfin, l’Iran perd des parts dans le marché de la terreur depuis les succès de Daech.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur le professeur, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Nous pâtissons d’un manque de travaux universitaires sur ces sujets. Un projet d’un département d’études musulmanes a été bloqué à l’université de Strasbourg il y a une dizaine d’années. Quelles actions devrions-nous préconiser en la matière ?

M. Raphaël Liogier. Oui, nous avons besoin d’un gros laboratoire travaillant sur ces questions, et l’initiative de Strasbourg était bonne car elle visait à créer un lieu dévolu à l’étude de l’islam – l’université de cette ville étant la seule en France à compter une formation en droit musulman et en islamologie – et contrastait ainsi avec l’idée qui peut paraître condescendante de formation des imams.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, Monsieur le Professeur.

AUDITION DE M. BERNARD CAZENEUVE, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 21 janvier 2015

M. le président Éric Ciotti. Nous recevons cet après-midi M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je lui souhaite la bienvenue, ainsi qu’à notre collègue sénatrice Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe.

Notre commission d’enquête, qui vient de commencer ses travaux, a été créée à la suite de la demande déposée en octobre 2014 par le groupe UMP, pour évaluer de manière aussi exhaustive que possible les phénomènes djihadistes et la manière dont ils sont suivis par les services de l’État – en particulier les vôtres, monsieur le ministre. Nous en avons sollicité la création à la suite des conditions controversées du retour en France de trois djihadistes qui, revenant de Turquie, ont atterri à Marseille alors qu’ils étaient attendus à l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle. La commission d’enquête a été installée le 17 décembre et notre collègue Patrick Mennucci a été nommé rapporteur.

Nous soulignions, en demandant la constitution de cette commission, les graves risques qui pesaient sur la France, disant notre volonté de trouver des solutions efficaces pour les contrecarrer. Depuis lors, des actes barbares ont malheureusement frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier. Nos travaux commencent donc dans un contexte tristement inédit. Il nous impose de veiller à ce que l’unité nationale qui s’est exprimée de façon exemplaire face à ces actes odieux continue d’irriguer nos échanges ; c’est dans cet état d’esprit que j’entends conduire les auditions.

Je tiens, monsieur le ministre, à vous féliciter pour votre action exemplaire au cours de ces événements et, à travers votre personne, l’ensemble de vos services et des autres services de l’État ainsi que ceux des collectivités locales – les pompiers notamment – mobilisés dans ces circonstances tragiques.

L’objectif de notre commission est, sur la base d’une évaluation que nous voulons la plus complète possible des dispositifs de prévention, de détection et de lutte contre le terrorisme, de formuler des propositions constructives permettant de mieux protéger nos concitoyens contre la menace terroriste. Nous vous poserons donc des questions générales sur ces dispositifs, et nous vous demanderons de dresser l’état des lieux des filières et des individus djihadistes.

Le Premier ministre a signalé ce matin une augmentation de 130 %, en 2014, du nombre des individus recensés comme étant directement ou indirectement impliqués dans une démarche qui peut s’assimiler à l’appartenance à une filière djihadiste ou à une approche djihadiste, sur le territoire national ou à l’étranger. Quelles raisons expliquent selon vous cette progression d’extraordinaire ampleur ?

Dans le respect du cadre légal régissant les travaux d’une commission d’enquête parlementaire, des procédures judiciaires ayant été ouvertes sur les événements de début janvier, nous vous interrogerons moins sur le déroulement de ces affaires que sur certaines failles évoquées par le Premier ministre lui-même, non point dans un esprit polémique mais parce que, si failles il y a, nos questions et les réponses qui y seront apportées doivent permettre de mieux les évaluer, puis de les combler.

Avant de vous donner la parole, monsieur le ministre, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Cazeneuve prête serment)

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je vous remercie de cette invitation qui me permet de partager avec vous le constat de la nouvelle forme de terrorisme à laquelle nous sommes confrontés et d’apporter à la représentation nationale toutes les explications qu’elle est en droit d’attendre. Bien sûr, je n’évoquerai pas ici certains sujets concernant l’enquête en cours ; ils peuvent toutefois faire l’objet d’une communication à la commission d’enquête, conformément au droit, dans le cadre d’une déclassification. Quoi qu’il en soit, beaucoup de ce qui est à connaître a déjà été diffusé par voie de presse.

Mon état d’esprit est non seulement de donner toutes les informations au Parlement mais aussi, avec toute l’humilité que commande ce phénomène nouveau, d’arrêter les meilleures mesures et les meilleures politiques, car nous serons d’autant plus efficaces que nous y réfléchirons ensemble. Sur pareil sujet, aucune idée ne doit être écartée a priori ; toutes doivent être examinées. Ma démarche, qui se traduit dans mes propositions au Premier ministre et dans celles qui ont été adressées par d’autres acteurs politiques avec lesquels le dialogue s’est engagé, est d’apprécier si chaque piste, chaque solution proposée est susceptible d’apporter une réponse efficace au problème auquel nous sommes confrontés.

Nous sommes face à un terrorisme d’un nouveau genre. Les attentats commis en France au cours des années 1990 l’ont été par des vétérans anciennement engagés en Afghanistan et revenus dans leur pays d’origine, l’Algérie notamment ; c’est ainsi que sont nés le Front islamique du salut (FIS) et le Groupe islamique armé (GIA). Ces attentats sont perpétrés par des groupes très fermés opérant sur notre territoire mais venus de l’étranger ; ils comptent un nombre limité d’individus et leurs opérations sont organisées en groupes extrêmement restreints par peu de personnes qui ont accès à des informations très centralisées.

Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose.

D’abord, la société s’est numérisée, et l’accès à l’information décuple les possibilités d’endoctrinement d’une part, d’incitation et de provocation au terrorisme d’autre part. Rien de cela n’existait dans les années 1990 ; d’ailleurs, la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques mobilisait des dispositifs de contrôle qui sont ceux d’une époque où il n’y avait ni Internet, ni une telle utilisation des moyens de communication par le biais de téléphones portables. Nous sommes désormais confrontés à un terrorisme « en accès libre », si bien que 90 % de ceux qui basculent dans les activités terroristes en s’affiliant à des groupes tels que Daech, Jabhat al-Nosra ou Al-Qaïda, notamment en Syrie ou en Irak, le font par le biais d’Internet. Un ensemble d’acteurs véhiculent par ce biais une propagande qui touche efficacement une population vulnérable, notamment nos ressortissants les plus jeunes ; ils parviennent, par des technologies numériques très abouties, à diriger vers les groupes terroristes des personnes sans la moindre culture religieuse, qui se laissent elles-mêmes séduire par le discours de gens qui n’en ont pas davantage, ou qui dévoient et instrumentalisent la religion.

Un deuxième phénomène a vu le jour : la radicalisation dans les prisons. Ce qui frappe dans l’analyse du profil de tous ceux qui sont entraînés dans des opérations à caractère terroriste, c’est l’extraordinaire fongibilité entre le monde de la petite délinquance – concentrée dans certains quartiers qui ont pu, au cours des dernières décennies, parfois devenir des espaces de non-droit – et le monde du terrorisme, soit que les petits délinquants basculent dans le terrorisme après s’être radicalisés en prison auprès de détenus radicalisés, soit qu’ils apportent un soutien logistique à des opérations sans nécessairement savoir ce à quoi ils participent. Il convient bien sûr d’attendre le résultat des enquêtes, mais l’arrestation de douze personnes proches d’Amedy Coulibaly et la mise en examen de certaines d’entre elles montrent cette fongibilité et ces complicités.

Un troisième phénomène, de bien plus large ampleur, a inspiré le discours du Premier ministre mercredi dernier : la perte des valeurs républicaines dans l’espace où la citoyenneté doit s’affirmer. Ainsi de la laïcité, principe auquel on a trop et trop complaisamment dérogé alors que la force de ce principe ne peut s’exercer que s’il est assumé pleinement en tous lieux du territoire et en toutes circonstances. On a assisté aussi à une certaine relégation sociale qui n’excuse en rien le terrorisme mais qui peut conduire des individus à des ruptures psychologiques, psychiatriques ou familiales qui forment le terreau du basculement.

Numérisation de la société, porosité entre petite délinquance et terrorisme, perte de valeurs républicaines : voilà ce qui, sans épuiser toutes les explications, donne un schéma de lecture de ce à quoi nous devons faire face.

La nouveauté, c’est que les terroristes ne viennent pas de l’extérieur : ils sont parfois sur le territoire national ou, quand ils sont partis « en opération » à l’étranger, ils reviennent en France où ils peuvent représenter un danger. Tel est le défi auquel nous sommes confrontés. Le nombre des « combattants étrangers » a augmenté de 130 % entre le début de l’année 2014 et aujourd’hui. Environ 1 300 personnes sont concernées par les activités terroristes en Irak et en Syrie : quelque 500 individus se sont rendus sur les théâtres d’opération en Syrie ou en Irak ; 200 sont revenus ; 200 ont des velléités de départ et l’on sait, grâce aux services de renseignement, qu’ils sont en relation avec des groupes qui pourraient les inciter à partir ; 200 sont, quelque part entre la France et la Turquie, en route vers la Syrie ou l’Irak.

Mais au moment de prendre des décisions et de porter des appréciations sur les services de renseignement, nous devons avoir à l’esprit que les « combattants étrangers » ne sont pas les seuls qui nous concernent. Le Premier ministre l’a rappelé ce matin : quelque 450 cellules dormantes ou en train de préparer d’éventuelles actions, affiliées à des groupes tels qu’Al-Qaïda ou actifs au Nord de l’Afrique, dans la bande sahélo-saharienne, et au Yémen, doivent être méthodiquement suivies. De plus, un millier de personnes relayent le discours de groupes terroristes sur Internet et les réseaux sociaux ; on peut se demander si elles n’ont pas elles-mêmes l’intention de passer à l’acte, et comme elles évoquent des blogs renvoyant aux « prouesses » accomplis par tel groupe terroriste ou tel autre, ne pas surveiller ce millier d’internautes qui incitent au terrorisme serait une erreur.

Si l’on agrège les différentes catégories décrites, on décompte 3 000 individus environ ; la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) rassemble 3 100 collaborateurs. J’ai bien conscience que ce raccourci est un « précipité de raisonnement » mais il vise à mettre en évidence que nous sommes confrontés à un phénomène inédit par le nombre de personnes concernées, sa progression, et le caractère protéiforme de la menace.

J’ajoute que certains de ceux qui sont partis ne trouvant pas sur place la situation qui leur a été « vendue » - beaucoup de ceux qui basculent dans le terrorisme sont persuadés qu’ils vont sauver des enfants persécutés par le régime de Bachar al-Assad – rentrent, et en nombre croissant. On assiste donc à l’augmentation du nombre de ceux qui partent mais aussi de ceux qui reviennent ; le phénomène, assez récent, s’explique peut-être aussi par les frappes aériennes.

Face à cette situation particulière dont je vous ai succinctement décrit les causes, qu’avons-nous fait, et quelles conclusions devons-nous tirer de ce qui s’est passé ? C’est ce que je vous dirai en détaillant les annonces de ce matin.

Pour commencer, nous n’avons pas attendu les événements du début de ce mois pour réagir – vous êtes bien placés pour le savoir puisque nous avons légiféré. Je rappellerai les dispositions que nous avons prises relatives à l’organisation des services, et les moyens qui leur ont été alloués. En matière législative, deux lois ont été adoptées. La première a été portée par mon prédécesseur, Manuel Valls, en décembre 2012. J’ai porté la deuxième, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, au terme d’un dialogue approfondi et trans-partisan, en reprenant dans ce texte le contenu de certaines propositions formulées par l’opposition, notamment celle de M. Guillaume Larrivé tendant à renforcer la lutte contre l’apologie du terrorisme sur Internet. Nous avons, par cet ensemble de dispositions, arrêté des mesures fortes, et sur le plan de la procédure pénale et en matière de police administrative.

Conscients de ce que permet Internet et au terme d’un débat avec des parlementaires de différentes sensibilités, nous avons décidé : l’interdiction administrative de sortie du territoire d’un ressortissant français lorsqu’il existe des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ; le blocage administratif de l’accès aux sites provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et leur déréférencement ; l’autorisation donnée aux services d’intervenir sous pseudonyme sur les forums d’échanges des acteurs les plus déterminés du cyber-terrorisme ; la création de l’incrimination pénale d’entreprise individuelle terroriste ; l’extension du champ d’application de la perquisition aux données informatiques stockées dans le « nuage ».

Dans le même temps, par souci de prévention, nous avons créé une plate-forme de signalements pilotée par le ministère de l’intérieur ; 980 signalements pertinents ont été faits depuis avril dernier. À cette plate-forme, nous avons adossé un dispositif puissant préfigurant une politique de déradicalisation ambitieuse. Les signalements sont transmis aux départements de résidence des personnes signalées pour être immédiatement pris en charge par les administrations de l’État et des collectivités locales au sein d’une structure animée par les préfets et les procureurs de la République. Des équipes mobiles rassemblant psychiatres, psychologues, enseignants, membres de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l’administration pénitentiaire, des services de prévention spécialisés des conseils généraux et des acteurs de la politique de l’emploi s’attachent alors, pour chaque personne ayant fait l’objet d’un signalement, à s’engager dans un début de déradicalisation.

En complément, le Comité interministériel de prévention de la délinquance a mis en place un dispositif associant, d’une part, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que pilote Mme Dounia Bouzar et dont les équipes pluridisciplinaires sont déployées sur le territoire, et d’autre part, autour du préfet N’Gahane, des actions de sensibilisation et de formation des fonctionnaires, partout sur le terrain.

Les décrets d’application de la loi seront pris en un temps record. Le texte a été adopté en novembre dernier ; le Conseil des ministres de mercredi dernier a statué sur l’ensemble des mesures réglementaires relatives à l’interdiction administrative de sortie du territoire ; les décrets relatifs au blocage administratif des sites – sites pédopornographiques compris – et ceux qui ont trait à leur déréférencement sont prêts. De plus, nous avons obtenu que le délai de quatre mois qui court entre le moment où ces textes lui sont notifiés et celui où la Commission européenne rend son avis soit réduit. Enfin, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) a été saisie de ces décrets pour statuer en urgence. Notre objectif est que la loi s’applique à compter du 1er février.

En parallèle, nous avons décidé d’augmenter significativement les moyens des services. C’est ainsi que 432 emplois supplémentaires seront créés en trois ans au sein de la DGSI ; 130 personnes ont été recrutées en 2014, 100 doivent l’être en 2015, le solde en 2016. Nous avons augmenté de 12 millions d’euros par an les crédits de la DGSI pour lui permettre d’investir dans les moyens technologiques dont elle a besoin pour procéder à des investigations plus poussées. Nous avons aussi affecté une partie des 500 emplois créés chaque année dans la police et la gendarmerie au service central du renseignement territorial (SCRT).

Conscients de la gravité du problème, nous avons donc très rapidement pris des mesures et veillé à ce qu’elles fassent très vite l’objet de décrets d’application précis.

Ensuite sont intervenus les événements épouvantables que l’on sait. Ils ont fait, en urgence, l’objet d’une analyse poussée, qui sera encore approfondie par vos travaux, par nos échanges et par des réflexions partagées entre l’ensemble des forces politiques. Ces événements nous conduisent à prendre de nouvelles dispositions.

Quels enseignements ai-je tiré ce qui est advenu ? D’abord, la confirmation de la conviction que j’ai plusieurs fois exprimée : si, dans la lutte contre le terrorisme, ne prendre aucune précaution revient à prendre 100 % de risques, même quand on veut prendre toutes les précautions possibles, le risque zéro n’existe pas. Même dans les pays qui ont investi massivement dans des services de renseignement considérés comme les plus performants qui soient – en Israël par exemple – des attentats se produisent, car nous avons affaire à des acteurs mouvants et experts en dissimulation. Ils utilisent sur Internet des dispositifs de cryptage de plus en plus poussés qui compliquent le travail des services de renseignement, rendu plus difficile encore par le caractère protéiforme de la menace.

L’autre enseignement que j’ai tiré des attentats commis il y a quelques jours est que chaque cas doit faire l’objet d’une analyse méticuleuse, presque notariale.

Voyons ce qu’il en est de Saïd et Chérif Kouachi. En 2011, des informations sont recueillies selon lesquelles ils auraient pu s’entraîner dans un camp au Yémen. Elles entraînent, à juste titre, la surveillance des deux frères : des interceptions, autorisées par la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), ont lieu pendant plusieurs périodes entre 2011 et 2014 sans donner aucun résultat. Or les interceptions de sécurité sont soumises à quota. On peut certes passer outre l’opposition de la CNCIS à une écoute administrative, mais jusqu’à un certain point : nous sommes, et c’est très bien ainsi, dans un pays où un équilibre constant doit être respecté entre sécurité et liberté, et où les investigations conduites par le biais d’interceptions doivent faire l’objet d’un contrôle renforcé. La dernière demande d’autorisation d’interceptions de sécurité relative aux frères Kouachi portait sur quatre mois ; la CNCIS les a autorisées pour deux mois, au cours desquels aucun élément n’a été obtenu. Il faudra réfléchir à ce processus.

J’en viens à Amedy Coulibaly. Dans sa dernière livraison, Le Canard enchaîné écrit qu’il a fait l’objet d’un contrôle de routine par deux motards de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) fin décembre 2014. Cette information est exacte, mais je veux la compléter. En mars 2010, Amedy Coulibaly, impliqué dans la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, a été condamné non pour un acte de terrorisme mais pour un délit de droit commun. Malgré cela, il a été immédiatement inscrit dans le fichier des personnes signalées, sa fiche portant la mention « recherche de renseignements sans attirer l’attention » ; c’est ce qui est fait lors du contrôle du 30 décembre 2014, date à laquelle il n’avait commis aucun nouveau délit.

Cette explication est imparable en droit mais ne suffit pas : à l’avenir, nous devrons aller plus loin ; beaucoup d’événements sont intervenus depuis 2010 dont il faut, à un moment donné, tirer les conclusions en modifiant nos modalités d’action. Je constate que le profil de ce personnage est emblématique de la fongibilité entre délinquance et radicalisation dont j’ai fait état précédemment. Il s’est vraisemblablement radicalisé en prison, où il s’est trouvé après avoir été condamné pour complicité de tentative d’évasion d’un terroriste des années 1990. En pareil cas, à la fin de la détention, un dispositif de l’appareil d’État doit permettre à ceux qui collectent les renseignements de les communiquer à ceux qui les analysent, pour garantir que les analyses croisées permettent d’établir les priorités de surveillance indispensables. Cela étant, l’exercice est facile à énoncer a posteriori…

Au-delà des dispositions relatives aux moyens techniques et humains que nous avons arrêtées, l’enseignement que je tire des événements récents est que nous devons absolument assurer la fluidité de la circulation des informations entre les services et croiser les analyses. Nous proposerons une organisation permettant d’atteindre cet objectif. Mais nous devons dire aux Français que, même ainsi, il peut à tout moment y avoir une nouvelle attaque.

Je vous dirai enfin l’allocation de moyens matériels et humains supplémentaires que nous assignons à la lutte contre le terrorisme pour en renforcer l’efficacité.

Sans vouloir polémiquer, parce que je ne suis pas dans cet état d’esprit et parce que je peux comprendre que, dans un contexte budgétaire extraordinairement contraint, il ait fallu, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, prendre des décisions concernant bien des administrations, je me dois de dire que la réduction de quelque 13 000 unités des effectifs de la police et de la gendarmerie n’a pas été sans conséquences sur les capacités d’écoute et de décèlement de « signaux faibles » des services du renseignement territorial.

À la DGSI seront affectés, je vous l’ai dit, 432 emplois nouveaux. Nous voulons, pour être à la hauteur de l’enjeu, faire porter l’effort sur le recrutement de compétences nouvelles : informaticiens, ingénieurs, linguistes et analystes. Dans le même temps, 500 emplois supplémentaires seront créés au SCRT, dont 150 dans la gendarmerie et 350 dans la police. La moitié de ce millier de recrutements aura lieu en 2015. Ainsi agira-t-on sur l’ensemble du spectre du renseignement, depuis la détection de signaux faibles par le SCRT jusqu’à l’analyse sophistiquée, par la DGSI, des données appelant des relations avec des services de renseignement européens et internationaux.

D’autres emplois seront affectés à d’autres services : 100 à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris et 106 à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), notamment pour permettre à la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité de renforcer l’efficacité des « patrouilles » sur Internet opérées par le biais de la plate-forme Pharos. Nous augmenterons également significativement les moyens de la direction centrale de la police aux frontières, afin que le fichier des passagers aériens (Passenger Name Record, PNR) soit mis en œuvre dans de bonnes conditions ; nous augmenterons de 60 emplois l’effectif que la gendarmerie nationale consacre à la « cyber-veille » et d’une quarantaine de personnes le service de la protection. Enfin, nous doterons la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Ces créations d'effectifs tendant à renforcer les moyens humains représentent un budget de 150 millions d’euros sur trois ans.

Elles s’accompagneront de crédits hors T2, à hauteur de 233 millions d’euros, pour intervenir en urgence là où il y a des failles et des lacunes. L’incident que vous avez évoqué, monsieur le président, nous a conduits à remettre à plat nos relations avec les services turcs afin que rien de tel ne se reproduise ; désormais, les retours des djihadistes depuis la Turquie se font dans de bonnes conditions. Vous aviez, à l’époque, pointé les défaillances du système Cheops, dont il avait été dit qu’il était en panne. En m’informant de l’enchaînement des événements, j’ai constaté l’absence totale d’investissements en matière informatique au ministère depuis près de quinze ans. Nous utiliserons donc 80 millions de ces 233 millions d’euros pour renforcer massivement les crédits destinés à la modernisation des infrastructures et des applications de connexion des fichiers du ministère et parvenir, par une remise à niveau générale de nos systèmes d'information et de communication, à une gestion optimisée.

Dans le même esprit, nous abonderons le plan triennal de modernisation de l’équipement numérique triennal des forces de police et de gendarmerie – que nous avions doté de 108 millions d’euros – pour permettre une plus grande réactivité et un meilleur échange d’informations entre les forces.

Nous augmenterons aussi les crédits destinés à l’acquisition de véhicules par la police et la gendarmerie nationale ; les déploiements qui ont eu lieu dans plusieurs départements lors de la fuite des frères Kouachi disent l’importance de cette mesure ; les 40 millions d’euros alloués à chaque force pendant trois ans permettront l’acquisition de 2 000 véhicules par an seront augmentés.

L’accent sera aussi mis sur la formation des personnels.

Nous étudions d’autre part le marché des gilets pare-balles – une question essentielle pour des forces qui ont pour certaines été attaquées à l’arme lourde – afin de trouver des protections à la fois efficaces et légères – actuellement, les plus efficaces pèsent 15 kg –, et nous étudierons les possibilités d’achats groupés. Dans le cadre du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), nous créerons un fonds de concours pour financer l’équipement en gilets pare-balles des policiers municipaux. Nous travaillons à la définition des équipements collectifs dont les policiers peuvent avoir besoin quand ils sont en garde statique en concertation avec les organisations syndicales, que j’ai reçues à cette fin ; pour la même raison, j’ai reçu le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie.

Le budget global engagé s’élèvera donc à 381 millions d’euros sur trois ans, pour créer près de 1 400 emplois au ministère de l’intérieur.

Je ne saurais conclure sans dire quelques mots de la prévention. Elle est déterminante, et nous devons décupler ses moyens.

Cela relève pour partie du ministère de l’intérieur pour ce qui est du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam et du FIPD, et plus de 20 millions d’euros de ce fonds seront consacrés à la vidéo-surveillance, au renforcement de la prévention et à l’acquisition de matériels pour les policiers, notamment municipaux.

Un autre pan de la prévention relève du ministère de la justice. 950 emplois seront créés à la Chancellerie, répartis entre trois secteurs clefs : la PJJ, le parquet anti-terroriste et l’administration pénitentiaire. À cette dernière seront attribuées des compétences nouvelles en matière de santé mentale, d’accompagnement psychologique, de déradicalisation, de formation et de recrutement d’aumôniers. La nécessité plus large d’une coordination entre police et justice, entre forces de sécurité et parquet anti-terroriste – qui a remarquablement fonctionné la semaine dernière – doit conduire à renforcer l’articulation entre renseignement pénitentiaire et renseignement intérieur pour parvenir à un maillage beaucoup plus fin que celui qui existe actuellement.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ce propos liminaire très complet. J’aimerais toutefois quelques précisions. Comme le Premier ministre, vous avez mentionné des failles ; quelles sont, selon vous, les plus inquiétantes ? Quelles actions doivent être menées en priorité ? Le projet d’ensemble et le programme d’investissements que vous avez annoncés et détaillés me paraissent opportuns, mais en l’état le système Cheops est-il toujours si défaillant que, certains jours, des entrées et des sorties du territoire problématiques ne sont pas détectées ? Vous avez complété les informations données par Le Canard enchaîné à propos des modalités légales du contrôle de routine auquel Amedy Coulibaly a été soumis le 30 décembre dernier ; mais, après que les policiers de la DOPC eurent signalé aux services compétents avoir contrôlé cet individu fiché, quel a été le suivi de son parcours et de celui de sa compagne ? Enfin, y a-t-il eu débat lorsque la CNCIS, à l’été 2014, a limité à deux mois sa dernière autorisation d’interceptions de sécurité relative aux frères Kouachi, et pourquoi fut-ce la dernière ?

M. le ministre. Comme je vous l’ai indiqué, les infrastructures informatiques permettant de gérer les fichiers susceptibles d’être utilisés dans la lutte contre le terrorisme du ministère n’ont fait l’objet d’aucun investissement depuis près de 15 ans. Quand on multiplie les applications sur des infrastructures vieillissantes, il vient un moment où l’on s’expose à des défaillances. Je l’ai constaté assez vite après mon arrivée au ministère, et après que les problèmes du système Cheops se furent posés, j’ai demandé au secrétaire général du ministère, devenu mon directeur de cabinet, de bien vouloir me proposer un plan pluriannuel d’investissement dans les infrastructures informatiques, sans lequel je considérais que nous n’étions pas en mesure de réagir comme je le souhaitais face au terrorisme. Cela fut fait avant les événements du début de ce mois, et ce plan a été entériné ce matin.

Il y a des enseignements à tirer du contrôle inopiné, le 30 décembre 2014, de Mme Boumeddiene et d’Amedy Coulibaly par la DOPC, huit jours avant qu’il commette son premier attentat. La fiche, datant de 2010, relative à Amedy Coulibaly n’enjoignait pas à ceux qui contrôleraient son identité de faire un signalement urgent à tous les services ; il y était mentionné : « Recherche de renseignements sans attirer l’attention ». C’est dans ce cadre que la DOPC recueille des informations, dont l’adresse des intéressés. Et lorsque, dans les heures qui suivent l’attentat de Montrouge, le très efficace travail de la police scientifique et technique permet de connaître l’implication d’Amedy Coulibaly, les agents de la DOPC communiquent aux services enquêteurs les informations qu’ils ont relevées, ce qui permet de lancer immédiatement des investigations en certains lieux. Et l’on se trouve avoir affaire à quelqu’un qui n’a commis aucune infraction depuis 2010.

Aussi le Gouvernement propose-t-il que, désormais, toute personne qui a, de près ou de loin, été engagée dans une opération terroriste et qui a pour cela été mise en cause ou condamnée, figure dans un fichier spécifique. L’enregistrement dans ce fichier sera assorti de l’obligation de signaler sa résidence et de se rendre régulièrement devant un service de police. Ce dispositif pourra être complété par des interceptions techniques ou, éventuellement, une surveillance humaine particulière pour ceux qui doivent être suivis de plus près. Ce dispositif, extrêmement utile s’il est couplé à un système de contrôle et d’interceptions techniques même si les personnes fichées n’ont pas été condamnées sur la base d’une incrimination pénale à caractère terroriste, représentera un progrès considérable.

J’ai lu, à propos de la CNCIS, beaucoup d’inexactitudes. Sur un plan général, lorsque les services ont la possibilité de mener des investigations par des interceptions techniques, il est normal qu’existent des dispositifs de contrôle. Nous sommes dans un État démocratique. Nous ne comptons pas rester inertes face au terrorisme, mais nous n’entendons pas que ce combat soit mené au détriment des libertés publiques inscrites dans les principes généraux de notre droit, qui ont valeur constitutionnelle, qui sont portés par la Convention européenne des droits de l’homme et auxquels nous n’entendons pas déroger. La CNCIS n’a jamais empêché des interceptions de sécurité relatives aux frères Kouachi. Si la dernière autorisation qu’elle a donnée était de deux mois au lieu des quatre mois demandés, c’est que, depuis quatre ans, les interceptions successives n’avaient rien donné. Ensuite, aucune autorisation supplémentaire les concernant n’a plus été demandée, car la CNCIS dispose d’un quota d’autorisations d’interceptions traduisant l’équilibre démocratique qui doit être respecté. Il est faux de dire que la CNCIS a empêché des interceptions – d’ailleurs, l’aurait-elle fait que l’on aurait pu passer outre. Cela étant, on ne peut passer outre tous ses avis sans mettre en péril l’équilibre entre notre volonté d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme et le respect des principes généraux du droit, des libertés publiques et des prérogatives d’une autorité administrative indépendante. Ce sont toutes ces considérations que nous voulons mettre en perspective dans le projet de loi sur le renseignement.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur le ministre, je m’associe au président Éric Ciotti pour saluer le calme, le courage et la compétence avec lesquelles vous avez dirigé vos services en des moments très difficiles. Considérez-vous qu’au cours de la décennie écoulée, la DGSI s’est correctement adaptée à l’émergence du risque terroriste ? Estimez-vous que certains arbitrages ont pu affaiblir le travail de nos services ? Avec le recul, quelle appréciation portez-vous sur la transformation des Renseignements généraux ?

M. le ministre. La lutte contre le terrorisme doit être envisagée avec une très grande humilité par tous ceux qui sont aux responsabilités. Avant de présenter au Premier ministre les propositions que je vous ai dites, j’ai eu des échanges épistolaires et téléphoniques avec le président du plus grand parti de l’opposition et j’ai consulté les anciens ministres de l’intérieur. Tous ceux qui se sont succédé au poste que j’occupe aujourd’hui, en dépit de choix qu’ils ont parfois subis et quelle que soit leur sensibilité politique, ont témoigné d’une conscience aiguë de la réalité du risque ; tous ont tenté de donner le meilleur d’eux-mêmes pour y parer. Globalement, les services de renseignement se sont plutôt adaptés à une réalité mouvante dont la mutation s’est si spectaculairement accélérée au cours des derniers mois qu’elle conduit les pays de l’Union européenne à devoir légiférer en urgence pour adapter leur législation et l’organisation de leurs services. C’est le cas en Allemagne qui prend les mêmes mesures que les nôtres ; les Britanniques se proposent d’y venir ; l’Espagne y réfléchit. Nous l’avons fait en transformant la DCRI en DGSI et en redonnant des moyens humains et techniques à cette dernière.

Restent les Renseignements généraux, dont il est incontestable que la transformation s’est accompagnée d’une perte de substance, la révision générale des politiques publiques conduisant à réduire le nombre de policiers et de gendarmes chargés de déceler les « signaux faibles ». Ce que nous allons faire permettra que davantage de policiers soient là où il est nécessaire qu’ils soient pour repérer ces signaux. Les services de renseignement territorial ont, eux aussi, besoin de moyens d’investigation modernes ; aussi doublerons-nous le quota d’interceptions de sécurité qu’ils sont susceptibles de mobiliser. Nous allons aussi les doter de moyens matériels – des véhicules – et technologique – la géolocalisation – dont ils ne disposent pas nécessairement actuellement.

En résumé, globalement, les gouvernements successifs, toutes tendances politiques confondues, se sont efforcés de se mobiliser de façon volontariste ; l’allocation de moyens pose problème et nous essayons de le corriger par les mesures puissantes proposées ce matin ; la nouvelle réalité suppose des adaptations juridiques, ce qui nous conduira à vous soumettre le projet de loi sur le renseignement.

Enfin, nous ne pouvons affronter cette question seuls : la dimension européenne et internationale est déterminante, et il est indispensable que le PNR entre en vigueur. Les parlementaires européens en sont d’accord, à condition qu’il soit assorti d’un système de protection des données : profitons-en ! Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur la durée de rétention des données permet de trouver un accord : trouvons-le ! Je me rendrai le 4 février devant la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen ; j’aurai rencontré, la veille, la délégation française au Parlement européen. Je suis partisan de traiter ce sujet ainsi que celui du code Schengen, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, en séance publique, en répondant à votre collègue Rudy Salles qui m’interrogeait sur les contrôles des personnes aux frontières de l’espace Schengen.

En bref, nous corrigeons les lacunes qui peuvent expliquer certaines failles par l’allocation de moyens humains et technologiques supplémentaires, et nous considérons que la négociation européenne doit s’accélérer.

M. le président Éric Ciotti. Je reviens un instant sur la transformation des services de renseignement pour souligner que la DCRI a bénéficié de moyens supplémentaires, au terme d’une réorganisation qui a certes conduit à la suppression des Renseignements généraux. Mais l’autonomie octroyée à la DGSI, qui ne dépend plus du directeur général de la police nationale, n’a-t-elle pas altéré la coordination entre les services de renseignement et les services de police ?

M. le ministre. Il y aurait eu des effectifs supplémentaires, dites-vous, monsieur le président Ciotti. Pour que chacun soit dûment éclairé, je me propose de vous communiquer sous 24 heures les tableaux précis de l’évolution des effectifs et des moyens des différentes directions, ce qui permettra à votre commission de la mesurer exactement.

Vous vous inquiétez de ce que le détachement de la DCRI de la direction générale de la police nationale ait pu affaiblir les échanges entre ceux qui collectent les renseignements et ceux qui assurent la sécurité ; j’observe que la transformation des Renseignements généraux a également pu créer la déconnexion que vous redoutez. De fait, la coordination entre les services est insuffisante. Il ne faut pas que les services fonctionnent en tuyaux d’orgue et il faut pouvoir croiser les analyses. Rien ne sert de collecter tous les renseignements du monde si l’on est incapable de les analyser, de confronter les visions des services et aussi celles des diplomates, des universitaires, des sociologues, dont le concours est très utile. D’autres pays que la France agissent de la sorte et s’en trouvent bien. Il faut aussi que l’échange d’informations soit effectif ; à cet égard, le propre des services de renseignement qui fonctionnent bien est qu’ils renseignent ceux qu’ils doivent renseigner et se taisent face à ceux qu’ils n’ont pas vocation à renseigner. En d’autres termes, il ne suffit pas de décréter que les gens se parleront pour être assuré qu’ils le feront : il faut créer les conditions de la confiance. Je pense comme vous que, pour mieux hiérarchiser les cibles, la coordination et les échanges doivent être développés et qu’une plus grande ouverture à des compétences autres que les nôtres dans l’analyse est nécessaire.

M. Serge Grouard. Si je partage votre analyse, monsieur le ministre, je ne partage pas les solutions que vous préconisez. J’ai dit, bien avant 2012, que notre stratégie est erronée. Les mesures que vous allez prendre sont nécessaires mais elles ne permettront pas de traiter la menace dont vous avez décrit les caractéristiques : des individus à surveiller qui sont 3 000 pour l’instant mais dont le nombre ne cesse de progresser, des acteurs mouvants et qui savent se dissimuler, l’extrême difficulté de procéder à des interceptions de sécurité si aucun délit n’a été commis… Tout cela est vrai. Sachant le nombre de fonctionnaires qu’il faut affecter à la surveillance d’un seul individu dans la durée, on comprend que l’on n’en aura pas les moyens, même après une augmentation des effectifs que je salue.

La protection est, bien sûr, nécessaire, mais l’objectif qu’il faut se fixer est celui de l’éradication ; sinon, nous ne réussirons pas. Il convient donc de se doter des instruments juridiques qui la permettront. Plusieurs propositions ont été avancées, dont je ne mésestime pas la difficulté de la mise en œuvre : l’interdiction de retour sur le territoire national pour les individus impliqués dans des opérations terroristes à l’étranger ; l’expulsion des individus convaincus de participation à des activités terroristes, y compris ceux qui sont incarcérés ; la déchéance de nationalité pour les mêmes. Les trois mesures doivent être liées, sinon elles seront inefficaces. Allons-nous ou n’allons-nous pas étudier ces questions compliquées ?

M. le président Éric Ciotti. Chers collègues, le ministre étant attendu en d’autres lieux au terme de cette audition, je vous appelle tous à la concision.

M. Yves Goasdoué. Vous avez, monsieur le ministre, été au centre du dispositif qui, du 7 au 9 janvier, a permis de mettre les criminels hors d’état de nuire tout en protégeant le maximum d’otages. Ma question porte sur le volet opérationnel : au moment où il a fallu faire cesser les crimes en train d’être commis, avez-vous discerné des difficultés de coordination, des retards dus à la loi ou à la réglementation ?

M. Christian Assaf. Monsieur le ministre, je salue à mon tour l’efficacité, l’humanité et la pédagogie qui ont caractérisé votre action ; vous avez fait honneur à la République et à la France. Considérant ce qui nous a été dit dans le cadre de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés créée à la suite de l’affaire Merah et étant donné le profil que vous avez décrit, peut-on juger suffisante la coordination entre le service de renseignement pénitentiaire, la DGSI et le SCRT ? Des protocoles ont-ils été signés ou sont-ils en passe de l’être pour renforcer la fluidité de l’information que vous appelez de vos vœux ?

À votre initiative, une cellule expérimentale de contre-radicalisation a été créée en Seine-Saint-Denis. A-t-elle obtenu de premiers résultats ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. La rivalité entre Al-Qaïda et Daech est-elle perceptible sur le territoire français ? Peut-elle être à l’origine d’une surenchère dans les intentions et les préparations d’attentats ?

M. le ministre. Si je vous ai bien compris, monsieur Grouard, nous faisons bien mais nous devons envoyer des signaux plus forts.

Pour ce qui est des expulsions, des dispositions législatives nouvelles sont nécessaires, qu’il faut décider. J’y suis très déterminé : je considère que des individus de nationalité étrangère convaincus d’avoir participé à des opérations terroristes n’ont plus leur place chez nous. Il y a eu quatre expulsions par an en moyenne entre 2008 et 2012 ; il y en a dix par an actuellement. S’il doit y en avoir davantage pour cette raison, ma main ne tremblera pas.

La déchéance de nationalité ne peut s’appliquer qu’aux binationaux. Elle est encadrée par les textes : l’article 25 du code civil la rend possible pour les individus ayant porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. En mai 2014, j’ai pris une décision en ce sens, que motivait une implication dans des actes de terrorisme. Il n’y en avait pas eu auparavant. Cette décision a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel se prononcera dans les jours qui viennent et nous apprécierons à l’aune de ses considérants le périmètre exact de cette mesure. Telle est la politique, pragmatique et claire, que je réaffirme ici.

Une autre proposition a été faite, que vous n’avez pas mentionnée : ne pas autoriser le retour en France des binationaux impliqués dans des opérations terroristes à l’étranger. Une telle mesure serait compliquée à appliquer, l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant à un État de s’opposer au retour de l’un de ses ressortissants, fût-il binational, sur son territoire. Impossible n’est certes pas français, mais ce qui est possible doit demeurer français, et donc conforme à notre droit et à nos principes. Aussi les dispositions à caractère symbolique qui n’auraient pas d’efficacité immédiate et qui nous conduiraient à cesser d’envoyer un signal sur nos valeurs à l’Europe et au monde m’inspirent-elles la plus grande prudence.

De surcroît, qu’adviendrait-il si tous les pays membres de l’Union européenne s’avisaient de prendre pareille disposition ? Nous nous retrouverions avec tous les ressortissants de pays membres de l’Union sur notre sol. Je me suis d’ailleurs rendu au Royaume-Uni le mois dernier pour dire à mon homologue que s’il envisageait une telle mesure pour les ressortissants britanniques binationaux, outre que cela poserait un problème de droit européen et international, il ne devait pas compter que ces gens soient accueillis sur le territoire français. J’appelle votre attention sur le fait que si cette mesure était mise en œuvre, nous nous trouverions empêchés de judiciariser la situation de ceux que nous voulons mettre hors d’état de nuire. Je n’ai pas d’objection de principe à une proposition, mais j’ai une exigence : m’assurer qu’en cherchant à afficher un symbole on ne crée pas plus de difficultés que l’on en règle.

Je pense avoir répondu à votre question, monsieur Goasdoué, en disant qu’il faut renforcer la coordination entre les services de renseignement. Je me suis penché sur les cas des individus les plus dangereux dont nous avons à connaître pour apprécier si, en l’état du droit qui régit l’activité des services de renseignement, nous pouvons assurer le suivi efficace, dans la durée, de ceux qui sont engagés dans des opérations à caractère terroriste. Il est apparu que, pour cela, certaines questions devront être traitées dans le projet de loi sur le renseignement. J’en donnerai deux exemples. D’abord, quand une personne soumise à interception de sécurité en France part à l’étranger, les interceptions par nos services doivent cesser ; se pose donc la question du droit de suite. D’autre part, un problème se pose aussi si un individu qui n’a pas été suivi en France sort de nos frontières et que la seule personne qui reste son contact dans notre pays, parce qu’elle est considérée comme n’étant pas impliquée dans des activités à caractère terroriste, ne peut être soumise à des interceptions de sécurité. Mais, ainsi que le Président de la République et le Premier ministre l’ont dit, nous ne traiterons jamais ces questions en effaçant les principes de droit que sont le respect des libertés publiques et le contrôle par l’autorité administrative. L’objectif du projet de loi sur le renseignement est de trouver un équilibre.

Je me suis rendu, monsieur Assaf, dans la structure que nous aidons en Seine Saint-Denis, et j’ai rencontré ceux qui y travaillent auprès de quelques familles. Cette cellule expérimentale accomplit un travail remarquable en mobilisant des équipes mobiles pour mettre en œuvre des techniques innovantes ; il faudra l’évaluer. J’ai pour objectif que le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que préside Mme Dounia Bouzar, placé auprès de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), multiplie ces équipes au plus près du terrain. Mais cela ne suffira pas : le plan de mobilisation générale contre le terrorisme appelle aussi des actions de déradicalisation en prison et la réaffirmation de la laïcité dans tout l’espace public.

L’analyse des relations entre les groupes terroristes et des risques de transposition en France de la rivalité entre Al-Qaïda et Daech et de leurs conséquences est particulièrement compliquée, madame Gosselin-Fleury. Daech a les attributs d’un État – une organisation pyramidale, un financement, une armée avec laquelle il sème la terreur – alors qu’Al-Qaïda mène des actions ponctuelles spectaculaires. Les stratégies ne sont donc pas les mêmes ; cependant, de nombreux groupes se réclamant d’Al-Qaïda ont fait allégeance à Daech – mais pas tous. L’enquête sur le drame de Paris sera de ce point de vue riche d’enseignements sur les connexions éventuelles. Les frères Kouachi auraient été entraînés au Yémen et l’attentat qu’ils ont commis a été revendiqué par Al-Qaïda au Yémen tandis que la vidéo publiée par Amedy Coulibaly montrait le drapeau noir de Daech, mais ces gens disaient s’être coordonnés. L’intérêt de l’enquête, sur laquelle je ne m’exprimerai pas davantage, sera de reconstituer les réseaux, les commanditaires et les liens entre les acteurs.

M. Claude Goasguen. L’effort budgétaire que vous avez annoncé me paraît significatif. Vous avez souligné que la fongibilité entre délinquance de droit commun et terrorisme islamiste rend la mouvance de plus en plus difficile à cerner. On a d’ailleurs constaté qu’Amedy Coulibaly, tout en se réclamant de Daech à la télévision, ignorait jusqu’au nom du calife qu’il disait servir. Autant dire que le volet « droit commun » l’emporte sur le volet « islamisme ». Je soutiendrai donc les mesures que vous avez annoncées et qui visent à corriger les manques, que j’espère provisoires, de notre législation, pour renforcer nos services de renseignement.

Mais comment continuer à assurer une politique de sécurité en appliquant une doctrine selon laquelle l’essentiel est d’éviter l’incarcération et qui s’est traduite, le 9 janvier, par une note de la garde des Sceaux aux procureurs prônant la libération conditionnelle pour les récidivistes comme pour les non-récidivistes ? On favorise ainsi les sorties de prison par tous moyens alors qu’il y a fongibilité des types de délinquance. Vous nous dites que les individus sont signalés ; certes, mais ils sont en liberté. Je pense, comme vous, que le signalement est une disposition intéressante, mais je préférerais que l’on donne aux procureurs des instructions visant à ce que, lorsque des éléments laissent entendre une fongibilité entre une affaire de droit commun et une activité terroriste, l’application des peines soit envisagée à la hausse plutôt qu’à la baisse. Amedy Coulibaly, en liberté conditionnelle, même signalé, est en liberté ! Je ne propose pas que l’on réforme le code pénal, mais qu’au moins on dise aux procureurs que, pour ces gens dangereux, l’application des peines ne doit pas être trop libérale.

M. le ministre. Je n’ai pas évoqué l’important volet concernant la Chancellerie des mesures annoncées ce matin car je suis ministre de l’intérieur et que je ne doute pas que vous entendrez d’autres ministres.

M. Claude Goasguen. Sans doute, mais ces questions sont liées.

M. le ministre. Aussi vais-je vous répondre, en indiquant pour commencer qu’Amedy Coulibaly n’a jamais bénéficié d’une liberté conditionnelle. Quant aux frères Kouachi, ils ont été impliqués dans deux affaires séparément : la filière d’acheminement de combattants en Irak dite du 19e arrondissement et, pour l’un d’eux, la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem. C’était d’ailleurs l’un des liens entre les différents acteurs des attentats.

D’autre part, la politique pénale conduite par le parquet anti-terroriste sous l’autorité de la garde des Sceaux est d’une grande sévérité, les chiffres en attestent. Un peu plus de 500 personnes ont été engagées sur le théâtre des opérations – environ 380 sont sur le terrain et quelque 185 sont revenues – ; 103 procédures judiciaires ont été ouvertes qui concernent 505 personnes. Il y a eu 180 interpellations, 118 mises en examen, 70 contrôles judiciaires et 24 incarcérations. On ne peut donc dire que la politique suivie soit laxiste.

Je rappelle enfin que les peines encourues pour les crimes et délits commis en relation avec une entreprise terroriste sont systématiquement aggravées. Ainsi, si la peine maximale encourue pour un crime est de 30 ans de réclusion, elle est portée dans ce cas à la perpétuité. La période de sûreté est applicable à tous les crimes et délits terroristes, et pendant cette période de sûreté qui peut atteindre l’intégralité de la peine, il n’est pas d’aménagement de peine possible. Les délais de prescription sont systématiquement allongés pour les crimes à caractère terroriste, qu’il s’agisse des prescriptions pour exercer l’action publique – 20 ans pour l’exercice de l’action publique en matière de délit au lieu de 3 ans en droit commun, 30 ans en matière de crime au lieu de 10 ans en droit commun – ou de la prescription des peines, portée à 20 ans au lieu de 5 ans en droit commun. La contrainte pénale n’est pas applicable aux délits punis de plus de 5 ans d’emprisonnement ni aux crimes ; elle ne s’applique donc pas aux crimes et délits terroristes. La juridiction de l’application des peines anti-terroriste est centralisée à Paris et spécialement habilitée, quel que soit le lieu d’exécution de la peine. Le dispositif offre donc énormément de garanties, et la politique pénale qui a été rappelée à tous les procureurs par la garde des Sceaux est appliquée de manière extrêmement sévère par la magistrature.

M. Henri Jibrayel. Monsieur le ministre de l’intérieur, vous êtes aussi, ès qualités, ministre des cultes. À ce titre, jugez-vous satisfaisant le rôle du Conseil français du culte musulman (CFCM) ? Peut-il être renforcé ? Comment, d’autre part, améliorer la formation des imams et des aumôniers des prisons ?

M. Sébastien Pietrasanta. La plate-forme de signalement installée en avril dernier a reçu, nous avez-vous dit, 980 signalements pertinents. Je me suis entretenu avec les réservistes qui effectuent là un travail remarquable. Certains de ces signalements font l’objet des fiches transmises aux préfectures ; comment sait-on si un suivi a lieu ? Certaines de ces fiches soulignent la nécessité d’un suivi psychologique ou psychiatrique ; comment étoffer ce suivi dans les départements ? Enfin, les attentats du début de ce mois ont été commis avec des armes de guerre, et d’autres armes de guerre ont été découvertes lors de coups de filet menés par vos services. Comment amplifier la lutte contre les trafics d’armes ?

M. Patrice Prat. Je joins mes félicitations à celles qui vous ont été adressées pour votre action et celle de vos services et pour la célérité avec laquelle vous mettez en œuvre certaines mesures. La création du PNR nous intéresse au premier chef, mais l’on peut douter de son efficacité si la question n’est pas traitée à l’échelle européenne, ce que le Parlement européen empêche pour l’heure. En l’absence de fichier européen, quelle coordination entendez-vous établir avec les États membres de l’espace Schengen ? D’autre part, des voix s’élèvent depuis longtemps pour dénoncer l’abandon par la puissance publique de certains quartiers, ce qui aurait pour effet de les transformer en zones de non-droit où les règles de la vie collective seraient marquées du sceau du communautarisme ou du radicalisme religieux, avec l’apparition de lieux de culte improvisés qui seraient autant de foyers d’embrigadement dans le djihadisme et de recrutement. Comment envisagez-vous de traiter ces questions, à très court et à long termes ?

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je m’associe, monsieur le ministre, aux éloges sur votre action dont nous avons les échos dans nos circonscriptions, et je remercie le président de notre commission de conduire les débats de manière apaisée.

J’aimerais savoir quelle définition le ministère de l’intérieur donne à la notion de « filière ». Il serait bon, monsieur le rapporteur, que nous nous accordions sur ce point au moment de commencer nos travaux, pour déterminer quels individus doivent être surveillés.

Beaucoup d’entre nous pensent que le renforcement des capacités des services de renseignement est un élément essentiel de surveillance des filières. Or, vous avez souligné un besoin de formation qui ne laisse pas d’inquiéter. Si véritablement il existe des lacunes en matière d’interprétation des langues – ce qui avait conduit le Gouvernement à demander l’allongement de la durée de conservation des interceptions de sécurité dans le projet de loi de lutte contre le terrorisme – et pour ce qui est des compétences technologiques, ne faut-il pas s’interroger sur le niveau des recrutements ?

M. Jacques Myard. Depuis cinq ou six ans, les gouvernements successifs ont employé les grands moyens pour restructurer et renforcer les services de renseignement, mais ils n’ont pas pris toute la mesure des dangers potentiels de la situation dans les établissements pénitentiaires. Bien que des gardiens de prison nous aient alertés à ce sujet il y a quelques années déjà, je n’ai pas le sentiment que la prise de conscience de la Chancellerie ait été très rapide. D’autre part, le Code frontières Schengen fait que le PNR n’aura d’efficacité que s’il est européen. Enfin, considérez-vous, monsieur le ministre, que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly constituaient un réseau dormant, resté ignoré des services de renseignement alors même que la nécessité d’interceptions de sécurité les concernant était apparue à un moment ?

M. le ministre. Les rapports que j’entretiens avec les cultes sont fondés sur le respect rigoureux des principes de la laïcité qui enjoint au ministre de l’intérieur d’entretenir avec chacun d’eux une relation institutionnelle, en se tenant à distance de tous et en n’en privilégiant aucun. La laïcité, c’est le droit de croire ou de ne pas croire, et c’est la garantie pour chacun, dès lors qu’il a fait le choix de sa croyance, qu’il pourra l’exercer librement. La laïcité est le toit de la République en ce qu’elle permet à tous ses enfants d’être accueillis en son sein en faisant le libre choix, par l’exercice leur esprit critique, de leur religion et de leur croyance.

J’ai donc, monsieur Jibrayel, des relations régulières avec le CFCM et, plus largement, avec l’islam de France. Elles devront être approfondies et amplifiées. Il faudra d’abord favoriser l’expression de tous ceux qui professent en France un islam de tolérance, ceux qui, pour reprendre l’expression du Premier ministre, permettent à l’immense majorité des musulmans de France de se retrouver dans leur religion sans jamais en avoir honte en raison des dévoiements auxquels procèdent certains radicaux.

Nous devons impérativement favoriser une formation théologique de haut niveau – que nous ne pouvons ni financer ni organiser – de nos imams, car plus élevée sera leur qualification théologique, plus forte sera la garantie d’un enseignement de qualité. Nos imams doivent avoir accès à des diplômes universitaires dont l’obtention suppose l’acquisition de connaissances approfondies des principes de la laïcité et du droit républicain ; c’est pourquoi nous multiplions les formations civiques.

Enfin, il serait très utile que la Fondation pour les œuvres de l’islam de France en vienne à gérer les activités d'intérêt général de ce culte ; cela n’a pas encore abouti.

Tels sont les axes de notre réflexion à ce sujet.

Les signalements émanant de la plate-forme font l’objet, monsieur Pietrasanta, d’une extrême attention des préfets et des procureurs, qui mobilisent l’ensemble de l’administration territoriale pour les traiter. Les informations collectées, auxquelles s’attachent des clauses de confidentialité, remontent chaque semaine à l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) et mensuellement jusqu’à moi. L’UCLAT les transmet à l’état-major que je réunis chaque semaine et qui rassemble les principaux directeurs généraux. Certaines de ces informations sont utiles à la définition des politiques publiques. La réflexion engagée sur la nécessité de renforcer la coordination entre les services me conduira à parfaire ce dispositif et à le rendre encore plus efficace, en garantissant la circulation de plus d’informations utiles et de plus d’analyses croisées, qui nous permettront, en hiérarchisant toujours mieux les risques, d’ajuster nos actions de contrôle et de surveillance.

Le traitement psychologique est un sujet déterminant. Les préfectures mobilisent des équipes mobiles à cette fin. Le comité interministériel de prévention de la délinquance, tout comme la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) auprès de laquelle est placé le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, participent fortement à ces actions.

Des dispositifs européens puissants ont été mis au point pour démanteler les trafics d’armes mais cela ne suffit pas. Aussi avons-nous décidé, en liaison avec Europol qui dispose d’outils informatiques importants, de renforcer la lutte contre ces trafics. La coopération entre les services de police de l’Union permet de contrôler aussi les trafics qui ne passent pas par Internet. Ces trafics ont une dimension européenne : l’analyse des attentats commis à Paris montre que les armes utilisées ont été importées, parfois après avoir transité d’intermédiaire en intermédiaire, à partir de stocks provenant notamment d’Europe de l’Est. L’Union européenne veut s’organiser, en liaison avec nous, pour que ces stocks d’armes soient prélevés avant d’être écoulés. Nous sommes engagés sur cette voie de manière déterminée et je me propose, monsieur le président Ciotti, de vous faire parvenir demain une note à ce sujet, qui alimentera votre rapport et permettra à votre commission d’enquête de faire d’autres propositions si elle le souhaite.

Nous sommes tout aussi résolument engagés dans la création du PNR, monsieur Prat. La Commission et le Conseil européens sont tombés d’accord sur un texte. Il a été transmis à la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, qui n’a pas accepté d’engager le trilogue pour l’instant. Je vous l’ai dit, les parlementaires européens considèrent que la création du PNR doit être contrebalancée par de nouveaux dispositifs de protection des données personnelles. Je pense un accord possible. J’ai évoqué cette question hier avec Thomas de Maizière, mon homologue allemand, et nous avons l’intention d’agir de conserve en rencontrant le rapporteur du texte et les dirigeants des partis politiques au sein du Parlement européen pour les convaincre de l’utilité du PNR et pour trouver avec eux le compromis souhaitable. Je me battrai avec force pour que ce dossier aboutisse dès 2015.

L’évolution de certains quartiers est effectivement préoccupante. C’est pourquoi nous avons décidé une approche globale, notamment dans certaines zones de sécurité prioritaire de Marseille. J’ai considéré que dépêcher dans ces quartiers des forces de l’ordre en masse créerait, en un temps très court, un électrochoc au terme duquel nous pourrions réengager la prévention et le démantèlement des trafics. Les résultats obtenus à Marseille sont bons. Ils montrent que le retrait de la puissance publique de ces quartiers n’est pas inéluctable. Ces opérations doivent être multipliées et il faut profiter de ce que la République reprend ses droits par l’affirmation de la force du droit qu’incarnent les forces de l’ordre pour engager des actions massives de prévention de la radicalisation autour des principes de la laïcité.

Selon moi, madame Bechtel, une filière se constitue quand une organisation de recrutement se crée qui finance des actions par la fourniture de fonds ou d’armes et que cette organisation est capable de passer à l’acte en vue de la commission d’actes terroristes –mais je ne doute pas que vous vous plairez à compléter cette définition.

Nous avons décidé de recruter 1 000 personnes au sein de nos services de renseignement. Pour que 535 de ces embauches, qui concerneront des compétences de haut niveau, aient lieu dès cette année, nous pourrons procéder à des recrutements sur titre. Procéder autrement serait s’exposer à des retards, et j’attache beaucoup de prix à l’exécution rapide de ce que nous devons faire.

Monsieur Myard, la garde des Sceaux sera plus apte que je ne le suis à répondre à vos questions portant sur les prisons. Amedy Coulibaly était-il un « agent dormant » ? La surveillance électronique à laquelle il était soumis a pris fin le 15 mai 2014, et il a commis les actes que l’on sait en janvier 2015. Précédemment, il s’était livré à une multitude d’actes de petite délinquance de droit commun. En d’autres termes, cet homme au profil classique de délinquant multirécidiviste ne dormait que lorsqu’on l’arrêtait… Du moins est-ce ce que je puis dire maintenant avec toute la prudence requise, puisque j’ignore ce que l’enquête révélera.

M. Joaquim Pueyo. Il me paraît important de renforcer le renseignement pénitentiaire et d’utiliser les informations importantes stockées dans les cahiers de liaison électroniques. Peut-on d’autre part renforcer le rôle d’Interpol ? Et qu’en est-il de la coopération avec des pays tiers, notamment la Turquie, lieu de passage vers ou depuis la Syrie ?

M. Meyer Habib. Votre détermination, comme celle du Président de la République et du Premier ministre, est perceptible, monsieur le ministre, et j’associe mes compliments à ceux qui vous ont été adressés. Dans cette guerre, il n’y a ni droite ni gauche : nous devrons la gagner ensemble. Mais considérant que 23 000 tweets ont été libellés « Je suis Kouachi » ou « Je suis Coulibaly », je demeure pessimiste. Logiquement, il aurait fallu procéder à 23 000 gardes à vue. C’est impossible, et cette situation est terrifiante. Que faire ?

Pour commencer, le maillage de Paris par les caméras de surveillance doit être total. J’étais par hasard sur les lieux de l’attentat contre Charlie Hebdo quand il s’est produit, j’ai vu le policier être assassiné de sang-froid et j’ai constaté que les assassins ont failli se perdre dans la nature faute de caméras en nombre suffisant. Un très long temps s’est écoulé entre le moment où l’inconcevable a eu lieu et celui où les criminels ont été neutralisés ; en Israël où, hélas, des actes terroristes sont souvent commis, leurs auteurs sont tués dans les heures qui suivent.

D’autre part, ne pas équiper les forces de police d’armes longues, c’est les envoyer au casse-pipe.

Et puis, le terrorisme ne prospère pas sans appuis. Des pays l’abritent, le financent et l’encouragent. Ces pays, nous les connaissons et, hélas, nous les avons fréquentés, toutes sensibilités politiques confondues, et nous continuons de le faire. Nous devons être impitoyables avec tous les États, quels qu’ils soient, qui protègent le terrorisme. Je m’épouvante en particulier d’avoir entendu le Premier ministre évoquer ce matin le rétablissement des relations avec l’Iran, État terroriste qui, dans les années 1990, a commis des attentats qui ont coûté la vie à plus de cent juifs.

Ma dernière suggestion, plus délicate, m’a été soufflée par des musulmans : ne pourrait-on imaginer que les auteurs d’attentats, une fois morts, soient d’office incinérés ? (Vives protestations)

M. Christophe Cavard. Ayant présidé, en 2013, la commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, je vous interrogerai, monsieur le ministre, sur certains des sujets qui y ont été abordés. En premier lieu, ne peut-on imaginer la création d’une Agence européenne de sécurité et de renseignement ? M. Matteo Renzi, président du Conseil italien, a spontanément évoqué cette hypothèse il y a quelques jours mais elle ne semble pas avoir été reprise ; êtes-vous prêt à travailler à la création d’un service de renseignement européen ? D’autre part, aujourd’hui, dans le magazine L’Obs, un ancien directeur de la DST puis de la DCRI s’inquiète de la disparition d’anciens partenariats avec les services de renseignement de certains pays tels la Syrie ou la Libye.

J’aimerais d’autre part des précisions sur ce qu’entendait exactement le Premier ministre en mêlant dans son discours PJJ et service de renseignement. Étant éducateur, je perçois mal les liens qui peuvent être établis entre un service de renseignement et le service certes judiciaire mais surtout éducatif qu’est la PJJ ; j’aimerais être rassuré.

M. Olivier Falorni. La création de 2 680 emplois supplémentaires pour renforcer les moyens de la lutte contre le terrorisme, dont 1 400 en trois ans dans les services de renseignement, est une excellente mesure. Cependant, pour garantir une meilleure efficacité, l’organisation et les pratiques de la communauté du renseignement devraient évoluer. En effet, la réforme de 2008 qui a abouti à la création de la DGSI et du SCRT a désorganisé et affaibli les Renseignements généraux, et par là même les capacités de travail de nos services sur le terrain. La réforme n’a pas seulement supprimé une direction centrale : elle a été conçue comme une absorption lente des anciens Renseignements généraux et l’abandon progressif de ce métier. La sous-direction de l'information générale, sous-dimensionnée puisqu’elle ne dispose que de la moitié des effectifs des anciens Renseignements généraux, accumule depuis sa création handicaps et carences. À la faiblesse des moyens dont elle a été dotée d’emblée s’ajoute une intégration au sein de la direction centrale de la sécurité publique en forme de mise sous tutelle, dont les effets négatifs sont perceptibles aujourd’hui encore. Cette organisation ne conduit-elle pas à un chevauchement de compétences en même temps qu’elle subordonne le SCRT à la DGSI ? Le renforcement annoncé de la DGSI par le recrutement de 400 agents traduit-il l’intégration du renseignement territorial dans une direction générale de la sécurité intérieure ou la construction d’une direction générale du renseignement ?

Mme Chaynesse Khirouni. Vous avez souligné, monsieur le ministre, que 90 % des jeunes gens qui partent faire le djihad sont recrutés par le biais d’Internet, ce qui traduit la professionnalisation des outils et des méthodes des organisations terroristes de recruteurs. Je suppose que les messages sont codés, de manière que les sites utilisés à cette fin ne tombent pas sous le coup de la loi. Mais alors, comment les jeunes gens accèdent-ils à ces contenus ? Par quels processus se trouvent-ils embrigadés et passent-ils à l’acte ?

M. le ministre. Par égard pour ceux qui m’attendent ailleurs depuis un moment déjà, je ne pourrai répondre ce soir à ces dernières questions. Je le regrette, mais je me propose de vous répondre par écrit dès demain ou, si vous le préférez, de revenir devant votre commission.

Mme Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie de votre hospitalité. Par ma présence, je tenais à témoigner au ministre la solidarité des deux Chambres du Parlement.

M. le président Éric Ciotti. Nous avons été heureux de vous accueillir, madame. Monsieur le ministre, je vous remercie.

AUDITION DE MME CHRISTIANE TAUBIRA,
MINISTRE DE LA JUSTICE, GARDE DES SCEAUX

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 3 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre la justice, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d’enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Christiane Taubira prête serment.)

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d’avoir accepté d’avancer d’une heure l’horaire de cette audition, afin de me permettre de participer à l’hommage qui sera rendu par le Président de la République à nos soldats décédés en Espagne.

Votre commission d’enquête, de même que celle du Sénat, a été créée avant les événements tragiques des 7, 8 et 9 janvier dernier ; cela prouve combien le Parlement et le Gouvernement ont pris au sérieux la menace qui pèse sur nous, menace dont nous n’avons jamais masqué la gravité. Parce que nous sommes conscients de la dignité que requiert la situation et qu’il nous paraît important que les uns et les autres évitent les déclarations lapidaires et les solutions simplistes, nous avons participé à plusieurs échanges et réunions d’information et nous avons tenu à ce que les propositions du Gouvernement fassent l’objet d’un travail très approfondi. Je me propose, après avoir vous avoir livré quelques éléments chiffrés et analytiques sur l’état des choses, de vous présenter les initiatives prises par le Gouvernement, notamment au plan judiciaire, puis les actions de coopération menées à l’échelle de l’Union européenne.

Tout d’abord, quel est l’état des choses ? Un peu plus de 12 000 « combattants étrangers » ont été recensés sur les théâtres de guerre, dont 3 000 à 4 500 – l’estimation haute étant celle d’Eurojust – viendraient des pays européens. La France est un des pays d’Europe de l’ouest qui comptent le plus de ressortissants sur ces théâtres : 393, selon le dernier relevé ; elle est suivie par la Belgique, l’Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni. Deux mille de ces volontaires européens, soit les deux tiers, seraient originaires des pays du Caucase et des Balkans. On dénombre une soixantaine de morts.

Un profil-type, si tant est que cela ait un sens, a été défini : ces combattants seraient principalement des hommes, âgés de dix-huit à vingt-huit ans, originaires notamment de l’Île-de-France, du Nord-Pas-de-Calais, de Provence-Alpes-Côte-d’Azur, de Midi-Pyrénées et d’Alsace. Mais nous avons également eu connaissance de faits concernant des personnes originaires de Normandie et il convient de mentionner la situation particulière de l’Hérault, notamment de la ville de Lunel. Il est important de relever qu’environ un quart de ces combattants sont des convertis, que 7 % des personnes mises en examen par le pôle antiterroriste sont des mineurs et que le nombre des femmes concernées, une cinquantaine, serait en progression. Cependant, l’Unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) nous a récemment indiqué qu’il s’agit jusqu’à présent exclusivement d’accompagnantes et non de combattantes recensées en tant que telles. Selon nos informations, 189 personnes sont revenues en France, dont la plupart mèneraient une vie discrète. Certaines sont cependant très actives et se livrent à des actions de prosélytisme ou participent au recrutement et à l’acheminement de combattants vers les théâtres de guerre.

Avant même la tragédie du mois de janvier, le pôle antiterroriste de Paris avait engagé une action en prenant des mesures spécifiques. Ainsi, 114 procédures sont en cours, dont plus de la moitié font l’objet d’informations judiciaires et sont confiées à des magistrats instructeurs. Dans les premières affaires jugées – l’une en mars 2014, l’autre en novembre 2014 –, des peines de sept ans d’emprisonnement ont été prononcées. Par ailleurs, deux procédures sont menées en coopération avec l’Espagne et la Belgique. Au total, 134 personnes sont mises en examen, dont 90 ont été placées en détention provisoire, les 44 autres étant soumises à un contrôle judiciaire. Parmi ces personnes, on dénombre onze femmes et neuf mineurs dont huit font l’objet d’un contrôle judiciaire, le neuvième ayant été placé en détention provisoire.

Je rappelle que notre arsenal législatif a été renforcé par la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014. La première nous dispense des deux conditions habituellement requises pour les actes commis à l’étranger, à savoir la double incrimination – l’acte doit être également constitutif d’une infraction dans le pays où il a été commis – et la dénonciation officielle par les autorités étrangères. Quant à la seconde loi, elle a introduit dans notre législation toute une série de moyens d’action et d’intervention utiles aux enquêteurs et aux magistrats. Ainsi, elle a créé l’incrimination d’entreprise individuelle terroriste et elle permet la cyber-infiltration et la perquisition à distance.

J’en viens maintenant à l’action du Gouvernement. Vous vous rappelez sans doute que celui-ci a adopté, le 23 avril 2014, un plan interministériel impliquant le ministère des affaires étrangères, celui de la justice et celui de l’intérieur, dont l’objectif est de faciliter le démantèlement des filières, de contrarier les déplacements des terroristes, d’empêcher la diffusion de contenus illicites sur les réseaux et d’améliorer la coopération internationale.

Le ministère de la justice a participé très activement à la mise en œuvre de ce plan. Ainsi, grâce à la création du Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), qui permet d’obtenir des signalements à titre préventif, nous pouvons intervenir pour empêcher les déplacements vers les théâtres de guerre.

Par ailleurs, l’ensemble de l’institution judiciaire a été sollicitée par plusieurs dépêches. La première, datée du 2 mai 2014, invitait les parquets généraux et les parquets à participer à une meilleure coopération entre les services de l’État, sous l’autorité du préfet, et l’institution judiciaire, sous l’autorité du procureur. Les ministères de la justice et de l’intérieur ont diffusé deux dépêches interministérielles : la première, datée du 5 mai 2014, était relative aux conditions d’application de la mesure d’opposition à la sortie du territoire des mineurs sans titulaire de l’autorité parentale ; la seconde, en juin 2014, visait à améliorer la coopération et le partage du renseignement entre les services de police et la justice. Le 6 octobre, nous avons demandé à tous les parquets généraux de dresser un bilan d’étape de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. Le 17 octobre, nous avons réuni, à la Chancellerie, le parquet antiterroriste de Paris, le parquet général, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris ainsi que des magistrats instructeurs, afin de préciser les éléments de ce bilan. Le 5 décembre, j’ai diffusé une circulaire demandant aux parquets de désigner un magistrat référent dans chacun des tribunaux de grande instance. Ces magistrats, que j’ai pu réunir à la mi-janvier, forment ainsi un réseau sur l’ensemble du territoire. Interlocuteurs de la section antiterroriste du parquet de Paris, ils exercent une vigilance particulière sur les procédures antiterroristes de leur tribunal de grande instance et sont les référents des centres départementaux d’assistance et de prévention de la radicalisation.

Le plan annoncé par le Premier ministre le 21 janvier dernier concerne tous les domaines d’intervention du ministère de la justice et mobilise l’ensemble de ses personnels. Il vise à renforcer les actions entreprises en les faisant changer d’échelle et en en améliorant encore la performance.

En ce qui concerne l’administration pénitentiaire, il se compose de cinq grands axes. Actuellement, 302 détenus font l’objet d’une surveillance particulière pour des faits de terrorisme ; 167 d’entre eux relèvent du terrorisme djihadiste, dont 16 % avaient des antécédents carcéraux. Parmi ces 167 détenus, 60 sont identifiés comme radicalisés ou difficiles, une vingtaine sont en rupture avec l’institution et une trentaine sont dans une posture d’affrontement sans que la rupture avec l’institution soit consommée. Par une circulaire de novembre 2012, actualisée en novembre 2013, nous avons pris des dispositions afin de surveiller ces personnes.

Le premier axe du plan concerne la sécurité. Un plan de sécurisation des établissements pénitentiaires a été adopté en juin 2013, auquel ont été alloués 33 millions d’euros. Ce plan consiste essentiellement dans la pose de filins de sécurité – nous comptons une quarantaine d’établissements sensibles –, l’installation de portiques de détection, à masse métallique et à ondes millimétriques, de 678 brouilleurs téléphoniques et de près de 300 détecteurs de téléphone portable. Nous prévoyons, dans le cadre du nouveau plan, de généraliser le brouillage téléphonique, de recruter des informaticiens afin de mieux contrôler les ordinateurs des détenus – qu’ils peuvent détenir, depuis un décret de 2003 actualisé en 2009, mais sans accès à Internet –, ainsi qu’une quarantaine d’interprètes. Nous envisageons également de créer des équipes légères de sécurité pour accroître la fréquence des fouilles sectorielles et une nouvelle équipe cynotechnique chargée de la fouille des lieux et des objets.

Le deuxième grand axe concerne le renseignement pénitentiaire. Celui-ci a été renforcé en 2012 et de nouveau en 2013, notamment par la création de sept postes d’officiers. En 2014, il a été restructuré sur l’ensemble du territoire, de sorte que nous disposons désormais de treize agents en administration centrale et de quatorze agents dans les directions interrégionales. Le renseignement pénitentiaire travaille de manière mieux organisée avec les services du ministère de l’intérieur. Un directeur de l’administration pénitentiaire a ainsi été détaché à l’UCLAT, et cette administration participe régulièrement au RAN, le réseau européen de sensibilisation à la radicalisation. Nous prévoyons en outre de créer une cellule de réflexion au sein de l’administration centrale ainsi qu’une cellule de veille informatique, pour laquelle nous allons recruter une vingtaine d’analystes chargés d’assurer une veille sur les réseaux internet. Nous allons également recruter une quarantaine d’officiers pour les différents établissements.

Le troisième axe concerne la formation des personnels. Nous avions déjà prévu, dans le budget pour 2015, d’y consacrer 2,2 millions d’euros. Cinq sessions de formation, organisées notamment en partenariat avec l’École pratique des hautes études (EPHE), se sont déroulées à la fin de l’année 2014 ; elles ont porté sur la prévention de la radicalisation, la laïcité et les institutions républicaines, ainsi que sur les religions et l’exercice des cultes. Grâce au nouveau plan, nous allons augmenter ces capacités de formation en créant à Paris une antenne de l’École nationale pénitentiaire, dont les effectifs ainsi que les capacités d’intervention seront renforcés.

Le quatrième axe concerne l’identification des personnes radicalisées. Une équipe pluridisciplinaire recrutée dans le cadre d’un appel d’offres mène, depuis le début du mois de janvier, une recherche-action dans deux établissements afin d’élaborer des indicateurs qui permettront de mieux identifier les personnes radicalisées ou en voie de radicalisation et de travailler sur les signaux faibles. Cinq autres recherches-actions seront menées en milieu ouvert et fermé ainsi que dans les quartiers dédiés. À Fresnes, nous avons en effet lancé une expérimentation qui consiste à isoler du reste de l’établissement en les regroupant dans une même aile, bien entendu dans des cellules différentes, des personnes identifiées comme étant radicalisées ou en voie de radicalisation, sur le fondement de la nature des infractions pour lesquelles elles ont été condamnées. L’équipe pluridisciplinaire est notamment chargée d’apprécier la pertinence de ce critère. En effet, certaines personnes incarcérées pour des motifs de droit commun peuvent être en voie de radicalisation et, à l’inverse, d’autres condamnées pour une infraction terroriste peuvent être sensibles à une démarche de désendoctrinement.

Le cinquième axe concerne la prévention. Tout d’abord, la création de quartiers dédiés permet de soustraire la grande masse de la population carcérale à l’emprise de personnes susceptibles de les endoctriner. Ensuite, nous avons recruté, depuis deux ans, une trentaine d’aumôniers musulmans, que nous formons à la prévention de la radicalisation et à la laïcité. Nous comptons en recruter trente autres cette année et trente de plus l’année prochaine. Ces aumôniers sont actuellement au nombre de 183, dont 129 sont rémunérés, contre 69 en janvier 2012. Le doublement du budget consacré à cette action permettra également de leur donner un statut plus conforme aux missions qui leur sont confiées. Par ailleurs, nous avons conclu un partenariat avec l’EPHE, l’École des hautes études en sciences sociales ainsi que l’Institut du monde arabe et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Nous élaborons dans ce cadre des modules de formation à la citoyenneté et à la laïcité destinés à tous les arrivants, dont je rappelle qu’ils séjournent entre huit et quinze jours dans des quartiers qui leur sont réservés au sein de chaque établissement. Nous sommes également en train d’élaborer avec l’éducation nationale des modules de sensibilisation à ces questions destinés aux moins de vingt-cinq ans.

En ce qui concerne la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), nous créons un réseau de référents « laïcité et citoyenneté », qui seront présents dans chaque direction territoriale où ils seront chargés d’organiser formations et interventions auprès des mineurs et des éducateurs. Par ailleurs, une mission nationale de veille et d’information est créée auprès de l’administration de la PJJ et un plan massif de formation, incluant notamment une formation au repérage et à la détection des signaux faibles de radicalisation, s’adressera à l’ensemble des 9 000 personnels de la PJJ ainsi qu’à ceux du secteur associatif habilité et aux juges des enfants.

S’agissant des services judiciaires, les procureurs et certains magistrats du siège commencent à être équipés, dans le cadre d’un plan lancé en janvier 2014, de matériels informatiques qui leur permettront d’appliquer les dispositions de la loi de novembre 2014, notamment la perquisition à distance. Par ailleurs, nous allons recruter 114 magistrats, 114 greffiers ainsi qu’une trentaine d’assistants de justice et d’assistants spécialisés. Enfin, nous travaillons actuellement à l’élaboration de certaines dispositions législatives, telles que la création d’un fichier des personnes condamnées pour actes de terrorisme ; nous envisageons également de transférer la répression des injures et diffamations à caractère raciste ou antisémite du droit de la presse vers le code pénal – car nous savons que les propos et les actes antisémites alimentent cette violence – et de proposer des dispositions procédurales de nature à mieux protéger les victimes et les témoins.

Je conclurai en évoquant la coopération au sein de l’Union européenne. Lors du Conseil des ministres qui s’est tenu la semaine dernière à Riga, en Lettonie, j’ai présenté, à ma demande, une communication sur la lutte contre le terrorisme, dans laquelle j’ai demandé le renforcement de la coopération au sein de l’Union européenne. Je souhaite notamment que soient harmonisées les définitions d’un certain nombre de concepts, tels que celui de combattants étrangers, et que soit révisée la décision-cadre de 2008, qui définit les infractions liées aux actes terroristes, afin de tenir compte des nouveaux modes opératoires, puisque nous sommes confrontés à une menace protéiforme, dont les acteurs recourent à des méthodes nouvelles et diverses. J’ai également demandé que la directive 2011-93 relative au blocage des sites et plateformes aux contenus pédopornographiques puisse être étendue à la lutte contre le terrorisme ; cette proposition suscite cependant de fortes réticences dans de nombreux pays européens. Par ailleurs, j’ai souhaité que soit accélérée l’application de la résolution de l’ONU adoptée à l’unanimité en septembre 2014, qui comprend précisément des définitions tenant compte des nouvelles formes d’actes terroristes, notamment l’incrimination des actes visant à faciliter le voyage. L’adoption de définitions communes à l’ensemble des pays européens nous permettrait en effet de travailler de manière plus efficace. J’ai souhaité également que la coopération avec un certain nombre de pays tiers, notamment les États-Unis, la Turquie et les pays des Balkans, soit systématisée. Ainsi, l’ECRIS (European criminal records information system), qui est une plateforme de partage d’informations relatives aux casiers et aux antécédents judiciaires commune à vingt-quatre pays européens, pourrait être étendue à ces pays. Enfin, j’ai insisté sur l’utilité du mandat d’arrêt européen, qui nous a permis de contribuer de manière rapide et efficace à une enquête menée en Belgique.

Tels sont les éléments que je souhaitais vous présenter ; je me tiens maintenant à votre entière disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie pour votre exposé, madame la ministre.

Au lendemain des dramatiques événements qui ont frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier, le Premier ministre, à la tribune de l’Assemblée nationale, a invité notre commission d’enquête à étendre ses travaux aux questions relatives à ces événements – sans empiéter bien entendu sur les informations judiciaires ouvertes. Lui-même a évoqué des « failles ». De fait, beaucoup a été dit sur le passé judiciaire des terroristes. Deux d’entre eux, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly, avaient fait l’objet de multiples condamnations pour des infractions de droit commun mais aussi, s’agissant de ce dernier, pour un acte de terrorisme, qui lui a valu d’être condamné en 2013 à cinq ans de prison ferme après avoir été placé, en 2010, en détention provisoire – je le souligne car cela a pu faire l’objet de simplifications. Peut-on, selon vous, parler de failles judiciaires ?

Par ailleurs, vous avez toujours exprimé un large soutien aux politiques d’aménagement de peine. Ces événements vous amènent-ils à revoir votre position sur ce point, notamment en ce qui concerne les personnes condamnées pour actes de terrorisme ?

Je souhaiterais également savoir si vous approuvez les mesures annoncées dans le cadre du projet de loi relatif au renseignement, notamment celles qui visent à sécuriser les investigations administratives menées en amont des procédures judiciaires – je pense à la géolocalisation ou à l’intrusion – et qui sont indispensables pour détecter la menace.

En ce qui concerne le volet pénitentiaire du plan que vous avez évoqué, quelle est votre position sur les quartiers d’isolement ? Après avoir porté une appréciation plutôt nuancée sur l’expérimentation menée à Fresnes, vous soutenez sa généralisation annoncée par le Premier ministre. Cette mesure soulève du reste le problème des capacités carcérales, puisque ces quartiers d’isolement devraient être créés dans le cadre de l’application du principe de l’encellulement individuel. À cet égard, regrettez-vous de ne pas avoir appliqué la loi de programmation sur l’exécution des peines, qui prévoyait la construction de 23 000 places de prison supplémentaires à l’horizon 2017, ou considérez-vous que le nombre de places actuel est suffisant ? Que pensez-vous de la décision de votre homologue néerlandais de faire participer les détenus aux frais de leur détention à hauteur de 16 euros par jour ?

À propos du parcours d’Amedy Coulibaly, Malek Boutih a porté des accusations très graves, soulignant la collusion de certains élus avec des pratiques communautaristes à Grigny. Avez-vous demandé au parquet d’ouvrir une enquête préliminaire sur les faits dénoncés par notre collègue ?

Enfin, la suppression de la rétention de sûreté, que vous avez évoquée, fait-elle toujours partie de vos projets et, dans l’affirmative, concerne-t-elle toujours les personnes condamnées pour actes de terrorisme ?

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Madame la ministre, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission. Sachez que beaucoup des parlementaires ici présents n’entendent pas adopter à votre égard un ton péremptoire. Le travail que nous faisons ici est utile à la République, et nous vous remercions pour vos efforts.

Je crois utile que vous nous apportiez des précisions sur un point qui suscite des interrogations ; je veux parler de l’isolement des détenus djihadistes tel qu’il est expérimenté au centre pénitentiaire de Fresnes. S’il s’agit d’isoler un groupe de personnes, peut-on encore parler d’isolement ? Certains journalistes et députés ont exprimé la crainte que ne se constitue une sorte de califat en prison. Il me paraît donc nécessaire d’expliquer cette mesure à nos concitoyens. Il est évident, pour la plupart de nos collègues, que les personnes dangereuses qui se livrent au prosélytisme devraient être isolées et placées sous le statut de détenu particulièrement surveillé plutôt que laissées libres de se promener et d’endoctriner leurs codétenus. Le président Ciotti vous ayant, à sa façon, posé de nombreuses questions, je m’en tiendrai pour ma part à celle-là.

Mme la ministre. S’agissant des failles évoquées par M. Ciotti, je rappelle tout d’abord que le temps judiciaire vient après le temps administratif et le temps policier. Lorsque le Premier ministre s’est exprimé, il a évoqué son souci d’examiner avec la plus grande rigueur les différents processus qui auraient pu ne pas fonctionner au mieux. Il a ajouté, je le rappelle, que les effectifs des services de renseignement avaient été réduits et qu’il avait lui-même pris la décision, en tant que ministre de l’intérieur, de les renforcer. La question est donc de savoir si, compte tenu du temps nécessaire à la formation et de la réorganisation du renseignement du ministère de l’intérieur avec la création de la DGSI, les conditions de fonctionnement du renseignement ces derniers temps ont pu, éventuellement – le Premier ministre a montré à cette occasion la rigueur avec laquelle il aborde les sujets de cette importance –, aboutir à une faille. Il n’a pas, du reste, mis en cause les services en tant que tels ni celles et ceux qui les font fonctionner.

Par ailleurs, vous avez évoqué la situation des frères Kouachi et indiqué, monsieur le président, que Coulibaly avait été incarcéré pour faits de terrorisme. Je suis obligée d’apporter une correction sur ce point. Un des deux frères Kouachi n’avait jamais eu affaire à la justice et l’autre avait été incarcéré pour des faits de terrorisme dès sa première condamnation. Quant à Coulibaly, il a été incarcéré exclusivement pour des faits de droit commun : vol, vol aggravé et recel. À cet égard, le démantèlement, il y a presque dix-huit mois, du réseau de Sarcelles fournit des éléments intéressants. En effet, j’avais alors immédiatement demandé que l’on examine les fiches pénales des douze membres de ce réseau ; or il s’est avéré que deux d’entre eux seulement avaient des antécédents carcéraux. C’est pourquoi j’ai dit, à l’époque, que si l’on pensait que la radicalisation intervenait uniquement en prison, toute une partie des réseaux de radicalisation risquait de nous échapper. Évidemment, on m’a encore accusée de laxisme ! Mais il faut regarder les choses en face et mesurer les phénomènes le plus précisément possible, car c’est à cette condition que nous pourrons apporter les réponses les plus efficaces et garantir la sécurité des Français. S’agissant de ces trois assassins, la radicalisation a pu se faire en prison pour Coulibaly et pour lui seul, puisque l’un des deux Kouachi était radicalisé avant d’aller en prison et que l’autre n’y est pas allé. Nous devons donc étudier l’ensemble des réseaux dans lesquels cette radicalisation intervient. Ainsi que l’a indiqué le Premier ministre, la réponse de l’État doit être multiforme, de façon à toucher les poches de radicalisation où qu’elles se trouvent.

Vous avez par ailleurs évoqué mon soutien à la politique d’aménagement de peine. Cette politique, je le rappelle, existe dans le code de procédure pénale depuis de nombreuses années ; elle a même été renforcée par la loi pénitentiaire de 2009, qui a facilité les aménagements de peine pour les peines d’emprisonnement de moins de deux ans. C’est du reste sur le fondement de cette loi que Coulibaly est sorti sous le régime de la Surveillance électronique de fin de peine (SEFIP), qui n’est assortie d’aucun suivi. La réforme pénale du 15 août 2014, quant à elle, impose le suivi à la sortie de prison. C’est une différence fondamentale ! Aux aménagements de peine automatiques et sans contrôle, comme la SEFIP, nous avons préféré le contrôle et le suivi : tel est l’objet de la libération sous contrainte.

Par ailleurs, la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014 ont fait l’objet d’un intense travail interministériel auquel le ministère de la justice a participé très activement. En ce qui concerne les mesures administratives, sur lesquelles vous m’avez interrogée, monsieur le président, notre vigilance porte sur la sécurité juridique de tous les actes qui peuvent être accomplis dans ce cadre. J’essaie en effet de concilier constamment l’efficacité des enquêtes et la sécurité des procédures car, aujourd’hui, en raison des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité, il arrive que même des dispositions contenues dans la loi conduisent à l’annulation de procédures. Ainsi, nous avions proposé, dans le cadre du projet de loi relatif à la géolocalisation, un dispositif qui réponde aux demandes des enquêteurs, que je suis allée rencontrer au 36, quai des Orfèvres. Toutefois, vous vous souvenez que le Parlement avait souhaité aller plus loin en offrant la possibilité de constituer un « dossier occulte ». J’ai alors rappelé, à la tribune de l’Assemblée et à celle du Sénat, que j’avais déposé ce texte précisément parce que la Cour de cassation avait cassé deux procédures, dont une pour trafic de stupéfiants, et que je voulais que toutes les garanties juridiques soient prises. J’ai donc suggéré aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel de façon à ce que l’on s’assure qu’aucun risque ne pesait sur les procédures. Il se trouve que celui-ci a annulé cette disposition. De fait, mon devoir vis-à-vis du Gouvernement auquel j’appartiens est de signaler les risques juridiques qui pèsent sur certaines procédures. Les dispositions que nous vous présentons sont donc sécurisées ; cela était le cas pour la loi du 13 novembre 2014, et nous travaillons dans le même esprit sur le projet de loi relatif au renseignement. Nous allons, du reste, renforcer le cadre juridique du renseignement pénitentiaire en proposant d’intégrer celui-ci dans la communauté du renseignement.

S’agissant de l’expérimentation menée à Fresnes, vous avez raison, monsieur le président, j’ai indiqué, lorsqu’elle a été lancée par le directeur de l’établissement, que je tenais à m’assurer de son efficacité car, sur de tels sujets, nous ne devons pas nous tromper ; nous devons être certains que toutes les dispositions mises en œuvre donneront des résultats. À propos de cette mesure, j’ai dit que je n’étais pas sûre qu’il s’agisse de la formule magique contre la radicalisation. J’ai néanmoins demandé à l’administration pénitentiaire d’accompagner cette expérience, que j’ai fait évaluer par l’inspection, laquelle m’a remis un rapport sur le sujet il y a deux semaines. Le Premier ministre a décidé que cette expérimentation serait dupliquée, et je veillerai, car telle est ma responsabilité, à ce qu’elle le soit dans les meilleures conditions d’efficacité. À cet égard, la recherche-action doit nous fournir des éléments utiles.

Je précise que les détenus les plus radicalisés ne sont pas concernés par cette expérimentation : ils font l’objet d’une gestion sécuritaire dans le cadre de la circulaire relative aux détenus particulièrement surveillés et sont, pour la plupart, à l’isolement.

Quant aux détenus concernés, ils sont placés dans une aile du centre de détention, équipée de vingt cellules dont huit cellules doubles, et font l’objet d’une gestion séparée. Il s’agit donc d’une mesure de police prise par un directeur d’établissement, mesure qui a été accompagnée par l’administration pénitentiaire, évaluée et inspectée. Elle doit nous permettre, de même que la recherche-action, de soustraire la masse de la population carcérale à l’emprise de ces personnes, d’une part, et de gérer ces dernières d’une manière particulière, notamment en leur appliquant des programmes de désendoctrinement, d’autre part. Car, je le répète, les leaders, les prosélytes, les plus radicalisés sont pour la plupart à l’isolement et sont soumis au régime des détenus particulièrement surveillés, qui implique des fouilles plus fréquentes, des changements de cellule fréquents et des transferts vers d’autres établissements.

S’agissant des capacités carcérales, vous savez, monsieur le président, pour avoir suivi les débats, que nous avons pris, dans le cadre de la dernière loi de finances, des dispositions concernant l’encellulement individuel. Quant au programme de construction de 23 000 places de prison, je rappelle qu’il n’avait fait l’objet d’absolument aucun financement. En revanche, nous avons lancé un programme de construction de 6 300 places dans le budget triennal 2013-2015 et, dans le prochain budget triennal 2015-2017, il est prévu d’allouer un milliard d’euros à la construction de 3 200 places.

Vous m’avez également interrogée sur l’initiative de mon homologue néerlandais, qui a annoncé que les détenus participeraient désormais aux frais de leur incarcération. La France considère que la privation de liberté est une mission régalienne assumée par la puissance d’État. Il n’est pas exclu qu’une réflexion soit menée – et le Parlement peut du reste s’en emparer – sur la participation des détenus au coût de l’incarcération, mais une telle pratique ne s’inscrit pas dans l’histoire et la culture de notre pays. Nous nous assurons, et nous avons introduit à cette fin certaines dispositions dans la réforme pénale, que les détenus réparent les préjudices qu’ils ont causés aux victimes.

S’agissant des propos de Malek Boutih, je n’ai pas à saisir le parquet d’une appréciation à caractère politique sur laquelle je ne porte aucun jugement. Si une personnalité politique considère que les pratiques d’une autre personnalité politique sont contestables, il peut les stigmatiser. S’il y a matière à poursuites pénales, il appartient aux personnes qui disposent d’éléments en ce sens de saisir la justice.

Par ailleurs, j’ai dit, oui, que je n’étais pas favorable à la rétention de sûreté, notamment lors du débat sur la réforme pénale, même si celle-ci ne prévoyait pas de la supprimer. À ce propos, j’ai confié à Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien juge à la Cour pénale internationale, une mission sur le droit des peines et les mesures de sûreté. Je vous rappelle que la rétention de sûreté a été adoptée par le Parlement en 2008, qu’elle a été partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, partiellement réécrite et enchevêtrée avec les autres mesures de sûreté. Actuellement, une seule personne est en rétention de sûreté à titre provisoire, et encore est-elle soumise à ce régime parce qu’elle a refusé une surveillance électronique mobile alors que la mesure de sûreté avait été supprimée en appel. J’ajoute que la rétention de sûreté n’a pas été prévue pour les actes de terrorisme : elle ne concerne que les crimes commis sur mineurs, ou sur majeurs avec circonstances aggravantes, et leur auteur doit souffrir de troubles mentaux.

Enfin, monsieur le rapporteur, l’expérimentation menée à Fresnes sera dupliquée dans plusieurs établissements, notamment à Fleury-Mérogis et probablement à Osny – elle suppose que certaines conditions liées à la configuration immobilière soient remplies. Elle consiste pour l’instant, à Fresnes, à placer dans une aile du centre de détention les détenus qui ont été condamnés pour actes de terrorisme ou association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. Il s’agit du reste de délits, et non de crimes : soutien, apport logistique, participation. Encore une fois, les personnes les plus radicalisées, détenues pour des faits graves, ne sont pas, je le répète, concernées par cette expérimentation. J’ajoute que nous dispensons aux personnels chargés de la surveillance de ces personnes une formation particulière. Les détenus concernés ne sont pas regroupés : ils sont dans une aile, chacun dans une cellule. Ni la promenade ni les activités sportives ne se font avec le reste de la population carcérale. En revanche, ils peuvent partager avec les autres détenus certaines activités, sachant que, dans ce cas, le personnel de surveillance est renforcé.

M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre, vous avez dit qu’Amedy Coulibaly n’avait jamais été incarcéré pour faits de terrorisme. Or, sauf erreur de ma part, il a été condamné en 2013 dans le cadre de la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, qui a lui-même été condamné pour un attentat. Le fait de participer à une tentative d’évasion n’est peut-être pas qualifié d’acte de terrorisme, mais il était bien entendu lié à des filières terroristes. Du reste, les faits récents permettent d’établir ces connexions, aussi bien avec Belkacem qu’avec Beghal.

Mme la ministre. Il est tout à fait exact qu’Amedy Coulibaly a été condamné pour cette tentative d’évasion. Mais, puisque vous avez prolongé, tout à l’heure, votre question en mentionnant ce que vous avez appelé mon soutien aux aménagements de peine, je souhaiterais rappeler quelques éléments devant la représentation nationale. Des informations ont en effet circulé selon lesquelles Coulibaly n’aurait pas exécuté une peine à laquelle il avait été condamné, et que la faute en incomberait à la justice. Il est possible que je commette une erreur, car il est vrai que je ne me passionne pas pour le parcours pénal de Coulibaly, mais celui-ci a fait l’objet de décisions de justice à partir de 2002. Cette année-là, il a été condamné pour des faits de vol – il le sera encore à plusieurs reprises les années suivantes. La même année, il a été condamné à un an d’emprisonnement dont neuf mois avec sursis ; il a exécuté les trois mois de prison ferme et le sursis est bien entendu resté pendant. En 2007, il a fait l’objet d’une nouvelle décision de justice qui a révoqué ce sursis de neuf mois. Mais cette peine n’a pas été exécutée et, conformément à l’article 133-3 du code pénal, elle a été prescrite au terme d’un délai de cinq ans.

Puisque nous en sommes à évoquer la fiche pénale d’Amedy Coulibaly, voilà les éléments que je peux vous livrer. Je ne m’en glorifie pas, et je n’accuse pas l’ancien gouvernement, à raison de sa politique d’aménagement de peine ou de quoi que ce soit d’autre. Car, manifestement, de même que des condamnations successives et des peines de plus en plus lourdes n’ont pas empêché la tragédie à laquelle nous avons été confrontés, de même diverses lois n’ont pas empêché les crimes innommables de Mohammed Merah. Un criminel est responsable de ses crimes, et il ne me vient pas à l’esprit d’en accuser ni les institutions ni les hommes politiques.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie de cette précision.

M. Georges Fenech. Croyez bien, madame la ministre, que, nous non plus, nous n’accuserons personne de complicité. Je veux vous rassurer, si besoin en était, quant à la dignité de ce débat : nous ne recherchons pas de solutions lapidaires et simplistes. J’ajoute, monsieur le rapporteur, qu’il ne s’agit pas pour nous, d’adopter un ton péremptoire, il s’agit de ne pas faire de concessions. Nous sommes membres d’une commission d’enquête, nous représentons le peuple et, à ce titre, nous contrôlons l’action du Gouvernement. Il est donc de notre devoir de dire certaines choses.

M. le rapporteur. Mais personne ne vous empêche de les dire.

M. le président Éric Ciotti. Seul M. Fenech a la parole.

M. Georges Fenech. Je respecte le rapporteur que vous êtes ; je souhaiterais que vous respectiez les membres de la commission d’enquête que nous sommes.

M. le rapporteur. Je vous respecte. Je ne vous ai pas adressé la parole ; j’interrogeais Mme la ministre.

M. Georges Fenech. Je n’ai rien dit de désagréable à votre endroit. J’ai simplement rappelé que vous aviez demandé que l’on n’adopte pas un ton péremptoire, et je vous ai rassuré à ce sujet, en précisant que nous ne ferions pas de concessions.

M. le rapporteur. Je vous remercie.

M. Georges Fenech. Madame la ministre, je me félicite de toutes les dispositions qui ont été prises depuis 2013 pour renforcer les moyens de surveillance. Vous avez notamment détaillé les mesures concernant l’administration pénitentiaire. Je note cependant que, parmi ces mesures, l’installation de 678 brouilleurs téléphoniques en 2013 n’a pas empêché la saisie d’environ 25 000 téléphones portables en 2014, téléphones qui, je le rappelle, donnent accès à Internet. Il y a donc sans doute des améliorations à apporter à cette surveillance. Je me félicite également des mesures, auxquelles nous souscrivons, concernant le recrutement d’aumôniers et leur rémunération, ainsi que la formation des juges.

Depuis les événements qui intéressent aujourd’hui directement notre commission d’enquête, nous sommes en guerre déclarée contre le terrorisme, et nous devons employer des moyens exceptionnels. Vous axez tout sur la prévention, mais à quoi sert-il de renforcer celle-ci si le deuxième volet de la politique pénale, celui de la répression, est dévitalisé comme il l’est actuellement ? Je m’explique. Tout d’abord, la rétention de sûreté est une mesure qui ne vous plaît pas, vous l’avez rappelé et vous l’assumez. Vous n’avez donc pas l’intention de la faire adopter en tant que mesure de sécurité contre ceux qui reviendraient éventuellement des théâtres extérieurs et contre lesquels nous serions judiciairement démunis. Ensuite, vous continuez à appliquer le régime d’application des peines de la loi de 2009 – mais 2009, ce n’est pas 2015. Les récidivistes – même s’il s’agit de terroristes incarcérés, les Coulibaly et autres – bénéficient du même régime de réduction de peine que les primo-délinquants. Vous l’avez voulu dans le cadre de votre réforme pénale et vous l’avez rappelé par voie de circulaire aux procureurs de la République. N’y a-t-il pas là un hiatus entre une volonté affirmée d’améliorer la prévention et une répression molle ou laxiste, pour reprendre le terme que vous avez vous-même employé ?

Du reste, lors de son audition par notre commission d’enquête, le procureur de la République de Paris, M. Molins, qui a compétence sur l’ensemble du territoire national en matière de lutte contre le terrorisme, nous a indiqué qu’il réfléchissait à la question des réductions de peine…

M. le rapporteur. Excusez-moi, monsieur Fenech, mais M. Molins a été auditionné par notre commission sous le régime du secret. Vous n’avez donc pas le droit d’évoquer ses propos.

M. Georges Fenech. Vous avez raison. Reste que les réductions de peine posent un problème sur lequel je souhaiterais que vous nous donniez votre sentiment, madame la ministre.

Pour conclure, je vous poserai, si vous me le permettez, une question plus personnelle. En 2012, vous avez publié une autobiographie intitulée Mes Météores dans laquelle vous racontez notamment que vous aviez adhéré au mouvement guyanais de décolonisation, le Moguyde. (Protestations.)

M. le rapporteur. Quel est le rapport ?

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, seul M. Fenech a la parole. Je vous demande de respecter l’orateur, et je demande à M. Fenech de s’acheminer vers sa conclusion.

M. Georges Fenech. Vous évoquiez dans ce livre « la fournée des déportés à la prison de la Santé… à 8 000 kilomètres de chez eux », et vous utilisiez à l’égard de vos anciens adversaires des expressions telles que « nécrosés de l’assimilation ». Vous citiez également Rosa Luxemburg, selon laquelle, dans toute révolution, c’est une minorité qui prend la direction et instrumentalise la masse. Ma question est donc la suivante : quel regard personnel portez-vous sur des jeunes qui sont des naufragés de la République et qui contestent, comme vous-même à une certaine époque de votre vie politique, nos institutions, l’appartenance à notre république ? Vous qui êtes la ministre de la jeunesse en danger, que pensez-vous de l’utilisation par M. le Premier ministre du mot « apartheid » ? Croyez-vous qu’il y a là des excuses à rechercher à ces jeunes qui basculent dans le terrorisme ? C’est une question que les Français se posent, et je vous donne l’occasion d’y répondre.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez la parole, madame la ministre.

M. le rapporteur. Je propose que l’on entende les orateurs suivants.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le rapporteur, vous n’avez pas la parole.

M. le rapporteur. Je demande qu’à la fin de l’audition de Mme la ministre, la commission poursuive sa réunion à huis clos, car on ne peut pas continuer ainsi !

M. le président Éric Ciotti. Je vous prie de respecter la présidence. Je ne vous ai pas donné la parole.

L’audition de Mme la ministre, pour les raisons qu’elle a indiquées et qui sont parfaitement légitimes, doit s’interrompre à neuf heures trente. S’il convient de prévoir une nouvelle audition, je pense qu’elle y sera tout à fait disposée.

Mme la ministre. Absolument, monsieur le président.

M. le président Éric Ciotti. Souhaitez-vous, madame la ministre, répondre à M. Fenech ou prenons-nous une nouvelle série de questions ?

Mme la ministre. Je m’en remets à la décision de la Commission.

M. le président Éric Ciotti. Je vais donc donner la parole à M. Patrice Prat.

M. Patrice Prat. Madame la ministre, je déplore ces attitudes politiciennes sur un sujet qui mérite davantage de hauteur de vue. Dans ce contexte où l’émotion, voire la passion, l’emporte sur la raison, je vous remercie pour vos paroles de fermeté, votre sagesse et la rigueur intellectuelle dont vous faites preuve.

J’en viens à mes questions. Premièrement, pourriez-vous préciser les éléments de l’évaluation de l’expérimentation menée à Fresnes qui permettent d’envisager sa généralisation ? Deuxièmement, faut-il élaborer une réponse pénale spécifique pour les mineurs accusés d’actes de terrorisme ? Troisièmement, faut-il selon vous, réviser l’échelle des peines, qui n’est plus forcément adaptée aux délits qui nous occupent aujourd’hui ? Quatrièmement, Eurojust dispose-t-il des moyens nécessaires pour améliorer la coopération européenne et quelles voies cette amélioration devrait-elle emprunter ? Enfin, la proposition qui consisterait à frapper les combattants d’indignité nationale est-elle selon vous appropriée ? Pour ma part, c’est un leurre.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Ma question porte sur les combattants…

M. Meyer Habib. Ce sont des terroristes !

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. …de retour en France. Sachant qu’il est difficile d’apporter les preuves nécessaires à une incrimination d’association de malfaiteurs criminelle, quelle solution pourrait être apportée pour que les peines soient à la hauteur des actes commis ?

M. Jacques Myard. Madame la ministre, dans votre esprit, le regroupement des prévenus et des condamnés pour action terroriste pourrait-il aller jusqu’à les incarcérer dans un seul établissement ? Par ailleurs, vous avez parlé de désintoxication : a-t-on rencontré des succès dans ce domaine ? Quelle est votre position sur le fameux PNR, c’est-à-dire le fichier des passagers aériens, dont la mise en œuvre est entravée par le blocage de certains États membres et par le Parlement européen ? Enfin, les pratiques observées dans certaines communes – je pense, par exemple, à l’espèce de ségrégation mise en place pour l’utilisation des piscines municipales – ne sont-elles pas à la limite de la loi républicaine ? Le Premier ministre a parlé d’apartheid ; je n’irai pas jusque-là, mais cela ne commence-t-il pas dans la vie quotidienne par la volonté de séparer les hommes et les femmes, notamment à la piscine ?

Mme la ministre. Monsieur Fenech, vous avez d’excellentes lectures, mais je vous propose que nous ayons un débat littéraire en d’autres circonstances. En ce qui concerne les brouilleurs de haute technologie, il est prévu, dans le cadre du plan du 21 janvier dernier, d’étendre leur utilisation. De façon générale, disais-je, les participants à ces débats s’efforcent d’éviter les réponses lapidaires et les solutions simplistes. En voilà pourtant un exemple. Ces brouilleurs, avez-vous dit, n’ont pas empêché la saisie de téléphones portables. Certes, mais sachez que les brouilleurs brouillent tout, y compris les ordinateurs de l’administration ou la vidéosurveillance. Les choses ne sont donc pas si simples. C’est pourquoi nous menons des études sophistiquées, en réalisant des tests et des expérimentations. Il ne s’agit pas pour nous de rassurer les Français en adoptant des mesures simplistes, sommaires, qui ne fonctionnent pas, mais d’assumer nos responsabilités à la place que nous occupons en étant efficaces. On peut généraliser les brouilleurs, mais personne ne pourra plus travailler !

Quant aux moyens exceptionnels, ils existent. Le ministère de la justice créera 1 834 emplois dans le cadre du prochain budget triennal. Grâce au plan du 21 janvier, nous disposerons de 950 emplois supplémentaires et de 180 millions d’euros hors masse salariale, en plus des éléments que je vous ai présentés. Ce sont des moyens exceptionnels ! Cependant, nous respectons l’État de droit, car c’est, je crois, la volonté des Français. Ils nous ont demandé d’assurer leur sécurité, mais ils ont également exprimé leur attachement aux libertés publiques. Il est donc de notre responsabilité de veiller à garantir la sécurité de nos concitoyens sans céder à la facilité de lois d’exception, dont l’efficacité est douteuse et qui risquent davantage de les perturber que d’affliger les criminels et les terroristes.

Par ailleurs, je ne comprends pas que vous évoquiez la prévention alors que j’ai parlé des établissements pénitentiaires et de la gestion de la population carcérale. Dois-je rappeler que sur les 134 personnes mises en examen, 90 sont en détention provisoire et les 44 autres sous contrôle judiciaire ? Ce n’est pas moi qui en ai pris la décision, je ne m’en glorifie donc pas – même si, par ailleurs, on me fait porter la responsabilité de certaines décisions judiciaires. Où est-il, ici, question de prévention ? Il n’empêche que, oui, celle-ci est nécessaire. La PJJ, par exemple, a identifié 41 jeunes qui se trouvent dans une situation critique du point de vue de la radicalisation islamique, mais nous avons décidé de travailler sur l’ensemble des 140 000 jeunes suivis par ses services et d’intervenir dans les écoles en partenariat avec l’éducation nationale. Du reste, la PJJ a également identifié des parents dont les enfants ne sont pas en cours de radicalisation mais qui adoptent, quant à eux, une posture qui appelle l’attention. Nous travaillons sur l’ensemble de ce public, de même que, dans les établissements pénitentiaires, nous nous occupons non seulement des détenus radicalisés ou en cours de radicalisation, mais aussi de ceux qui risquent d’être exposés à cette radicalisation.

Quant à la rétention de sûreté, la question n’est pas de savoir si elle me plaît ou non ; je crois avoir exposé mon argumentation sur ce point. Voilà le type même de réponses dont on pense qu’elle plaît aux Français parce qu’elle les apaise. Mais notre responsabilité va au-delà ! Encore une fois, la rétention de sûreté a été créée par une loi de 2008, et elle concerne aujourd’hui une personne. Qui plus est, elle n’a pas été prévue pour les infractions liées au terrorisme. Les Français ont démontré, encore récemment, combien ils restent un peuple politisé, clairvoyant, mature. Le moindre des respects qu’on puisse lui témoigner est de faire l’effort de lui exposer la complexité des situations et les réponses qu’il faut y apporter.

S’agissant du régime des peines, je rappelle une nouvelle fois que c’est la loi du 9 mars 2004 qui a rendu automatique l’attribution du crédit de réduction de peine. Dans la réforme pénale, nous avons prévu qu’elle soit prononcée par le juge d’application des peines. Le régime de réduction des peines permet de gérer notamment la sortie de prison. À ce propos, je rappelle que c’est la loi pénale du 15 août 2014 qui permet désormais de disposer de cette réduction de peine à la fin de l’incarcération et de décider éventuellement le maintien en détention en supprimant les jours de réduction de peine. Il y a la propagande et la réalité de la loi. Voilà la réalité !

M. Claude Goasguen. Les peines ont été alourdies en 2002 et 2004 !

Mme la ministre. Je veux bien, mais je donne les références pour que les Français puissent vérifier : réduction automatique dans la loi de 2004 et aménagement de peine dans celle de 2009.

Monsieur Prat, je vous remercie pour vos propos. L’émotion nous saisit tous : nous sommes tous interloqués, stupéfaits, écrasés, désemparés parfois. Mais nous n’avons pas le droit de nous laisser aller à ce désarroi. Nous sommes profondément émus, mais nous agissons.

En ce qui concerne l’expérimentation menée à Fresnes, je peux vous communiquer, si cela vous intéresse, le rapport d’inspection.

M. le rapporteur. Volontiers, madame la ministre.

Mme la ministre. S’agissant des mineurs, la sanction est nécessaire, et elle existe, mais il faut, plus encore que pour les majeurs, faire en sorte qu’ils sortent de ces parcours. C’est pourquoi nous avons mis en place un réseau qui dispense, avec l’éducation nationale, une formation systématique aux moins de vingt-cinq ans dans les établissements pénitentiaires. Nous travaillons sur un dispositif relais avec l’éducation nationale et nous intervenons beaucoup dans les établissements scolaires.

Faut-il réviser l’échelle des peines ? Notre code pénal est sévère : les magistrats peuvent prononcer des condamnations lourdes, et ils le font. Mais certains actes sont en effet des délits, et non des crimes. Je rappelle cependant que si des éléments permettent d’établir que des crimes ont été commis à l’étranger, le juge en tient compte. Néanmoins, c’est vrai, beaucoup de faits relèvent des juridictions correctionnelles : le fait de fournir une voiture, par exemple. Ainsi, les quatre personnes soupçonnées d’avoir apporté un soutien logistique à Coulibaly ont été gardées à vue et placées en détention provisoire. C’est aux magistrats d’apprécier la situation.

Par ailleurs, je crois qu’il faudra renforcer Eurojust. Nous avons beaucoup travaillé pour la création d'un parquet européen et, avec mon homologue allemande, que j’ai rencontrée en février 2013, nous avons lancé une initiative auprès de la Commission et des États membres pour que celui-ci adopte une organisation collégiale. Je précise, sans entrer dans les détails, que la France souhaitait qu’en plus de la protection des intérêts financiers de l’Union européenne et de la lutte contre les carrousels de TVA, il soit compétent en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, la traite des êtres humains et les réseaux de trafic de stupéfiants. L’Allemagne n’a pas souhaité aller jusque-là. Cependant, nous avons obtenu des avancées et remporté un véritable succès puisque c’est notre proposition qui a été retenue et non celle de la Commission. Encore une fois, je rêve que la compétence du parquet européen soit étendue à la lutte contre le terrorisme et à la criminalité organisée. Nous n’en sommes pas là, soit. Mais, pour cette raison, nous devons renforcer Eurojust. Cela suppose d’harmoniser les définitions et les infractions et de renforcer le dispositif de partage d’informations. Il y a actuellement une prise de conscience très forte. Ainsi, vendredi dernier, la présidente d’Eurojust a déclaré qu’elle souhaitait également cette évolution, car elle est choquée par l’écart qui existe entre le nombre important de combattants européens et le peu de procédures les concernant – c’est, du reste, en France qu’elles sont le plus nombreuses.

En ce qui concerne l’indignité nationale, il y a, me semble-t-il, une confusion à ce sujet. En effet, celles et ceux qui se sont exprimés en faveur de son rétablissement semblent croire qu’il s’agit d’une peine. Or, l’indignité nationale était une infraction, créée par l’ordonnance de décembre 1944 puis supprimée par la loi d’amnistie de 1951. Cette infraction était sanctionnée par des peines inscrites dans notre code pénal et qui sont souvent prononcées au titre de peines complémentaires dans les affaires de terrorisme ; je pense à la suppression des droits civils, civiques et familiaux ou à l’interdiction d’exercer une fonction publique, par exemple.

M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre, six orateurs souhaitent encore intervenir : Mme Descamps-Crosnier, M. Pueyo, M. Pietrasanta, M. Goasguen, M. Meyer Habib et M. Loncle. Je vous propose donc d’achever votre réponse aux premiers intervenants et, si vous en acceptez le principe, de revenir devant notre commission pour une seconde audition.

Mme la ministre. D’accord, monsieur le président.

M. Meyer Habib. Madame la ministre, parlons de terroristes plutôt que de combattants. Il faut appeler un chat un chat !

Mme la ministre. Ce sont des terroristes, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, monsieur le député. Du reste, nous parlons bien d’actes terroristes, d’incriminations terroristes et de condamnations pour terrorisme. Mais le concept utilisé par l’Union européenne est celui de combattant étranger, et nous nous efforçons actuellement d’en faire adopter une définition commune par l’ensemble des États membres.

M. Myard m’a interrogée sur l’hypothèse d’un regroupement de l’ensemble des détenus radicalisés au sein d’un même établissement. Il faut savoir que les plus dangereux d’entre eux sont soumis à un régime sécuritaire particulier. J’ai ainsi diffusé deux circulaires, soumises d’ailleurs au contrôle de l’autorité judiciaire, sur les détenus particulièrement surveillés. Ces derniers sont généralement à l’isolement et soumis à des fouilles, à des changements de cellule et à des transfèrements vers d’autres établissements fréquents. Quant aux détenus regroupés dans une aile de l’établissement de Fresnes, ils font l’objet de cette mesure car ils sont incarcérés pour des actes terroristes, mais ils ne sont pas pour autant identifiés comme des leaders potentiels très radicalisés. La recherche-action nous permettra du reste de déterminer si le motif de la condamnation est le critère pertinent pour décider de placer un détenu dans cette aile dédiée. La question se pose en effet, car nous savons que certaines personnes détenues pour des faits de droit commun sont radicalisées ou en voie de radicalisation. Nous avons donc besoin de définir des critères plus fins.

Par ailleurs, nous avons étudié de très près les différents programmes de désintoxication appliqués au Danemark, au Royaume-Uni et en Suède, notamment au regard de la culture et des codes sociaux de ces pays. Au Danemark, par exemple, le programme repose en grande partie sur le volontariat. Pour mener ce travail de désendoctrinement, qui nous paraît nécessaire, nous avons conclu des partenariats avec l’École pratique des hautes études, l’Institut du monde arabe et l’École des hautes études en sciences sociales, et nous dispensons une formation à la citoyenneté et à la laïcité à tous les aumôniers, et pas uniquement aux aumôniers musulmans. Je précise à cet égard que sept cultes sont pratiqués dans nos établissements pénitentiaires et que les aumôniers nationaux ont une véritable culture œcuménique, de sorte que tous participent à l’élaboration des réponses à apporter aux problèmes qui se posent, quelle que soit la religion concernée. Nous travaillons ensemble, notamment lors de réunions organisées à la Chancellerie ; en l’espèce, tous sont fortement impliqués dans la lutte contre la radicalisation. Certaines personnes succombent aux discours de radicalisation parce qu’elles sont en déshérence mentale et culturelle ou dans une situation de fragilité sociale. Il est donc nécessaire de déconstruire ces discours. C’est la raison pour laquelle les aumôniers sont formés pour identifier les méthodes et les arguments de l’islamisme radical. Grâce à ces partenaires de qualité, nous pouvons réaliser ce travail de désendoctrinement.

En ce qui concerne le PNR, qui est un sujet de plus en plus lourd, dont le Parlement européen s’est emparé, il s’agit de trouver la bonne mesure, propre à assurer la sécurité sans mettre en péril les libertés de tout passager, car il est de ma responsabilité en tant que garde des Sceaux de veiller aux libertés individuelles des citoyens ordinaires.

M. Jacques Myard. Pas de liberté pour les assassins !

Mme la ministre. Précisément. Le défi est de mettre en place un filtrage tel que les assassins, de préférence avant qu’ils passent à l’acte, ne nous échappent pas. Cette question fait l’objet d’un travail approfondi ; les ministres de l’intérieur se rencontrent régulièrement et le Parlement s’en est emparé. Actuellement, ce programme achoppe sur le point de savoir si la totalité des informations recueillies doivent être mises à disposition des services de renseignement. Quant à moi, je crois que nous devons, face à des personnes en quelque sorte sans foi ni loi, nous donner les moyens d’assurer la sécurité de tous en apportant les réponses les plus efficaces dans le respect du droit et des procédures, garants des libertés publiques.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, madame la ministre, pour vos réponses précises et exhaustives. Nous aurons le plaisir de vous retrouver prochainement, puisque vous avez accepté le principe d’une seconde audition.

AUDITION DE M. GILLES KEPEL,
PROFESSEUR À L’INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 4 février 2015

M. Patrick Mennucci, rapporteur. M. le président Éric Ciotti est retenu à Nice en raison de l’agression de trois militaires survenue hier. Monsieur le professeur Gilles Kepel, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête portant sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Nous souhaiterions entendre votre analyse de l’évolution du djihadisme et connaître vos réflexions sur les moyens de lutter contre la radicalisation – même si ce terme fait débat – des individus.

Cette audition est ouverte à la presse ; la commission pourra citer dans son rapport tout ou partie de votre intervention, le compte rendu de cette audition vous ayant été préalablement soumis.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Kepel, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Gilles Kepel prête serment).

M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à participer à vos travaux dans ce moment particulièrement intense que vit notre pays. Il s’avère aujourd’hui nécessaire d’améliorer l’articulation entre la connaissance universitaire et la sphère de la décision publique ; une plus grande fluidité entre ces deux mondes nous aurait permis de disposer d’outils d’analyse plus efficients. Je fais part de cette conviction dans le rapport que je viens de remettre au Premier ministre ; commandé par son prédécesseur, ce travail m’a occupé pendant onze mois au cours desquels j’ai visité vingt-trois pays pour tenter de comprendre comment nos partenaires, nos adversaires ou nos contacts géraient les questions relatives à la région Moyen-Orient-Méditerranée-Afrique du Nord qui englobe le triangle reliant Téhéran, Bamako et Roubaix. Les sociétés européennes évoluent et se transforment dans un rapport d’interdépendance avec les mutations en œuvre en Afrique du Nord : Khaled Kelkal, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Chérif Kouachi, Saïd Kouachi et Hayat Boumeddiene sont originaires de familles provenant d’Algérie, et Amedy Coulibaly du Mali, ces deux pays ayant été d’anciennes colonies françaises ; l’hexagone n’est plus seulement l’héritier d’ancêtres gaulois, mais celui de l’empire colonial. Si lors des indépendances, et pour des raisons diverses, on a cru, de chaque côté de la Méditerranée, pouvoir tirer un trait sur ce passé partagé pour le meilleur et pour le pire, la réalité actuelle montre que ce mélange est effectif. Marseille incarne cet assemblage et l’on ne peut pas comprendre cette ville sans la penser dans sa relation à l’Algérie. La recherche universitaire perçoit cette dimension qu’elle réinscrit dans le temps long.

Les médias traditionnels subissent aujourd’hui une crise profonde de définition et d’identité du fait de la concurrence exercée par les réseaux sociaux ; l’une des innombrables lectures de l’affaire Charlie Hebdo repose sur l’assassinat de l’équipe rédactionnelle d’un média papier par des individus qui n’en avaient sans doute jamais lu un seul exemplaire et qui étaient perfusés par des réseaux sociaux incontrôlables.

Le Premier ministre étudiera les préconisations de mon rapport et la représentation nationale devrait se pencher sur les enjeux qui concernent l’université française.

En effet, l’université peut fournir une clef d’élucidation des événements récents. Lorsque j’ai appris la tuerie à la rédaction de Charlie Hebdo, tout était clair pour moi car je connaissais le mode d’emploi de ce type de groupe que j’avais traduit en français dès 2008 dans mon livre Terreur et martyre. J’y expliquais la nature de la troisième génération du djihad ; à l’époque, je n'avais reçu que très peu d’attention car la théorie développée par ces idéologues ne pouvait pas encore être mise en pratique puisque les conditions objectives – comme l’on dit à la gauche de l’hémicycle – n’étaient pas encore réunies. On vivait dans un monde merveilleux où YouTube n’existait pas encore, où Facebook était peu connu, où Twitter n’avait pas pris son envol, où l’hameçonnage – ou phishing – sur Internet n’était pas répandu et où, surtout, il n’y avait pas de champ de bataille pour expérimenter le nouveau djihad à portée d’un vol charter coûtant 90 euros. Néanmoins, le modèle était créé.

Le djihad armé a pris son envol lors de la guerre civile en Afghanistan dans les années 1980, au cours de laquelle les combattants afghans et les djihadistes étrangers – venus d’Algérie, d’Égypte et déjà un peu de France, particulièrement de la région lyonnaise – ont été financés par les pétromonarchies du Golfe et entraînés par la CIA pour infliger un Vietnam à l’URSS. De fait, le 15 février 1989, l’armée rouge quitta Kaboul défaite et le Mur de Berlin tomba quelques mois plus tard, le 9 novembre 1989. Les moudjahidines afghans et leurs alliés djihadistes étrangers – que l’on appelait alors à Washington les combattants de la liberté ou freedom fighters – ont porté l’estocade à la dimension militaire du système soviétique. Cette guerre fut aussi l’occasion pour les pétromonarchies sunnites de réaffirmer leur ascendant sur le langage de l’islam mondial face à la prétention de l’Iran khomeyniste d’exercer ce rôle ; cet épisode permit à l’interprétation militaire et violente du djihad de faire son retour sur la scène politique internationale. Lors des guerres d’indépendance, cette dimension ne se situait qu’à l’arrière-plan ; certains acteurs de la guerre d’Algérie la dépeignaient comme un djihad et ils utilisaient ce vocabulaire pour toucher les populations rurales, peu exposées à la culture française et occidentale, au travers d’un journal, El Moudjahid – Le combattant du djihad. Cependant, cette référence était bien moins importante pour les indépendantistes algériens que le tiers-mondisme ou le marxisme.

Le vocabulaire intellectuel du djihad et la construction du monde reposant sur une vision littéraliste, salafiste et radicalisée des écritures s’imposent à la suite de la guerre en Afghanistan. Les États-Unis et les dirigeants du Golfe pensaient pouvoir instrumentaliser les djihadistes, ceux-ci rentrant chez eux lorsque l’on cesse de les payer ; cette théorie, exposée par Zbigniew Brzezinski dans le Grand échiquier, s’est avérée erronée. Lorsqu’ils retournèrent dans leur pays, ils s’efforcèrent de dupliquer l’expérience du djihad afghan chez eux, tentatives qui échoueront du fait de l’absence de soutien américain. La théorie du 11 septembre sera pensée dans ce contexte et fera éclore la deuxième génération du djihad.

Ayman al-Zaouahiri, médecin égyptien et bras droit d’Oussama ben Laden dont il a pris la succession, pensait que les masses musulmanes avaient peur de se révolter contre les despotes algériens, égyptiens et autres, marionnettes et laquais de l’Occident, et qu’il convenait de frapper ce dernier afin de montrer qu’il n’était qu’un colosse aux pieds d’argile ; ces actions devaient faire perdre de leur lustre et de leur assurance aux tyrans des pays arabes et inciter les peuples à les renverser. Telle est la stratégie qui conduit aux attaques du 11 septembre 2001 : privilégier la lutte contre l’ennemi lointain plutôt que contre l’ennemi proche.

Le 11 septembre a un effet spectaculaire et semble marquer le début du troisième millénaire avec l’émergence du djihadisme comme force majeure dans les affaires internationales. Cette puissance s’avère avant tout symbolique et médiatique ; ce sont ses effets de souffle qui lui donnent un impact sur l’humanité et non sa capacité à transformer les mouvements profonds de l’économie et de la politique. En dépit des attaques du 11 septembre 2001 et de ses répliques madrilène et londonienne, l’objectif de favoriser le soulèvement des masses et l’instauration d’États djihadistes n’a pas été atteint. Pour les djihadistes et les islamistes radicaux, l’histoire se limite à la révélation : le prophète est venu sur terre pour apporter la bonne nouvelle et islamiser l’humanité. Si celle-ci n’est pas encore islamisée, la faute en incombe aux défauts et aux faiblesses des musulmans.

La veille du retrait soviétique d’Afghanistan, le 14 février 1989, Rouhollah Khomeiny lance une fatwa contre Salman Rushdie, coupable d’avoir blasphémé le prophète dans Les versets sataniques. Le blasphème du prophète représente un outil politique efficace pour exercer une hégémonie sur le discours de l’islam et se présenter comme le héros qui défend les musulmans outragés, offensés et humiliés à travers le monde ; les attaques contre Charlie Hebdo poursuivaient également ce dessein, même si ce but n’a pas été atteint. Quand Oussama ben Laden et ses acolytes défont l’URSS, ils ont l’impression de revivre la saga du prophète dont les successeurs avaient d’abord fait tomber l’empire sassanide, l’une des superpuissances de l’époque, avant de se retourner contre l’autre géant, l’empire byzantin, qui ne s’écroulera que 700 ans plus tard, en 1453 ; attaquer New York après avoir éliminé le système soviétique représentait une réplique des actions de leurs devanciers. Ils ont conçu le 11 septembre comme une suite de l’Afghanistan et se sont retournés contre l’autre superpuissance en mordant la main qui les avait nourris.

Toutefois, cette stratégie du djihad de deuxième génération se trouve contestée dès 2004 par un produit de l’université française, Abou Moussab al-Souri. Cet ingénieur syrien, originaire d’Alep et formé en France, faisait partie du cercle rapproché d’Oussama ben Laden et a fui l’Afghanistan après l’offensive lancée par les Américains à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Al-Souri explique que le 11 septembre fut une opération stratégiquement catastrophique, l’hubris de ben Laden l’ayant conduit à se tromper de cible – il fallait frapper selon lui l’Europe et non l’Amérique – et ayant fourni à George W. Bush l’opportunité d’obtenir les crédits militaires et politiques pour attaquer l’Afghanistan, détruire les talibans, démanteler une grande partie d’Al-Qaïda – y compris ben Laden qui fut tué en 2011 – et envahir l’Irak. Al-Qaïda a tenté de déployer une guérilla visant à infliger un nouveau Vietnam ou un Afghanistan aux Américains, mais cette tentative a échoué car, paradoxalement aidés par les chiites, les États-Unis ont empêché le djihad de se développer.

Une troisième génération du djihad a éclos après cet échec et c’est elle qui agit aujourd’hui. Son socle idéologique a été publié sur Internet il y a plus de dix ans, en 2004. Abou Moussab al-Souri connaît bien l’Europe, parle français et a épousé une ancienne gauchiste espagnole qu’il a « niqabisée » et dont il a pris le passeport. Il considère que les États-Unis sont trop forts et trop éloignés du champ de bataille et que l’Europe, au contraire, constitue le « ventre mou » de l’Occident. Il dresse le constat que les nombreuses populations originaires du monde musulman vivant en Europe y sont mal intégrées et souffrent de xénophobie, de racisme et de marginalisation ; al-Souri affirme qu’il convient de mobiliser ces personnes en leur enjoignant de ne pas s’assimiler dans les sociétés européennes, mais, au contraire, d’entrer en dissidence avec elles pour détruire l’Occident de l’intérieur. Pour atteindre ce but, il faut remplacer le système pyramidal, léniniste et centralisé du djihad – celui promu par ben Laden – par un modèle réticulaire et horizontal, qui n’est pas sans faire penser au rhizome révolutionnaire de Gilles Deleuze et qui vise à multiplier les provocations destinées à contraindre les États européens à surréagir, s’inspirant en cela des méthodes des Brigades rouges et de la Fraction armée rouge. Dans l’esprit d’al-Souri, ces attaques doivent conduire les sociétés européennes à développer ce que les islamistes appellent l’islamophobie, celle-ci donnant aux populations issues de cette culture le sentiment d’être persécutées et les incitant à se regrouper sous la bannière des plus radicaux. L’objectif est de favoriser la rupture avec les organisations d’intégration et avec les modèles de réussite, car de nombreuses personnes issues de l’immigration postcoloniale sont désormais élues de la nation française, ce phénomène ne datant que de la décennie écoulée.

Dans cette optique, trois cibles furent définies dès 2004 : les intellectuels libéraux, les juifs et les apostats. La société majoritaire s’identifie aux premiers et voudra se venger des musulmans, ce qui suscitera la réaction souhaitée de crispation identitaire et de guerre des cultures ; les juifs doivent être visés en tant que suppôts d’Israël et du sionisme, mais pas dans les synagogues comme le montrent les actions de Mohammed Merah, de Mehdi Nemmouche et d’Amedy Coulibaly ; les apostats sont les mauvais musulmans, population qui regroupe tous ceux qui ne suivent pas les djihadistes et qui sont donc passibles de la peine de mort. Les musulmans servant sous l’uniforme des impies se trouvent particulièrement visés : Mohammed Merah tue des militaires français à Montauban le 19 mars 2012, date du cinquantième anniversaire des accords d’Évian, en pensant qu’ils sont tous musulmans, alors que deux d’entre eux, dont un Antillais, ne l’étaient pas. Il me semble que le brigadier vététiste Ahmed Merabet a été abattu comme tel le 7 janvier 2015 ; d’ailleurs, le lendemain, la djihadosphère célébrait l’exécution de l’apostat. L’agression survenue hier à Nice fait suite à des instructions mises en ligne sur des sites djihadistes francophones de Syrie deux ou trois jours avant, incitant à poignarder un policier, lui prendre son arme et tuer un militaire. La logique qui anime ces assassinats est donc parfaitement connue des travaux universitaires depuis 2008, alors que l’on brocarde l’université pour son déphasage par rapport à la réalité.

Nos services de sécurité ont été victimes de leur succès, puisqu’entre 1996 et 2012, il n’y a pas eu d’attentat djihadiste en France. Beaucoup de jeunes d’origine algérienne vivant en France avaient, dans les années 1990, de la sympathie pour le Front islamique du salut (FIS) et n’aimaient pas le régime des généraux en Algérie. Lorsque la violence s’est exportée sur le sol français avec le détournement d’un airbus en 1994 et des attentats terroristes, les investissements réalisés par des familles algériennes en France pour gagner leur vie et lutter contre le chômage et le racisme furent menacés. Les pères de famille ont donc assuré l’ordre social et chassé les terroristes. À cette époque, les russophones des services de renseignement furent remplacés par les arabophones ; de nombreux spécialistes du monde arabe étudiaient à Sciences Po à l’époque – avant que Richard Descoings n’eût la géniale inspiration de fermer le département en décembre 2010 – et nous les avons vus rejoindre les services. Ceux-ci ont donc recruté des agents de qualité et leur mission fut favorisée par une bonne responsabilité sociale.

Aujourd’hui, l’émergence de la troisième génération de djihadistes n’a pas été perçue aussi rapidement qu’elle aurait dû l’être. On a traité Mohammed Merah comme un combattant de la deuxième génération alors qu’il représente un produit typique de la troisième. Aujourd’hui, nos connaissances sur Daech sont vastes et nous savons que les attentats de Paris ne sont pas le fruit du hasard, mais la mise en application d’un manuel. La deuxième génération, celle d’Al-Qaïda, n’a pas constitué un phénomène social en France : cette organisation n’a jamais compté 1 500 membres et il n’y avait pas 25 % de convertis, dont 30 % de femmes. L’idéologie fut élaborée en 2004 mais elle n’a été mise en œuvre que huit ans plus tard avec les assassinats perpétrés par Mohammed Merah – même si le meurtre du réalisateur néerlandais Theo van Gogh, le 2 novembre 2004, les préfigurait. Elle cherche à responsabiliser les individus après les avoir endoctrinés sur les réseaux sociaux ; il ne s’agit plus de demander à des imams radicalisés – tel Farid Benyettou – de recruter des exécutants comme dans la période précédente, car ces derniers sont identifiés par les services de renseignement. Des réseaux de solidarité entre pairs subsistent, mais l’auto-radicalisation domine désormais et se nourrit d’images édifiantes de bombardements d’enfants par l’armée de Bachar el-Assad en Syrie. Ces vidéos suscitent des identifications, entrent dans les modes de pensée et de représentation du monde des jeunes et provoquent des solidarités. C’est à cette culture que souhaite s’adresser la campagne « Stop djihadisme » du Premier ministre, celle-ci ayant déjà été détournée par les djihadistes qui s’en servent pour leur propagande. Ces jeunes sont repérés par la technique de l’hameçonnage sur Internet, sont endoctrinés et reçoivent, si possible, un entraînement militaire. Le front djihadiste syro-irakien offre une opportunité exceptionnelle pour développer cette filière et il pourrait s’étendre demain en Libye – dans cette optique, il s’avère capital d’éviter que la Tunisie tienne pour la Libye le rôle de lieu de passage occupé par la Turquie dans le conflit actuel, et les autorités tunisiennes sont extrêmement déterminées à conjurer ce risque.

Ce nouveau système réussit à traduire la grammaire du djihadisme dans la culture jeune – d’où le nombre élevé de convertis –, si bien qu’il représente un défi et un danger inédits. La police a ouvert un numéro vert destiné aux familles inquiètes de voir leurs enfants basculer dans le djihad : ce sont les parents des classes moyennes qui l’utilisent et non ceux des classes populaires qui peuvent avoir un enfant ou un membre de leur famille en délicatesse avec les services fiscaux ou la police. Cela montre que la menace ne touche pas uniquement les banlieues déshéritées. Les familles concernées sont, en revanche, très souvent fracassées. Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Chérif Kouachi, Saïd Kouachi et Amedy Coulibaly proviennent de familles brisées où la mère a des mœurs difficiles et le père est un trafiquant, souvent expulsé et donc absent : ils ont tous été placés et l’on connaît bien leur parcours grâce aux notes de la protection de l’enfance et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui seront précieuses pour l’étude. Ces vies nous interrogent sur notre société, ses failles et la capacité des discours d’endoctrinement à exploiter ces déchirures. Des personnes parties de Lunel pour rejoindre le champ de bataille syrien ont commis des exactions épouvantables – crucifixions et lapidations – qu’elles ont mises en ligne aux fins d’édification et de prosélytisme dans leur milieu d’origine.

L’université doit fournir des éléments permettant de comprendre la radicalisation, car les services de renseignement se focalisent sur la déradicalisation. Les connaissances de l’arabisant et de l’orientaliste sont nécessaires, mais elles doivent être reliées à d’autres disciplines comme la psychologie, l’histoire et la sociologie. La situation nous oblige à repenser notre société.

Les événements de janvier ne me rendent pas pessimiste sur la capacité de la société française à réagir. Les djihadistes cherchaient à la fragmenter et à mettre en place des guerres d’enclaves, musulmans contre juifs et contre chrétiens. Une préfiguration d’une telle situation s’est donnée à voir l’été dernier à Sarcelles, mais ce mécanisme ne s’est pas enclenché après les attentats de début janvier. Certes, une partie de la jeunesse n’a pas manifesté le 11 janvier et certains élèves ont refusé de respecter une minute de silence à la mémoire des victimes – même si des professeurs affirment qu’il aurait été difficile de faire suivre par des adolescents une minute de silence pour n’importe quel événement –, mais il n’est pas négatif que les clivages se soient exprimés de façon aussi clinique car nous allons pouvoir traiter leurs symptômes. Beaucoup d’enseignants m’écrivent pour me dire que leur hiérarchie ne les écoutait pas lorsqu’ils signalaient ce type de problème, mais que tel n’est plus le cas. Ils affirment être dorénavant prêts à se mettre en avant pour traiter ces questions et sauver la société en quelque sorte. J’y vois un signe très positif. Ainsi, une professeure d’anglais du lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen m’a écrit pour m’informer qu’elle avait créé il y a quatre ans un atelier d’autodéfense intellectuelle destiné à aider ses élèves à exercer leur esprit critique et à prendre du recul sur l’information qu’ils reçoivent chaque jour. D’autres enseignants m’ont fait part de projets similaires.

Lors d’une émission de radio, j’ai discuté avec un imam d’origine algérienne, né aux Mureaux, ayant grandi dans l’enfer du Val-Fourré et qui, parti à 15 ans en Syrie, s’inquiète aujourd’hui de l’action de radicalisation des réseaux sociaux et de la perte d’influence des imams. Or, pour la première fois depuis que je suis ces questions, soit une trentaine d’années, cet imam souhaite mettre en place des éléments de collaboration avec l’université pour sortir de l’isolement et se trouver plus en phase avec la jeunesse française de confession musulmane. Ces éléments sont nouveaux, intéressants et vont nous permettre de régler une partie des problèmes actuels.

Le traumatisme que nous avons vécu provoque une responsabilisation sociale, y compris, et c’est bien normal, de la part de nos compatriotes musulmans. Même si certains d’entre eux ont vécu le blasphème du prophète comme une humiliation, nombreux sont ceux qui souhaitent travailler sur ces questions pour réduire les clivages de la société et reformer le tissu social. Cela nécessite de rompre avec l’organisation en silos. Le Gouvernement a beaucoup insisté sur le rôle des instituteurs, des professeurs de collège et de lycée, et les messages que j’ai reçus montrent à quel point celui-ci est fondamental ; cependant, les représentations du monde se forment aussi à l’université, puisque la recherche y est logée, et oublier cette réalité reviendrait à se tirer une balle dans le pied. L’université et les pouvoirs publics doivent donc développer une coopération plus étroite : construisons une nouvelle relation entre le savant et le politique !

Présidence de M. Claude Goasguen, vice-président.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. La commission devra formuler des préconisations et celles-ci ne concerneront pas uniquement le domaine de la sécurité. La question de l’université entre ainsi dans nos préoccupations et nous avons entendu M. Raphaël Liogier, directeur de l’observatoire du religieux à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui nous a dressés un constat très proche du vôtre sur le rôle de l’université et l’abandon dont elle souffre. À ce sujet, je souhaiterais vous interroger sur le projet de faculté de théologie musulmane à l’université de Strasbourg.

M. Joaquim Pueyo. Lors d’une campagne pour les élections municipales, nous avions tenté de distribuer des tracts à des jeunes d’une vingtaine d’années qui vendaient des livres que nous ne comprenions pas. Ils nous avaient rejetés au motif que la démocratie ne les intéressait pas. Quelques semaines plus tard, éclatèrent des violences urbaines au cours desquelles des voitures furent brûlées dans un quartier inaccessible aux pompiers et aux policiers pendant trois semaines.

Monsieur Kepel, vous évoquez beaucoup la laïcité dans vos ouvrages et vous affirmez que celle-ci, dans les cités, n’est pas perçue comme un espace neutre accueillant tout le monde, mais comme un vecteur de discrimination envers l’islam. Les entrepreneurs de l’islamisme attisent ce sentiment en présentant la laïcité et la démocratie comme le socle de l’islamophobie et en proposant des alternatives communautaires.

Les mesures que prend actuellement le Gouvernement se situent-elles à la hauteur du défi auquel nous sommes confrontés ? Ne pensez-vous pas que l’on a trop mis de côté les rites républicains pour privilégier la reconnaissance des spécificités de chacun ? Ne conviendrait-il pas de ranimer ces rites ?

Vous avez fait part de la nécessité de retisser le lien social : comment atteindre cet objectif et quel rôle doivent jouer l’école, les pouvoirs publics et tous ceux qui ont une responsabilité dans la société civile ?

M. Gilles Kepel. L’opération policière faisant suite aux attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 a fait l’admiration de l’Europe, et le Gouvernement a pris les mesures adaptées aux événements. Il convient maintenant de porter ces sujets dans l’enceinte de l’Union européenne (UE) et d’arrêter des dispositions dans ce cadre, car l’Europe tout entière est visée.

Les jeunes vivant dans des familles fracassées ont perdu tout repère et la République n’en fournit plus. Mme Dounia Bouzar explique bien le processus d’aliénation de type sectaire mis en œuvre pour couper les individus de leur famille ou de leurs professeurs. L’absence d’institutions et de rites auxquels on puisse adhérer pose un problème. La manifestation du 11 janvier dernier a d’ailleurs comblé ce vide, d’où sa grande portée symbolique. Les rites doivent avoir du sens et offrir la possibilité de s’identifier à eux. Les barbus de toute sorte ont brocardé la laïcité ces dernières années, alors qu’elle permet de vivre ensemble dans la pluralité et le conflit non-violent des opinions. Sur ce dernier point, il convient de ne pas alimenter la fiction d’une société réconciliée : des élus de droite et de gauche siègent à l’Assemblée nationale, nourrissent des convictions différentes, souhaitent battre leurs adversaires lors de ces moments ritualisés que sont les élections et, pourtant, ils ne s’étripent pas ! Cela permet de socialiser les clivages de la société dans un espace commun ; les divisions existent aussi dans les quartiers populaires et l’on doit trouver les moyens de les socialiser, objectif pour lequel les rites peuvent s’avérer utiles.

En 2003, lorsque je siégeais dans la commission présidée par Bernard Stasi et portant sur l’application du principe de laïcité dans la République, mon collègue M. Patrick Weil et moi-même avions insisté sur le fait que la laïcité française avait été conçue en 1905 comme une séparation entre l’Église et l’État, entre Rome et Paris. L’enjeu diffère aujourd’hui, car nous devons construire une laïcité non plus de séparation, mais d’intégration ; or, depuis dix ans, nous n’avons pas beaucoup progressé sur cette question.

M. Georges Fenech. Je souhaite connaître votre avis sur la nécessité d’une modernisation de la loi de 1905 et sur le financement des mosquées. La France compte environ 2 400 mosquées ; deux salles de prière se construisent par semaine. Les maires connaissent l’hypocrisie qui règne sur le financement des mosquées : il serait composé à 20 % de dons des fidèles, à 30 % de subventions déguisées – au travers de baux emphytéotiques notamment – et à 50 % de fonds provenant de l’étranger. Or, qui tient le financement, tient la formation des imams ; le financement donne en quelque sorte un droit de regard.

J’étais surpris que dans votre passionnant exposé vous ne fassiez pas mention des grandes autorités religieuses de l’Islam.

Enfin, que pensez-vous de la déclaration du président Al-Sissi, qui, de mon point de vue, s’apparente à de l’apostasie dans laquelle il demande aux autorités religieuses de revisiter le Coran ? Cette déclaration n’a pas trouvé l’écho qu’elle mérite selon moi.

M. François Pupponi. Si je partage votre constat, je suis moins optimiste que vous sur la capacité à apporter des réponses de fond et à mettre en place les structures adéquates.

Nous sommes capables de lutter, plus ou moins efficacement, contre les terroristes. Mais la montée en puissance de l’islamisme radical dans un certain nombre de territoires ne suscite aucune réaction. Les élus sont un peu livrés à eux-mêmes, chacun travaille de son côté, les enseignants de l’un, et les universitaires, de l’autre. J’ai proposé la création de cellules de veille par quartier pour travailler tous ensemble. Aujourd’hui rien n’est pensé ni mis en place. Les services de police croient pouvoir s’en sortir seuls, les enseignants aussi, les maires font ce qu’ils peuvent. Il n’y a pas d’organisation territoriale de la République pour lutter contre ces phénomènes. Je suis preneur de vos réflexions sur les structures qui devraient être créées pour y remédier. La volonté est là, les appels au secours ne manquent pas, mais rien n’est organisé au niveau local. Or, c’est à ce niveau que nous pouvons mettre en place un suivi individualisé.

Une note d’optimisme malgré tout, nous avons été capables il y a quinze ans en matière de délinquance de nous asseoir autour de la table et de travailler ensemble pour trouver des solutions. On y arrive, quartier par quartier.

N’est-il pas temps pour la République d’organiser enfin, dans un espace laïc, les relations et les règles de l’islam de France ? Les demandes des communautés musulmanes sont multiples, qu’il s’agisse des mosquées, de l’abattage rituel ou des cimetières. La France n’y répond pas. Chaque maire qui s’y essaie se voit taxer de communautarisme. Les donneurs de leçons sont nombreux mais, sur le terrain, les élus attendent des réponses concrètes et globales.

Autre question, les réseaux les plus introduits dans ces quartiers et les plus actifs sont turcs. Lors de la manifestation à Sarcelles, deux drapeaux étaient brandis dans la rue : le drapeau palestinien et le drapeau turc. Les mosquées turques qui profitent de réseaux très structurés et qui ne sollicitent aucun financement inquiètent car elles font concurrence aux mosquées traditionnelles. Les responsables de ces dernières viennent demander notre aide pour empêcher les dérives qu’ils observent. Les pouvoirs du maire que je suis sont un peu limités en la matière…

M. Gilles Kepel. L’intervention du maréchal Sissi devant les autorités de l’université Al-Azhar était en effet frappante. Il les a interpellées en cherchant à les mettre devant leurs responsabilités à l’égard de l’image que renvoie l’islam aujourd’hui.

Le grand imam, Ahmed al-Tayeb, qui a fait ses études en France, a certainement été un peu décontenancé. Mais les responsables d’Al-Azhar ont malgré tout l’habitude d’être tancés – Nasser le faisait déjà en son temps –, et de recevoir des injonctions de la part des dirigeants égyptiens. Il faut toutefois prendre cette déclaration avec prudence. Les institutions égyptiennes fonctionnent aujourd’hui grâce à l’appui des pétromonarchies du golfe et à l’élimination des Frères musulmans rendue possible par un très fort soutien aux salafistes. Il faut donc être averti des différents registres de discours existants. Néanmoins, la question que vous soulevez mérite d’être posée. On n’a sans doute pas suffisamment prêté attention à cette déclaration. Il est vrai que l’Égypte est, à tort, souvent réduite aujourd’hui à l’ordre qui y règne et au nombre de prisonniers politiques.

Le financement des mosquées et la formation des dignitaires du culte sont deux sujets qu’il convient de distinguer. S’agissant des mosquées et des lieux de prière, on peut reprocher à la République d’être inégalitaire. Les communes sont propriétaires des églises et les départements, des cathédrales construites avant 1905. Ce sont eux qui prennent en charge aux frais du contribuable les réparations. Il serait donc légitime aux yeux d’un citoyen non chrétien que son lieu de culte bénéficie des fonds publics dans le même but. Il ne s’agit pas là d’une entorse à la laïcité – si entorse il y a, elle date de l’attribution de la propriété aux communes. Je vous recommande le rapport au ministre de l’intérieur de Jean-Pierre Machelon sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, dans lequel sont envisagées des dispositions pour étendre la dérogation pour les réparations. Il me semble qu’il y a là des pistes intéressantes.

Le statu quo n’est pas possible. Des lieux de prière musulmans se construisent aujourd’hui à un rythme très soutenu, environ deux par semaine. Dans les trois âges de l’islam en France – devenu islam de France –, cette question a occupé les années 1980 ; ensuite ce fut le tour de l’école avec l’irritant du voile, puis aujourd’hui du halal. Il ne me semble pas infaisable de faire évoluer les règles en matière de financement des lieux de culte. Il suffit que le législateur s’y attelle.

Quant à l’affirmation d’un lien entre financement et formation des imams, elle doit être nuancée car cela dépend aussi du type de formation des imams. Le plus souvent, l’imam est salarié d’une association. Par le passé, les contrats de travail léonins qui liaient les imams les incitaient à quitter la mosquée dès qu’ils le pouvaient pour un travail à l’usine mieux rémunéré. Aujourd’hui, toute une génération d’imams peut faire valoir des formations acquises à l’étranger de meilleure qualité. Il y a un marché du savoir islamique. Plusieurs dizaines, peut-être quelques centaines de personnes, connaissent bien l’arabe, la religion, l’imamat. La problématique est donc différente.

Faut-il organiser une formation d’imams en France ? Il me semble compliqué de vouloir imposer un contrôle de la formation des ministres du culte, quels qu’ils soient, par l’État laïc et républicain français. Vous avez cité la faculté de théologie de Strasbourg. L’idée d’étendre aux musulmans les termes d’un concordat avec les catholiques, les protestants et les juifs a été évoquée plusieurs fois. Je ne suis pas convaincu. Il me semble que la formation des imams continuera très largement à être dispensée dans les pays musulmans qui disposent d’une infrastructure idoine ; la formation des rabbins et des ministres du culte juifs a principalement lieu en Israël sans que personne n’y trouve à redire. En revanche, il importe de faire en sorte que les imams puissent être exposés à la culture et au savoir universitaire et profane. Cette approche me semble moins contraignante. On ne peut pas envisager de mettre les imams sous l’autorité du ministre de l’intérieur et des cultes et de les faire défiler en rang serré car ils perdraient immédiatement l’oreille de leurs ouailles. Ce serait leur rendre un très mauvais service. Mais, comme c’est le cas pour un certain nombre de religieux juifs ou chrétiens, et pour certains imams également, il faut favoriser les passerelles avec l’université et leur permettre de suivre des cursus afin de rompre leur isolement.

J’ai été très frappé car l’attaque de l’Hypercasher de la porte de Vincennes a eu lieu le vendredi après-midi, ce moment dans le semainier de la République laïque, après la sortie du sermon des imams et avant le sabbat, pendant que les autres partent en week-end.

Les imams qui se sont exprimés ont été très virulents contre les assassinats de Charlie Hebdo, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, parce qu’ils se sentaient menacés dans leur magistère même. J’ai ressenti ce malaise chez mes interlocuteurs. Il faut saisir la main qui nous est tendue. Le législateur peut être celui-là.

L’extension du domaine des réparations serait une façon de faire avancer les choses. Il ne s’agit pas de faire des municipalités les propriétaires des mosquées.

S’agissant du CFCM, certains ministres de l’intérieur ont eu l’illusion qu’il était possible de hiérarchiser la représentation islamique en France par le biais de ces élections étonnantes, fondées sur le nombre de mètres carrés des mosquées. Ce critère a eu pour effet de favoriser l’islam issu du monde rural dans lequel les mètres carrés sont moins chers, donc les mosquées plus grandes. Or, dans ces régions, les Marocains sont plus nombreux que les Algériens. Ce critère a donc avantagé une partie de l’imamat en fonction de son origine nationale plutôt qu’une autre.

Plus que des institutions hiérarchisées comme le CFCM dont on ne peut pas dire qu’il soit au mieux de sa forme, il serait préférable de créer des instances de dialogue sur les questions comme l’abattage et l’enterrement.

Les Turcs, comme les Maliens, forment une communauté très structurée et caractérisée par une forte solidarité, y compris financière. J’ai été frappé, en travaillant à Montfermeil, de constater que les fortunes sont turques. Les Turcs, qui étaient très engagés dans la confection, en ont été évincés au milieu des années 2000 par les Chinois ; ils se sont alors rabattus d’une part sur le BTP et d’autre part sur la restauration, selon un modèle faisant penser à l’immigration portugaise. Ils ont investi non pas tant dans l’acquisition d’un capital éducatif que d’un capital relationnel, commercial et financier. Conséquence de cette stratégie, le halal est aujourd’hui en grande partie entre les mains des Turcs, parce que les coûts, du fait de la confiance intracommunautaire, sont très faibles. C’est le phénomène de « découscoussification » de la France que vous avez peut-être remarqué en vertu duquel, dans les milieux populaires, le couscous a disparu au profit du kebab. On recense aujourd’hui un certain nombre de mécènes turcs qui donnent du travail. Mais il faut savoir que la communauté turque est extrêmement clivée en fonction de l’appartenance politique dans le pays d’origine.

Monsieur Pupponi, je vous félicite pour vos nouvelles fonctions à la tête de l’ANRU qui se trouve au cœur du problème. L’ANRU a réalisé des choses formidables sur le plan architectural. Mais toute la question des quartiers est là : on a fait du tout béton, dans l’intérêt bien compris des entreprises du BTP. Votre position à la tête de l’ANRU ne vous permet-elle pas de mener la réflexion nécessaire ? Le modèle territorial en matière de lutte contre la délinquance est une piste intéressante. Mais, si j’ose dire, la balle est dans votre camp…

M. Jacques Myard. Notre questionnement vaut pour le long terme. Nous faisons face à une secte, qui propage une vision apocalyptique et souhaite nous faire la peau. Nous avons fait preuve en France et en Europe d’une totale naïveté, dont le paroxysme a été atteint avec le Londonistan.

La question, qui est politique avant d’être militaire, est de savoir comment lutter sur le plan culturel et politique contre ces dérives sectaires.

En matière de prévention, je suis également frappé de la naïveté de l’Éducation nationale qui laisse ouvrir des écoles qui ne sont rien d’autre que des madrasas.

Quel discours peut-on adresser à tous ces jeunes pour les déradicaliser ? Sont-ils sensibles à un discours rationnel ?

M. Patrice Prat. Vous regrettez le cloisonnement entre la sphère universitaire et la sphère publique. Vous indiquez que le modus operandi de la troisième génération de djihadistes était connu depuis 2008. Dans le mouvement de recomposition du paysage terroriste qui est à l’œuvre, avez-vous déjà décelé une quatrième génération naissante ?

M. Jean-Claude Guibal. Sommes-nous à la hauteur du problème tel que vous l’avez posé ? Assistons-nous à un épisode du choc des civilisations évoquées par Samuel Huntington ? À quoi est dû le réveil de l’islam que vous avez évoqué ? Est-ce une crise face à la modernité ? Peut-on se contenter d’y apporter des solutions nationales ? Est-il possible de lutter contre ces phénomènes sectaires et religieux internationaux par les seuls instruments d’une laïcité qui peut favoriser une société multiculturelle alors que ces jeunes djihadistes semblent aspirer à un monde enchanté, loin du monde dans lequel nous vivons ?

Mme Chaynesse Khirouni. Vous avez souligné les interdépendances entre nos sociétés et les mutations dans le reste du monde ainsi que l’histoire des empires et le partage de cette histoire. Comment peut-on raconter notre histoire commune et retisser les liens en tenant compte de la diversité de notre société ?

Vous avez évoqué les anciennes colonies. Je ressens une crispation persistante vis-à-vis de l’histoire de la décolonisation et notamment de notre histoire particulière avec l’Algérie. Je me souviens du bras d’honneur d’un ancien ministre à l’évocation de cette histoire.

Je ne sais pas s’il est possible de reprendre la formule de Charlie Hebdo : « tout est pardonné ». Mais il me semble qu’un travail est nécessaire sur cette question. Comment peut-on selon vous réussir à porter cette histoire commune ?

Mme Valérie Boyer. Je partage le constat de M. Pupponi.

Vous avez cité le chiffre de 25 % de convertis parmi les rangs des djihadistes et de 30 % de femmes. J’aimerais creuser cette question pour comprendre qui sont les convertis. La déradicalisation est-elle plus simple dans leur cas ? Comment les protéger de la conversion ? Nous sommes en tant qu’élus souvent confrontés à ces questions.

L’ANRU, avant d’être du béton, doit être de l’humain. Il est clair que l’ANRU ne résout pas les problèmes que nous abordons aujourd’hui. Il est impératif et urgent que les travailleurs sociaux qui interviennent dans les quartiers de politique de la ville puissent bénéficier de formations. Il faut les aider à comprendre ce qui se passe car, eux aussi, sont démunis et tiennent souvent un discours inadapté. Les élus manquent également d’outils juridiques pour intervenir lorsqu’ils sont confrontés à une mosquée en voie de radicalisation.

M. Christian Assaf. Vous avez parlé du financement sous l’ère Al-Qaïda. Sous l’ère Daech, j’ai compris que vous réfutez l’idée d’une génération spontanée de terroristes et que vous abhorrez le terme de loups solitaires. Vous parlez d’horizontalité. Mais qui finance aujourd’hui ?

S’agissant de la troisième phase de l’islamisation, de l’ère Daech qui est marquée par une acculturation – les djihadistes français connaissent peu l’islam, ne parlent pas l’arabe et ne connaissent pas le Coran – comment la connexion s’opère-t-elle ? Vous avez cité internet mais il faut plus que des images pour adhérer à la stratégie de Daech.

Vous mettez en avant l’échec de Daech dans sa stratégie de fragmentation de la société française. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, les sujets de friction ont été nombreux : les prières de rue, la dignité des lieux de culte, le foulard, le drapeau algérien dans les mariages et les rassemblements sportifs, les sifflets de la Marseillaise mais aussi la mobilisation contre le mariage pour tous, et enfin la journée de retrait de l’école. Comment aurait-on pu imaginer cet islam vindicatif, à l’opposé de l’immigration qui voulait se fondre dans la société que nous connaissions ? Je m’interroge donc sur votre appréciation : il me semble que la société française montre de nombreuses fractures, notamment avec la population immigrée de deuxième voire de troisième génération.

Je suis assez favorable à l’adaptation de la loi de 1905 et à ce que les lois de la République prennent mieux en compte l’islam. Mais de là à parler d’un islam à la française.... Ne prend-on pas le risque – de la même manière qu’on fait appel un peu trop souvent à l’imam de Drancy – de déconsidérer la communauté française aux yeux du reste de la population arabe ?

M. Gilles Kepel. La société française est fracturée. Mais les événements du 7 janvier ont exposé les fractures de manière presque clinique, ce qui doit nous permettre de mieux les comprendre et les traiter.

Il me semble que vous avez l’occasion, comme législateurs, de vous saisir de la question des quartiers et d’imaginer des structures de territorialité dans lesquelles des formations pourraient être dispensées. Ce n’est pas infaisable. Nous sommes souvent sollicités mais de manière sporadique et désorganisée. Je crois qu’il y a une urgence à agir en la matière. Personne ne vous le refusera ; on vous trouvera sans doute des moyens pour le faire. L’obsession qui est la mienne de récréer de la fluidité entre le monde universitaire et la sphère publique trouverait là un cas d’application.

M. le rapporteur. Il ne faut pas oublier le rôle des municipalités.

Mme Valérie Boyer. Les élus sont déjà très impliqués. Mais il manque une réponse organisée de la société, et pas seulement des municipalités, dans ces quartiers qui sont pourvoyeurs des djihadistes en grande partie, même si le public est très large, nous le savons. Les choses ne sont malheureusement pas si simples.

M. Gilles Kepel. C’est pourquoi je crois que l’ANRU est le principal moyen d’intervention de la puissance publique dans ces quartiers. L’occasion nous est offerte de repenser ses fonctions en intégrant des éléments de diffusion de la connaissance et du savoir. Vous me trouverez à vos côtés pour défendre cette idée.

Ce serait aussi une manière de réintégrer notre dimension impériale. Nous avons commis l’erreur de considérer que la France était seulement la perpétuation de l’hexagone. Dès lors que la France a possédé un empire, celui-ci – certains s’en réjouissent, d’autres le déplorent – a fécondé la société d’aujourd’hui. C’est ainsi. La société française est aussi l’héritière de l’empire français. Il faut arriver à le penser d’une manière aussi peu conflictuelle que possible, sans mettre en accusation quiconque. Faute de quoi, nous constatons les fragmentations communautaro-nationales que M. Assaf a évoquées, dont le football est un terrain d’expression. Il ne s’agit pas de parler du rôle positif ou négatif de la colonisation mais d’intégrer le fait impérial pour comprendre la société d’aujourd’hui. L’université peut y contribuer.

Qui finance la troisième génération ? Cela ne coûte rien ! Un vol charter pour Istanbul coûte 90 euros ; la profusion des armes et leur bas prix sont un problème énorme. Nous sommes face au terrorisme du pauvre et de la culture jeune.

La conversion s’opère au travers de la culture jeune. Quant à la déradicalisation, je travaille avec d’autres sur les modèles étrangers. Les Allemands sont très avancés. Ils ont mis en place des structures qui essaient de s’adresser aux individus et de faire la part de ce qui relève de l’idéologie et de ce qui relève des failles psychologiques. Il est frappant de constater le poids des éléments psychologiques – j’ai mentionné les familles fracassées. Nous disposons avec internet et les réseaux sociaux de bases de données qui sont facilement accessibles pour les services de renseignement. Tous les djihadistes partis en Syrie ont leur page Facebook sur laquelle ils racontent leur vie. La matière est très riche même si elle n’est pas intégralement traitée.

Un autre phénomène doit retenir notre attention, celui des djihadistes qui ont retourné leur veste. En Grande-Bretagne, la déradicalisation s’appuie sur un certain nombre de dirigeants islamistes qui en sont revenus. Je pense au Quilliam center, dirigé par d’anciens responsables islamistes, qui, à l’instar des anciens staliniens, connaissent l’idéologie de l’intérieur. En France, une personne comme Mourad Benchellali, qui était à Guantanamo, est susceptible de tenir des propos beaucoup plus crédibles et audibles pour les jeunes que les nôtres. Nous sommes attentifs aux expériences étrangères.

Enfin, nous devons nous intéresser à une autre nouveauté, les personnes qui veulent quitter la Syrie. Tout le monde n’est pas parti en Syrie au nom de Daech, qui n’existait pas encore. À l’origine, les motivations étaient ambiguës – certains allant même jusqu’à faire de la guerre en Syrie leur guerre d’Espagne – favorisant certaines porosités. Des personnes sont aussi parties par idéalisme, mal placé peut-être, mais une fois sur place, elles se sont trouvées contraintes de faire des choses qu’elles n’avaient pas envie de faire. Lorsqu’elles ont voulu partir, soit elles ont été liquidées, soit elles ont réussi à revenir et sont totalement traumatisées par ce qu’elles ont vu. Ayant perdu tous les repères de bien et de mal, on peut craindre qu’elles ne soient une proie facile.

Que fait-on de ceux qui reviennent ? Les effets de la prison dans l'affaire Kouachi sont terrifiants. C’est Djamel Beghal qui a transformé un braqueur et un islamiste voulant commettre des exactions à l’étranger en terroriste sur le sol français. Nous sommes en train de prendre les mesures nécessaires. Je ne suis pas complètement pessimiste sur ce point.

Monsieur Guibal, il faut comprendre que le conflit passe à l’intérieur de l’Islam. N’oublions pas l’assassinat des apostats qui est très mal vécu. C’est la clé de la défaite. Autant nous avons entendu des discours faisant porter la faute sur les victimes de Charlie Hebdo au nom des blasphèmes dont elles étaient responsables, autant l’assassinat du policier alors qu’il était à terre a donné lieu à un autre discours, de nature complotiste, attribuant aux Juifs et aux Américains la responsabilité, à l’instar de ce qui s’est produit pour le 11 septembre. Ce discours est d’ailleurs relayé par la djihadosphère mais aussi par la fachosphère. À ceux qui parlent d’islamophobie, je rappelle que celui qui tue les musulmans, c’est Kouachi, que je sache. Il ne faut pas éluder cette question.

Je n’ai pas encore identifié une quatrième génération. Ce ne sera peut-être pas moi. J’aurais aimé pouvoir continuer à former des étudiants pour le faire.

Comment se fait-il que des analphabètes adhèrent aux visions apocalyptiques qui sont diffusées ? Plus c’est délirant, mobilisateur et simple, plus ça marche. Les 140 signes du tweet sont l’aboutissement du salafisme : il n’y a là qu’injonction, sans aucune mise en contexte.

M. le rapporteur. Je vous remercie. Le renforcement du travail universitaire est un aspect décisif que nous ne manquerons pas d’aborder dans notre rapport. Nous sommes intéressés par le rapport que vous avez remis au Premier ministre.

AUDITION DE MME ISABELLE GORCE, DIRECTRICE DE L’ADMINISTRATION PÉNITENTIAIRE AU MINISTÈRE DE LA JUSTICE,
ET M. BRUNO CLÉMENT-PETREMANN, SOUS-DIRECTEUR DE L’ÉTAT-MAJOR DE SÉCURITÉ

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du lundi 9 février 2015

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Nous recevons cet après-midi Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, et M. Bruno Clément-Petremann, sous-directeur de l’état-major de sécurité, que nous avons souhaité entendre pour aborder la question centrale de la radicalisation en milieu carcéral et des moyens pour prévenir et combattre ce phénomène.

Je vous signale que cette audition est ouverte à la presse et fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. La vidéo est disponible pendant quelques mois, à la demande.

Je vous rappelle également que la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission, qui pourra également décider d’en faire état dans son rapport.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires faisant obligation aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous demande, madame, monsieur, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(Mme Isabelle Gorce et M. Bruno Clément-Petremann prêtent serment.)

Mme Isabelle Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire au ministère de la Justice. Mesdames, messieurs les députés, je préciserai tout d’abord que les phénomènes de radicalisation dans l’administration pénitentiaire ne sont pas récents : ils sont connus depuis une vingtaine d’années. Des détenus islamistes radicaux sont enfermés pour des actes de terrorisme commis dans les années 1990 et des conversions ont été observées depuis plusieurs années. Toutefois, la radicalisation prend une coloration nouvelle dans nos établissements du fait de l’incarcération de ressortissants français revenus de Syrie. On peut estimer qu’il existe une massification – même si le mot est excessif – des comportements d’adhésion au fondamentalisme musulman, phénomène qui s’observe essentiellement dans les grands établissements de la région parisienne, qui reçoivent l’ensemble des personnes placées sous mandat de dépôt pour des faits de terrorisme.

Toutefois, nous n’avons pas traité ce problème de manière spécifique dans la mesure où, depuis plusieurs années, les détenus qui se tournent vers l’islam radical ne s’inscrivent plus dans des relations conflictuelles avec l’institution : ils ne cherchent plus à organiser des prières collectives dans les cours de promenade ou à marquer une opposition en matière d’alimentation ou de culte. Nous savons, grâce notamment aux travaux de recherche de M. Farhad Khosrokhavar, que les détenus se comportent de façon beaucoup plus discrète dans l’expression de leur fondamentalisme. Nous ne rencontrons pas de problèmes majeurs de discipline ou de police intérieure avec eux.

Cette évolution ne nous laisse bien sûr pas indifférents. S’il n’est pas possible de véritablement quantifier ce phénomène, nous observons des changements collectifs de comportements se manifestant par un rapprochement avec des détenus fondamentalistes, qui s’auto-proclament imams.

Je vais vous donner quelques chiffres tenant compte des mandats de dépôt du week-end dernier. En France, sur les 307 personnes détenues pour des faits de terrorisme, 172 sont écrouées pour des actes de terrorisme liés à l’islam radical : 145 sont des prévenus qui relèvent, à l’exception de dix individus, de la direction interrégionale de Paris ; 27 purgent de longues peines. Le nombre de terroristes islamistes ayant déjà fait l’objet d’une incarcération est de vingt et un, ce qui montre qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre le fait d’avoir été précédemment incarcéré et le retour en prison pour des faits de terrorisme liés à l’islam radical.

L’administration pénitentiaire dispose d’un bureau de renseignement, s’appuyant sur un réseau régional. Créé en 2003, il s’est densifié à partir de 2012. Il travaille avec les services du ministère de l’intérieur, en particulier la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ; une convention avec l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) de la police nationale devrait bientôt faciliter les échanges d’informations. En outre, un fichier de renseignements nous permet de croiser les renseignements relatifs aux personnes détenues avec les informations dont disposent les services de renseignement du ministère de l’intérieur. Il est en cours de régularisation auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) car il n’avait pas été déclaré.

L’administration pénitentiaire dispense depuis plusieurs années des formations sur le culte en prison et a développé de nombreuses formations continues et initiales consacrées à l’islam radical, notamment à des fins de renseignement : il faut que nos agents sachent ce qu’ils doivent observer et surveiller pour que les informations soient le mieux partagées possible au sein de l’institution. La grille de détection des comportements de radicalisation, mise au point il y a une dizaine d’années, a été récemment revue, en tenant compte notamment des analyses de M. Farhad Khosrokhavar sur les nouvelles formes que revêt ce phénomène. Nous avons également fait appel à un prestataire extérieur, l’Association française des victimes du terrorisme, pour nous aider à mieux détecter les comportements de radicalisation et les détenus vulnérables, plus exposés à ce risque.

Ces dernières années, nous avons développé de nombreuses recherches sur la pratique du culte en prison. Une journée d’études consacrée au fait religieux en prison a été organisée à l’automne 2013 et a donné lieu à la publication d’un ouvrage, que je tiens à votre disposition. Ces travaux ont permis de montrer que le lien entre la prison et la recherche de spiritualité est ancien. L’enfermement, la fragilité, le sentiment de culpabilité, l’isolement poussent les personnes détenues à s’interroger sur leur identité, leur parcours de vie et les raisons de leur délinquance ; ils nourrissent une aspiration à pratiquer un culte, qu’il soit catholique, protestant, musulman ou israélite. La présence des aumôniers à l’intérieur des établissements est très importante : elle contribue très largement à permettre aux détenus sinon de trouver des réponses, du moins de se désangoisser.

Une partie des pistes à explorer repose sur l’organisation de la pratique du culte, notamment du culte musulman. Sur 66 000 détenus, 18 000 déclarent pratiquer le ramadan, un chiffre élevé qui reflète la propension des personnes incarcérées à resserrer des liens communautaires en cette période si importante pour l’islam.

En outre, l’administration pénitentiaire a mis en place à Fresnes un regroupement de détenus posant des problèmes de prosélytisme. Cette initiative a été prise par le chef de l’établissement lorsqu’il s’est aperçu que le nombre important de détenus incarcérés dans le centre pour des faits de terrorisme donnait lieu à des changements de comportement au sein de la détention. L’emprise grandissante qui se faisait sentir, sans véritablement poser de problèmes de police intérieure, exposait certains détenus à un risque de radicalisation, du fait de leur fragilité. Ce choix doit maintenant être approfondi, afin de bien identifier les personnes qui doivent être regroupées dans un secteur de détention, ce régime étant distinct de l’isolement. Une fois ce regroupement effectué, le niveau de pression sur le reste de la détention a diminué de manière manifeste et de nombreux détenus ont pu à nouveau vivre comme ils le faisaient auparavant, reprenant leurs habitudes en matière de repas et de douches. Preuve qu’il était nécessaire d’intervenir.

Mme la garde des Sceaux a réuni la semaine dernière les organisations professionnelles pour leur présenter le plan de lutte contre le terrorisme et la radicalisation élaboré par le ministère de la justice. L’administration pénitentiaire bénéficiera de la création de 483 emplois nouveaux et de l’octroi de 80 millions d’euros de crédits supplémentaires.

Ces nouveaux moyens permettront de renforcer le renseignement pénitentiaire. Nous pourrons densifier notre réseau, nous doter d’outils rénovés, mieux exercer notre veille, notamment sur les réseaux sociaux, et conduire une analyse plus fine des outils informatiques utilisés par les détenus. Le logiciel SCALPEL, qui permet d’effectuer des contrôles sur les 2 500 ordinateurs dont disposent les détenus en cellule – essentiellement des personnes condamnées à de longues peines – nécessite une remise à niveau permanente et appelle le développement de compétences dans les régions.

Ce plan servira aussi à équiper nos établissements de brouilleurs de téléphones portables de nouvelle génération.

Il contribuera à favoriser l’intervention d’équipes spécialisées pour effectuer des fouilles. Dans les établissements pour peine, il est difficile au personnel de surveillance de procéder à des fouilles régulièrement alors que c’est l’un des moyens les plus sûrs d’exercer notre mission de sécurité, notamment lorsque des détenus ont été condamnés pour des faits de terrorisme.

Il viendra renforcer notre dispositif de formation, continue et initiale, et nos capacités d’intervention : il ne suffit pas d’identifier les détenus radicalisés ou en voie de radicalisation, encore faut-il intervenir. À l’instar d’autres pays européens, nous souhaitons mettre en place des dispositifs de déradicalisation, qui sont avant tout des dispositifs de prise en charge. Il s’agit d’interroger les détenus sur les choix qu’ils sont en train de faire et de créer un contre-discours par rapport au discours fondamentaliste qui prend facilement dans les détentions.

Nous comptons également consolider l’aumônerie musulmane par une meilleure indemnisation des aumôniers et la création de postes supplémentaires dans les établissements. Aujourd’hui, les aumôniers musulmans interviennent essentiellement le vendredi, jour du prêche, mais sont peu présents les autres jours de la semaine pour des raisons qui tiennent essentiellement au niveau de leur rémunération. Une présence plus assidue contribuera à alimenter un contre-discours et évitera que des détenus s’auto-proclamant imams ne prennent de l’ascendant sur leurs codétenus.

Ces moyens permettront en outre de prendre en compte les multiples aspects de la radicalisation en améliorant la prise en charge des détenus, la surveillance, le réseau de renseignement, mais aussi la formation des personnels. Il est important d’affiner la connaissance qu’ont les agents de ces questions afin d’éviter qu’ils ne passent à côté de certains comportements ou ne versent dans l’islamophobie, ce qui serait totalement contraire à l’objectif poursuivi.

Je vais maintenant laisser la parole à Bruno Clément-Petremann pour vous présenter le bureau de renseignement pénitentiaire.

M. Bruno Clément-Petremann, sous-directeur de l’état-major de sécurité. La création du bureau du renseignement pénitentiaire, concomitante de celle de l’état-major de sécurité, a eu lieu en 2003. Il a pour but de collecter tous types de renseignements concernant les établissements ou les détenus sensibles faisant l’objet d’un suivi particulier, d’analyser et de recouper ces données pour anticiper les comportements occasionnant une certaine dangerosité.

Ce service se penche sur la radicalisation depuis une dizaine d’années. Il a élaboré en 2005 la première grille de détection des comportements radicaux, laquelle a été rénovée en 2009, à la suite de travaux d’une commission dépendant de la Commission européenne, puis a été remplacée par une nouvelle grille en 2010.

Aujourd’hui, le renseignement pénitentiaire est structuré en trois niveaux.

Le niveau central, à l’état-major de sécurité, comprend treize personnes affectées à deux pôles, l’un dédié à la surveillance du grand banditisme, l’autre à la surveillance du terrorisme et à la criminalité internationale.

L’échelon régional rassemble des délégués interrégionaux auprès de chacune des dix directions interrégionales de l’administration pénitentiaire. Ils sont au nombre de quatorze car ils sont deux dans les directions couvrant le plus grand nombre de détenus concernés par le terrorisme et le grand banditisme – Paris, Lille, Lyon et Marseille.

Enfin, un réseau local recouvre l’ensemble des établissements. Il est toutefois difficile d’évaluer ses effectifs car il regroupe des personnes qui n’occupent pas toujours ces fonctions à temps complet, tout dépendant de la taille de l’établissement et du profil des détenus qui y sont accueillis.

En termes d’équivalents temps plein travaillés, le renseignement pénitentiaire mobilise 70 personnes.

Il a connu un grand tournant avec l’affaire Merah, qui l’a fait paraître sur la place publique. La radicalisation en détention a en effet été particulièrement mise en avant à cette occasion, même si l’étude du dossier de Mohammed Merah a montré que les choses n’étaient pas aussi simples, sa radicalisation s’étant effectuée moins en prison, qu’il n’a fréquentée que de manière fragmentée, qu’au sein de sa propre famille, à travers l’usage des réseaux sociaux. À cet égard, je rappellerai, à la suite de Mme la directrice, que sur les 172 personnes écrouées pour actes de terrorisme, seules 21 ont déjà fait l’objet d’une incarcération.

En juin 2012, la direction de l’administration pénitentiaire a signé un protocole avec la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), devenue depuis la DGSI, visant à échanger des informations et des matériels et à faire participer les agents du renseignement intérieur à la formation de notre propre réseau de renseignement.

L’administration pénitentiaire a répondu en 2014 à plus de 6 000 requêtes provenant de services de renseignement extérieurs partenaires contre 3 000 en 2012, chiffres qui montrent l’importance prise par le renseignement pénitentiaire au sein de la communauté du renseignement.

Le renseignement pénitentiaire est en effet devenu un acteur qui compte dans la lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Il est de moins en moins considéré comme une simple source pour les autres services et apparaît désormais comme un partenaire à même de fournir des renseignements importants s’agissant du milieu fermé comme du milieu ouvert. N’oublions pas en effet que les activités du bureau du renseignement couvrent non seulement les 66 000 personnes détenues dans nos établissements, dont 800 font l’objet d’un suivi régulier, mais aussi les 175 000 personnes suivies en milieu ouvert, dont certaines peuvent aussi alimenter les filières djihadistes.

Pour finir, je précise que nous sommes en train d’élaborer avec l’UCLAT un protocole construit sur le même modèle que celui que nous avons signé avec la DGSI en 2012. Il devrait être signé très prochainement.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Avant de donner la parole à mes collègues pour poser leurs questions, j’aimerais vous demander, madame la directrice, si des expériences de désendoctrinement auprès de détenus radicalisés ont déjà été menées. Et si oui, quels en sont les résultats ?

M. Joaquim Pueyo. J’aurai trois questions très précises.

Il y a parfois confusion, notamment au sein de notre assemblée, entre séparation dans des quartiers dédiés et isolement. Pouvez-vous nous indiquer combien de détenus considérés comme des islamistes radicaux sont placés dans des quartiers d’isolement, ce qui suppose qu’ils sont seuls en cellule et dans les cours de promenade et encadrés dans leurs mouvements ? La réglementation actuelle, notamment les dispositions du code de procédure pénale, vous paraît-elle suffisante ? Ne faudrait-il pas la modifier, compte tenu du phénomène nouveau que constitue la radicalisation ?

Ma deuxième question porte sur les quartiers dédiés. Cette procédure existe déjà, notamment pour les arrivants ou les détenus considérés comme dangereux sur le plan de la sécurité publique. S’agissant des islamistes radicaux, des dispositions complémentaires seront-elles prises, notamment pour les cours de promenade ? Dans le centre de Fresnes, la surveillance ne paraît pas trop ardue, compte tenu du fait que les cours sont relativement petites, mais ce n’est pas le cas dans tous les établissements.

Ma troisième question concerne le renseignement pénitentiaire. Il est fondamental d’identifier les détenus qui peuvent se radicaliser. Les services intervenant dans les établissements pénitentiaires sont-ils prêts à collaborer ? Je pense à l’éducation nationale, au service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), au service médical, car la radicalisation peut aussi être détectée par leur biais. Une coordination a-t-elle été mise en place ?

M. Jacques Myard. Première question toute simple : pourquoi autorisez-vous les portables et les ordinateurs en prison ? Pourquoi vous cassez-vous la tête à vouloir brouiller les ondes alors même que les prisonniers n’ont pas à détenir ces moyens de communication. Ils sont en prison, oui ou non ?

S’agissant de la déradicalisation, quels arguments sont mis en avant ? Pour avoir participé à des commissions d’enquête sur les sectes, je peux vous dire que faire sortir quelqu’un d’une secte n’a rien d’évident.

Enfin, monsieur Clément-Petremann, quelle est la formation de vos agents ? Sont-ils magistrats ou sont-ils issus d’autres univers leur ayant permis d’acquérir certaines connaissances en ce domaine et d’éviter les pièges ? Attention : cette audition est ouverte à la presse, ne nous livrez pas d’éléments qui pourraient être détournés.

Mme Isabelle Gorce. Il faut faire preuve de modestie : nous ne faisons que commencer et n’avons pas vraiment d’expériences de déradicalisation ou de désendoctrinement. Nous étudions les procédures mises au point par les Britanniques, qui n’hésitent pas à travailler avec d’anciens terroristes pour établir un contre-discours à destination des détenus radicalisés. La doctrine de désendoctrinement reste à élaborer et nous souhaitons la mettre au point le plus rapidement possible.

Nous avons la conviction qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème psychologique qui s’apparenterait à l’adhésion sectaire. La question du culte se pose également et cela suppose de nous entourer d’aumôniers à même de répondre sur le terrain religieux aux détenus sous l’emprise des discours salafistes. L’administration pénitentiaire n’a pas la capacité de tenir de contre-discours en ce domaine.

Nous avons passé un marché avec l’Association française des victimes du terrorisme qui participe au programme européen RAN – Radicalisation Awareness Network. Elle dispose d’un réseau d’interlocuteurs en Europe qui nous permettra d’aider à construire les programmes de désendoctrinement.

Il nous faut également mener un travail de prévention afin de prendre en compte les détenus les plus vulnérables, susceptibles d’être rapidement influencés par des discours simplistes sur la vie en société et la géopolitique.

Vous m’interrogez sur l’isolement, monsieur Pueyo. Aujourd’hui, une vingtaine de détenus liés à l’islam radical ont été placés dans des quartiers d’isolement au sens juridique du terme. C’est une proportion modérée au regard du total de 172 et qui recouvre des flux changeants puisque le régime de l’isolement n’est pas pérenne : il doit être renouvelé et reposer sur des éléments objectifs.

La réglementation actuelle est-elle suffisante ? Oui, car les quartiers dédiés et les quartiers d’isolement ne renvoient pas aux mêmes cas. L’isolement stricto sensu doit être réservé à des détenus qui posent de véritables problèmes de dangerosité pénitentiaire. C’est la raison pour laquelle la réglementation est exigeante et que nous devons nous aussi être exigeants quant au respect de cette réglementation. Les quartiers dédiés sont appelés à se développer. Le regroupement de Fresnes a été décidé en fonction de données objectives – la nature des faits pour lesquels les détenus ont fait l’objet de poursuites judiciaires et leur comportement en détention. Nous devons toutefois affiner ces critères pour déterminer quels détenus peuvent être regroupés et lesquels ne le peuvent pas.

Ces quartiers dédiés n’entendent pas reproduire les quartiers d’isolement. Nous nous interrogeons sur le caractère systématique à donner à l’encellulement individuel, qui n’a pas été retenu dans tous les cas à Fresnes. Notre projet est de regrouper des détenus dans certaines parties de l’établissement sans pour autant leur appliquer un régime de détention spécifique. Ils feront toutefois l’objet d’une attention spéciale lors des moments où ils côtoient d’autres détenus – cours de promenade, sports collectifs à l’extérieur –, qui présentent toujours des risques car la surveillance de proximité n’est pas nécessairement très forte. Aujourd’hui à Fresnes, les 23 détenus faisant l’objet d’un regroupement sortent en promenade ensemble et pratiquent le sport à l’extérieur ensemble mais sont mélangés avec les autres détenus en petit nombre pour les autres activités.

Il faut à la fois préserver le reste de la détention des activités de prosélytisme, veiller à ne pas auto-alimenter le radicalisme en faisant vivre en permanence ensemble les détenus regroupés, et faire en sorte qu’ils soient l’objet d’une observation permanente, voire soient isolés les uns des autres lorsque c’est nécessaire. Nous devons donc couper ces détenus du reste de la détention dans la vie quotidienne et renforcer l’encadrement par le personnel de surveillance.

Présidence de M. Éric Ciotti, président

M. Bruno Clément-Petremann. Monsieur Myard, les personnes qui travaillent dans la filière du renseignement pénitentiaire sont quasi-exclusivement des officiers de l’administration pénitentiaire, qui postulent sur profil de poste et font l’objet d’une formation spécifique.

Dans le cadre du plan mis en place par Mme Taubira, les effectifs dédiés au renseignement seront doublés. Par ailleurs, le recrutement sera très largement ouvert à des catégories qui n’étaient pas jusqu’à présent concernées par la filière – et cela rejoint la nécessaire pluridisciplinarité évoquée par M. Joachim Pueyo. Des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation seront ainsi appelés à rejoindre nos rangs alors qu’il n’y en avait aucun auparavant, malgré la somme de renseignements collectés par cette catégorie de personnel.

Depuis plus d’un an, le bureau de renseignement pénitentiaire intervient dans le cadre de sessions de formation continue ou initiale devant des publics de directeurs d’insertion et de probation ou de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation , lesquels, à notre surprise, manifestent un intérêt marqué pour les questions liées au renseignement pénitentiaire.

Le plan de lutte contre la radicalisation va nous permettre de passer à une vitesse supérieure. Une quinzaine de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation sera recrutée pour renforcer les cellules dédiées au renseignement des directions régionales et deux cadres vont rejoindre le bureau du renseignement pénitentiaire au niveau central.

Mme Isabelle Gorce. Monsieur Myard, aux termes de l’article D. 449-1 du code de procédure pénale, les « détenus peuvent acquérir par l'intermédiaire de l'administration et selon les modalités qu'elle détermine des équipements informatiques ». Le nombre d’ordinateurs à destination des détenus reste extrêmement faible et il ne faut pas sous-estimer le fait que beaucoup exécutent leur peine sans poser de problèmes ni à l’administration pénitentiaire ni à l’extérieur. Les ordinateurs sont nécessaires aux détenus souhaitant suivre des études supérieures. Ils sont scellés de manière à ne pouvoir être démontés ou recevoir de clefs USB. Il est toutefois incontestable que certains détenus parviennent à les détourner de l’usage pour lequel nous les autorisons en détention.

C’est la raison pour laquelle un contrôle doit s’exercer sur l’utilisation des ordinateurs. Nous disposons à cette fin du logiciel SCALPEL mais souhaitons aussi développer les possibilités pour le personnel d’avoir recours à des logiciels d’analyse plus fins et plus poussés.

Quant aux téléphones portables, comme vous le savez, ils sont interdits dans les établissements pénitentiaires. Malgré tout, nous en saisissons en très grand nombre chaque année, qui provient de projections ou d’introductions par les parloirs.

M. le président Éric Ciotti. Pourriez-vous nous préciser le nombre de portables saisis ?

Mme Isabelle Gorce. En 2014, 27 524 téléphones portables ou accessoires ont été saisis contre 10 990 en 2010, soit un quasi-doublement en quatre ans. C’est effectivement un véritable fléau.

Notre détermination dans la lutte contre l’introduction de téléphones portables ne faiblit pas. Je demande régulièrement à ce que soient opérées des fouilles sectorielles ou des fouilles à la sortie des parloirs lorsque des incidents à répétition se produisent. Cela étant, la miniaturisation poussée des modèles rend très facile leur introduction au sein des établissements.

M. le président Éric Ciotti. Et qu’en est-il des brouilleurs ?

Mme Isabelle Gorce. Actuellement, 628 brouilleurs sont installés, mais ils ont perdu en efficacité. C’est la raison pour laquelle nous sommes en train de tester avec Thales, aux centres d’Osny et de Poissy, une nouvelle génération de brouilleurs conçus pour être adaptés à la structure des établissements pénitentiaires contrairement à ceux qui sont actuellement utilisés.

M. le président Éric Ciotti. Quand est prévue leur généralisation ?

M. Bruno Clément-Petremann. Nous recevrons la semaine prochaine un premier bilan des tests menés dans ces deux établissements.

Aujourd’hui, 628 brouilleurs sont installés. Le programme 4 000 et programme 13 200 ont rendu leur présence obligatoire dans les quartiers d’isolement, les quartiers disciplinaires et les quartiers des maisons centrales. Leur utilisation se heurte à plusieurs difficultés techniques : ils ne parviennent pas à brouiller la 4G et quand leur puissance est augmentée, ils affectent les appareils de radiocommunication internes à l’établissement voire la téléphonie extérieure, ce qui pose des problèmes avec les riverains.

Les brouilleurs actuellement testés devraient être mieux adaptés : leur portée serait restreinte aux limites des établissements sans affecter les périmètres extérieurs.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je dois dire que j’ai eu un instant d’inquiétude lorsque vous avez expliqué que le bureau de renseignement pénitentiaire avait été créé en 2003 et qu’il s’était densifié en 2012. Est-ce à dire qu’il a été très peu actif pendant neuf ans ? Pourrions-nous avoir des précisions sur l’allocation des moyens durant cette période ? Si nous avons perdu neuf ans avant l’affaire Merah dans le déploiement d’un réseau de renseignement utile, cela me semble un élément intéressant à connaître.

Ma deuxième question porte sur la formation des gardiens. Je note avec satisfaction que des moyens supplémentaires lui seront consacrés. Dans quelles directions ira l’amélioration qualitative ? Les gardiens de prison, pour autant que l’on sache, sont des êtres relativement isolés dans l’exercice de leurs fonctions, ils ne sont pas de ceux qui ont bénéficié d’un surcroît de lumières s’agissant de l’islam et peuvent être sensibles à une islamophobie rampante qui affecte certains milieux. Sont-ils véritablement en mesure de détecter les effets de l’islamisme radical ? En d’autres termes, leur formation ne devrait-elle pas être particulièrement renforcée ?

Ma troisième et dernière question concerne les pouvoirs des directeurs d’établissement. Estimez-vous qu’ils disposent, en vertu de la loi de 2009, de pouvoirs suffisants en ce qui concerne la possibilité de s’opposer à certaines visites ou même de suspendre certaines correspondances ? Croyez-vous qu’ils mériteraient d’être renforcés ?

M. Bruno Clément-Petremann. Sans doute me suis-je mal exprimé, madame Bechtel. Je n’ai pas voulu dire que le bureau de renseignement pénitentiaire s’était densifié en 2012 mais que c’était à cette date qu’il avait surgi sur la place publique puisqu’à l’occasion de l’affaire Merah, la question de la radicalisation en prison avait été évoquée pour la première fois. Le bureau de renseignement pénitentiaire, né en 2003, a grandi au fil des années. La première grille de détection a été mise au point en 2005 puis a fait l’objet d’une rénovation en 2010.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Quels étaient les effectifs dans ces périodes ?

M. Bruno Clément-Petremann. Au niveau central, le bureau comprenait dix personnes en 2003 à sa création et en compte aujourd’hui treize. Les échelons opérationnels que sont les échelons régionaux et locaux se sont construits progressivement. En 2005, il n’y avait pas de délégué interrégional à temps complet dans chaque direction interrégionale, comme c’est le cas aujourd’hui avec un doublement dans quatre directions, et encore moins de délégués locaux, lesquels apparaissent à mesure que des postes sont créés.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je souhaiterais que soient annexés au rapport des chiffres précis sur l’évolution des effectifs du bureau de renseignement pénitentiaire entre 2003 et 2012.

Mme Isabelle Gorce. Nous vous communiquerons bien entendu ces chiffres. En matière de formation, nous souhaitons renforcer la sensibilisation du personnel aux questions de la radicalisation. Ces formations peuvent se dérouler sur deux jours en service déconcentré, sur place ou par regroupement de personnels. Nous ne ferons pas de nos 24 000 surveillants de grands spécialistes du sujet. Ce qui importe, c’est qu’ils soient formés pour faire la part des choses entre ce qui relève de la réalité et ce qui n’en relève pas. Il n’est pas question d’assimiler à des radicaux dangereux tous les détenus qui se déclarent fondamentalistes, ce serait dangereux pour tout le monde. Il est absolument nécessaire de sensibiliser les surveillants à la question des diverses tendances au sein de l’islam, à la différence entre un salafiste quiétiste et un salafiste djihadiste. Ils doivent être en mesure de détecter dans le comportement des détenus ce qui doit nous inquiéter et ce qui ne le doit pas. Nous n’avons pas la prétention d’imaginer que l’ensemble de notre personnel sera finement sensibilisé à court terme. Cela réclame un travail de long terme de formation continue que nous développerons dans les mois qui viennent.

Nous avons noué des contacts avec le Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD). De nombreuses préfectures nous associent désormais aux programmes de formation mis en place par le ministère de l’Intérieur en direction des fonctionnaires. Nous-mêmes, soit au sein de l’École nationale d’administration pénitentiaire, soit au sein de nos services déconcentrés, souhaitons que nos personnels soient plus finement sensibilisés. Nous commencerons dès cette année par la direction interrégionale de Paris, qui est la première concernée par ce sujet.

S’agissant des prérogatives des directeurs des services pénitentiaires, je rappellerai qu’ils peuvent prendre des décisions de suspension de permis de visite lorsque le comportement des visiteurs pose problème. Néanmoins, ce sont des décisions qui font grief, elles doivent être motivées et reposer sur des faits objectifs car elles sont susceptibles de donner lieu à contestation. Cela dit, je considère que la question de l’extension de leurs pouvoirs ne se pose pas. J’estime plus important de travailler à sensibiliser le personnel au repérage des comportements problématiques, qu’il s’agisse des visiteurs ou des intervenants extérieurs.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Qu’en est-il des correspondances ?

Mme Isabelle Gorce. Le contrôle des correspondances est effectué de manière ciblée. C’est le travail effectué par le renseignement pénitentiaire et le croisement des observations qui rendent les opérations de contrôle efficaces. Il n’est pas nécessaire de contrôler de manière excessive des personnes qui ne le justifient pas.

M. Meyer Habib. J’aimerais revenir sur les téléphones portables. Le chiffre de 27 524 saisies que vous avez évoqué laisse supposer qu’il existe 50 000 à 80 000 téléphones dans les établissements. Est-il vrai que les portables peuvent être obtenus moyennant finance en prison ? Cette question est extrêmement préoccupante. Nous voyons bien le danger qu’il y a à ce qu’un détenu puisse communiquer 24 heures sur 24 avec l’extérieur. Cela appelle des solutions, même s’il est toujours facile de dire « il faut », « il n’y a qu’à ». S’il paraît impossible de contrôler les puces, tant elles sont petites, ne pourrait-on pas envisager de scanner les cellules pour détecter les portables ? Cependant, il peut y avoir un intérêt à laisser les détenus utiliser leurs portables. Est-il possible de les mettre sur écoute ?

Ensuite, faut-il regrouper les détenus radicalisés ou au contraire les séparer ? N’y a-t-il pas de risques d’émulation et de surenchère sachant que ces personnes n’ont souvent pas peur de la mort ?

Il me paraît important de déployer en prison des imams républicains. Mohammed Merah, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, Mehdi Nemmouche, sont entrés délinquants en prison et en sont sortis djihadistes. C’est une inquiétude majeure.

Dernière question : y a-t-il des « taupes » infiltrées dans les prisons ?

Mme Isabelle Gorce. Que de questions sur les chiffres noirs !

Il existe aujourd’hui des modèles de portables miniaturisés qui ne sont pas détectables par les portiques de détection de masse métallique. Des détecteurs permettent de repérer les appareils dans les cellules, mais seulement s’ils sont sous tension. Nous pensons aujourd’hui que le brouillage est la meilleure des solutions pour éviter l’usage des téléphones portables.

Dès lors que des téléphones sont introduits au sein des établissements, ils sont susceptibles d’être monnayés et nous ne ménageons pas nos efforts pour éradiquer les trafics.

La majeure partie des téléphones provient de projections opérées de l’extérieur. À la suite d’un plan décidé par Mme Taubira en juin 2013, nous avons développé des dispositifs anti-projections dans les cours de promenade. Il reste que les établissements situés en centre-ville ou proches des centres urbains sont particulièrement vulnérables.

L’une des raisons pour lesquelles nous pensons pouvoir lutter plus efficacement contre l’introduction de portables est que le plan récemment mis en place prévoit le déploiement d’équipes légères d’intervention et de sécurité ayant pour mission de sécuriser le périmètre des établissements et de rechercher les appareils jetés par-dessus les murs.

Les trafics se nourrissent aussi des introductions par les parloirs, parfois aussi par les personnels ou les intervenants extérieurs. Des enquêtes de police sont très régulièrement menées pour interpeller les personnes qui commettent des infractions à l’intérieur des établissements.

Regroupement ou séparation, demandiez-vous, monsieur Habib. Nous ne souhaitons pas regrouper les détenus qui posent de véritables problèmes de dangerosité pénitentiaire ou d’ordre public. Nous les gérons comme nous l’avons toujours fait, soit en les laissant en régime normal de détention, où ils font l’objet d’une surveillance particulière, soit en les plaçant en quartier d’isolement, ce qui est le cas de 19 des 172 détenus liés à l’islam radical.

Nous raisonnons en termes de cercles concentriques. Au cœur du cercle, les détenus les plus dangereux : au nombre d’une trentaine, dont vingt sont particulièrement surveillés. Dans un cercle plus large, les détenus radicalisés qui posent des problèmes de prosélytisme : nous souhaitons les regrouper dans des quartiers dédiés pour mieux les contrôler et pour protéger le reste des détenus de leur faculté de nuisance. Enfin, à la périphérie se trouve la masse des détenus plus ou moins vulnérables : nous devons les protéger car ils sont susceptibles d’être exposés au prosélytisme.

Pour ces raisons, il est en effet très important de recruter des imams qui soient capables de comprendre l’attirance de certains détenus pour les thèses fondamentalistes et de contrecarrer ce discours-là car ce n’est pas l’islam apaisé que beaucoup de musulmans en France souhaitent pratiquer. Pour cela, nous avons besoin d’imams mieux formés que ce n’est le cas aujourd’hui. Ils doivent, au-delà de la question de la spiritualité et de l’assistance à apporter aux détenus, être davantage en prise avec la réalité de la population carcérale, composée d’hommes plutôt jeunes venant de cités, susceptibles de revendiquer une forme d’appartenance communautaire et de rechercher une protection à travers un islam radical.

Enfin, vous parliez des taupes, monsieur Habib. Je vous dirai seulement que le renseignement repose sur des informations aussi fournies par des intervenants et des détenus.

M. Georges Fenech. Je note que notre commission d’enquête est si opportune que son bon fonctionnement peut être affecté par l’actualité. L’autre jour, le président Ciotti avait été retenu à Nice ; aujourd’hui, j’imagine que notre rapporteur, Patrick Mennucci, est retenu par les événements à Marseille.

Je reviendrai à mon tour sur les portables. Ils permettent non seulement de communiquer avec l’extérieur mais d’accéder à Internet, et donc aux messages que peuvent véhiculer les groupes djihadistes. Il faut reconnaître que c’est notre majorité, monsieur le président, qui a supprimé en 2009 les fouilles systématiques. Est-il envisageable de les rétablir après chaque parloir afin d’éviter les introductions de portables ?

Nous ne disposons pas de statistiques officielles sur le nombre de détenus de confession musulmane. Le seul chiffre que nous connaissons est le nombre de détenus déclarant faire le ramadan. Dans son avis sur les crédits de l’administration pénitentiaire pour 2015, notre collègue M. Guillaume Larrivé, se fondant sur les études du sociologue M. Farhad Khosrokhavar, estime à 60 % la proportion de détenus musulmans dans nos prisons. Ne serait-il pas possible d’obtenir des chiffres plus précis sur le nombre de détenus de confession musulmane ou est-ce contraire au principe de laïcité et à l’interdiction des discriminations ?

Ces données sont importantes, elles permettraient de déterminer un nombre d’aumôniers musulmans correspondant à la population de détenus de confession musulmane. Le plan d’action de Mme la ministre de la justice prévoit d’augmenter leur effectif de soixante, mais ce chiffre reste bas en comparaison des quelque 400 aumôniers catholiques, les détenus de cette religion étant minoritaires. Le renforcement des effectifs d’aumôniers musulmans se justifie d’autant plus face au phénomène des imams autoproclamés.

Madame la directrice, vous êtes sous la foi du serment, et donc déliée de votre obligation de réserve. Ne pensez-vous pas que la pénurie de places de prison, qui entraîne cette surpopulation que nous dénonçons tous, devrait être une préoccupation première ? Il y a 58 000 places de prison en France, 96 000 en Grande-Bretagne ; le taux de surpopulation carcérale de 110 % ne rend-il pas urgent la construction de prisons ?

J’aimerais savoir où en est le processus de l’appel d’offres relatif au dispositif de déradicalisation.

Enfin, dernière question, monsieur Clément-Petremann, à propos du renseignement pénitentiaire. Il semblerait qu’il n’y ait pas de véritables échanges entre les agents du renseignement intérieur et les agents de l’administration pénitentiaire : ne faudrait-il pas encourager une meilleure coordination ?

Mme Isabelle Gorce. Le nombre de téléphones portables saisis a plus que doublé : 10 990 en 2010, 20 532 en 2012 et 27 524 en 2014. Cet accroissement ne semble toutefois pas lié à la suppression des fouilles à la sortie des parloirs. D’une part, 70 % des détenus restent soumis à une fouille à la sortie des parloirs. D’autre part, l’introduction des portables se fait très majoritairement par des projections depuis l’extérieur. Mieux vaut effectuer des fouilles ciblées qui soient bien faites que de prétendre les effectuer de manière systématique en procédant de manière négligée.

S’agissant du nombre d’aumôniers musulmans, nous sommes confrontés à un problème d’évaluation statistique lié au fait qu’en France, les statistiques officielles ne peuvent reposer sur l’appartenance à une religion. Le fait que 18 000 détenus déclarent faire le ramadan est un indicateur relativement important. À la lumière des travaux de M. Khosrokhavar, le taux de 60 % ne me paraît pas pouvoir s’appliquer à l’ensemble des établissements de France. Il concerne plutôt les établissements des grands centres urbains, qui comptent beaucoup de détenus de culture musulmane. À Fresnes, par exemple, sur 2 500 détenus, 1 000 déclarent faire le ramadan, soit un pourcentage analogue.

M. Meyer Habib. Avez-vous des chiffres concernant les repas spéciaux ?

Mme Isabelle Gorce. Il y a des régimes sans porc mais nous ne disposons pas d’autre élément que les déclarations liées au ramadan. Les statistiques varient d’un établissement à l’autre.

Quant à la surpopulation carcérale des maisons d’arrêt, elle constitue bien entendu un point de fragilité pour l’administration pénitentiaire, pour son personnel et pour les détenus eux-mêmes car il est beaucoup plus difficile de vivre dans des établissements où le taux d’occupation atteint 160 % que dans des établissements pour peine où le numerus clausus est appliqué. Il faudra bien construire des places de prison pour réduire le taux de surpopulation et permettre un encellulement individuel, principalement dans les maisons d’arrêt. Un programme de construction est d’ailleurs en cours. La nécessité d’augmenter le parc est l’une des conclusions du rapport de M. Dominique Raimbourg sur l’encellulement individuel.

L’appel d’offres que vous évoquez, monsieur Fenech, a abouti. Nous avons mandaté l’Association française des victimes du terrorisme, qui commence dès maintenant à travailler avec nous sur les sites d’Osny et Fleury pour élaborer une grille de repérage des détenus en voie de radicalisation et pour nous aider à construire des programmes de prise en charge de la radicalisation religieuse des détenus.

M. Bruno Clément-Petremann. Le bureau du renseignement pénitentiaire est un service jeune. La frilosité que vous soulignez, monsieur Fenech, a pu exister dans les commencements, au début des années 2000, du fait d’effectifs restreints et d’une méconnaissance de la part des services de renseignement intérieur et de nos autres partenaires. Aujourd’hui, les rapports sont en train de s’inverser.

En 2012, nous avons signé un protocole avec la DCRI devenue DGSI. Nous nous apprêtons à signer un protocole analogue avec l’UCLAT. Un directeur des services pénitentiaires est aujourd’hui mis à disposition de cette unité à temps complet, ce qui favorise les échanges. Notre exigence vis-à-vis des services partenaires est de ne pas être considérés uniquement comme une source. Des échanges d’informations s’effectuent désormais. Nous avons créé, il y a trois ans, des équipes mixtes mêlant fonctionnaires du renseignement pénitentiaire et fonctionnaires des services extérieurs de renseignement, qui se rendent dans les établissements pour travailler sur certains cas et rencontrer des détenus.

Ce changement de dimension s’accompagnera, grâce au plan d’action, d’un doublement de nos effectifs. Cela nous impose une obligation de professionnalisation.

M. Patrice Prat. Vous avez évoqué le premier bilan de l’expérience menée à Fresnes avec les quartiers dédiés que vous envisagez d’étendre aux autres établissements. A-t-on réellement les moyens de mettre en œuvre cette politique compte tenu de tous les retards accumulés au sein de nos prisons ?

Vous avez souligné, madame la directrice, l’importance de ne pas couper les détenus faisant l’objet d’un regroupement du reste de la détention au motif qu’il ne fallait pas qu’ils auto-entretiennent leur dangerosité. Toutefois, si les contacts sont maintenus, n’y a-t-il pas un risque de propagation aux détenus vulnérables plus particulièrement exposés au prosélytisme ?

Vous avez manifesté le désir de voir augmenter le nombre d’aumôniers musulmans. Quelles conditions spécifiques devront-ils remplir ? Quels profils privilégierez-vous ? Une formation ou des agréments seront-ils requis ? Quelles seront les spécificités de leurs missions ? Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mme Isabelle Gorce. S’agissant des quartiers dédiés, nous ne prétendons pas avoir définitivement clos la discussion et la réflexion. Nous progressons en même temps que nous faisons.

Nous essayons de trouver un juste milieu : le regroupement doit permettre de protéger les détenus les plus vulnérables sans pour autant qu’il s’apparente aux quartiers par trop sécurisés ou isolés rappelant ceux du passé. Il faut que nous continuions de gérer les détenus les plus dangereux de façon spécifique, en les isolant. Nous l’avons toujours fait et il faut continuer de le faire.

Nous allons poursuivre l’expérimentation du regroupement, liée principalement au fait que les détenus liés à l’islam radical se trouvent pour l’essentiel en région parisienne – une quarantaine à Fleury-Mérogis, une trentaine à Fresnes. Si l’ensemble des parquets avaient compétence en matière de terrorisme et que ces détenus étaient dispersés sur l’ensemble du territoire national, la question ne se serait sans doute pas posée dans ces termes.

Il s’agit d’une question de police, je l’ai dit, mais aussi de prise en charge. Le regroupement facilitera la mise en place de programmes spécifiquement dédiés à ces détenus, Il permettra de mieux observer leurs comportements individuellement et collectivement. Nous ne souhaitons pas non plus les isoler complètement du reste de la détention. Il n’est pas question de casser des logiques d’insertion : les détenus doivent pouvoir avoir accès à l’enseignement, au travail ou à la formation professionnelle. Or nous ne pouvons pas reproduire à l’échelle d’un quartier dédié tous les dispositifs de prise en charge.

Nous avançons pas à pas et sans doute aurons-nous à ajuster notre méthode de travail.

S’agissant des aumôniers musulmans, je dois préciser que ce n’est pas l’administration pénitentiaire qui les agrée ; c’est l’aumônier national, sous l’égide du Conseil français du culte musulman, qui les recrute. Des enquêtes administratives sont menées pour s’assurer qu’ils remplissent certaines conditions. J’ai sollicité l’aumônier national pour établir un profil des nouvelles recrues puisqu’une soixantaine de postes va être créée. Les critères de recrutement doivent coïncider avec nos besoins.

M. François Loncle. Je vais vous poser une question brève, dont je reconnais qu’elle est peu politiquement correcte : que viennent faire les religions dans l’espace public que constituent les prisons ? Ce sont des établissements publics. Qu’en est-il de la loi de 1905 ? Qui peut contrôler les aumôniers, quelle que soit leur formation ou leur religion ? Et dans leurs comportements et dans leur langage ? Nous n’avons aucune garantie. Le fait qu’on augmente leur effectif ne résout pas le problème, bien au contraire.

Mme Isabelle Gorce. Monsieur le député, c’est tout simplement la loi qui dit que l’administration pénitentiaire doit permettre aux personnes détenues de pratiquer leur culte. Je n’ai nul état d’âme en ce domaine. La loi m’oblige à organiser le libre exercice des cultes.

M. Claude Goasguen. Les imams dans la religion sunnite sont souvent autoproclamés. On peut douter de leur efficacité. Les aumôniers musulmans qui seront recrutés feront-ils l’objet d’une formation particulière ?

Mme Isabelle Gorce. Il n’y a pas de formation particulière pour être aumônier, quel que soit le culte. Une fois que les aumôniers ont été désignés par leur aumônerie nationale, l’administration pénitentiaire leur dispense cependant une formation sur ce qu’est un établissement pénitentiaire, les règles pénitentiaires et la déontologie qui est attendue d’eux.

En lien avec le ministère de l’intérieur, nous travaillons à mettre au point des formations spécifiques destinées aux aumôniers musulmans car la radicalisation pose des questions particulières face auxquelles, ils le disent eux-mêmes, ils se sentent parfois démunis. Ils n’ont pas toujours les outils pour contrecarrer des discours tenus par des détenus qui n’ont pas forcément de culture et de compétences en matière de religion alors même qu’ils se prétendent imams.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, madame la directrice, monsieur le sous-directeur, pour ces éléments extrêmement précieux pour notre commission.

AUDITION DE MME CATHERINE SULTAN,
DIRECTRICE DE LA PROTECTION JUDICIAIRE DE LA JEUNESSE AU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du lundi 9 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Madame la directrice, nous sommes heureux de vous recevoir pour vous entendre, au cours de cette audition ouverte à la presse sur les cas de radicalisation dont vos services peuvent avoir connaissance, ainsi que sur les perspectives d’évolution de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, à laquelle le Premier ministre a annoncé vouloir conférer de nouveaux objectifs.

Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Catherine Sultan prête serment)

Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la Justice. La direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) est organisée en neuf directions inter-régionales. Depuis le début de l’année 2014, nous avons recensé les situations inquiétantes afin de mesurer l’évolution de ce phénomène, qui fait l’objet d’une politique publique centrale depuis avril 2014, et de disposer des éléments nécessaires à une analyse destinée à appuyer les professionnels chargés des enfants et des adolescents qui peuvent être touchés par la radicalisation. Ce recueil d’informations sera par la suite plus structuré et plus sécurisé.

Cet état des lieux a fait émerger des cas en nombre limité, et surtout très divers. À la fin du mois de janvier dernier, on recensait 61 situations inquiétantes. Avant les 7, 8 et 9 janvier 2015, 41 jeunes étaient concernés, dont 27 n’étaient pas connus de la PJJ. Certains étaient parfois de très jeunes enfants dont on pensait que les parents pourraient les emmener en Syrie ; la PJJ avait à en connaître dans le cadre de sa mission de protection de l’enfance. D’autres situations ont été mises en lumière qui n’avaient pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure judiciaire mais à un signalement aux services de la protection de l’enfance. En tout, une dizaine de mineurs en proie à la radicalisation et pris en charge sur le plan pénal sont recensés aujourd’hui. Pour le moment, le phénomène est donc cantonné, et les situations recensées diverses. J’ajoute que parmi les 61 cas dont j’ai fait état, on note une augmentation de propos déplacés incitant au terrorisme, infractions systématiquement relevées à la suite de la circulaire de la garde des Sceaux. On dénombre là beaucoup de jeunes provocateurs qui trouvent dans le climat actuel le moyen de se faire remarquer d’une manière déplorable, au comportement desquels il faut donner un coup d’arrêt mais que l’on ne peut confondre avec de jeunes terroristes.

Il n’en reste pas moins que la PJJ est en première ligne dans des affaires comme celles-ci, puisque les 140 000 mineurs dont nous avons la responsabilité cumulent vulnérabilité et facteurs de risques. Ce sont ceux pour lesquels la responsabilité éducative de la société est la plus aiguë puisque, pour prévenir la récidive, il faut transmettre les valeurs permettant l’insertion de jeunes qui, à un moment donné, sont en contradiction avec la loi. L’apprentissage de la communauté de vie tient aux vertus de l’éducation, de la transmission et de la réciprocité. Dans ce cadre, la PJJ doit repérer, évaluer les risques et être capable de comprendre les situations problématiques signalées précocement ; ensuite, un travail au long cours doit être conduit.

Je me dois de souligner, es qualités, qu’il convient de porter une attention particulière aux jeunes majeurs. Une fois confiés aux services de la PJJ, les mineurs en difficulté font l’objet d’une prise en charge individualisée assez soutenue ; ce contrepoids n’existe plus lorsqu’ils atteignent l’âge de la majorité. J’ai bien sûr été frappée par le parcours des auteurs des attentats de janvier, dont certains avaient été suivis par la PJJ dix ou quinze ans avant leur radicalisation et leur passage à l’acte. Cela conduit à s’interroger sur la phase de la vie comprise entre l’anniversaire des 18 ans et la décennie suivante, ou davantage, pendant laquelle des esprits faibles peuvent être soumis à influences. Nous devons, collectivement, y porter attention.

Le plan gouvernemental d’action contre le terrorisme prévoit la création au sein de la PJJ, dans le strict respect des règles de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), d’une mission de veille et d’évaluation chargée de formaliser la remontée des informations. Cela permettra à un chargé de mission placé à mes côtés de faire la synthèse de ces renseignements, alimentant ainsi les politiques que je suis chargée de conduire. Il s’appuiera sur un réseau composé de 59 référents « laïcité et citoyenneté » placés dans les directions territoriales – la PJJ compte 54 territoires, mais certains, pour des motifs sociologiques et en raison de risques accrus, justifient une attention plus soutenue – et d’un référent dans les directions inter-régionales, distinct du référent désigné au moment de l’installation des cellules préfectorales instituées par la circulaire d’avril 2014.

Il s’agit de créations de postes ; les titulaires se consacreront à cette tâche et représenteront la PJJ dans les instances territoriales compétentes en ces matières. Le travail des 59 référents « laïcité et citoyenneté » des directions territoriales se fera au plus près des jeunes et de leurs familles, de sorte que la PJJ s’investisse plus fortement encore qu’elle ne le fait dans les territoires en élargissant le spectre de sa vision au-delà du premier cercle que forment les familles et les établissements d’enseignement – quand les jeunes sont encore scolarisés -, pour repérer, en lien avec les services de prévention et les associations citoyennes, bonnes et mauvaises influences. Il reviendra aussi aux référents d’aider les équipes éducatives qui accueillent les jeunes issus de cette mouvance, en leur expliquant comment se comporter et comment déterminer si l’intervention de spécialistes est nécessaire. La mission de veille sera donc à la fois un observatoire et une instance opérationnelle destinée à nous permettre de mieux adapter nos réponses aux cas dont nous avons à connaître. C’est un des volets importants du plan gouvernemental.

Il en est un autre. Pour mieux armer les jeunes qui pourraient être vulnérables à la radicalisation contre de telles influences, nous renforcerons la pluridisciplinarité de nos équipes en recrutant 82 psychologues. Ils seront répartis là où sont les mineurs dont nous avons la charge. Les restrictions budgétaires importantes subies par la PJJ au cours des dernières années font que ses psychologues sont désormais cantonnés, le plus souvent, à la mission d’évaluation, sans pouvoir exercer leur office dans la durée. C’est pourtant en vivant là où vivent les mineurs – qu’ils soient en milieu ouvert, incarcérés ou dans les lieux d’insertion – que l’on peut les observer et leur transmettre les messages nécessaires. Un éducateur seul face à un jeune peut ne pas avoir la distance nécessaire pour percevoir des éléments inquiétants. Renforcer la pluridisciplinarité, c’est un moyen de permettre une vision plus distanciée, plus globale et plus perspicace de la situation. Seront également créés au sein de la PJJ 18 postes d’éducateurs qui seront affectés aux lieux où la radicalisation est pointée avec une acuité particulière.

Enfin, un effort soutenu de formation aura lieu. Depuis une dizaine d’années déjà, l’enseignement dispensé à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse comprend un volet relatif à la laïcité dans la pratique professionnelle ; il sera renforcé. De surcroît, nos 9 000 agents suivront une formation spécifique relative à la radicalisation, qui sera ouverte au secteur associatif habilité. Une première session de formation de formateurs aura lieu ce mois-ci. Une convention de coopération a déjà été signée entre la PJJ et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), et les agents de la PJJ suivent des formations organisées par le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance.

M. Georges Fenech. Nous sommes conscients de la difficulté de votre tâche face à un phénomène relativement récent qui touche une population très importante - si importante qu’il faut mettre en perspective les moyens qui vous sont alloués. Vous avez indiqué que 140 000 mineurs relèvent de vos services. Ils ont donc déjà été signalés.

Mme Catherine Sultan. Oui, mais à d’autres titres que celui-là.

M. Georges Fenech. Certes, mais tous sont susceptibles de tomber dans cette dérive. Les moyens nouveaux dont vous disposerez ne sont pas insignifiants, mais les chiffres que vous avez cités montrent une grande disproportion : pour 140 000 mineurs relevant de la responsabilité de la PJJ, vous avez fait état de 61 situations problématiques et d’une dizaine de prises en charge sur le plan pénal seulement. Ce décalage mérite une explication. On peut donc s’interroger sur le nombre de postes de référents « laïcité et citoyenneté » qui vont être créés : 59, avez-vous dit, soit moins d’un par département. Comment seront-ils recrutés et quelle sera leur formation ? La création de 18 postes d’éducateurs paraît également très faible au regard d’une foule de jeunes gens fragiles, cibles de choix pour ceux qui tentent de les radicaliser – on sait le nombre de mineurs partis faire le djihad. D’autre part, quels moyens pouvez-vous utiliser en milieu fermé ? Enfin, comment les éducateurs de la PJJ ressentent-ils la nouvelle tâche qui leur est confiée, celle du recueil de renseignements, qui n’est pas leur rôle naturel ?

Mme Catherine Sultan. Comme vous, je regrette que la restructuration de la PJJ conduite entre 2008 et 2012 ait eu pour effet de substituer 54 directions territoriales aux 100 directions départementales préexistantes. Cela ne s’est pas fait sans difficultés, et elles se font encore sentir.

On ne peut mettre en rapport les 140 000 mineurs dont nous avons la charge, les 14 mineurs qui font l’objet de poursuites pénales après interpellation pour apologie du terrorisme et la dizaine de mineurs radicalisés pris en charge sur le plan pénal. Les 140 000 mineurs placés sous notre responsabilité bénéficient de l’éventail des mesures judiciaires de protection de l’enfance ; il peut aussi s’agir de nouveau-nés. Ces enfants peuvent être plus en difficulté et plus vulnérables aux risques que d’autres, mais le tableau des populations concernées est très large.

La PJJ a un rôle de prévention. La mission de veille et d’évaluation qui va être créée en notre sein nous aidera, comme il est nécessaire, à préciser les chiffres dont nous disposons sur les situations les plus inquiétantes pour nous permettre de définir les solutions les plus efficaces. Notre rôle n’est pas de nous spécialiser dans la déradicalisation, même si nous pouvons, exceptionnellement, assumer des cas particuliers. Nous l’avons ainsi fait pour un mineur que sa connaissance approximative de la géographie avait fait partir en Hongrie pour rejoindre la Syrie et que nous avons pris en charge après qu’il a été rapatrié. Chacun de ces cas particuliers appelle une réponse individualisée. Notre tâche est d’être sur le terrain, auprès de populations que nous savons en risque de rupture, d’isolement, de décrochage scolaire, tous signaux que nous connaissons.

Les éducateurs de la PJJ trouvent toute leur place dans la mission de veille et d’information. Ils interviennent sur décision judiciaire, sous la responsabilité de magistrats et, quand ils sont confrontés à des situations inquiétantes, ils ont la responsabilité de les leur signaler. Nous ne sommes pas dans un rôle de renseignement : nous participons à une politique publique en tant qu’institution éducative. S’il s’agissait de renseigner, alors, oui, ils seraient en désaccord, et ils auraient raison ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit.

Il y a, pour ces mineurs comme pour d’autres, des places dans les centres éducatifs fermés.

À ce jour, quatre mineurs sont détenus pour des affaires liées au terrorisme, soit dans des établissements pénitentiaires pour mineurs, soit au quartier « mineurs » d’une maison d’arrêt. Mais les situations, très diverses, appellent des réponses différenciées : elles ne peuvent être les mêmes si l’on a affaire à un garçon complétement dépendant d’Internet, ayant coupé les liens familiaux et déjà pris dans des réseaux terroristes, ou si l’on a affaire à un mineur membre d’un réseau de délinquants. Mais toutes les solutions dont dispose la PJJ sont ouvertes.

M. Joaquim Pueyo. Combien des mineurs que vous suivez sont dans des structures fermées - centres éducatifs fermés, foyers, établissements pénitentiaires pour mineurs ?

Mme Catherine Sultan. 95 % des jeunes dont nous avons la charge sont suivis dans le cadre d’une mesure judiciaire en milieu ouvert. Les alternatives aux poursuites représentent plus de 50 % des cas. Les mineurs placés sont beaucoup moins nombreux que ceux suivis en milieu ouvert. Enfin, selon les moments, de 700 à 800 mineurs sont détenus.

M. Joaquim Pueyo. Nous avons évoqué avec Mme Isabelle Gorce, directrice de l'administration pénitentiaire, la nécessité de prévenir la contagion dans les lieux d’incarcération. Cette contagion est-elle possible dans les structures fermées pour mineurs ? La concertation se fait-elle correctement entre les éducateurs de l’administration pénitentiaire et ceux de la PJJ, sur la manière de prévenir et de contrer les influences possibles sur des jeunes gens vulnérables ? Enfin, on parle beaucoup de l’accès aux cultes en prison, mais nettement moins de l’enseignement des valeurs républicaines, dont la laïcité ; avez-vous réfléchi aux moyens de renforcer cet enseignement pour les jeunes âgés de 13 à 18 ans ?

Mme Catherine Sultan. Fort heureusement, le régime de détention des mineurs est spécifique : leur encellulement est obligatoirement individuel et ils doivent être strictement séparés des détenus adultes. Même si, en certains lieux de détention, la séparation n’est pas complètement étanche, la situation n’a rien à voir avec celle des détenus majeurs. De plus, les mineurs incarcérés sont toujours sous l’œil de professionnels de l’administration pénitentiaire ou de la PJJ et ils bénéficient d’une présence éducative renforcée. Il serait irresponsable de ma part d’exclure totalement le risque de contagion mais, pour les raisons que je vous ai indiquées, il est largement moindre que dans les établissements pénitentiaires pour majeurs. Il en est de même dans les centres éducatifs fermés, qui sont de petites structures où ce qui se joue entre les jeunes et entre les jeunes et les adultes est perceptible. Si une influence négative s’exerçait et échappait à la vigilance des adultes présents, cela relèverait d’un dysfonctionnement.

Le risque est plus important au moment de la majorité, quand le jeune détenu jusqu’alors très suivi passe au régime des majeurs. Il se peut alors que ces très jeunes adultes cherchent une tutelle de substitution à la tutelle institutionnelle qu’ils avaient jusque-là, et le risque d’une influence négative n’est pas à négliger.

Pour faire passer aux jeunes dont elle a la charge les messages adéquats, la PJJ mène des projets au long cours. Dans le Pas-de-Calais, une équipe a ainsi conduit, une année durant, un travail sur la première guerre mondiale : les mineurs sont allés sur les lieux des combats, ont pris des photos, ont écrit… Trois heures de cours sur la citoyenneté n’intéressent pas ce public particulier ; des projets de ce type, beaucoup plus. De même, un très beau projet au long cours a été mené sur la Maison des enfants d’Izieu ; les adolescents des quartiers périphériques de Lyon ont participé à des rencontres avec des témoins dans des lieux d’histoire. Ce type de projet est dans les gènes de la PJJ. Nous devons encore nous améliorer, et, pour avoir une autre vision, nous allons mener avec l’Association des avocats pénalistes une étude sur les mineurs incarcérés.

M. Meyer Habib. Votre tâche de prévention et d’éducation est immense. Toutefois, il ne faut pas négliger la sanction. Aucun enfant ne naît terroriste, raciste ou antisémite ; la responsabilité des parents est considérable. Chacun imagine que l’enfant de 8 ans qui a été entendu par la justice pour avoir fait l’apologie du terrorisme n’en est pas arrivé là tout seul. Comment pénaliser ceux dont les enfants dérapent ? Jugeriez-vous judicieuse la suppression de certaines prestations sociales quand les enfants basculent ?

Mme Catherine Sultan. Ayant été magistrat, j’accorde une importance particulière à l’individualisation des réponses, car une même situation recouvre des réalités très diverses. Je suis favorable à la sanction quand elle s’impose et à des mesures de prévention et de soutien quand elles sont nécessaires. Cela vaut aussi pour les parents. Certains relèvent de la sanction parce qu’ils ont commis une infraction pénale, non en tant que parents mais en tant qu’adultes. Mais, dans la majorité des cas, si nous voulons être efficaces, notre rôle est de nous appuyer sur les parents. Magistrats, agents de la PJJ et travailleurs sociaux doivent, dans la mesure du possible, s’allier à eux pour leur permettre d’exercer leur responsabilité parentale et de sanctionner leurs enfants ; c’est ce qui marche. Humilier les parents d’un jeune en révolte contre la société est entièrement contre-productif, peut laisser des traces durables et susciter un désir de vengeance. Cela étant, des parents peuvent avoir un comportement déviant, pénalement qualifiable ; ceux-là doivent être poursuivis. Mais c’est heureusement très rare.

Je ne suis pas favorable au principe de la suppression des prestations familiales, qui sont versées dans l’intérêt des enfants.

M. Jacques Myard. Souhaitons-le.

Mme Catherine Sultan. Si ce n’est pas le cas, la justice peut intervenir par une mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial pour contraindre les parents et les former à mieux s’occuper de leur enfant. Mais supprimer systématiquement les prestations familiales, ce serait sanctionner les enfants. Ce n’est pas une bonne chose.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Lorsqu’un enfant d’une dizaine d’années est placé dans une famille d’accueil parce qu’il a participé à des actions terroristes avec son père au Mali et que le père a été incarcéré à son retour, pourquoi l’école qui l’accueille et son enseignant ne sont-ils pas informés de sa situation ? Cela ne devrait-il pas être obligatoire et systématique ?

Mme Catherine Sultan. Tous ceux qui s’occupent d’un même enfant doivent pouvoir transmettre des informations le concernant, mais à cela s’opposent le principe du respect de la vie privée ainsi que le secret professionnel auquel sont soumis aussi bien l’assistante sociale de l’école que les éducateurs de la PJJ. S’ils sont face à une situation particulièrement inquiétante, ils peuvent, dans l’intérêt du jeune, transmettre les informations à l’assistante sociale, qui en fera l’usage nécessaire. Les familles ont droit au respect de leur vie privée, les enfants plus que tous autres. Il faut trouver un juste équilibre. Les travailleurs sociaux au sein des établissements scolaires ont ce rôle.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Il n’y a pas d’assistante sociale dans l’école de campagne dont je parle.

Mme Catherine Sultan. Il devrait y en avoir une, au moins à temps partiel. La PJJ participe aux cellules départementales installées auprès des préfets pour déterminer comment mieux adapter les réponses. Cela peut permettre de régler les situations de ce type. Les enceintes de concertation sont conçues à cette fin, mais des règles existent qui doivent être respectées. Le référent de l’éducateur, c’est l’assistante sociale.

M. Jacques Myard. On aborde là la question de l’autarcie complète des travailleurs sociaux, qui refusent même d’échanger avec les maires ; cela pose un sérieux problème, et j’espère qu’ils sortiront de leur tour d’ivoire. Vous avez indiqué que vos agents n’avaient pas vocation à faire remonter des renseignements. Or le problème majeur auquel nous sommes confrontés est celui de détecter les signaux faibles. Quand vos services verront un jeune dériver vers la radicalisation, le signaleront-ils à la justice, conformément aux dispositions du code pénal ? 

Mme Catherine Sultan. Oui, bien sûr. Ils ne le signaleront pas : ils le signalent déjà, puisque les éducateurs de la PJJ sont des agents du ministère de la justice. C’est d’ailleurs pourquoi, je vous l’ai dit, nous travaillons avec les services de l’État concernés à une circulaire conjointe tendant à rappeler le circuit de signalement de l’enfant en danger. Et les signaux faibles, ce sont souvent les signes qu’un enfant est en danger.

M. Jean-Claude Guibal. Quelles contraintes limitent votre action immense et complexe ? On a appris que la PJJ a suivi, il y a dix ans, certains des auteurs des attentats du mois dernier ; des risques de dérive avaient-ils été perçus à l’époque ? Les éducateurs et les psychologues de la PJJ n’ont pas un rôle de déradicalisation mais de prévention ; cependant, si un mineur est radicalisé, comment peut intervenir un agent de la PJJ ? Enfin, vous avez mentionné que l’installation au sein de la PJJ d’une mission de veille et d’évaluation se fera « dans le strict respect des règles de la CNIL » ; cela limitera-t-il son efficacité ?

Mme Catherine Sultan. C’est par la presse que j’ai appris le parcours des auteurs des attentats, et j’ai été frappée par sa banalité, si l’on peut dire : c’est celui de jeunes qui cumulant les difficultés familiales, ont été placés. Mais lorsque ces garçons étaient mineurs, aucun signe n’était apparu. Cela signifie que ce ne sont pas forcément les adolescents qui nous inquiètent le plus qui s’avèrent, au final, les plus inquiétants. Cela illustre la complexité du phénomène auquel nous sommes confrontés.

Face à des jeunes sous emprise, la PJJ peut agir, quand il s’agit de cas individuels, en s’appuyant sur des associations spécifiques, sur des thérapeutes particuliers, sur le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que dirige Mme Dounia Bouzar – qui nous a signalé des situations inquiétantes que nous traitons. Une fois les situations particulières repérées, on peut agir, certainement davantage quand il s’agit de mineurs soumis à l’autorité des adultes, que lorsqu’il s’agit de majeurs. Nous le faisons avec le soutien des parents : souvent, ce sont ceux qui alertent, expliquant que leur enfant subit des influences néfastes, qu’il leur échappe complètement, et ils demandent de l’aide.

Pour ce qui est de la CNIL, la PJJ, comme toute administration d’État, se soumet à la réglementation, ni plus, ni moins. Le traitement des situations individuelles se fait au niveau des juridictions et des équipes. C’est le directeur qui prend la décision de faire un signalement au procureur de la République ou au juge. Nous sommes garantis par ce suivi individualisé sous mandat judiciaire.

M. Christian Assaf. Certains des auteurs des attentats ont donc été suivis, un temps, par la PJJ, et rien de particulier n’a été détecté à leur sujet avant qu’ils atteignent l’âge de la majorité. Considérez-vous que les moyens de droit, les moyens humains et les moyens matériels dont dispose la PJJ sont suffisants pour lui permettre de remplir sa mission ? Jugez-vous vos services assez armés pour faire face à une radicalisation de plus en plus précoce ? Une évolution législative vous aiderait-elle à accomplir votre mission ?

Mme Catherine Sultan. L’interrogation s’adresse à la société en général, plus particulièrement à la PJJ parce qu’elle a une mission éducative, qu’elle s’adresse à un public plus en difficulté et qu’elle est dans une intervention contrainte. Quant à dire que la radicalisation serait de plus en plus précoce, rien ne le permet.

M. Christian Assaf. La radicalisation, notamment par le biais de l’Internet, ne concerne-t-elle pas des adolescents de plus en plus jeunes ?

Mme Catherine Sultan. Je n’en suis pas convaincue. Les auteurs des attentats étaient trentenaires.

M. François Loncle. Ceux qui partent en Syrie sont beaucoup plus jeunes.

Mme Catherine Sultan. Les mineurs partis en Syrie connus de la PJJ sont au nombre de deux. Il s’agit d’un phénomène de société : ceux qui partent sont des jeunes gens qui ne donnaient aucun signe de décrochage, et leurs familles tombent des nues. La maîtrise de l’Internet est une question qui dépasse très largement la PJJ ; il s’agit de savoir, d’une manière générale, comment mieux protéger nos enfants de ces influences radicales en libre accès mais aussi d’autres formes de violence auxquelles ils ont accès par ce biais très tôt, tout seuls et dans toutes les familles. La PJJ peut améliorer ses modes d’intervention et ses méthodes, et je serai toujours favorable à l’allocation de moyens supplémentaires car nous en avons effectivement besoin. Mais nous travaillons sur la transgression et sur la rupture ; il existe d’autres lieux d’accueil des jeunes où l’on est peut-être plus naïf sur ces questions.

M. Christian Assaf. Jugez-vous suffisants les moyens financiers et humains de la lutte contre la radicalisation en milieu carcéral ? Pensez-vous que, pour aider à contenir ce phénomène croissant, il faille faire évoluer le droit ?

Mme Catherine Sultan. Le budget de 5 millions d’euros alloué à la formation nous ouvrira d’autres pistes de travail car, dans les dimensions qu’il a prises, le phénomène est nouveau pour les professionnels.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué les troubles intervenus pendant la minute de silence dont la ministre de l’Éducation nationale avait décidé qu’elle serait observée dans tous les établissements d’enseignement scolaires de la République en hommage aux victimes de l’attentat. Plusieurs centaines d’incidents ont été dénombrés – et beaucoup d’autres sans doute, hélas, qui n’ont pas été répertoriés. De combien de ces comportements signalés par l’Éducation nationale la PJJ a-t-elle eu à traiter au titre de la protection de l’enfance ? J’observe à ce sujet que l’audition pour apologie du terrorisme d’un jeune garçon, qui a suscité un si vif émoi, a été caricaturée, puisqu’elle a eu lieu sur la base d’un signalement auprès des services de la protection de l’enfance.

J’ai été surpris par ce que j’ai ressenti dans vos propos comme une tendance à banaliser ces événements, que vous avez qualifiés de « provocations », en minimisant ainsi leur gravité. Je considère les propos plus ou moins violents, et pour certains intolérables, tenus par des mineurs dans les écoles de la République, et ces contestations de l’hommage rendu aux morts comme les éléments les plus graves qui soient pour l’avenir. L’ensemble de la chaîne éducative et judiciaire doit être mobilisée pour qu’aucun de ces cas ne soit ignoré ; ces enfants, qui sont d’abord un danger pour eux-mêmes, peuvent l’être demain pour la société.

Mme Catherine Sultan. De par mes fonctions, je ne peux banaliser ce genre de choses. Si j’ai choisi de travailler dans la justice des mineurs depuis bientôt 30 ans, c’est que, justement, je ne banalise jamais les situations signalées à la justice. J’estime que toutes méritent un traitement adapté aux risques et aux enjeux.

Depuis le 9 janvier 2015, 14 procédures visant des mineurs ont été engagées pour apologie du terrorisme. Lorsqu’il s’agissait de très jeunes enfants, la PJJ n’a pas été saisie car ces mineurs n’avaient vraisemblablement pas le discernement suffisant pour relever d’une réponse pénale ; mais ils ont pu faire l’objet d’un signalement pour enfants en danger. C’est bien l’objectif de la circulaire qui sera publiée dans les prochains jours : rappeler le circuit de signalement de l’enfant en danger aux services de l’Éducation nationale. Nous devons pouvoir analyser chacune de ces situations pour apporter la juste réponse : pénale ou sociale quand elle doit l’être, judiciaire quand c’est nécessaire.

M. Claude Goasguen. En 2004 déjà, l’inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin signalait la dimension délictueuse de propos antisémites et négationnistes tenus dans de nombreux établissements scolaires, sans que son rapport suscite une grande attention. Les services de l’Éducation nationale vous ont-ils signalé des comportements de ce type avant janvier 2015 ?

Mme Catherine Sultan. La PJJ n’est pas saisie par l’Éducation nationale. Il peut se produire que les parquets engagent des poursuites pour ce type d’affaires.

M. Claude Goasguen. Dix ans se sont écoulés depuis la publication de ce rapport.

Mme Catherine Sultan. Ayant été nommée à la direction de la PJJ en juin 2013, je ne peux vous apporter une vision globale de la décennie écoulée. Mais j’ai été suffisamment longtemps juge des enfants à Créteil, ville où vivent, bien, d’importantes populations juive et musulmane, pour vous dire qu’heureusement ces affaires sont rares. Quand elles se produisent – et la récente affaire crapuleuse à connotation antisémite a suscité une forte émotion à Créteil, où la procureure a pris position – des poursuites sont naturellement engagées. En ma qualité d’ancienne magistrate, je puis témoigner que la politique pénale est extrêmement rigoureuse. Elle doit l’être, singulièrement quand il s’agit de mineurs. Voilà pour ce qui est des affaires transmises à la justice ; je n’ai pas la responsabilité de ce qui se passe à l’Éducation nationale.

M. Claude Goasguen. Je vais préciser ma question. Au début des années 2000, un rapport de l’inspection générale de l’Éducation nationale signale la teneur délictueuse de certains propos tenus dans des établissements scolaires. Pourquoi de tels faits n’ont-ils pas été signalés à la justice, alors qu’il s’agit de délits caractérisés, permanents, et si nombreux que les enseignants, était-il écrit dans le rapport, hésitaient à aborder des sujets qui pouvaient entraîner des manifestations violentes à leur égard ?

Mme Catherine Sultan. La prévention doit être développée à l’aide d’outils spécifiques. Ainsi de l’exposition interactive 13/18 Questions de justice sur laquelle nous nous appuyons. Des professionnels de la PJJ accompagnés de policiers, d’avocats et parfois de magistrats, en lien avec les enseignants, viennent traiter de la justice et du droit et, dans ce cadre, des discriminations, du racisme et de l’antisémitisme. C’est un bon moyen de communiquer avec les élèves et avec les enseignants, qui ont ainsi l’occasion de s’approcher des professionnels de justice et de savoir comment réagir à une situation telle que celle qui est décrite. Ces actions doivent être renforcées.

M. le président Éric Ciotti. Madame la Directrice, je vous remercie.

AUDITION DE M. PIERRE N’GAHANE,
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU COMITÉ INTERMINISTÉRIEL DE PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE

Compte rendu de l’audition du lundi 9 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Nous accueillons M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD).

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre N’Gahane prête serment.)

M. Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance. Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, je tiens à vous remercier de m'avoir convié devant cette commission pour évoquer la question de la prévention de la radicalisation, phénomène d'une tragique actualité.

Mon propos liminaire portera principalement sur la réponse publique qui a été initiée en France depuis neuf mois dans le champ de la prévention, et sur le rôle que le CIPD a été amené à jouer.

Au préalable, avant de mettre en place une réponse publique, il nous a fallu comprendre le phénomène et détecter les situations à enjeu. Nous pouvons définir la radicalisation comme le processus qui conduit un individu à rompre avec son environnement pour se tourner vers une idéologie violente, en l'occurrence et pour ce qui nous préoccupe, le djihadisme.

Dans la hiérarchisation des comportements dangereux et violents, la radicalisation est considérée comme le premier niveau. Elle peut conduire à l'extrémisme et au terrorisme, qui constituent en quelque sorte les deuxième et troisième niveaux. L'action préventive a vocation à se situer en amont, afin d'éviter le basculement dans une phase de recrutement et de passage à des actes violents. Les personnes qui ont basculé dans l'extrémisme et qui sont susceptibles de commettre des actes terroristes ne relèvent plus d'une démarche préventive mais d'un traitement policier et judiciaire.

Si l'objectif de la prévention de la radicalisation consiste précisément à éviter le basculement dans l'extrémisme, cette radicalisation doit être distinguée d'une pratique – même quiétiste – de l'islam. La difficulté a été d'éviter le piège de la stigmatisation et de la confusion. Nous avons constamment veillé au respect de nos principes fondateurs et républicains de laïcité. Il n'est pas pour nous envisageable d'entrer dans une approche qui consisterait à identifier ceux qui pratiquent plus ou moins bien leur religion.

Une fois fixée cette ligne rouge, il nous appartient surtout de nous préoccuper de ceux qui se mettent en danger ou qui mettent en danger nos concitoyens. Pour ce faire, nous avons essentiellement travaillé sur des indicateurs de rupture et de basculement car les personnes concernées sont, dans leur très large majorité, dans une situation de grande fragilité personnelle qui peut avoir diverses origines. Il n'existe pas un profil type de personne tentée par cette radicalisation violente qui peut procéder d'une quête de sens, d'une recherche d'identité, d'un désir de se réaliser voire d'aider les autres, mais aussi d'une volonté d'en découdre avec le système, de refouler une frustration ou une haine entretenue. Quoi qu'il en soit, ces personnes sont en grande fragilité au moment de leur basculement. Elles sont souvent en situation d'échec, d'isolement voire de rupture.

Nous avons assimilé cette radicalisation à une dérive sectaire par la forme qu'elle revêt. Ainsi, lorsque ce sont des mineurs qui sont concernés, nous avons recommandé de privilégier l'approche relevant de la protection de l'enfance, considérant qu'il s'agit avant tout d'une mise en danger.

Le processus de radicalisation n'est pas toujours visible, même des proches, et il se manifeste souvent par une rupture rapide et par un changement de comportement. Le degré de radicalisation se traduit largement par la nature du lien de la personne avec son environnement. À ce titre, nous avons privilégié l'identification des indices comportementaux : il importait de détecter précisément le processus d'endoctrinement qui mène ces personnes à la rupture scolaire, amicale, sociale et familiale. Ce basculement concerne aussi bien des adolescents que des jeunes adultes, des femmes, des personnes relevant de diverses catégories socioprofessionnelles. Paradoxalement, le phénomène peut aussi toucher des jeunes parfaitement insérés.

Au 29 janvier 2015, 1 150 signalements étaient parvenus à la plateforme téléphonique, via le numéro vert, et 1 163 signalements avaient été collectés directement par les préfectures. Quelque 24 % du total concernaient des mineurs, 35 % des femmes et 40 % des personnes non issues de familles de culture arabo-musulmane. Lors de l’entretien avec les familles qui appellent la plateforme, on réalise souvent que le jeune est en fait un converti.

Quelle a été la réponse publique ? Le ministre de l'intérieur a présenté, lors du conseil des ministres du 23 avril 2014, le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. Par circulaire du 29 avril 2014, il a fixé les modalités d'organisation au niveau déconcentré de la prévention de la radicalisation, afin d’accompagner les jeunes et leurs familles.

Le secrétariat général du CIPD assure au niveau national le suivi et le pilotage de diverses mesures : la prise en charge individuelle et l'accompagnement des familles ; la sensibilisation des acteurs au moyen d’une formation spécifique ; le lancement d’une campagne de communication.

Après le filtrage réalisé par le service en charge du numéro vert, les signalements avérés sont adressés aux préfets : l'information est centralisée par l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), mais son traitement est effectué de manière déconcentrée. Cette prise en charge se conçoit bien évidemment en direction de personnes qui sont signalées sur la base d'indicateurs précis mais qui se situent en dehors du champ pénal. Le rôle des préfets est tout à fait essentiel dans la mise en œuvre du dispositif de prévention. Dès réception des informations transmises par la plateforme téléphonique, il leur appartient d'en aviser le procureur de la République. Celui-ci pourra éventuellement, lorsqu'il s'agit de mineurs, envisager la mise en œuvre des mesures d'assistance éducative. En concertation avec le parquet, les préfets informent le maire de la commune concernée au titre de ses compétences dans la prévention de la délinquance.

Au vu des remontées, les cellules de suivi mises en place par les préfets mobilisent les services de l'État et les opérateurs concernés : police, gendarmerie, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, Pôle emploi, missions locales, collectivités territoriales – outre la mairie concernée et les services sociaux du conseil général – et le réseau d’associations, notamment celles qui interviennent en direction des familles et des jeunes. Ce partenariat n'est pas figé et nous souhaitons le voir enrichi de nouveaux acteurs professionnels, notamment les représentants du secteur de la santé – et surtout de la santé mentale – qui sont encore insuffisamment associés.

Pour chacune des situations, l'action en direction des jeunes concernés doit procéder d'une logique de déconstruction-reconstruction. Elle suppose à la fois une prise en charge psychologique et un accompagnement éducatif et social. Il faut avoir à l'esprit que pour les personnes concernées, la radicalisation apparaît non comme une difficulté mais comme une solution. C'est ce que nous ont appris les psychiatres avec lesquels nous travaillons, que ce soit Tobie Nathan ou Serge Hefez.

Dans toutes les phases du parcours, l'un des principaux enjeux est de réussir à obtenir l'adhésion de la personne grâce au concours de sa famille, et la cellule de suivi désigne un référent qui sera le plus souvent un travailleur social. Si vous le souhaitez, nous pourrons parler de la non-adhésion et des contraintes possibles quand nous faisons face à des situations assez particulières.

En 2015, le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) – dont les crédits vont augmenter de 20 millions d’euros – sera mobilisé en priorité pour soutenir des actions de prévention de la radicalisation : près de 9 millions seront consacrés au suivi individuel des situations préoccupantes et à leur prise en charge. Le 13 janvier dernier, nous avons lancé un appel d’offres d’un montant de 600 000 euros, afin de recruter des équipes mobiles de psychothérapeutes formés à ces enjeux, qui pourraient intervenir dans les départements qui en sont démunis.

La formation des professionnels et la sensibilisation de la population à ce phénomène sont essentielles. Depuis octobre 2014, le secrétariat général du CIPD a mis en place une formation pluridisciplinaire qui a bénéficié à près de 600 professionnels – directeurs de cabinet, délégués du préfet, directeurs académiques des services de l'éducation nationale, représentants du secteur associatif – et qui va se poursuivre en 2015.

L’éducation nationale souhaite une formation spécifique pour ses cadres supérieurs. À la chancellerie, trois directions formulent une demande similaire : la direction des affaires criminelles et des grâces pour les 167 référents des parquets en matière de lutte contre le terrorisme ; la direction de l’administration pénitentiaire pour le personnel d'encadrement des sites où se mèneront les expérimentations d'isolement des prisonniers radicalisés, notamment à Fresnes ; la direction de la protection judiciaire de la jeunesse pour les psychologues référents qui seront bientôt recrutés. En 2015, nous envisageons de former près de 1 300 personnes.

Cette formation a aussi bénéficié à certains médias, ce qui a eu pour conséquence de sensibiliser plus largement les publics concernés à l'existence de la plateforme téléphonique et en a multiplié l'impact.

Outre la mise en place du site du Gouvernement, « stop-djihadisme », une campagne de communication a été lancée depuis le 29 janvier 2015 pour faire davantage connaître le numéro vert, en ciblant principalement les parents et les proches. Elle se décline sous forme d'affiches et de plaquettes mises à disposition dans les commissariats, les brigades de gendarmerie, les mairies, les centres sociaux, les caisses d’allocations familiales, ainsi que dans les locaux d'accueil des familles au sein des établissements pénitentiaires. Les préfets sont chargés de relayer cette campagne.

Voici ce que je souhaitais dire en propos liminaires. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Joaquim Pueyo. J’ai été impressionné par le fait que 40 % des appels traités concernent des personnes qui ne sont pas de culture arabo-musulmane. Ces personnes vivent-elles malgré tout dans les quartiers populaires ?

M. Pierre N’Gahane. Pas toutes, d’autant que les habitants de ces quartiers ont été très réticents à utiliser la plateforme téléphonique : nous avons eu très peu d’appels de ces personnes entre le 29 avril, date de la création du numéro vert, et la fin du mois de décembre.

Lors d’une réunion organisée il y a deux semaines à Marseille à l’initiative du préfet de région, les représentants du culte musulman m’ont indiqué que les parents peuvent assimiler ce genre d’appel à une dénonciation de leur enfant, mais que les récents événements ont été tellement dramatiques qu’ils préfèrent désormais franchir le pas plutôt que de courir le risque de voir leur enfant s’engager dans une spirale criminelle.

L’arbitrage se fait d’autant plus volontiers en ce sens quand les familles sont conscientes que, dans un État de droit, un jeune contre lequel il n’existe aucun élément à charge – y compris quand il revient d’une zone de combat – a très peu à craindre hormis une surveillance par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Pour les familles, la dénonciation devient synonyme de protection. Cette adhésion ayant été très tardive, le pourcentage que vous trouvez élevé l’était bien davantage auparavant et avoisinait les 55 %.

M. Joaquim Pueyo. Vous travaillez avec les aumôniers des prisons et les imams des mosquées. D’aucuns, notamment les républicains, pensent que cette religion doit se réformer pour donner naissance à un islam éclairé. Pensez-vous cela possible et les responsables religieux que vous fréquentez vont-ils dans cette voie ? Il y a quelques années, les propos tenus dans certaines mosquées allaient à l’encontre de l’islam éclairé et ils ont dû influencer des jeunes et des moins jeunes.

Vous mettez en place des prises en charge individualisées à destination des familles des jeunes qui sont touchées par ce fléau. Avez-vous des contacts et des échanges avec les services d’autres pays, notamment l’Allemagne, qui s’occupent de jeunes très radicalisés ? Les équipes pluridisciplinaires qui incluent des psychologues et des éducateurs sont-elles suffisantes ?

M. Pierre N’Gahane. Le phénomène de radicalisation est mondial et déjà ancien – dans les années 1990, nous l’avons vu se développer en Algérie avec le Front islamique du salut (FIS), pendant les guerres de Bosnie et d’Afghanistan – mais il a pris une nouvelle ampleur avec l’arrivée d’internet qui facilite les recrutements. Il percute les lames de fond que sont les problèmes inhérents à notre société et qui perdureraient même si la situation s’arrangeait au Proche-Orient, notamment en Irak et en Syrie.

La laïcité – à ne pas confondre avec l’élaboration de normes sociales autour du port du voile ou du menu des cantines – est l’une de ces questions de fond. Quelle est la place de l’islam dans le paysage ? La laïcité est un système ingénieux et inclusif qui a permis à l’Église catholique de se vivre à côté des autres, notamment les religions protestante et juive. L’arrivée de l’islam, après la première guerre mondiale, s’est matérialisée par la construction de la Grande mosquée de Paris, en reconnaissance de l’engagement des troupes d’Afrique du Nord dans le conflit.

On a fait comme si la laïcité était naturelle mais de réelles questions se posent. La langue arabe occupe une place importante dans la pratique de l’islam, alors que peu de gens lisent cette langue. La moitié des imams parlent français et ils peuvent avoir des interprétations complètement erronées. Lors de la réunion de Marseille, M. Mohammed Moussaoui, président d’honneur du Conseil français du culte musulman (CFCM), a passé en revue quelques sourates pour dénoncer l’absurdité de l’interprétation qui en avait été faite.

M. Meyer Habib. Dans le Coran, il y a tout et son contraire, c’est bien le problème !

M. Pierre N’Gahane. Le problème de l’interprétation se pose d’autant plus qu’il existe deux tendances – l'Union des mosquées de France (UMF) et l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) – où se mêlent des différences d’origine et de génération, et qui sont actuellement bousculées par la montée du salafisme.

Un État laïc n’interfère pas dans cette sphère. Or, quand il a besoin d’argent pour construire des mosquées, même M. Dalil Boubakeur va dans des pays comme l’Arabie Saoudite qui se réclament du wahhabisme, tendance proche du salafisme, ce qui pose des questions. Même s’il n’y a pas de contrepartie directe, il faut avoir le courage d’aider cette religion à prendre toute sa place dans la laïcité, à côté des autres religions, en favorisant l’organisation d’un clergé, la formation des imams et leur plus grande indépendance à l’égard des influences extérieures. Cette religion ne viendra pas se mettre spontanément sous la bannière d’une laïcité que nous avons mis deux siècles à construire, y compris en employant des moyens publics pour y parvenir. Il faudrait aussi aider à la création d’un espace public sur internet où beaucoup de jeunes se forment théologiquement et pastoralement à l’islam, et en viennent à des interprétations extrêmement abusives et dangereuses des textes. L’État devra peut-être mettre entre parenthèses son approche laïque du financement des cultes pour accompagner cette religion et l’aider à entrer dans le paysage.

M. Joaquim Pueyo. Pour ma part, je pense que nous devons renforcer les rites républicains dans la sphère publique, dans les écoles, collèges, lycées et autres lieux de formation. Certains parents envoient leurs enfants dans des écoles privées catholiques par refus de la laïcité, ce qui m’inquiète. Je suis d’accord pour que toutes les religions soient traitées de manière équitable, sous réserve que soient renforcés la laïcité et les rites républicains.

M. Pierre N’Gahane. Vous m’aviez aussi interrogé sur le modèle allemand auquel nous nous sommes intéressés ainsi qu’au réseau européen de sensibilisation à la radicalisation (RAN). Le modèle allemand s’appuie sur deux leviers : le programme « Hayat » qui ressemble à notre programme ; le programme « violence prevention network » (VPN), qui est adapté au milieu carcéral et dont nous pourrions nous inspirer. Le VPN privilégie une approche pluridisciplinaire et fait appel à des intervenants de culture arabo-musulmane, partant du fait que le milieu carcéral renforce les traits et que les détenus seront davantage en confiance avec des personnes qui leur ressemblent. Il y a peut-être des choses à inventer pour les prisons, notamment en direction de détenus qui ne sont pas forcément demandeurs de consultation psychologique ou psychiatrique alors qu’ils pourraient en avoir besoin, notamment quand ils sont de retour de Syrie.

M. Meyer Habib. Pour ma part, je vais être un peu plus binaire. Nous avons un pays extraordinaire ; aucun autre ne fait autant en matière d’intégration, de vivre ensemble, de laïcité et de pratique des religions. Mais nous assistons à un conflit mondial qui nous dépasse : une guerre entre chiites et sunnites qui a fait 250 000 morts en Syrie et 30 000 morts en Irak. Nous cherchons à soigner un cancer avec de l’aspirine. Nous allons avancer, nous couper les cheveux en quatre, faire notre mea culpa en permanence.

Tout le monde, y compris le Président de la République, va en Arabie Saoudite alors que ce pays interdit aux chrétiens et aux juifs – dits infidèles – d’aller à La Mecque. Imaginez que l’on interdise l’entrée de Notre-Dame de Paris aux musulmans et aux juifs ! Nous sommes très permissifs par rapport à ces pays, notamment ceux qui appliquent la charia.

C’est bien d’essayer d’améliorer les choses, de faire de la prévention, mais les réseaux sociaux et les chaînes de télévision nous inondent de scènes terrifiantes et d’images de décapitations. L’imam Hassen Chalghoumi, un exemple, est obligé de vivre sous la protection d’officiers de sécurité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous avons un seul imam Chalghoumi alors que nous devrions en avoir cent, et il est menacé en permanence. Mes parents juifs ont vécu dans des pays musulmans où la coexistence entre communautés se passait de façon extraordinaire. À l’époque, tout le monde vivait bien ensemble.

Nous réfléchissons et nous cherchons des solutions préventives, éducatives, répressives. Hélas, je crains que ces remèdes ne soient cosmétiques et que la source ne soit plus grave. Face à l’Iran, au Qatar ou à l’Arabie Saoudite, nous avons peur d’appeler un chat un chat. Nous avons essayé d’intervenir en Libye, ce qui partait d’un bon sentiment, mais la situation a viré au drame. Nous ne pouvons pas faire la guerre partout. Cela étant, nous devons traiter le problème à notre niveau et ne pas laisser au Front national le monopole de certaines valeurs telles que l’amour de notre pays, de son drapeau et de la Marseillaise.

M. Claude Goasguen. Quelle est la part des jeunes qui répondent au mythe héroïque de l’aventure guerrière ?

M. Pierre N’Gahane. Il n’y a pas de profil type de personnes attirées par ce discours. Pourquoi s’accrochent-ils à cette branche ? Il y a la jeune fille qui tombe amoureuse d’un salafiste – qui lui-même devient recruteur – et qui est heureuse de vivre une aventure avant de se retrouver dans une situation dramatique. Il y a le jeune au parcours délinquant, sans père ni repère, selon une formule très utilisée par les services de la protection judiciaire de la jeunesse. Il y a celui qui voit le chômage frapper sa famille, une génération après l’autre, et qui a l’impression qu’il ne s’en sortira jamais. Il y a aussi des jeunes qui ont envie de se réaliser, certains d’entre eux ayant été refusés par l’armée qui a estimé que leur profil psychologique n’était pas bon. Nous trouvons tous ces profils, de la jeune fille naïve au dur à cuire.

Nos problèmes sociétaux percutent un phénomène international qui est amplifié par la situation actuelle au Proche-Orient. Si la situation internationale s’arrangeait, les départs pour la Syrie cesseraient, comme avaient cessé les départs pour l’Algérie ou la Bosnie, mais la lame de fond resterait. Il va falloir traiter nos questions internes : définir la place de l’islam dans le paysage laïc ; élaborer des normes sociales – selon la définition d’Émile Poulat – en matière de port de voile, de menu de cantine ou d’accès à la piscine ; répondre à l’enjeu social.

Constatez-vous une désespérance de notre jeunesse ? me demandait un député. Je lui ai répondu par la négative, même si certains jeunes décrochent. Me vient à l’esprit le cas de cette jeune fille juive de quinze ans qui jouait de la musique classique et qui a basculé. L’apostasie est assez rare dans la communauté juive et on se demande ce qui a bien pu se passer. Je pense à cette autre jeune fille, issue d’une famille de culture arabo-musulmane de la classe moyenne. Le père a pleuré pendant les deux heures d’entretien, m’a expliqué que sa fille allait à la pêche avec lui, que sa fille aînée occupe un poste important dans un grand groupe de distribution. La famille était incapable de savoir ce qui avait pu se passer. Pour autant, chaque fois que nous avons creusé une situation, nous avons toujours trouvé un problème, un mal-être. De là à s’accrocher à une mouvance qui décapite, qui crucifie des gens… Comment peuvent-ils s’engager dans cette voie ?

M. Meyer Habib. Alors ?

M. Pierre N’Gahane. Le discours diffusé donnerait plus d’espérance que l’on ne croit, estiment certains sociologues. Ils sont dans un tel état de désespérance qu’ils s’accrochent aux bobards qu’on leur raconte.

M. Claude Goasguen. C’est un peu contradictoire avec vos propos précédents sur la laïcité. Aller tuer aux côtés de Daech pour établir un califat relève davantage d’une lutte pour le pouvoir interne dans l’islam – d’ailleurs, les Saoudiens sont obligés de se protéger – que d’un problème de laïcité en France.

M. Pierre N’Gahane. Nous avons nos problèmes de fond à traiter mais je suis d’accord avec vous pour penser que nos jeunes sont totalement dépassés par les enjeux du Proche-Orient. Ils sont très peu à savoir qu’ils se trouvent au milieu d’un conflit qui oppose les sunnites aux chiites, à connaître la répartition ethnico-religieuse de la population irakienne, à comprendre les hésitations des Turcs à Kobané ou l’apparente facilité avec laquelle les opposants à Bachar el-Assad ont pénétré au nord de la Syrie. Beaucoup de choses échappent à nos pauvres résidents français qui entrent dans ces mouvements et participent à des guerres qui ne sont pas les leurs. Pourquoi des jeunes aux profils très différents s’enrôlent-ils ? Je persiste à penser que ce n’est pas une raison religieuse.

M. Claude Goasguen. Ils participent à une croisade interne de l’islam. Ils sont attirés par le pouvoir, par la richesse des Saoudiens et de toute la région. Eux qui vivent dans la panade en banlieue parisienne, ils sont fascinés par cette aventure guerrière contre les possédants actuels, les émirs richissimes.

M. Meyer Habib. Le changement d’un désœuvré de banlieue peut s’expliquer par l’attrait pour le pouvoir, l’argent et le sexe. Je repense à cette jeune fille yézidie, témoignant dans un documentaire qu’elle avait été violée trente fois en une seule matinée. Tel est le sort de jeunes chrétiennes, kurdes, yézidies. Des femmes musulmanes voilées expliquent que la pratique est permise pour leur mari pendant le djihad.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur N’Gahane, il nous reste à vous remercier pour la qualité de votre intervention et pour l’action que vous conduisez et que nous suivons avec intérêt et attention.

AUDITION DE M. FAHRAD KHOSROKHAVAR,
DIRECTEUR DE RECHERCHE À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 10 février 2015

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Nous vous remercions, monsieur, d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Nous souhaitons recueillir votre analyse non seulement sur l’évolution du djihadisme, mais aussi sur les moyens de lutter contre la radicalisation.

Cette audition est ouverte à la presse et fait l’objet d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement restera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée.

La Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition. Celui-ci vous sera communiqué préalablement. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission, laquelle pourra également décider d’en faire état dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Farhad Khosrokhavar prête serment.)

M. Farhad Khosrokhavar, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales. Je suis ravi d’être présent parmi vous, et j’espère que je vous apporterai des éléments utiles. J’ai commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. J’ai notamment publié, en 1997, un ouvrage intitulé L’islam des jeunes, dans lequel j’appelais l’attention sur les formes de radicalisation que j’avais observées dans certains quartiers de France. Ensuite, j’ai réalisé des travaux empiriques dans plusieurs prisons, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice. J’ai remis un rapport à l’issue de cette deuxième enquête et formulé un certain nombre d’observations. Enfin, il y a quatre semaines, juste avant les événements tragiques qui ont touché Charlie Hebdo, j’ai publié un livre intitulé Radicalisation.

Je souhaite d’abord appeler votre attention sur un fait troublant, mais dont on peut expliquer la raison d’être ex post facto – les sociologues ont parfois le don de comprendre les choses à l’avance, mais ils les saisissent le plus souvent après les événements ou, à tout le moins, au moment où ceux-ci se produisent. En France et dans une très grande partie de l’Europe, notamment au Royaume-Uni, l’image classique que nous avons du djihadiste est celle d’un jeune de banlieue qui est passé par les étapes suivantes : déviance, prison, sortie de prison, récidive, participation à des trafics, illumination mystique qui fait d’eux des sortes de musulmans born again – sans être nécessairement désislamisée, leur famille est souvent enfermée dans une forme de religiosité qui n’a rien à voir avec le djihadisme –, voyage initiatique dans des pays où sévissent des formes de djihadisme, retour en Europe, accomplissement d’un certain nombre d’actes violents sur les citoyens. Ces jeunes des banlieues ont généralement une vision obsidionale de leur identité, l’islam servant en quelque sorte à sacraliser leur haine de la société. Car l’élément fondamental est leur sentiment d’être des victimes, d’être exclus de la société, du travail et de la dignité. Ils éprouvent une haine inextinguible à l’égard des « autres », qui se focalise, souvent de manière indistincte, sur tous ceux qui ont une forme de vie citoyenne et professionnelle normale, et qui leur renvoient l’image de leur propre indignité, y compris les personnes d’origine maghrébine qui ont réussi.

Or, depuis 2013, c’est-à-dire depuis la guerre civile en Syrie, nous sommes confrontés à un phénomène nouveau, que nous ne rencontrions auparavant que de manière exceptionnelle : l’afflux de jeunes issus des classes moyennes vers le djihadisme. Leur profil anthropologique, leur subjectivité, leur façon de concevoir les choses et la forme que prend leur expression de soi sont totalement différentes de celles des jeunes des banlieues : ils ont non pas une haine ou une mentalité agonistique à l’égard de la société, mais plutôt le sentiment d’une profonde injustice. C’est par une forme d’engagement humanitaire qu’ils embrassent la version djihadiste de l’islam et décident de partir sur le terrain. En outre, ils présentent un certain nombre de caractéristiques frappantes du point de vue du sociologue : on trouve notamment parmi eux un nombre très élevé de convertis, issus de familles juives, catholiques, protestantes et même, dans quelques cas, bouddhistes, le plus souvent sécularisées, agnostiques ou athées. Ainsi, le djihadisme se diversifie de manière très troublante.

Tant que le profil du djihadiste était celui du jeune en guerre contre la société, nous pouvions imaginer un certain nombre de remèdes : répression, persuasion, tentative de briser le cercle infernal que j’ai évoqué précédemment. Mais nous avons désormais en face de nous des jeunes qui ne présentent pas plus de symptômes de malaise social que les autres. Et la palette est large : cela peut être M. Tout-le-monde ou, d’ailleurs, Mme Tout-le-monde, puisque – autre phénomène troublant – environ 20 % des personnes qui s’identifient à cette version de l’islam radical et tentent de faire le voyage sont des jeunes filles. De plus, on trouve parmi eux de plus en plus de post-adolescents, âgés de quinze à dix-sept ans. Bref, nous sommes confrontés à un nouveau type de djihadistes, qui présente une subjectivité aux contours totalement différents de celle des djihadistes classiques.

En France et dans une grande partie de l’Europe, les plus virulents restent, à ce stade, les djihadistes classiques, ainsi que le montrent clairement les événements de janvier 2015 : les trois individus qui ont perpétré ces crimes sont tous issus des milieux défavorisés des quartiers difficiles. Cependant, compte tenu du nouveau phénomène que j’ai décrit, je pense, en tant que sociologue, que nous risquons d’avoir quelques surprises à l’avenir avec les jeunes issus des classes moyennes, si nous ne sommes pas vigilants et si nous n’essayons pas de remédier à cette situation.

Or notre réaction est passablement tardive. S’agissant de la radicalisation en prison, j’avais souligné, il y a plus d’un an et demi déjà, qu’il fallait, entre autres, fermer les frontières. Cependant, en France comme dans le reste de l’Europe, nous n’avons pas prêté une attention assez soutenue à ces problèmes. Depuis six mois, nous prenons un certain nombre de mesures – mieux vaut tard que jamais –, mais elles sont encore très insuffisantes : il faudrait les renforcer et, surtout, les diversifier, afin de les adapter à la situation mentale des jeunes qui reviennent de Syrie. Car les djihadistes ne forment pas un groupe uniforme. Pour ma part, je distingue au moins trois catégories en leur sein.

La première catégorie est constituée par ceux qui s’engagent dans le djihadisme avec une forme de prédisposition humanitaire, pensant aller aider leurs frères musulmans à lutter contre un régime sanguinaire. Ils subissent un endoctrinement, qui dure à ma connaissance six semaines dans le cas de Jabhat al-Nosra. Un certain nombre d’entre eux se transforment alors en djihadistes endurcis : avec cet endoctrinement et dans une situation de guerre, d’effervescence et de violence généralisée, ils en viennent à considérer que l’islam dans sa version radicale est la solution idoine. De retour en France, certains sont tentés d’exercer ce magistère répressif sur la société et de faire justice eux-mêmes par la violence. Bien évidemment, il faudra neutraliser cette première catégorie de djihadistes, les mettre en prison pendant un certain temps de telle sorte qu’ils ne puissent pas commettre de crimes contre des citoyens innocents.

La deuxième catégorie est formée par ceux que l’on pourrait appeler les « déconvertis » ou les « djihadistes repentants ». Une fois confrontés à la réalité du terrain, un certain nombre de candidats au djihad prennent conscience de l’abîme qui sépare leur imaginaire djihadiste – leurs aspirations, leur élan héroïque, leur volonté d’en découdre avec les forces du mal – et la véritable nature de l’État islamique ou Daech, qui s’avère tout le contraire de ce dont ils rêvaient : une violence souvent sommaire, des formes de corruption généralisée et de clientélisme, une absence de justice digne de ce nom. De retour au pays, certains peuvent être profondément affectés et aimeraient, en un sens, se racheter. Il faudrait que la société leur donne la possibilité de s’exprimer, de faire part de leur vérité et de l’expérience qu’ils ont vécue sur le terrain, ce qui pourrait dissuader d’autres jeunes d’emboîter le pas aux djihadistes. Pour peu qu’ils soient d’accord – nous sommes en démocratie et nous ne pouvons pas les contraindre –, nous devrions les utiliser et prévoir des aménagements pour les « récompenser ».

La troisième catégorie, ce sont les « traumatisés ». Les guerres, on le sait, créent des traumatismes profonds : nous connaissons des cas concrets de soldats américains ou français de retour d’opérations qui deviennent violents parce que le spectacle d’une société paisible ne correspond plus à leur état mental. Une prise en charge thérapeutique de ces djihadistes « traumatisés » apparaît nécessaire afin qu’ils ne commettent pas de méfaits.

Le point essentiel est de ne pas mettre des repentis et des traumatisés en contact direct avec des djihadistes endurcis. Si on le fait, les plus forts et les plus radicalisés vont tenter de convertir les plus fragiles à leur vision du monde, ainsi que je l’ai observé en prison. Chacun sait que la vie en prison est difficile – pour y avoir passé deux à trois jours complets par semaine pendant une période assez longue, je puis dire que certains établissements pénitentiaires sont certes passionnants comme objet d’étude, mais déprimants comme lieu de séjour – et qu’un tiers de la population carcérale souffre de problèmes mentaux. Et on voit bien comment cette population fragilisée peut être influencée, voire « mesmérisée » par les djihadistes endurcis. Cela peut donc avoir du sens d’isoler ces derniers dans des quartiers réservés. Toutefois, les réunir en un même lieu peut aussi favoriser la constitution de réseaux plus structurés : entre eux, ils peuvent préparer des coups plus redoutables encore que par le passé. Il faut donc agir avec beaucoup de discernement. En tout cas, les solutions à l’emporte-pièce qui consistent à placer tous les djihadistes ensemble dans des quartiers isolés sans tenir compte de leur degré de djihadisation ni de leur implication réelle – je conviens qu’il est très difficile de faire le tri – peuvent avoir des effets contre-productifs à terme.

Autre problème fondamental : les jeunes de banlieues. Fort heureusement, tout jeune de banlieue ne devient pas un djihadiste ! Cependant, il se trouve qu’une grande partie des djihadistes les plus endurcis proviennent des banlieues. Il ne faut surtout pas stigmatiser les banlieues, mais il ne faut pas non plus faire de l’angélisme : pour des raisons sociologiques et anthropologiques, les banlieues sont des lieux privilégiés de formation du djihadisme. Et la prison constitue, dans une certaine mesure, la continuation des banlieues. Dans les prisons qui jouxtent les grandes villes de France, le taux de jeunes musulmans, pratiquants ou non, mais qui se réclament de l’islam comme principe d’identification subjective, est très élevé : je l’ai estimé à environ 50 %, cet ordre de grandeur n’ayant pas été contredit par les autres travaux sur la prison – pour sa part, M. Jean-Marie Delarue avançait le chiffre de 40 %.

D’autre part, en principe, l’entrée en prison est un choc, et les premiers mois d’incarcération sont très durs : c’est à ce moment-là que le risque suicidaire est le plus élevé. Or tel n’est pas le cas, la plupart du temps, pour ces jeunes, et il s’agit, là aussi, d’un fait saillant. Pour eux, la prison est une forme de rite de passage : en séjournant en prison, ils prennent en quelque sorte du galon ; ils ont le sentiment d’être promus, dans la mesure où ils entrent en contact avec d’autres personnes qui ont commis des actions déviantes. À leur sortie de prison, ils auront gagné une crédibilité et une légitimité supplémentaires en la matière.

Nous devons donc réviser la manière dont nous traitons le problème des banlieues, notamment notre modèle d’industrialisation. La meilleure solution, c’est de créer des emplois – je conviens que c’est plus facile à dire qu’à faire. En Allemagne, où le taux de chômage est beaucoup plus faible, cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu d’actes violents sous la forme de ceux que nous avons connus en France, même dans les quartiers difficiles où vivent de nombreux jeunes musulmans. La dernière fois que des caricatures du prophète Mahomet ont été publiées en Allemagne, des individus ont fait sauter le siège d’un journal, mais à un moment où il était vide. Créer des emplois n’est pas la solution miracle, mais, selon moi, on ne résoudra pas ces problèmes à long terme uniquement avec de la subjectivation, ainsi que le laissent croire certaines incantations.

Autre problème à régler : celui des prisons. Elles sont, on le sait, un des lieux de la radicalisation. Selon mon expérience, le phénomène est récurrent pour deux raisons. D’abord, le profil du détenu radicalisé que les autorités carcérales ont en tête est aujourd’hui totalement en porte-à-faux par rapport à la réalité de la radicalisation. Lorsque j’avais mené mon enquête en prison dans les années 2000, j’avais relevé une certaine convergence entre le problème du fondamentalisme et celui de l’extrémisme islamiste. Les deux groupes de détenus se comportaient un peu de la même façon : ils se laissaient pousser la barbe, devenaient agressifs à l’égard des surveillants, insultaient l’imam de la prison lorsqu’il y en avait un, faisaient du prosélytisme de manière ostentatoire au sein de l’institution carcérale.

Or, quand je suis retourné dans les prisons entre 2011 et 2013, j’ai été très frappé de constater que les deux voies ne convergeaient plus : les plus radicalisés avaient désormais une attitude introvertie, ils ne se laissaient pas pousser la barbe, ne montraient aucune agressivité à l’égard des surveillants, voire dissimulaient leur religiosité à ces derniers lorsqu’ils s’étaient convertis. De telle sorte que les surveillants, dont le rôle est pourtant d’informer les autorités de ces formes de conversion, étaient dans plusieurs cas totalement ignorants du phénomène. Ce nouveau modèle de radicalisation, introverti, concerne souvent de très petits groupes, deux ou trois personnes au maximum, les intéressés sachant pertinemment qu’ils risquent de mettre la puce à l’oreille du service de renseignement de la prison s’ils sont plus nombreux. Certes, quelques fondamentalistes restent susceptibles de se radicaliser, mais la logique de la radicalisation en milieu carcéral a totalement changé de nature en l’espace d’une décennie à peine. J’ai moi-même été étonné de constater l’étendue de ces transformations. Surtout, j’ai observé plusieurs cas de personnes mentalement fragiles qui avaient été prises pour cible par des radicalisés notoires et avaient été profondément influencées par eux.

Pour détecter les formes nouvelles de radicalisation dans les prisons, il faudrait porter un regard neuf. Or les surveillants sont malheureusement démunis à cet égard. Les éléments de profilage qu’on leur fournit correspondent davantage aux formes extrêmes de fondamentalisme qu’à la radicalisation. Pour une grande part, la dichotomie entre ces deux phénomènes n’a pas été saisie par les autorités carcérales, ce qui est compréhensible dans la mesure où elles n’ont pas l’expérience de ces situations nouvelles. La supervision continue donc à reposer sur le repérage des inconduites. Rappelons que les manifestations ostentatoires de fondamentalisme sont en rupture avec les normes carcérales : il est interdit de faire des prières collectives « sauvages » le vendredi dans les cours de récréation, de faire du prosélytisme ou d’aborder les autres détenus pour leur commander d’obéir à des préceptes religieux. Ces actes sont généralement passibles de réprimande, voire d’une incrimination. Mais il faut prendre conscience que la radicalisation suit de plus en plus une logique autonome par rapport au fondamentalisme.

Deuxième raison essentielle de la récurrence du phénomène de radicalisation dans les prisons : la surpopulation carcérale et le sous-effectif criant de surveillants. J’en ai été témoin dans les maisons d’arrêt des grandes villes davantage que dans les maisons centrales. Pour qu’un surveillant puisse travailler efficacement, il faudrait qu’il suive au maximum trente à cinquante détenus. Or ce nombre varie entre quatre-vingt-dix et cent trente, voire cent quarante, ce qui rend presque impossible une observation attentive et lucide. Ce travail déshumanise à la fois les détenus et les surveillants – j’ai pu le constater quotidiennement et j’en ai fait quelquefois les frais. À la longue, on observe des formes de dépression chronique chez les surveillants. Je les plains d’avoir à subir les assauts des uns et des autres, d’autant que le tiers de la population carcérale, je le rappelle, est atteinte de problèmes mentaux, et que certains individus peuvent devenir agressifs de manière imprévisible et sans aucune raison valable.

En outre, compte tenu de la surpopulation carcérale, on met souvent deux ou trois, plus rarement quatre détenus par cellule. Dès lors, il n’est plus possible de surveiller leur interaction, et les éventuelles formes de complicité qui se nouent entre eux peuvent échapper à la vigilance. Ainsi que je l’ai indiqué, il y a une continuité entre la logique des banlieues et celle de la prison, mais cette dernière présente une spécificité dans la mesure où il est très difficile d’y déceler les nouvelles formes de radicalisation.

À cela s’ajoute un dernier point, tout aussi fondamental à mes yeux : lorsque j’ai mené ma deuxième enquête entre 2011 et 2013, j’ai constaté avec étonnement que les renseignements étaient le parent pauvre de l’institution carcérale. Le nombre d’agents était très faible – j’espère que la situation s’est améliorée récemment – au regard du nombre de prisons et de l’importance de la population carcérale, en particulier dans les maisons d’arrêt, où il est possible que les phénomènes de radicalisation connaissent une recrudescence.

De plus, les officiers et les surveillants chargés de suivre ces phénomènes peuvent être amenés à changer de dossier du jour au lendemain, en fonction des événements qui surviennent dans la prison et des urgences ressenties par la direction, ainsi que je l’ai constaté dans une prison très connue. Ailleurs, dans l’une des plus grandes prisons d’Europe, le surveillant qui travaille sur la radicalisation collecte les informations grâce aux relations amicales qu’il a nouées avec ses collègues. Lorsqu’il prendra sa retraite, dans quelques années, ces réseaux informels ne seront pas transmis à son remplaçant. Enfin, il est arrivé plusieurs fois que des surveillants me montrent des textes en arabe qu’ils avaient trouvés et qu’ils n’étaient pas en mesure de déchiffrer sans l’aide de leurs collègues d’origine maghrébine. Or il s’agissait d’écrits d’une grande banalité, de sourates du Coran ou de Dires du Prophète qui sont reproduits dans tous les livres.

Bref, ces agents m’ont paru très démunis. Mais ils ne sont pas responsables de ces défaillances : on ne leur donne que des moyens dérisoires pour suivre les détenus. Pour être efficaces, il faudrait que nous menions un travail de surveillance plus institutionnalisé, rationnel et professionnel, que nous disposions d’un véritable centre d’observation des phénomènes de radicalisation, doté de moyens humains suffisants.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Que pensez-vous du Conseil français du culte musulman (CFCM) ? Quel rôle pourrait-il jouer, notamment face aux phénomènes de radicalisation ? Néanmoins, ses membres semblent être discrédités, voire rejetés par les islamistes les plus radicaux.

M. Georges Fenech. Je vous remercie pour vos explications, qui m’ont beaucoup intéressé.

Vous établissez un lien entre l’emploi, la délinquance et la radicalisation. Or de nombreuses études sociologiques ont montré que la délinquance n’était pas corrélée au chômage. C’est même parfois tout le contraire : aux États-Unis, la délinquance n’a jamais été aussi faible que pendant la Grande Dépression des années 1930. M. Lionel Jospin lui-même a reconnu que le fait de lier le chômage et la délinquance avait été une erreur – je le rappelle sans esprit polémique. Donc, n’affirmons pas qu’il n’y aura plus de radicalisation le jour où il y aura de l’emploi. Si les choses étaient aussi simples, cela nous aurait tous inspirés.

À l’instar de beaucoup d’entre nous, vous avez évoqué la « surpopulation carcérale ». Or, sous le contrôle de notre collègue Joaquim Pueyo, cette expression est impropre : nous devrions tous parler de « sous-équipement carcéral ». De la même manière, nous n’employons jamais l’expression « surpopulation médicale », mais celle de « sous-équipement médical ».

Je retiens l’une de vos propositions : celle qui concerne le repentir actif. Selon vous, il convient d’accueillir les « déconvertis » ou les « djihadistes repentis » autrement que nous le faisons actuellement, notamment en leur donnant la parole. Je suggère que notre commission d’enquête réfléchisse à une proposition en matière de repentir actif, par exemple à la possibilité d’atténuer les peines lorsque la personne reconnaît et explique ses actes.

Vous avez estimé le nombre de détenus musulmans dans les prisons à 50 %. Ce chiffre très élevé, qui a été repris par note collègue Guillaume Larrivé dans un rapport, a été néanmoins très critiqué, car il provient d’une étude non pas statistique, mais purement sociologique. Cette étude est-elle vraiment fiable ? Quel crédit peut-on accorder à cette estimation ? Vous précisez que vous n’êtes pas contredit par M. Delarue, qui a avancé le chiffre de 40 %. Pour sa part, la garde des Sceaux s’en tient à la seule statistique officielle, c’est-à-dire au nombre de détenus qui déclarent observer le ramadan, lequel serait de l’ordre de 18 %. En outre, la directrice de l’administration pénitentiaire nous a fait remarquer très justement hier que la proportion de détenus musulmans variait sensiblement d’un établissement pénitentiaire à l’autre.

M. Farhad Khosrokhavar. Nous terminons actuellement une étude sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam, en particulier sur les Maghrébins et sur les Turcs, qui constituent la grande majorité des musulmans de France. Elle montre que le discrédit qui frappe le CFCM est quasi unanime : sur la cinquantaine de personnes avec lesquelles nous avons mené un entretien de deux à trois heures, une ou deux seulement ont exprimé une forme de neutralité bienveillante à son égard. Cette désaffection tient non seulement à la nature de l’institution et au fait qu’elle a été créée « par le haut », mais aussi à l’incapacité des musulmans de s’associer « par le bas » pour construire une forme de représentation, ne serait-ce qu’en raison de la diversité de leurs origines. Il faudra trouver, à terme, une formule qui fasse consensus parmi ces groupes hétérogènes. Dans la mesure où nous ne disposons pas d’autre instance représentative, cela me paraît une bonne idée d’utiliser le CFCM, mais nous devons être conscients des limites de l’exercice.

J’ai établi une relation non pas entre emploi et délinquance, mais entre délinquance et radicalisation. Je reconnais volontiers le bien-fondé de vos propos, monsieur Fenech : il n’y a pas de relation de cause à effet entre chômage et délinquance. En revanche, je maintiens ce que j’ai dit : il y a une relation quasi linéaire, une concaténation forte entre délinquance et radicalisation. Jusqu’à ce jour, la quasi-totalité de ceux qui ont commis des actes violents au nom du djihad étaient issus des banlieues et avaient été des délinquants : Khaled Kelkal en 1995 ; Mohammed Merah en 2012 ; Mehdi Nemmouche à Bruxelles en 2014 ; les frères Kouachi et Amedy Coulibaly en janvier 2015. Cela étant, avec l’afflux des jeunes des classes moyennes vers le djihadisme, nous risquons d’avoir quelques surprises à l’avenir.

S’agissant de la surpopulation carcérale, je ne me prononcerai pas sur l’opportunité d’utiliser telle expression plutôt que telle autre. Pour ma part, je ne vois aucune objection à parler de « sous-équipement carcéral » ou de « sous-effectif ». Je voulais simplement dire qu’il y a trop de prisonniers par rapport au nombre de places disponibles au sein de l’institution carcérale.

M. Georges Fenech. Ou qu’il n’y a pas assez de cellules pour le nombre de prisonniers.

M. Farhad Khosrokhavar. Oui. J’emploie le terme « surpopulation » de manière axiologiquement neutre.

En ce qui concerne la proportion de musulmans parmi les détenus, je n’ai jamais affirmé que le chiffre que j’avançais était précis : j’ai toujours donné une fourchette, qui va de 40 à 60 %. D’autre part, sauf erreur, la part des détenus qui observent le ramadan est non pas de 18 %, mais de 18 000 sur une population totale de 65 000 à 68 000 personnes.

M. Georges Fenech. Oui, c’est exact.

M. Farhad Khosrokhavar. Le ramadan est devenu un phénomène très important en prison. En période de ramadan, les détenus qui se déclarent musulmans ont droit à un repas du soir un peu plus substantiel qu’à l’accoutumée. Mais le problème essentiel est qu’un grand nombre de détenus musulmans m’ont indiqué ne pas se déclarer comme tels.

Lorsque j’ai évoqué, en 2004, la fourchette de 40 à 60 % de détenus musulmans, cela a créé un tollé, car ni l’administration pénitentiaire ni l’opinion publique n’avaient d’idée à ce sujet : pour la première fois, on pointait du doigt un phénomène de société massif, qui avait échappé à la vigilance des uns et des autres. En réalité, peu importe le chiffre exact : ce qui compte, c’est la disproportion entre le nombre de musulmans dans les prisons et les 7 à 8 % de personnes qui se réclament de l’islam en France. Nous pourrions connaître le chiffre exact si nous avions la possibilité de mener des enquêtes statistiques exhaustives en France, mais la loi ne nous y autorise pas.

M. Georges Fenech. Souhaiteriez-vous disposer d’un tel droit ?

M. Farhad Khosrokhavar. Oui, même si cela peut aussi avoir des effets négatifs. Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal où tout serait blanc ou noir : notre monde est plutôt gris. À titre personnel, j’estime qu’il serait utile de disposer de statistiques pour dissiper les malentendus et, surtout, pour voir en quoi les solutions que l’on propose correspondent aux réalités du milieu carcéral. Il n’y a, du moins dans mon cas personnel, aucune idéologie sous-jacente. Et il faut considérer ces chiffres non pas comme parole d’évangile, mais comme un indice qui permet de comprendre la nature des phénomènes sociaux. Au Royaume-Uni, où l’on dispose de telles statistiques, la proportion de musulmans dans les prisons était, il y a quelques années, le triple de ce qu’elle était dans la société. D’autres catégories, notamment les Afro-Caribéens, sont sur-représentées dans le milieu carcéral britannique. En France, la part des musulmans parmi les détenus est probablement trois à cinq fois ce qu’elle est dans la société. Encore une fois, ne prenez pas ces chiffres au pied de la lettre : il s’agit d’une estimation.

M. Joaquim Pueyo. Je suis assez d’accord avec vos remarques, monsieur Fenech.

Au cours de l’histoire, les prisons françaises ont déjà accueilli des terroristes, notamment basques ou corses. Mais il existait alors une frontière entre cette catégorie de détenus et la délinquance de droit commun. Or, avec les phénomènes que nous observons depuis quelques années et que vous avez très justement décrits, cette frontière a complètement disparu : certains délinquants deviennent djihadistes, se radicalisent ou entendent pratiquer un islam très dur dans les prisons.

Il est également exact que ces jeunes délinquants n’éprouvent pas de choc à leur entrée en prison. Cependant, il faut voir que très peu d’entre eux sont des primo-entrants : beaucoup ont déjà été condamnés plusieurs fois à des peines de prison avec sursis – sursis simple ou sursis avec mise à l’épreuve – ou ont été suivis par un service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) avant qu’un tribunal ne prononce finalement une peine de prison ferme à leur encontre. Ils s’attendent donc à aller en prison ou bien connaissent d’autres jeunes qui y ont déjà séjourné.

Vous vous êtes montré circonspect en ce qui concerne la détention séparée des profils radicaux. Actuellement, très peu de détenus sont placés à l’isolement, c’est-à-dire seuls tant dans les cours de promenade que dans leur cellule. Pour ma part, j’estime qu’il faut écarter du reste des détenus ceux qui sont les plus radicaux et qui peuvent exercer une influence sur les plus vulnérables. Je me prononce donc pour les quartiers d’isolement.

S’agissant des détenus les plus fragiles qui se sont radicalisés, je suis favorable à une expérimentation. Il convient d’évaluer celle qui est en cours à la maison d’arrêt de Fresnes. Le Gouvernement a prévu de créer cinq quartiers dédiés sur ce modèle en France. À cet égard, vous avez soulevé le problème de fond : sur quels critères allons-nous nous appuyer pour orienter les détenus vers ces quartiers ?

Enfin, vous avez souligné avec raison le rôle majeur des surveillants. Ceux-ci disposent d’outils intéressants, notamment de cahiers électroniques de liaison qui permettent de suivre, de manière très précise, la vie quotidienne de chaque détenu. Vous avez aussi évoqué la surpopulation et le sous-équipement carcéral. L’administration pénitentiaire maîtrise de moins en moins la situation dans les établissements pénitentiaires, notamment dans les grandes maisons d’arrêt. Au fil du temps, une sorte de laxisme s’est installée. Aujourd’hui, les surveillants ont beaucoup de difficultés à faire respecter les règles. Il faut que nous parvenions à l’encellulement individuel, ce qui implique de créer de nouvelles places de prison. D’autre part, cette situation soulève la question de l’exécution des peines : les magistrats doivent exiger que les peines qu’ils prononcent soient exécutées. Dans une démocratie, il n’est pas acceptable que tel ne soit pas le cas.

M. Jean-Claude Guibal. Quelle est l’origine du phénomène djihadiste ? Vous avez indiqué que, parmi les nouveaux djihadistes, certains étaient issus des classes moyennes. Que cela nous dit-il de la situation des classes moyennes dans notre pays aujourd’hui ? Pourquoi tant de jeunes des classes moyennes s’orientent-ils vers le djihad ? Dans notre société sécularisée, mais qui s’appauvrit, cela signifie-t-il quelque chose de particulier ?

D’autre part, vous avez distingué les fondamentalistes et ceux qui se radicalisent, en précisant qu’ils adoptaient des comportements différents et qu’ils connaissaient des évolutions divergentes. Quelle différence faites-vous entre ces deux groupes ? N’y a-t-il aucun rapport entre eux ?

M. Farhad Khosrokhavar. J’ai rencontré un certain nombre de détenus basques et corses, bien que leur nombre ait tendance à décroître. Or la lutte pour l’indépendance qu’ils mènent au nom de leur nation n’attire pas ceux qui ne sont pas basques ou corses. À l’opposé, le djihadisme a une prétention à l’universel, ce qui le rend très attrayant. Il s’agit d’ailleurs d’une de ses caractéristiques fondamentales.

Dans les banlieues et dans les prisons, qu’on le veuille ou non, l’islam dans sa version djihadiste est devenu la religion des opprimés. Tous ceux qui ont des reproches à faire à la société trouvent des réponses en son sein. Les jeunes qui, dans les années 1970, auraient pu adhérer aux groupes d’extrême-gauche tels qu’Action directe en France, les Brigades rouges en Italie ou Baader-Meinhof en Allemagne, trouvent dans le djihadisme un écho à leurs revendications : anti-impérialisme, anti-américanisme, rejet de l’arrogance occidentale.

À ceux qui souffrent d’un complexe de castration, qui se sentent mentalement dévirilisés du fait de l’intrusion, voire de l’invasion – de leur point de vue – des femmes dans l’espace public, qui estiment que les femmes exagèrent et qui regrettent que l’on ne sache plus qui est homme et qui est femme dans le monde actuel, le djihadisme apporte aussi des réponses, puisqu’il assigne les femmes à la maison et réserve le monde extérieur aux hommes. D’ailleurs, certaines femmes trouvent, elles aussi, cela attrayant : au moins, elles savent quel est leur domaine de souveraineté, alors que, dans la « grisaille » ambiante, elles doivent à la fois travailler et élever leurs enfants. Auparavant, les activités étaient partagées entre les hommes et les femmes de manière plus hiérarchisée, mais aussi plus claire.

Surtout, en Europe et, plus particulièrement, en France, le djihadisme participe d’une logique de provocation : il donne la possibilité à l’individu insignifiant de se hausser au-dessus des autres. Dans mon ouvrage Radicalisation, j’ai évoqué à cet égard la figure du « héros négatif », c’est-à-dire de celui qui se sent adulé du fait même de son rejet par les autres. Sauf que le héros négatif est, en l’espèce, médiatisé. Qui connaissait Mohammed Merah avant qu’il ne passe à l’acte ? Qui ne le connaît pas désormais ? C’est d’ailleurs pour cette raison que les djihadistes filment : la couverture médiatique devient partie intégrante de l’action destructrice. En ce sens, on peut parler d’une nouvelle forme de subjectivité hypernarcissique, d’une volonté de s’affirmer et de sortir de l’insignifiance.

Dans la logique des djihadistes, il s’agit aussi d’inverser la situation par rapport à la prison : « Vous m’avez jugé et condamné, c’est maintenant moi qui vous juge et qui vous condamne ! », pensent-ils. De plus, ils procèdent à une autre conversion, celle de la logique du mépris en logique de peur. Avant de passer à l’acte, ils avaient l’impression que la société les méprisait, que l’on portait sur eux un regard « réifiant » au sens sartrien du terme, qui les médusait, leur montrait leur insignifiance. Après, ils inspirent non plus le mépris, mais la peur, ce qui les satisfait grandement d’un point de vue anthropologique. En effet, les autres se retrouvent alors dans un rapport de symétrie inversée : avant, ils étaient supérieurs, ils les méprisaient et les jugeaient ; désormais, ils sont inférieurs, car ils craignent pour leur vie. La mort joue ici le rôle d’opérateur d’inversion.

Quant à la prison, elle devient le lieu même où ces phénomènes se déploient. Parmi ceux qui sont considérés comme des stars en prison, il y a notamment les détenus qui ont réussi à s’évader. De ce point de vue, Antonio Ferrara est « l’homme magnifique » : il a reçu de nombreuses lettres de la part de jeunes filles, parfois très jeunes, qui souhaitaient devenir sa copine. Précédemment, Guy Georges, qui avait violé et tué sept femmes, avait lui aussi reçu de telles lettres. Ce qui est à l’œuvre ici, c’est la quête d’un héros négativement apprécié par la société et dont la raison d’être est dans la provocation, dans la rupture avec les normes sociales.

Or on constate très clairement des phénomènes anthropologiques analogues chez les jeunes filles qui partent faire le djihad – je réponds en partie à la question que vous m’avez posée à propos des classes moyennes, monsieur Guibal. Ces jeunes filles pensent que les jeunes garçons de leur entourage ne sont pas sérieux, parce qu’ils n’ont rien des attributs virils et n’ont pas été confrontés à la vie. En revanche, l’homme qui s’expose à la mort, se transformant ainsi en martyr potentiel, devient crédible à leurs yeux et peut faire un partenaire fiable – à supposer qu’il survive au djihad. Ce qui fait surface dans l’esprit de ces jeunes filles en quête de virilité masculine, c’est une inversion des idéaux féministes, une sorte de post-féminisme désenchanté ou – contradiction dans les termes – un « féminisme djihadiste ». Je suis en train de mener des recherches plus approfondies sur ce sujet, qui me passionne.

L’islam djihadiste n’est pas lié uniquement à la situation économique des banlieues, mais a aussi une dimension symbolique, qui est plus forte encore en France. Car – je m’avance peut-être sur un terrain mouvant – le politique a été constitutif de l’identité française, il a été au fondement même de la citoyenneté. La dilution du politique entame donc davantage l’intégrité des citoyens en France qu’elle ne le fait, par exemple, au Royaume-Uni, où le politique n’a pas joué un rôle aussi fondamental dans l’identité citoyenne. Or le djihadisme joue sur ces registres : il propose une solution en partie infra-politique et en partie extra-politique. Il apporte des réponses prétendument transparentes à des phénomènes très complexes tels que la guerre en Syrie, le conflit israélo-palestinien – qui inspire à ces jeunes un profond sentiment d’injustice – ou le fait que l’on transgresse les lois d’Allah et que l’on profane l’image du Prophète. C’est aussi la transparence illusoire de ces solutions qui rend le djihadisme attractif.

Dans le cas des classes moyennes, j’ai observé que la dilution de l’autorité au sein des familles recomposées jouait un rôle. Cela ne signifie pas qu’il faille en finir avec les familles recomposées : il s’agit d’un phénomène de société irréversible, sur lequel personne ne peut revenir. Cependant, tenir compte de cette dilution peut nous aider à réfléchir à des solutions de rechange. Il est utile que les familles, parents biologiques et beaux-parents, prennent conscience des problèmes qui assaillent un certain nombre de jeunes. De manière générale, dans les classes moyennes, c’est moins la dimension économique que ces formes de désarroi liées à la « grisaille » de la vie quotidienne qui entrent en ligne de compte.

Les phénomènes qui posent problèmes dans les classes moyennes sont donc totalement différents de ceux qui affectent les jeunes des banlieues. Ces derniers sont animés par une idée fixe : le sentiment d’être des victimes, la haine de la société, une vision quasi paranoïaque dans laquelle toutes les portes sont fermées. Certes, le racisme, l’islamophobie et toutes sortes de préjugés existent dans la société, mais toutes les portes ne sont pas fermées : il suffit de consulter la liste des médecins et des chirurgiens dans un hôpital de banlieue pour constater que nombre d’entre eux font partie de la deuxième, troisième ou quatrième génération issue de l’immigration. La victimisation est liée à un imaginaire obsidional qui n’a pas de pendant dans le réel. Mais là n’est pas la question : dans la mesure où ce phénomène existe, il fait partie de la réalité sociale, et il faudra donc le traiter d’une manière ou d’une autre.

M. Patrice Prat. Le recours croissant aux aumôniers musulmans dans les prisons peut-il avoir un impact positif, notamment pour détecter et accompagner les populations les plus vulnérables ? Quel doit être le profil de ces aumôniers ? Selon quelles modalités faut-il les recruter ? Actuellement, leur recrutement doit être autorisé par le CFCM. Or cette institution est traversée par de nombreux courants, et vous avez vous-même souligné le discrédit qui la frappait.

Vous avez évoqué à juste titre la diversification du djihadisme, notamment le fait qu’il puise désormais une partie de ses forces dans les classes moyennes. Or n’y a-t-il pas là, paradoxalement, une lueur d’espoir ? En effet, les jeunes qui se rendent sur les théâtres de guerre pour défendre de grandes causes humanitaires peuvent se rendre compte du hiatus avec la réalité et se poser, à leur retour, un certain nombre de questions sur le bien-fondé de leur démarche. Cette forme récente de djihadisme n’est-elle pas plus facile à traiter, à terme, par la société ?

Pour ce qui est du djihadisme très violent issu notamment des banlieues, n’y a-t-il pas là une « génération perdue » – j’emploie volontairement des termes provocateurs ? Que pensez-vous des expériences menées à l’étranger, notamment au Danemark et au Royaume-Uni, en matière de déradicalisation des personnes les plus exposées et les plus violentes ? Selon vous, quelles voies la déradicalisation devrait-elle emprunter en France ? Quel type de programme serait le plus pertinent et le plus efficace ?

M. Jacques Myard. Vous avez décrit les prisons comme des « bouillons de culture », où peuvent prospérer des idéologies qui reconstruisent un monde dépourvu de lien avec la réalité, mais dans lequel chaque apprenti djihadiste a sa place comme élément du tout, se sent valorisé et retrouve ainsi une certaine « dignité ». Cette recherche de l’absolu de la part d’un certain nombre de paumés, de frustrés et d’individus en rupture avec la société, nous l’observons aussi dans les sectes, dont les membres considèrent appartenir à un tout, pensent comme le gourou – aussi manipulateur soit-il – et font bloc. Quel type de discours peut-on tenir face à des personnes embrigadées, sous l’influence d’une idéologie sectaire, imperméables à tout argument rationnel ? On rejoint généralement une secte à un mauvais moment, mais le moment favorable où l’on en sort est imprévisible. Les discours de « déradicalisation » peuvent-ils vraiment avoir un impact ?

M. Georges Fenech. Vous n’avez pas vraiment répondu à la question de notre collègue Jean-Claude Guibal concernant la différence entre le fondamentalisme et la radicalisation. Pouvez-vous définir, une fois pour toutes, les termes « radicalisation » et « radicalisé » – vous êtes sans doute le mieux placé pour le faire ?

M. Farhad Khosrokhavar. Dans mon ouvrage L’islam dans les prisons, publié en 2004, je dénonçais la pénurie d’aumôniers musulmans : il y en avait à l’époque environ 90 pour l’ensemble de la population carcérale, alors que près de la moitié de celle-ci était musulmane d’après mon estimation. Or l’absence d’aumônier est source de danger : n’importe quel individu exalté peut s’autoproclamer imam et déclarer que le djihad constitue le message ultime de l’islam dans une société d’hérétiques. N’oublions pas que les jeunes dont il est question viennent souvent de familles profondément désislamisées ou qui n’ont pas véritablement de culture religieuse. Ainsi, le djihadisme ne s’inscrit pas dans la continuité de la culture familiale concernant l’islam, mais est en rupture consommée avec elle. Certains manifestent même un mépris à peine dissimulé à l’égard de la religiosité de leurs parents, laquelle relève généralement de l’orthopraxie – c’est-à-dire d’une sorte de ritualisme – beaucoup plus que de l’orthodoxie. Souvent, les parents n’ont pas le bagage intellectuel qui leur permettrait de lire le Coran. Il en va de même pour l’écrasante majorité des radicalisés, qui ne comprennent pas l’arabe. En définitive, ils sont d’autant plus à l’aise pour réinventer l’islam qu’ils n’ont pas de bagage intellectuel, culturel ou religieux : ils identifient abusivement une religion à sa guerre sainte, et cela paraît relever pour eux d’une évidence aveuglante.

La question des ministres du culte musulman en prison revêt deux aspects. Le premier est l’insuffisance de leur nombre : il n’est pas normal que, dans plusieurs grandes prisons françaises, où le droit de pratiquer son culte est en théorie reconnu à tous en vertu du principe de laïcité, les musulmans ne puissent pas faire la prière collective du vendredi. Au cours des entretiens que j’ai menés en prison, de nombreux jeunes ont formulé le grief suivant : « Les chrétiens ont la messe du dimanche, les juifs ont shabbat, mais nous, nous n’avons pas la prière du vendredi ! » Il s’agit en effet d’un véritable problème, qui crée une frustration profonde et alimente le sentiment que l’islam est méprisé. Ce sentiment est d’ailleurs partagé par les non-pratiquants, pour qui l’absence d’imam ne devrait poser, dans les faits, aucune difficulté. Cette logique n’est contradictoire qu’en apparence : on peut se considérer comme musulman en raison de son origine ou par son identité et, même si l’on ne pratique pas et que l’on ne connaît pas les prières, trouver anormal de ne pas avoir « son » ministre du culte, alors que les autres détenus ont le leur. Or s’il n’y a pas d’imam agréé dans la prison, il n’y a pas de prière du vendredi. Tout simplement parce que la direction craint qu’un exalté ne prenne la parole au cours de la prière et ne compromette l’ordre au sein de l’établissement.

Deuxième aspect du problème, tout à fait essentiel : qui désigner comme aumôniers musulmans ? À l’exception d’une petite minorité, les imams que j’ai rencontrés dans les prisons sont des pères et des grands-pères d’origine nord-africaine, qui ne maîtrisent pas très bien le français et ne comprennent pas la mentalité des jeunes. Il y a une sorte de rupture subjective entre les jeunes et eux. Ces jeunes les « respectent » – même s’ils se moquent parfois d’eux –, mais ils ne communiquent pas avec eux et ne leur font pas part de leurs problèmes. Quand bien même ils le souhaiteraient, les imams ne seraient guère en mesure, matériellement, de répondre à leur demande : ils sont trop peu nombreux par rapport au nombre de détenus musulmans.

Il va donc de soi, pour moi, qu’il faut davantage d’imams dans les prisons : il conviendrait qu’il y ait une parité avec les autres confessions, ce qui implique probablement de multiplier leur nombre par trois. Mais encore faut-il que ces imams comprennent et intègrent autant les orientations culturelles de la société française que les exigences d’une religiosité apaisée. Or, pour la plupart des imams âgés que j’ai rencontrés, cette synthèse semble hasardeuse : ils ne comprennent ni les unes ni les autres. En effet, ils sont souvent dans une sorte d’entre-deux : ils appréhendent les orientations de la société française bien davantage comme des injonctions que comme des formes intériorisées d’expression de soi. D’autre part, ils sont incapables d’empathie à l’égard de jeunes, alors qu’ils devraient leur prêter une oreille attentive. Ils pratiquent une sorte de ritualisme désincarné : les cérémonies qu’ils président sont dépourvues de toute forme de subjectivation. Il est donc souhaitable que les nouveaux imams soient des franco-musulmans relativement jeunes.

Parler de « génération perdue » est en partie pertinent, mais cela m’indispose, car le djihadisme n’attire plus seulement une catégorie spécifique de la population, mais « M. ou Mme Tout-le-monde ». Nous devons prendre conscience de ce danger. Autre point fondamental : les jeunes se radicalisent certes sur internet, mais aussi et surtout par effet d’imitation ou par esprit de compétition. Le copinage, la complicité avec les amis jouent un rôle indéniable : un jeune va partir faire le djihad parce qu’un de ses copains est parti avant lui. Une étude sur les familles des jeunes Britanniques qui sont partis pour la Syrie a révélé l’importance de cette dimension. Je présume qu’il en va de même en France. Il faudra donc agir aussi sur ce plan-là, c’est-à-dire briser les cercles de complicité qui se focalisent sur le djihadisme.

Les djihadistes ne sont comparables à des paumés qui rejoignent une secte que dans une certaine mesure. Les sectes présentent une structure organisationnelle bien déterminée, avec une hiérarchie et des gourous. Le djihadisme, lui, opère par des formes d’action collective beaucoup plus décentralisées. Il est certes quasi sectaire, mais aussi méta-sectaire. On ne peut pas nécessairement utiliser contre lui l’ensemble des remèdes qui ont été mis au point pour lutter contre les sectes. Il s’agit d’un phénomène à la fois beaucoup plus dangereux et beaucoup plus diffus que le sectarisme. Dans un groupe djihadiste, il y a plusieurs personnalités charismatiques, et les relations ne sont pas hiérarchisées de la même manière que dans une secte.

D’autre part, le salafisme se développe d’une manière que l’on peut juger troublante : l’écrasante majorité des salafistes ne deviennent pas des djihadistes. C’est d’ailleurs là la différence majeure entre le djihadisme et le fondamentalisme : un grand nombre de djihadistes – y compris les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, d’après les informations dont je dispose – ne sont pas passés par la phase fondamentaliste. Dans des cas très minoritaires, il arrive que le fondamentalisme soit l’antichambre du djihadisme. Mais il peut aussi être une sorte de remède contre le djihadisme, dans la mesure où les fondamentalistes observent un certain nombre de prescriptions contraignantes et se considèrent souvent, de ce fait, comme des élus, ce qui satisfait leur subjectivité.

J’en viens à la différence entre le fondamentalisme et la radicalisation. Celle-ci peut être non djihadiste, ainsi que le montre le cas d’Anders Breivik, qui a tué plus de soixante-dix personnes et en a blessé plus d’une centaine d’autres en Norvège. La radicalisation, au sens où les sociologues l’entendent, est la conjonction d’une idéologie radicale et d’une action violente. Si l’on a le premier élément sans le deuxième, on n’est pas dans le registre de la radicalisation. Tel est le cas de certains intellectuels, qui défendent une idéologie radicale sans pour autant prendre les armes. De même, une action violente qui n’est pas inspirée par une idéologie radicale est un simple hold-up, une action crapuleuse, qui relève de la criminalité de droit commun.

En ce qui concerne les fondamentalistes, dans la très grande majorité des cas, cette conjonction n’existe pas. D’ailleurs, une suspicion indue à l’égard des fondamentalistes peut, au-delà d’un certain seuil, pousser quelques-uns d’entre eux vers des formes d’action violente, dans la mesure où ils penseront que, de toute façon, on ne fera pas la différence entre des djihadistes et eux. En France, le fondamentalisme est un phénomène illégitime, mais pas illégal. Après tout, vous avez le droit de penser que les normes édictées par Dieu sont supérieures à celles de la République, tant que vous ne les appliquez pas. Si vous gardez cette opinion pour vous-même, personne ne peut vous faire un reproche quelconque. En revanche, si vous passez à l’acte, si vous transgressez la loi sous une forme violente, vous tombez dans le registre de la radicalisation. Or la plupart des fondamentalistes, en particulier des salafistes, ne transgressent pas la loi, en tout cas de manière ostensible. S’ils le font, c’est en recourant à de multiples biais ou stratagèmes, par exemple en revêtant un masque chirurgical pour contourner l’interdiction de porter le voile intégral. Il ne s’agit pas là de radicalisation, laquelle s’inscrit dans une logique de violence, souvent disproportionnée, qui condamne par avance les autres à l’annihilation. Cela caractérise d’ailleurs non seulement la radicalisation dans sa version djihadiste, mais aussi la radicalisation « à la Breivik » : celui-ci a tué des gens, en particulier des jeunes, pour la simple raison qu’ils étaient, dans sa perspective, complices de la reddition des sociétés chrétiennes face à l’islam. Soyons vigilants et n’identifions pas indûment fondamentalisme et djihadisme : ils relèvent de deux registres différents.

S’agissant de la déradicalisation, nous connaissons deux types d’expérience : celle des sociétés démocratiques, en particulier du Royaume-Uni et de la Norvège – nous pourrons nous inspirer, par exemple, des travaux menés il y a quelques années en matière de déradicalisation des néonazis – et celle des sociétés non démocratiques, notamment de l’Arabie Saoudite, de l’Algérie et de certains pays du Sud-Est asiatique. Bien évidemment, nous ne pourrons pas reproduire l’expérience de l’Arabie Saoudite, d’une part parce qu’elle comporte une dimension violente à laquelle une société démocratique ne peut pas se permettre de recourir, d’autre part parce que les largesses accordées à certains jeunes pour les détourner du djihadisme – maison, femme, travail – coûtent très cher et pourraient susciter, en France, des vocations de djihadistes chez des gens honnêtes qui ont des revenus modestes.

J’ai assisté à certains travaux en matière de déradicalisation. Par exemple, au Royaume-Uni, certains jeunes ont été encadrés pendant plusieurs mois par des policières portant le foulard ou des policiers portant le turban, des imams, des représentants de l’État – notamment des renseignements généraux – et des « barbes blanches » de leur quartier. En France, il serait très difficile de mettre toutes ces personnes ensemble. Néanmoins, nous pourrions imaginer des solutions de rechange. Il ne faudrait pas qu’une compréhension trop radicale de la laïcité nous amène à négliger la dimension théologique de la déradicalisation. Même si c’est plus compliqué à faire que dans d’autres pays, la laïcité doit nous permettre d’engager, dans des limites bien circonscrites, un dialogue avec le religieux. Nous ne pouvons pas confier la déradicalisation uniquement à des psychologues et à des psychothérapeutes : nous avons aussi besoin de théologiens, afin de porter le débat sur le « noyau dur » de la conviction religieuse de ces jeunes, en particulier sur la notion de djihad. Ils ont souvent une compréhension très superficielle de cette notion, qu’ils approfondissent d’ailleurs en prison – ils n’ont pas le temps de le faire avant. Ainsi, c’est la djihadisation qui succède à la radicalisation, et non l’inverse comme on pourrait l’imaginer. Il faut que l’on puisse combattre le djihadisme aussi au nom d’une version tempérée de l’islam.

M. Jacques Myard. Dans ce cas, c’est ma vérité contre la vôtre.

M. Farhad Khosrokhavar. Certes, mais il y a aussi une dimension de raisonnement. Si la situation de déradicalisation n’est pas acceptée par la personne en question, on ne peut pas la lui imposer. Mais dans le cas où elle l’accepte, un dialogue s’instaure, au cours duquel un certain nombre de thèmes peuvent être abordés. Certains pays mènent un travail de cette nature. Il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas le faire en France, au nom d’une forme d’hypersécularisme qui nous rend parfois aveugles et nous empêche de comprendre l’essence même du religieux. Au cours d’un débat sur ces questions, dans lequel intervenaient des personnes très compétentes, on m’a dit : « En prison, nous avons besoin non pas d’imams, mais de psychologues : ce sont des gens malades. » Or il ne faut pas identifier ainsi le religieux avec les formes morbides d’expression de soi. Il faut, au contraire, donner un espace d’expression au religieux et, surtout, contredire cette version extrémiste de l’islam, qui n’est pas du tout représentative de la manière dont vivent l’écrasante majorité des musulmans de notre pays.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Je vous remercie pour votre intervention et pour vos réponses.

AUDITION DE M. PIERRE CONESA,
MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L’INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS

Compte rendu de l’audition du mercredi 11 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Monsieur Conesa, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Nous avons pris connaissance avec beaucoup d’intérêt de vos travaux qui entrent totalement dans le champ de notre commission d’enquête.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Conesa, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pierre Conesa prête serment).

M. Pierre Conesa, maître de conférences à l’institut d’études politiques de Paris. J’ai rédigé un rapport intitulé « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? » pour le compte de la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme (FAVT) et à la suite d’un entretien avec M. Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, en mars 2014 ; on s’était étonné auprès du ministre, qui avait partagé notre constat, de l’absence d’une politique de contre-radicalisation en France qui aille au-delà de la seule action policière. Il existe un programme européen, le Réseau d’alerte contre la radicalisation ou Radicalization awareness network (RAN), auquel participent toutes les administrations concernées, celles-ci ne travaillant en revanche jamais ensemble.

La FAVT a financé cette étude et l’a publiée en décembre 2014, mais celle-ci n’a suscité aucun intérêt, ce qui prouve la difficulté pour le débat public d’intégrer un tel sujet. Malheureusement, les attentats des 7, 8 et 9 janvier dernier lui ont donné une actualité brûlante, mais dans un contexte d’angoisse où sont davantage soulevées les questions de l’efficacité des services de renseignement, de la police et de l’administration pénitentiaire que celles ayant trait aux causes de ces attaques.

J’ai sollicité les élus locaux pour cette étude de terrain, réalisée dans le cadre de la Maison des sciences de l’homme, mais sur les trente demandes de rendez-vous, je n’ai reçu que deux réponses positives. Le sujet de la radicalisation s’avère politiquement gênant. Je souhaitais également rencontrer des représentants des associations musulmanes et des radicaux, l’attache de ces derniers m’ayant été fournie par une chercheuse, Mme Ouisa Kies, qui a conduit des entretiens en prison.

La radicalisation n’est pas propre aux musulmans – que l’on songe aux black blocs, aux identitaires, à l’intégrisme juif –, mais la nature du phénomène se révèle spécifique pour cette population. On y retrouve les méthodes de recrutement des sectes – enfermement, idéologie totalitaire, fascination pour la cause épousée –, mêlées à la revendication d’une identité politico-religieuse portée par le salafisme. Le processus repose sur une stratégie de ghettoïsation de la communauté musulmane française, les salafistes prétendant s’exprimer au nom de celle-ci puisqu’ils se pensent les meilleurs pratiquants ; cela conduit à un conflit constant avec la République sur les cantines scolaires, les piscines ou le port du voile intégral. La montée du salafisme est un problème politique qui n’est pas cantonné au domaine du religieux.

La radicalisation salafiste s’alimente des conflits internationaux. La récupération du discours sur l’imminence de l’apocalypse – fréquent dans les sectes - se nourrit ainsi de la situation syrienne. Par ailleurs, les musulmans sont présentés comme victimes de persécutions partout dans le monde. Enfin, ce mouvement récupère une idéologie tiers-mondiste qui s’est développée dans les années 1980 et 1990 auprès de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et qui repose aujourd’hui sur la figure de héros positif du combattant pour le djihad.

La timidité voire la veulerie des représentants officiels de la communauté musulmane s’avère frappante : après les tueries perpétrées par Mohammed Merah et Mehdi Nemmouche, le Conseil français du culte musulman (CFCM) et le collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ont surtout appelé à ne pas stigmatiser les musulmans. J’ai souhaité rencontrer des membres du CCIF, mais ils ont décliné ma demande arguant que la radicalisation n’était pas leur problème. Ces organisations ont adopté une stratégie de victimisation afin de bénéficier d’une créance politique auprès de la République. Même après les attentats de janvier 2015 à Paris, le CCIF a publié un communiqué odieux qui n’évoquait que la nécessité d’éviter toute stigmatisation.

On perçoit la communauté française musulmane par le CFCM – lieu de rivalités entre Marocains, Algériens, Tunisiens et Turcs d’une telle intensité qu’une présidence tournante a dû être instaurée – et par les salafistes. Or l’intégration de cette communauté s’est effectuée silencieusement. Beaucoup de présidents d’association, d’imams et de théologiens ont trouvé leur place dans la société française en défendant un droit à l’indifférence se situant à l’opposé du droit à la différence promu par les salafistes. Cette partie de la communauté musulmane s’est mobilisée contre la radicalisation en tenant des séminaires sur les moyens de lutter contre celle-ci ; ces musulmans affirment être les mieux placés pour connaître la communauté et les lieux où se réunissent et où prient les salafistes ; ils veulent constituer un réseau d’alerte, mais le bureau des cultes, structure très utile, se trouve hélas logé au ministère de l’intérieur, de même qu’est rattaché aux préfectures le « numéro vert » mis en place au printemps 2014. Cette tonalité policière, probablement involontaire, facilite l’accusation de collaboration et de traîtrise à l’islam portée par les salafistes envers ces musulmans. Il conviendrait donc de rattacher le bureau des cultes à une autre structure que le ministère de l’intérieur. Aucune politique de lutte contre la radicalisation ne peut se mener sans discours théologique et ce n’est pas au ministre de l’intérieur d’en tenir un.

Nous nous trouvons dans une situation similaire à celle de la marche des beurs que les enfants d’immigrés, nés Français, avaient lancée en 1983 pour demander à la République l’application de ses propres principes et de sa devise « Liberté, égalité, fraternité ». Cette initiative avait bénéficié d’une grande mobilisation sociale et médiatique, mais le Parti socialiste y avait répondu en créant « SOS racisme » sans y intégrer le moindre leader de cette marche. Ainsi, l’une des premières revendications de « SOS racisme » fut de demander l’octroi de la carte de séjour de dix ans, alors que les participants de la marche étaient Français ! Ceux-ci se sont sentis trahis et ce sont leurs enfants qui leur disent aujourd’hui que l’action républicaine s’avère vaine. Le processus de réislamisation s’est nourri de ce terreau. Ne ratons pas à nouveau la main tendue des classes moyennes musulmanes !

Depuis la guerre en ex-Yougoslavie et l’utilisation de l’armée comme instrument de politique extérieure, le bilan de cette dernière s’avère dramatique. En Yougoslavie, les méthodes d’action ont permis d’arrêter une guerre civile, mais l’armée a ensuite été utilisée continuellement, comme en Somalie pour faire de l’ingérence humanitaire ou en Libye où l’on a bombardé le pays en outrepassant le mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU) – et encore la résolution avait été votée par des pays ne représentant que 9 % de la population mondiale. Nous vivons encore sur l’idée que nos positions reflètent « l’opinion publique internationale », notion fort commode qui nous permet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de définir la sécurité internationale. M. John Kerry, secrétaire d’État américain, a critiqué la Russie en affirmant que l’on ne pouvait plus, au XXIsiècle, envahir des territoires ; or les États-Unis ont envahi l’Irak dans la plus grande illégalité. Ils pensent que le passé peut s’effacer, mais cela est loin d’être le cas. La décision du président Jacques Chirac de ne pas participer à la guerre en Irak fut le dernier moment où la France ne suivit pas la politique américaine ; c’est le gouvernement actuel qui est plus dur que les Américains lorsque nous avons ridiculement proposé de bombarder les sites chimiques en Syrie.

Les sites salafistes insistent sur la disproportion entre notre silence lorsque 2 000 personnes sont tuées à Gaza et notre déploiement de force militaire dès que quatre Occidentaux sont tués. Comment voulez-vous répondre à cet argumentaire ?

Nous avons besoin de l’Iran pour résoudre les conflits en Afghanistan, en Irak, en Syrie et au Liban, mais on n’invite pas ce pays à une conférence internationale à Paris ! Les diplomates de la filière politique et affaires stratégiques du ministère des affaires étrangères et du développement international sont devenus néoconservateurs quinze ans après les Américains.

À partir de la guerre en Yougoslavie, les interventions dans des opérations multilatérales devaient reposer sur un policy planning, négocié dans le cadre de l’ONU, cohérent entre tous les pays intervenant. Au Quai d’Orsay, le centre de décision s’est déplacé des directions géographiques vers la filière des affaires stratégiques induisant une conception des programmes indépendante de leur objet. L’actuelle intervention militaire en Irak ne s’est ainsi accompagnée d’aucune conditionnalité politique. Quatorze des dix-neuf auteurs des attentats du 11 septembre 2001 étaient Saoudiens, mais le président George W. Bush expliqua en 2002 que l’axe du mal était constitué de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord, trois pays dont aucun ressortissant n’avait participé au 11 septembre. Le discours de victimisation des musulmans porte, y compris dans les classes moyennes qui pensent que la politique extérieure française ne prend absolument pas en compte leur sensibilité.

Une vidéo circule actuellement sur Internet montrant une femme décapitée en Arabie saoudite sur un parking public avec des gens qui circulent autour de la scène en riant. Il est difficile d’expliquer que l’on doit combattre l’État islamique, mais que l’on soutient l’Arabie saoudite. J’étudie la situation en Arabie saoudite depuis vingt ans et j’entends constamment dire que le pays évolue alors que ce n’est pas le cas ; le salafisme représente un sous-produit du wahhabisme, diffusé par l’Arabie saoudite à partir des années 1980 pour lutter contre les Frères musulmans. Je travaillais à cette époque dans les services de renseignement où l’on constatait qu’une grande partie de l’aide américaine transitant par l’Arabie saoudite et le Pakistan allait vers les plus islamistes de ceux que l’on nommait à l’époque les combattants de la liberté. Les Saoudiens ont conditionné l’octroi d’une aide au Pakistan à l’ouverture de madrasas hanbalites, les plus proches du rite saoudien, qui ont produit les talibans. On raisonnait selon l’adage « les ennemis de nos ennemis sont nos amis », alors que les ennemis de nos ennemis peuvent être des ennemis poursuivant leur propre stratégie.

Il importe donc de refonder le logiciel de notre politique étrangère.

En outre, il y a lieu de réformer le droit d’asile à l’échelle européenne. Conçu dans les années 1950 avec le sentiment de culpabilité de ne pas avoir accueilli les juifs persécutés par le nazisme, le droit d’asile fut élaboré pour ouvrir nos pays aux dissidents du bloc communiste. Or le Londonistan à Londres a prouvé que les personnes bénéficiant de ce système n’étaient pas toutes, loin s’en faut, des défenseurs de la liberté ; beaucoup tenaient un discours de haine effrayant et les Britanniques ont ouvert les yeux après l’attentat de 2005 en se rendant compte que la présence de ces gens sur leur territoire ne permettait pas la sanctuarisation de celui-ci. Ils ont donc extradé vers la France Rachid Ramda après dix ans de refus obstinés. Il faut donc conditionner l’octroi de l’asile politique en Europe au statut de défenseur de la liberté, le fait d’être persécuté par un régime dictatorial ne devant pas suffire à voir sa demande acceptée – surtout si l’on est accusé d’actes terroristes comme la plupart des leaders du Londonistan.

M. Saïd Arif a été condamné pour préparation d’un attentat au marché de Noël à Strasbourg ; après sa condamnation, il a été assigné à résidence dans le centre de la France et s’est échappé en Suède où il a été arrêté de nouveau et extradé en France avant de disparaître une seconde fois. Dans de tels cas, la République est bafouée. Mais que faire de ces personnes une fois leur peine de prison effectuée ? Quant à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), il lui arrive de rendre des arrêts surréalistes, comme celui concernant les pirates somaliens. Quand le droit porte atteinte à la justice, il faut réformer le droit.

La France devrait demander un siège à l’Organisation de la conférence islamique (OCI), créée par l’Arabie saoudite pour lutter contre la Ligue arabe, elle-même fondée par Gamal Abdel Nasser à l’époque du panarabisme. L’OCI regroupe des États laïques et religieux et notre pays compte plus de musulmans qu’un tiers des pays membres de cette organisation. Aujourd’hui, l’Inde est le pays musulman le plus important et seuls 9 % de musulmans dans le monde sont arabes. Je préférerais qu’un ambassadeur français de confession musulmane explique ce que signifie être musulman en France plutôt que d’entendre les délires des associations saoudiennes des droits de l’homme sur le respect de la religion et de la laïcité. Pourquoi une fatwa serait-elle applicable dans un pays non musulman ? Dans l’appréhension de ce type de questions à dimension internationale, on nous oppose une charia que l’on se refuse à critiquer du fait de son caractère religieux.

Les grands programmes de contre-radicalisation chez nos principaux partenaires européens sont caractérisés par une parole publique qui affiche l’objectif politique de reflux de la radicalisation, par une organisation reposant sur les collectivités locales – le maire étant jugé le meilleur connaisseur de la population et le plus à même d’utiliser les services sociaux et de travailler avec les services de police – alors que la France a choisi les préfectures, et par la fourniture de moyens par l’État.

Les responsables publics doivent désigner la cible, à savoir le salafisme. Les autres dénominations – terrorisme islamiste, djihadisme – sont privées de signification car elles ne précisent pas ce qui, à l’intérieur de la pratique musulmane, constitue un danger pour la République. La désignation permet de faire comprendre aux autres musulmans que l’islam n’est pas un problème et que seul ce courant l’est. Nous n’avons pas à interdire le salafisme – pendant la guerre froide, les partis communistes étaient autorisés en Europe de l’Ouest –, mais nous devons clarifier la situation et le débat pour mener le combat sur les plans idéologique et théologique.

M. Georges Fenech. Je partage votre interrogation sur le rattachement du bureau des cultes au ministère de l’intérieur. Il conviendrait de créer un ministère de la citoyenneté, de la laïcité et des cultes, car le sujet s’avère très transversal. Un bureau des cultes dirigé par un chef de bureau au ministère de l’intérieur ne répond pas à l’enjeu.

Votre analyse était passionnante, mais quelles sont vos véritables réponses à la radicalisation ? Votre étude comporte-t-elle des pistes d’action ? Je ne suis pas certain que l’obtention d’un siège à l’OCI constitue une solution pertinente. Le Gouvernement envoie des messages, notamment à la jeunesse via Internet, mais comment combattre la pratique salafiste de l’islam en France ?

M. Pierre Conesa. Il n’existe pas d’observatoire français chargé d’étudier les sites salafistes francophones. Or les jeunes quittant notre pays pour la Syrie ne sont ni anglophones ni arabophones. Nos chercheurs travaillent sur les interprétations rédigées en anglais des sites anglophones. Si l’on ne connaît pas le discours, on ne peut pas bâtir de contre-discours. Nous sommes en train de réfléchir avec M. Farhad Khosrokhavar à la création d’un observatoire des radicalisations à la Maison des sciences de l’homme, afin de pallier cette lacune. Pour mon rapport, j’ai utilisé une petite étude réalisée par une normalienne stagiaire au bureau des cultes sur les discours salafistes francophones ; il est étonnant que ces productions soient si peu nombreuses.

Le bureau des cultes fonctionne avec une petite équipe placée au ministère de l’intérieur depuis la loi de 1905 sur la laïcité. Je ne suis pas le premier à proposer son déplacement, mon rapport relevant d’ailleurs l’ensemble de propositions qui n’ont jamais été mises en œuvre. Ainsi, le rapport de M. Jean-Pierre Obin, commandé à la suite de la publication du livre Les territoires perdus de la République qui décrivait les problèmes posés par la montée des intégrismes religieux pour l’enseignement de certaines disciplines au collège, mettait déjà en lumière ces difficultés, mais le ministre de l’Éducation nationale de l’époque a enterré le rapport pensant que la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics réglerait le problème. Aujourd’hui, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche dresse le même constat qu’il y a plus de dix ans ! Le rapport Obin proposait déjà de détacher le bureau des cultes du ministère de l’intérieur.

De même, Mohammed Arkoun, ancien professeur au Collège de France, défendait la création d’une faculté de théologie musulmane, puisque la pensée musulmane ne peut se régénérer que dans des pays occidentaux, aucun pays arabe ne garantissant une liberté d’expression suffisante pour avancer des idées nouvelles. Certains imams en France sont reconnus internationalement et s’avèrent capables de construire un discours novateur sur l’islam. Cette faculté aurait permis de former des imams et des aumôniers pour les prisons. La faculté de Strasbourg avait accepté d’accueillir ce projet, mais l’administration de l’enseignement supérieur s’y est opposée. Seule une petite cellule de recherche a été créée à la Maison des sciences de l’homme. Les Français de confession musulmane ne comprennent pas que ces idées, qui paraissaient intéressantes, n’aient pas abouti.

Qui doit émettre la politique de contre-radicalisation ? Ce n’est pas le Gouvernement, car on ne ramène pas un transcendant à la raison par des cours d’instruction civique. Nous avons besoin d’un discours théologique construit et de prendre en compte la diversité de la société musulmane ; par ailleurs, il faut éradiquer le discours de la victimisation et critiquer notre politique extérieure. Le service d’information du Gouvernement (SIG) a eu raison de produire une vidéo et d’ouvrir un site « stop djihadisme », mais nous devons faire émerger un discours public qui ne soit pas tenu par les autorités politiques.

Je souhaite offrir aux musulmans français dont j’ai pu constater les efforts de mobilisation une forme de reconnaissance et je suis en train d’organiser un séminaire de lutte contre la radicalisation à l’institut du monde arabe (IMA). L’objectif est de montrer que la France les entend et qu’ils doivent donc apprendre à communiquer. Les élus locaux devraient également les rencontrer pour témoigner de l’attention qu’on leur porte. Nous devons dresser le constat de la non-représentation par les structures officielles de ces musulmans qui se sont intégrés en toute discrétion. Il existe une variété d’opinions comme pour les juifs qui ne sont pas tous représentés par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et le consistoire. Il convient également de valoriser les réussites des membres de cette communauté, comme celles de M. Yazid Sabeg ou de M. Mohed Altrad, P-DG du groupe Altrad, leader européen des échafaudages de chantier ; les habitants des banlieues ne connaissent pas ces succès. Les jeunes Turcs qui arrivent en France ne se présentent pas comme des victimes puisqu’ils ne proviennent pas d’une ancienne colonie française et développent une culture entrepreneuriale différente de celle des Maghrébins. Il y a lieu d’écouter ces gens qui vivent ici et agissent contre la radicalisation !

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Je partage votre volonté de désigner l’ennemi par son nom et de le définir par le salafisme. Toutefois, dès que j’ai tenté d’expliquer que nous étions attaqués non par l’islam mais par le salafisme, je me suis heurté à des réticences. Pourquoi ce refus ?

M. Pierre Conesa. Je vous félicite d’avoir pris cette responsabilité, car celui qui s’avance se trouve souvent attaqué ; j’ai travaillé une trentaine d’années dans l’administration française, ce qui m’a inspiré un petit livre Surtout ne rien décider – Manuel de survie en milieu politique, et j’ai souvent été confronté au problème que vous décrivez.

Mon propos est d’ordre politique. Que des salafistes soient quiétistes, nous nous en réjouissons ! Qu’ils nous aident alors à lutter contre le djihadisme, notamment en bâtissant un discours théologique adapté ! Un des imams que j’ai rencontré, non salafiste, m’a affirmé être prêt à lancer une fatwa contre le djihad contre la France : cela peut constituer une piste intéressante et les salafistes, s’ils sont quiétistes, pourraient nous y aider. Ceux qui disent que la situation est plus compliquée qu’on ne le pense n’ont, en général, pas travaillé sur le sujet.

L’Algérie a payé un prix très lourd pour s’être trompée sur l’islamisme. Les membres du front islamique du salut (FIS), proche des Frères musulmans, qui ont rejoint le groupe islamique armé (GIA) et le groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) étaient tous salafistes. La loi sur la réconciliation induit la coexistence des assassins et des victimes. L’absence de hiérarchie religieuse dans le sunnisme rend difficile pour de nombreux musulmans de voir que le salafisme promeut une pratique pervertie de l’islam.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Courrier international a récemment publié un dossier intitulé « L’islam vu par les musulmans », dans lequel un éditorialiste indien écrivait qu’il fallait relire le Coran à la lumière du contexte actuel et ne plus céder aux interprétations littérales, souvent d’inspiration saoudienne. M. Abdennour Bidar, philosophe français, affirmait dans ce même dossier que le monstre était sorti de notre propre ventre. Pensez-vous qu’il existe une possibilité que le monde musulman s’engage dans une révolution philosophique et religieuse à l’échelle internationale ?

M. Pierre Conesa. Je n’ai pas de réponse à cette question car c’est la scène politique et religieuse française qui m’intéresse. J’ai rencontré des gens très attachés à la laïcité qui m’ont fait part de leur respect de la loi républicaine, y compris celle sur le voile. Les réclamations et les dépôts de plainte ont d’ailleurs considérablement diminué depuis le vote de la loi. Il y a lieu de concilier des revendications légitimes liées au respect de la religion et les pratiques républicaines. Certains veulent instaurer des fêtes mobiles pour que ceux qui souhaitent fêter Yom kippour ou l’Aïd puissent le faire plutôt que l’Ascension : une telle mesure ne menacerait pas la République !

Dans Passion française, M. Gilles Kepel a montré que les candidats aux élections ayant des noms à connotation musulmane se répartissaient dans l’ensemble du champ politique et que ceux qui se réclamaient de la communauté musulmane s’avéraient très minoritaires. Le processus d’intégration est donc à l’œuvre. Alors ministre de l’intérieur, M. Jean-Pierre Chevènement avait demandé à rencontrer le recteur de la Zitouna à Tunis pour connaître sa conception de l’islam, mais un représentant du ministère de l’intérieur tunisien a assisté à l’ensemble de l’entretien pour reprendre chaque propos du recteur. Les pays occidentaux constituent le véritable espace de liberté pour la pensée musulmane et, parmi ceux-ci, la France compte la plus importante population musulmane – seul 1 % des habitants des États-Unis sont musulmans, dont la moitié sont des convertis.

Des imams français procèdent à une lecture historique remarquable du Coran, en remettant notamment en perspective certains versets, et effectuent un travail de distanciation critique que la liberté de parole de la République doit protéger. Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste ? est un livre récent et très intéressant, écrit par M. Farid Abdelkrim, qui évoque la trajectoire d’un homme découvrant l’islam, puis l’islamisme et les Frères musulmans, avant de comprendre que la République offre l’espace pour le débat public qui permet de répondre à ses interrogations.

M. François Pupponi. Dans l’indifférence générale, les acteurs locaux – élus et enseignants – expliquent depuis de nombreuses années aux « bien-pensants » comment tout cela finira. Les jeunes en train de basculer sont tous traités depuis longtemps par les services.

Cela fait longtemps que l’on écoute les musulmans dans les quartiers, ce qui nous vaut des accusations de communautarisme. Ceux qui veulent empêcher la présence des mères voilées lors des sorties scolaires ne font que décréter la fin de ces dernières dans ces quartiers. À Sarcelles, les femmes musulmanes sont voilées, les femmes juives portent des perruques et les femmes assyro-chaldéennes, chrétiennes d’Orient, ont également le voile. La République doit être égale pour tous.

C’est localement que l’on traitera ces questions, mais aucune organisation n’existe pour le faire ! Sur le plan politique, il est ainsi difficile de faire émerger de ces quartiers des gens solides qui ne revendiquent pas d’appartenance communautaire. On mène de grandes réflexions à l’échelon national, mais il faut déployer des cellules localement. Comment peut-on décliner efficacement, à l’échelon local, une politique de lutte contre la radicalisation qui permettrait de lutter contre des phénomènes inquiétants – par exemple l’ouverture de structures éducatives confessionnelles qui peuvent être gérées par des salafistes – et de plus en plus prégnants ?

M. Pierre Conesa. Je ne suis pas élu local, donc je ne peux pas vous répondre. Les femmes qui portent le voile aujourd’hui ne sont en effet pas des radicales ; elles souhaitent marquer par là un signe de solidarité avec les musulmans et d’appartenance à une famille musulmane, comme les femmes occidentalisées qui, lors de la guerre d’Algérie, ont remis le voile pour montrer leur soutien à l’indépendance. Notre regard sur le voile a changé aujourd’hui : nous voyons tous des femmes portant le foulard dans la rue et nous nous y sommes habitués, d’autant plus que les lois de 2004 et du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public sont respectées.

Le Premier ministre a annoncé qu’un grand effort serait consenti pour le recrutement dans les services de renseignement. Il faut avoir des agents musulmans pour connaître la teneur des propos tenus dans une mosquée salafiste. Si l’on ne sélectionne les candidats que sur le critère des diplômes, on pourrait manquer de personnes adaptées à la cible. M. Rachid Abou Houdeyfa, imam salafiste de la mosquée de Brest, incite ses ouailles à voter, et sa confrérie l’a dénoncé au motif qu’une telle position allait à l’encontre de la charia et pourrait conduire à ce que la loi de la République soit supérieure à celle du coran ; nous devons nous intéresser à ces gens qui peuvent émerger parce que la République a abandonné son discours globalisant sur l’islam.

Un journaliste m’a dit qu’il convenait de « désethniciser » le débat : il faut bien sûr empêcher des jeunes de partir en Syrie, mais cette politique doit s’accompagner du vote d’une loi de la République interdisant à tout citoyen français de rejoindre un champ de bataille faisant l’objet d’une résolution de l’ONU. Il est anormal qu’un Français juif aille faire son service dans Tsahal pour aller se battre dans les territoires occupés. Cette différence de traitement n’est pas comprise par beaucoup de personnes.

Une élève voilée assiste à mon cours à Sciences Po, ce qui ne pose aucun problème puisqu'elle pratique le débat critique. En revanche, ma femme, enseignante, constate la montée progressive de la ghettoïsation alimentée par des demandes spécifiques pour la cantine ou les heures de prière. C’est le salafisme qui déploie cette technique de démarcation entre ce qui est musulman et ce qui ne l’est pas. Face à ces personnes, il faut une autorité publique définissant les frontières de ce que l’on peut accepter et de ce que l’on doit refuser.

En juin 2014, le CFCM a, enfin, publié un texte sur le vivre ensemble dans lequel il énonce les règles musulmanes compatibles avec celles de la République. Il prend position contre le hijab en rappelant que le coran ne prescrit pas son port. Cette démarche vers la République s’effectue dans un contexte différent depuis les attentats de janvier dernier car la République n’a plus à démontrer sa tolérance. Je connais M. Robert Ménard depuis longtemps et je me suis rendu à Béziers pour étudier les rapports entre ce maire, dépeint comme un membre du Front national (FN), et la communauté musulmane. Entre les deux tours de l'élection municipale de mars dernier, il a fait l’objet d’une campagne parisienne sur sa proximité idéologique avec le FN : ces attaques lui ont fait perdre des voix dans le centre-ville, mais lui en ont fait gagner dans les quartiers sensibles, dans lesquels la communauté musulmane se trouve surreprésentée. M. Ménard a accordé le palais des expositions à des associations musulmanes voulant fêter la rupture du jeûne pour l’Aïd : la République a déjà apporté la preuve de sa volonté d’intégration et ce sont maintenant aux musulmans de l’aider à faire face au défi de la « salafisation » et de la violence.

M. Patrice Prat. Je partage votre avis sur la politique étrangère française, mais quelle est l’alternative permettant d’empêcher que naisse une solidarité entre les musulmans français et leurs coreligionnaires opprimés sur les théâtres de guerre ?

Je soutiens également vos propositions de détacher le bureau des cultes du ministère de l’intérieur et de faire reposer la politique de contre-radicalisation sur les maires et non sur les préfets. Les maires détectent les problèmes sur le terrain, mais se trouvent souvent impuissants à les résoudre. Quel est l’outil qui permettrait de conduire un travail local, en profondeur et efficace à long terme ?

Je vous sens agacé et désabusé : est-ce bien le cas ?

M. Pierre Conesa. Je ne suis certainement pas désabusé sur notre pays. À la direction des affaires stratégiques du ministère de la défense, on avait commandé une étude sur le processus de poussée de l’islam politique en Algérie, en Libye, en Tunisie, en Syrie et en Irak, et on avait oublié l’Arabie saoudite ! On ne considérait pas l’Arabie saoudite comme un problème et je fais mon autocritique sur ce point.

Les juges du parquet antiterroriste m’ont dit que 70 à 80 % des gens qui revenaient de Syrie n’étaient passés ni par la mosquée ni par la prison. Un observatoire de la radicalisation permettrait d’étudier les processus de recrutement. La radicalisation en prison est déjà très étudiée – par M. Fahrad Khosrokhavar et Mme Ouisa Kies notamment – et il convient d’examiner d’autres lieux moins connus.

La FAVT finance une étude sur l’écho dans la communauté française musulmane des crises qui déchirent le monde arabo-musulman, dont il sera intéressant d’analyser les conclusions. De mon point de vue, cette partie du monde est déchirée par une guerre de religion : les luttes entre chiites et sunnites concernent neuf États de cette région. Dans ce cadre, ce ne sont pas les Occidentaux sur leurs blancs chevaux qui sépareront les belligérants car ils représentent l’ennemi commun de ceux qui se battent entre eux. Nos interventions militaires – en Somalie ou en Libye – sont motivées par des considérations de politique intérieure depuis 1991 et l’effondrement du bloc communiste, et non par des analyses locales. Les musulmans pourraient arguer que l’objectif de protéger la population libyenne pourrait s’étendre aux Palestiniens. En Afghanistan, les Occidentaux ont lancé une guerre pour tuer ben Laden puis pour libérer les femmes et instaurer la démocratie, très beaux principes qui ne séduisent que ceux qui ne se sont jamais rendus dans ce pays ; en effet, ce sont les chefs de tribus qui assurent la sécurité et l’idée de monopole de la force n’y a aucune pertinence. Au total, les Occidentaux y sont restés plus longtemps que les Soviétiques, y ont consacré le même effort de défense – sans parler des sociétés militaires privées –, ont étendu le conflit au Pakistan et ont installé un gouvernement très fragile. Les Afghans avaient déjà repoussé les Britanniques à l’époque de leur puissance impériale, puis les Soviétiques forts de leur complexe militaro-industriel et les Occidentaux y retournent en commettant les mêmes erreurs. Si ce sont des chrétiens qui vont libérer la femme afghane dans un esprit de croisade, ils échoueront immanquablement. Pour nous faire plaisir, les dictatures du monde arabe illustraient leur modernité par le respect des droits de la femme, si bien que, lorsqu’elles furent renversées, les nouveaux régimes comme celui de Libye ont immédiatement rétabli la polygamie pour marquer la rupture.

Il y a des guerres dans lesquelles nous ne pouvons pas intervenir. La crise la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale s’est déroulée au Congo : elle a entraîné la mort de 2,5 millions de personnes et jamais nous avons ressenti la nécessité d’y envoyer des troupes. La moitié de l’Europe considère que sa sécurité ne se joue pas en Irak. Je n’insiste pas sur le rôle dramatique de certains intellectuels médiatiques adeptes du « Nous sommes tous des Libyens », « Nous sommes tous des Ukrainiens », « Nous sommes tous des je-ne-sais-pas-quoi ». Tout le monde sait que la moitié des Ukrainiens sont russophones et on n'aurait pas agi autrement si on avait voulu alimenter la crise. L’interpellation du politique par le médiatique est devenue un critère de décision. Après les attentats, le véritable défi, une fois que l’on a augmenté les moyens de la police et des services de renseignement, réside dans la parole politique, c’est-à-dire dans la désignation de l’ennemi contre lequel se battre.

Des villes comme Amsterdam conduisent elles-mêmes la politique de contre-radicalisation. M. Xavier Lemoine, maire de Montfermeil, fut le premier à imposer la loi républicaine ; sa maison a été caillassée après qu’il a décrété le couvre-feu et sa fille a été menacée. Lorsqu’il a refusé la construction d’une mosquée en l’absence d’un permis de construire, il fut vivement critiqué, mais les associations ont demandé et obtenu un permis et la mosquée verra le jour. L’État doit soutenir ces maires et doit pouvoir les mettre en relation avec des théologiens ou des psychiatres formés pour les zones où les problèmes se concentrent.

M. le président Éric Ciotti. Je partage largement votre constat sur nos erreurs géopolitiques, découlant de notre suivi de la politique américaine. En revanche, notre commission doit élaborer des propositions et les vôtres ne sont pas assez développées. Dans notre cadre républicain, qui diverge du modèle communautariste britannique, quel rapport devons-nous fonder entre la laïcité et l’islam ? Comment pouvons-nous tisser des liens avec les classes moyennes musulmanes ? Un universitaire vient d’être mis à pied pour avoir refusé de poursuivre son cours auquel assistait une étudiante voilée. L’université est un espace de liberté dans lequel évoluent des personnes majeures, mais doit-on tolérer les signes religieux dans un espace public ? Ces affichages ne traduisent-ils pas une ghettoïsation religieuse ?

M. Pierre Conesa. La médiatisation du sujet du port du voile et des signes religieux à l’école ou dans l’espace public biaise gravement le débat. Le traitement des attentats de janvier dernier par BFM TV et la mise en scène de ces événements – notamment lors de la traque des terroristes par la police et la gendarmerie – préparent la future génération de terroristes. Au lieu de donner la parole à des personnes expliquant que le terrorisme n’a jamais permis de gagner une guerre, ces médias structurent la vie du pays autour de ces attaques. L’aumônière nationale des prisons m’a ainsi dit que les détenus suivaient ces images avec enthousiasme et pensaient à ce qu’ils feraient une fois sortis de leur établissement pénitentiaire. Les chaînes d’information continue ont entretenu un climat de tension alors qu’elles ne disposaient d’aucun renseignement.

Monsieur le président, l’existence du débat critique constitue le critère devant conditionner la position de chacun. Des étudiants ont contesté des enseignants d’arabe de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) sous prétexte que ceux-ci ne venaient pas d’un pays arabe. La posture de l’étudiant doit être appréciée localement.

Depuis les attentats de janvier dernier, ce sont aux élites de la communauté musulmane de montrer leur sens de la République. M. Farid Abdelkrim a rencontré une étudiante en médecine voilée qui allait se marier avec un musulman, mais celui-ci lui avait dit qu’elle pourrait abandonner ses études de médecine ; il lui a donc parlé à de nombreuses reprises pour la dissuader d’arrêter ses études. Elle a suivi ses conseils, a terminé ses études et a refusé de se marier. Il ne doit pas y avoir de choix binaire à effectuer, et la prise en compte des avantages de la République par rapport à la charia augmente dans la population musulmane.

Quand on lit un numéro du Monde titrant « Sur tous les fronts » et expliquant que l’Europe n’a jamais été aussi menacée, c’est à se demander si ces journalistes ont entendu parler de la guerre froide, période au cours de laquelle 2 000 chars soviétiques pouvaient déferler en Europe centrale. Jamais une guerre n’a été gagnée par le terrorisme.

M. Georges Fenech. Vous avez durement critiqué la politique étrangère de la France. Daech regroupe 40 000 hommes armés, occupe un territoire plus vaste que la Grande-Bretagne et peuplé de 10 millions d’habitants, perçoit 10 millions de dollars par jour de recettes pétrolières, et représente une forte menace terroriste. Si je vous comprends bien, il ne faut rien faire ; cela me semble un peu court. L’action de la coalition internationale est-elle vraiment inutile ?

M. Pierre Conesa. Le terrorisme ne vient pas de là-bas, mais d’ici parce qu’il y a cette situation là-bas, ce qui est fort différent. On intervient dans des problèmes internes à l’islam par une action militaire, nourrissant ainsi le discours de la victimisation. Nous assistons à une guerre de religion entre chiites et sunnites, dans laquelle nous ne pouvons rien faire d’autre que de défendre les minorités ou d’aider les Kurdes. En tout cas, devenir des belligérants dans ces combats constitue une erreur politique majeure. Les pays du Golfe possèdent 600 avions de combat et pouvaient tout à fait devenir les fers de lance de l’action militaire. Les Émirats arabes unis ont retiré leurs forces en prétextant l’absence de moyens déployés par les Américains pour secourir les pilotes d’avion tombés en territoire ennemi ! C’est le monde à l’envers ! Il ne faut surtout pas que ce soient des hélicoptères américains ou français qui effectuent ces missions. La décision d’intervenir fut prise dans un contexte d’émoi suscité par les égorgements perpétrés par Daech, mais les responsables politiques doivent mettre à distance l’émotion et penser la complexité ; dans le cas contraire, ils commettent des erreurs stratégiques comme celle-là.

Rapportés à la taille de la population musulmane, les départs en Syrie restent moins importants en France que dans d’autres pays. Cette communauté est en cours d’intégration, le communautarisme s’avérant plus important en Belgique et au Royaume-Uni. En France, résident les plus larges communautés juive, musulmane et arménienne de tous les pays occidentaux, et s’entendre donner des leçons sur l’intégration me laisse toujours dubitatif. Si les démocraties cessaient de se donner des conseils en mettant en avant leur propre modèle, le débat sur ces questions s’en trouverait moins tendu.

TABLE RONDE RÉUNISSANT LES REPRÉSENTANTS DES SYNDICATS DE DIRECTEURS D’ÉTABLISSEMENTS PÉNITENTIAIRES : SYNDICAT NATIONAL DES DIRECTEURS PÉNITENTIAIRES - CFDT ET SYNDICAT NATIONAL PÉNITENTIAIRE FO - PERSONNELS DE DIRECTION

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 11 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Mesdames, messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre sollicitation et de bien vouloir nous faire part de votre analyse sur les phénomènes de radicalisation en milieu carcéral.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Michel Dejenne, Mme Géraldine Blin, M. Jimmy Delliste et Mme Lucie Commeureuc prêtent successivement serment.)

M. Jean-Michel Dejenne, premier secrétaire du Syndicat national des directeurs pénitentiaires-CFDT. Les personnels pénitentiaires sont en première ligne face aux auteurs d’actes de terrorisme, puisqu’ils les rencontrent quotidiennement. Nous avons le devoir impérieux de contribuer plus que jamais à la sécurité des personnes et à la protection de la société.

Notre rôle est à la fois de prévenir le risque de récidive et d’éviter l’enrôlement de nouvelles personnes dans des entreprises criminelles. Pour ce faire, nous devons mener un travail de désendoctrinement ou de « désemprise » mentale. Le syndicat que je représente est réservé sur l’emploi du terme de « déradicalisation » qui sonne mal – on entend « dératisation » et « éradication » – et qui, sans sous-estimer l’ennemi que nous avons à vaincre aujourd’hui, paraît excessif. En outre, étymologiquement, ce terme renvoie au « déracinement », ce qui semble aller au-delà du but recherché. Une personne peut avoir une pratique littérale de la religion sans pour autant représenter un danger pour autrui ou se livrer à des actions violentes.

Les personnes auxquelles nous sommes confrontées s’inscrivent néanmoins dans une logique qui est à rapprocher de celle des sectes. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons compléter les outils dont nous disposons en travaillant avec les institutions spécialisées, comme la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).

Les motivations pour adhérer au djihad ou y prendre part sont multiples. Il faut relativiser la dimension strictement religieuse du phénomène. Le djihadisme peut être inspiré par un romantisme pseudo-révolutionnaire, à l’instar des mouvements d’extrême-gauche dans les années 60 et 70. Il peut aussi trouver son origine dans une intolérance poussant à l’action violente, qui caractérise plutôt l’extrême droite. On peut également mentionner, pour certains, le besoin d’assouvir des pulsions sexuelles – les viols en toute impunité ou les mariages forcés le permettent –, et, pour d’autres, un « fantasme d’héroïsme malsain », selon l’expression de M. Olivier Roy. Ces derniers recherchent une célébrité warholienne, le « quart d’heure de gloire médiatique » qui est plus facile à obtenir par la provocation et la destruction que par une attitude constructive et des réalisations bénéfiques à la société.

Parmi ces motivations très diverses, qui se retrouvent dans la délinquance et le banditisme, nous tenons à relativiser la cause religieuse et sa singularité. Ces personnes ont connu un processus de criminalisation, plus que de radicalisation, à l’image d’une grande partie de la population carcérale. Nous sommes donc déjà dotés des programmes et outils pour les prendre en charge. Nous avons sans doute besoin, en appoint, d’acquérir des méthodes développées, par exemple, pour le traitement des dérives sectaires.

L’expérience en cours à Fresnes repose sur l’isolement collectif des détenus condamnés pour leur participation à une entreprise terroriste. Nous l’observons avec intérêt, malgré les questions de principe qu’elle pose, au regard notamment de la stigmatisation des personnes concernées.

Toutefois, la réussite de la généralisation éventuelle de cette expérimentation est soumise à condition : l’isolement, qui a une vocation de cordon sanitaire, doit s’accompagner d’un travail de désemprise mentale, d’un encellulement individuel, d’activités spécifiques et d’une évaluation.

Enfin, j’attire votre attention sur le milieu ouvert qui ne doit pas être oublié, car les personnes suivies par l’administration pénitentiaire y sont trois fois plus nombreuses qu’en milieu fermé et peuvent représenter un danger immédiat.

M. Jimmy Delliste, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO-personnels de direction. En préambule, je souhaite repartir de la réalité et récuser le cliché qui fait de la prison une fabrique de terroristes. Le rôle de la prison doit évidemment être examiné. Mais l’assimilation entre radicalisation et prison est par trop réductrice, d’autant que la radicalisation s’opère le plus souvent avant la prison et surtout après. Les établissements pénitentiaires présentent d’abord l’inconvénient de permettre aux gens de se rencontrer.

Depuis une quinzaine d’années, nous avons commencé à détecter une forme de radicalité liée à l’islam. Grâce à des signes ostentatoires – conversion à l’islam, changement physique avec l’apparition de la barbe et le port de vêtements traditionnels, parfois prières collectives –, les personnes étaient identifiées très rapidement.

Nous avons ainsi appréhendé le phénomène sans avoir conscience de ses conséquences sur le territoire. L’administration pénitentiaire n’en a pas pris la mesure. Les événements récents doivent nous conduire à mettre à profit le temps passé en prison pour améliorer la détection de personnes susceptibles d’emprunter la voie terroriste.

Le parcours d’individus comme Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly montre rétrospectivement combien il est difficile de repérer les signes annonciateurs de dérives – avec des parcours similaires et, face à des situations identiques, tous les individus ne deviennent pas terroristes.

Nous continuons à transmettre des renseignements aux services nationaux, mais aussi aux services du renseignement intérieur, souvent départementaux, avec lesquels la proximité est grande, surtout en région parisienne.

Notre expérience dans les établissements pénitentiaires nous amène à distinguer trois catégories. La première est constituée par les religieux fondamentalistes, parfois radicaux, parfois avec une tendance djihadiste : dans ce premier cercle, on trouve également les personnes qui se sont rendues en Syrie ou au Yémen, et qui sont parfois des hommes de main des premiers. Le deuxième cercle est celui des personnes proches de la délinquance organisée, qui ne sont pas toujours musulmanes et qui, parfois, vont servir les intérêts de la première catégorie. La dernière catégorie, pour laquelle les marges de manœuvre de l’administration pénitentiaire dans la mise en place de programmes de déradicalisation – le terme, il est vrai, est un peu barbare – sont les plus importantes, est formée des publics fragiles, déstructurés, parfois isolés, en perdition, qu’un discours et des méthodes sectaires peuvent faire basculer du mauvais côté de la barrière. C’est envers ces publics que la vigilance de l’administration doit s’exercer particulièrement.

L’expérimentation en cours à Fresnes, qui a fait couler beaucoup d’encre, a été décidée par le chef d’établissement bien avant les attentats. Il faut, à ce propos, se demander s’il est pertinent de rassembler dans un même lieu des personnes faisant du prosélytisme. En l’occurrence, il s’agissait, en empêchant celles-ci de s’y livrer, de diminuer la pression dans l’établissement. C’est ce qui s’est passé. Après quelques semaines, on a pu observer une évolution dans la vie quotidienne de la prison : des posters – femmes dénudées, belles voitures – sont réapparus, certains détenus ont recommencé à manger de la viande qui n’était pas halal ou du porc, autant de signes que le contrôle social n’était plus exercé.

Il ne s’agit pas de stigmatiser la religion musulmane dans les établissements pénitentiaires, mais de faciliter l’exercice du culte, soulagé de la pression de personnes plus radicalisées qui viennent contrecarrer le travail des aumôniers.

Malgré la proportion importante de détenus de confession musulmane, les moyens mis en œuvre pour accompagner cette religion n’ont pas été suffisants.

Le seul regroupement des prosélytes a eu pour effet d’apaiser la détention et de permettre la mise en place des programmes de prise en charge selon les publics.

On ne pourra pas « défondamentaliser » une personne très ancrée dans sa religion. En revanche, une prise en charge particulière doit être organisée pour ceux qui se sont rendus en Syrie, au Pakistan ou au Yémen – on sait combien l’expérience et ses suites peuvent être dures à vivre. À cet égard, un parallèle pourrait sans doute être établi avec les militaires de retour de théâtres d’opérations pour lesquels un accompagnement s’avère parfois indispensable. Ces personnes peuvent être prises en charge dans les établissements pénitentiaires, puisqu’elles y sont le plus souvent incarcérées à leur retour.

Il faut également proposer des programmes, qui restent à déterminer car aujourd’hui personne ne connaît la recette, aux personnes appartenant à la troisième catégorie que j’ai mentionnée, afin de les soustraire à l’emprise du fondamentalisme.

Je le redis, la prison n’est pas synonyme de radicalisation. Pour alerter sur ce phénomène, il faut, dès l’école, s’adresser à toutes les couches de la population.

Quand les personnes arrivent en prison, nous ne pouvons pas toujours repérer qu’elles risquent de commettre des actes graves. Lors de sa première incarcération, Amedy Coulibaly n’a jamais été identifié par l’administration pénitentiaire comme terroriste potentiel – il s’est fait remarquer par un reportage interdit dénonçant les conditions de détention, qu’il a réalisé avec son téléphone et vendu à un média. Lors de sa deuxième incarcération, il est signalé au service de renseignement intérieur, mais n’est pas considéré comme possible auteur d’actes très graves.

Depuis plusieurs années, nous réclamons un renforcement du service de renseignement pénitentiaire, qui semble désormais à l’ordre du jour. Aujourd’hui, de nombreuses personnes qui fournissent des renseignements exercent d’autres fonctions au sein de l’établissement. Parallèlement, la déperdition d’information est forte.

Le service du renseignement pénitentiaire a été créé en 2003 pour travailler sur le grand banditisme. Avec les évolutions qu’a connues notre société, le service s’est étoffé et ses missions ont été étendues à la lutte contre le terrorisme.

Dans la réorganisation en cours de l’administration pénitentiaire, concomitante au déménagement de certaines directions du ministère de la justice à Aubervilliers, le choix a été fait de supprimer l’état-major de sécurité. De notre point de vue, ce choix est une erreur. Le fait de disséminer la sécurité au sein de plusieurs directions risque de diluer cette mission. Si tout le monde fait de la sécurité, plus personne n’en fait… La disparition de l’état-major de sécurité risque de poser problème à terme.

M. le président Éric Ciotti. Je reviens sur votre dernière remarque. La directrice de l’administration pénitentiaire que nous avons reçue il y a quelques jours n’a à aucun moment évoqué la suppression de l’état-major de sécurité.

M. Jimmy Delliste. Les missions assurées jusqu’à présent par l’état-major de sécurité vont être éparpillées dans deux sous-directions. Certains bureaux de l’état-major seront fusionnés avec d’autres. L’avenir dira si ce choix était pertinent. Mais nous considérons aujourd’hui que ce n’est pas une très bonne idée.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Il faut lever toute ambiguïté sur cette question importante. Nous avons compris que le gouvernement souhaitait un renforcement du renseignement passant par une plus grande centralisation des informations. Je suis surpris par votre affirmation qui semble contredire les propos du ministre.

Mme Géraldine Blin, conseillère nationale du syndicat national des directeurs pénitentiaires-CFDT. La réorganisation ne supprime pas les bureaux qui composaient l’état-major de sécurité. Elle les répartit dans deux sous-directions nouvelles, l’une relative aux métiers, l’autre aux publics. Cette dernière englobera le bureau du renseignement pénitentiaire qui demeure. L’actuel directeur de l’état-major de sécurité que vous avez rencontré aura la charge de cette sous-direction.

Mme Lucie Commeureuc, membre du bureau national du Syndicat national pénitentiaire FO-personnels de direction. Nous ne sommes pas pleinement en accord sur ce point. L’état-major de sécurité disparaît. Les bureaux qui en dépendaient ne sont pas supprimés mais redéployés. Nous avons fait valoir à la directrice de l’administration pénitentiaire que la synergie créée entre les trois bureaux de l’état-major risque d’être remise en cause.

Autre sujet d’inquiétude pour les directeurs d’établissements pénitentiaires, qui répondra en cas de problème ? Qui sera le « monsieur sécurité » en cas de crise ? Nous n’avons pas la réponse à l’heure actuelle.

Nous tenons à votre disposition les notes que nous avons publiées suite à nos rencontres avec la directrice de l’administration pénitentiaire.

M. Joaquim Pueyo. J’ai apprécié vos propos mesurés et vos analyses intéressantes sur les quartiers dédiés et la prise en charge individualisée de certains détenus.

Il faudra nous entendre sur le vocabulaire, car le terme de radicaux peut recouvrir des réalités très différentes.

S’agissant des quartiers dédiés, vous devez connaître l’expérience italienne du régime de détention prévu par l’article 41 bis de la loi pénitentiaire en vertu duquel les détenus mafieux sont isolés pour ne pas influencer les autres personnes emprisonnées. À l’heure où l’interrogation se fait jour pour les quartiers dédiés, il est important de rappeler que cette mesure a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme. Que pensez-vous de cette expérience italienne qui se rapproche de ce que nous envisageons ? J’ai noté que la CFDT était plus mesurée sur la mise à l’écart des détenus radicaux susceptibles d’influencer les plus fragiles.

Les personnels pénitentiaires dans la vie quotidienne doivent être attentifs au phénomène de radicalisation. Mais tous les intervenants – personnels du service pénitentiaire d’insertion et de probation, enseignants, services médicaux – vont-ils jouer un rôle en matière de renseignement ? Une activité culturelle peut être l’occasion de se rendre compte qu’un détenu est en voie de radicalisation. Le renseignement ne relève pas seulement du gardien d’étage. Avez-vous rencontré les organisations syndicales représentant ces intervenants pour évoquer ce sujet ?

Je refuse comme vous d’assimiler radicalisation et prison. Ceux qui tiennent ce discours sont les mêmes qui voient dans la prison l’école de la récidive. Or nombre des détenus primo-entrants sont déjà récidivistes. Il faut se départir de schémas un peu simples.

Vous avez dit à juste titre que les quartiers dédiés existent déjà, dans deux cas par exemple : pour les détenus ayant des profils dangereux pour l’ordre public et pour les plus vulnérables.

M. Jimmy Delliste. Vous faites référence à un régime différencié. Vous avez raison de souligner que les personnes entrant en prison ont déjà eu affaire de nombreuses fois à la justice. La récidive n’est pas nécessairement liée à l’incarcération.

L’article 41 bis est une expérience intéressante dont nous pourrions tirer des leçons pour notre pays. Certains établissements seraient beaucoup plus adaptés pour créer des quartiers réservés aux personnes très difficiles à désendoctriner et qui peuvent être très dangereuses. Je pense par exemple à celui de Condé-sur-Sarthe, ainsi qu’à celui, à venir, de Vendin-le-Vieil.

Aujourd’hui, les personnes les plus dangereuses et les plus connues sont déjà isolées dans les établissements – elles ont très peu de contacts avec les autres détenus, ne participent pas aux activités collectives. Il existe un régime adapté aux détenus médiatiques de par les crimes commis, notamment les terroristes qui reviennent dans notre pays. L’établissement que je dirige compte 4 détenus gérés à l’isolement, sur un groupe de 25 détenus, alors que 1 000 personnes y sont incarcérées.

Dans les quartiers dédiés qui pourraient naître en région parisienne – car l’Île-de-France concentre beaucoup de détenus potentiellement concernés par cette mesure –, l’idée est aussi de mettre en place des programmes qui comprennent notamment une évaluation fine de la personnalité du détenu afin d’identifier les leviers éventuels et de s’adapter aux profils. L’inspiration est donc différente de l’article 41 bis. Il faut aussi tirer les enseignements de l’histoire et ne pas retomber dans les excès des quartiers de haute sécurité ; cette solution ne serait alors pas cautionnée par la CEDH.

M. le président Éric Ciotti. En écoutant M. Pueyo, m’est revenue cette formule que j’ai déjà citée : « Si la prison est l’école de la récidive, on y entre généralement avec un diplôme ».

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. M. Farhad Khosrokhavar, que nous avons auditionné hier, a souligné les risques à regrouper dans un même lieu des personnes qui reviennent de Syrie, d’Irak ou du Yémen, mais dont les profils sont très différents. Il distingue ceux qui sont très endoctrinés et programmés pour commettre des attentats ; ceux qui sont traumatisés et qui sont atteints à leur retour du syndrome post-traumatique ; les « déconvertis » ou les djihadistes repentis. Comment peut-on parvenir à un traitement différencié ? Est-il possible de cerner suffisamment les profils pour éviter des mélanges détonants ? Peut-on envisager de s’appuyer sur les « déconvertis » dans les actions de désendoctrinement ?

Enfin, les aumôniers musulmans sont-ils aujourd’hui en mesure d’éviter la radicalisation et le prosélytisme ? Leur action est-elle efficace ? Avons-nous vraiment intérêt à multiplier leurs interventions ? Si oui, à quelles conditions ?

M. le rapporteur. N’y a-t-il pas dans l’expérience de Fresnes le risque de créer une espèce de califat ? Il faut bien évidemment mener une analyse sur le profil des détenus qui sont regroupés.

Nombreux sont ceux qui plaident pour l’isolement. Je ne suis pas loin de partager leur avis. Nous étions dubitatifs sur l’expérience de Fresnes, mais nous entendons des appréciations positives.

Pouvez-vous nous informer sur la situation à la prison des Baumettes ?

Mme Géraldine Blin. Il faudra en effet être attentif au choix des personnes que l’on placera dans les quartiers dédiés. Les expériences étrangères sont pleines d’enseignements : de nombreux pays européens abandonnent cette politique, car, sous prétexte qu’ils avaient commis des infractions du même type, des prisonniers aux profils très différents se sont retrouvés dans ces quartiers, ce qui a pu radicaliser des personnes qui ne l’étaient pas encore. Comme pour les Corses et les Basques, à Fresnes les promenades favorisent la formation de bandes.

En revanche, il peut être profitable de mettre à l’écart ceux qui s’adonnent au prosélytisme ; ces mesures nécessitent une prise en charge à l’intérieur de ces quartiers. L’expérience de Fresnes a été mise en place rapidement, car elle répondait à un besoin, mais elle s’est déployée sans accompagnement. Il convient de former le personnel pénitentiaire pour qu’il distingue les pratiques radicales de l’islam des pratiques normales, et qu’il connaisse les méthodes d’emprise mentale. Les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) maîtrisent en effet mal ces questions. Après les attentats du mois de janvier, les personnels ont éprouvé des difficultés à en parler avec les détenus. Les programmes de prise en charge devront travailler sur le développement de l’esprit critique. Les CPIP ont la capacité de maîtriser les techniques de prise de recul par rapport à une croyance.

Les aumôniers présentent une réelle utilité lorsqu’ils prennent part à la vie de l’établissement au-delà du prêche du vendredi. Il faut qu’ils occupent le terrain pour ne pas le laisser aux imams autoproclamés. De même, nous devons veiller au maintien d’un lien constant entre les aumôniers et la direction de l’établissement, afin, notamment, de nous assurer de la défense effective des principes républicains par les aumôniers. Les agréments doivent être conditionnés à la collaboration avec l’administration pénitentiaire, ce qui n’est pas simple, car une coopération trop visible expose les aumôniers à être rejetés par certains détenus. Toutefois, lorsque les aumôniers sont présents, leur action s’avère positive.

M. Claude Goasguen. Vous avez distingué les religieux fanatisés d’autres détenus susceptibles d’entrer dans un processus de radicalisation. Je me demande si nous ne nous focalisons pas trop sur le caractère musulman du phénomène : et si l’imam autoproclamé n’était rien de plus que le caïd qui se fait respecter comme le capo mafioso sicilien ? Il s’agit d’une organisation calquée sur la mafia : tournons-nous vers une analyse laïque du rapport de force et de terreur en détention, cela nous épargnera d’inutiles réflexions sur la radicalisation. D’ailleurs, le ministre de l’intérieur a déclaré qu’il était difficile de distinguer ceux qui vont devenir terroristes des criminels de droit commun.

Au moment de l’examen de la demande de libération conditionnelle, le juge d’application des peines (JAP) vous entend-il vraiment ? Lui transmettez-vous des informations sur la possibilité de voir l’individu commettre un acte terroriste ou intégrer une bande susceptible de perpétrer de telles actions ?

M. Jimmy Delliste. Dans nos établissements, le caïdat n’est pas impossible, mais les religieux sont en général très calmes, jouissent d’une reconnaissance auprès des détenus et ne posent aucun problème au personnel. Ce ne sont en général pas eux qui font directement pression sur les autres détenus. Des points communs peuvent exister, mais on ne peut pas assimiler totalement l’imam autoproclamé au parrain incarcéré.

Nous nous battons depuis longtemps contre tous les phénomènes de délinquance à l’intérieur des prisons. Des réunions de prévention de la délinquance sont organisées dans chaque département. Ainsi, dans les Hauts-de-Seine, grâce au fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) et avec l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT), nous avons mis en place une formation du personnel dans ce domaine. Nous avons toutefois besoin de travailler avec les préfectures, car les préfets suivent de très près les actions de lutte contre la radicalisation.

Mme Lucie Commeureuc. J’ai pu étudier pendant deux semaines l’application de l’article 41 bis dans les centres de détention italiens – j’en profite pour regretter que, pour des raisons budgétaires, ce stage ait été supprimé de la scolarité des directeurs d’établissements pénitentiaires. L’article 41 bis permet de prendre en charge des personnes dont la dangerosité est avérée et non, contrairement à certains détenus en France, susceptibles de se radicaliser. Il convient d’adopter une approche objective vis-à-vis de ceux qui pourraient entrer dans une spirale les conduisant au djihad : un terroriste, ce n’est pas avant tout un musulman, mais quelqu’un qui peut tuer des gens. Dans cette optique, l’article 41 bis peut être intéressant.

Cette procédure, renforcée à plusieurs reprises, permet d’isoler un détenu des réseaux mafieux. Les communications et les parloirs sont très strictement contrôlés ; les détenus qui servent les repas sont sélectionnés parce qu’ils ne parlent pas la même langue, et ils ne restent pas très longtemps pour éviter tout contact. Les personnels qui s’occupent de ces détenus sont formés et appartiennent à une brigade appartenant à une unité spécifique de la police, le gruppo operativo mobile (GOM), placée sous le commandement d’un général ; ils travaillent cagoulés et font l’objet de rotations très régulières pour leur sécurité. Sans adopter de mesures aussi extrêmes, l’exemple italien peut nous fournir une source d’inspiration, à condition que l’on retienne le critère de la dangerosité sociale.

Notre syndicat se bat depuis des années pour une prise en charge différenciée de tous les détenus et est favorable à la spécialisation des établissements. En revanche, il nous paraît peu opportun de créer un quartier unique regroupant toutes les personnes présentant un risque de dérive. Il y a lieu de trier et de réserver les quartiers de type 41 bis aux détenus les plus dangereux, qui sont très minoritaires. Les établissements de Condé-sur-Sarthe et de Vendin-le-Vieil ont été conçus pour que des détenus quasiment placés à l’isolement puissent bénéficier d’activités et d’une vie en détention. Ces quartiers constituent une piste intéressante, que nous avons présentée à la garde des Sceaux, pour empêcher la constitution de bandes.

Toutes les politiques publiques ont échoué pour les personnes les plus fragiles qui arrivent dans les établissements pénitentiaires. Quels moyens accorde-t-on à une administration sous-dotée depuis des années pour réussir là où l’éducation nationale, la politique de la ville et les dispositifs sociaux ont échoué ? Prendre en charge correctement les personnes vulnérables pour éviter leur radicalisation en prison exige de réfléchir aux perspectives d’insertion que l’on peut offrir à ces personnes.

M. Jimmy Delliste. Sur l’aménagement des peines, on va être confronté à l’avant et à l’après 11 janvier. Jusqu’alors, ces éléments-là n’étaient pas pris en compte. Espérons qu’ils le seront désormais. La nouvelle loi pénale incite à faire sortir les personnes de nos établissements le plus rapidement possible. Le comportement de ces détenus-là ne nous permet pas d’opposer un refus à leur demande d’aménagement ou de réduction de peine s’ils présentent des projets de libération solides, ce qui nous inquiète. Si l’on détecte de vrais risques, peut-on imaginer une mesure de rétention de sûreté, qui existe déjà mais est peu utilisée ? Encore ne faut-il pas se tromper dans l’évaluation du danger potentiel des personnes. Pour ce faire, nous avons besoin d’outils efficaces et de les appliquer aux nouveaux détenus.

Nous avons labellisé tous les quartiers d’arrivants, si bien que l’on est capable de repérer la vulnérabilité, la dangerosité, le potentiel de risque suicidaire et le niveau d’études. Nous pouvons ainsi déterminer la façon dont on gérera ce détenu et les actions qu’on lui proposera pour qu’il utilise au mieux son temps d’incarcération. Nous allons devoir ajouter un nouvel item qui nous amènera à suivre les détenus susceptibles de se radicaliser en détention, mais il faut que des professionnels extérieurs au monde de la prison participent à cette tâche. Si l’on effectue un bon repérage de ces individus à leur entrée en détention, on pourra les isoler afin de leur proposer un programme spécifique.

Hélas, nous ne réfléchissons pas à la prise en charge des détenus sur le fondement de ce qui les a conduits en prison. On privilégie le rapprochement familial, alors que ce n’est pas toujours optimal pour le détenu ; ce qui devrait compter, ce sont les programmes permettant aux prisonniers de sortir de la délinquance. Cette appréhension du problème existe dans certains pays, mais pas en France. En Écosse ou dans les pays scandinaves, chaque détenu suit un programme spécifique à la nature de sa délinquance ; à l’issue du programme, une commission pluridisciplinaire détermine l’implication du prisonnier et son évolution. C’est à la lumière des conclusions de cette commission qu’est prise la décision d’accepter ou de refuser une libération anticipée.

Aujourd’hui, si nous repérons une personne présentant des risques, notre seul levier consiste à la signaler à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Mme Géraldine Blin. Les personnes condamnées pour terrorisme relèvent du JAP antiterroriste qui, très bien renseigné, accorde peu de sorties. Ceux qui s’inscrivent dans un processus de radicalité sont peu demandeurs de rencontrer leur CPIP et de bénéficier d’un aménagement de peine. Le détenu effectuant toute sa peine sans jamais avoir été pris en charge par l’administration pénitentiaire présente le profil le plus inquiétant.

Il faudra développer des programmes adaptés à l’évaluation des détenus effectuée en début de peine et accompagner les sorties.

M. Patrice Verchère. Nous entendons aujourd’hui des directeurs d’établissement, mais auditionnerons-nous également des représentants des personnels de l’administration pénitentiaire ?

M. le président Éric Ciotti. Oui.

M. Patrice Verchère. La DGSI vous transmettra-t-elle des fiches sur les nombreuses personnes qui rentreront de Syrie et qui seront incarcérées ?

Lorsque vous avez repéré un détenu susceptible d’entrer dans un processus de radicalisation, avez-vous connaissance du suivi donné aux informations que vous fournissez à la DGSI ?

M. Jimmy Delliste. Les relations tissées avec la police ou la DGSI reposent sur des rapports personnels et non institutionnels. Les informations glanées par notre service de renseignement sont transmises au bureau du renseignement interrégional qui décidera de les remonter ou non au bureau du renseignement pénitentiaire (EMS 3), celui-ci les partageant avec la DGSI, s’il l’estime nécessaire. Le système s’avérant complexe, nous avons besoin de circuits courts.

Les informations que nous apportons ne font l’objet d’aucun retour de la part des services destinataires, mais nous n’en avons pas forcément l’utilité, sauf si le détenu se trouve toujours dans notre établissement.

Récemment, nous avons reçu des éléments sur une tentative d’évasion qui nous ont permis de la prévenir. En revanche, le bureau du renseignement pénitentiaire, créé en 2003, a souffert d’un manque de reconnaissance en raison de son caractère hybride. Il a réussi à se faire connaître, mais ce fut un long processus. De notre point de vue, il fallait faire entrer la DGSI dans nos établissements ou annexer le service de renseignement pénitentiaire à la DGSI pour qu’une réelle proximité se développe.

Nous transmettons de très nombreuses informations à la DGSI mais nous ignorons leur traitement. De même, nous ne savons pas ce que devient un détenu après sa libération. Nous exploitons au maximum les renseignements dont nous disposons, afin de mettre en place des dispositifs de surveillance plus affinés. Nos établissements manquent de moyens, et nous ne sommes pas en mesure de sonoriser les cellules et d’intercepter des conversations, mais, si elle le peut, la DGSI installe ces dispositifs, ce qui permet de déjouer des actes importants.

Mme Lucie Commeureuc. S’agissant du renseignement pénitentiaire, nous nous trouvons dans l’empirisme le plus total, puisque la charge de travail qu’elle implique n’entre pas dans les organigrammes de référence des établissements, ces documents recensant l’ensemble des tâches effectuées dans les établissements et les traduisant en équivalent temps plein (ETP). Il y a lieu de reconnaître cette mission, afin de ne pas la reléguer au seul temps disponible.

Il n’existe pas de fichier du renseignement pénitentiaire, si bien que le transfèrement d’un individu d’un établissement vers un autre peut impliquer la perte de tous les renseignements collectés dans la prison d’origine. Nous demandons donc la création d’un logiciel de renseignement pénitentiaire sécurisé et destiné uniquement aux chefs d’établissement : un tel instrument permettrait de ne pas placer dans le même lieu des individus appartenant au même groupe, de jouer sur la concurrence entre les réseaux, de conserver les données et d’améliorer les transmissions entre les services de sécurité.

M. Jimmy Delliste. Dans le cadre des commissions de sûreté tenues dans les établissements pénitentiaires, nous indiquons les noms des détenus repérés à la DGSI, qui évalue le risque et nous transmet l’information.

M. le président Éric Ciotti. La relation avec la DGSI repose sur les liens personnels, mais il n’existe pas de règles l’organisant, n’est-ce pas ?

M. Jimmy Delliste. En effet, mais le préfet peut associer le personnel pénitentiaire à l’état-major de sécurité départemental. Cette pratique heureuse, très récente, connaît un important développement.

M. Jean-Michel Dejenne. Nous dressons le même constat sur l’empirisme des relations entre les directions d’établissement pénitentiaire et les services de renseignement. Grâce à l’action du ministère de la justice, le renseignement pénitentiaire va faire son entrée dans la communauté du renseignement.

Les services pénitentiaires d’insertion et de probation sont un atout pour l’État, car ils se situent à la fois hors les murs et à l’intérieur de ceux-ci. Trois cents antennes locales d’insertion et de probation sont implantées dans le pays ; outre leur mission, elles peuvent fournir des renseignements déterminants aux services de sécurité. Ils suivent des personnes en milieu fermé et ouvert, et ont même des liens avec des personnes qui n’ont pas été incarcérées, mais qui se trouvent sous main de justice.

M. Joaquim Pueyo. Les programmes ciblés sur les faits ayant conduit une personne en détention donnent du sens à la peine, renforcent la sécurité et préparent l’insertion. On pourrait en déployer sur le terrorisme, mais cela nécessiterait des moyens importants.

Serait-il utile que la loi modifie et renforce les instruments techniques et juridiques que vous utilisez ?

M. Jimmy Delliste. Nous n’avons que très peu de visibilité sur le prochain programme de construction d’établissements pénitentiaires. L’excédent de personnes détenues oscille entre 10 000 et 11 000, et la création de nouvelles places dans les années à venir restera limitée. Dans des maisons d’arrêt franciliennes prévues pour accueillir 600 détenus, on compte 1 000 personnes incarcérées. On pourrait réfléchir à déployer un maillage territorial plus dense mais constitué d’établissements plus petits et spécialisés dans un programme.

Un directeur de service pénitentiaire ne possède pas la qualification d’officier de police judiciaire (OPJ) ; si l’on mène des enquêtes administratives et que l’on obtient des informations, tout doit recommencer sous l’autorité de l’OPJ. Nous souhaitons donc que la loi évolue afin qu’un directeur d’établissement puisse avoir la qualité d’OPJ et un officier celle d’agent de police judiciaire (APJ).

La question des téléphones en prison est importante. Pour l’instant, les détenus n’ont accès au téléphone qu’à certaines heures, qui sont rarement celles où leur famille est joignable. Ils se procurent donc des téléphones portables par différents moyens – lancers par-dessus le mur d’enceinte de l’établissement, parloirs, où les fouilles ont été allégées, réseaux de corruption. Ce trafic entraîne de la violence et du racket : il nous faut donc l’enrayer à tout prix. En Allemagne et en Belgique, les cellules sont équipées de téléphones, ce qui permet d’écouter les conversations qui doivent l’être. Aujourd’hui, les trois quarts des personnes possédant un téléphone portable l’utilisent pour appeler leur famille ; ces détenus doivent pouvoir continuer à appeler leurs proches, mais il faut neutraliser l’utilisation du téléphone portable en prison. Cela mettrait un terme aux trafics et permettrait de déployer un dispositif de sécurité adapté.

M. le rapporteur. M. Pierre Botton, président de l’association « Ensemble contre la récidive », relaie cette proposition et propose que les détenus aient des téléphones pouvant appeler trois ou quatre numéros.

M. Jimmy Delliste. Nous soutenons cette proposition. Le coût actuel des téléphones que les détenus peuvent utiliser est très élevé puisqu’il équivaut à celui d’un appel passé dans une cabine téléphonique. Il faut mettre en place des systèmes peu onéreux – téléphoner ne coûte plus cher – mais que l’on peut contrôler. Si l’on empruntait ce chemin, il faudrait dans le même temps neutraliser totalement, par brouillage, l’usage du téléphone portable. L’option que l’on retiendra sera également liée au coût, mais il convient de se demander quels moyens on veut donner à la justice et quelle part de l’imposition fiscale des citoyens on y affecte.

M. le président Éric Ciotti. La commission a été édifiée par le chiffre, avancé par la directrice de l’administration pénitentiaire, de 27 000 téléphones portables saisis en prison en 2014. Comment éviter que les portables n’entrent en prison ?

Les Pays-Bas viennent de mettre en place le paiement de la détention. Qu’en pensez-vous ? Cela permettrait de financer des systèmes de protection et des programmes pour les détenus.

À combien estimez-vous le nombre de personnes radicalisées ? Quelle est la proportion de musulmans parmi les détenus ?

M. Jimmy Delliste. Dans le passé, des frais d’entretien étaient prévus, mais les détenus avaient du travail, ce qui n’est plus le cas. Le détenu paie son poste de télévision : lorsque la télévision est entrée en prison, les surveillants y étaient farouchement opposés, alors qu’ils feraient grève aujourd’hui si on la retirait. De nombreux détenus paient la télévision pour les autres, car les indigents ne peuvent pas faire face à cette dépense. L’administration lutte avec un peu d’argent contre l’indigence de certains prisonniers. On peut imaginer un accès à internet, contrôlé et limité à certains sites.

Il convient de regarder la prison avec un œil nouveau : on doit faire en sorte que les liens familiaux puissent être maintenus et lutter contre la violence et la délinquance à l’intérieur des établissements pénitentiaires. Les trafics liés aux téléphones portables ne sont pas le seul problème que nous ayons à régler : l’usage de stupéfiants doit également retenir notre attention, et la systématisation des tests urinaires pour les personnes détenues permettrait de détecter ces pratiques, afin de les prendre en charge sur un plan sanitaire.

M. Jean-Jacques Urvoas avait proposé un amendement permettant à l’administration pénitentiaire d’intercepter des communications téléphoniques, mais il a été vite retiré. La loi doit évoluer pour que l’administration pénitentiaire puisse remplir la mission que lui confie la société.

Mme Lucie Commeureuc. L’administration pénitentiaire sera en mesure de vous communiquer le nombre de personnes – qui doit approcher 200 – repérées comme islamistes et suivies par l’EMS 3.

La meilleure prévention pour éviter que les téléphones portables n’entrent de manière aussi massive en détention consiste à permettre aux détenus d’accéder au téléphone dans de bonnes conditions. Nous sommes donc favorables à l’installation d’un téléphone fixe dans chaque cellule. Ainsi, on saura que tous ceux qui continueront d’utiliser un téléphone portable le feront pour des raisons illégales. Cela participerait de la différenciation des publics que nous appelons de nos vœux : en effet, il ne faut pas appliquer au plus grand nombre les mesures de sécurité qui ne sont nécessaires que pour certains.

Mme Géraldine Blin. Nous partageons cette préoccupation : il faut équiper les cellules de téléphones, car le contact avec la famille reste un élément important de la vie du détenu.

L’idée des frais d’entretien n’était pas inintéressante, surtout lorsque l’on constate le montant des mandats reçus par certains détenus. Cette participation était d’ailleurs modeste, puisqu’elle ne dépassait pas 40 euros.

Plus de 60 % des détenus des établissements de la région parisienne sont de confession musulmane ; ces personnes sont issues de quartiers très défavorisés, dans lesquels la population immigrée se trouve surreprésentée. L’EMS 3 suit 150 à 200 personnes, mais le nombre de celles faisant l’objet d’un suivi doit être deux fois plus important.

La France est l’un des seuls pays d’Europe à n’imposer aucune obligation de travail ou de formation en prison – ce qui surprend nos homologues étrangers –, si bien que l’inscription dans la loi du suivi d’un programme pour chaque détenu serait intéressante. Ces programmes devraient être adaptés au risque présenté par la personne incarcérée. Il conviendrait d’empêcher toute libération anticipée pour les personnes refusant d’intégrer un programme.

M. Jimmy Delliste. Les aumôniers musulmans doivent pouvoir exercer l’accompagnement du culte, ce qui nécessite d’identifier les radicaux qui souhaiteraient prendre leur place. En outre, les détenus doivent pouvoir pratiquer leur culte sans pression.

Les missions des CPIP ont beaucoup évolué et ces personnels ne sont plus des travailleurs sociaux – d’ailleurs, on ne compte toujours pas d’assistante sociale de secteur intervenant dans les prisons. Le profil d’éducateur de rue manque en prison, car le surveillant n’a pas le temps de remplir cette fonction, puisqu’il gère 1 000 détenus au lieu de 500. L’aumônier pourra jouer ce rôle en incitant notamment certains détenus à sortir de leurs cellules et à participer à des activités.

M. le président Éric Ciotti. Comment appréhendez-vous la question du nombre de places de prison ?

M. Jimmy Delliste. Il manque environ 10 000 places de prison. Si le moratoire sur l’encellulement individuel a été reconduit, l’objectif n’est pas abandonné. Mais tel qu’il a été défini il y a cent quarante ans, dans une loi de 1875, il était pensé comme un moyen offert au détenu de réfléchir à son comportement et de méditer, dans une optique quasi monacale. Dès lors qu’on renoncerait à ce dessein, il conviendrait de mettre en place des programmes permettant aux détenus de passer le moins de temps possible dans leurs cellules. On prévoit de construire 6 000 places, mais ce chiffre n’est pas si élevé, puisque, dans le même temps, on ferme des établissements. Nous espérons que la nouvelle loi pénale limitera le flux des incarcérations, mais nous n’avons aucune visibilité en la matière.

M. le président Éric Ciotti. Les effets de l’examen de la libération aux deux tiers de la peine commencent-ils à se faire sentir ?

Mme Géraldine Blin. Non, car la mise en œuvre de cette mesure est trop récente. De vingt à trente situations ont été étudiées dans chaque établissement d’Île-de-France. Le nombre de sorties s’avère limité, car les JAP ont besoin de temps pour définir les critères que chaque dossier de libération doit remplir pour être favorablement considéré.

M. le président Éric Ciotti. Mesdames, messieurs, nous vous remercions.

AUDITION DE MME DOUNIA BOUZAR, ANTHROPOLOGUE DU FAIT RELIGIEUX, DIRECTRICE GÉNÉRALE DU CENTRE DE PRÉVENTION DES DÉRIVES SECTAIRES LIÉES À L’ISLAM

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du jeudi 12 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Je souhaite la bienvenue à Mme Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam.

Avant de vous donner la parole, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

(Mme Dounia Bouzar prête serment.)

Mme Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam. Je commencerai par préciser la place depuis laquelle je parle. Je suis anthropologue du fait religieux et travaille à ce titre sur le radicalisme, dont j’ai pu constater l’essor depuis plusieurs années. Ancienne éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), je suis une vieille femme de terrain avant d’être une jeune universitaire.

J’ai créé le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) après avoir été contactée, au printemps dernier, par une petite centaine de parents, suite à la publication de mon ouvrage, Désamorcer l’islam radical, dans lequel ils avaient exactement reconnu certains traits de comportement de leurs propres enfants.

Structure associative, le CPDSI a d’abord œuvré à titre bénévole, avant d’être rattaché, en septembre dernier, par l’intermédiaire du préfet Pierre N’Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) et au CIPD.

Nous assurons, d’une part, la formation des professionnels confrontés à la question du radicalisme, soit six cents fonctionnaires ces derniers mois, rattachés pour l’essentiel aux préfectures. Nous fournissons, d’autre part, une aide aux parents dont les enfants sont victimes d’embrigadement. C’est ainsi que nous intervenons actuellement auprès de quatre cents familles pour mener les premières expériences de désembrigadement dans notre pays. Nous nous déplaçons pour cela sur l’ensemble du territoire national.

Pour être efficaces, nous nous sommes intéressés au principal rabatteur français, Omar Omsen, autorité de référence pour les jeunes francophones, en France et en Belgique. Chef de la katiba al-Nosra francophone en Syrie, c’est lui qui détient là-bas la plupart de nos mineurs et de nos jeunes majeurs. Notre rapport, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », s’intéresse aux nouvelles techniques d’embrigadement qu’il a mises en œuvre.

Si l’on parle de nouveaux discours terroristes, c’est que, contrairement à ce qui était le cas ces dix dernières années, ils ne touchent pas que des jeunes sans pères ni repères. Omar Omsen a affiné ses techniques d’embrigadement ; il parle et pense en français. En produisant ses interminables vidéos, diffusées sur Internet sous le label « 19 HH » et dans lesquelles il mélange dans chaque phrase le vrai et le faux, il est arrivé à toucher des jeunes d’origines très différentes : parmi les quatre cents familles que nous suivons, 60 % appartiennent à la classe moyenne et ne sont pas d’origine arabo-musulmane. Je précise néanmoins que les familles qui nous appellent et avec lesquelles nous travaillons ne sont pas forcément représentatives de la population touchée. Il s’agit de familles qui ont confiance en l’État, et elles ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, sachant que la plupart des familles issues des classes populaires n’appellent ni le numéro vert ni le CPDSI, par crainte que leur enfant ne soit fiché et que cela lui porte préjudice.

En travaillant avec les familles, nous avons eu accès aux ordinateurs des jeunes et à leurs pages Facebook. C’est en croisant les données que nous y avons trouvées avec l’analyse des vidéos d’Omar Omsen et de son discours que nous avons révélé le système d’embrigadement dont je vais vous exposer les principes et qui fonctionne comme un self-service où chaque jeune peut trouver sa propre motivation pour adhérer à l’idéologie djihadiste.

Le premier stade de l’embrigadement est celui de la manipulation par la théorie du complot. L’adhésion à cette théorie est le point commun de tous les jeunes ayant basculé, ce qui ne veut pas dire que tous les adeptes de la théorie du complot sont voués à devenir des terroristes. La manipulation suit une progression très élaborée. La première étape consiste à utiliser des vidéos récupérées sur YouTube, qui n’ont pas été réalisées par les intégristes mais que ceux-ci manipulent pour convaincre le jeune que les adultes lui mentent sur tout : la nourriture, les médicaments, la politique, l’histoire.

La deuxième étape consiste à démontrer, toujours à partir de vidéos, que ces mensonges sont le fait de sociétés secrètes – des Illuminati principalement basés en Israël et gouvernés par les sionistes, avec la complicité des Américains –, qui manipulent et endorment les peuples afin de conserver le pouvoir et d’empêcher les révolutions. Il s’agit de prouver que l’on nous bombarde à longueur de journée d’images subliminales destinées à nous détourner des vraies valeurs, et notamment de l’islam. C’est ainsi que, lu à l’envers, le logo de Coca-Cola, signifierait en arabe « Ni Mohammed ni la Mecque », que les étiquettes de Tropicana fruits rouges cacheraient un diable dans un triangle ou que les traces laissées dans le ciel par les avions ne seraient en réalité que des hormones déversées sur la terre afin d’handicaper les humains pour les empêcher de se reproduire. Il n’est nullement question, à ce stade, de recherche spirituelle de la part du jeune, mais d’un processus qui le conduit progressivement à regarder autour de lui à travers le prisme d’une grille de lecture paranoïaque qui va le conduire à rejeter le monde réel.

C’est alors qu’intervient la troisième étape, celle où le jeune est sommé de se réveiller pour ne pas devenir complice de ces sociétés secrètes mais rejoindre le véritable islam, non pas celui de l’Arabie Saoudite, de la Tunisie, du Maroc ou de la France, mais celui des Véridiques, qui peut seul régénérer le monde lors de la confrontation finale.

Ces trois étapes successives sont destinées à couper le jeune de tous ses interlocuteurs. Enseignants, journalistes, politiques sont autant de complices des sociétés secrètes, jusqu’à ses propres parents, eux-mêmes victimes ou complices.

Le dessein d’Omar Omsen s’inscrit à l’intersection de la dérive sectaire et du projet d’extermination totalitaire. Dans le but d’accroître encore l’isolement du jeune et de renforcer son pouvoir sur lui, il convoque la double notion de primauté et de pureté du groupe, défendant la thèse selon laquelle seule l’unité des Véridiques – distincts des faux musulmans, dénoncés comme les ennemis de l’intérieur – permettra de sauver la planète du mal occidental. Comme dans le projet d’extermination totalitaire, l’unité de ce groupe se réalise à travers la pratique de rites destinés à la fois à distinguer les élus et à les purifier, de manière à assurer leur primauté.

Cette forme d’embrigadement participe d’un processus très fonctionnel qui a pour but de faire entendre au jeune que son petit malaise existentiel – car l’embrigadement, comme la toxicomanie, procède de la rencontre entre un malaise et un prétendu remède à ce malaise – n’est en réalité que le signe de son élection : Dieu l’a élu comme un être supérieur qui détient la vérité, et les difficultés qu’il ressent dans son environnement quotidien ne sont que le résultat du décalage entre celui qu’il croit être et celui qu’il est réellement.

Il devient extrêmement difficile de désembrigader un jeune, dès lors qu’on l’a persuadé qu’il a été élu pour son discernement et que, partant, ce que lui comprend n’est pas compréhensible par son entourage, lequel, par jalousie, va tout faire pour semer le doute dans son esprit. Tout argument rationnel qu’on peut lui opposer est d’emblée invalidé par sa nature même, et il faudra, pour opérer le désembrigadement, se placer hors du champ de la raison et du savoir et avoir recours à d’autres processus cognitifs.

Un des motifs utilisés par Omar Omsen est, comme dans tous les mouvements de ce type, celui de la fin du monde. Selon sa propagande, le fait que Bachar el-Assad ait gazé son peuple en toute impunité est un signe de cette fin du monde. L’heure est donc venue de combattre pour le retour du Mahdi, ultime successeur du Prophète, qui doit sauver le monde. Ceux qui auront combattu iront au paradis, sauvant avec eux soixante-dix personnes ; les autres iront en enfer.

C’est ainsi que l’héroïne de mon roman tiré d’histoires vraies, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, fille d’un psychanalyste et d’une professeur, écrit à ses parents : « Papa, maman, je vous aime. Je pars mourir en Syrie pour vous sauver, puisque vous êtes athées. »

Les intégristes ont aussi joué sur la fibre humanitaire, faisant croire aux premiers jeunes – et en particulier aux jeunes filles – qu’ils ont réussi à enrôler qu’ils allaient sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad. Parmi les quatre cents cas que nous traitons, se trouvent deux cent quatre-vingts filles de toutes origines sociales ou religieuses. Issues des classes populaires ou supérieures, maghrébines ou non, athées, catholiques, bouddhistes, voire juives, toutes ont en commun d’avoir inscrit sur leur profil Facebook qu’elles voulaient faire un métier altruiste, travailler dans l’humanitaire ou le secteur médico-social, s’engager dans la société pour lutter contre les injustices. C’est à partir de ces éléments qu’elles ont probablement été repérées sur internet par des « chasseurs de tête ».

Depuis octobre cependant, l’argument humanitaire n’est plus prépondérant car, dès lors que Daech a pris la main et que les combats se sont déplacés en Irak, il devient difficile d’expliquer aux jeunes qu’il s’agit d’aller sauver les enfants syriens. De même, l’évocation de la fin du monde est moins présente, les jeunes filles étant sollicitées pour porter les futures générations de guerriers. Par ailleurs, les jeunes filles embrigadées sous le prétexte de la cause humanitaire ont été les premières à se désengager lorsqu’elles ont compris, sur le terrain, qu’elles avaient affaire à une idéologie totalitaire, et qu’avant de s’en prendre aux chrétiens et aux yasidis, les intégristes exterminaient les civils et les sunnites syriens qui refusaient de leur faire allégeance.

Pour en revenir aux techniques de dérive sectaire utilisées par Omar Omsen, il est important de souligner que l’embrigadement passe par la destruction de la mémoire familiale, de l’histoire et des repères identitaires de la jeune recrue, à qui l’on va proposer une communauté de substitution, pour avoir sur elle un véritable ascendant. S’il est assez facile d’éloigner un jeune de son lycée, de ses amis et de ses loisirs, il est beaucoup plus difficile de l’amener à rompre avec sa famille. Cette rupture n’est jamais le résultat de manœuvres coercitives mais le fruit d’un subtil travail de persuasion, qui donne au jeune le sentiment qu’il a le choix. On exerce cependant sur lui une forme de chantage psychologique, lui expliquant que, s’il éprouve une boule au ventre à l’idée de quitter sa mère, c’est qu’en vérité il n’est pas un élu et n’appartient pas à la communauté des Véridiques.

En imposant le port du niqab et du jilbab aux jeunes filles, les intégristes effacent leurs contours identitaires. Privées de leur identité et de leur individualité, elles se fondent dans « le même », ce qui permet au groupe de penser à leur place. Pour les garçons, cette destruction identitaire passe par un changement de nom. Certains choisissent pour partir au combat le pseudonyme qu’ils utilisaient dans leurs jeux vidéos. Ils accomplissent ce faisant un acte initiatique censé symboliser leur renouveau, leur régénération personnelle.

À partir de captures d’écran réalisées sur internet, je voudrais m’arrêter un instant, pour conclure, sur l’utilisation des images par Omar Omsen. J’ai déjà évoqué les vidéos diffusées sous le label 19HH, le nombre dix-neuf faisant à la fois référence aux dix-neuf terroristes impliqués dans les attentats du onze septembre et à un chiffre magique de l’islam ; quant aux deux H, ils symbolisent les tours jumelles de Manhattan.

Une cinquantaine de vidéos de dix minutes chacune illustrent la théorie du complot. J’ai déjà évoqué les images de Coca-Cola, mais on y trouve également des montages, mis en ligne dans les heures qui ont suivi l’attentat contre Charlie Hebdo, tendant à démontrer qu’il s’agissait d’une manipulation du Gouvernement français, avec la complicité des Américains et d’Israël. Dans chacune de ces vidéos figure l’image d’une main tenant un pantin, symbolisant ces manipulations face auxquelles il est urgent de se réveiller.

L’islam est la seule force à pouvoir sauver le monde. Il en est proposé une vision pacifique et régénératrice, à partir d’images empruntées autant à Léonard de Vinci qu’au motif marin, Omar Omsen se référant beaucoup à la mer et à la blancheur de son écume pour évoquer la pureté des véridiques.

Pour inciter le jeune à s’engager dans le combat qui oppose les Véridiques au reste du monde – où se retrouvent pêle-mêle les démocraties occidentales, l’Arabie saoudite, l’Algérie, le Maroc, l’Angleterre, Israël ou l’Égypte –, sont utilisées des photos de boy-scout ou des images empruntées à l’industrie hollywoodienne censées atteindre le plus grand nombre possible de jeunes. Le jeune est donc amené à mentir à son entourage, comme le montrent les pages Facebook de certains jeunes que nous avons sauvés : leur premier profil ne laisse rien apparaître de leur engagement et c’est sur le second que l’on peut voir des jeunes filles portant le jilbab, brandissant des armes ou encore des princes charmants barbus mais occidentalisés.

La fin du monde, quant à elle, est illustrée par une série d’images de synthèse sophistiquées réalisées en studio, avec de gros moyens techniques, preuve que les propagandistes disposent de beaucoup d’argent.

J’ai déjà évoqué l’argument humanitaire utilisé à l’intention des jeunes filles : il s’appuie, dans la propagande visuelle sur des images d’enfants blessés, qui parlent d’elles-mêmes.

La propagande intégriste manipule également les symboles de l’islam. Il est expliqué aux jeunes filles que la modernité n’est pas là où l’on croit et que plus elles se déshabillent, plus elles se rapprochent du singe. Pourtant, les vêtements de la fille du prophète, exposés à Istanbul, montrent bien que le drap noir dont les fondamentalistes veulent affubler les femmes est une invention des Wahhabites.

Une autre image récurrente est celle du lion, voire du chat, motif qui requiert systématiquement notre vigilance, dans la mesure où le lion est, dans l’islam, l’un des symbole du martyr, symbole dont Oussama ben Laden est le premier terroriste à avoir beaucoup joué.

J’en terminerai par la manipulation des images renvoyant à l’univers des garçons. Il y a d’abord la chevalerie, à laquelle sont empruntées les représentations de guerriers évoquant Lancelot, mais également le motif de l’épée. Omar Omsen a également savamment détourné à son profit la trilogie du Seigneur des Anneaux, à partir de laquelle il établit des parallèles surprenants : la première partie, intitulée La Communauté de l’anneau fait désormais référence à la communauté des véridiques ; intitulée Les Deux Tours, la seconde partie raconte comment l’œil du mal est enfermé dans les deux tours, qu’il faut donc détruire pour reconquérir le pouvoir et régénérer le monde ; la troisième partie, enfin, qui a pour titre Le Retour du roi, raconte le retour du Mahdi. À croire que le roman de Tolkien était le livre de chevet de ben Laden…

Enfin, Omar Omsen emprunte beaucoup de ses images de propagande aux jeux vidéo. Nous sommes tombés, lors de nos recherches, sur une image, que nous avons d’abord prise pour celle d’une femme voilée, s’adressant aux jeunes en ces termes et désamorçant d’emblée toute forme de contre-propagande : « Vous serez éprouvés, et ce jusqu’au sein de votre propre famille. On dira de vous que vous vous êtes égarés loin de l’enseignement de l’islam, que vous avez changé et qu’avant vous étiez mieux, que vous vous êtes radicalisés, que vous êtes endoctrinés, et tout le monde vous méprisera. » Il nous a fallu parvenir à désembrigader nos premiers garçons pour apprendre d’eux que ce personnage asexué – qui parle donc autant aux filles qu’aux garçons – était en réalité un personnage tiré du jeu Assassin’s Creed, qui a bercé toute cette génération d’adolescents et qui s’inspire de la véritable secte chiite des Assassins, laquelle, au XIIe siècle, assassinait les gouverneurs considérés comme des traîtres. Ironie malencontreuse du sort, sorti à Noël, le dernier opus de ce jeu qui consiste à assassiner des puissants, se déroule sous la Révolution française, et l’on peut y voir la tête du roi de France décapité…

M. le président Éric Ciotti. Parmi les quatre cents jeunes dont les familles ont fait appel à vous, y en a-t-il qui sont rentrés de Syrie ?

Mme Dounia Bouzar. Nous ne nous occupons pas des jeunes rentrés en France, soit qu’ils soient sous le contrôle du juge anti-terroriste, soit qu’ils soient perdus dans la nature. Quant aux jeunes filles, aucune n’est à ce jour revenue vivante en France. Certaines familles, en revanche, ont un enfant là-bas, et nous utilisons leurs communications pour tenter d’obtenir des renseignements.

Les cas que nous traitons sont, pour la plupart, ceux de jeunes dont les parents ou, plus rarement, le personnel d’éducation des collèges et des lycées ont repéré qu’ils étaient embrigadés, à partir des indicateurs de rupture que nous avons mis en place. Dès qu’un jeune refuse de voir ses anciens amis parce qu’il les juge impurs, dès qu’il arrête ses activités de loisir – sport ou musique – et se trouve en situation de rupture scolaire ou de rupture familiale, il faut intervenir, étant entendu qu’il est préférable de pouvoir intervenir avant ce dernier stade de la rupture familiale.

M. le président Éric Ciotti. Ces quatre cents cas que vous évoquez doivent-ils être inclus dans les 1 359 ressortissants français qui sont, selon les statistiques officielles, enrôlés dans le djihad, ou faut-il les y ajouter ?

Mme Dounia Bouzar. Ils ne sont pas tous inclus dans les statistiques officielles. Dès que notre diagnostic se confirme et que nous estimons qu’un jeune s’est radicalisé ou qu’il est en passe de l’être, nous incitons les parents à appeler le numéro vert afin de bloquer l’enfant à la frontière. Cela fonctionne très bien dans le cas des mineurs, car aucun parent n’hésite à accomplir une démarche dont il sait qu’elle sauvera son enfant en l’empêchant de partir. Dans le cas des majeurs en revanche, les parents hésitent plus souvent, car le bruit court que les majeurs ne sont pas arrêtés aux frontières. Les parents craignent donc que leur enfant ne soit fiché pour rien et que cela puisse, plus tard, lui porter préjudice. De notre côté, quoi qu’il en soit, nous faisons systématiquement un signalement auprès de M. Pierre N’Gahane.

M. Georges Fenech. Je voudrais d’abord saluer votre travail, qui réclame un certain courage. Je retrouve dans ce que vous décrivez tous les critères de l’emprise mentale, auxquels je me suis intéressé en tant qu’ancien président de la MIVILUDES : théorie du complot, rejet du monde réel, ruptures scolaire et familiale, vision manichéenne du monde sont autant d’éléments sectaires, sans oublier la rhétorique de l’élu et de l’Apocalypse, que l’on retrouve chez les témoins de Jéhovah comme chez les scientologues.

Le CPDSI est, à l’origine, une initiative privée, aujourd’hui rattaché à la MIVILUDES. Comment expliquez-vous que cette dernière ne se soit pas mobilisée plus rapidement et qu’il ait fallu que ce soit votre centre qui comble la défaillance des pouvoirs publics face à ces phénomènes d’endoctrinement ?

Quels sont vos liens exacts avec la MIVILUDES ? Dans quelles conditions matérielles travaillez-vous ? Percevez-vous des aides de l’État ?

En quoi consiste la formation dispensée aux six cents fonctionnaires dont vous nous avez parlé ? À qui s’adresse-t-elle précisément et quel est son but exact ?

Travaillez-vous avec l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu (UNADFI) et le Centre contre les manipulations mentales (CCMM) ?

Pensez-vous par ailleurs qu’il faille réduire l’islamisme radical à la dérive sectaire ? N’est-il pas trop simple et trop rassurant de se dire que, si ces jeunes partent, c’est simplement parce qu’ils sont embrigadés et manipulés ? Ne sommes-nous pas dans le contexte plus global d’une guerre totale entre cultures ou entre religions ? Parmi ceux qui partent, tous ne sont pas nécessairement manipulés et ont sans doute fait un choix qui ne relève plus de la dérive sectaire.

J’aimerais enfin que vous nous apportiez des précisions sur Omar Omsen. Qui trouve-t-on au-dessus de lui ?

Mme Dounia Bouzar. Cette idéologie totalitaire n’est absolument pas assimilable aux sectes, dont le projet n’est pas nécessairement la purification du groupe ni l’extermination du reste du monde. Nous sommes plus proches ici de l’idéologie nazie, et c’est la raison pour laquelle je distingue ce radicalisme de l’islamisme. Les Frères musulmans mêlent politique et religion, et considèrent certes que le Coran a réponse à tout, mais ils conservent un semblant de projet politique, fondé sur l’utopie de la religion comme forme de gouvernement. Ici, on ne peut pas parler de projet politique, à moins de considérer comme tel la régénération du groupe et l’extermination du reste du monde.

Je ne parlerais pas pour ma part de conflit de culture car tout le processus ici mis en œuvre consiste à couper les jeunes de la culture arabo-musulmane et à leur fournir un « kit à croire », au nom du principe selon lequel moins on en sait, mieux on croit. J’admets cependant volontiers que l’on dépasse largement la dérive sectaire. C’est la raison pour laquelle je ne parle guère de secte mais d’utilisation des techniques de dérive sectaire.

Je ne les ai pas détaillés mais, parmi les cinq mythes qui permettent l’identification du jeune et son embrigadement dans le djihad, se trouve d’abord le mythe de Zeus, c’est-à-dire, le mythe de la toute-puissance qui permet d’avoir tout contrôle sur les hommes. Il agit sur des jeunes qui, comme les frères Kouachi ou Mohammed Merah, n’ont jamais, dans leur enfance, intégré les limites posées par la vie en société et offrent un profil de délinquant.

Est également opérant le modèle du « Call of Duty », propre à toucher des jeunes ayant postulé pour l’armée mais ayant été décelés défaillants et qui, en mal d’adrénaline, voient dans le djihad un moyen d’accomplir leur propre guerre, en intégrant une communauté d’hommes.

Pour en revenir à notre organisation, j’ai fondé à l’origine ma société d’expertise sur la laïcité. Je n’avais pas dans un premier temps envisagé de créer le CPDSI qui est né de la multiplication des appels de familles me contactant au sujet de leurs enfants. Si j’ai eu une longueur d’avance sur les pouvoirs publics, c’est que je travaille depuis longtemps à propos de l’islam sur la manière de placer le curseur entre radicalisme et liberté de conscience. Je dénonce depuis dix ans les comportements radicaux validés au nom du respect de l’islam. Pourquoi ne pas porter plainte contre les hommes qui refusent de serrer la main des femmes et s’acharner, lâchement, sur les mamans traditionnelles qui portent le foulard ? Je condamne le laxisme dont on a fait preuve envers les intégristes, qui gagnent chaque jour du terrain dans leur redéfinition de l’islam – le niqab, auquel je suis opposée, en est l’un des meilleurs exemples – et finissent par convaincre les musulmans comme les non musulmans que les pratiques qu’ils préconisent sont une transcription au pied de la lettre des principes de l’islam. On comprend dans ces conditions qu’il soit de plus en plus difficile pour certains musulmans de se positionner par rapport à la religion, tant leurs repères sont brouillés.

À la suite des contacts établis entre les familles dont nous nous occupons et le Gouvernement, nous avons été mandatés, début septembre, par les pouvoirs publics pour lutter contre l’embrigadement. Le CPDSI est subventionné par le ministère de l’intérieur, qui finance ses missions de recherche comme ses actions de prévention. J’y travaille à trois quarts de temps, ainsi que trois autres salariés à temps plein. Ce n’est pas un travail facile. Nous figurons dans la prochaine vidéo d’Omar Omsen, qui nous a identifiés comme ceux qui empêchent la « chair fraîche » d’arriver jusqu’à lui. Je bénéficie pour ma part d’une protection bienvenue.

Nous sommes rattachés par convention à la MIVILUDES et au CIPD, manière de nous institutionnaliser et de nous légitimer. J’ai pu, par exemple, transmettre à la MIVILUDES, le cas de familles aux prises avec des sectes musulmanes non violentes, qui sortent a priori de notre champ d’intervention et de compétences. De même, la MIVILUDES peut ester en justice, ce qui n’est pas notre cas.

Quant aux formations, elles ont été organisées par le CIPD à l’instigation de Pierre N’Gahane. Elles ont débuté en mai, à Paris, le plus souvent au Centre des Hautes Études du ministère de l’intérieur (CHEMI) et ont été ouvertes d’abord aux préfets qui formaient leurs cellules de crise, c’est-à-dire aux chefs de cabinet et aux personnes intervenant au stade du diagnostic dans le cadre du numéro vert – puisque le numéro vert renvoie vers les préfectures. Nous avons ensuite formé les équipes éducatives et les psychologues qui assurent, aux côtés de la police, au sein de chaque cellule de crise, la prise en charge des jeunes diagnostiqués. Nous sommes quatre instances à assurer ces formations : le CPDSI, qui intervient sur les processus d’embrigadement, notamment au travers des messages vidéo, le Bureau des cultes, qui intervient sur l’islam, la MIVILUDES qui traite de l’emprise mentale et l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), chargée de l’organisation des filières. En plus des fonctionnaires affectés aux cellules de crise, nous avons également formé des travailleurs sociaux. Ces derniers en effet doivent modifier leur grille de lecture, car beaucoup ont tendance à confondre liberté de conscience et conscience capturée. Mais tout ceci évolue vite.

M. Jacques Myard. Je vous ai écoutée avec d’autant plus d’intérêt que j’ai participé avec Georges Fenech à trois commissions d’enquête sur les sectes. J’ai reconnu dans vos propos plusieurs traits de la dérive sectaire, notamment la référence à l’Apocalypse, également présente chez les Evangéliques, qui prédisent le retour de Jésus-Christ en Terre sainte et sa reconnaissance comme leur Messie par les juifs du Grand Israël, lesquels, s’ils ne se convertissent pas, seront massacrés à la fin des temps.


Quant à l’islam, ce n’est guère la première fois que son histoire rencontre celle des sectes, caractérisées en son sein et de manière assez constante à la fois par leur caractère prosélyte, en l’occurrence à travers le djihad, et leur manière d’opposer les détenteurs de la vérité à ceux qui ne la possèdent pas. Êtes-vous d’accord pour considérer comme moi que les filières djihadistes dont nous parlons aujourd’hui s’inscrivent dans un mouvement long qui a débuté avec les Frères musulmans et s’est poursuivi avec le salafisme djihadiste ? Le cas échéant, ne pensez-vous pas qu’au-delà d’une solution qui consiste à lutter au cas par cas contre l’embrigadement, il faudrait s’attaquer à un mal quasi structurel dont semble souffrir l’islam ?

Mme Dounia Bouzar. J’oserai dire qu’à rebours d’autres religions, l’islam traverse aujourd’hui son Moyen Âge. J’entends par là qu’il ne s’est pas développé au cours de ces derniers siècles en laissant s’exprimer la subjectivité des croyants, pourtant par essence au fondement de toute religion. Si certains penseurs, plutôt cachés, osent quelques remises en question, toute divergence d’interprétation vous condamne aussitôt à l’exclusion. Comment dans ces conditions une religion peut-elle évoluer autrement que par la violence ? La difficulté est qu’aujourd’hui, les salafistes, piétistes ou non, pour qui l’islam ne se pense pas mais se fonde, à travers un système d’analogies, sur la répétition, tiennent le haut du pavé.

Je le dis nettement, lorsque je suis aujourd’hui avertie de la conversion à l’islam d’un adolescent, qu’il soit issu d’un milieu athée, catholique ou juif, je lance immédiatement une procédure de prévention, sans attendre un éventuel embrigadement, car, à mon sens, une telle conversion – et elles sont de plus en plus nombreuses aujourd’hui – n’a rien de religieux mais cache autre chose.

Si je partage votre constat, je n’ai pas de solution, sachant que même un imam comme Tareq Oubrou peut se voir accusé d’être vendu aux sionistes, y compris au sein de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) ou par les salafistes. Lui comme moi figurons dans les vidéos d’Omar Omsen, lui comme égaré, moi comme mécréante parce que je ne suis pas voilée.

M. Jacques Myard. Il est pourtant essentiel de pouvoir élaborer un discours qui puisse s’opposer à la propagande djihadiste, et il me semble que c’est de la responsabilité de notre société.

Mme Dounia Bouzar. Nous travaillons avec l’ambassade des États-Unis qui nous a proposé de réaliser un outil vidéo à partir du témoignage de jeunes désembrigadés, afin de démonter les théories du complot, qui sont le premier stade de l’embrigadement et auxquelles, soyons claire, les adultes n’échappent pas non plus.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Je veux à mon tour saluer votre travail et votre courage, avant de vous poser deux questions.

Quelles techniques de désembrigadement utilisez-vous ? S’agit-il des mêmes techniques utilisées pour lutter contre les dérives sectaires ou avez-vous votre propre méthode et vos propres instruments ? J’ai compris en tout cas qu’il vous était difficile de vous appuyer sur le témoignage de ceux qui sont revenus, puisque vous n’avez pas de contact avec eux.

Vous nous avez dit travailler assez peu avec les familles d’origine arabo-musulmane issues des quartiers populaires. Le secrétaire général du CIPD, que nous avons auditionné, nous a dit, de son côté, que, depuis le 7 janvier, ces familles commençaient à se manifester. Faites-vous le même constat et réfléchissez-vous à des moyens de les inciter davantage à se tourner vers vous ?

Mme Dounia Bouzar. Depuis le 7 janvier en effet, nous avons été contactés par de nombreuses familles des classes populaires, y compris d’origine maghrébine. Les attentats ont fait bouger le curseur : il s’agit avant tout de sauver l’enfant et la société, la question du fichage passant désormais au second plan, tandis qu’auparavant la crainte de lui fermer les portes d’une carrière dans l’armée, la police ou la gendarmerie, à laquelle rêvent de fait, beaucoup de ces jeunes retenaient les parents de bouger, comme les retenait l’idée qu’il valait mieux un enfant sombrant dans la religion que dans le trafic de drogue.

Les premiers, à l’inverse, à avoir réagi et à m’avoir contactée sont les couples d’enseignants, à l’image de ce père qui, en Haute-Savoie, s’inquiétait de ce que sa fille ait souri en apprenant que Mehdi Nemmouche avait massacré des juifs et a fini par découvrir deux niqabs dissimulés sous son lit. La jeune fille, une des premières dont nous nous soyons occupée, est aujourd’hui en cours de désembrigadement.

C’est un processus difficile. Nous nous sommes évidemment beaucoup référés aux travaux des psychiatres et des psychologues ayant travaillé sur la sortie des sectes pour élaborer notre propre méthode. Les parents sont, dans un premier temps, aux avant-postes. Sachant que tout discours rationnel est par essence invalidé, nous demandons en effet à la famille d’avoir recours à la « madeleine de Proust ». Il s’agit de travailler avec les parents sur ce qui a fondé la famille, des événements forts – positifs ou négatifs – qui ont pu marquer l’enfant et déterminer d’une manière ou d’une autre sa place dans sa famille. À partir de là, nous allons, dans chaque cas, envisager la manière de convoquer les souvenirs susceptibles de toucher l’enfant. Cela peut passer par des photos, des odeurs, des recettes de cuisine de la petite enfance, des promenades marquantes et j’en passe, dans le but de faire ressurgir, s’il est encore temps, le petit garçon ou la petite fille sous l’adolescent embrigadé. Cela peut marcher si les parents se gardent, lorsque leur enfant accepte de bon cœur de replonger pour quelques instants dans l’évocation de son passé, de vouloir le ramener trop brutalement à la réalité en lui reprochant son comportement actuel. Lorsque l’on estime que le jeune est suffisamment « ramolli » et qu’il s’est un peu réhumanisé, nous intervenons et organisons, avec le soutien des cellules préfectorales, des séances de désembrigadement. Je m’efforce d’y faire témoigner des familles de victimes, dont l’enfant est mort en Syrie, y est séquestré ou souffre de troubles psychologiques consécutifs aux massacres dont il a été le témoin.

Je pratique également la dissociation cognitive, c’est-à-dire que je m’efforce de mettre en lumière le décalage qui existe entre la réalité du terrain et le discours servi par les propagandistes.

M. François Loncle. Je vous félicite et vous remercie chaleureusement pour votre implication remarquable dans ce combat que vous menez.

Dans chaque département, les préfets ont été mandatés par le ministre de l’intérieur pour détecter les familles fragiles et les enfants qui risquent de basculer. Mais ils manquent, pour assurer la prise en charge de ces enfants, de psychologues et de pédopsychiatres, et il est urgent que le Gouvernement entende leurs demandes.

Je rejoins Georges Fenech lorsqu’il indique que, au-delà de la dérive sectaire, l’enrôlement dans le djihadisme peut relever d’un choix politique, pour partie imputable à notre politique étrangère vis-à-vis de la Syrie. Je ne saurais que trop vous recommander à cet égard la lecture de l’excellent ouvrage de Georges Malbrunot et Christian Chesnot, Les Chemins de Damas, le dossier noir de la relation franco-syrienne, qui dénonce les erreurs de l’Occident et notamment de la France dans le dossier syrien. À l’inverse des Américains, qui hiérarchisent les dangers, nous avons, hélas, tendance à mettre sur le même plan et à amalgamer l’État islamique, al-Nosra, les terroristes de Syrie et Bachar el-Assad.

Mme Dounia Bouzar. Je laisse les analyses géopolitiques aux spécialistes, mais je peux vous confirmer que l’impunité dont a joui Bachar el-Assad, après avoir gazé les enfants syriens a très fortement contribué à crédibiliser le discours des intégristes. J’ai insisté sur le fait que ce discours mélangeait en permanence le vrai et le faux : derrière les mensonges, se trouve en l’occurrence une vérité objective, et c’est ce qui donne toute leur force aux arguments des propagandistes. On peut donc imaginer qu’un changement de diplomatie serait de nature à les affaiblir.

Nous commençons à recevoir le renfort d’éducateurs mais nous manquons en effet encore de psychologues pour assurer le suivi du jeune, une fois qu’il a été désembrigadé et se retrouve dans cette « zone grise », où il éprouve une grande solitude et ne sait plus s’il peut se faire confiance ou faire confiance aux autres. Pour notre part, nous suivons tous les quinze jours ces jeunes désembrigadés, mais il est indispensable d’assurer sur le terrain un suivi plus serré.

M. Meyer Habib. Nous sommes face à un phénomène qui croît de manière exponentielle, ce qui est extrêmement inquiétant.

Comment les propagandistes ôtent-ils à leurs recrues la peur de la mort, qu’éprouve tout homme normalement constitué ?

Que pensez-vous du fait qu’on promette à ces jeunes désœuvrés de l’argent, du pouvoir et des femmes s’ils partent faire le djihad ?

Enfin, le Coran comporte quantité de sourates aux injonctions contradictoires. Certaines d’entre elles appellent à tuer les juifs, d’autres les mécréants. Que faire ?

Mme Dounia Bouzar. Je n’ai guère abordé la question de la manipulation de l’islam, abondamment développée dans notre rapport, consultable sur le site du CPDSI. Le principe fondamental de l’islam est qu’il faut séparer, d’une part, les versets principiels, qui posent des principes intangibles et protègent explicitement les gens du Livre – juifs et chrétiens – et jusqu’aux incroyants, et, d’autre part, les sourates de Médine, qui remontent à l’exil du Prophète et sont des récits de guerre venant contredire les versets de principe. Ce sont ces versets historiques qu’utilisent les intégristes.

Quant à la peur de la mort, cela va au-delà de ce que vous dites : il s’agit d’exister et d’accéder à l’héroïsme en mourant et en donnant la mort. Ce martyre est une pure invention des intégristes, il n’a d’ailleurs jamais été prôné lors de la guerre d’Algérie. Mais les jeunes embrigadés rêvent aujourd’hui de mourir, ce qui, selon Tariq Oubrou, s’apparente à une façon lâche de préparer son suicide, interdit par l’islam et par les trois grandes religions monothéistes, dans lesquelles seul Dieu peut donner la mort.

Enfin, vous avez raison, les intégristes proposent à de jeunes désœuvrés de passer du rien au tout, leur faisant même oublier que le paradis, dans la tradition musulmane, est aux pieds des mères. C’est que depuis qu’ils ont pris les puits de pétrole et la banque de Mossoul, ils n’ont jamais été aussi riches. L’argent coule à flot, au point que l’on propose parfois aux jeunes de faire venir leur famille entière, avec les meubles s’ils le souhaitent.

M. Boinali Said. Je suis, comme mes collègues, impressionné par la qualité de votre travail et votre investissement. Mayotte est un département où se pratique un islam influencé par la proximité de l’islam iranien, qatari ou soudanais, et que l’on pourrait considérer comme un terrain propice au basculement vers l’intégrisme. Or le phénomène n’y a pas l’ampleur qu’il connaît en métropole. Y a-t-il selon vous des facteurs de régulation qui expliquent que les jeunes Mahorais soient moins enclins à rejoindre le djihad ?

Mme Dounia Bouzar. Autant en Angleterre, où la société repose sur des bases communautaristes, il était possible de passer à côté du développement de l’intégrisme, autant notre système de citoyenneté aurait dû nous prémunir contre lui et nous permettre de mieux saper son autorité. Malheureusement, nous n’avons pas su identifier les germes du radicalisme. À force de discours confus sur la laïcité et d’amalgames entre musulmans et intégristes, nous avons abouti à une gestion du fait musulman, tantôt discriminante, tantôt laxiste, laissant, dans l’entre deux, toute latitude aux radicaux pour se faire passer pour de simples musulmans orthodoxes. Cela leur permet de tirer tout le profit de la liberté de conscience attachée au principe de laïcité qui fonde notre société.

Si leur succès est plus grand en métropole qu’à Mayotte, c’est que, dans les familles issues de l’immigration maghrébine, agnostiques, athées ou non pratiquantes, la transmission des valeurs de l’islam s’est mal faite. Il ne s’agit évidemment pas de renforcer le poids de la religion mais de mieux distinguer ce qui relève du fait religieux de ce qui participe d’une dérive radicale. Or, sur ce point, le débat public dans notre pays n’a pas fait ses preuves, notamment depuis dix ans.

M. le président Éric Ciotti. Ne voyez pas dans ma question une remise en cause de votre travail mais votre démarche, qui procède à l’origine d’une initiative personnelle, ne devrait-elle pas, compte tenu de l’ampleur du phénomène et de sa montée en puissance, être institutionnalisée ? Ne faudrait-il pas installer dans chaque département des plates-formes identiques à la vôtre, gérées soit par les services de l’Aide sociale à l’enfance soit par la PJJ ?

Mme Dounia Bouzar. J’ai envie de vous répondre que c’est ce qui est en train de se passer, puisque chaque préfet met en place sa propre plate-forme et que nous n’intervenons plus désormais qu’en appui aux actions menées par les professionnels sur le terrain. L’objectif est qu’à terme ces structures fonctionnent de manière autonome, mais cela prendra du temps, car on ne peut former les gens en quelques jours. Nous sommes dans un nouveau monde, dont nous découvrons chaque jour des aspects parfois surréalistes.

M. le président Éric Ciotti. Merci infiniment, madame, pour le temps que vous nous avez accordé, pour la qualité de votre intervention et surtout pour votre investissement, qui traduit beaucoup de compétences et beaucoup de courage.

AUDITION DE M. JEAN-CHARLES BRISARD,
PRÉSIDENT DU CENTRE D’ANALYSE DU TERRORISME

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du jeudi 12 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Je suis heureux d’accueillir M. Jean-Charles Brisard, spécialiste reconnu des questions de terrorisme et président du Centre d’analyse du terrorisme, récemment créé.

Avant de vous donner la parole, monsieur Brisard, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d’enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Charles Brisard prête serment.)

M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme. Mon intervention portera sur l’état de la menace terroriste aujourd’hui.

Depuis plus d’un an, nous assistons à une recomposition du paysage djihadiste sans précédent dans les trente dernières années, avec le déplacement de l’épicentre du djihad mondial de la zone afghano-pakistanaise vers la zone syro-irakienne.

L’avènement de l’État islamique s’est fait progressivement. Sa genèse remonte au personnage d’Abou Moussab al-Zarqaoui qui a fondé la première organisation active sur le sol irakien à la suite de l’invasion américaine en 2003, laquelle organisation s’est transformée en Al-Qaïda en Irak pour devenir ensuite l’État islamique. Cet avènement s’est appuyé sur la déliquescence des États syrien et irakien, sur la force d’attraction du conflit en Syrie et, pour partie, sur l’attentisme de la communauté internationale, qui a mis longtemps à réagir à la progression de ces réseaux.

L’État islamique se distingue de toutes les autres organisations djihadistes depuis trente ans, à commencer par Al-Qaïda, par trois aspects.

D’abord son assise territoriale : il contrôle désormais un territoire aussi vaste que le Royaume-Uni.

Ensuite sa force d’attraction, sa capacité de mobilisation sans précédent – plus de 20 000 combattants étrangers ont rejoint la zone syro-irakienne depuis trois ans –, avec une stratégie de propagande et de recrutement adaptée aux modes de pensée et de représentation du monde des candidats potentiels au djihad.

Enfin sa puissance financière. J’ai remis à la fin de l’année dernière un rapport sur le financement de l’État islamique, dont il ressort que le revenu annuel théorique de l’organisation s’établit à près de 3 milliards de dollars par an, et que sa richesse, en comptant l’ensemble des réserves – pétrole, gaz naturel, etc. – qui sont à sa disposition, représente plus 2 000 milliards de dollars.

Ce financement présente trois caractéristiques.

Premièrement, l’État islamique est autosuffisant sur le plan financier. C’est un changement total de modèle économique par rapport aux dispositifs précédents, en particulier celui d’Al-Qaïda, qui selon M. Jean-Charles Brisard « dépendait de financements extérieurs provenant de donateurs privés ou institutionnels, notamment des ONG islamiques du Golfe ». Deuxièmement, les sources de financement sont diversifiées, s’appuyant principalement sur l’exploitation des ressources naturelles : pétrole, gaz naturel, agriculture, eau. Troisièmement, les sources d’origine criminelle – extorsions, rançons – sont limitées.

Le régime actuel des sanctions ciblées, notamment le gel des fonds appliqué par l’Organisation des Nations unies, me semble inadapté pour faire face à ce nouveau modèle économique et n’aura que peu d’effets sur le financement de l’État islamique. L’organisation, je l’ai dit, est autosuffisante et n’effectue pas de transactions internationales. Je crois qu’il serait préférable de se diriger vers un régime d’embargo. Il y a d’ailleurs un précédent d’embargo contre une organisation non étatique : celui que l’ONU a imposé en 1993 à l’UNITA (Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola). L’UNITA contrôlait en effet une partie du territoire et avait accès à des puits de pétrole.

Avec l’avènement de l’État islamique, Al-Qaïda est, pour la première fois depuis sa création en 1988, confrontée à une organisation concurrente. La structure d’Al-Qaïda a évolué : on est passé d’une organisation élitiste et combattante à une organisation multipolaire ayant de nombreux affiliés, puis à un mouvement attrape-tout, inspirateur plus qu’acteur opérationnel. Al-Qaïda s’est progressivement détournée du champ de bataille et a laissé la place, d’abord à des structures affiliées, puis à des organisations combattantes locales. D’une certaine manière, elle s’est déterritorialisée et dématérialisée.

Pour autant, le djihadisme n’a pas éclipsé le terrorisme. La dynamique des deux phénomènes veut qu’ils s’alimentent mutuellement.

Certains ont minimisé le risque terroriste représenté par l’État islamique en faisant valoir que son objectif était avant tout régional : celui de consolider le califat déclaré en juin 2014. Pour ma part, j’ai toujours dit que ce djihad régional se transformerait en menace globale. D’abord parce que c’est l’histoire même du mouvement djihadiste de ces trente dernières années : les moudjahidines d’Afghanistan, par exemple, avaient également des objectifs régionaux avant de se transformer en Al-Qaïda. Ensuite parce que l’État islamique lui-même, confronté à une coalition internationale, a appelé dès septembre 2014 ses sympathisants à frapper les membres de cette coalition sur leur sol. Enfin parce que, dans le cas de l’État islamique, bien différent de celui d’Al-Qaïda, la mobilisation est sans précédent : même si les objectifs stratégiques de l’organisation ne sont pas nécessairement terroristes aujourd'hui, la participation massive de djihadistes aura forcément – et a déjà – des conséquences sur le sol français et en Europe. Dernier facteur : le djihad est depuis longtemps le ressort des mouvements terroristes islamistes. Sans cette base, ce ciment fédérateur tant idéologique que militaire, ceux-ci deviendraient des groupes nihilistes, sans véritable direction et voués à perdre progressivement leur crédit et leurs recrues.

L’État islamique dispose à la fois de la puissance d’une organisation et d’une capacité de mobilisation sans précédent, ces milliers de djihadistes étant susceptibles de constituer, à terme, une véritable force de projection terroriste si l’organisation le décidait.

Si Al-Qaïda et l’État islamique luttent pour le leadership du djihad mondial, les passerelles sont multiples entre les deux organisations, sur le terrain comme sur le plan idéologique. En témoignent les allégeances, soutiens et autres ralliements auxquels nous assistons depuis huit mois de la part de groupes précédemment affiliés à Al-Qaïda ou faisant dissidence. Dans l’univers djihadiste, il existe également des liens qui transcendent les organisations. L’histoire a montré que les réseaux interpersonnels perdurent, que ces réseaux peuvent se reconstituer rapidement, qu’ils s’adaptent en permanence par nécessité ou opportunisme. C’est précisément cette ductilité qui fait leur force. L’exemple le plus récent de cette situation nous a été donné avec les attentats de Paris, opération coordonnée entre les frères Kouachi et Amédy Coulibaly alors que les premiers et le second se réclamaient d’organisations distinctes.

Nous observons aujourd’hui la conjonction d’une menace nouvelle par son ampleur, la menace djihadiste, et d’une menace terroriste ancienne et latente qui refait surface à la faveur du contexte international. Cette menace est protéiforme. Les actions menées en Occident depuis plusieurs mois en témoignent : qu’elles se situent dans l’orbite terroriste ou dans la mouvance djihadiste, elles peuvent être dirigées, incitées, aidées ou simplement inspirées par ces organisations.

Protéiforme dans son origine, cette menace l’est également dans ses manifestations et son mode opératoire, qui sont désormais sensiblement différents de ce que l’on observait dans les années 1980, 1990 et 2000. Ces évolutions s’observent essentiellement dans quatre domaines.

Sur le plan structurel, nous devions faire face à des groupes structurés, organisés et hiérarchisés ; nous sommes passés à un terrorisme individuel ou « microcellulaire ». Cette mutation a pour origine les groupes terroristes eux-mêmes, qui se sont adaptés aux contraintes sécuritaires et à l’atomisation des enjeux en privilégiant une approche dématérialisée, entretenant avec leurs membres ou leurs sympathisants un rapport quasi virtuel, sans contacts physiques, principalement grâce à l’Internet. Dès la fin des années 1990, un des stratèges d’Al-Qaïda, le syrien Abou Moussab al-Souri, avait anticipé cette mutation en prônant le djihad individuel – jihad al-irhab al-fardi. En 2000, il expliquait lors d’un enseignement dans un camp d’entraînement afghan que « les jeunes rechignent à adhérer à une organisation hiérarchique par crainte d’être identifiés par les autorités ». Le terrorisme, hier structuré par des organisations et des réseaux, s’est mué en une multitude d’acteurs groupusculaires qui n’entretiennent peu ou pas de liens hiérarchiques ou directionnels avec un des groupes terroristes. C’est ainsi que les actes de terrorisme individuel en Europe ont représenté 12 % des attentats entre 2001 et 2007 et de 40 à 45 % depuis cinq ans.

Sur le plan tactique, ces individus ou ces microcellules n’engagent pas de préparatifs importants, leurs actions sont parfois même improvisées, ce qui réduit encore notre capacité à les détecter et les identifier pour les neutraliser préventivement, contrairement à ce qui fut le cas pour la plupart des projets d’attentats en Europe dans les années 2000.

Ils recourent de moins en moins à l’explosif, ou de manière beaucoup moins sophistiquée qu’auparavant. Son maniement est considéré à raison comme complexe et l’acquisition de substances et de composants est sujette à la surveillance des services régaliens. Ils privilégient le recours aux armes de poing et aux armes blanches, qui représentent 50 % des attentats planifiés depuis cinq ans en Europe.

Enfin, ils préfèrent les attentats ciblés et symboliques à forte résonnance médiatique : communauté juive, police, militaires, Charlie Hebdo… C’est ce que l’on a appelé le « terrorisme stratégique », qui fait usage d’une violence ciblée, discriminée, vecteur, contrairement aux attentats « aveugles », d’une plus grande légitimité pour ces groupes.

J’en viens à la question de l’ampleur du phénomène djihadiste et de ses conséquences en Europe

Depuis trois ans, 20 000 combattants étrangers provenant de 90 pays se sont rendus sur le théâtre d’opérations syro-irakien, soit plus que de djihadistes partis en Afghanistan en dix ans. Parmi ces combattants étrangers nous dénombrons désormais près de 4 500 ressortissants ou résidents de 20 pays de l’Union européenne impliqués dans des filières djihadistes, sachant que 60 % d’entre eux proviennent de trois pays, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, et que 30 % viennent de France, ce qui représente le premier contingent européen. Parmi ces 4 500 djihadistes, on estime qu’entre 800 et 1 000 sont revenus sur le territoire européen.

Ce phénomène touche également plusieurs pays situés aux frontières de l’Union européenne : la Suisse, avec plus de 50 djihadistes, les Balkans, avec un effectif de 650, la Russie, d’où sont partis entre 800 et 1 500 individus.

Les conséquences de cet engagement sur le plan sécuritaire sont multiples.

Dans tous les conflits impliquant la présence de djihadistes étrangers depuis trente ans, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, de la Bosnie, de la Tchétchénie, de la Somalie ou de l’Irak, on a toujours observé des répercussions de cette participation à court, moyen ou long terme dans nos pays, la menace intérieure prenant la forme d’actions de propagande, de recrutement, de soutien ou de terrorisme. Ce sont des djihadistes ayant combattu sur des théâtres étrangers qui ont été à l’origine de tous les projets d’attentats majeurs ayant visé le territoire national, notamment le projet contre le marché de Noël de Strasbourg en 2000, le projet du réseau Beghal visant l’ambassade des États-Unis à Paris en 2001, le projet d’attaque chimique à Paris en 2002 – réseau Benchellali – et les projets visant la tour Eiffel et la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2010.

La première conséquence de cet engagement, pour une minorité de ces djihadistes, est le basculement au retour dans la violence terroriste, ou la poursuite du djihad sur leur propre sol.

La participation à des activités terroristes au retour résulte de deux processus déjà observés dans le passé : l’appartenance à une organisation et la socialisation. Dans le premier cas, le combattant a rejoint un groupe terroriste dont l’objectif affiché est de frapper les pays occidentaux, il sera donc incité ou dirigé à plus ou moins long terme pour commettre un acte terroriste. C’est le cas, typiquement, de la cellule de Hambourg, qui mena les attentats du 11 septembre. Dans le second cas, c’est le contact, l’interaction avec d’autres combattants et la conscience progressive de la légitimité d’une action sur son propre sol qui inspire le djihadiste pour passer à l’action. Ce fut le cas de la cellule de Francfort en 2000 et de la filière tchétchène en 2002.

L’étude la plus récente, qui date de 2013, montre que, entre 1990 et 2010, sur 945 djihadistes occidentaux s’étant rendus sur un théâtre d’opérations à l’étranger, 107 ont été impliqués dans la commission d’actes de terrorisme, soit plus de 11 %. En France, le magistrat antiterroriste Marc Trévidic estime que cette proportion est de 50 %.

À l’heure actuelle, 4 Français sur les 190 qui sont revenus du théâtre d’opérations syro-irakien ont été impliqués à leur retour dans des activités terroristes, qu’il s’agisse de la préparation ou de la commission d’attentats, ce qui représente 2 % des « returnees ». Cette proportion est identique à celle que l’on observe au plan européen.

La seconde conséquence découle à court terme du retour de djihadistes et à long terme de l’impact qu’auront ces événements en termes de radicalisation.

Les combattants ont une capacité d’endoctrinement très forte à leur retour car ils disposent d’un ascendant important et sont auréolés de leur statut de combattant. Ils sont donc susceptibles de mener des actions de propagande, de prosélytisme et de recrutement.

Au-delà des seuls combattants, l’emprise et l’enracinement à long terme, par capillarité, du phénomène salafiste djihadiste et de ses soutiens, sont une cause de préoccupation majeure, amplifiée par la propagande massive et accessible à tous les groupes djihadistes.

Le gouvernement estime aujourd’hui à plus d’un millier le nombre de sympathisants français sur l’Internet.

Une minorité d’entre eux, à l’instar des combattants, ont une capacité de mobilisation, comme nous l’ont montré les attentats et projets d’attentats déjoués depuis deux ans.

Cette capacité de mobilisation est alimentée par la propagande des groupes djihadistes, notamment l’État islamique qui a appelé à plusieurs reprises depuis le mois de septembre ses sympathisants à frapper les pays de la coalition, appels eux-mêmes relayés par des combattants occidentaux de diverses nationalités.

De ce point de vue, l’État islamique agit plus comme un catalyseur et un déclencheur du passage à l’acte que comme une source de radicalisation.

Depuis le début du conflit en Syrie, plus de vingt projets d’attentat ont visé les pays occidentaux et leurs ressortissants. Sur les seize attentats ou projets d’attentat documentés, sept, soit un peu moins de la moitié, ont été menés à leur terme. À l’exception de l’action commise à Bruxelles par Mehdi Nemmouche avant l’appel de l’État islamique à des actes individuels, ces attentats ont été perpétrés par des personnes qui n’avaient pas combattu sur le théâtre d’opérations djihadiste en Syrie ou en Irak, soit qu’elles en eussent été empêchées, comme ce fut le cas de différents terroristes en Australie et au Canada notamment, soit qu’il se fût agi de sympathisants d’organisations djihadistes. Par ailleurs, neuf attentats ou projets d’attentat ont été conçus par des individus agissant seuls.

Pour ce qui est du mode opératoire, les individus ayant combattu sur le théâtre d’opérations syro-irakien envisageaient des modalités complexes – attaques multiples, usage d’explosifs, attaques suicides –, tandis que les sympathisants recouraient à des modalités rudimentaires – voiture bélier, arme blanche, arme de poing, fusil de chasse –, suivant en cela les recommandations formulées par le porte-parole de l’État islamique al-Adnani au mois de septembre.

Quelles mesures prendre face à ce double phénomène ?

Il faut qu’elles portent sur l’ensemble du spectre, du cycle de la radicalisation jusqu’au traitement des retours.

La France a mis en œuvre dans l’urgence, comme d’autres pays, des mesures destinées à identifier et prévenir ce phénomène : plateforme de signalement, entraves aux départs, lutte contre l’apologie du terrorisme, blocage de contenus Internet. Elle a par ailleurs comblé un vide juridique en créant la nouvelle incrimination d’entreprise terroriste individuelle, proposition que nous avions faite il y a un an avec le juge Marc Trévidic et l’avocat Thibault de Montbrial.

Parallèlement, le Gouvernement vient de lancer une campagne de sensibilisation et de prévention à destination des candidats au djihad et de leurs familles. C’est un premier élément de contre-argumentaire qui vise à répondre à la propagande mensongère de ces groupes, à l’instar de ce qui est fait aux États-Unis et en Allemagne. Il conviendra d’aller plus loin pour convaincre ou contraindre les grands opérateurs de l’Internet de ne plus accepter sur leurs plateformes des contenus de ce type, comme ils le font déjà en matière de pédopornographie.

En amont, la France est très en retard par rapport à ses voisins européens dans la prévention de la radicalisation. Outre la lutte contre le fondamentalisme religieux, notamment sur l’Internet, il me semble important de réfléchir à la mise en place de programmes locaux de prévention de la radicalisation associant campagnes d’information et de sensibilisation, indicateurs locaux de radicalisation et accompagnement ciblé des sujets à risques à travers la mobilisation de tous les acteurs régaliens, associatifs, éducatifs et sociaux contre ce fléau. La même mobilisation, au sein de dispositifs ciblés, devrait être mise en œuvre pour le traitement des retours par la dé-radicalisation et la réinsertion. Les expériences étrangères montrent toutes que les clés du succès de telles démarches reposent sur le volontariat des personnes concernées et sur l’association de repentis aux actions menées.

D’autres mesures, plus symboliques, ont été avancées sur lesquelles je voudrais revenir. Il s’agit en particulier de la déchéance de nationalité. Plusieurs pays mettent d’ores et déjà en œuvre des mesures de ce type pour les binationaux. Or que constate-t-on ? D’abord, les individus concernés ne renoncent pas au terrorisme ; c’est donc reporter le problème sur d’autres pays. Ensuite, dès lors qu’ils seraient à l’étranger, nos services policiers et judiciaires ne pourraient plus les mettre hors d’état de nuire. Enfin, comme nous l’avons constaté avec plusieurs terroristes condamnés en France et déchus de leur nationalité française, notamment Djamel Beghal, mentor d’Amedy Coulibaly et de Chérif Kouachi, certains n’ont toujours pas pu être expulsés en raison de l’opposition de la Cour européenne des droits de l’homme, qui invoque des risques de traitements inhumains et dégradants pour refuser leur expulsion, notamment vers l’Algérie. Beghal n’est pas seul dans ce cas. Bien que déchues de la nationalité française, plusieurs personnes sont toujours sur le territoire national.

Nous avions proposé avec le juge Marc Trévidic la création d’un délit-obstacle d’interdiction de combattre à l’étranger sans autorisation, qui aurait le mérite d’appréhender judiciairement toutes les situations dans lesquelles des individus se rendent à l’étranger pour y combattre, y compris lorsque des individus de retour du théâtre d’opérations syro-irakien prétendent avoir combattu dans les rangs d’organisations légitimes.

Nous l’avons vu à l’occasion de plusieurs événements tragiques, depuis les crimes de Mohamed Merah en 2012 jusqu’à ceux de Nice en passant par les attentats de Paris du début de l’année : si les services de renseignement parviennent à détecter et à identifier les personnes à risque, beaucoup reste à faire dans le domaine de la surveillance et du suivi de ces individus. Le Gouvernement a annoncé le renforcement des moyens humains des services et l’adoption d’un cadre juridique pour leur action, ainsi que la mise en place d’un fichier des personnes prévenues ou condamnées pour des faits de terrorisme.

Sur ce sujet, je voudrais souligner deux phénomènes récurrents dans la constitution de réseaux et filières et dans la commission d’actes terroristes qui sont aujourd’hui encore mal appréhendés pour des raisons pratiques et juridiques.

Le premier concerne les « serial terroristes », ou multirécidivistes du terrorisme. Sur la base des procédures visant des infractions terroristes instruites depuis dix ans en Europe, on constate que chacune de ces affaires met systématiquement en cause des personnes déjà condamnées, non pour des délits de droit commun mais pour des infractions terroristes. Comme toute organisation humaine, les cellules ou groupes terroristes ne naissent pas spontanément, mais sous l’influence d’individus formés, souvent des vétérans du djihad qui constituent des éléments structurants et jouent le rôle de référent pour les jeunes recrues.

Le second concerne les individus « potentiellement à risque », ceux dont le nom est apparu en relation avec une infraction terroriste dans le cadre de procédures judiciaires. Il s’agit de personnes identifiées, qui ont parfois été détenues ou interrogées, et qui n’ont pu être poursuivies dans le cadre juridique existant. Sur la base des procédures visant des actes de terrorisme, des réseaux ou des filières de soutien logistique ou de financement instruites en Europe depuis dix ans, on estimait leur nombre à près de 5 000 il y a deux ans. Leur suivi aurait un impact direct sur notre capacité à déjouer des infractions terroristes.

Nous sommes face à un phénomène depuis longtemps transnational et toutes les législations nationales ne suffiront pas, à elles seules, à l’endiguer. Au mieux, nous bâtirons une sorte de patchwork défensif qui, faute d’harmonisation, engendrera des vides juridiques, des failles dans nos dispositifs qui seront exploités par nos ennemis ou dans lesquels ils s’engouffreront, comme ils l’ont toujours fait.

Nous sommes confrontés à un phénomène européen qui touche quasiment tous les pays de l’Union et nécessite donc que les institutions européennes prennent un rôle actif et opérationnel, notamment pour harmoniser les législations, systématiser et automatiser l’échange d’information, mettre en place un PNR (passenger name record) européen, renforcer les contrôles aux frontières de Schengen... Toutes choses qui impliquent, selon moi, un changement du paradigme sécuritaire de l’Europe et de Schengen, dont le dispositif était conçu jusqu’à présent pour nous défendre de menaces extérieures alors que nous sommes confrontés de plus en plus à une menace intérieure.

Cette prise de conscience européenne est un impératif, au-delà des mesures nationales qui peuvent être prises. En effet, le risque est qu’à l’instar de ce qui s’est produit après les attentats de Madrid en 2004, les déclarations d’intention demeurent lettre morte ou se traduisent par l’adoption de mesures minimalistes sur le plan européen. Considérer les attentats de Paris comme un épiphénomène national ou comme un « 11 septembre français », comme on a pu le lire, est une tragique erreur d’analyse. L’enjeu est européen et nécessite une réponse commune.

M. Georges Fenech. Je vous remercie pour cet exposé clair et exhaustif.

Les richesses dont dispose l’État islamique, dites-vous, s’élèvent à 2 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB français. Par quelle méthode parvenez-vous à ce chiffre, ainsi qu’à celui de 3 milliards de dollars de recettes par an ?

En tout cas, l’ampleur de ces ressources justifie à mon sens une intervention au sol et conforte mon scepticisme quant à l’efficacité des frappes aériennes pour éradiquer l’État islamique. Aujourd'hui, celui-ci continue de s’étendre.

Comment arrêter cette extension ? Pensez-vous que les réponses gouvernementales sont à la hauteur de la menace ? Quel est, selon vous, le niveau de cette menace en Europe et en France ?

M. Jean-Charles Brisard. Le financement de l’État islamique nous met face à un phénomène auquel nous n’avons jamais été confrontés dans le passé. L’assise territoriale de cette organisation est la cause principale de nos difficultés. L’État islamique a acquis des richesses et contrôle des ressources naturelles. Aujourd'hui, la volonté de la coalition est de ne pas appauvrir l’Irak et la Syrie en ciblant ces ressources naturelles. Les règles d’engagement pour les frappes aériennes excluent les puits de pétrole, les réserves de gaz naturel, les mines, etc. Il est dès lors très difficile de limiter l’accès de cette organisation à des ressources financières, même si l’on cible les moyens de transport et de raffinage.

Quant au chiffre de 2 000 milliards de dollars, il correspond aux réserves qui se trouvent sous le contrôle de l’État islamique : réserves pétrolières, gaz naturel, mines de phosphate, etc.

Il faut également s’interroger sur le contrôle qu’a l’État islamique de plusieurs établissements bancaires – environ 24 à Mossoul, à Rakka, à Deir Ezzor. Aujourd'hui encore, aucune sanction internationale ne vient frapper ces établissements qui, j’en ai eu la confirmation tout récemment, continuent à effectuer des transactions internationales. Nous sommes en effet dans un régime de sanctions ciblées et de gel des fonds qui nous oblige à identifier des individus, des intermédiaires ou des sociétés pour bloquer leur accès au système financier international. Ce travail est encore à faire. Il demande du temps et il est rendu compliqué, j’y insiste, par l’implantation territoriale de l’État islamique : les pays de la coalition ne veulent pas pénaliser les populations en les privant de ressources naturelles.

Pour en venir à votre dernière question, je considère que le Gouvernement a agi à la fois promptement et avec mesure, préservant l’équilibre entre les impératifs de sécurité et les impératifs de l’État de droit. On a pris les mesures minimales nécessaires pour tenter d’endiguer le départ de certains citoyens français. Nous aurions souhaité des mesures complémentaires, notamment au plan symbolique : le délit-obstacle d’interdiction de combattre à l’étranger sans autorisation, que j’ai évoqué, ainsi que des dispositions pour mieux protéger les mineurs, qui sont souvent emmenés contre leur gré par leur famille – leur père parfois – sur le théâtre d’opérations syro-irakien. Pour autant, je ne crois pas que l’on puisse aller beaucoup plus loin sans une véritable harmonisation au plan européen.

L’Europe, on le sait, est menacée tous les jours, et même plusieurs fois par jour en ce moment, par des groupes djihadistes terroristes. Il faut donc que l’action s’inscrive dans le cadre de l’Union, et je sais que le gouvernement français y est attaché.

En France, nous avons encore un travail important à mener en amont pour ce qui est de la prévention de la radicalisation. Beaucoup d’idées sont avancées mais peu d’initiatives prises.

Comment traiter, aussi, le problème du retour des djihadistes, en distinguer les ultra-radicalisés, susceptibles de se livrer à des actes violents, et ceux qui reviennent désillusionnés ou traumatisés par les abominations auxquelles ils ont assisté, et qu’il s’agit de traiter et de réinsérer progressivement dans la vie normale ?

M. Claude Goasguen. J’ai du mal à comprendre la distinction que vous faites entre djihadiste et terroriste. Je n’arrive pas à croire que cet engagement, qui prend parfois le style d’une croisade, soit uniquement dû à des phénomènes religieux. Les croisades ont été menées au nom de la religion, certes, mais elles ont entraîné derrière elles beaucoup de « droits communs » qui ont commis des exactions terribles. Quelles sont les convictions d’un Breton ou d’un Martiniquais qui part faire le djihad ? Et ces jeunes de banlieue habitués à jouer les petits caïds, ne cherchent-ils pas, au fond, à étendre leur caïdat ? Là-bas, on commande, on tue, on viole, on vole de l’argent. Derrière la phraséologie djihadiste, il conviendrait d’analyser ce qui relève du pur droit commun, car ces individus sont de toute façon des délinquants.

Sauf, peut-être, en ce qui concerne l’occupation d’un territoire, qu’est-ce qui distingue les luttes entre mafias et la lutte entre Al-Qaïda et Daech ?

Combattre à l’étranger, en l’occurrence, signifie porter des armes contre la France. Cela relève donc du domaine militaire, comme le confirme le Premier ministre lorsqu’il parle de « guerre asymétrique ». Dès lors, pourquoi ne pas faire une translation des actes commis vers le militaire ? Pourquoi ces individus qui tuent des Français et qui sont eux-mêmes Français devraient-ils passer devant des tribunaux ordinaires. Au XIXsiècle, tout Français pris les armes à la main contre son pays passait devant une commission militaire. Considérera-t-on un jour que la guerre asymétrique n’est pas simplement une affaire de droit commun mais une affaire militaire ? Ce sont des militaires qui sont au combat au sein de Daech, et lutter contre l’armée française est un crime militaire. Le Patriot Act, que l’on se plaît à accabler, ne fait rien d’autre que de charger l’armée et la CIA de la lutte contre les exactions commises dans ce cadre.

La question se pose également pour la déchéance de nationalité, mesure, il est vrai, assez inefficace. Il était bien inutile de consulter le Conseil constitutionnel pour qu’il nous dise d’appliquer la loi portant à quinze ans le délai entre l’acquisition de la nationalité et les faits reprochés. Le Conseil ne perçoit pas le contexte guerrier dans lequel s’inscrivait la déchéance de nationalité, applicable tant en 1917 qu’en 1940 aux doubles nationaux sans qu’il soit question de délai. Bref, faut-il adopter une législation de guerre dans un pays dont le gouvernement nous dit qu’il est en guerre asymétrique ?

M. Jean-Charles Brisard. La différence fondamentale entre les organisations terroristes et les groupes djihadistes combattants repose sur la portée du conflit. Pour les groupes combattants, le conflit est conçu comme devant avoir un terme à un moment donné. Il y a des objectifs militaires. Pour les organisations terroristes, en revanche, le combat peut se prolonger indéfiniment. C’est le cas d’Al-Qaïda, dont l’objectif – instaurer un califat sur la planète entière – relève de l’utopie.

Pour en venir à votre deuxième point, certains États opèrent déjà ce que vous appelez la translation vers le militaire. Sauf erreur de ma part, deux affaires sont en cours en Allemagne contre des djihadistes pour des faits de crime de guerre. La question est d’ordre juridique et elle ne se pose pas tant en droit international qu’en droit national. Il est assez compliqué d’appréhender ce phénomène car les djihadistes présents sur le théâtre d’opérations en Syrie et en Irak ne luttent pas contre leur pays, même s’ils sont susceptibles, à terme, d’engager une confrontation avec leur pays à leur retour. Ils ne sont pas engagés dans un conflit militaire contre la France.

M. Claude Goasguen. Si, puisqu’ils sont engagés contre la coalition.

M. Jean-Charles Brisard. En effet, la France intervient dans le cadre d’une coalition internationale. C’est bien pourquoi les magistrats et les services juridiques cherchent à déterminer quelle a été la nature de la participation du djihadiste français sur place : a-t-il agi au sein d’une organisation classée comme terroriste ou a-t-il combattu au sein d’une organisation dite « légitime » ?

M. Claude Goasguen. On voit mal ce que peut être une organisation « légitime ».

M. Jean-Charles Brisard. Certaines combattent sans être pour autant classées comme terroristes.

M. Claude Goasguen. Lorsque la coalition à laquelle participe la France se trouve face à des Français qui la combattent, l’aspect militaire est incontestable. Les djihadistes savent que la France est engagée. Ils savent qu’ils tirent sur des Français. Ces individus commettent un acte militaire criminel à l’égard du pays dont ils sont issus. Pourquoi ne pas faire comme l’Allemagne et les États-Unis et considérer que c’est un acte militaire ? J’avoue ne pas comprendre ! Tout le XIXsiècle, je le répète, est dominé par le dispositif des commissions et des tribunaux militaires qui jugent l’acte grave consistant à porter les armes contre son pays. Sommes-nous, oui ou non, en guerre ?

M. Jean-Charles Brisard. Nous sommes en guerre contre des terroristes et des organisations terroristes. Parfois on peut établir qu’un Français a agi dans ce cadre, parfois on ne le peut pas. Le problème est juridique. Notre proposition de créer un délit-obstacle d’interdiction de combattre à l’étranger sans autorisation évite d’avoir à poser la question des raisons et de la nature du conflit.

M. Claude Goasguen. Ce faisant, vous restez donc dans le droit commun.

M. Georges Fenech. Le délit-obstacle pourrait faire partie des propositions de notre commission d’enquête.

M. le président Éric Ciotti. Nous pourrons l’évoquer tout à l’heure avec le juge Trévidic.

M. François Loncle. Je regrette que l’on n’ait pas mis à notre disposition de renseignements sur l’organisme que vous présidez. Le Centre d’analyse du terrorisme, monsieur Brisard, est-il une institution purement privée ? Quel est son financement ? Bénéficie-t-il de subventions publiques ?

Claude Goasguen établit un lien entre délinquance, dérive sectaire et fondamentalisme. Or, dans bien des cas, la délinquance n’était pas au rendez-vous. Maxime Hauchard, qui a décapité un journaliste américain, habitait une zone pavillonnaire dans une ville de 3 000 habitants, au cœur de la Normandie. Il vivait dans une famille traditionnelle et il n’avait commis aucun acte de délinquance. Ce sont l’endoctrinement et l’Internet qui l’on mené jusqu’à l’horreur. Le lien entre délinquance et djihadisme n’est pas automatique.

Dans l’approche géopolitique que vous semblez adopter, Monsieur Brisard, avez-vous analysé le détail de la situation syrienne ? Dans la phase actuelle de lutte contre le terrorisme, il semble que la position française par rapport à la Syrie pose un problème, d’autant qu’elle diffère de la position américaine.

M. Jean-Charles Brisard. Le Centre d’analyse du terrorisme est une association loi de 1901 constituée à la fin de l’année 2014. Nous sommes en train de le mettre en place. Il a vocation à réunir des analystes et des experts en matière de terrorisme. Notre comité d’honneur compte ainsi le juge Marc Trévidic, l’ancien juge espagnol Baltasar Garzón, l’ancien président du comité des sanctions de l’ONU contre Al-Qaïda et les talibans Michael Chandler. De nombreux experts renommés nous ont rejoints ou vont nous rejoindre, comme Rohan Gunaratna, Peter Neumann et d’autres grands noms de l’analyse du phénomène terroriste et djihadiste. L’objet de notre association est de produire des analyses et d’aider les gouvernements de l’Union européenne à y voir plus clair dans les menaces auxquelles nous devons faire face et dans les solutions à mettre en œuvre. Votre commission d’enquête recevra très prochainement notre premier rapport, consacré au volet européen.

M. Claude Goasguen. Pour en revenir à la Syrie, je ne comprends pas que la France ne travaille pas avec les services de renseignement de ce pays alors que les Américains le font. Au départ, elle a contribué, sinon directement, du moins implicitement à soutenir les djihadistes par des livraisons d’armes qui ont été captées, mais pourquoi persiste-t-elle dans une hostilité au régime de Bachar el-Assad qui la coupe des services de renseignement ?

M. François Loncle. Pourriez-vous répondre au préalable à ma question sur la nature du financement de votre association ?

M. Jean-Charles Brisard. Nous ne bénéficions d’aucuns crédits publics.

Vos questions au sujet de la Syrie sont pertinentes puisque les services français, comme d’autres, sont aujourd'hui « aveugles » sur le théâtre d’opérations. Nous n’avons plus de coopération, officiellement en tout cas, avec les services syriens. Sans doute peut-on supposer, ou espérer, que des contacts informels et personnels demeurent, car ils ont une grande connaissance des réseaux combattus et des mentors qui en constituent l’ossature : d’anciens djihadistes renommés ayant précédemment combattu avec Al-Qaïda, parfois détenus et susceptibles de fournir des indications précises sur les relations entre les différents groupes et leur interaction avec les djihadistes étrangers.

M. Claude Goasguen. Partagez-vous l’opinion que Bachar el-Assad aurait favorisé la création du djihadisme ? C’est un argument que l’on nous donne comme « excuse » pour expliquer la rupture entre les services français et syriens.

M. Jean-Charles Brisard. Je ne partage pas cet avis, pas plus que je ne partage l’avis de ceux qui affirment que ce sont les Américains qui ont créé ce type de terrorisme. Chronologiquement, le groupe État islamique est né à la suite de l’invasion de l’Irak. Le terrorisme n’était pas préexistant, contrairement à ce qu’affirmait alors l’administration américaine. Et les Syriens n’ont, pas plus que les Américains, créé ces groupes. Ceux-ci naissent et se développent à la faveur de la déliquescence du pouvoir dans certaines zones. La guerre civile a contribué à l’arrivée de terroristes, puis de djihadistes internationaux.

M. le président Éric Ciotti. Merci pour ce tableau très complet de la situation géopolitique et de ses conséquences sur nos démocraties.

On dénombre aujourd'hui environ 200 djihadistes de retour en France. La moitié fait l’objet d’une information judiciaire ; 90 personnes sont placées en détention provisoire ; 34 sont soumises à un contrôle judiciaire. Pour faire face à cette question spécifique, j’ai suggéré la mise en place d’une procédure assimilable à la rétention qui s’applique aujourd'hui aux personnes présentant un risque pour l’ordre public et frappées de troubles psychiatriques. Que pensez-vous d’un tel dispositif, qui inclurait des personnes ne pouvant être juridiquement impliquées dans des procédures judiciaires mais sur lesquels les services de renseignement possèdent des éléments, objectifs ou non, laissant à penser qu’ils sont extrêmement dangereux ?

Concernant les retours, on nous a dit que l’alternative est simple : soit ceux qui rentrent ont fui la violence qu’ils ont rencontrée, soit on les a renvoyés. Ce sont évidemment les seconds qui représentent un danger majeur et qu’il faut identifier sans commettre d’erreur.

Nous disposons d’outils judiciaires. Les parquets et les juges antiterroristes apportent des réponses d’une grande fermeté, notamment en recourant très largement à la détention provisoire. Mais qu’en est-il des autres outils ? Avez-vous des propositions à faire ? Que pensez-vous d’une éventuelle mise en place de centres de rétention dans un seul but de protection ?

M. Jean-Charles Brisard. Il faut en effet arriver à « trier » au retour les cas auxquels on a affaire. L’important est d’agir au cas par cas. Certaines personnes ont fui le théâtre d’opérations, d’autres reviennent en étant dirigées par un groupe terroriste. Pour évaluer leurs intentions, leur parcours, il faut un filtre. Nous n’en disposons pas aujourd'hui, ce qui explique que nous devions judiciariser. La mise en place de centres de rétention me semble donc être une bonne idée, pour peu qu’il s’agisse bien, à ce stade, d’évaluer les personnes en utilisant le plus d’informations possible et en les recoupant très finement pour déterminer la dangerosité ou non d’un individu. Il s’agit ensuite de judiciariser la situation de ceux qui sont manifestement ultra-radicalisés et revenus avec des intentions malveillantes, et d’apporter à la situation des autres un traitement social, psychologique, parfois psychiatrique.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur Brisard, je vous remercie.

AUDITION DE M. MARC TRÉVIDIC,
VICE-PRÉSIDENT CHARGÉ DE L’INSTRUCTION AU PÔLE ANTI-TERRORISTE DU TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

Compte rendu de l’audition du jeudi 12 février 2015

M. le président Éric Ciotti. Nous recevons maintenant M. Marc Trévidic, venu faire l’état des lieux de la menace terroriste et nous dire quel est le suivi des djihadistes – ceux, notamment, qui reviennent de théâtres de guerre.

Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc Trévidic prête serment)

M. Marc Trévidic, vice-président chargé de l’instruction au sein du pôle anti-terroriste au tribunal de grande instance de Paris. Il nous faut d’abord identifier individus et réseaux, puis les traiter. J’évoquerai ces deux volets de notre action, en observant que la vision judiciaire est un peu différente de celle des services de renseignement.

En matière d’identification, la nouveauté est l’accroissement du nombre de signalements. Auparavant, ils provenaient de l’enquête judiciaire et des services de renseignement au sens traditionnel. Ces sources d’informations demeurent, mais s’y ajoutent la plateforme du numéro vert, les courriers et les dépositions des parents, les informations issues du service renseignement pénitentiaire. Malgré cela, des individus passent à travers les gouttes, et l’on voit de temps en temps les Turcs arrêter quelqu’un dont nous ignorions qu’il était parti et nous le renvoyer par avion. Tous les juges d’instruction du pôle anti-terroriste ont connaissance de ce phénomène.

Paradoxalement, la plupart des jeunes actuellement identifiés par les services de renseignement le sont parce qu’ils veulent bien l’être : une fois en Syrie, ils se mettent en scène sur les réseaux sociaux ou contactent leurs proches. Cela signifie que nous mangeons peut-être notre pain blanc ; le jour où ils choisiront la discrétion, nous serons confrontés à un problème majeur.

Contrairement à ce que l’on a trop tendance à dire, les services judiciaires ne se limitent pas à avaler ce dont les services de renseignement les nourrissent. Les enquêtes judiciaires jouent un rôle très important dans l’identification d’individus potentiellement dangereux ou qui ont en tout cas des velléités djihadistes : l’interrogatoire d’une personne conduit à identifier d’autres personnes parties elles aussi. Le judiciaire nourrissant donc également le renseignement, et beaucoup, il est important de maintenir une interaction harmonieuse entre les deux systèmes, même si les services de renseignement évitent l’engorgement des services judiciaires par un tri en amont.

Un autre élément nouveau est apparu depuis quelques mois : des « anciens » ont repris du service. Ainsi de Farid Mellouck, dont j’ai appris la présence en Syrie avec deux autres individus. J’en avais eu à connaître en 2000 en réglant le dossier de la première filière afghane ; il était à la tête d’un très important réseau d’acheminement de djihadistes. Les services de renseignement ont-ils les moyens de vérifier ce que sont devenus tous ces gens condamnés dans le passé pour leur implication dans une filière djihadiste? Il le faudrait, car ces « anciens » ont un carnet d’adresses phénoménal, en France et en Belgique, et peuvent inciter bien des gens à les rejoindre en Syrie. C’est un travail essentiel, mais j’ignore si les services disposent des capacités nécessaires pour le mener à bien.

J’en viens au traitement des dossiers. Après chaque attentat, on s’interroge : le passage du renseignement au judiciaire s’est-il fait correctement ? Pour que les choses se passent comme il se doit, deux préalables s’imposent : que les services de renseignement aient des moyens suffisants pour obtenir des informations pertinentes et que les services judiciaires aient la capacité de prendre les dossiers.

À cet égard, je suis très inquiet de n’entendre parler que de renforcer le renseignement - à croire que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) n’a pas de département de police judiciaire ! Or la DGSI a un gros département « renseignement » et un petit département « police judicaire », lequel est submergé. Cela se sait fort bien au sein de la Direction ; d’où la tentation de garder « en renseignement » des dossiers qui devraient être judiciarisés. Il faut à tout prix rétablir l’équilibre pour éviter cet engorgement ; un moment vient où il faut traiter ces dossiers pour crever l’abcès. Je ne demande ni juges ni greffiers, je demande que les créations de postes servent aussi, impérativement, à compléter l’effectif des enquêteurs de la police judiciaire ; c’est indispensable.

Au-delà, les modalités de la judiciarisation mériteraient d’être discutées entre la DGSI et les services du procureur de la République. Aujourd’hui, le parquet est entièrement dépendant du service de renseignement, qui décide seul si les éléments du dossier sont suffisants pour qu’il soit judiciarisé. Un peu plus d’ouverture ne nuirait pas. Après l’affaire Merah, la DGSI nous a présenté une vingtaine de dossiers jusqu’alors gardés sous le coude… Une plus grande fluidité serait nécessaire car le procureur peut estimer que les éléments recueillis suffisent au lancement d’une enquête judiciaire, et le service de renseignement faire une analyse erronée de ce qu’attend la justice. Il conviendrait d’étudier cette piste, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale.

Il me faut souligner un autre élément. Après qu’un attentat a été commis, on pointe les services de renseignement, auxquels on reproche des dysfonctionnements ; ainsi a-t-on critiqué les failles du suivi de Mohamed Merah. Mais la même chose peut se produire pendant une instruction judiciaire, puisque les services sont à ce point débordés qu’il faut prendre votre tour et attendre entre un an et dix-huit mois avant de faire l’opération que l’on sait nécessaire. Je peux citer un dossier impliquant des individus rentrés de Syrie depuis un an : on n’a toujours pas trouvé les effectifs nécessaires pour les interpeller… C’est franchement inquiétant. Auparavant, on pouvait attendre un an : les individus étaient surveillés par la justice. Actuellement, ils ne le sont pas du tout. En bref, Kouachi aurait très bien pu l’être au moment où il est passé à l’action.

Je viens de vous parler de ceux qui font l’objet d’une enquête judiciaire sans le savoir et qui peuvent passer à l’action parce qu’ils sont mal surveillés. Mais il y a aussi le cas, désespérant, des individus déjà mis en examen et placés en détention provisoire – si tant est qu’ils soient mis en détention provisoire –, parce qu’ils envisageaient de partir en Syrie avant d’être remis en liberté sous contrôle judiciaire.

Les conditions dans lesquelles le contrôle judiciaire est exercé nous posent de réels problèmes. Rendez-vous compte : le passeport et la carte d’identité d’un individu sont gardés au greffe d’un juge d’instruction anti-terroriste, et nous apprenons ensuite qu’ayant fait une fausse déclaration de vol, il est parvenu à se refaire faire une pièce d’identité, grâce à laquelle il est parti en Syrie ! Je ne comprends pas comment cela est possible, mais c’est récurrent.

Encore n’ai-je rien dit du pointage dans les commissariats. Un cas d’école : le juge interdit le départ du territoire français et ordonne un pointage au commissariat toutes les semaines ou deux fois par semaine, puis il apprend que le mis en examen est en Syrie ; obtenant, avec difficulté, qu’on lui dise pourquoi il n’a pas été mis au courant de ce que cette personne ne pointait plus, il s’entendra finalement répondre qu’effectivement c’était le cas depuis deux mois, et que l’on comptait justement lui en faire rapport…

Non seulement le suivi des contrôles judiciaires est incertain, mais des gens peuvent se faire refaire des papiers d’identité alors que les originaux leur ont été confisqués et sont tenus au greffe du pôle anti-terroriste, et les pointages ordonnés ne sont ni respectés ni surveillés. Pourtant, nous envoyons au fichier national des personnes recherchées l’imprimé signalant les individus interdits de sortie du territoire national sous contrôle judiciaire. Je ne sais comment ce fichier est exploité, mais il est horripilant de constater la facilité avec laquelle on peut enfreindre le contrôle judiciaire en France.

Je citerai le cas de cette adolescente de 16 ans qui voulait partir en Syrie. Des écoutes téléphoniques ont permis de la rattraper in extremis à l’aéroport, avant qu’elle ne s’envole pour la Bulgarie. Mais, alors même que ses parents avaient fait opposition à sa sortie du territoire, elle avait franchi le filtre de la police des frontières. L’explication qui m’a été donnée est que l’appartenance de la France à l’espace Schengen interdit à la police des frontières les contrôles systématiques. Soit. Mais cela n’empêche pas le discernement : quand une jeune fille de 16 ans, voilée, veut embarquer pour la Bulgarie, un minimum de sensibilisation devrait peut-être conduire à contrôler qu’elle a le droit de quitter le territoire.

En résumé, au problème des moyens s’ajoutent de petits dysfonctionnements qui, à la longue, deviennent préoccupants.

Il est tout aussi surprenant de constater que les individus placés en détention provisoire continuent, pour beaucoup d’entre eux, d’être actifs. Il faut dire qu’ils ont des téléphones portables comme s’il en pleuvait. À nouveau, la question se pose : est-on dans un système très rigoureux tendant à contenir la menace terroriste ou dans le laxisme généralisé qui prévaut dans les maisons d’arrêt pour préserver la paix publique ? Un seul exemple : pour la troisième fois en un mois, on a trouvé un téléphone portable dans la cellule d’un individu que j’ai mis en examen pour crime terroriste - excusez du peu.

Je ne dis pas qu’il faudrait en venir à des établissements pénitentiaires conçus sur le modèle du Supermax de Colorado Springs, mais je me rappelle avoir eu à traiter en 2000, alors que j’étais procureur, le dossier d’un individu qui avait entièrement organisé, avec des téléphones portables depuis la maison d’arrêt, un projet d’attentat qui devait avoir lieu pendant le championnat d’Europe de football. Ce sont des gens dangereux ; il est très curieux qu’ils aient accès avec une telle facilité à des téléphones et même à des ordinateurs portables en maison d’arrêt. Il y a quelque temps, Flavien Moreau, alors en maison d’arrêt et depuis lors condamné à sept ans de prison, avait transmis à un codétenu qui les a lui-même transmis à un autre les renseignements qui lui ont permis de rejoindre la Syrie !

Plus de rigueur s’impose, que les individus en cause soient sous contrôle judiciaire ou qu’ils soient en détention provisoire, et cela ne demande pas que l’on modifie les textes.

Quant à les suivre « en milieu ouvert », cela demande beaucoup de monde, et les effectifs des services judiciaires ne sont manifestement plus tels que l’on puisse assurer les Français que des individus surveillés en exécution d’une commission rogatoire ne vont pas passer à l’action. Parce que, je vous l’ai dit, nous avons les mêmes difficultés en judiciaire qu’en renseignement, nous pourrions malheureusement nous trouver demain confrontés à un attentat « à la Merah » commis par un individu placé sous contrôle judiciaire.

En conclusion, le principal danger est selon moi le passage des terroristes à la clandestinité, ceux qui sont envoyés en mission en France pour y commettre des attentats d’envergure le faisant « à l’ancienne » : il ne s’agira plus de gens dont on savait qu’ils allaient revenir et dont on aura manqué l’arrivée à Marseille mais d’individus munis de faux papiers et entrant sur le territoire national en toute discrétion, par d’autres voies. Il y a là un grand risque. Les terroristes sont en train de se « professionnaliser », dans une stratégie qu’il nous sera beaucoup plus difficile de mettre en échec. Alors que nous avons déjà bien du mal à contrer ce qui est visible, gérer l’invisible sera très compliqué.

M. Georges Fenech. Le pôle anti-terroriste compte-t-il suffisamment de juges et de greffiers ? Combien avez-vous de dossiers en cours, et combien d’individus sont en détention provisoire de votre fait ? Que pensez-vous du fait que depuis la dernière réforme pénale, un individu placé sous contrôle judiciaire n’ait plus besoin de l’autorisation du juge de l’application des peines pour quitter le territoire ? Ne pourrait-on renforcer les pouvoirs des enquêteurs de la police judiciaire en matière d’enquête préliminaire, tant pour le balisage que pour étendre les enquêtes de sécurité à l’entourage ? La création, annoncée par le Premier ministre, d’un fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions à caractère terroriste, sur le modèle du fichier national relatif aux infractions à caractère sexuel, est une nécessité.

Avez-vous déjà été saisi du délit d’entreprise individuelle terroriste dont vous avez été l’un des promoteurs ? Un dispositif d’atténuation des peines est-il prévu, en matière terroriste, pour ceux qui expriment un repentir actif ? Face à des crimes exceptionnels, ne pourrait-on imaginer de prolonger à 6 jours, voire davantage, la garde à vue des individus soupçonnés d’actes terroristes, comme cela existe dans d’autres pays ? Faut-il améliorer les dispositifs judiciaires relatifs aux écoutes et aux perquisitions ? Enfin, êtes-vous satisfait de vos échanges avec vos homologues dans le cadre de la coopération européenne et internationale ?

M. Marc Trévidic. Renforcer les pouvoirs des enquêteurs de la police judiciaire en matière d’enquête préliminaire signifie multiplier les passages devant le juge des libertés et de la détention (JLD), qui n’a des dossiers qu’une vision très lointaine. Le fervent défenseur des juges d’instruction que je suis est contraint de constater qu’au fil des réformes, le JLD s’est progressivement transformé en juge tamponneur. En l’espèce, pour pouvoir exercer un contrôle effectif, il devrait connaître le dossier à fond ; ce n’est pas le cas en l’état, et cette absence de capacité de contrôle me paraît dangereuse, en ce qu’elle rend des abus possibles. C’est d’ailleurs pourquoi le législateur a donné aux seuls juges d’instruction, et non aux JLD, la faculté d’autoriser la sonorisation d’appartements et de voitures. Si l’on était dans l’univers rêvé où le JLD pourrait ne serait-ce que lire la procédure – à ce jour, il n’a connaissance que d’un procès-verbal – ma vision serait autre.

Les conditions de la garde à vue ont radicalement changé. Les gens ont des avocats, et certains choisissent de se taire, si bien que lorsque, exceptionnellement, on allonge la durée de la garde à vue, ils sont plus fatigués mais pas plus loquaces et l’on n’obtient guère plus. Les durées de garde à vue ne sont pas les mêmes selon les pays mais la diversité des pratiques rend les comparaisons difficiles. En Belgique par exemple, la durée de la garde à vue est de 24 heures au plus, mais les policiers continuent les interrogatoires à la maison d’arrêt. Nous avons la « chance » qu’en matière de terrorisme djihadiste, au contraire de ce qui vaut pour le terrorisme corse ou basque, certains parlent beaucoup ; mais ceux qui choisissent de se taire resteront strictement muets pendant 96 heures ou 10 jours, si bien qu’il n’est pas vraiment utile de prolonger encore la durée de la garde à vue.

Avec les équipes communes d’enquête et le mandat d’arrêt européen, la coopération européenne a beaucoup progressé, mais il est toujours difficile de parvenir à un travail complétement soudé. Nos dossiers et ceux de nos collègues belges sont les mêmes, puisque tous ceux auxquels nous nous intéressons se retrouvent en Syrie dans les mêmes katibas francophones. Nous mettons donc en commun nos planches-photos pour échanger nos informations sur chaque individu, mais il n’en reste pas moins que deux juridictions continuent de travaillent sur un seul dossier. Tout se passe bien avec nos homologues belges, même s’il y encore certaines lourdeurs, mais l’idéal serait des équipes communes d’enquête sur tous les dossiers « syriens ».

Avec les pays non-européens, le degré de coopération est très variable. Nous n’avons aucun échange judiciaire avec la Turquie. Les Turcs arrêtent les gens, les placent en centres de détention et, un beau jour, les mettent dans l’avion ; nous n’avons jamais un procès-verbal et nous ignorons dans quelles circonstances ils ont été arrêtés. La Turquie ne veut pas se lancer dans des procédures judiciaires, à la fois en raison du nombre d’individus concernés et pour ne pas devoir répondre à des demandes d’extradition ; elle choisit donc systématiquement la voie de l’expulsion. Il en résulte parfois des cas dantesques - tel celui de Mourad Fares, qui voulait se rendre mais que les Turcs ne voulaient pas aller chercher pour ne pas devoir lui notifier le mandat d’arrêt délivré par un juge français. Tout se passe donc de façon extra-judiciaire, par des expulsions décidées sur le fondement plus ou moins solide de séjours irréguliers ; mais quand un mandat d’arrêt international a été délivré, c’est bien d’extraditions qu’il s’agit, qu’on le veuille ou non. Le danger, c’est que le système extra-judiciaire ainsi mis en place peut s’interrompre : que les Turcs veuillent y mettre fin ou qu’ils soient débordés, il suffit qu’ils regardent ailleurs et les gens passent la frontière. Il en est de même avec la Bulgarie et la Grèce. Nous avons tout intérêt à motiver les autorités de ces pays au maximum ; ils constituent le premier cercle autour de la Syrie et de l’Irak et il faut rendre cette frontière la plus étanche possible. Si ces verrous sautent, les individus partis en Syrie reviendront en Europe par des voies différentes.

Bien entendu, il est toujours préférable d’avoir plus de juges et de greffiers, car l’explosion du contentieux sera progressivement difficile à gérer. La réalité, c’est que nous parvenons toujours à traiter les urgences mais que nous n’avons plus les moyens d’assurer le service après-vente, si je puis dire, faute d’officiers de police judiciaire en nombre suffisant : les gens sont arrêtés, une information judiciaire est ouverte, ils sont mis en examen et il faut immédiatement traiter d’autres procédures en urgence. La saturation est totale - d’autant que, je vous l’ai dit, l’enquête judiciaire approfondie apporte énormément d’informations et conduit à l’identification d’autres personnes : si quelqu’un est parti en Syrie, il est judicieux de s’intéresser à son entourage.

Soit une personne a été expulsée par les Turcs et nous l’arrêtons à sa descente d’avion. Soit elle a réussi à revenir sur le territoire français de son propre chef et nous l’apprenons ; dans ce cas, nous devons attendre notre tour, et il faudra 6 mois, ou 8 mois, ou un an avant qu’elle soit arrêtée… Objectivement, nous n’avons pas les moyens nécessaires : nous avons les dossiers, mais nous n’avons plus d’enquêteurs. Voilà pourquoi j’ai du mal à mettre en avant le problème d’effectif des juges.

M. Georges Fenech. Un rééquilibrage n’est-il pas possible au sein de la DGSI ?

M. Marc Trévidic. Il serait nécessaire, mais le département judiciaire a toujours été le parent pauvre de la DGSI. De surcroît, ce n’est pas simple : non seulement il faut des policiers qui connaissent le code de procédure pénale, ce qui ne s’obtient pas en claquant des doigts, mais ceux qui, dans la police nationale, posent leur candidature à la DGSI visent le renseignement. La DGSI a recruté 30 personnes que nous avons commencé à former ; 15 iront au pôle anti-terroriste, les autres au secret-défense ou à l’intelligence économique.

Les services les plus débordés sont ceux du parquet anti-terroriste ; en sous-effectif patent, ils traitent un volume d’enquêtes préliminaires sans cesse croissant et n’arrivent plus à remplir leur tâche. Soit on dirige les enquêtes, soit on ne dirige rien ; s’il y en a trop, on ne dirige rien. Or, il faut une harmonisation, et il faut beaucoup de temps pour faire le lien entre les dossiers, pour mener une politique pénale rationnelle, pour analyser ce que l’on met à l’information… Dans les dossiers « syriens », tout est lié : il faut donc, tout le temps, relier ce qui doit l’être, au risque, sinon, d’absurdités, avec des dossiers éclatés entre deux juges d’instruction ou davantage, donnant lieu à des informations judiciaires distinctes – j’ai un cas précis de ce type en mémoire. Ne même plus avoir le temps, parce que l’on est débordé, de se réunir pour faire l’état des dossiers en cours conduit à ces incongruités. Le parquet anti-terroriste doit vraiment être renforcé.

L’instruction doit l’être aussi, mais cela se voit moins car on traite toujours les urgences. Le problème, ce sont les dossiers en jachère, qui stagnent, car nous ne sommes pas assez nombreux pour traiter à la fois le stock et les dossiers nouveaux – et un dossier devient vite « ancien » ! Avant, il y fallait 10 ou 15 ans ; maintenant, c’est 1 ou 2 ans… Le manque d’enquêteurs a un impact sur le traitement de toutes les affaires, y compris celles qui ont particulièrement choqué l’opinion, tel l’assassinat au Mali de deux journalistes de RFI. Nous ne sommes pas assez nombreux pour traiter l’ensemble de ce qui nous échoit ; nous le sommes pour traiter les urgences.

M. le président Éric Ciotti. Qu’en est-il des renforts annoncés par le Premier ministre ?

M. Marc Trévidic. Je ne suis au courant de rien. L’effectif des juges anti-terroriste est passé de 4 à 8 depuis 2003. Le turn-over des islamistes en détention provisoire est important. Tous les cabinets n’ont pas la même stratégie. Pour ma part, considérant qu’il n’y a plus d’enquêteurs pour aller au fond des dossiers et que les nouveaux dossiers ne cessent d’arriver, je clôture assez vite. Certains de mes collègues, espérant une embellie, gardent leurs dossiers plus longtemps. En résumé, mieux vaut apprécier le nombre de détenus par an qu’à un instant donné. Actuellement, il doit y avoir une centaine de « Syriens » en détention provisoire pour l’ensemble des 8 juges d’instruction, soit une quinzaine pour chacun. Les dossiers sont liés, puisque tous les détenus étaient dans les mêmes katibas.

M. Georges Fenech. Comment parvenez-vous à prouver les actes commis par des Français partis en Syrie ? Ne faudrait-il pas créer une présomption de culpabilité, un renversement de charge de la preuve ?

M. Marc Trévidic. Si nous apportons la preuve qu’un individu a rejoint en Syrie Jabhat Al-Nosra ou l’État islamique, l’infraction est constituée, qu’il ait fait la vaisselle ou tenu un fusil, puisque ce sont des groupes terroristes. Ensuite, pour évaluer la dangerosité des personnes, comme le demandera le tribunal, il existe des critères objectifs. Les éléments que je demande à connaître dans le dossier judiciaire d’un individu arrêté pour activités terroristes en Syrie sont les suivants : l’ancienneté et le degré de radicalisation ; la volonté ou la tentative de départ pour le djihad précédemment ; l’expérience du djihad précédemment ; le groupe rejoint ; la durée du séjour ; enfin, ce qu’il a fait là-bas – entraînement, combat, participation à des atrocités.

Il se trouve qu’à ce dernier sujet, certains parlent, et parlent beaucoup des autres, pour se dédouaner eux-mêmes. Nous leur montrons des planches-photos ; souvent, ils disent avoir rencontré en Syrie tel individu ou tel autre, qui aurait par exemple participé à telle exécution publique. En outre, certains se vantent de leurs faits d’arme sur Facebook, et la DGSI fait des notes. La présomption de culpabilité est, dans les faits, évidente quand une personne part pour la Syrie, même si elle a été arrêtée par les Turcs avant de franchir la frontière. Certains ont menti à leur famille en prétendant partir en Tunisie, d’autres écrivent à leur employeur en expliquant qu’ils ne reviendront pas … tout cela permet de constituer un dossier. Pour l’instant, au terme d’un long travail, nous parvenons tant bien que mal à réunir les preuves. Le problème, je l’ai dit, sera beaucoup plus compliqué lorsqu’ils seront retournés à la clandestinité, quand nous n’aurons plus d’informations ouvertes.

M. Claude Goasguen. Le Premier ministre a dit que nous étions dans une « guerre asymétrique ». En conséquence, les Français qui combattent contre la France commettent contre elle un acte militaire. Dans ce contexte exceptionnel, pourquoi les militaires sont-ils tenus à l’écart, au moins pour ceux qui combattent en Irak ? En Syrie, la chose est plus compliquée, puisque finalement un grand nombre de djihadistes partis combattre en Syrie n’ont fait que suivre les invitations du gouvernement français. Nous devons, comme l’ont fait l’Allemagne et les États-Unis, nous mettre à l’abri de ceux qui reviennent.

D’autre part, si de nombreuses indications laissent penser qu’un individu condamné pour une infraction de droit commun et qui a purgé sa peine est prêt de basculer dans une dérive terroriste à sa sortie de prison, une solution judiciaire existe-t-elle ? Ou est-ce le rôle de la DGSI ?

M. Marc Trévidic. Le renseignement pénitentiaire alerte de plus en plus souvent la DGSI sur le fait que des délinquants de droit commun se sont radicalisés, qu’ils vont sortir et qu’il serait bon de les suivre en renseignement. Mais nous n’avons aucun moyen de lancer une enquête judiciaire sur une personne qui vient de sortir d’une maison d’arrêt au motif qu’elle s’y est radicalisée – pour judiciariser, il faut un minimum d’éléments ! Dans certains cas, c’est grâce au renseignement pénitentiaire que nous avons eu assez d’éléments pour judiciariser. C’est pourquoi ses moyens, clairement insuffisants, doivent être renforcés.

M. Claude Goasguen. Ne pourrait-on prévoir des mesures de sûreté ?

M. Marc Trévidic. Uniquement pour ceux qui ont été condamnés pour terrorisme. Pour les condamnés de droit commun, il n’y a aucun fondement.

M. Claude Goasguen. Si cela demande une mesure législative nouvelle...

M. le président Éric Ciotti. Dans le prolongement de cette réflexion, je m’interrogeais sur l’éventualité d’un dispositif de privation de liberté qui pourrait s’assimiler à une hospitalisation sous contrainte. Je reconnais que le chemin juridique est étroit car il est difficile de mesurer la dangerosité d’un individu selon des critères objectifs. On pourrait toutefois imaginer réaliser cette évaluation, sous le contrôle d’un magistrat, sur la base d’un rapport des services du renseignement pénitentiaire ou de la DGSI. Comment traiter ceux que l’on sait dangereux mais que l’on ne peut judiciariser ?

M. Marc Trévidic. Si un jeune est incarcéré en maison d’arrêt pour une infraction de droit commun, mieux vaut se demander comment éviter qu’il se radicalise plutôt que de se demander ce que l’on fera de lui s’il est radicalisé. En outre, la radicalisation est de deux types, dont l’un, le fondamentalisme tabligh, existe de longue date ; ses adeptes, bien que leur approche soit salafiste, sont théoriquement pacifiques. Il convient donc pour commencer de démêler de quoi l’on parle. D’une manière générale, il n’y a rien d’évident à étiqueter quelqu’un « salafiste djihadiste ». Sur le fond, on sera face à un jeune délinquant de droit commun qui se sera radicalisé en maison d’arrêt faute que l’on ait su mettre au point un dispositif qui l’en aurait empêché, et on lui expliquera qu’il sera surveillé alors qu’il a purgé sa peine parce que, pendant son incarcération, il a été mis au contact d’un prosélyte qui l’a rendu pire qu’il n’était à son entrée en prison ? Il est très gênant d’imposer des contraintes à la sortie parce que nous sommes incapables de régler le problème en maison d’arrêt.

M. Claude Goasguen. Il existe des centres fermés pour mineurs. C’est aussi un constat d’échec.

M. Marc Trévidic. Dans ce cas, c’est la notion de mineur en danger qui prévaut. On sait que de nombreux enfants baignent dans la radicalisation au sein de leur famille. La question est alors de savoir à partir de quand on estime qu’il doit être soustrait à l’influence familiale parce qu’elle le met en danger ; il est très difficile d’y répondre.

M. Claude Goasguen. Pourquoi ce qui vaut pour les mineurs ne s’appliquerait-il pas aux majeurs ?

M. Marc Trévidic. Si un majeur n’a rien fait de pénalement répréhensible, cela n’est pas possible. On ne peut pousser la prévention trop loin, sauf si l’on dispose de moyens d’évaluation fiables de la dangerosité, ce qui n’est pas le cas. Nul n’est formé pour cela. Aussi, plutôt que de se demander que faire des gens déjà radicalisés, il faut éviter la radicalisation. Il y a bien sûr trop de gens radicalisés, mais la frange qui passera à l’acte reste vraiment très minoritaire. D’autre part, que devraient faire les militaires – intervenir en Irak ?

M. Claude Goasguen. Il y a des tribunaux militaires.

M. Marc Trévidic. Pas en temps de paix. J’observe que nous participons à des opérations de maintien de la paix dans un système juridique en vertu duquel nous sommes censés traiter judiciairement les affaires terroristes ; malgré cela, le nombre d’exécutions de chefs djihadistes commises au Mali par le biais de drones est tel que l’on en voit disparaître plus que l’on en juge. Je rappelle aussi que l’intelligence avec une puissance étrangère est punie de trente ans de détention criminelle. L’incrimination existe ; elle n’est jamais utilisée car elle est très difficile à manier, et c’est pourquoi on utilise aujourd’hui la législation anti-terroriste.

M. François Loncle. Le « service après-vente » dont vous avez fait état tout à l’heure s’applique aussi aux guerres. Que tous ici veuillent bien se rappeler que la guerre qui a été menée en Libye en 2011 par la coalition internationale à laquelle participait la France a provoqué un chaos complet, nourrissant le terrorisme au Sahel dans des proportions considérables.

Vous avez évoqué l’hypothèse d’une évolution des djihadistes vers la clandestinité. Pourquoi cette prévision ? Cela conduirait-il à un changement de « public » parmi les terroristes ? Avez-vous relevé dans les pays démocratiques qui respectent l’équilibre entre liberté et sécurité des bonnes pratiques que nous n’utilisons pas encore et qui pourraient nourrir nos propositions ?

M. François Pupponi. On parle beaucoup de la radicalisation en prison, mais le plus inquiétant est, selon moi, l’ouverture en France, en toute légalité, d’écoles confessionnelles dont certaines sont peut-être gérées par des salafistes – et ces gens s’occupent d’enfants dont l’âge est compris entre 10 et 12 ans. On imagine ce que donneront dans quelques années des esprits ainsi formatés si jeunes. Il est tout aussi inquiétant qu’un individu emprisonné soit relâché parce que l’on n’a rien de très grave à lui reprocher et qu’il revienne dans son quartier d’origine sans que les acteurs locaux en soient informés. De même, il arrive que le maire puisse être informé qu’un de ses administrés est parti en Syrie, mais ignore s’il est revenu. Je suppose que les services de renseignement les surveillent et chacun doit être dans son rôle, mais le retour de ces jeunes dans les quartiers n’a rien d’anodin. Comme on l’avait fait il y a quelques années pour lutter contre la délinquance, ne peut-on imaginer des cellules rassemblant élus, magistrats, police et éventuellement Éducation nationale, pour diffuser les informations sur le nombre de jeunes radicalisés ou prosélytes présents dans une commune, chacun étant tenu au secret partagé ?

M. Marc Trévidic. Il est vrai qu’en 30 ans de lutte anti-terroriste, en France comme ailleurs, on a traité les effets et non les causes de la radicalisation, problème de société. Il faut, bien entendu, que les informations circulent, à condition d’admettre que les gens ne peuvent être étiquetés « radicalisé » ou « non radicalisé » car il y a des degrés et des stades de radicalisation. Dans certains cas le processus est très rapide, lent dans d’autres. On a des moyens d’action à un certain stade de l’évolution, difficilement ensuite. Mais quand quelqu’un est très véhément, les échanges d’informations avec le maximum de personnes sont logiques.

Il est vrai également qu’il ne faut pas se focaliser uniquement sur les maisons d’arrêt, car cette idéologie peut se répandre en de multiples autres lieux. Mais il ne faut pas imaginer que le code pénal peut à lui seul en combattre la diffusion – ce n’est pas parce que l’on fixe des interdits qu’une idéologie ne se répand pas.

Je pense que les djihadistes entreront dans la clandestinité parce qu’ils sont entrés dans une nouvelle phase. À l’effervescence brouillonne qui régnait en Syrie a succédé, avec l’État islamique, et aussi déplaisant que cela sonne à l’oreille, un État qui se structure, avec un territoire, des ressources, une économie, une hiérarchie, une administration et une police islamique. Cet État va, j’en suis certain, créer un service de renseignement et un « service action », et il a les moyens de former efficacement ceux qui en feront partie. Or, nous sommes leur ennemi prioritaire, celui qu’ils veulent abattre, et cela leur est beaucoup plus facile que de viser les États-Unis. Voilà pourquoi ce phénomène se produira nécessairement, que les volontaires se cachent dans la masse de ceux qui rentrent en France ou qu’ils se fassent passer pour des réfugiés syriens. Nous sommes leurs ennemis, ils ont les moyens de nous frapper ; pourquoi ne le feraient-ils pas ? Nous savions travailler ces questions ; maintenant, nous arrêtons tous ceux qui rentrent et, pendant que nous traitons leurs dossiers, j’ai la conviction que des projets d’envergure se préparent.

M. Patrice Verchère. Puisqu’il apparaît que le personnel pénitentiaire, dépourvu de moyens, ne maîtrise plus rien dans les prisons françaises sinon les velléités d’évasion, que penseriez-vous de la création de lieux de détention qui, sans aller jusqu’à Guantanamo, seraient réservés aux condamnés pour activités terroristes, avec des cellules sonorisées, une surveillance renforcée y compris pendant les visites et des expériences de dé-radicalisation assorties d’un suivi véritable ?

M. le président Éric Ciotti. Lors d’une table ronde, les représentants syndicaux du personnel de direction de l’administration pénitentiaire se sont dits favorables à l’installation de lignes de téléphone fixes dans les établissements, les communications étant systématiquement enregistrées. Cela vous paraît-il acceptable, et en tout cas préférable à l’anarchie actuelle, que traduit la saisie dans les prisons, l’an dernier, de 27 000 téléphones portables, qui sont donc quasiment en accès libre ?

M. Marc Trévidic. Nous signons déjà des listes de numéros de téléphone des familles que les détenus sont autorisés à appeler ; l’installation de lignes fixes n’empêchera pas les contacts occultes par les téléphones portables. La règle primordiale est qu’il ne doit y avoir aucun téléphone portable en prison ; elle doit être respectée. On a du mal à surveiller ces gens quand ils sont hors les établissements pénitentiaires ; quand ils sont en maison d’arrêt, on doit arriver à un minimum !

M. Loncle m’a interrogé sur les bonnes pratiques. Supermax, à Colorado Springs, est la prison de haute sécurité où les Américains placent leurs terroristes. C’est là, par exemple, qu’est incarcéré Zacarias Moussaoui. J’y suis allé plusieurs fois et, de mon point de vue, ce qui est fait est excessif : les prisonniers n’ont jamais aucun contact physique avec personne, même pas avec leur avocat.

Cela ne signifie pas que l’on ne puisse trouver une solution satisfaisante, à mi-chemin entre Supermax et la situation actuelle, insatisfaisante, dans les maisons d’arrêt françaises. À Fresnes, il y a une incompréhension persistante. Ceux qui font du prosélytisme sont des dangers publics qui doivent à tout prix être mis à l’isolement. Mais, d’autre part, il y a des jeunes gens qui ont voulu aller en Syrie, y sont restés 15 jours et sont revenus d’eux-mêmes ; on a peut-être une chance de les remettre dans le droit chemin, mais aucune s’ils sont en contact avec les gros durs. S’ils sont soumis à cette propagande, ils sortiront de la maison d’arrêt dans 4 ou 5 ans beaucoup plus dangereux qu’ils n’y sont entrés.

Voilà pourquoi il ne faut pas généraliser et mettre ensemble tous ceux qui ont la qualification de « terroriste ». Il faut tous les sortir du système pénitentiaire classique puis séparer ceux pour lesquels on peut faire quelque chose de ceux pour qui cela n’est plus possible - et nous savons les distinguer. J’ai quatre détenus à Fresnes, dont je connais les dossiers ; l’un deux n’a pas du tout le même profil que les trois autres, et ce mélange n’est pas bon. Dans cette population à part, il y a d’un côté des leaders dangereux, d’un autre côté ceux qui se sont laissés entraîner et qui sont récupérables ; c’est sur eux qu’il faut mettre les moyens disponibles, non sur Djamel Beghal, qui serait capable de radicaliser la psychologue qu’on lui enverrait !

Avec ceux qui ne sont pas fondamentalement radicalisés, il y a une marge de manœuvre ; leur passage à la maison d’arrêt doit donc servir à quelque chose. Proposer un dispositif spécifique quand ils en sortent, c’est dire que l’on estime que le temps passé en maison d’arrêt ne sert à rien.

M. Claude Goasguen. C’est pourquoi j’ai dit qu’avec les nouvelles dispositions ils sortent un peu tôt.

M. Marc Trévidic. C’est autre chose. Les peines longues sont plus légitimes quand on a tenté quelque chose en maison d’arrêt. Cela influe d’ailleurs sur la fixation de la peine : le juge se dit parfois que l’incarcération ne sert à rien, puisque l’on ne fait rien pour les remettre dans le droit chemin. Si, en revanche, le juge pense qu’un jeune sera placé dans un établissement spécialisé dans la rééducation et la dé-radicalisation, avec un suivi, et que le processus demande du temps, son approche de la longueur de la peine sera différente.

M. Meyer Habib. À situation d’exception, mesures d’exception ; lesquelles vous manquent le plus ? Que peut-on faire pour contrôler Internet, où fleurissent par dizaines de milliers menaces et propos intolérables ? En se concentrant sur l’État islamique, ne baisse-t-on pas la garde face aux autres mouvements terroristes, notamment le Hezbollah et les services syriens ? Que fait-on avec les pays qui soutiennent, financent et abritent les terroristes ? Enfin, Merah, Nemmouche, Kouachi et Coulibaly étaient-ils considérés comme particulièrement dangereux ? Je n’en suis pas persuadé.

M. Marc Trévidic. Si la formulation de votre question était : « Si vous aviez su que Mohamed Merah était allé au Waziristan, Mehdi Nemmouche en Syrie avec l’État islamique et Saïd Kouachi au Yémen alors qu’il était sous contrôle judiciaire dans un dossier terroriste, les auriez-vous considérés comme très dangereux ? », j’aurais répondu « oui ». Mais ai-je les informations qui me permettent de le dire ? Ce sont des gens connus, et il y a manifestement eu un retard à l’allumage dans l’appréhension de l’ampleur des informations permettant de cibler leur degré de dangerosité. Il est vrai que, même pour les individus que nous connaissons, nous avons du mal à faire des évaluations très exactes.

Pour ce qui est des moyens d’enquête, mis à part le fait que nous ne disposons toujours pas du logiciel espion prévu par la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2) en 2011, aucun dispositif n’ayant été agréé – ce que je vais répéter devant toutes les commissions parlementaires – les juges d’instruction ont des pouvoirs importants, puisqu’ils peuvent, par exemple, sonoriser des appartements. Le problème est de choisir dans quels dossiers le faire. En effet, les écoutes et leurs transcriptions ainsi que la surveillance d’Internet demandent un travail considérable ; or nous n’avons pas d’enquêteurs pour le faire. J’ai à connaître d’un dossier concernant des criminels terroristes vraiment dangereux ; ils ont commis un braquage pendant l’instruction, alors qu’ils étaient surveillés et qu’une sonorisation avait été installée – le son a été écouté quelques jours plus tard… Nous avons besoin de policiers, en nombre. Quand nous aurons les moyens humains, nous utiliserons les moyens techniques. Nous avons les textes nécessaires.

D’autres mouvements profitent certainement de ce que nous nous focalisons sur la menace que représente l’État islamique, mais nous ne pouvons tout faire – ni même contenir entièrement celle-là.

La nouvelle loi fixe des obligations aux fournisseurs d’accès à l’Internet, mais ils ne gèrent pas le système. Tout dépend des négociations avec les opérateurs américains : c’est eux qui peuvent couper le robinet ou faire disparaître, plus ou moins rapidement, une vidéo. Encore doivent-ils le vouloir. Il faut donc les inciter à procéder eux-mêmes au nettoyage qui s’impose mais, dans une société ouverte, il n’y a pas de solution idéale. On observe cependant que les vidéos postées par les terroristes restent moins longtemps en ligne - pas beaucoup plus d’une heure – avant d’être supprimées. Il y a donc une amélioration, et il faut continuer de pousser les opérateurs en ce sens.

Enfin, j’étais partisan de sortir le délit d’apologie du terrorisme du droit de la presse pour en traiter dans le cadre du droit commun. Ainsi peut-on juger en comparution immédiate des gens qui, auparavant, n’avaient rien à craindre de la justice ; on l’a vu après l’affaire Merah, qui a suscité des commentaires abjects. Les peines qui viennent d’être prononcées pour ce chef d’accusation ont été très fortes, mais cela va se réguler et elles seront plus mesurées.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur, je vous remercie.

AUDITION DE M. LOUIS GAUTIER,
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA DÉFENSE ET DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET M. EVENCE RICHARD, DIRECTEUR DE LA PROTECTION ET DE LA SÉCURITÉ DE L’ÉTAT

Compte rendu de l’audition du jeudi 5 mars 2015

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Messieurs le secrétaire général et le directeur, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) assure la mission de coordination interministérielle en matière de défense et de sécurité, et joue un rôle important dans le dispositif de lutte contre le terrorisme. Les questions liées au fichier des passagers aériens – ou passenger name record (PNR) en anglais – se situent au cœur des préoccupations de notre commission d’enquête.

Conformément à votre demande, monsieur Gautier, cette audition se tient à huis clos ; la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de nos échanges. Ce dernier vous sera préalablement communiqué et la commission pourra faire état de vos observations dans son rapport.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, messieurs Gautier et Richard, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Louis Gautier et Evence Richard prêtent serment).

M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Le terrorisme se situe au cœur des préoccupations de l’opinion, des parlementaires et des responsables politiques du fait des attentats venant de frapper notre pays, même si la France subit de telles attaques depuis les années 1970.

Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale se trouve moins en première ligne que les ministères de l’intérieur et de la justice et que les services de renseignement, l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et le parquet antiterroriste. Il gère des plans de la famille pirate dont le plan Vigipirate et assure la défense contre les agressions cyber à travers l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) qui lui est rattachée. L’ANSSI veille principalement à la cyber protection de notre pays, de son administration, de ses services publics et des opérateurs d’importance vitale mais elle apporte également son appui à d’autres entreprises victimes de cyber-attaques.

La menace terroriste a évolué depuis les années 1970 et l’époque où elle était activée en sous-main par des États comme la Libye, la Syrie ou l’Iran. Depuis les années 2000, un continuum s’est dessiné entre les problèmes internationaux et la protection intérieure. Le terrorisme s’est militarisé en certains endroits, notamment autour d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) dans la bande saharo-sahélienne et autour de Daech dans la zone syro-irakienne. Des connexions se sont récemment développées entre ces théâtres d’opération, comme en atteste la situation libyenne. En France, la menace est devenue protéiforme, atomisée et polycentrique, et les passages à l’acte peuvent résulter d’initiatives tant spontanées que coordonnées.

Le niveau d’alerte se situe à son maximum en France, puisqu’un communiqué d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) a désigné notre pays comme l’ennemi principal devant les États-Unis. La France intervient dans des conflits extérieurs et défend un modèle républicain de sécularisation qui la désigne comme cible. Les messages hostiles à notre pays sont relayés sur Internet et proviennent de nombreux groupes terroristes qui l’ont stigmatisée de manière récurrente.

(Présidence de M. Éric Ciotti, président de la commission)

Dans ce contexte, les filières combattantes et djihadistes font l’objet de nos préoccupations constantes du fait de leur nombre – environ 1 400 ressortissants français ont rejoint la Syrie ou l’Irak – et du danger que ces personnes posent à leur retour – que l’on songe au terrible attentat perpétré par M. Mehdi Nemmouche.

Certains pays, absents de tout théâtre d’opération, se trouvent également confrontés à ces filières et font face à des menaces d’attentats. Récemment l’ambassadeur d’Australie me faisait part de son inquiétude relative au développement de la radicalisation dans son pays, qui touche environ 400 personnes. Des pays que l’on penserait protégés de ce phénomène y sont en fait exposés : je pense notamment au Luxembourg, dont je rencontrais il y a peu le haut commissaire en charge de la sécurité, qui compte une dizaine d’individus ayant rejoint les zones de conflit.

Les convertis à l’islam représentent 22 % des personnes se rendant dans ces régions pour combattre auprès des groupes terroristes, ce qui complique le travail de détection des services de renseignement et exige de notre part des adaptations.

À la fin des années 2000, la France a pris conscience du problème de la radicalisation en prison et a développé un système de repérage des individus susceptibles de suivre cette évolution. Les différentes vagues d’attentats ont incité notre pays à bâtir un dispositif adapté à la lutte contre le terrorisme. Nous avons ainsi élaboré le plan Vigipirate en 1978 puis créé l’UCLAT et le parquet antiterroriste ; la France a donc défriché des pistes qui lui valent des demandes de coopération de la part de nos partenaires étrangers. Dans ce cadre, une relation durable s’est construite avec les Britanniques, matérialisée par les accords de Lancaster House signés en 2010.

À partir de l’été 2013, l’État a réfléchi à un plan de lutte contre la radicalisation. Le prédécesseur de M. Evence Richard, M. Yann Jounot, avait remis au Premier ministre un rapport dans lequel il suggérait plusieurs propositions. En janvier 2014, le ministère de l’intérieur a annoncé l’élaboration d’un plan de lutte contre la radicalisation et les filières syriennes que le conseil des ministres a approuvé le 23 avril 2014. Ce plan vise à empêcher le départ de djihadistes en Syrie et prévoit leur inscription systématique au fichier des personnes recherchées, l’expulsion des ressortissants étrangers impliqués dans ces filières, le gel préventif de certains de leurs avoirs, la confiscation du passeport des djihadistes de nationalité française, l’interdiction de sortie du territoire des mineurs et des mesures de coopération avec la Turquie et d’autres pays utilisés comme plaque tournante pour rejoindre les théâtres d’opération. Il est nécessaire de consolider l’ensemble du dispositif, même si la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme contient déjà des mesures intéressantes, notamment l’accroissement des capacités d’action judiciaire.

Le Gouvernement a déployé un plan de prévention, de réinsertion et de contre-discours reposant sur la mise en service d’un numéro vert pour les familles confrontées à la radicalisation, qui a déjà permis le signalement de 1 600 personnes et empêché une centaine de départs. Une campagne « Stop djihadisme » a également été lancée sur Internet le 28 janvier dernier. Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice, a dû vous faire part des nouvelles mesures visant à lutter contre la radicalisation en prison. Enfin, la France présidera prochainement le conseil de sécurité des Nations unies et utilisera cette tribune pour évoquer le combat contre l’internationale du djihad.

Notre outil d’analyse et d’expertise souffre d’éclatement ; il conviendrait de rassembler nos capacités en la matière afin d’approfondir notre réflexion. Le SGDSN diffuse désormais aux préfets une note mensuelle relative au terrorisme afin qu’ils puisent croiser les informations internationales et nationales. Les filières djihadistes gomment la frontière entre la sécurité extérieure et intérieure et mettent en résonance les préoccupations du lointain et celles du très proche. Il y a également lieu d’améliorer nos systèmes de détection des signaux faibles et de renforcer la collecte des renseignements provenant de la police, de la gendarmerie et des services territoriaux de renseignement.

Le SGDSN assure, en matière de renseignement, une fonction d’appui au coordonnateur du renseignement ; il a, à ce titre, accès à l’ensemble des informations recueillies par l’administration. Il produit des papiers confidentiels à destination des plus hautes autorités de l'État à partir d’un travail d’analyse et de prospective. Le SGDSN joue également un rôle de coordination dans la préparation de textes législatifs.

Le plan Vigipirate a été adapté au début de l’année 2014 pour accroître sa réactivité et renforcer le ciblage des mesures de protection. Le SGDSN a mis en place une nouvelle posture prévoyant des mesures de vigilance renforcée et un niveau « alerte attentat », déclenché depuis janvier en Île-de-France puis, plus récemment, dans les Alpes-Maritimes et temporairement en Picardie. Nous n’avons pas encore le retour d’expérience du déploiement du nouveau plan, mais nous avons constaté la grande rapidité de la mobilisation de tous les services dès que les niveaux les plus élevés ont été atteints. La cellule de crise du ministère de l’intérieur fut activée pour la première fois en janvier dernier et s’est réunie presque tous les jours pendant quelques semaines. En revanche, la pérennité de la menace pose la question de la soutenabilité de l’effort. Pour y faire face, le Président de la République et le Premier ministre ont décidé de mettre en œuvre le contrat d’emploi protection des armées, mais celui-ci est disjoint du plan Vigipirate. 1 900 sites doivent être protégés et la durabilité de l’effort n’est pas naturellement conciliable avec la nature du contrat d’emploi protection des armées ; en effet, celui-ci est conçu pour permettre une contribution des armées à la lutte contre tout type de menace intérieure – marée noire, catastrophe nucléaire ou attentat – mais pour une durée limitée d’engagement.

Il va falloir réfléchir à une posture du plan Vigipirate prévoyant une sollicitation de long terme impliquant un déploiement permanent des militaires, même si les forces de sécurité ne feront pas disparaître tout risque d’attaque. Il convient d’inciter les acteurs exposés à la menace à améliorer leur dispositif de sécurité dans tous les domaines, y compris celui du cyber. Après l’attentat visant la rédaction de Charlie Hebdo, les groupes de presse reprenant les caricatures et faisant état des informations relatives aux attaques contre la presse furent menacés, tout comme des lieux de culte et des établissements scolaires confessionnels ; nous devons mener un travail avec ces structures pour qu’elles améliorent leur protection.

La pérennité de la menace nous conduira également à mieux qualifier la posture « alerte attentat » qui n’a pas vocation à durer. Son maintien actuel découle du problème des effectifs, mais ce niveau doit s’appliquer aux périodes dans lesquelles un attentat est imminent ou vient d’être commis ou peut être suivi d’une réplique et où ses auteurs n’ont pas encore été arrêtés. Cette phase induit des contraintes qui ne peuvent être prolongées, comme la suspension des activités sportives scolaires. Il conviendra en outre de mieux définir la phase de vigilance très renforcée impliquant le déclenchement du contrat d’emploi protection des armées et une mobilisation dans la durée d’un large effectif de policiers, de gendarmes et de militaires.

Le SGDSN a participé au développement du « Passenger Name Record » (PNR), prévu par la loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019. La France a rejoint un peu tardivement – notamment pour des raisons juridiques – ce système mis en place depuis quelque temps par les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Grande-Bretagne. Lorsque les décrets d’application seront pris, ce dispositif couvrira les vols en provenance et à destination de la France, mais il serait opportun d’adapter ce mécanisme à l’espace Schengen qui, ouvert, ne permet pas de bénéficier d’une sécurité maximale. Les événements en France et au Danemark, et la préoccupation des gouvernements et des parlementaires européens devraient accélérer la finalisation de ce dossier qui a longtemps été entravé à l’échelon européen. La tâche est en tout cas en voie d’être achevée en France.

Dans le cadre de la commission interministérielle de la sûreté aérienne, le SGDSN participe au renforcement de la prévention dans ce domaine et à l’amélioration de la surveillance des aéroports et des vols entrant sur notre territoire. La coopération internationale s’avère excellente dans ce domaine, notamment avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Nous nous montrons particulièrement vigilants à l’égard des plateformes aéroportuaires dans les pays dans lesquels nous sommes engagés militairement et participons au profit de ces États à des missions de sécurisation de ces aéroports. Nous luttons également contre le risque découlant de la dissémination des missiles sol-air portables (Manpad) en adaptant les procédures de sécurité des vols.

En matière cyber, la France a intelligemment séparé l’attaque de la défense. L’ANSSI, agence rattachée au SGDSN, assure la cyber protection de l’État, des opérateurs d’importance vitale et même de certains acteurs privés – par exemple, pour des sites de journaux ces derniers temps. Cette tâche considérable, et de plus en plus importante, de protection des réseaux fait de l’ANSSI l’un des deux grands pôles technologiques en la matière, aux côtés de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Pour leur part, le ministère de la défense est chargé de la protection des systèmes militaires voire d’opérations qui peuvent être offensives et le ministère de l’intérieur est responsable de la lutte contre la cybercriminalité.

À l’expérience et au vu d’affaires récentes, il apparaît avoir été particulièrement opportun de ne pas imiter les Anglo-Saxons qui ont créé une grande agence unique chargée du cyber. En effet, les journaux récemment attaqués se sont naturellement retournés vers l’ANSSI ; or il est probable qu’ils n’auraient pas sollicité une agence assimilée à un service de renseignement. L’ANSSI a une mission de protection et de prévention plus générale, et apparaît comme un partenaire de confiance auquel des entreprises, des banques ou des groupes de presse peuvent donner accès à leur centre nerveux et à leur matière grise informatique.

M. Sébastien Pietrasanta. À quoi ressemblerait un plan Vigipirate appliqué dans la durée ?

Combien de temps vous a-t-il fallu pour repousser la centaine d’attaques informatiques recensées au mois de janvier dernier ? Les moyens humains sont-ils suffisants pour faire face à une agression de plus grande envergure ? Doit-on redouter une attaque d’hackers agissant pour Daech ou Al-Qaïda ?

Avez-vous eu connaissance de tentatives d’attaques contre des barrages hydrauliques ou des centrales ?

M. le président Éric Ciotti. Le niveau exceptionnel du plan Vigipirate, déclenché aujourd’hui en Île-de-France et dans les Alpes-Maritimes, n’a-t-il pas tendance à se banaliser ? Existe-t-il des faits justifiant le maintien de cette posture dans ces deux territoires ? Refuse-t-on d’abaisser la surveillance pour ne pas apparaître comme négligent aux yeux de l’opinion en cas de nouvelle attaque ? Devons-nous mobiliser davantage de sécurité privée ? Les responsables des 1 900 sites doivent-ils eux-mêmes déployer des dispositifs de sécurité ?

M. Louis Gautier. Il conviendra de prendre en compte l’évolution du risque et de nombreux lieux devront prendre davantage en charge leur sécurité. Le niveau « alerte attentat » a été prorogé jusqu’à la mi-avril en Île-de-France et dans les Alpes-Maritimes. La priorité est de faire face à l’intensité de la menace et d’assurer la protection de certaines cibles potentielles. Il faut adapter le plan Vigipirate à l’expérience que nous sommes en train de vivre. Nous pensions que cette phase durerait moins longtemps, mais les analyses des services de renseignement nous ont dissuadés de l’écourter ; des filières ont été démantelées et des tentatives d’attentat contrées. La persistance du niveau élevé de la menace rendait déraisonnable le démantèlement de ce dispositif. Il convient néanmoins d’instaurer de la souplesse dans le système, ce qui implique de mettre en œuvre de nouvelles postures permettant de désarticuler le lien entre menace élevée et effectifs plus nombreux déployés en permanence. Il faudra se livrer à un travail d’analyse fine de la période actuelle.

Le plan Vigipirate a un coût pour la gestion des hommes et pour le budget de l’État. Le Gouvernement vient d’arrêter des mesures visant à conforter les moyens des services de renseignement et de police. Il faudra adapter le format des armées, car elles sont très sollicitées dans les théâtres extérieurs – et l’opération Barkhane au Sahel sera sans doute longue –, surtout si le contrat d’emploi protection devait être mobilisé pendant plusieurs mois. Cette configuration nécessiterait de réviser le plan de déflation des effectifs militaires.

En 2014, l’ANSSI a procédé à 56 audits, dont 60 % concernaient des structures publiques, et a traité 1 228 incidents, dont 43 % touchaient les institutions, 42 % les collectivités territoriales, 12 % les opérateurs d’importance vitale et 3 % des entreprises. En outre, neuf opérations de reconstruction entière de sites et de réseaux ont été conduites, dont deux, liées à la radicalisation, ont attiré notre attention du fait de la sophistication de l’offensive sans qu’aucune n’ait été particulièrement difficile pour l’ANSSI.

M. Patrice Prat. Le plan Vigipirate envisage la survenue d’une attaque bactériologique et prévoit la surveillance des sources d’approvisionnement en eau. Quels sont les moyens mis en œuvre pour nous protéger contre de telles attaques dont l’impact pourrait être très important ? Sont-ils suffisants ?

La résolution de nos difficultés actuelles exige le renforcement, notamment qualitatif, de notre renseignement ; on a beau m’assurer que la coordination entre les différents services est de plus en plus fluide, il reste quelques cloisonnements qui peuvent entraver les échanges d’information entre les agents de terrain et leurs chefs.

Nos services de renseignement ont-ils des relations suffisamment bonnes avec leurs homologues des pays d’Afrique du Nord pour faire face aux risques ?

Mme Chaynesse Khirouni. Comment les informations recueillies sur le terrain sont-elles capitalisées ? Comment assure-t-on la remontée rapide des renseignements ? A-t-on identifié des problèmes en la matière ?

Monsieur Gautier, vous avez indiqué que la menace terroriste se caractérisait par une mise en résonance des différents théâtres d’affrontement dans le monde et que la France coopérait avec de nombreux pays, notamment le Royaume-Uni. Quel rôle jouent les postes diplomatiques dans l’analyse de la situation des pays pour lesquels une surveillance particulière s’avère nécessaire ?

Disposez-vous d’une évaluation de la campagne du Gouvernement « Stop djihadisme » ? Permet-elle de prévenir le passage à l’acte spontané ?

M. le président Éric Ciotti. Le PNR français sera-t-il déployé avant celui de l’Union européenne ? Où en est-on dans ce dossier ?

M. Evence Richard, directeur de la protection et de la sécurité de l’État. Le dispositif de lutte contre le risque biologique et chimique est constitué de trois étages. Nous suivons l’évolution de la menace en lien avec les services de renseignement ; ceux-ci nous fournissent des éléments sur le fondement desquels nous menons des expérimentations pour adapter nos dispositifs de détection et de réponse au danger. Par ailleurs, les opérateurs doivent se prémunir contre cette menace et un système de prévention est prévu à cet effet ; celui-ci repose en partie sur le plan Vigipirate et, concernant les opérateurs d’importance vitale, il répond aux directives nationales de sécurité qui fixent une liste d’impératifs à respecter. Enfin, des mesures d’intervention sont inscrites dans un plan contre les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC). Depuis quelques mois, un contrat général interministériel recense et sanctuarise les moyens indispensables pour répondre à ce type de crise.

Concernant le PNR, la France dispose désormais d’un cadre juridique complet posé par l’article L. 232-7 du code de sécurité intérieure et par les décrets du 26 septembre et du 22 décembre 2014. Ce cadre organise la gestion de la collecte et l’exploitation des données PNR. Le marché de réalisation du système PNR a été notifié à l’entreprise attributaire en janvier 2014 : l’objectif est de livrer un système complet et opérationnel au début de l’année 2016. Ce calendrier se trouve tributaire de celui de l’attribution des fonds européens, la France s’étant vue attribuer une aide de 17,8 millions d’euros par la Commission européenne à la condition qu’elle puisse justifier l’engagement de la dépense avant le 31 décembre 2015. Au total, le montant du projet devrait être compris entre 30 et 38 millions d’euros. Il s’agit d’un délai très court – moins de deux ans – pour élaborer un système aussi complexe. Ainsi, le Royaume-Uni a mis plus de quatre ans pour déployer un mécanisme qui aura coûté au total plus d’un milliard de livres. Au-delà du système informatique permettant de collecter les données et de les exploiter, nous devons prévoir la mise en œuvre opérationnelle du dispositif puisque celui-ci entraînera des évolutions importantes pour les services de police, de gendarmerie et de renseignement. Cela concerne au premier chef la police aux frontières (PAF) qui aura à interpeller des personnes dans tous les aéroports du territoire à toute heure du jour et de la nuit.

Un PNR limité à la France est utile, mais il lui manquerait une dimension européenne, indispensable pour appréhender les terroristes et les criminels – le PNR n’étant pas limité au terrorisme puisqu’il vise aussi à lutter par exemple contre les trafics de drogue importants. Un système commun à tous les pays européens s’avère nécessaire, même si le Parlement néerlandais ne souhaite pas que les Pays-Bas rejoignent une telle initiative et le gouvernement allemand éprouve des difficultés à arrêter sa position. Le conseil Justice et affaires intérieures (JAI) avait adopté un projet de directive en avril 2012 sur lequel la France s’est appuyée. Le texte qui sera adopté permettra probablement de disposer d’un volet opérationnel suffisant mais cela n’est pas certain. Le projet français prévoit que les données soient conservées pendant cinq ans, dont deux en non masqué, conformément à la version de la directive approuvée par le conseil JAI. Le dernier rapport de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (commission LIBE), datant du 26 février 2015, laisse trente jours les données démasquées, prévoit un processus de démasquage contraignant et une durée de quatre à cinq années pour conserver les données. Une question se pose sur la prise en compte des vols intracommunautaires. L’ensemble des services de sécurité français souhaite qu’ils entrent dans le champ du dispositif. Le rapporteur du texte au Parlement européen s’est prononcé dans le même sens, mais de nombreux députés y sont hostiles. Le PNR français vise à lutter contre le terrorisme, le crime grave – sur le fondement du mandat d’arrêt européen – et les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. Un consensus existe en Europe sur le premier objectif, mais pas sur celui du crime grave que le rapporteur et un nombre non négligeable de parlementaires européens entendent limiter à la criminalité transnationale. Or, il s’avère délicat de déterminer si un fait criminel possède une dimension transnationale ou non. Enfin, la Commission européenne est aujourd’hui compétente pour négocier des accords d’autorisation de transfert de données PNR avec des pays tiers. L’accord avec les États-Unis a suscité de nombreuses polémiques, celui avec le Canada a été renvoyé devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), et le Mexique essaie depuis cinq ans d’obtenir des données PNR. Par ailleurs, des discussions ont été ouvertes avec le Japon et la Corée du Sud. La Commission ne donne aucune perspective à ces pays, qui pourraient, par mesure de rétorsion, refuser de nous fournir de telles données, ce qui ôterait au système que nous sommes en train de déployer une partie de son intérêt.

M. Louis Gautier. Nous ne disposons pas d’évaluation du site « Stop djihadisme » car sa mise en service est trop récente.

Les services de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et de la DGSE n’ont jamais travaillé aussi étroitement, et tous les éléments de la communauté du renseignement coopèrent très fortement. Il y a néanmoins lieu de renforcer la coordination du renseignement de terrain, les préfets pouvant jouer un rôle en la matière. Les services de renseignement peuvent surveiller les risques liés aux filières, mais la détection de cas individuels de radicalisation exige une adaptation passant notamment par la mobilisation des services territoriaux de renseignement et de celle de toute la chaîne des administrations pour signaler les personnes éveillant des soupçons. La surveillance pose néanmoins des questions dans une société démocratique et les équilibres sont difficiles à trouver. Ainsi, le Parlement sera bientôt saisi d’un projet de loi sur le renseignement qui propose d’étendre certains procédés utilisés par les services de renseignement et de renforcer les mécanismes de contrôle. Les attentats de janvier dernier ont nécessité une certaine préparation, comme la presse l’a souligné, mais les agressions contre des militaires, dans un marché de Noël ou un café en Australie constituent des actes plus spontanés.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Il convient de ne pas oublier que les individus d’origine arabe ou africaine et de confession musulmane représentent, aux yeux de Daech, des apostats à éliminer.

M. Louis Gautier. La communauté juive, les organes de presse, les agents en uniforme représentant l’État français et ceux qui sont considérés comme apostats – dès lors qu’ils acceptent et défendent des principes de liberté religieuse et de laïcité – constituent les cibles principales de ces terroristes. Quels que soient les modèles de sécularisation adoptés par les démocraties occidentales – républicain en France ou communautariste au Royaume-Uni –, ces gens choisissent la violence, refusent toute tolérance et développent un discours de haine que la toile répercute à des personnes fragiles, instables ou perturbées, qui peuvent passer à l’acte. La menace s’avère aujourd’hui plus diffuse, et cette mutation exige un engagement de tous les instants des administrations, de la justice, des services de police et de renseignement, et du SGDSN, back office de l’État en matière de sécurité.

M. le président Éric Ciotti. Messieurs, nous vous remercions de votre présence et des éléments précieux que vous avez fournis à notre commission.

AUDITION DE M. DALIL BOUBAKEUR,
PRÉSIDENT DU CONSEIL FRANÇAIS DU CULTE MUSULMAN

Compte rendu de l’audition du jeudi 5 mars 2015

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le président, je tiens à vous dire notre gratitude pour votre présence devant notre commission d’enquête.

Celle-ci a été créée le 3 décembre 2014 par un vote unanime de l’Assemblée nationale ; le 17, j’en ai été élu président et M. Patrick Mennucci rapporteur. Mon groupe parlementaire en avait demandé la création à la suite du quiproquo qui avait entouré au mois de septembre le retour de Syrie, par la Turquie, de trois djihadistes et qui traduisaient de notre point de vue une faiblesse dans nos dispositifs de surveillance. Elle sera également amenée à examiner la question à l’aune des événements tragiques survenus les 7, 8 et 9 janvier, conformément au souhait du Président de l’Assemblée nationale et du Gouvernement.

Dans ce cadre, nous avons procédé à de multiples auditions, ce que nous continuerons à faire au moins jusqu’en avril. Au terme de nos travaux, il nous faudra formuler des propositions pragmatiques, avec un seul objectif : améliorer la sécurité de nos concitoyens, mieux les protéger de ce phénomène.

Je commencerai par vous laisser la parole pour un exposé liminaire, qui sera suivi d’un échange au cours duquel nous pourrons être amenés à vous interroger sur le rôle et la place du Conseil français du culte musulman et, plus généralement, sur l’organisation de la communauté musulmane et son rôle face à la montée du djihadisme.

Au préalable, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires, je dois vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Dalil Boubakeur prête serment.)

M. Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman. Je vous remercie beaucoup, monsieur le président, ainsi que tous les membres de la commission d’enquête, de l’honneur que vous me faites en voulant bien recueillir mon témoignage. C’est un témoignage de sincérité, comme je viens d’en faire le serment, le témoignage républicain d’un Français qui voit son pays traverser une période très particulière, d’un musulman qui, malgré ses responsabilités et sa longue expérience de l’islam – ou plutôt des musulmans – en France, manque encore de certaines précisions.

Nous avons ici affaire, en effet, à un phénomène grave, important, et en plein développement : son ampleur croît en même temps que sa dangerosité. C’est un grand problème pour notre société, et même pour l’ensemble des sociétés occidentales : partout, on retrouve la même préoccupation, comme le confirment mes contacts avec l’étranger – j’ai reçu plusieurs ambassadeurs ces derniers temps, dont l’ambassadeur de Norvège et, hier, celui du Royaume-Uni, et nous avons eu des contacts avec les musulmans de Suisse, d’Italie et d’Allemagne. C’est à se demander pourquoi les instances européennes ne se sont pas encore saisies d’un problème aussi important, qui est loin de se limiter à notre cadre national mais représente une confrontation à l’échelon mondial. Les voies et filières djihadistes ont un caractère international, traversant plusieurs pays, intéressant l’Asie, bien entendu, mais s’étendant aussi à l’Afghanistan, au Yémen, au-delà de l’Arabie et dans le reste du monde, pour menacer les valeurs occidentales, la sécurité des pays d’Occident. Le mouvement s’est clairement fixé pour objectif la nuisance par la force, la violence, la barbarie ; par un certain nombre d’actions horribles, il cherche à effrayer le monde, les sociétés, et à les pousser à je ne sais quoi, car j’ignore quel est le plan diabolique de ces gens-là.

Le Coran reste la source de toute définition des comportements des musulmans, de ceux qui s’affirment tels – je ne reviens pas sur la communauté musulmane de France, les millions de personnes qui la composent, son histoire ; nous supposons que tout cela est bien connu et bien admis.

M. le président Éric Ciotti. Pardonnez-moi de vous interrompre. Selon votre évaluation, combien y a-t-il de musulmans aujourd’hui en France ? Je sais que la question est compliquée.

M. Dalil Boubakeur. Leur nombre a été évalué récemment par le Premier ministre à 4,4 ou 4,5 millions. Mais, en réalité, le nombre de musulmans doit être de plus de 6 millions, peut-être 7 – ce n’est qu’une estimation, soit près de 10 % de la communauté française, et l’on ne doit pas trop se tromper vu le taux d’immigration que connaît la France. L’islam est la deuxième religion du pays. Et cette portion importante de la population connaît de multiples problèmes sur lesquels je ne reviendrai pas.

En son sein, le djihad touche plutôt une frange jeune d’activistes, qui suit – puisque nous parlons de filières – deux voies principales. Le djihadisme de ces jeunes qui débutent leur vie terroriste à treize ou quatorze ans, pour aller jusqu’à vingt-cinq ans et au-delà, est tributaire pour l’essentiel de deux étiologies, comme on dit en médecine. Vous me pardonnerez de les traiter en malades : c’est aussi ce qu’ils sont.

La première cause est la sociopathie. Elle concerne des jeunes en déshérence, désœuvrés, qui ont d’énormes problèmes sociaux, qui ont affronté des échecs bien connus : l’échec familial, l’échec de l’autorité, l’échec socio-économique, d’où le recours à la morale de la rue, à l’incivilité, à la présence plus ou moins désordonnée dans les villes, provoquant des problèmes. L’échec est aussi celui de la scolarisation – ces jeunes sont sous-scolarisés – qui débouche, en fin de parcours, sur l’échec social et professionnel.

Tous ces échecs ne restent pas sans conséquence : c’est d’eux que naissent les tentations délétères de dérapage vers des voies de travers qui sont aussi des voies de traverse, et qui aboutissent à la première étape de la délinquance. Ainsi, malheureusement, à cause de la toxicomanie, des actions antisociales, du vol, du crime, etc., un certain nombre de ces jeunes ont affaire à la justice et sont emprisonnés.

La phase de la prison est fondamentale. La prison est désormais, selon les meilleures études et suivant un constat devenu banal, la « pouponnière » du djihadisme. Pour reprendre la formule d’un observateur, le jeune y entre en baskets et casquette, il en sort portant la barbe, la djellaba, voire un chapelet de prière et un Coran à la main. Ce changement physique s’accompagne d’un changement de comportement et de mentalité, marqué par l’acquisition de certains réflexes quotidiens en matière d’alimentation, de fréquentations, de langage, autant d’exigences induites par une vie collective mais quasi monacale. On constate ainsi une induction au fait religieux de personnes qui n’ont absolument aucune idée réelle de la religion, qui n’ont jamais étudié quoi que ce soit, mais qui deviennent de véritables puristes en la matière, entièrement transformés par des règles qu’ils ont appris à suivre, des prières qu’ils ont appris à faire, entre autres actions. On leur impose de nouvelles exigences, lesquelles se manifestent sur le plan religieux et se traduisent par le désir de se soumettre, par suggestion, à une espèce de manipulation sectaire qui les prépare, dès avant leur sortie de prison, à endosser une nouvelle identité : une identité religieuse, mais celle d’une religion prosélyte, qui les pousse à vouloir rencontrer des gens comme eux, voire à subir une manipulation mentale qui les oriente vers les recruteurs du radicalisme, d’abord vers les imams salafistes, ensuite vers les sites internet et, par leur intermédiaire, vers les djihadistes. Là, ils seront petit à petit amenés à fréquenter des personnes qui vont parfaire leur mise en condition et les préparer au combat.

La phase qui se déroule en France est une phase de latence, de mûrissement. Je prendrai pour exemple le jeune étudiant infirmier à La Pitié-Salpêtrière du nom de Benyettou qui était brusquement devenu un imam salafiste très écouté dans le quartier des Buttes-Chaumont, un véritable gourou. Ce garçon est particulièrement intéressant à étudier car il a été à l’origine, dans le cadre de son « sacerdoce », du terrorisme des jeunes Kouachi : c’est son œuvre. Il a été emprisonné par la suite. Son apparence de douceur, de gentillesse, de prévenance – il apporte des bonbons à ses condisciples, etc. – est véritablement diabolique. C’est un vrai cas d’étude psychologique, significatif de comportements tout à fait hors norme. Les objectifs sont avérés et les méthodes extrêmement bien mises en œuvre.

Voilà la première voie, qui mène ces jeunes à la case « prison », débouche sur leur radicalisation hors de prison et les conduit naturellement à demander à partir, par la Turquie, vers la Syrie et l’Irak, où ils trouveront tous les éléments qu’ils recherchent pour redorer, si je puis dire, une identité en perdition, dont ils ne veulent plus, et devenir tout simplement des barbares et des assassins.

La seconde voie est celle de l’immaturité, du trouble familial d’ordre psychanalytique, des problèmes psychiatriques. La psychologie des jeunes concernés est perturbée dès la petite enfance et cette perturbation neuro-psychologique fait d’eux des êtres asociaux, qu’aucune formation ni religieuse ni d’aucune sorte ne vient structurer. Disons pour simplifier qu’à l’âge de cinq ans, l’Œdipe est loin d’être achevé et que ce caractère pré-œdipien bloque l’accès à la maturité. La voie est alors largement ouverte aux délires d’interprétation, aux délires phobiques, à un comportement et à une conception de soi-même pathologiques. Les personnes qui en sont atteintes sont de véritables psychopathes. Leur malaise leur devenant insupportable – ainsi peut-être qu’à autrui –, ils sont disposés au changement, qui s’opère au contact d’un incitateur. Celui-ci leur donne raison d’être ce qu’ils sont, les persuade qu’ils sont des victimes et que la société entière est provocatrice, injuste, mécréante – la terminologie religieuse étant utilisée pour leur confirmer qu’ils sont dans le vrai, le droit, le juste, et qu’il faut poursuivre sur cette voie. La manipulation est alors évidente et il est très difficile d’y soustraire l’enfant ou le jeune.

Il peut s’agir de garçons ou de filles, y compris d’Européennes qui, sans que rien ne les y prédispose dans leur histoire familiale, sont sensibles à ce langage islamique en raison de ses pouvoirs de manipulation et de l’assuétude qu’il produit. On ne manipule pas les gens par la brutalité, mais bien par la flatterie, l’approbation, l’entraînement, la connivence. C’est ainsi qu’ils en viennent à adhérer totalement aux vues de leur gourou. Puis, avec internet, la vision de la réalité qui leur est proposée contribue à cet effet d’entraînement et le voyage n’est plus qu’une formalité.

J’en viens à la définition du djihadisme. En arabe, le mot jihad renvoie à l’effort : jahada, c’est faire effort. Le Prophète de l’islam indiquait lui-même, rentrant chez lui après avoir livré bataille : « Nous avons fait le petit jihad » – c’est-à-dire la lutte armée –, « à nous maintenant d’œuvrer dans le grand jihad ». Celui-ci a une connotation quasi mystique : c’est un effort sur soi-même pour se corriger, se purifier, pour être un bon musulman, quelqu’un qui se remet en question et essaie d’être à la hauteur de ce que Dieu attend de lui.

En effet, l’islam privilégie l’effort. Au fond, nous n’avons pas la même conception de la vie que le chrétien. Pour ce dernier, la vie est balisée par certaines règles qui visent d’abord le salut : le chrétien craint le péché dont seul Jésus peut, dans sa fonction sotériologique, le délivrer à condition qu’il pratique l’amour du prochain et les autres règles. Dans l’islam, les choses sont très différentes. Le péché originel n’existe pas, car Dieu a pardonné à Adam et Ève au mont Arafat, en Arabie, ce qui les exonère du péché. De sorte que la vie n’est plus une recherche de rédemption – cela n’existe pas – mais une tentative de regagner ce fameux paradis perdu par un effort permanent. Chaque jour est un effort pour se rapprocher de Dieu, de la vérité, des recommandations divines en vue de s’améliorer. Et la lignée des prophètes est là pour rappeler à l’être humain ses engagements vis-à-vis de Dieu. C’est ce jihad-là qui est le grand jihad.

J’en terminerai sur ce point par quelques versets extrêmement importants du Coran. Dans la sourate 22 : « Luttez pour Allah avec tout l’effort qu’il mérite. » « Combattez dans la voie d’Allah ceux qui vous combattent, mais n’agressez personne. Dieu n’est pas transgresseur. » « Dieu vous incite à être justes et bons envers ceux qui ne vous chassent pas de vos foyers » – c’est quand même un élément qui atténue la violence du jihad ; « s’ils inclinent à la paix, incline-toi vers la paix ». Le Coran entend que les mosquées et les synagogues soient protégées. Il est un verset fondamental que nous récitons tous : « quiconque tue une vie humaine, c’est comme s’il avait tué tous les hommes et quiconque sauve une vie humaine, c’est comme s’il avait fait don de la vie à tous les hommes ». Cette recommandation extrêmement importante vise la protection de la vie et établit que le musulman ne doit pas tuer son prochain.

D’autres versets montrent que le jihad a connu deux phases. La première a consisté à ne s’attaquer qu’aux idolâtres. Les idolâtres de La Mecque refusaient le message du Prophète de l’islam, l’ont persécuté et chassé. Le fait d’être chassé, éloigné, l’émigration, l’exil, cela s’appelle la hijra en arabe. C’est cela que les djihadistes considèrent comme un fait absolu, la première phase du djihadisme : sortir de chez soi, partir ailleurs pour imiter la geste du Prophète qui a quitté La Mecque pour Médine, où il a enseigné l’islam. Ces groupes s’y estiment tenus.

Dans cette conception, les juifs et les chrétiens ne font pas partie des idolâtres. Ce sont les gens du Livre, porteurs d’une Écriture : la Bible et l’Évangile. Il est dit (sourate 2, verset 136) : « Nous croyons en Abraham, en Ismaël, en Isaac, en Jacob, aux Douze Tribus, nous croyons au Livre saint envoyé à Moïse, à Jésus, à vous et aux prophètes par le Seigneur, nous ne faisons aucune différence entre les prophètes et nous nous en rapportons à Dieu. » Voilà le credo musulman : nous croyons en tout cela et nous ne faisons aucune différence entre les prophètes de la Bible et de l’Évangile. « On vous dit : “Soyez juifs ou chrétiens, et vous serez sur le bon chemin.” Répondez-leur que nous sommes de la religion d’Abraham, vrai croyant qui n’était pas du nombre des idolâtres. » C’est important. Il est dit aussi : « Parmi les juifs et les chrétiens, il y a ceux qui croient en Dieu, au Livre et à ce qui a été révélé à vous et à eux, humbles devant Dieu et qui ne vendent pas ces versets à vil prix. » Moïse est cité 136 fois dans le Coran, Abraham 69 fois et Jésus, fils de Marie, 36 fois. C’est dire que le Coran est un livre quasi œcuménique puisqu’il concerne les musulmans, les juifs et les chrétiens.

Le Coran contient notamment des versets particulièrement favorables au judaïsme. Ainsi dans la sourate II, 122 : « Ô enfants d’Israël, rappelez-vous les bienfaits dont je vous ai comblés et que je vous ai favorisés par-dessus le reste du monde. » Ailleurs, « il a désigné parmi vous des prophètes et il a fait de vous des rois, il vous a donné ce qu’il n’avait donné à nul autre aux mondes » – les deux mondes, celui de l’éternité et la vie actuelle.

La séquence de ces versets montre que chrétiens et juifs ont une place quasiment privilégiée dans l’islam. J’espère que les musulmans savent lire et que, lisant ces versets…

M. Meyer Habib. On trouve aussi dans le Coran des versets rigoureusement opposés ! Sur les juifs : « Ceux qui parmi les gens du Livre ne pratiquent pas la vraie religion, combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés. » « Certains juifs altèrent le sens des paroles révélées, Allah les a maudits à cause de leur incrédulité […] et ceux qu’il maudit, il en fait des singes et des porcs. » Sur les femmes : « Les hommes ont prééminence sur les femmes […] ils leur sont supérieurs. » (Protestations sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président Éric Ciotti. Laissons M. Boubakeur terminer son intervention, nous en viendrons aux questions ensuite.

M. Dalil Boubakeur. On peut en débattre. Ce que je vous ai décrit est la vision normale qu’ont les musulmans des juifs et des chrétiens : ce sont des gens du Livre (al-Kitab), leur nourriture est licite dans l’islam, etc.

En ce qui concerne la vision violente du djihadisme, qui existe aussi, bien entendu, l’analyse de ses causes nous fait passer à un autre domaine qui n’est plus celui de la religion mais relève de l’utilisation de celle-ci à des fins entièrement politiques. Elle n’a rien à voir avec la foi ni avec l’observance des textes – ça se saurait ! Elle est sectaire, manipulée, psychopathologique et orientée vers l’assassinat, la barbarie et le meurtre.

Dans l’histoire de l’islam, aux XIIe et XIIIe siècles, en Syrie et en Perse, la secte des Assassins (hachichin) constituée par Hassan al-Sabbah, le « Vieux de la Montagne », formait des gens pour qu’ils aillent tuer des dignitaires et des califes à Bagdad. Cette secte ismaélienne violente a produit d’énormes dégâts, qui ont affolé les croisés eux-mêmes lorsqu’ils se sont trouvés dans les zones où elle opérait. C’est ainsi que le nom est passé de l’arabe au français, à l’anglais et à l’allemand et a donné, à cause des exactions commises, le mot d’« assassin ». Les Assassins tuent, mais restent sur place, de sorte que leurs mises à mort ont un effet contagieux que l’on peut comparer à l’effet d’entraînement des vidéos actuelles d’égorgements et de scènes de violence.

J’en reviens à la vision totalitaire d’un islam mondialisé, qui s’étend. Daech a mis en place un nouveau djihadisme, celui de la constitution d’un État islamique, qui comprend des non-Français et des Français – des Michaël Dos Santos, des Maxime Hauchard, etc. C’est à partir de 2011 que le djihadisme est apparu en force en Europe ; depuis l’année dernière, le nombre de personnes touchées par cette radicalisation a augmenté de 116 %, passant de 557 à 1 281 cas. Il y a eu 73 tués en Syrie. Les filières, très nombreuses, correspondent au double schéma que j’ai esquissé.

Le schéma psychopathologique de l’immaturité a mobilisé des experts – psychiatres, psychanalystes –, mais combien de personnes faudrait-il pour tenter de réinsérer ou de désensibiliser les djihadistes lorsqu’ils reviennent ? Ils sont partis en « bricolant » leur identité, pour chercher autre chose. Pour quelles raisons, mis à part l’amertume, le désarroi, l’esprit abandonnique ? Parce qu’ils veulent se reconstruire : devenir des guerriers, servir une cause humanitaire, suivre un idéal – qui est très souvent une utopie, cette vision ne pouvant mener qu’au néant, qu’à la radicalisation. Mais ils ont au moins l’impression de former une communauté unique : l’oumma ; c’est leur identité et ils n’appartiennent plus à aucun pays, ils incarnent le complexe de la matrie. Les terroristes croient trouver dans cette oumma reconstituée la solution des manques et des dérives qu’ils ont subis.

L’une des idées à l’œuvre en eux est l’Apocalypse. Chez nous, celle-ci équivaut au retour de Jésus, d’une deuxième venue, mais ce peut être aussi, selon les textes, l’affrontement entre chiites et sunnites. Ainsi, il est dit que « l’heure arrivera lorsque le grand combat surviendra entre deux armées prêchant la même chose » : cette prédiction fait référence à l’islam sunnite et à l’islam chiite.

Le phénomène fonctionne à partir des prisons, et d’internet, des réseaux sociaux : il suffit de se connecter pour être au contact de la mouvance, avec ses Omar Diaby et ses Nemmouche, ses Kouachi, ses Coulibaly – une série absolument surprenante. Je m’appuie ici sur une information qui m’est parvenue hier. Les réseaux et les associations qui prônent le djihadisme ou pratiquent le salafisme – et qui s’étendent de plus en plus, mais sont difficiles à détecter parce qu’ils appliquent la taqiya, c’est-à-dire le silence, le secret, l’action clandestine – mènent une action nocive, violente, qui exerce un effet d’entraînement sur les jeunes et qui est prosélyte : depuis le mois de janvier, le nombre de conversions a été multiplié par deux par rapport à la même période l’année dernière.

M. le président Éric Ciotti. Depuis janvier ?

M. Dalil Boubakeur. Absolument. Ce sont les chiffres que j’ai relevés à la Grande Mosquée de Paris. D’autre part, on apprend en discutant avec des personnes du cinquième arrondissement de Paris, quartier où l’on trouve de nombreuses librairies, que celles qui concernent l’islam, la culture et la civilisation musulmanes sont dévalisées. Cet engouement est très bizarre et suspect.

Je sais bien que la religion apporte du réconfort et qu’elle peut représenter un recours psychologique : la prière, les privations, tous les rituels religieux sont attirants pour des jeunes en perdition. Mais là, le phénomène s’étend du fait des salafistes, de la doctrine wahhabite et des différentes visions qui, en réalité, s’appuient les unes sur les autres. Nous avons le wahhabisme, mais aussi le Tabligh des « doux barbus » – une forme de piétisme –, et beaucoup d’associations qui font du scoutisme, de la récupération de jeunes par le sport, etc. Il y a au total en Europe une activité très extensive et extrêmement dangereuse.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le président. Nous passons aux questions.

Mme Chaynesse Khirouni. Vous nous dites que le nombre de musulmans en France varie, selon les estimations, entre 4,4 millions et 6 à 7 millions, et l’on parle à leur propos de communauté musulmane. Mais « la communauté musulmane » est diverse : comme dans n’importe quelle communauté, il y a ceux qui ne croient pas, ceux qui croient et qui pratiquent, ceux qui croient mais ne pratiquent pas. J’ai le sentiment que l’on enferme dans cette notion tous les citoyens français de confession musulmane alors qu’ils n’ont pas la même pratique. Qu’en pensez-vous ?

Vous n’avez pas évoqué la formation des imams, qui est pourtant à l’ordre du jour, comme l’organisation de la représentation des musulmans. La difficulté, outre la diversité des pratiques, est que le musulman est censé avoir une relation directe à Dieu. Peut-on parler d’un islam de France, et que pourrait-il signifier ? On connaît les piliers de l’islam, mais comment organiser sa pratique dans le cadre de la République, en particulier de la laïcité ?

J’entends bien que le djihad résulte de la radicalisation, de l’intégrisme, qui prospèrent sur un terreau que l’on peut identifier ; mais la question se pose en parallèle de l’islam lui-même, de sa place et de son organisation en France.

M. Dalil Boubakeur. Comme je l’avais annoncé, je n’ai pas voulu entrer dans l’analyse de ce que j’ai appelé par commodité la communauté musulmane de France, mais celle-ci n’existe évidemment pas. Il y a des citoyens de différents statuts, et je préfère, moi aussi, parler de citoyens français de confession musulmane, puisque notre République n’est nullement communautaire.

Le chiffre peut être discuté à l’infini. La présence des musulmans en France est en tout cas importante. « Le musulman de France » : là aussi, on peut se demander qui est ce personnage. C’est une erreur de qualifier les personnes concernées autrement que de citoyens ou de résidents, car la République n’est pas religieuse et la laïcité incite à considérer les gens pour ce qu’ils sont devant la loi, abstraction faite de leur identité religieuse. Il faut absolument éviter ce dérapage. Je le répète, je ne m’y suis pas attaché car ce n’était pas le sujet, mais vous avez parfaitement raison : il n’y a que des citoyens, à eux d’assumer leur citoyenneté. Le terme de « musulmans » est faux, trompeur et source de malentendus. Mais nous l’employons depuis des décennies : en Algérie, il y avait les Européens, les Français, et puis les autres que l’on ne savait plus comment désigner et que l’on a appelés les Français musulmans. Cette question a fait l’objet d’une discussion récente.

Sur le second point, il est évident que les imams mal formés sont des vecteurs de fondamentalisme, fût-ce par erreur ou ignorance. Je reviens de Lunel où j’ai rencontré la communauté, assez stupéfaite qu’une dizaine de jeunes aient quitté cette ville pour la Syrie, où six d’entre eux ont été tués. Au responsable de la mosquée, j’ai demandé ce qui se passait. À une institutrice, une élève a répondu avec arrogance : « Tu es une chrétienne, une mécréante, et je rêve de te tuer ! » On voit qu’un changement psychologique s’opère même chez l’enfant : des propos aussi violents peuvent être tenus dès l’âge de huit ans. Je parle de Lunel, mais il y a maintenant de nombreuses villes en France où telle est la position des musulmans.

Il y a quelques années, parlant avec M. Myard du foulard – et nous nous sentions encore à l’aise, à l’époque –, je lui avais dit : « Nous sommes foutus, monsieur le député ! — Comment, foutus ? » Eh bien oui : nous le sentions. Nous sentions que nos débats sur le foulard, la burqa, etc., étaient déjà d’arrière-garde. Quoi que l’on dise, l’attitude des musulmans de France devant ces événements montre que le salafisme, l’intégrisme – appelez-le comme vous voulez – a progressé, petit à petit, jour après jour, depuis que les musulmans ont commencé à construire des mosquées en France.

Le foulard a été un premier point. Certains d’entre vous ont-ils connu l’Algérie, ou un autre pays du Maghreb ? Moi, j’étais à Alger. Les femmes ne portaient pas de voile. Les femmes des cités, ou celles qui voulaient conserver leurs traditions, le faisaient éventuellement par pudeur. Mais les jeunes femmes de la révolution, en 1957-1958 – Hassiba et les autres, qui ont défrayé la chronique –, avaient enlevé leur voile et considéraient cela comme un progrès. Elles étaient émancipées. Les femmes d’Afrique du Nord ont très vite montré qu’elles suivaient Bourguiba ou les oulémas de l’islam qui demandaient aux femmes de s’instruire. Elles étaient très en avance. Après l’indépendance, elles ont occupé des postes ministériels et étaient sinon européanisées, du moins décidées à ne pas revenir en arrière, vers ce qui était à leurs yeux une période d’obscurité.

Nous sommes aujourd’hui en France, pays moderne et laïque. Quelques années après la bagarre sur la voile : la burqa. Mais enfin, la burqa, c’est pour les pays où le soleil est tellement écrasant que l’on n’a pas d’autre moyen de s’en protéger ! Bref, il n’y a plus là aucune logique, mais une volonté politique : il faut que des signes patents, tangibles, montrent le radicalisme – mais aussi une certaine école de l’islam, le wahhabisme.

Le wahhabisme est un islam politique. Il se compose d’au moins deux fractions en France : les Frères musulmans et les tablighis. Il existe de multiples associations qui prônent un islam pur et dur, piétiste, un islam de rites. Le wahhabisme est la quatrième école de l’islam. La première est l’école malékite d’Afrique du Nord, assez modérée : on n’a jamais vu d’excité du malékisme aller faire la guerre, et les guerres d’indépendance au Maghreb n’ont jamais été religieuses ; on était pour les droits de l’homme, pour la révolution, pour 1789 à rebours, si vous voulez ! La deuxième école, le shafiisme, implantée en Égypte, est éminemment tolérante ; c’est l’école des grands savants du Caire qui, à l’origine, n’était pas atteinte par le wahhabisme. La troisième école, le hanafisme, est celle de la Turquie, qui fut à l’origine de la laïcité : c’est le seul pays musulman à l’avoir appliquée, en abolissant le califat.

Mais il y avait la quatrième école, le wahhabisme, du nom d’Abdel Wahhab, qui n’est qu’un transfuge du fondateur de l’école, Ibn Hanbal : on parle d’école hanbaliste. Elle est radicale, révolutionnaire, réactionnaire. Elle est née après la tentative du remarquable calife Al-Mamoun, fils du calife Haroun al-Rachid, d’instaurer une école rationaliste, le mu’tazilisme. Les clercs et les prêtres fermés de l’islam ont tout bloqué en instaurant le wahhabisme : l’école du littéralisme, l’école du garde-à-vous, animée par l’esprit le plus militaire que l’on puisse imaginer dans une religion, en particulier dans l’islam qui est tout de même assez tolérant.

Le wahhabisme a lui-même eu un transfuge qui a beaucoup fait parler de lui : Ibn Taymiyya, qui a fermé au xiie siècle ce que l’on appelle classiquement les portes de l’ijtihad, c’est-à-dire de la réflexion, de la spéculation, au profit du littéralisme. On est alors entré dans une période de joumoud – la fermeture de toutes les réflexions philosophiques. Averroës fut la dernière lumière de la rationalité dans l’islam. Depuis des siècles, nous vivons sous l’ombre de cette école maudite qui a bloqué l’essor remarquable qu’avait connu la civilisation musulmane – dans les sciences, la médecine, l’algèbre, l’astronomie, la pharmacologie, etc. – au cours de la période bénie de l’ouverture, sous Al-Mamoun et avec l’école de Bagdad. Ce fut la mort de la réflexion et de la tolérance.

M. Meyer Habib. En étant un peu simple, voire simpliste, je suis forcé de constater que l’on revient à des guerres de religion. C’est dramatique, mais c’est ainsi. Le djihadisme – qui n’est évidemment pas l’islam – ne cesse de se développer. C’est catastrophique. Si seulement nous n’avions que des Dalil Boubakeur, il n’y aurait aucun problème !

À côté des sourates extraordinaires citées tout à l’heure, il en existe des dizaines d’autres, sur les juifs, les infidèles, les femmes, les chrétiens, qui sont terrifiantes. Lesquelles faut-il écouter ? Pourquoi parle-t-on d’« infidèles » ? Pourquoi, aujourd’hui, un chrétien, un juif, un incroyant ne peut-il pas aller à La Mecque ? Que dirait-on si l’on interdisait à un musulman d’entrer dans Notre-Dame de Paris ou d’accéder au mur des Lamentations à Jérusalem ?

Hélas, 95 % des foyers de guerre dans le monde sont nés de ces nouvelles guerres de religion où, chaque fois, l’islam est impliqué ; pas l’islam que nous aimons, pas l’islam dans lequel nos parents ont vécu, pas l’islam de la tolérance, mais l’islam de la haine, de l’exclusion, dans lequel un nombre croissant de nos compatriotes se reconnaissent.

Pour réagir à ce phénomène, il ne faut pas de la cosmétique mais une révolution. Notre commission d’enquête a pour objectif de proposer des solutions. Quelles peuvent-elles être ?

M. Dalil Boubakeur. J’ai bien dit qu’après le XIIe siècle, l’islam tolérant avait été remplacé par cette maudite école du wahhabisme sur laquelle se fonde l’islam.

M. Meyer Habib. Mais que peut-on faire aujourd’hui ?

M. Dalil Boubakeur. Les Turcs n’ont pas accepté le wahhabisme.

M. Meyer Habib. Mais les Turcs sont en train de basculer.

M. Dalil Boubakeur. Cela tient aux hommes : Erdoğan n’est pas Atatürk ! Bourguiba a réussi à libérer les femmes, ce qui est tout à son honneur. Aujourd’hui, aucune femme ne veut soutenir Ghannouchi alors qu’il a tenu un discours récent, très ouvert, qui m’avait étonné. En Égypte, c’est pareil.

Cette forme d’islam que nous récusons tous n’en est pas moins présente même – voire surtout – en France. Et ses tenants me menacent, comme d’autres. Qui sont d’ailleurs les « modérés », sinon les victimes de cette avalanche ? Dans n’importe quelle mosquée de France, on peut trouver des gens qui citent le Coran, mais en suivant une lecture mal contextualisée et souvent régie par l’obscurantisme wahhabite ou tablighi. Dans le onzième arrondissement de Paris, où ces gens-là sévissent, on a dû les interdire, proscrire les prières de rue et leur attribuer une ancienne caserne. Je constate qu’il existe un islam fermé, contraire aux droits de l’homme. En Arabie, les femmes sont complètement brimées, mais, hors d’Arabie, ce sont d’autres personnes. Je n’en dis pas moins que nous sommes encore sous l’avalanche de cette quatrième école, que l’Arabie et les pays du Golfe nourrissent de leurs dollars en croyant bien faire.

Et un pays comme la France, moderne, laïque, auquel son histoire religieuse interdit de nouveaux combats de religion, se laisse gagner par ce phénomène. C’est un sujet de reproche. On peut se faire tuer en pleine rue, à Paris ! Est-ce normal que l’on ait laissé faire cela ? Les pouvoirs publics ont peut-être quelque chose à en dire. La police, les services de renseignement suivent chaque mosquée, et puis, un beau jour, voilà que Merah apparaît : « Ah bon ? On l’avait arrêté, mais il n’y a pas eu de suite », etc. Nous avons laissé faire. C’est ce que j’ai appelé l’aboulie : le manque de volonté. Nous aussi, société française, nous sommes malades de la volonté, non par excès mais par défaut. La volonté politique a fait défaut, en raison de notre commerce avec l’Arabie : il faut bien vendre des tanks !

Pourquoi ne le disons-nous pas ensemble ? Pourquoi laissons-nous la situation se dégrader ainsi ? Je lance un cri d’alarme. Lorsque je disais « On est foutus », c’est parce que je sentais qu’il n’était plus possible de tenir un langage contraire à l’air du temps. Aujourd’hui, nous sommes vraiment en danger. Nos sociétés sont menacées. Vous n’imaginez pas le nombre d’associations que l’on m’a signalées et qui cultivent le piétisme sous divers prétextes. La porosité est très grande entre les différents courants, ceux-ci sont très intriqués.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je ne voudrais pas interrompre ce beau dialogue, mais il me semble que nous retombons toujours sur les mêmes questions, sous différents angles.

Je vous remercie, monsieur le recteur, de la qualité et de la profondeur de l’analyse que vous avez conduite des tenants et aboutissants socioculturels – et même psychanalytiques – du phénomène. En vous écoutant, on ne pouvait s’empêcher de songer à Georges Bataille qui, dans La Part maudite, montre de manière beaucoup plus globale qu’à l’issue de la conquête, les peuples arabes – qui n’ont pas été mentionnés jusqu’ici, non plus que les pays arabes – ont retourné contre eux-mêmes leur énergie destructrice.

On ne peut pas ne pas penser que ce phénomène a été alimenté par la politique des puissances occidentales depuis sinon les croisades, du moins la colonisation, au XIXe siècle, avec ses effets pervers au XX: on a dans une large mesure détruit les nations existantes, on en a empêché d’autres d’exister. J’ai naturellement à l’esprit la politique d’ingérence criminelle menée par les néoconservateurs américains, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, mais aussi le soutien que plusieurs États, pas tous occidentaux, ont apporté aux dollars saoudiens, lesquels ont eux-mêmes servi le djihadisme. Sans parler de la manière dont, depuis l’invasion soviétique en Afghanistan, les mouvements radicaux, extrémistes, intégristes ont été travaillés par les puissances occidentales et leurs relais.

Par-delà ces éléments contextuels indispensables à la réflexion, le djihadisme et son développement, notamment dans notre pays, constituent un problème en soi et pour soi dont il faut chercher non seulement les causes, mais le traitement. D’où trois questions plus ponctuelles.

La première, et la plus importante, est celle portant sur la formation des imams, à laquelle vous n’avez pas répondu. La première tentative en ce sens date de Jean-Pierre Chevènement, au cabinet duquel j’appartenais : dès cette époque – c’était en 1999, mais nous avions commencé d’y réfléchir en 1997 –, nous considérions qu’il s’agissait d’un problème crucial, mais, pour plusieurs raisons qu’il serait trop long de développer, cette tentative n’a rien donné. Nicolas Sarkozy a repris à sa manière, différente, la question de la formation, sous l’angle de l’islam de France. Depuis, elle a fait l’objet de colloques, de réflexions, de rencontres, mais personne ne semble détenir la solution. Pouvons-nous continuer d’avoir une majorité d’imams qui viennent directement de l’étranger ou y ont été formés, et dont beaucoup ne parlent pas français ? C’est par exemple le cas d’un imam dans ma circonscription. Je ne dis pas qu’un imam qui ne parle pas français va nécessairement former ses ouailles au radicalisme, mais c’est tout de même un problème. Comment le résoudre, selon vous ?

Deuxièmement, selon un rapport remis à la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme, il faut désigner clairement l’ennemi sous le nom de salafisme pour éviter de parler d’islam ou d’islam radical, ce qui engendre des confusions. Cette désignation vous paraît-elle adéquate ?

Ma troisième et dernière question va peut-être vous sembler naïve. On sait que l’islam ne connaît pas l’organisation hiérarchique à laquelle notre vieux pays catholique est habitué, mais existe-t-il au moins un mécanisme analogue à l’excommunication ? Certes, celle-ci a causé des drames et des violences, comme l’ont d’ailleurs fait chacun des trois monothéismes, pour des raisons qui tiennent sans doute à l’organisation monothéiste elle-même. Mais elle était somme toute bien utile – et c’est une athée qui vous parle. Les déclarations que vous avez faites, avec d’autres responsables, et dont je vous félicite, vont un peu dans ce sens. Ne pourrait-on toutefois pointer plus nettement les dérives ou les dérapages de certains individus ou groupes en les excluant de l’islam ?

M. Dalil Boubakeur. Merci infiniment de ces questions très importantes, dont le dénominateur commun est très certainement l’islam de France. Si j’emploie cette formulation, ce n’est pas parce que j’ai eu le grand honneur de recevoir M. Sarkozy pas plus tard qu’hier. À ce sujet, je n’ai rien à cacher. M. Sarkozy a tenu, au lendemain de la marche du 11 janvier, à recevoir les représentants de tous les cultes de France pour leur exprimer sa compassion envers les victimes. Ce mouvement national était très important du point de vue psychologique. Nous avons tous contribué symboliquement à la marche, à cet élan dont j’espère qu’il sera prolongé par nos actions et par notre réflexion sur les rapports entre les religions.

On ne peut pas traiter l’islam du seul point de vue cultuel et religieux. Certains musulmans ont des problèmes très complexes qui ont trait à la présence sociétale de l’islam, à ses particularismes, mais aussi au fait politique indiscutable qu’incarne cette population.

Que faire lorsqu’un problème de cette nature se pose au sein d’un État ? Je ne suis moi-même ni un homme d’État ni un homme politique. Mais soyons logiques.

Nous avons dans notre pays une religion qui s’appelle l’islam et qui n’a cessé de se développer. En 1975, on s’est rendu compte à la suite de la loi sur le regroupement familial qu’il y avait déjà deux millions de musulmans en France et que l’islam était devenu la deuxième religion du pays – une constatation qui a, à elle seule, surpris. Puis, en 1981, M. Mitterrand a souhaité l’abrogation du décret relatif aux autorisations délivrées aux associations loi de 1901 : désormais, n’importe quel étranger pouvait fonder une association régie par cette loi. Cela a provoqué une efflorescence de la construction de mosquées, et la fin de la notion d’islam français. Auparavant, on estimait que la question relevait des Français musulmans, dont je m’honore de faire partie, dont certains avaient été exclus d’Algérie ; bref, que cette affaire resterait entre Français. Dès lors que l’on a étendu à tout le monde la possibilité de faire des mosquées, on a eu des Turcs, des Marocains, toutes les nationalités – 88 vivent aujourd’hui en France, chacune ayant son propre lieu de culte.

Il aurait fallu, dès cette époque, dire quel islam on voulait : un islam laissé à lui-même, qui se développe sui generis, ou – comme je le souhaitais – un islam dont on décide résolument qu’il sera tolérant, ouvert, qu’il dialoguera avec les autres religions et qu’il ne fera pas de politique ? À défaut de le faire en France, on aurait pu poser le problème en Europe. L’ambassadeur de Norvège, que j’ai reçu, est affolé par ce qui se passe jusque dans son pays. On a ainsi raté plusieurs occasions de définir l’islam et d’en faire une religion tolérante, modérée, qui se conforme aux normes applicables à une religion ayant – tout de même – eu une histoire en France.

Quant aux imams, appelés par les communautés, les mosquées, ils sont venus tels qu’ils avaient été formés dans leur pays d’origine. Et l’on s’est rendu compte que cela représentait un très grave inconvénient pour la jeunesse, pour la communauté des musulmans de France – si vous me permettez l’expression – qui parlait de moins en moins arabe et ne comprenait plus rien de ce qui se passait dans les mosquées. Pour cette raison, il fallait que l’imam se mette au français. Le problème est que l’arabe est notre langue liturgique, comme l’est l’hébreu pour nos amis juifs. D’où tout le travail engagé pour créer des correspondants linguistiques. Surtout, nous souhaitions éviter un autre écueil : que ces imams ne saisissent pas ce qu’est la France. Que peut comprendre, en effet, quelqu’un qui vient de je ne sais où et à qui l’on parle de laïcité ou de droits de la femme ? Ces gens pensaient qu’ils obtiendraient des mosquées en s’adressant à monsieur le maire ou à monsieur le député, comme ils le faisaient chez eux. Eh non ! La laïcité a donc été le premier défi qu’ils ont eu à relever.

Je me suis donc adressé très tôt au doyen Quenet, à la Sorbonne, pour lui indiquer que je souhaitais qu’il ouvre un module pour les imams. J’ai considéré, en effet, que nos imams ne pouvaient commencer leurs études qu’à la majorité et munis du minimum minimorum : le baccalauréat.

Mme Marie-Françoise Bechtel. En quelle année ?

M. Dalil Boubakeur. Dès l’époque où M. Pasqua était ministre de l’intérieur, vers 1995, nous avons ouvert notre institut. M. Pasqua avait fortement insisté sur ce point ; je lui ai dit : « Chiche ! Je donne les locaux, donnez-moi les moyens de former ces imams à la française. Vous avez le centre Léonard-de-Vinci : trouvons, avec cette structure, les moyens financiers et humains d’un institut privé d’enseignement supérieur, puisque la laïcité ne permet pas à l’État de financer la formation des imams. » Malgré des discussions avec l’entourage de M. Pasqua, cela ne fut pas possible.

Par la suite, M. Chevènement a voulu créer un CFCM, qu’ont perpétué M. Vaillant, puis M. Sarkozy, et la Sorbonne a définitivement dit « niet » à la formation des imams, au motif qu’elle ne pouvait, comme organisme laïque, financer des religions.

Nous reprenons en ce moment le travail avec M. Weil, l’actuel recteur de Paris. J’interviens activement auprès de lui, de MM. Hollande, Valls, et Cazeneuve. La commission Messner, du nom d’un honorable professeur de Strasbourg, a fait un rapport sur le sujet. Pour cela, M. Messner a fait le tour de France, et il est venu à la Grande Mosquée de Paris visiter notre institut, riche de centaines d’étudiants, d’aumôniers, d’aumônières – car nous avons voulu que l’enseignement soit mixte ; nous méditions même de faire venir des enseignants des autres religions. Nous avons des professeurs de lettres, d’humanités, de droit, venus des facultés. Mais nous continuions de vouloir que la Sorbonne, notre voisine, nous apporte le bénéfice de son enseignement et peut-être de son diplôme, ce qui stimulerait énormément l’appétence des candidats.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Mais pourquoi ne pas créer une université libre ?

M. le président Éric Ciotti. Il y a un projet de ce type à Strasbourg.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Plus qu’un projet : à Strasbourg, l’État peut financer les cultes puisque c’est le régime du Concordat qui s’applique. Mais pourquoi ne pas créer une université privée à Paris ou en région parisienne ? Le projet avait pris corps sous Jean-Pierre Chevènement. À titre personnel, comme conseillère juridique du ministre, je n’y étais d’ailleurs guère favorable. N’est-il pas possible de le faire aujourd’hui ?

M. Dalil Boubakeur. Il y a déjà à Château-Chinon, Lyon, Lille, Bordeaux, des instituts d’État qui dispensent un enseignement sur la France contemporaine, avec des éléments de droit. De notre côté, nous souhaitions – et M. Cazeneuve était tout à fait d’accord – un double enseignement : religieux, dispensé par exemple dans les mosquées ; et laïque, de langue française. L’imam ne pourrait officier qu’à condition d’avoir reçu cette double formation, sanctionnée par un diplôme reconnu par l’université. Car exercer en France, cela suppose de connaître la loi française.

Il faut surtout éviter les salafistes, que nous appelons, nous, les imams autoproclamés. Il vous suffirait de mettre une gandoura et de dire « Allahou Akbar » pour avoir autour de vous dix personnes vous demandant d’être leur imam ! Il convient de proscrire ces abus. L’islam est exposé à de réels dangers.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Et le terme de salafisme ?

M. Dalil Boubakeur. As-salaf, ce sont les ancêtres, c’est-à-dire les tenants de certains archaïsmes, d’une certaine vision de l’islam des origines. Il faut leur rester défavorable, car ils sont véritablement malfaisants.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Le mot est-il adéquat pour désigner aujourd’hui le djihadisme offensif ?

M. Dalil Boubakeur. Celui-ci est grave, criminel,…

Mme Marie-Françoise Bechtel. Suffit-il à désigner l’ennemi, comme le propose le rapport remis à la FAVT ?

M. Dalil Boubakeur. Cela n’a pas de rapport avec l’islam, cela viole tout ce que dit l’islam.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Justement !

M. Dalil Boubakeur. Ce n’est plus une dérive ni un enfant de la communauté. Cette assertion est fausse. Nous sommes confrontés, comme je l’ai dit, au moins à une double pathologie – une sociopathie et un trouble psychiatrique –, nourrie par la manipulation mentale de jeunes.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Le mot désigne donc bien ce que vous décrivez.

M. Dalil Boubakeur. À mon avis, ce sont des maladies sociales ; c’est le poison de la pensée religieuse actuelle. Cent cinquante religieux musulmans ont décrété dans le cadre de l’Organisation de la coopération islamique, en Arabie, que tout ce qui a été dit par ces gens-là est faux, archifaux, et contraire à la vision de l’islam. Il ne fait aucun doute qu’il y a un effort dans ce domaine, même si cela ne suffit pas.

M. le président Éric Ciotti. J’aimerais, pour conclure, revenir brièvement sur la question du port des signes religieux, que vous avez abordée tout à l’heure. La commission des lois a voté hier dans cette même salle une proposition de loi proscrivant le port de signes religieux dans les établissements d’accueil de la petite enfance. Ne faut-il pas aller plus loin ? Vous avez suggéré vous-même que la République devrait peut-être se montrer moins naïve. La question est en débat à propos de l’université. J’ai pris des initiatives à ce sujet, à titre purement personnel. Cela ne permettrait-il pas d’éviter une évolution qui, si je vous ai bien compris, ne va pas dans le sens de la liberté ni de la modernité, surtout compte tenu de ce qu’est notre pays ?

M. Dalil Boubakeur. La question du voile fait partie de toutes les dérives qui ont accompagné la montée de l’intégrisme musulman et la politisation de l’islam – appelons-la par son nom. Celle-ci s’est manifestée dans le monde partout où le printemps arabe, qui aurait dû être un printemps islamique, a libéré des populations qui ont voulu faire cet effort. Chez nous, le problème n’est pas simple. Il ne faut surtout pas croire que la volonté législative suffira. On a voté des lois sur la burqa mais leur application est complexe. Ce problème doit être pris très au sérieux. J’exhorte mes amis, mes contemporains, les autorités à nous aider, car nous n’aimons pas vivre dans un monde moderne avec des séquelles du passé, des archaïsmes qui ne conviennent en rien à la tradition du pays. Mais ce sera un gros effort. Il ne faudra minimiser en rien l’engagement que cela supposera : ce sera une véritable bataille politique ; nous aurons contre nous, l’État aura contre lui les comportements établis, les habitudes prises, des femmes qui protesteront que l’on porte atteinte à leur libre choix, à leur volonté, à leur liberté religieuse, etc. La situation est devenue très complexe et risquée. Il faudrait un courage, une volonté dont je ne sais s’ils sont encore possibles pour aborder véritablement le fin mot de cette histoire : la réforme, une réforme en profondeur qui nous fera passer de l’âge de la théologie à celui de l’explication, d’une causalité qui ne sera plus celle dont parlait Auguste Comte, mais celle de la raison. C’est un combat gigantesque, un combat de société.

Avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne, que j’ai vu hier, nous avons l’intention de créer un conseil des musulmans d’Europe. Peut-être le Gouvernement pourrait-il nous y aider. Les Anglais sont tout à fait d’accord.

M. Jacques Myard. Il serait temps !

M. Dalil Boubakeur. Il faut dire que l’Europe n’a pas été très maligne de prendre pour conseiller M. Tariq Ramadan ! On a fait toutes les erreurs. Il faut les réparer.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le président. C’était passionnant et très instructif. Je vous renouvelle, au nom de tous les membres de la commission d’enquête, l’expression de ma profonde reconnaissance pour votre intervention.

M. Dalil Boubakeur. C’est moi qui vous remercie mille fois, Monsieur le président, de m’avoir permis de m’exprimer devant vous et d’échanger avec chacune des personnes présentes.

AUDITION DE M. MOHAMED ZAÏDOUNI,
PRÉSIDENT DU CONSEIL RÉGIONAL DU CULTE MUSULMAN DE BRETAGNE, AUMÔNIER AU CENTRE PÉNITENTIAIRE DE RENNES

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du jeudi 5 mars 2015

M. le président Éric Ciotti. Je souhaite la bienvenue à M. Mohamed Zaïdouni, président du Conseil régional du culte musulman de Bretagne, aumônier au centre pénitentiaire de Rennes.

Avant de vous donner la parole, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

(M. Mohamed Zaïdouni prête serment.)

M. Mohamed Zaïdouni, président du conseil régional du culte musulman de Bretagne, aumônier au centre pénitentiaire de Rennes. Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me permettre de m’exprimer aujourd’hui devant vous. Je le ferai également en tant que secrétaire général du Rassemblement des musulmans de France, composante du Conseil français du culte musulman (CFCM), chargé de la formation des imams.

Notre pays a été frappé, les 7, 8 et 9 janvier dernier, par une série d’actes terroristes odieux, visant la liberté et faisant d’une religion et de sa communauté les otages d’une idéologie de violence. Je salue le sursaut républicain du 11 janvier, cette marche de la liberté et de la fraternité, par laquelle nos concitoyens ont exprimé leur refus des amalgames et de la stigmatisation, face à des terroristes qui ont cherché à diviser la communauté nationale et à en isoler les musulmans, en montant les citoyens les uns contre les autres, instaurant dans notre pays un climat de suspicion et d’inquiétude nourries par une recrudescence d’actes antisémites et islamophobes.

La communauté nationale, et particulièrement sa composante musulmane, a montré, lors de la marche républicaine, son attachement indéfectible aux valeurs de la République, et toutes les instances politiques, religieuses et civiles du pays ont à leur tour fait écho au message de solidarité du 11 janvier. Le Président de la République a assumé comme il se devait la dimension internationale de l’événement et pris les décisions qui s’imposaient pour préserver la cohésion nationale. Quant au Premier ministre et à son gouvernement, ils ont annoncé une série de mesures destinées à combattre le fléau de la radicalisation au sein de notre société. Il est notamment question de renforcer l’instance représentative de l’islam de France qu’est le CFCM, mais aussi de recruter soixante aumôniers musulmans supplémentaires dans les prisons et d’améliorer la formation des cadres religieux. Je me réjouis de cette prise de conscience des pouvoirs publics et de leur volonté d’aider l’islam de France à mieux se structurer, comme je salue la volonté du Gouvernement d’allouer des moyens supplémentaires à la formation des imams de France et des aumôniers.

Le Conseil régional du culte musulman de Bretagne, en collaboration avec le Rassemblement des musulmans de France et le CFCM, mène depuis 2008 une réflexion visant à préserver notre jeunesse de la dérive radicale et à lui permettre, ainsi qu’à l’ensemble de la communauté musulmane, de vivre son culte dans l’apaisement et dans le respect des valeurs et des lois de la République.

Plutôt que des mesures répressives, sans résultats sur le long terme, il est indispensable de mettre en œuvre des politiques de prévention associant tous les acteurs concernés : les pouvoirs publics, les ministères compétents, l’administration pénitentiaire et le CFCM.

Il n’existe pas de solution miracle mais, pour mieux cerner la problématique et trouver le bon traitement à cette maladie qui frappe nos jeunes, il est important de comprendre les différents processus de radicalisation et les variables autour desquelles ils s’articulent.

En ce qui concerne, d’abord, les déterminants sociologiques, ils ne peuvent à eux seuls constituer une grille de lecture satisfaisante pour comprendre l’engagement djihadiste. Olivier Roy, spécialiste de l’islam qui a étudié l’engagement djihadiste des jeunes Européens, souligne ainsi qu’aucune variable socio-économique lourde ne peut expliquer à elle seule la radicalisation ni même apparaître comme centrale dans le processus d’engagement. Pour autant, quelques variables courantes sont souvent évoquées, comme le faible niveau d’éducation, le chômage ou l’impossible insertion professionnelle et sociale, qui alimentent, selon certains auteurs, une frustration propice à l’engagement armé. Si la marginalisation économique d’un groupe social, religieux ou ethnique, favorise évidemment l’action collective protestataire violente, il est cependant exagéré d’établir un lien direct entre chômage et violence. Certains chercheurs le font, mais en introduisant une dimension psychologique importante, qui resserre la focale.

Le second élément-clef permettant d’expliquer la radicalisation d’un individu tient à son ignorance ou à sa connaissance insuffisante de la religion. La plupart de ceux qui tombent dans la radicalisation ne connaissent pas leur religion ou la connaissent mal par manque d’outils linguistiques et théologiques. L’ignorance est un terreau fertile pour la culture du fanatisme, elle prédispose à l’endoctrinement et à la radicalisation. Les terroristes qui passent à l’acte ne sont pas solidement enracinés dans leur religion et n’ont reçu qu’une éducation spirituelle superficielle. Ayant connu la délinquance, le banditisme ou la prison, souvent en situation d’échec scolaire ou social, ils sont en quête d’une forme de reconnaissance et rattachent pour cela leurs actes à une religion, voire à un simple slogan dont ils ignorent la signification profonde.

Il faut enfin se pencher sur les processus cognitifs à l’œuvre dans la radicalisation et comprendre toute l’importance des représentations et des cadres de lecture qui sont projetés par les aspirants au djihad sur leur expérience vécue. La radicalisation relève en effet toujours d’un mécanisme d’interprétation de l’environnement, qui justifie et encourage le recours à la violence. À cet égard, on peut identifier plusieurs facteurs responsables de la production d’un cadre cognitif belliqueux, comme la stigmatisation, le racisme, l’exclusion, l’injustice ou le délit de faciès, autant d’éléments qui ont largement contribué à susciter chez certains jeunes une radicalisation qui ne date pas d’hier. Il faut dire ici que la ghettoïsation de la communauté musulmane issue de l’immigration marque l’échec de notre politique d’intégration, qu’il est donc urgent de revoir.

À ces éléments, il convient d’ajouter l’usage efficace que font les recruteurs des nouvelles techniques de communication, en usant notamment des réseaux sociaux pour banaliser la guerre et la violence. Le manque de moyens dont souffrent l’aumônerie pénitentiaire ou l’imamat dans les mosquées a par ailleurs permis à des imams autoproclamés de s’accaparer les lieux de culte pour y proférer un discours haineux qui se nourrit de la stigmatisation que subit la communauté musulmane et pousse à la radicalisation certains jeunes, sensibles aux campagnes médiatiques menées contre les musulmans et l’islam.

Soulignons enfin que la radicalisation peut s’opérer en dehors du circuit communautaire, hors des mosquées, des associations culturelles, cultuelles, ou des prisons. Il peut s’agir d’une forme de radicalisation solitaire – ou autoradicalisation – d’une radicalisation via les réseaux sociaux et les sites djihadistes ou encore d’une radicalisation de groupe, orchestrée dans les quartiers par des caïds recruteurs qui jouent sur les situations d’échec scolaire, social et familial dans lequel se trouvent les jeunes.

Cela posé, on peut s’essayer à une typologie des populations touchées par la radicalisation et distinguer plusieurs cas de figure. Il y a d’abord les « nouveaux arrivants » fraîchement convertis à l’islam, qui sont une cible facile du fait de leur manque de connaissances théologiques, auxquelles se substitue une approche émotionnelle, voire affective de la religion, synonyme pour eux d’un changement d’identité. Il y a, à l’inverse, les « revenants », ceux pour qui l’engagement religieux accompagne une quête des origines et des racines, et qui vont chercher à s’inventer dans l’islam une nouvelle vie, une nouvelle réputation, de nouveaux horizons. La radicalisation peut également toucher les anciens délinquants, désireux d’effacer leur culpabilité et de se racheter par une forme de repentir qui s’offre à eux comme le moyen le plus rapide d’atteindre la récompense et le paradis. Enfin, la radicalisation menace, je l’ai dit, les jeunes en échec scolaire, professionnel ou social, dans des situations familiales délicates – parents divorcés, famille recomposées ou monoparentales. Privés d’autorité et d’accompagnement, habités par un sentiment de haine et de rejet de la société, ils trouvent dans l’islam radical un moyen d’exprimer leur rébellion et leur désir de vengeance.

Pour prévenir ces phénomènes de radicalisation, nous avons dégagé quelques pistes de travail.

Il faut, en premier lieu, œuvrer pour le développement et l’épanouissement des valeurs d’un islam tolérant, respectueux des lois de la République et, afin de garantir l’entente entre les différentes composantes de la communauté nationale, diffuser celui-ci grâce à des colloques, des rencontres ou des débats impliquant l’ensemble des forces religieuses du pays. Pour protéger les nouvelles générations de la tentation extrémiste, il faut également organiser à leur intention des conférences hebdomadaires qui doivent leur permettre de mieux connaître leur religion et de rejeter l’idée reçue selon laquelle, la France n’étant pas un pays musulman, ils ne pourraient y pratiquer l’islam.

Il faut renforcer la formation des imams, des aumôniers pénitentiaires, hospitaliers et militaires, et compléter leur formation théologique en les dotant des arguments nécessaires pour contredire et démonter la rhétorique des djihadistes qui dévoient les textes sacrés et les valeurs de l’islam. Il faut aussi leur permettre d’acquérir une parfaite maîtrise de la langue française, du contexte et de l’histoire de la République. Il faut surtout leur garantir un statut clair et une véritable reconnaissance. En effet, non seulement nous manquons de ces cadres mais il s’agit le plus souvent de bénévoles au statut précaire, tributaires à la fois du bon vouloir des associations cultuelles, qui peuvent à tout instant les révoquer, et du renouvellement de leur titre de séjour. Ils ne peuvent, dans ces conditions, malgré la qualité de leur engagement, travailler efficacement sur le long terme.

Le CFCM et les conseils régionaux doivent voir leurs prérogatives renforcées, et il est essentiel d’assurer l’autofinancement du culte. L’islam de France ne doit pas dépendre de fonds étrangers, et il existe des moyens légaux pour assurer son indépendance financière : financer le culte sur les recettes du halal ou grâce à une taxe sur le pèlerinage sont des solutions souvent évoquées ; il en existe d’autres.

Deuxième religion de France, l’islam reste pourtant mal connu des jeunes musulmans français, qu’ils s’appellent Mohammed, Ibrahim, Claude ou Catherine. Il est indispensable d’intégrer son enseignement dans les programmes, en mettant l’accent sur la richesse de l’islam des lumières, illustré par la civilisation arabo-andalouse, et en insistant sur la contribution des musulmans à la République, de tous ceux, en particulier, qui sont morts pour la défense de la patrie. Dans le même esprit, il faut enfin rendre à la langue arabe tout son éclat, pour mieux préserver les jeunes de toutes les formes de rhétorique radicale. On constate malheureusement à l’heure actuelle une diminution des postes d’enseignement de l’arabe. À l’intention des pratiquants, et plus particulièrement des nouveaux convertis, des programmes d’éducation religieuse doivent être mis en place, comportant un enseignement de l’arabe plus particulièrement orienté vers la lecture du Coran et l’accès aux textes de référence.

L’ensemble des acteurs qui œuvrent auprès des jeunes – imams, aumôniers, éducateurs – doivent être formés aux nouvelles technologies informatiques et s’inscrire de plain-pied dans l’ère numérique. Pour cela, des cycles de formation continue doivent être organisés dans les mairies, les centres de formation ou les mosquées. Il est indispensable en effet de promouvoir sur internet un discours alternatif à celui des djihadistes, à travers la création de sites assurant la promotion d’un islam modéré, respectueux des valeurs de la République, et de sensibiliser les jeunes aux risques de la navigation sur internet.

En complément du numéro vert, il est également de la responsabilité des fédérations et des institutions musulmanes d’aller à la rencontre des jeunes, d’organiser, dans les mosquées et les associations, des espaces d’échange et de rencontre, des cellules d’écoute où les familles puissent bénéficier d’un soutien et de conseils mais où les accompagnants aient également la possibilité d’échanger les uns avec les autres pour se nourrir de leurs expériences réciproques et faire émerger des réponses collégiales. Dans le même esprit, il importe de favoriser la reconstitution de la famille étendue – oncles et tantes, grands-parents –, lieu privilégié de la transmission des valeurs dans la tradition musulmane.

J’en terminerai par les modèles alternatifs qu’il faut promouvoir pour démontrer que l’échec n’est pas une fatalité. Toutes les success stories prouvant que les jeunes des quartiers issus de la diversité peuvent réussir dans quelque domaine que ce soit doivent être valorisées.

Mme Chaynesse Khirouni. Vous insistez comme nombre de personnes que nous avons auditionnées sur la nécessité de structurer et d’organiser la représentation des musulmans de France et de former les cadres religieux. Vous évoquez par ailleurs un islam des lumières, tolérant et modéré, mais pourriez-vous nous préciser comment se définit à vos yeux l’islam de France ? En effet, il recouvre des interprétations du Coran et des pratiques religieuses fort diverses, notamment au chapitre des prescriptions qu’il convient ou non d’observer. La communauté musulmane est donc loin d’être homogène et certains de ses membres ne reconnaissent pas les instances représentatives mises en place dans notre pays. Comment faire en sorte de leur conférer une véritable autorité ?

On sait par ailleurs que les phénomènes de radicalisation ne sont plus seulement liés à la fréquentation de certaines mosquées, mais qu’ils procèdent d’une relation directe établie entre les propagandistes du djihad et leurs cibles, notamment par le biais des réseaux sociaux. Comment dès lors est-il possible de reprendre en main ces jeunes qui se radicalisent en solitaire, loin du groupe et de la cité ?

M. Mohamed Zaïdouni. Il est important de rappeler que le CFCM est une instance représentative du culte musulman et non de la communauté musulmane, et il est impossible de fédérer tout le monde. En revanche, les valeurs de l’islam sont immuables, et l’islam de France est un islam qui respecte les lois de la République. C’est un islam tolérant, qui a toujours œuvré au « vivre-ensemble », et ce depuis les premières vagues d’immigration, depuis que nos premiers soldats sont morts pour la patrie et la défense de l’identité française.

Si l’on veut néanmoins mieux fédérer les musulmans, il faut renforcer la légitimité du CFCM, c’est-à-dire le doter d’un conseil religieux. En effet, assurant moi-même les fonctions d’imam, je n’ai pourtant pas la prétention de me livrer à une exégèse des textes sacrés, qui est du ressort de nos éminents érudits. Or, en l’absence d’autorité religieuse, chacun dans notre religion peut agrémenter l’islam « à sa sauce » et faire fi des valeurs de respect et de tolérance. Le CFCM doit donc être doté d’une sorte de Dar el-Fatwa, composé d’ulémas au fait des réalités françaises et qui, plutôt que de les importer de l’étranger, édictent des fatwas adaptées à nos compatriotes de confession musulmane. Il faut surtout préserver le CFCM de toute ingérence politique externe et garantir sa pérennité, afin qu’il puisse continuer de servir le culte et nos compatriotes musulmans.

En ce qui concerne la lutte contre la radicalisation, il faut prendre le mal à la racine et commencer par se demander comment des jeunes formés à l’école de la République et parfois munis de diplômes de l’enseignement supérieur peuvent se laisser embrigader dans des réseaux djihadistes financés par l’étranger. Le terreau de la radicalisation, c’est l’ignorance, et sans doute n’avons-nous pas éduqué correctement nos jeunes. Il faut, dès leur plus jeune âge, leur apprendre que leur identité musulmane n’est nullement incompatible avec leur identité citoyenne et que l’islam s’inscrit dans la République : l’école a ici tout son rôle à jouer, comme les imams au sein des lieux de culte et les familles. Les parents ne doivent plus être démissionnaires ; ils doivent accompagner leurs enfants et les préserver des fréquentations dangereuses.

M. Sébastien Pietrasanta. J’aimerais que vous nous fassiez partager votre expérience en tant qu’aumônier à la prison de Rennes. Comment parvenez-vous à entrer en contact avec les éléments les plus radicaux, sachant qu’ils refusent en général l’assistance des aumôniers musulmans ? Quand vous parvenez à établir le contact avec eux, avez-vous des moyens de les « déradicaliser » ?

M. Mohamed Zaïdouni. Je voudrais rendre ici hommage à tous ceux qui travaillent dans les prisons ainsi qu’à la direction de la prison de Vezin, à Rennes.

Pour ce qui me concerne, la clef de la réussite, c’est la sincérité et l’intégrité. Face aux détenus, je procède en deux temps. Il s’agit d’abord de gagner leur confiance, de répondre à leurs attentes. Les repas qui ont lieu à l’occasion des fêtes religieuses sont une bonne occasion d’entrer en contact avec eux, pour leur expliquer ma démarche, strictement religieuse, qui consiste à les écouter et à leur apporter apaisement et réconfort.

Une fois la confiance gagnée, le plus dur est fait. On peut ensuite aborder les questions ayant trait à la vie quotidienne, puis à la théologie, en les invitant à réfléchir. Grâce à l’aide de l’administration pénitentiaire, je suis toujours parvenu, jusqu’à présent, à faire passer aux jeunes un message d’apaisement. Si je ne possède pas la formule magique de la déradicalisation, une des solutions consiste à enseigner la véritable religion et à en rappeler les finalités qui sont la paix et l’amour. Je me réfère à la première épître de Jean où il est dit que celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer son dieu, qu’il ne voit pas.

M. le président Éric Ciotti. Selon vous, quelle est la responsabilité des organisations qui régissent aujourd’hui le culte musulman dans la montée de la radicalisation, bien antérieure aux événements tragiques qui viennent de frapper notre pays mais dont l’ampleur s’est considérablement accrue ? On sait les faiblesses qui minent ces organisations mais, bien que je salue la force et la détermination de leur discours après le 7 janvier, n’ont-elles pas fait preuve d’une forme de déni, voire de lâcheté face à ces phénomènes de radicalisation, peut-être sous la pression de menaces dont on sait qu’elles sont réelles ? Que peuvent faire les autorités, les imams et les aumôniers pour contrer cette radicalisation qui menace nos libertés et notre pays ? N’est-il pas temps de faire un grand ménage ? Comment peut-on envisager de sanctionner, d’exclure, d’excommunier ceux qui dérivent vers la violence ?

Vous avez parlé de promouvoir les imams francophones. Cela signifie-t-il a contrario qu’il faut proscrire le fait de prêcher dans une langue étrangère ?

M. Mohamed Zaïdouni. On ne peut faire porter toute la responsabilité de la situation sur les instances musulmanes. On connaît l’histoire du CFCM : c’est une institution récente, qui manque de moyens mais qui, malgré cela, est indispensable, et je salue le travail qu’il a accompli jusqu’aujourd’hui pour relever les défis qui sont les siens. Les composantes du CFCM ont toujours œuvré à l’épanouissement de la communauté musulmane. Elles ne sont ni dans le déni ni dans la lâcheté et se sont, au contraire, toujours montrées solidaires du peuple français dans la défense des valeurs républicaines et le respect des lois de la République. Je tiens par ailleurs à souligner que le CFCM n’a pas toujours été consulté sur des sujets le concernant. Certaines lois se sont faites sans nous, et l’on peut regretter, alors que nous sommes des représentants élus – et non nommés –, que nous n’ayons pas toujours été écoutés.

Quant aux imams, ils font leur travail mais dans des conditions, je le répète, précaires – certains n’ayant aucun droit à la retraite. Avant donc de leur demander des comptes, encore faudrait-il leur donner les moyens, comme au CFCM, de remplir correctement leur mission.

En ce qui concerne les imams non francophones, il ne saurait être question de les exclure, car certains d’entre eux font un travail formidable. C’est ainsi que dans la mosquée à laquelle je suis rattaché officie un imam arabophone. Il connaît bien notre environnement et commence à parler le français ; avant qu’il le maîtrise suffisamment, il dispose d’un traducteur. Beaucoup de ces imams sont désireux d’apprendre la langue de Molière, et il est important de leur donner accès à des formations accélérées, ce qui n’est malheureusement pas toujours possible quand ces formations coûtent cher.

Dans un message, l’aspect linguistique n’est pas la seule chose à prendre en considération, comptent également le contenu et la personnalité de celui qui le délivre. Nous avons actuellement en France entre deux mille cinq cents et trois mille mosquées, alors qu’il en faudrait le double. Nous avons donc besoin de davantage d’imams, mais d’imams de France, maîtrisant l’arabe et le français, l’arabe parce que c’est la langue des textes scripturaires, le français parce qu’il leur permet de s’adresser à la jeunesse francophone qui ne parle pas l’arabe.

Contre le dérapage de certains de ces jeunes qui sombrent dans la radicalisation, l’approche sécuritaire ne me paraît pas suffisante. Notre rôle à nous, imams et aumôniers, est de nous concentrer sur les croyances des jeunes. Cela étant, le CFCM, la justice et la police doivent travailler ensemble pour élaborer un programme d’accompagnement et de sensibilisation de la jeunesse, qui prévienne la radicalisation avant de la sanctionner.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur Zaïdouni, nous vous remercions pour votre intervention.

M. Mohamed Zaïdouni. Je vous remercie d’avoir bien voulu m’écouter. Je suis ravi de pouvoir servir la République. Vive la République, vive la France !

AUDITION DE M. ADRIEN JAULMES, JOURNALISTE

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 10 mars 2015

M. Claude Goasguen, président. Monsieur Jaulmes, je vous remercie de votre participation à cette commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Nous avons souhaité vous entendre afin de recueillir votre analyse sur le sujet.

Vous êtes grand reporter au service « étranger » du Figaro depuis l’an 2000. Vous avez couvert la plupart des conflits du Moyen-Orient, celui qui a débuté en Afghanistan en 2001, l’invasion de l’Irak en 2003, la guerre d’Istraël contre le Hezbollah en 2006. Depuis ces dernières années, vous suivez l’évolution du conflit en Syrie et en Irak.

Votre audition est ouverte à la presse et fait donc l’objet d’une retransmission en direct du site de l’Assemblée nationale, la vidéo étant disponible pendant quelques mois à la demande. La Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait, et qui vous sera préalablement communiqué. Vos éventuelles observations seront soumises à la commission, qui pourra décider d’en faire état dans son rapport.

Mais auparavant, et conformément aux dispositions de l’article 6 du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et donc de lever la main droit et de dire « je le jure ».

(M. Adrien Jaulmes prête serment.)

M. Claude Goasguen, président. Monsieur, voilà maintenant plusieurs semaines que nous avons engagé le débat.

Les récents attentats ont suscité de nombreuses interrogations de notre part. Comment les comprendre ? Comment expliquer le succès que rencontre, sur internet, dans les prisons, et même dans certaines parties de l’islam, cette radicalisation qui pousse des jeunes à s’engager dans un combat atroce ? Comment éviter un tel phénomène, de plus en plus fréquent dans les pays européens ? Comment dissuader les candidats au djihad ? Comment les retenir ? Comment sanctionner les djihadistes à leur retour ? Constituent-t-ils une menace ?

De votre côté, comment voyez-vous l’évolution de la situation sur le terrain ? Quelles sont les relations entre Daech, Al-Nosra, Bachar El-Assad ? Le phénomène a-t-il une dimension politique ? Selon vous, comment résoudre un problème que nous connaissons et qui n’est pas prêt de s’arrêter ? Quelles lois pourrions-nous proposer ? Quelles mesures faudrait-il adopter en matière pénitentiaire ? Devrions-nous faire quelque chose sur internet ?

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Une des raisons pour laquelle nous vous avons demandé de venir est que vous êtes le traducteur de l’ouvrage le plus intéressant qui soit sorti ces six derniers mois sur Daech.

M. Adrien Jaulmes. Je connais personnellement l’auteur de l’ouvrage, Le retour des djihadistes. Il s’agit de Patrick Cockburn, un ami de longue date.

Je vous apporterai une réponse globale. Vous avez bien voulu rappeler que l’ensemble de ma carrière journalistique s’était déroulée quasiment uniquement au Moyen-Orient. Or les évènements qui ont ensanglanté et frappé la France en janvier dernier sont appréhendés de façon un peu différente par les journalistes qui couvrent le Moyen-Orient.

Ce qui s’y déroule actuellement est une grande guerre très compliquée, qui oppose différents blocs d’alliances. Ces alliances sont parfois mouvantes. Mais, bien que complexe, la situation n’est pas totalement illogique, et l’utilisation du mot « chaos » par les médias n’est pas adaptée. Tous les participants ont une position cohérente.

J’imagine que vous avez suivi les grands évènements qui ont secoué la région ces dernières années. Parmi eux, la guerre civile syrienne est le plus important, le plus récent et celui qui a entraîné le plus de conséquences pour l’Europe occidentale. Mais il y a déjà plus de dix ans, l’invasion de l’Irak avait eu des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui : une sorte de grande guerre froide – ou du moins de guerre par alliés interposés – opposant un bloc de pays arabes sunnites autour de l’Arabie saoudite, à un axe chiite passant par l’Iran, pays musulman chiite mais non arabe. Dans cette grande guerre régionale, les acteurs s’alignent selon des courants et des blocs. Si l’on n’a pas à l’esprit cette dimension régionale, on saisit mal le problème et on a du mal à imaginer des solutions.

Par ses méthodes, l’État islamique est une organisation terroriste. Mais elle possède d’autres caractéristiques.

C’est une organisation révolutionnaire, qui partage certains aspects avec le mouvement bolchévique, dans les années qui ont suivi la Révolution russe : une vocation internationaliste ; un volet militaire ; un pouvoir d’attraction en partie comparable à celui du bolchévisme. En 1917, celui qui était mû par des aspirations un peu nihilistes et eschatologiques rejoignait le parti communiste ou des mouvements bolchéviques révolutionnaires ; en 2015, il rejoint l’État islamique.

L’État islamique a cette dimension régionale, dont je viens de parler. Il bénéficie d’un certain soutien ou en tout cas d’une certaine tolérance de la part des populations d’Irak et de Syrie, face au régime de Bagdad et de Damas jugés – à juste titre d’ailleurs – comme oppresseurs. Par ailleurs, les puissances régionales le considèrent comme un moindre mal. L’Arabie saoudite et la Turquie le voient comme un barrage, ou du moins un pion à utiliser contre les menées expansionnistes de l’Iran.

Voilà à peu près le contexte international dans lequel se situe le phénomène. Mon expertise est un peu plus limitée en ce qui concerne la France. Comme vous le savez, pour des raisons professionnelles, depuis une quinzaine d’années, j’ai surtout vécu et travaillé à l’étranger.

M. Claude Goasguen, président. Vous considérez que Daech est un État engagé dans une révolution qui, au-delà de son ambition messianique, a une perspective géopolitique précise.

De mon côté, au cours de nos réunions successives, j’ai constaté qu’après être partis d’une idée de radicalisation religieuse, nous nous engagions de plus en plus vers une idée de reconstruction géopolitique d’un espace qui est en ébullition depuis la fin de la colonisation. Je pense même que notre rapport décevra beaucoup de gens car nous allons sans doute « désislamiser » la question au profit d’une vision un peu plus froide et un peu plus classique. De ce point de vue, j’ai trouvé très intéressant que vous ayez comparé l’islamisme à la révolution bolchévique.

Pouvez-vous nous préciser ce qui vous permet d’affirmer que Daech est différent de l’Afghanistan parce que c’est une construction géopolitique du Moyen-Orient, qui peut aller très loin, vers l’Arabie saoudite et la Péninsule arabique ? J’ai parfois l’impression que le Califat autoproclamé peut être assez durable - dans l’esprit de ses promoteurs sûrement, mais pas assez dans l’esprit des Occidentaux.

J’imagine qu’Ibn Séoud, au XXe siècle, avait à peu près la même réputation que le Califat islamique, lorsqu’il massacrait les Turcs et tout ce qui bougeait dans la péninsule arabique. N’aurait-on pas une vision un peu trop « musulmane » de la question ? Ne faudrait-il pas l’appréhender d’une manière un peu plus classique, et sous un angle géopolitique ?

M. Adrien Jaulmes. Je suis persuadé que si l’on ne prend pas en compte cette dimension géographique et politique, on s’interdit de comprendre le phénomène.

Certes, l’islam salafiste, qui est fédérateur et sert d’idéologie à l’État islamique, est inséparable du projet. Mais le projet a également une dimension territoriale. Comme vous l’avez rappelé, il remet en cause les frontières qui n’ont jamais été totalement acceptées dans le monde arabe. De même avez-vous raison de le comparer avec le mouvement qui a permis la constitution de l’Arabie saoudite, et qui était mené par Ibn Séoud. À une différence près : Ibn Séoud se battait très peu contre les Turcs, son action étant essentiellement dirigée contre d’autres Arabes, en particulier contre la dynastie hachémite. Mais l’idéologie était la même. En 1924, il chassa les hachémites de La Mecque et du Hedjaz avec ses Ikhwân, des djihadistes avant l’heure. Ensuite, lorsque volera en éclat cette alliance entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, Ibn Séoud n’aura aucun scrupule à massacrer ses anciens alliés.

L’État islamique, comme les bolchéviques ou même le national-socialisme allemand, n’avance pas masqué : l’idéologie est affichée, les objectifs sont proclamés. Il suffit de prêter attention à la propagande, qui est d’ailleurs essentiellement à usage interne. Et l’Arabie saoudite figure parmi les objectifs de l’État islamique.

M. Jacques Myard. Je connais un peu la région. Il me semble évident que l’on assiste à une guerre par procuration et qu’un certain nombre d’États jouent une partie de poker menteur. Ainsi la Turquie, au moment où Mohamed Morsi était président de l’Égypte, n’aurait-elle pas été défavorable à la constitution d’un axe Ankara-Bagdad-Le Caire, comme sous l’ancien Empire ottoman. Quant à l’Iran et l’Arabie saoudite, ils se livrent à une guerre par procuration pour des raisons certes religieuses, mais aussi pour asseoir leur puissance dans ce Proche-Orient.

Là-dessus vient se greffer une vision eschatologique du monde, si attirante pour certains jeunes de chez nous, qui se jettent corps et âme dans une idéologie qui donne un sens à leur vie et à leurs actions. Le phénomène est quasi-sectaire. Mais ce ne sont pas les seuls. M. Bush avait une vision millénariste, eschatologique et apocalyptique ; n’a-t-il pas déclaré à Jacques Chirac que Dieu lui avait dit d’intervenir contre Saddam Hussein ? De la même façon, certains évangélistes vous prédisent le Grand Israël et le retour de Jésus-Christ. Il y a de quoi se pincer !

Je voudrais donc savoir comment vous articulez cette vision géostratégique d’États qui sont en guerre pour une stratégie d’influence, et cette vision eschatologique.

M. Adrien Jaulmes. En d’autres termes, vous m’interrogez sur la façon dont se mêlent le religieux et le politique. C’est le problème, dans la mesure où les deux sont liés de façon indissoluble dans la plupart des idéologies islamistes.

Je précise que ce dernier terme recouvre des réalités très diverses : les Frères musulmans sont les ennemis jurés des salafistes et des saoudiens, pour des raisons un peu obscures, mais qui ont essentiellement trait à leur rapport à la démocratie : les Frères musulmans considèrent la démocratie comme un instrument permettant de reprendre le pouvoir, et les salafistes considèrent que la participation à un système démocratique est inacceptable. En revanche, tous ces mouvements ont en commun de considérer que l’islam est un projet à la fois de société, politique et religieux – ce que la pensée occidentale a beaucoup de mal à appréhender.

Je peux vous donner l’exemple du grand ayatollah Ali Sistani, l’un des plus grands ayatollahs du monde chiite, un Irakien d’origine iranienne qui vit en reclus à Nadjaf mais qui, quand la situation l’exige, prononce des fatwas qui sont suivies par tous les chiites de l’Irak et au-delà de l’Irak. C’est aussi quelqu’un qui ne fait pas de séparation entre le religieux et le politique.

Venons-en à l’attrait que l’État islamique peut avoir pour une jeunesse un peu déboussolée ou en quête d’idéal, qui épouse la cause la plus violente et la plus radicale. Je suis d’accord avec vous : le phénomène peut être considéré comme sectaire. Mais j’observe que la réalité est un peu différente de leurs attentes. Beaucoup de ces jeunes occidentaux, qui s’engagent parfois avec une vision un peu floue du contexte géopolitique, vont devoir combattre non pas contre des nouveaux croisés ou des impérialistes américains, mais contre une armée arabe irakienne chiite, ou une armée arabe syrienne, voire d’autres mouvements islamiques ou d’autres personnes partageant la même vision du monde qu’eux. Le paradoxe est là.

Enfin, il ne faut pas aller trop loin et essayer de séparer ce religieux du politique. Sinon, on aboutit à des explications bancales et à de fausses conclusions comme « les djihadistes se servent de la religion mais ne croient pas du tout » ou « c’est un mouvement purement religieux, nihiliste, eschatologique qui n’a aucune ambition territoriale ». Je pense qu’il faut appréhender les choses dans leur ensemble.

M. Jacques Myard. On est bien d’accord.

M. Claude Goasguen, président. Mais les soldats de base, pourquoi se battent-ils ?

M. Adrien Jaulmes. Je pense qu’ils se battent pour une idéologie puissante, branche de l’islamisme politique radical – islam salafiste ou des Frères musulmans. Celle-ci est devenue la grande idéologie alternative actuelle. Ainsi, si l’on veut renverser l’ordre mondial, on adhère à cette idéologie. Voilà pourquoi elle séduit dans les prisons et dans tous les endroits où l’on a l’impression que l’on ne participe pas à la marche du monde.

Sans qu’il faille pousser trop loin la comparaison, il me semble qu’il s’était passé un phénomène identique, pendant la guerre d’Espagne, avec les Brigades internationales. Celles-ci pouvaient réunir à la fois des membres cyniques du Komintern, venus pour épurer leur propre camp républicain espagnol, ou des idéalistes comme Georges Orwell, venus faire le coup de feu pour une cause – et qui sont d’ailleurs revenus désabusés.

M. Joaquim Pueyo. D’abord, je ne sais pas si l’on peut comparer ce qui se passe au Moyen-Orient avec ce que l’on a pu observer en Espagne : Franco avait fait un coup d’État dans une République déjà instituée, et c’était une bonne chose que des Brigades internationales soient venues par solidarité avec les Républicains. On aurait même pu imaginer que d’autres pays européens viennent à la rescousse de l’Espagne républicaine.

Ensuite, je reconnais que le spirituel et le temporel ont été liés dans de nombreux régimes, et que c’est toujours le cas dans de nombreux pays constitués.

Enfin, que doit-on faire, en tant qu’Occidentaux ? Faut-il s’appuyer sur des pays tels que l’Égypte ? Je remarque que ce que vous appelez l’État islamique – et que je préfère appeler Daech – s’implante en Lybie, dans un pays qui est complètement délité, où il n’y a plus d’État mais où il y a deux assemblées. Faut-il continuer à lutter ? Peut-être faut-il mettre en place une diplomatie active, avec le Tchad, l’Algérie, l’Arabie saoudite, les Émirats et des pays encore constitués actuellement.

M. Adrien Jaulmes. Bien sûr, la guerre d’Espagne est totalement différente sur de nombreux aspects. Mais si j’ai fait cette comparaison, c’est parce que vous y rencontriez également des jeunes gens venus de tous les continents se battre pour une cause plutôt que pour un pays.

Ensuite, j’aurais du mal à vous apporter une réponse précise. En effet, les journalistes sont plutôt des observateurs des fonctionnements et des dysfonctionnements de l’histoire contemporaine. Et je vous renvoie au dicton : « il y a trop de diplomates qui se prennent pour des généraux, trop de généraux qui se prennent pour des diplomates, et trop de journalistes qui se prennent pour les deux ».

Malgré tout, j’insisterai sur le contexte géopolitique parce que, sans lui, on ne peut pas comprendre l’État islamique. Je précise que je parle d’« État islamique » parce que c’est ainsi qu’il se nomme, même s’il ne représente sans doute pas tout l’Islam et que c’est un « proto État » qui n’en possède pas tous les attributs.

Je pense qu’il faut avoir une vision très précise de cette situation géographique et politique parce que nos partenaires, eux, l’ont. La coalition à laquelle participent la France, les États-Unis et d’autres pays occidentaux est complexe. Mais si de nombreux pays en font partie, ils sont beaucoup moins nombreux à agir militairement. Et quand ils agissent militairement – je ne parle pas des Américains – c’est de façon assez sériée : globalement, les pays arabes bombardent des cibles en Syrie, et les Occidentaux en Irak.

Des pays comme la Turquie, qui font nominalement partie de la coalition, n’apportent aucun soutien militaire. Ils peuvent même prendre des mesures qui s’y opposent et continuent à être une plaque tournante et un point de passage pour les recrues de l’État islamique. Ainsi, des membres de l’État islamique se font soigner dans des hôpitaux turcs, et des réseaux de trafic d’armes et de volontaires passent par les frontières turques. La raison en est que la Turquie considère l’État islamique comme un moindre mal, ou du moins comme un des paramètres d’une situation compliquée, voire comme un atout dans une grande guerre régionale, à la fois contre l’Iran et contre ses alliés, Syriens et Hezbollah libanais. Elle s’inquiète beaucoup plus de la résurgence du mouvement kurde. De fait, les Kurdes du nord de l’Irak sont en grande partie affiliés au PKK.

Donc, sans apporter de solutions, je répondrai qu’on ne peut pas appréhender le phénomène en disant que ce sont des djihadistes, et qu’il faut absolument les éradiquer pour que tout redevienne comme avant. La situation est profondément bouleversée. Il n’est pas certain que l’on retrouvera au Moyen-Orient les frontières que l’on connaissait depuis un siècle. L’État irakien n’est plus celui qui existait entre 1922 et 2003, l’État syrien non plus. On doit faire face à une nouvelle réalité. Mais c’est quelque chose que l’on a déjà vu par le passé. L’histoire est pleine de rebondissements, et le Moyen-Orient est en train de traverser une crise majeure.

J’ajouterai que cette crise ne pourra pas être résolue, ou en tout cas contenue, sans la participation des États arabes et musulmans puisque ce sont eux les premiers concernés. De toute façon, dans ces régions-là, les interventions occidentales se sont toujours avérées périlleuses. La France et la Grande-Bretagne en ont fait l’expérience dans le passé, et nous avons pu observer le même phénomène ces dernières années. C’est particulièrement le cas lorsque les Américains sont impliqués. Je ne porte pas de jugement de valeur sur la politique de Washington, mais je constate que le monde arabe éprouve une sorte de répulsion contre tout ce qui s’apparente à une intervention américaine.

Donc, sans apporter de solution, et croyez que je le regrette bien, je pense qu’un des points importants, voire essentiels, est d’avoir à l’esprit cette situation géopolitique et d’admettre que la solution temporaire, voire définitive si elle existe, viendra des pays arabes et musulmans.

M. le rapporteur. Revenons à nos djihadistes français. Que savez-vous de leur état d’esprit, une fois qu’ils sont en Syrie ? Pensez-vous que beaucoup sont déçus, horrifiés par les conditions de vie, le système politique et la violence ? Sont-ils nombreux à désirer rentrer en France ? Avez-vous une idée de la façon dont il faut les accueillir. ? Depuis que nous avons commencé à travailler sur le sujet, il nous semble que notre politique de « déradicalisation » relève davantage du slogan que de la réalité.

Enfin, d’après vous, les djihadistes occidentaux enrôlés dans les bataillons, dans les « katibas » de Daech constituent-ils une force militaire réelle ou ne sont-ils qu’un outil de propagande ?

M. Adrien Jaulmes. Lors de mes séjours en Syrie, j’ai été en contact avec des Syriens, je n’ai jamais croisé de djihadistes occidentaux ni ne me suis entretenu avec eux. Ce que je connais d’eux vient principalement de mes confrères et j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous répondre de façon précise. J’imagine que la réalité doit offrir à ces volontaires un aspect un peu différent de celui qu’ils imaginaient.

Maintenant, s’agit-il d’une force militaire réelle ? Je crois que oui. En juin 2014, quand l’État islamique s’est emparé de Mossoul et d’une partie du nord de l’Irak, l’armée irakienne a subi une déroute militaire comme l’histoire contemporaine en connaît assez peu : une armée forte de 350 000 hommes qui se débande devant quelques milliers de combattants avec des camionnettes et de l’armement léger.

L’État islamique est en effet une force militaire avec laquelle il faut compter. Nous le constatons depuis le déclenchement de la coalition. Les bombardements américains ont commencé le 9 août en Irak et le 23 septembre en Syrie. En Syrie, 80 % de ces bombardements ont pris pour cible la ville de Kobané, mais les Kurdes ont mis plusieurs mois pour en chasser les combattants de l’État islamique. Et celui-ci a très peu reculé.

M. le rapporteur. Je voulais savoir si les bataillons composés de Français ou d’Occidentaux avaient un rôle particulier dans la structure militaire de Daech, s’ils avaient une activité militaire réelle sur le terrain ou s’ils étaient surtout utilisés à des fins de propagande.

M. Adrien Jaulmes. Encore une fois, mes informations sont de seconde main. Elles émanent de confrères ou d’analystes qui ont étudié la question. Apparemment, les volontaires étrangers sont intégrés dans les bataillons de l’État islamique et ne servent pas de façon autonome.

M. Claude Goasguen, président. Il paraît évident que l’État islamique a une vision géopolitique forte et qu’il est prêt à faire la guerre à des troupes bien équipées. Mais comment expliquez-vous qu’il puisse disposer d’un armement lourd ? D’où vient cet armement ? D’où vient l’argent ? L’armement est détruit par les opérations de bombardement, et il faut bien le renouveler. Auprès de qui se fournit-il ?

M. Adrien Jaulmes. Le gros de l’armement de l’État islamique est celui qui a été capturé à l’armée irakienne, notamment au moment de la prise du nord de l’Irak – d’énormes stocks de l’armée irakienne provenant en grande partie de fonds américains. Mais l’État islamique s’est également emparé d’armes en Syrie.

La question du remplacement de l’armement lourd se pose en effet. On ne connaît pas, a priori, de filières par lesquelles il pourrait obtenir de l’armement lourd – par exemple des blindés. En revanche, il semble avéré qu’il existe des filières de trafic d’armement léger. Récemment, des missiles anti-char livrés à l’Armée syrienne libre, considérée comme soit disant « modérée », sont passés à Jabhat Al-Nosra, une organisation djihadiste rivale de l’État islamique. Une partie de cet armement peut très bien aboutir entre les mains de l’État islamique. Mais des filières via la Turquie pourraient permettre aussi le passage d’armements.

M. Claude Goasguen, président. Armement léger, moyen, lourd ?

M. Adrien Jaulmes. La définition de l’armement lourd…

M. Claude Goasguen, président. Des chars ?

M. Adrien Jaulmes. Non, pas de chars, pas d’artillerie lourde, mais des missiles anti-chars, qui sont des armes très efficaces et redoutables. C’est de l’armement moyen qui peut être transporté dans des containeurs et dissimulé assez facilement…

M. Claude Goasguen, président. Mais d’où viendrait-il ? Il faut bien le fabriquer.

M. Adrien Jaulmes. Une partie de cet armement a été livré à l’Armée syrienne libre. Je n’ai aucun moyen de vérification, mais de nombreuses sources parlent de filières d’armes en provenance de Lybie, notamment via Misrata. On sait en effet que le colonel Khadafi avait constitué des stocks d’armes énormes en Lybie, dont la plupart ont été soigneusement pillés lors de la chute de son régime. Je me souviens avoir assisté à des mises à sac d’entrepôts à Tripoli. Des quantités énormes d’armements et de munitions ont été mises à l’abri par de nombreux groupes, dont certains n’étaient pas très bien intentionnés. Il semblerait qu’une partie de cet armement parvienne d’une façon ou d’une autre à l’État islamique, vraisemblablement par la Turquie. Il faut bien voir que la seule frontière de communication avec le monde extérieur dont dispose l’État islamique, c’est la frontière turque.

M. Claude Goasguen, président. Mais comment se fait-il qu’on ne surveille pas davantage cet armement, qui ne doit pas passer inaperçu en Turquie ?

M. Adrien Jaulmes. Il faut poser la question aux autorités turques. À partir du moment où Ankara et le gouvernement turc voient l’État islamique, non pas comme un allié, mais en tout cas comme une carte qu’il est important de maintenir dans le jeu régional contre ses adversaires, pourquoi ne pas laisser passer nuitamment quelques convois de camions, dont les containeurs ont été mal vérifiés par la douane ? Beaucoup de nos alliés ont agi de la même façon par le passé, comme les Pakistanais avec la guérilla afghane radicale ou avec les talibans. Vous le savez, la politique des États de la région est souvent un peu complexe.

M. Jacques Myard. Lorsque le groupe Hazm de l’Armée syrienne libre est passée du côté d’Al-Nosra, selon les informations publiées par le Wall Street Journal, elle a emporté 10 chars, dont 5 opérationnels, et des missiles Tow. Cela montre que, lorsque l’on arme un groupe là-bas, on joue les apprentis sorciers : on ne peut pas être certain que les armes ne finiront pas dans un autre groupe. C’est ce qui risque d’arriver, dans la mesure où les alliances sont très mouvantes.

M. Claude Goasguen, président. Des armes françaises ont-elles été livrées dans ce secteur ? Elles auraient pu passer de cette façon, soit par achat soit par rapt, chez Daech.

Nous nous sommes interrogés plusieurs fois à ce propos. Le soutien français initial contre Assad s’est traduit en faveur de l’opposition « modérée » par une aide dont le Quai d’Orsay reconnaît aujourd’hui l’existence. Des armes ont ainsi été livrées. Ces armes n’auraient-elles pas pu être récupérées par des groupes de Daech ou d’Al-Qaïda, qui s’en seraient emparés ou les auraient achetées ? En avez-vous entendu parler ?

M. le rapporteur. Monsieur le président, je n’ai pas entendu l’État français confirmer ce que vous dites – d’ailleurs avec beaucoup de prudence.

M. François Loncle. Si j’en crois certains articles et certains livres – dont celui de Christian Chesnot et Georges Malbrunot qui m’a tout particulièrement impressionné – le Quai d’Orsay a publiquement affirmé à plusieurs reprises qu’il livrerait des armes aux « modérés ». Mais apparemment, cette livraison n’a pas eu lieu. Les armes qui parviennent aujourd’hui dans la région par ce biais sont destinées à aider, notamment, les kurdes d’Irak.

M. Adrien Jaulmes. Je n’ai pas d’autres informations que les vôtres mais, effectivement, on avait entendu parler d’armes « non létales », terme utilisé par les diplomates, de jumelles de vision nocturnes, de gilets pare-balles, etc.

Mes derniers séjours se sont passés dans le nord de la Syrie avec des mouvements rebelles syriens, et avec un agenda politique syrien. Ces rebelles disaient qu’ils n’avaient jamais reçu d’armes de l’Occident, et ils s’en plaignaient. Mais cela date de l’hiver 2013-2014.

M. Claude Goasguen, président. Merci, monsieur, pour toutes ces précisions.

AUDITION DES REPRÉSENTANTS DES SYNDICATS DES PERSONNELS ACTIFS DE LA POLICE : ALLIANCE POLICE NATIONALE ; SYNDICAT DES COMMISSAIRES DE LA POLICE NATIONALE (SCPN) ; SYNDICAT DES CADRES DE LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE (SCSI); SYNDICAT INDÉPENDANT DES COMMISSAIRES DE POLICE (SICP) ; SYNERGIE OFFICIERS ; UNITÉ SGP POLICE – FO ; UNSA POLICE

Compte rendu de l’audition du mardi 10 mars 2015

M. le président Éric Ciotti. La création de la présente commission d’enquête a été demandée au mois de septembre dernier après le retour controversé, en tout cas difficile, de trois djihadistes passés par la Turquie et qui, attendus à Paris, ont en fait atterri à Marseille – vous devez vous en souvenir.

Son champ de travail a été élargi, malheureusement, depuis ce qui s’est passé les 7, 8 et 9 janvier. Nous clôturerons nos auditions dans un peu plus d’un mois pour rendre un rapport fin mai. Il est bien entendu essentiel pour nous que vous participiez à l’élaboration des propositions que nous serons amenés à formuler.

Nous ne souhaitons pas que la commission s’érige en censeur, en donneur de leçons ou encore qu’elle se transforme en outil d’investigation.

Je vous rappelle que cette table ronde se réunit à huis clos. Si, donc, elle n’est pas ouverte à la presse, elle fera néanmoins l’objet d’un compte rendu qui vous sera préalablement soumis et qui sera publié.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

Mme Céline Berthon, secrétaire générale du Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN). Il serait bon que nous recherchions des propositions plutôt que des responsabilités. La lutte contre le terrorisme islamiste, ou le djihadisme, nous implique tous. Cette lutte n’est assurément pas une science exacte et, quel que soit le degré de mobilisation des policiers et des services de renseignement, nous savons tous que nous ne pourrons jamais tout empêcher et que la survenance d’un fait ne sera pas nécessairement la traduction d’une faillite du système ou d’un manquement de la part de policiers ou de représentants des services de renseignement.

Nous nous accordons tous sur l’acuité du phénomène et, pour y faire face dans les meilleures conditions, nous devons disposer des moyens juridiques et matériels adéquats. Les récentes annonces du Gouvernement en matière de renforcement des moyens accordés aux services judiciaires et de renseignement étaient attendues parce qu’indispensables ; elles n’en restent pas moins insuffisantes. Nous escomptons une montée en puissance des moyens juridiques des services de renseignement. Vous reconnaîtrez en effet qu’il est pour le moins surprenant que ces derniers aient moins de possibilités que les réseaux sociaux, que l’interconnexion des fichiers constitue encore un tabou en France ; la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) est une « enquiquineuse » – je le dis comme je le pense – pour les services de renseignement et de police, alors même que, dans chacune de ces entités, nous disposons de professionnels animés par la volonté de remplir leurs missions et d’assurer la sécurité du pays. Il serait donc important d’inverser la tendance et de redonner des moyens élémentaires aux services de renseignement.

J’appelle par ailleurs votre attention sur le fait qu’en créant un tamis de plus en plus fin, on aboutit à un nombre de profils à risque très important – on évoque plusieurs milliers de personnes – sans qu’on ait toutefois la capacité matérielle de les « traiter », de les neutraliser durablement ou de procéder à leur déradicalisation après incarcération ou à la suite d’une interdiction de sortie de territoire. La police et les services de renseignement ne disposent pas de toutes les solutions.

Nous sommes convaincus que la lutte contre le terrorisme passe par la mobilisation des services spécialisés – judiciaires et de renseignement –, mais il convient de ne pas oublier la police du quotidien, en particulier les primo-intervenants. Les événements du mois de janvier ont mis en évidence la fragilité de ces derniers dans ce type de situation – que nous vivrons à coup sûr à nouveau. Au-delà du savoir-faire des unités d’intervention telles que Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID), les brigades de recherche et d’intervention (BRI) ou les groupes d’intervention de la police nationale (GIPN), qui ont montré leur professionnalisme là où elles ont été amenées à intervenir, les policiers primo-intervenants seront toujours confrontés à la nécessité de fixer une situation face à des individus à la logique meurtrière. Notre préoccupation de chefs de service est de donner à ces policiers d’abord la capacité de se défendre puis celle de réagir dans un cadre juridique qui les protège. Or, le cadre juridique en vigueur ne le permettant pas, il faut l’adapter à cette fin.

En somme, nous entendons veiller aux moyens des services de renseignement, à leur articulation, à l’efficacité des services judiciaires mais aussi à la protection et aux conditions d’intervention des policiers qui resteront les premiers à intervenir à l’occasion de ce type de tuerie.

M. Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). Nous regrettons que nos propositions – les plus pratiques qui soient – ne fassent pas partie des priorités annoncées par le Gouvernement. Je pense notamment à l’accès des services de police aux fichiers de la sécurité sociale, des caisses d’allocations familiales, du Trésor public, de l’administration de la justice – notamment pour suivre les individus qui sortent de prison –, fichiers qui peuvent faciliter l’enquête et confirmer un diagnostic de radicalisation et d’éventuel financement. La lutte contre le terrorisme implique qu’on brise certains tabous. Il s’agit d’éviter de regretter d’avoir eu à marchander pour obtenir des renseignements jugés essentiels mais qui devraient être communiqués naturellement dans le cadre de l’enquête.

Même si l’évolution législative va dans le bon sens en matière de mise sur écoutes, nous devons avoir la faculté de réagir. Comme l’a souligné Mme Berthon, plus on aura identifié d’individus à risque, plus il nous faudra de moyens pour les surveiller. Il ne faut pas qu’ils puissent commettre un acte terroriste sous prétexte que nous n’aurons pas eu les moyens de les poursuivre. C’est pourquoi il faut éviter de constituer un fichier dont la lourdeur nuirait, en fin de compte, à l’efficacité des forces de police.

Un bilan doit être réalisé sur les réformes du renseignement de 2008 et 2012. Il ne s’agit pas de rechercher des responsabilités, mais force est de reconnaître que ces réformes n’ont pas remis le renseignement en ordre de marche, notamment du fait du démantèlement de la direction centrale des renseignements généraux, à cause duquel on a perdu, pour une grande part, la faculté de réaliser du renseignement de proximité, essentiel à la collecte de données et à leur exploitation. La réforme de 2012 a créé le service central du renseignement territorial (SCRT), rattaché à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), mais, en dépit de l’arrivée de renforts et de précisions doctrinales, on voit bien les limites du système.

Ce n’est en effet pas la création d’antennes du renseignement territorial, composées chacune de deux gendarmes qui ne sont pas géographiquement rattachés aux services du renseignement territorial, qui nous rassure. Nous pensons que le renseignement se pratique collectivement et non par le biais de binômes d’agents isolés d’autres forces. Le renseignement est un tout. Aussi la création de 25 antennes du renseignement territorial ne va-t-elle pas, à nos yeux, dans le bon sens. Par exemple, dans la ville de Lunel, il y a eu des dysfonctionnements : les gendarmes disposaient de renseignements qu’ils n’ont pas communiqués au service de renseignement territorial départemental. On ne peut pas admettre cela au vu du risque encouru. En matière de renseignement, plutôt que la concurrence entre les services, c’est la transparence, dans les deux sens, qui s’impose. De même, il faut éviter la transmission des informations au degré supérieur en court-circuitant le chef de service départemental. Bref, le travail à Lunel aurait pu être meilleur si les services s’étaient fait confiance dans l’échange d’informations.

L’ensemble des services de renseignement doivent faire partie de la « communauté » du renseignement, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui pour le SCRT, ni pour la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP). C’est le partage des informations et d’une même méthodologie qui conduira à un meilleur fonctionnement du renseignement.

Il est par ailleurs nécessaire, il y a été fait allusion, de simplifier les procédures en matière de renseignement mais également en matière pénale. Voilà des années que nous demandons au législateur un allégement de la procédure pénale qui n’a fait que s’alourdir au gré des réformes imposées par l’Europe. Dès lors, les policiers, en particulier les primo-intervenants, passent beaucoup de temps à s’occuper de la procédure au détriment de leur présence sur la voie publique, qui leur permettrait de recueillir des informations auprès des commerçants, des bailleurs sociaux, des écoles... C’est pourquoi nous sommes vraiment favorables à l’établissement d’une procédure à l’anglo-saxonne, beaucoup plus orale qu’écrite, afin de dégager du temps pour l’enquêteur.

Nous devons ensuite établir des fichiers plus performants, car leur état ferait rire nos collègues européens s’ils en prenaient connaissance : ces fichiers sont inadaptés, ils ne permettent pas aux enquêteurs, d’un bout à l’autre de la France, de prendre connaissance de tous les détails d’une fiche concernant un individu, du fait, sans doute, de garde-fous imposés par la CNIL – alors que nous devrions nous montrer au moins aussi efficaces que les terroristes, aujourd’hui plus rapides que nous grâce aux réseaux sociaux. Ce n’est pas politiquement correct de le reconnaître mais cette demande émane des enquêteurs sur le terrain.

On a créé depuis trois ans des cellules de coordination pour faciliter le partage du renseignement entre la sécurité intérieure et le renseignement territorial et la sous-direction opérationnelle créée par les gendarmes. La création même de cellules de coordination montre bien que quelque chose ne va pas. Le renseignement est une matière qui ne se divise pas et tous les services devraient être beaucoup plus proches les uns des autres. C’est pourquoi nous étions plutôt favorables à l’instauration d’une grande direction générale du renseignement.

M. Jean-Paul Mégret, secrétaire national du Syndicat indépendant des commissaires de police. Nous avons besoin de dispositifs juridiques permettant de légaliser des pratiques qui sont aujourd’hui bloquées, comme la pose de balises, la sonorisation de véhicules, d’appartements…

Nous craignons que les pratiques contreviennent à des textes devenus très compliqués dans tous les domaines. Ainsi le keylogger judiciaire a-t-il été autorisé par la loi il y a déjà un certain temps mais il ne peut pas fonctionner parce que la Chancellerie et la CNIL se renvoient la balle, personne n’osant mettre en place un dispositif jugé, de façon parfaitement idéologique, liberticide. Alors que ce système est en vigueur dans de nombreux pays, alors qu’il est, en France, prévu par la loi, nous restons l’arme au pied face à des individus radicalisés qui vont certes au combat armés d’une kalachnikov et de grenades mais qui, dans la vie, sont des adeptes des réseaux sociaux, dont ils ont parfaitement compris les avantages pour protéger leur anonymat.

Il faut savoir que la CNIL a totalement paralysé de grandes institutions, de grandes entreprises qui, même dans le cadre de réquisitions judiciaires, refusent désormais de répondre aux services d’enquête. C’est vous dire à quelles difficultés – a fortiori plus importantes – on se heurtera avec les services de renseignement. Auparavant, si vous vouliez identifier le domicile d’un individu ou les personnes qu’il allait voir, une réquisition adressée à EDF permettait d’obtenir la liste des habitants d’un immeuble. Dorénavant, à la suite des remontrances de la CNIL, EDF explique être dans l’impossibilité de vous répondre. Il faut donc formuler une demande pour chaque nom pour savoir si l’individu que vous avez ciblé dans une enquête demeure à l’adresse considérée. Or, quand on considère la masse d’individus à traiter, c’est impossible. Les évolutions jurisprudentielles et les évolutions pratiques conduisent aujourd’hui les enquêteurs à la paralysie.

Nous sommes très nombreux à dresser le bilan de ce qui s’est fait depuis 2007 et à nous poser la question, par exemple, de savoir si les renseignements généraux avaient bel et bien vocation à disparaître – réforme qui date des années 2007-2008 alors que nous sommes en 2015. Le regroupement, il faut le reconnaître, a présenté des avantages. Reste que, compte tenu des menaces actuelles, nous ne devons pas regarder en permanence dans le rétroviseur mais tâcher de lancer des réformes structurelles puisque les services ont besoin de se mobiliser sur des cas concrets et ont besoin, compte tenu du nombre d’individus concernés, de se consacrer aux dossiers.

Les soucis du monde du renseignement sont à l’image de ceux du monde policier : des textes contraignent l’activité des services – on a déjà évoqué le cas des primo-intervenants ou la procédure pénale. Tout est fait pour mettre des bâtons dans les roues des policiers et des gendarmes, pour leur faire perdre un temps précieux en avis divers, en procès-verbaux de pure forme et chronophages, si bien que les forces de sécurité se consacrent malheureusement plus à la forme qu’au fond.

Or les événements récents nous conduisent tous à redonner priorité au fond. Une augmentation des effectifs ne saurait résoudre les problèmes puisque, de toute façon, ces effectifs, il faudra bien les former – et, puisqu’il s’agit de former des spécialistes, quelques mois ne suffiront pas. Il nous faudra certainement, avant tout, changer les pratiques pour qu’un fonctionnaire puisse produire mieux sans être bloqué par certains dispositifs. La police nationale a pourtant fait des efforts de traçabilité permettant de prouver la bonne foi des officiers de police judiciaire de tous grades et de tous corps. Malgré ces efforts, nos collègues sont toujours en butte aux mêmes obstacles juridiques, ce qu’ils comprennent de moins en moins.

M. Patrice Ribeiro, secrétaire général de Synergie officiers. Comme j’ai l’habitude de ne jamais me substituer à un professionnel, j’ai demandé à ma collègue Sophie Da Pozzo, chef de groupe à la DGSI, qui traite notamment les individus de retour du djihad, de m’accompagner afin d’éclairer la commission d’enquête sur les questions pointues qui pourront être posées.

La menace à laquelle nous sommes confrontés est nouvelle par son ampleur, son aspect protéiforme et du fait de la très grande porosité – et qui ira croissant – entre l’islamo-banditisme et les filières djihadistes, entre des voyous relevant de la criminalité organisée et des fondamentalistes plus ou moins sincères dans leurs convictions.

La situation fait éclater au grand jour les difficultés que nous rencontrons depuis des années, tant dans le domaine du renseignement que dans le domaine judiciaire : arsenal juridique inadapté, obtention de renseignements et accès aux fichiers rendus difficiles à cause de cette peur très française que la police, tel Big Brother, pourrait vérifier, en croisant les fichiers, ce que chacun prend comme médicaments. Or nous en sommes loin puisque, comme l’a rappelé Jean-Paul Mégret, nous ne pouvons même pas savoir combien il y a d’individus dans un immeuble.

Nous sommes peut-être le seul pays d’Europe où des femmes peuvent partir faire le djihad en Syrie, revenir déclarer une grossesse ou une naissance à la caisse d’allocations familiale, puis repartir pour la Syrie. Nous sommes vraiment très en retard en matière de croisement de fichiers, de nouvelles technologies, même si l’on sait bien que la technologie a toujours de l’avance sur le travail de la police. Ainsi certaines applications comme Viber ou WhatsApp sont-elles inécoutables et intranscriptibles et que des individus qui conversent via ces messageries ne peuvent être ni suivis ni écoutés.

Il faut instaurer un référent dans les commissariats car on ne peut plus tolérer ces « guéguerres », chaque service dit spécialisé ayant un tel sentiment d’appropriation qu’il ne désire rien partager avec personne. Compte tenu de l’ampleur de la menace, il faudra donc avoir des correspondants dans les brigades de gendarmeries et dans chaque commissariat. Une partie du travail devra peut-être être déléguée à la sécurité publique puisque, on l’a évoqué, la formation des personnels qui vont être recrutés mettra du temps. En attendant, des blocages peuvent être levés comme l’accès aux fichiers, le renforcement des moyens – nous avons des pistes concernant la saisie et l’exploitation des biens et avoirs criminels, procédés qui semblent simples ailleurs mais très compliqués en France.

Il convient également de réduire la discordance entre les services de renseignement et les services judiciaires, ceux-ci pouvant plus facilement mener certaines actions comme la sonorisation de véhicules, la pose de balises. Selon une décision très récente de la Cour de cassation, écouter deux personnes mises en garde à vue est déloyal et n’a pas à entrer dans le cadre d’une procédure – or, si vous vous trouvez au milieu de deux ou trois voyous dans une cellule de garde à vue, vous ne pouvez pas vous dire autre chose que ce que vous vous diriez dans un véhicule ou un appartement que nous aurions sonorisé.

Nous payons le prix des obstacles mis sur notre route par la CNIL, par tous ces gens qui vivent hors sol. À mon avis, malheureusement, nous en paierons à nouveau le prix dans les semaines ou les mois qui viennent. On ne pourra pas dire que nous n’aurons pas prévenu. Jusqu’à présent, nous prêchions dans le désert puisque ces questions restaient dans la sphère policière. De votre côté, vous pouvez, par une modification de la législation, faciliter notre travail en ce qui concerne, par exemple, les réquisitions auprès des grands opérateurs de téléphonie avec lesquels nous avons d’importantes difficultés et qui facturent à des prix prohibitifs des opérations qui ne leur coûtent rien ; vous mettriez ainsi de l’huile dans les rouages et feriez en sorte que nous soyons mieux protégés.

M. le président Éric Ciotti. N’hésitez pas à nous faire part, par écrit, de propositions très concrètes.

M. Philippe Capon, secrétaire général de l’UNSA Police. Nous vous ferons parvenir des contributions au titre de l’UNSA Police mais également au titre de la Fédération autonome des syndicats du ministère de l’intérieur (FASMI), ainsi que le travail réalisé avec nos collègues du SCPN.

La police estime qu’il est nécessaire de se doter de moyens humains comme matériels. À l’occasion des différentes réformes engagées ces dernières années, nous nous sommes rendu compte qu’on avait perdu un certain nombre de « sachants », de collègues qui travaillaient dans la filière du renseignement, en particulier aux renseignements généraux. Nous estimons, sans vouloir nous faire critiques au-delà du raisonnable, qu’en créant la sous-direction de l’information générale (SDIG), on a fait des collègues issus des RG les « concierges » du renseignement, auxquels ne sont pas forcément confiées les missions les plus intéressantes… Beaucoup ont quitté ces filières du renseignement, lesquelles constituent vraiment un métier qui doit offrir un vrai déroulement de carrière – ce qui n’est pas forcément le cas actuellement : pour obtenir de l’avancement, on est parfois obligé de quitter le renseignement.

Nous sommes par ailleurs préoccupés par le manque d’effectifs et par le fait que le recrutement annoncé par le Premier ministre et le ministre de l’intérieur aura pour effet de diminuer le nombre de primo-intervenants sur la voie publique. En effet, à chaque fois que nous allons récupérer un fonctionnaire dans le renseignement, on va en enlever un sur la voie publique pendant un an ou un an et demi. On va ainsi perdre 1 100 fonctionnaires primo-intervenants alors que la voie publique est déjà quasiment exsangue en la matière.

Nous sommes favorables à une doctrine du renseignement englobant l’ensemble des services. Nous plaidons également pour une coopération interservices et pour la coordination du renseignement, qui peut faire défaut tant elle se révèle compliquée, entre, notamment, la DGSI – dont il faut d’urgence renforcer les groupes de surveillance –, le SCRT, qui dépend de la DGPN, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), sans oublier la DRPP qui jouit d’une certaine autonomie. Du fait de cette complexité, les échanges d’informations entre les différents services ne vont pas de soi.

Nous demandons en outre que le secret défense soit la règle pour tous les agents travaillant dans le renseignement avec l’octroi, pour eux, de moyens sécurisés, d’une protection, la distinction entre l’intervention et la surveillance étant bien opérée – notons que nous ne disposons pas, en province, de groupes de filature spécialisés.

En matière de filature et de surveillance, nos collègues prennent de nombreux risques personnels – le cas de la sonorisation a déjà été évoqué. Ils manquent d’une protection juridique. Le travail avec les opérateurs– le problème que nous rencontrons avec EDF a été mentionné tout à l’heure – est parfois impossible, comme avec Numéricâble.

Un grand nombre de collègues policiers affectés dans le renseignement totalisent entre 1 000 et 4 000 heures supplémentaires ; elles ne sont pas payées et ne sont quasiment plus récupérables vu l’intensité du travail en ce moment, ce qui conduit à une certaine démotivation, renforcée par de longues missions au cours desquelles les policiers en sont parfois de leur poche pour l’hébergement et les repas.

Nous souhaitons qu’une formation spécifique soit donnée au sein d’une académie du renseignement que pourrait intégrer l’ensemble des policiers travaillant dans le renseignement, qu’ils viennent de la DGSI, du SCRT ou autres.

Il convient en outre d’améliorer l’interconnexion des fichiers car, aujourd’hui, le policier est obligé de consulter tous les fichiers pour obtenir des renseignements – c’est à la fois inefficace et chronophage.

La coopération avec les services pénitentiaires doit elle aussi être renforcée.

Je ne reviens pas sur internet, partageant tout ce qu’ont dit mes collègues.

J’insiste, reprenant le début de mon intervention, sur la fidélisation du savoir et des collègues dans le renseignement. En effet, la présence de policiers qui ont la mémoire du renseignement fait cruellement défaut aujourd’hui – absence qui pourrait en partie expliquer certains problèmes survenus ces derniers mois ou ces dernières semaines.

M. Nicolas Comte, secrétaire général adjoint d’Unité SGP Police – Force ouvrière (FO). Je présente les excuses d’Henri Martini, secrétaire général, qui est souffrant et n’a pu venir. Je suis accompagné de Francis Sauvadet, qui exerce à la DGSI.

Les événements de ces derniers mois nous ont rappelé le degré de la menace, sur lequel les différents ministres concernés reviennent souvent. Or, aujourd’hui, on s’aperçoit que les fonctionnaires des services de renseignement, au sein de la police nationale, n’ont pas toujours les moyens de remplir dans les meilleures conditions la mission qui leur est confiée. Les services sont insuffisamment adaptés sur les plans matériel, technique, juridique. On manque, en France, d’une véritable culture du renseignement, tâche uniquement confiée à des services spécialisés qui, parfois, ne sont pas pris en considération comme ils devraient l’être.

Des réformes ont été menées et la création de la DGSI a vocation à remédier à cela. Or, aux fonctionnaires qui travaillent dans le renseignement et qui doivent à tout prix se faire parfaitement discrets, on confie le même matériel qu’aux autres fonctionnaires de la police nationale – mêmes radios, mêmes armes… –, ce qui ne pose pas de problème quand on porte l’uniforme, mais ce qui se révèle plus compliqué quand on ne doit pas apparaître. Surtout, une lourde responsabilité repose sur eux : on leur demande de ne pas manquer la bonne cible, de détecter toutes les menaces possibles, alors que, dans le même temps, on ne leur donne pas les moyens juridiques de remplir cette mission. Aussi nos collègues doivent-ils prendre eux-mêmes la décision d’être efficaces, quitte à se retrouver dans l’illégalité, ou bien prendre la décision de rester dans le strict cadre de la loi, au risque d’être inefficaces avec les conséquences que l’on sait.

Il faut par conséquent doter les effectifs travaillant dans le renseignement de moyens juridiques adaptés. Évoluant dans la sphère de la police administrative, nos collègues sont en effet beaucoup moins outillés que ceux opérant au sein des services de la police judiciaire. Nombreux sont les individus qui doivent être surveillés dans le cadre de la menace djihadiste et il est clair que la surveillance humaine ne peut concerner chacun d’eux. On entend souvent dire qu’une personne surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre mobilise vingt-cinq fonctionnaires. C’est purement théorique : comment font les dix fonctionnaires d’une direction départementale ? Ils s’adaptent. Des possibilités techniques de suppléer à la surveillance humaine ou de la renforcer existent – encore faut-il être doté de ces possibilités et, une fois doté, encore faut-il obtenir le droit d’en user.

Les fonctionnaires qui travaillent au sein de la sécurité intérieure ont beaucoup moins de possibilités que les fonctionnaires qui relèvent de la sécurité publique, notamment pour ce qui concerne l’accès aux fichiers. Aussi, si l’on est gardien de la paix, brigadier, brigadier-chef, officier au sein d’un service de la sécurité intérieure, on ne peut accéder à certains fichiers regroupés au sein du système de circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés (CHEOPS), puisque son accès est limité pour bon nombre de nos collègues relevant de la sécurité intérieure.

Il en va de même en ce qui concerne les rapports avec d’autres administrations. L’accès à certaines données comme les cartes d’identité, les passeports, dépend du bon vouloir des préfectures concernées. Heureusement, nombreux sont les fonctionnaires d’autres administrations qui font bon accueil aux policiers, mais ce n’est pas toujours le cas. C’est pourquoi les accès devraient être systématisés et tout ne devrait pas être fondé sur les relations qu’ont pu nouer nos collègues. On pourrait étendre ces considérations aux données fiscales et bancaires, vraiment indispensables à un travail efficace.

Autre gros point noir : la téléphonie – une nébuleuse inaccessible. La France compte plus de deux cents opérateurs qui vendent des numéros de téléphone. Les individus à surveiller possèdent parfois de dix à quinze puces. Nos collègues mettent parfois plusieurs mois pour identifier un numéro, et encore ne peuvent-ils le faire si on leur répond qu’il est impossible d’identifier le titulaire du numéro ou si le titulaire de la ligne se nomme, par exemple, « Azerty », comme les premières lettres d’un clavier, ou encore « Ministère de l’intérieur »… Autrement dit, aucun contrôle n’est exercé par les opérateurs. Il faut donc pouvoir s’assurer d’un vrai contrôle et de retours rapides. On compte en effet trop de filtres ; trop d’explications doivent être données à chaque étape pour obtenir des informations par le biais de la téléphonie. En outre, nous sommes l’un des rares pays d’Europe à payer les réquisitions téléphoniques. Les opérateurs gagnent de l’argent avec ces réquisitions ! Quand des marchés sont ouverts, les opérateurs sont prêts à payer des milliards d’euros pour y avoir accès. Il devient pour nous urgent de faire en sorte que les conventions passées avec eux stipulent que les réquisitions soient gratuites. Dès lors que la justice ou la sécurité nationale sont en jeu, fournir gratuitement les données requises doit faire partie de la mission de service public des opérateurs. Il n’est pas normal que cela nous coûte une somme aussi importante. Il faut savoir qu’à chaque fois que nos collègues formulent des demandes, la chaîne administrative fait bien comprendre qu’elles doivent être motivées car elles ont un coût.

M. Jean-Claude Delage, secrétaire général du syndicat Alliance police nationale. Avant l’installation de cette commission parlementaire, notre organisation avait créé une cellule chargée de réfléchir sur la manière dont le renseignement doit fonctionner, une question très importante pour les syndicats de la police, quel que soit leur niveau. Sur la voie publique, les primo-intervenants sont essentiellement des gradés et des gardiens du corps d’encadrement et d’application. Par manque d’effectifs ou de stratégie policière, ils sont souvent accompagnés par des adjoints de sécurité qui se retrouvent exposés en première ligne dans ces situations de danger.

Nous avons rédigé un petit livret d’une cinquantaine de pages que nous allons vous remettre, qui résume nos réflexions et nos analyses et contient quelques propositions ; il reproduit aussi la circulaire du ministre de l’intérieur sur les cellules de suivi dans les préfectures. M. Bernard Cazeneuve, que je considère comme un homme honnête et compétent, a pu constater qu’il était très difficile de mobiliser ses propres services : en février dernier, il a rappelé à l’ordre les nombreuses préfectures qui n’avaient toujours pas créé de cellule de suivi pour la prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles, conformément à la circulaire du 19 mai 2014.

S’agissant des effectifs, nous nous réjouissons que le Premier ministre ait décidé de débloquer des postes budgétaires sur trois ans, afin de renforcer les services de renseignement. Cela étant, nous ne sommes qu’à moitié satisfaits car, en attendant que les recrues sortent des écoles, au bout d’un an au minimum, ces fonctionnaires affectés au renseignement vont être pris dans d’autres services. Ces transferts vont donc dégarnir les services de sécurité publique ou de police aux frontières, c'est-à-dire les premiers à intervenir sur la voie publique.

Pour compenser les transferts pendant cette période de recrutement exceptionnel de quelque 1 100 fonctionnaires dans le renseignement, nous avons proposé d’utiliser un important vivier : des milliers d’adjoints de sécurité connaissent le terrain car, pour la plupart, ils ont passé plus de trois ans dans la police nationale où ils ont accompagné des gradés et des gardiens. Il semble que le ministre ait demandé à l’inspection générale de l'administration (IGA) ou à l'inspection générale de la police nationale (IGPN) d’étudier notre proposition. Ce pourrait être une solution temporaire au manque d'effectifs lié aux transferts vers les services de renseignement. N’oublions pas que les personnels transférés n’ont pas forcément une connaissance du domaine du renseignement, même s’il s’agit de policiers aguerris, et que nombre d’entre eux devront être formés avant d’être totalement opérationnels.

Monsieur le président, vous connaissez parfaitement les questions de sécurité sur lesquelles vous travaillez depuis de nombreuses années. Monsieur le rapporteur, vous êtes élu d’une ville, qui est aussi la mienne, où les questions de radicalisation sont prégnantes. D’ailleurs, même des villages peuvent être touchés par des formes de radicalisation et de fondamentalisme. Comme l’a dit Patrice Ribeiro, ces voyous qui assassinent sont souvent sans foi en plus d’être sans loi : ils se servent de l’islam – dont la vocation naturelle ne me semble pas être de prôner le djihad – comme d’un prétexte. Cependant, si les djihadistes n’ont souvent pas grand-chose à voir avec la foi et avec le prophète, cette radicalisation existe.

Depuis une vingtaine d’années, nous avons l’habitude d’être traités d’affreux réactionnaires par certains, toujours les mêmes. Au préalable, je précise donc que nous sommes des policiers républicains et non pas des extrémistes factieux qui pensent à déstabiliser la République, en défendant des idées attentatoires aux libertés.

Néanmoins, nous sommes des syndicalistes policiers. Dans les médias, j’ai pu aller assez loin, disant qu’il faudrait peut-être imaginer un Patriot Act à la française ou la création d’une base de données communautaire rassemblant des informations personnelles sur les passagers des compagnies aériennes, sur le modèle du Passenger Name Record (PNR). Peut-être faudrait-il que les parlementaires, de quelque bord qu’ils soient, s’interrogent sur ces questions ? En tant que policiers et citoyens, nous attendons des réponses efficaces à la guerre déclarée aux gens de ce pays qui veulent vivre en paix – qu’ils soient athées ou membre d’une religion ou d’une autre – par ceux qui ont décidé d’attaquer l’État de droit.

Ces propositions syndicales nous attirent des critiques, venant la plupart du temps de la gauche, au motif que ces mesures seraient attentatoires aux libertés. Assumant la position d’Alliance, je pense que, face à des situations exceptionnelles, il faut adopter des mesures exceptionnelles voire d’exception. Il appartient aux élus de la nation de faire preuve d’imagination pour empêcher l’extrémisme sous toutes ses formes dans la République.

Pour en revenir à vos travaux, je trouve que la création de cette commission d’enquête – qui n’a pas dû être facile – est une bonne chose, mais je regrette que son intitulé, un peu limité, suggère une surveillance des filières en amont alors qu’il faut aussi surveiller après, notamment en prison.

M. le président Éric Ciotti. En fait, il s’agit de suivi.

M. Jean-Claude Delage. À notre avis, il faut agir avant, pendant et après, et nous préoccuper notamment des relations que doit entretenir la police avec la justice, qui a aussi des cellules de prévention de la radicalisation et ses problèmes d’effectifs. Avant d’en venir à des propositions plus concrètes, je voudrais insister sur cet aspect philosophique : si la République française n’admet pas la nécessité de mesures d’exception techniques et juridiques pour faire face à cette guerre exceptionnelle, les policiers vont avoir du mal à lutter.

Nous avons retenu quelques thèmes majeurs : les interceptions de sécurité, la téléphonie et les fadettes, les réseaux sociaux, les sources, les croisements de fichiers, les bureaux de liaison, les fiches de postes, la formation qualifiante.

Le schéma des interceptions de sécurité n’est pas adapté et il faut revoir les procédures d’autorisation, le nombre d’interceptions, etc.

La téléphonie, les fadettes et les réseaux sociaux ont déjà suscité nombre de commentaires.

Pour ma part, je voudrais insister sur les sources. Certaines personnes, sans doute mal informées, viennent encore parler à la police, notamment sur des questions aussi sensibles que celles-là. Ces sources ne sont pas assez protégées, en particulier par l’anonymat de leur témoignage. Si elles courent un risque, elles vont se tarir : plus personne ne viendra apporter un quelconque renseignement ou concours aux forces de sécurité. Cette réflexion sur les sources émane à la fois de fonctionnaires de terrains de la DGSI ou du SCRT, et de fonctionnaires qui participent à la mission du renseignement en étant parfois hors de la police ou de la gendarmerie nationale.

Le croisement des fichiers est aussi un thème récurrent et tous les fonctionnaires de terrain se plaignent de ne pouvoir travailler avec le système actuel.

S’agissant des bureaux de liaison, l’administration en a créé un entre la DGSI et le SCRT qui, à notre avis, devraient être plus imbriqués qu’ils ne le sont. Dans le SCRT, des collègues s’occupent d’islamisme radical et ils sont parfois habilités au secret défense. La création d’un bureau de liaison est une bonne chose, mais les collègues du SCRT se plaignent de n’avoir souvent aucun retour concernant les informations qu’ils ont données, ce qui peut poser des problèmes de fonctionnement.

Je ne vous parlerai pas des fiches de postes, qui relèvent de l’organisation interne.

Au chapitre de la formation qualifiante, je vais citer le général Favier, ce qui ne m’arrive pas souvent. Dans un entretien accordé à l’agence AEF Sécurité globale, il parle de manière lucide de ce qu’il conviendrait de faire, notamment à propos des primo-intervenants : « Les gendarmes qui sont dans les brigades doivent être associés à ce recueil de renseignements, à cette lutte contre la radicalisation, à la détection des signaux faibles. »

Ce point, très intéressant, devrait être mis en application dans la police nationale, car beaucoup de policiers qui travaillent dans des directions non spécialisées – commissariats d’arrondissement de Paris, commissariats de sécurité publique de province, police aux frontières – sont toute la journée au contact de signaux faibles lors de leurs patrouilles, tout comme les gendarmes dans leurs brigades. Il faut donc former au renseignement et à la détection les policiers qui vont en patrouille sur la voie publique et qui sont les premiers au contact des signes faibles de radicalisation. M. Jean-Marc Falcone, le directeur général de la police nationale, l’a probablement préconisé, mais je n’ai pas lu d’entretien qu’il aurait donné.

M. le président Éric Ciotti. Nous le recevons demain.

M. Jean-Claude Delage. J’espère qu’il dira la même chose, car c’est fondamental. La formation qualifiante doit être améliorée et généralisée. Et s’il faut évidemment rapprocher la gendarmerie et la police, il faut aussi essayer de faire en sorte que le SCRT puisse se sentir dans la famille du renseignement.

Venons-en à notre « marronnier » : la sortie du renseignement territorial de la DCSP. Le nouveau chef du SCRT, Jérôme Léonnet, est un homme qui connaît et aime le renseignement où il a œuvré pendant une bonne partie de sa carrière, même s’il a effectué des passages dans d’autres domaines. C’est mieux que de voir arriver quelqu’un qui n’y connaît rien mais qui est bombardé chef de service parce qu’il fallait lui trouver une place. Néanmoins, nous continuons à le répéter : tant que le SCRT dépendra du directeur central de la sécurité publique, certains renseignements, remarques et signalements, ne remonteront pas à l’échelon supérieur. Lorsqu’un directeur central de la sécurité publique lit que la radicalisation perdure dans l’une des cités de son secteur, il a tendance à transformer la note ou à l’empêcher d’arriver à bonne destination, et le fonctionnaire qui l’a rédigée est un peu démotivé.

Dernier point : en matière de renseignement, de sécurité publique ou de lutte contre tel ou tel trafic, il faut avoir des agents motivés. Le plan Vigipirate est actuellement en vigueur, et personne ne peut contester la nécessité de protéger des bâtiments, même si je persiste à penser – et mes propos concernant Charlie Hebdo ont fait polémique – que la police nationale ne peut pas garder tous les locaux qui pourraient être menacés. Dans la situation particulière que nous vivons actuellement, nous avons heureusement le concours de l’armée – grâce à une décision politique qui n’a sûrement pas été facile à prendre – sans lequel la plupart des collègues des forces de sécurité intérieure de la police nationale et de la gendarmerie seraient mobilisés pour garder des bâtiments, et indisponibles pour assurer la sécurité des Français. Si le concours de l’armée s’arrête, il ne sera plus possible d’assurer le plan Vigipirate actuel.

À notre avis, la garde statique de bâtiments, sauf cas très particuliers et très ciblés, n’est pas une mission prioritaire pour les fonctionnaires de police. D’autres moyens peuvent être utilisés – le concours d’entreprises privées de sécurité, l’installation de sas, etc. – en fonction de la cible à protéger et du niveau de la menace. En revanche, la protection des personnes doit être assurée, mais nous devons nous poser certaines questions : qui protéger ? Pendant combien de temps ?

Pour avoir des fonctionnaires motivés, il faut une carotte. Aujourd’hui, les policiers – les gradés et les gardiens qui sont sur le terrain, en particulier – sont très fatigués, même s’ils savent l’intérêt et l’importance de leur mission. Il faut assouplir le système. Comment donner encore plus envie de retourner au travail à quelqu’un qui y passe déjà beaucoup de temps ? Il existait un système d’heures supplémentaires, baptisé « optimisation opérationnelle », à l’époque de Claude Guéant. Ce système d’optimisation opérationnelle permettait aux policiers qui le souhaitaient de faire des heures supplémentaires, et donc d’améliorer la capacité opérationnelle de la police, en contrepartie d’une rémunération horaire supérieure. Un tel système permettrait aux policiers qui ont envie de faire plus – même s’ils sont déjà beaucoup utilisés –, de ne pas faire plus pour rien. Cela motiverait les troupes.

M. le président Éric Ciotti. Nous allons passer aux questions, en commençant par celles de MM. Goasguen et Pueyo.

M. Claude Goasguen. Madame Da Pozzo, vous vous occupez particulièrement des djihadistes qui sont revenus. Quelles relations entretenez-vous avec le pôle terroriste, avec l’administration pénitentiaire et avec les juges qui se prononcent sur l’éventuelle libération de ces djihadistes ? Quels sont vos besoins et vos difficultés ?

M. Joaquim Pueyo. Je m’interroge pour ma part sur la coordination du renseignement entre les prisons, les services et la société civile. La culture du renseignement s’est peut-être affaiblie en France, au cours des dernières années. Le renseignement est efficace si la société civile y participe, dans le respect des règles déontologiques qui s’imposent. Il ne faut pas opposer la police et la justice, ni remettre systématiquement en question la CNIL, même si son rôle peut engendrer des lourdeurs. Je suis favorable à l’évolution du renseignement – nous allons en débattre prochainement à la faveur d’un texte de loi – et au renforcement de ses moyens techniques et juridiques.

Il y a quinze jours, je suis allé avec le président Ciotti au Danemark où les policiers mettent en place des programmes de déradicalisation. Lorsqu’un renseignement intéressant leur parvient – de leurs services, des services sociaux ou des services éducatifs –, ils se réunissent et décident de suivre la personne concernée. Qu’en pensez-vous ? Pourrait-on s’inspirer de cette expérience ?

Mme Sophie Da Pozzo, conseillère technique du syndicat Synergie-Officiers. En ce qui concerne l’administration pénitentiaire, nous sommes dépendants des magistrats qui sont eux-mêmes assez débordés. Nous n’avons pas d’accès au fichier de l’administration pénitentiaire, alors que cela pourrait nous aider dans le cadre de nos recherches. Dans le cas de Charlie Hebdo, dont j’ai géré une partie du dossier pour la DGSI, on nous a demandé d’analyser l’environnement des frères Kouachi, ce qui impliquait de retracer leur passé carcéral. En n’ayant pas accès au fichier de l’administration pénitentiaire, je vous laisse imaginer la difficulté : les quelques fonctionnaires pénitentiaires qui géraient ledit fichier étaient harcelés de demandes venant de différents services de police.

M. Claude Goasguen. Pourquoi ne passiez-vous pas par les magistrats du pôle antiterroriste pour y avoir accès ?

Mme Sophie Da Pozzo. Ils ont effectivement accès à ce fichier, mais ils étaient tous en cellule de crise et également débordés par les demandes, notamment parce que trois services étaient conjointement saisis de cette enquête : la section antiterroriste (SAT), la sous-direction antiterroriste (SDAT) et la DGSI. Ils devaient répondre à de nombreux interlocuteurs tout en ayant à multiplier les comptes rendus à leur hiérarchie.

Dans le suivi des djihadistes, nous n’avons aucun accès au juge des libertés et de la détention (JLD). Nous n’avons pas de nouvelles directes des personnes placées en détention provisoire. J’ai appris la prochaine libération de certains détenus grâce aux écoutes dont fait l’objet la femme de l’un d’entre eux et grâce à la presse. Les liaisons que nous pouvons avoir avec l’administration pénitentiaire sont totalement informelles.

M. Claude Goasguen. Ce que vous décrivez est invraisemblable. Quand nous les avons interrogés, les magistrats du pôle antiterroriste nous ont d’ailleurs fait la même réponse que vous. Un détenu va pouvoir sortir au prétexte qu’il a une perspective de réinsertion sociale quand il raconte qu’un employeur – un copain quelconque – va l’embaucher comme menuisier. En réalité, vous l’avez suivi pendant des mois, voire des années, et vous n’êtes même pas au courant de cette éventuelle possibilité de réinsertion. Cela ne peut pas durer ! Je vous remercie pour cette contribution importante.

Mme Céline Berthon. Pour ma part, je voudrais préciser que la CNIL n’est pas notre ennemie, car les services de police représentent l’État et leurs personnels sont démocrates et républicains. Cela ne nous pose aucune difficulté de nous soumettre à un contrôle, mais encore faut-il que le bon sens prévale. Quand nous ne sommes plus en mesure de réaliser certains actes élémentaires qui contribueraient à l’efficacité de l’action de l’État, c’est qu’il y a un problème. La CNIL pourrait jouer son rôle en étant moins asphyxiante despotique pour les services de police, qui ont actuellement l’impression de faire l’objet d’une présomption de culpabilité permanente.

S’agissant de la déradicalisation, je pense que tout ce qui contribue à une approche globale doit être encouragé. Cela étant, ce n’est pas aux policiers de s’assurer de la déradicalisation des individus : non seulement nous n’avons pas les compétences requises mais, en plus, nous avons beaucoup d’autres choses à faire. Nous avons affaire à des individus dont les motivations sont extrêmement variables et multiformes : certains sont des déséquilibrés mentaux, d’autres sont désespérés, d’autres sont victimes d’emprise mentale. Je pense que les policiers qui sont autour de cette table et ceux qu’ils représentent n’ont pas la prétention de savoir déradicaliser un individu.

M. Joaquim Pueyo. Tel n’était pas le sens de ma question car je sais très bien que ce n’est pas le rôle de la police. Je voulais avoir votre point de vue sur la démarche de déradicalisation et sur le travail de coordination qu’elle suppose. Le renseignement se pratique partout et pas seulement dans les prisons. Une coopération minimale est nécessaire entre la police et la société civile.

Mme Céline Berthon. La police est plutôt exemplaire, notamment en ce qui concerne sa participation aux dispositifs récemment créés, alors que d’autres acteurs peuvent se montrer suspicieux sauf quand leur responsabilité peut être engagée. Dans ce dernier cas, ils peuvent alors se mettre à tout signaler, sans filtrer. Les policiers de l’UCLAT, de la DRPP, de la DGSI ou du SCRT expliquent qu’ils ont à gérer des signalements concernant des individus qui ne sont pas vraiment en phase de radicalisation. Le service social les signale pour ne pas avoir à s’en occuper : une fois que le signalement arrive à la plateforme de l’UCLAT, c’est le problème de la police.

Nous ne refusons pas la coopération mais elle suppose d’avoir les outils pour mettre en musique tous les capteurs de renseignement. Prenons la consultation des fichiers de police. Certains policiers des services de renseignement, le SCRT par exemple, n’ont pas l’habilitation judiciaire qui leur permettrait d’accéder à certains fichiers, parce que la CNIL ne l’autorise pas.

En outre, quand il effectue une recherche, le policier doit saisir quinze fois le même nom dans quinze fichiers différents pour avoir quinze réponses. Il ne peut pas entrer un nom et obtenir la liste de tous les fichiers où ce nom figure. Et je ne parle que des fichiers auxquels les services de police ont accès. Imaginez la manne d’informations qui existe dans l’ensemble des fichiers détenus par l’État. Nous ne demandons pas à avoir accès à tout et à tout prix. Il faudrait que, quand nous nous intéressons à un individu, nous puissions avoir un point d’entrée : partant d’un nom, le système nous indiquerait s’il y a des réponses positives dans tel ou tel fichier, ce qui nous permettrait d’aller chercher l’information au bon endroit. Nous nous privons trop de possibilités d’accès. Il existe des intermédiaires mais, comme nous, ils sont asphyxiés par la masse. C’est une question d’incapacité collective, pas de mauvaise volonté.

M. Christophe Dumont, secrétaire national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). Des outils existent qui pourraient nous permettre de répondre à deux des problèmes soulevés – la carence de coopération avec la justice, la déradicalisation –, encore faut-il les mettre correctement en œuvre. S’il ne faut pas regarder trop longtemps dans le rétroviseur parce que l’actualité nous oblige à aller très vite, il ne faut pas non plus nous priver de regarder ce qui a fonctionné par le passé.

La déradicalisation repose sur la détermination de profils. Un policier qui exerce une mission de renseignement doit prendre du temps pour définir un profil et remarquer, par exemple, qu’un jeune qui a grandi dans une banlieue donne une signification politique à des actes criminels qu’il a commis après avoir fait certaines rencontres.

Comment remédier aux carences en matière de coopération avec les services judiciaires ? Alors que les renseignements généraux ont laissé la place à la sous-direction de l'information générale (SDIG) qui a elle-même disparu au profit du SCRT, il me semble important de revenir aux fondamentaux de la coopération. Le renseignement de proximité, glané par le SCRT ou la DRPP, va permettre d’alimenter le dossier lors la phase de coopération judiciaire, c'est-à-dire lorsque la justice sera saisie. Tout d’abord, ce travail de renseignement de proximité, effectué en amont, doit être la priorité des services concernés : ceux-ci doivent être dégagés des autres missions fondamentales de sécurité publique, et le SCRT doit être détaché de la DCSP. Ensuite, tous les services à mission de renseignement doivent fonctionner comme une chaîne logique, en développant une coopération fondée sur les discussions et surtout sur une consultation des fichiers qui soit traçable, pour en garantir la sécurité. Tous ces services à mission de renseignement doivent constituer une entité cohérente, fondée sur le partage des moyens et des ressources. Il s’agit d’unifier les services qui existent au sein d’une communauté nationale du renseignement.

M. le président Éric Ciotti. Nombre de vos interventions portent sur la coordination des différents services de renseignement, leur degré d’autonomie ou leur intégration dans un cadre plus large. Le SCRT ne devrait plus faire partie de la DCSP, dites-vous, monsieur Dumont. Où doit-il être, selon vous ? En suivant votre logique, nous en viendrions à recréer une direction autonome, comme les renseignements généraux dans le modèle antérieur qui ne présentait pas que des avantages, notamment en matière de coordination : deux systèmes très concurrentiels et qui se parlaient assez peu.

La création de la DCRI visait précisément à gommer cette ignorance réciproque, volontaire ou non. Si on revient à un tel système, la DGSI doit-elle être la structure de rattachement du renseignement territorial ? Quelle place les gendarmes doivent-ils occuper dans ce système ? Quel modèle d’organisation du renseignement du terrain préconisez-vous ? C’est l’un des sujets sur lesquels nous devrons nous pencher. Les événements incitent à favoriser la coopération et la coordination. Des progrès ont été accomplis par la DCRI puis la DGSI, malgré les dégâts collatéraux dont vous avez été témoins. Comment les corriger ? Quelle serait, selon vous, l’organisation optimale ?

M. Jean-Paul Mégret. Avant de répondre à votre question, j’aimerais revenir à la CNIL. Les textes fondateurs de la CNIL, qui datent de janvier 1978, n’ont pas prévu la quantité de traitements de fichiers numériques désormais rendus possibles par internet. La CNIL est donc très en retard en termes de big data, si vous me permettez cet anglicisme. Sur sa tablette ou son smartphone, un simple particulier qui consulte un site peut se voir proposer des croisements de fichiers que les services de l’État, pourtant tracés et légalement investis, n’ont pas le droit de faire. Cet énorme hiatus montre que ce texte très ancien – que la CNIL ne fait qu’appliquer – n’est pas adapté à internet. Si nous en restons là, nous resterons bloqués à une époque où les fichiers étaient gérés manuellement. Il est très difficile de ne pas prendre en compte les progrès du numérique et les croisements de données que chacun peut faire à titre privé, de manière quasi automatique.

Quant à la déradicalisation à la danoise, elle a montré ses limites, notamment parce qu’elle se pratique quasi exclusivement en milieu ouvert, ce que nous ne pouvons cautionner pour la France.

Quelle serait l’organisation optimale ? N’oublions pas trop vite les dysfonctionnements qui existaient à l’époque de la DCRG, une organisation qui était un peu en déshérence depuis 1995, suite aux évolutions du suivi politique et sociétal pour lequel elle avait été initialement créée. Il paraissait légitime de vouloir un dispositif beaucoup plus technique, avec des garanties qu’ont successivement offertes la DCRI puis la DGSI.

En ce qui concerne les relations entre le renseignement territorial et la DGSI, il s’agit moins de se préoccuper d’histoires de concurrence entre directions que de savoir comment parvenir à gérer la masse des données qui remontent lors de réunions et de partenariats locaux, y compris en provenance de l’éducation nationale. Cette masse est telle qu’elle est difficilement traitable, même quand les antennes locales du renseignement territorial et la DGSI se partagent la tâche.

Nous sommes, par exemple, informés que certains parents empêchent leurs enfants de participer à des fêtes d’écoles maternelles ou primaires, afin qu’ils n’écoutent pas de musique. La famille n’est pas forcément dans un processus djihadiste, mais nous devons nous en assurer. Le plus désespérant est que, même si nos effectifs augmentaient de manière exponentielle, cette masse d’informations serait encore difficilement traitable : les signaux arrivent de toutes parts et une menace succède à une autre. Quand le traitement judiciaire, à partir de la garde à vue, ne se solde pas par une incarcération, il faut poursuivre la surveillance en milieu ouvert. En l’état actuel des choses et des menaces, tous les services de police et de gendarmerie coopèrent mais ils sont incapables de tout traiter.

M. le président Éric Ciotti. Nous avons bien compris. Concrètement, dans quelle hiérarchie mettez-vous le renseignement territorial ? S’il sortait de la sécurité publique, à quelle structure devrait-il être rattaché ?

M. Jean-Claude Delage. Avant de répondre sur le positionnement du renseignement territorial, je voudrais parler de légitime défense. Dans la dépêche de l’agence AEF Sécurité globale, le général Favier dit également : « Face à une situation de solo djihad, les unités élémentaires doivent être en mesure de pouvoir faire usage de leurs armes pour y mettre un terme le plus vite possible. » Je profite de l’occasion qui m’est donnée, suite à la proposition que vous avez présentée sur la légitime défense, pour dire que cette question va continuer à se poser pour les policiers sur le terrain, notamment en matière de lutte contre le « solo djihad » – les actions menées par des individus isolés – et des événements tels que ceux qui se sont déroulés en France ou au Danemark. Les policiers ne sont pas suffisamment armés, ni techniquement ni juridiquement, pour pouvoir lutter efficacement. Nous espérons que le Parlement français va nous donner davantage de moyens et dans un délai très raisonnable.

M. le président Éric Ciotti. Le débat aura lieu le 25 mars en commission des lois et le 2 avril dans l’hémicycle.

M. Jean-Claude Delage. Je ne doute pas que tous les parlementaires français en comprendront tout l’intérêt.

M. le président Éric Ciotti. Je ne garantis pas l’adoption du texte, mais nous aurons au moins le débat.

M. Jean-Claude Delage. Peu importe. Tous les policiers français, sur le terrain, attendent une modification des textes sur la légitime défense. C’est bien que tout le monde l’entende, après chacun est libre de son vote.

S’agissant du rattachement du renseignement territorial, nous pouvons vous renvoyer une proposition que nous avions faite il y a très longtemps. Parmi 110 propositions d’Alliance – remises à M. Manuel Valls en octobre 2012, puis à M. Bernard Cazeneuve plus récemment – figure celle de recréer une direction générale du renseignement. Au cas où cette proposition ne serait pas retenue car elle nécessite la remise en place de structures, nous proposons des solutions intermédiaires, comme celle qui consisterait à créer une direction centrale du renseignement territorial. On nous oppose qu’il faudrait encore créer un poste de directeur. Des postes de préfet et de directeur, il s’en crée tous les jours et nous n’en sommes plus à un près. On peut d’ailleurs en supprimer un autre pour respecter les contraintes budgétaires.

On peut comprendre les réticences à créer une direction qui rappellerait la direction centrale des renseignements généraux. Cela étant, certains journalistes ne semblent pas avertis de sa disparition : dans Le Parisien, j’ai encore vu la référence à une note sur les dysfonctionnements de l’hôpital public en France qui est attribuée aux renseignements généraux.

Une troisième idée consisterait à créer un service central du renseignement territorial qui pourrait être fonctionnellement – et politiquement – rattaché au directeur général de la police nationale. Le renseignement serait ainsi géré par le directeur général de la police nationale et non plus le directeur central de la sécurité publique qui peut être tenté de ne pas tout analyser.

M le président Éric Ciotti. Que pensez-vous d’un double rattachement à la direction générale de la police nationale et à la direction générale de la gendarmerie nationale ?

M. Jean-Claude Delage. Les gendarmes occupent une place dans le renseignement territorial mais, contrairement à d’autres, nous ne prônons pas leur entrée au sein de la DGSI. Pour l’heure, les gendarmes font – et plutôt bien pour la plupart d’entre eux – du renseignement territorial. Quand la direction centrale des renseignements généraux a disparu, ils ont même créé les « RG » de la gendarmerie. Nier le principe de réalité serait stupide : les gendarmes travaillant dans le renseignement, nous pensons qu’il faut mieux organiser les choses pour améliorer la coopération entre les services.

Mme Céline Berthon. Notre position est un peu différente. J’ai posé en préambule qu’il ne s’agissait pas de rechercher les responsabilités et qu’il n’y avait pas lieu de faire le procès du renseignement territorial qui, dans la gestion de cette crise, a su faire preuve de son savoir-faire, d’adaptation et de réaction. Nous sommes confrontés à un phénomène qu’il faut détecter à partir de signaux extrêmement faibles. La sécurité publique est la maison de la police du quotidien. Ses agents intervenant sur tous les territoires et dans tous les domaines, elle doit intégrer cette culture du renseignement afin d’être à même de traiter et de mettre très tôt à disposition des informations susceptibles d’être utilisées par un service de renseignement. Nous sommes dans une période où il est important de ne pas fragiliser les organismes.

Au cours des six ou sept dernières années, les services de renseignement ont été soumis à un rythme très soutenu de réformes, parfois quelque peu brouillonnes, parfois dans la précipitation, qui n’ont pas toujours conduit aux meilleurs résultats. Comme l’a dit mon collègue Jean-Paul Mégret, il faut se souvenir des difficultés et des questionnements qui existaient avant 2008, et qui ont pu expliquer le choix de la sécurité publique. Il ne faut pas recréer des frontières supplémentaires entre des métiers et des maisons au moment où il est important de partager l’information afin qu’elle devienne un renseignement exploitable pour le but que l’on se fixe. Effectivement, il existe aujourd’hui des dispositifs de coordination qui ont fait la preuve de leur efficacité. Certes, cela constitue un investissement – dont on ne peut divulguer ici les montants, mais, en proportion, la DGSI représente plusieurs milliers de personnes et bientôt le SCRT en représentera autant ; si l’on rapporte ce nombre à celui des personnes qu’il est nécessaire de mettre dans ces bureaux, je ne suis pas sûre que ce soit chronophage ni coûteux à l’extrême ; je crois au contraire que c’est un investissement très intéressant. Sortir le renseignement territorial de la DCSP incitera en outre celle-ci à recréer sa capacité d’anticipation opérationnelle, car elle ne pourra pas se couper de cette réalité.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. J’ai été frappé de constater qu’il existe un questionnement dans ce pays au sujet du lien existant entre la justice et le renseignement, et cela, je l’ai entendu des deux parties, des procédures judiciaires pouvant pâtir de défauts d’informations. Le problème de la circulation de l’information doit être un sujet central de notre rapport et faire l’objet de propositions. Le travail avance puisque demain la commission des Lois doit désigner un rapporteur sur le projet de loi relatif au renseignement et le texte sera présenté à l’Assemblée nationale au cours du mois prochain. Ce que vous nous avez dit aujourd’hui au sujet des téléphones et des fichiers constituent autant de sujets sur lesquels ce texte permettra de progresser. Publié en mai 2013, le rapport de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, dont MM. Cavard et Urvoas étaient respectivement président et rapporteur, faisait déjà état des mêmes préoccupations au sujet des relations avec la CNIL. Ce rapport ne dit pas que cette institution soit de mauvaise volonté ; il dit que des évolutions sont nécessaires. La question n’est pas d’opposer les services de police et de renseignement à la CNIL : la balle est désormais dans le camp du législateur qui doit faire en sorte que cette institution dispose des autorisations et des moyens nécessaires. C’est un des éléments qui devront être traités dans notre rapport.

Par ailleurs, j’ai entendu évoquer des problèmes d’avancement dans le renseignement, mais aussi le fait que les enquêteurs judiciaires ne seraient pas assez nombreux, avec un effectif limité à 200. Est-ce vrai ? Pourquoi faut-il quitter le renseignement pour faire carrière dans un autre service ?

M. le président Éric Ciotti. Certains représentants de l’autorité judiciaire compétente en matière de terrorisme nous ont indiqué qu’en matière de police judiciaire l’effectif au sein de la DCPJ, de la DGSI, de la DRPP et de la SDAT est insuffisant puisqu’il s’élève à 200 personnes.

Mme Sophie Da Pozzo. Nous sommes 60 à la DGSI, à peu près autant à la SDAT et probablement moins à la SAT. Il y a un problème de coordination et de circulation de l’information entre ces trois entités. La DGSI me semble être la mieux qualifiée pour effectuer le travail de centralisation nécessaire car nous possédons la plus importante base de données. De fait, toutes les personnes adressées par le parquet aux juges d’instruction qui les suivent font l’objet d’un criblage à la DGSI.

M. le président Éric Ciotti. Ainsi, la part judiciaire du travail de la DGSI, si elle n’est pas sa vocation première, reste très importante et mériterait une meilleure dotation en moyens humains ?

Mme Sophie Da Pozzo. Compte tenu de l’augmentation continue du volume global des saisines, nous avons besoin de plus de moyens humains. La coordination entre les services de renseignement et les services judiciaires pose aussi problème. La DGSI fait du renseignement en amont, mais, nos agents n’ayant que très difficilement accès aux fichiers, en cas d’urgence ils judiciarisent prématurément des situations qui ne devraient pas encore l’être afin de bénéficier d’une réaction rapide des services judiciaires. Elle a, certes, accès à certains fichiers, mais pas à tous, notamment pas à ceux des caisses d’allocations familiales ou du fisc. Parfois, avec un bon interlocuteur, et en fonction des régions concernées, le délai peut descendre jusqu’à trois ou quatre jours. Cependant, il m’est arrivé d’attendre trois semaines pour obtenir des renseignements de base concernant des personnes revenant de Syrie ou sur le point de partir, et que l’on nous presse d’interpeller !

Par ailleurs, lorsqu’un individu doit être placé entre les mains de la justice, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), dont je ne conteste pas l’utilité, refuse que des interceptions concernant l’intéressé soient pratiquées. Or, dans un service juridique comme le mien, placé au cœur d’une agence de renseignement, les structures de renseignement pourraient effectuer le travail « périphérique » et, le cas échéant, traduire des personnes devant la justice. Cela représenterait un gain de temps considérable et les magistrats sont en accord avec cette démarche.

M. Philippe Capon. En ce qui concerne les gradés gardiens de la police nationale qui forment le corps d’encadrement et d’application, leurs problèmes d’avancement proviennent du déroulement de carrière. Ils ne peuvent pas toujours obtenir une promotion dans la direction où ils se trouvent, ils sont parfois obligés d’en changer. Cela est dû au fait que certains services ne proposent pas assez de postes et qu’ils sont gérés, à l’échelon national, par la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN). Apporter une réponse à cette question permettrait de fidéliser les agents dans leur poste.

Par ailleurs, je tiens à signaler, qu’au sujet du service central du renseignement territorial, notre position est la même que celle de nos collègues du SCPN. Enfin, en réponse à M. Delage, je tiens à préciser que, si la question de l’auto défense concerne tous les policiers, tous n’en ont pas pour autant la même conception.

M. Francis Sauvadet (Unité SGP Police-FO). Je souhaiterais apporter le témoignage d’un policier provincial de la DGSI. Je suis surpris de constater qu’une évolution doctrinale majeure de notre direction ne soit pas plus discutée. Je veux parler de la judiciarisation. Aujourd’hui, nous traitons judiciairement une partie des dossiers qui ne nous étaient pas dévolus auparavant. Cette évolution est très importante.

Cela étant dit, pour répondre à votre question, il pourrait y avoir, dans les tribunaux de grande instance (TGI), un magistrat, et un seul, qui s’occuperait des problématiques de l’antiterrorisme. Le problème qui a été évoqué à l’instant n’est que parisien. Le parquet antiterroriste et la DGSI travaillent en proximité puisque tout le monde est à Paris ou Levallois. Mais lorsque l’on est à Clermont-Ferrand, dans le ressort de la prison de Moulins-Yzeure ou ailleurs, quels sont nos interlocuteurs ? A qui s’adresser si l’on veut obtenir, non pas un contrôle, mais simplement une discussion ? Faut-il se rapprocher des juges parisiens, ou essayer de travailler localement ? Au quotidien, nous n’avons pas d’interlocuteurs attitrés au sein des services judiciaires.

Pour avoir travaillé aux renseignements généraux, je connais bien le travail qu’on y fait et j’affirme que, si le renseignement territorial n’a pas les moyens d’accomplir sa mission, la DGSI n’aura pas non plus les moyens d’accomplir la sienne. Les gens qui y travaillent sont semblables aux orpailleurs : nous sommes là pour sortir la pépite, mais le sable, c’est le RT qui va le chercher au fond de la rivière. Les signaux faibles qui ont été évoqués représentent un travail quotidien. J’ignore où il faut placer dans l’organigramme les gens qui font ce travail, mais il faut les protéger. La réalité, c’est que tout repose sur l’appétence du directeur départemental de la sécurité publique pour la matière. S’il s’y intéresse, on a un service de RT qui fonctionne ; sinon les agents se contentent d’être une brigade d’intervention sur la voie publique, font éventuellement du maintien de l’ordre à l’occasion de problèmes sociaux, mais plus du tout du renseignement.

À la DGSI, nous allons chercher du renseignement sans annoncer notre raison sociale : il ne faut être ni vu ni reconnu. Les agents du renseignement territorial, eux, annoncent la couleur, ils font du renseignement ouvert ; il ne faut donc pas tout leur demander. À Paris, le renseignement ouvert peut se comprendre, mais dans une ville de province ou un petit village, on ne peut pas demander à un collègue qui suit une manifestation d’aller, deux jours après, surveiller un individu en voie de radicalisation : il serait tout de suite identifié. Il faut donc faire des choix et, si l’on souhaite créer des unités de recherche, ne faire travailler ceux qui les composent qu’à couvert.

M. Jean-Marc Bailleul. Nous touchons là aux réalités du terrain. Notre préférence allait à une grande direction du renseignement regroupant l’ensemble, y compris le renseignement territorial. Mais nous avons constaté que d’autres options avaient été retenues, au motif que, vis-à-vis des autres services européens, un regroupement global serait compliqué – c’est la position constante de la DGSI. Il faut donc poser la question de l’autonomie financière comme moyen de reconnaissance, celle des formations communes, mais aussi celle de la gestion des carrières. À titre d’exemple, lorsqu’un officier est adjoint d’un gendarme, il sera promu au grade de commandant ; s’il est adjoint d’un commandant de police, il sera seulement capitaine !

Dans les petites unités de renseignement territorial, il sera délicat de surveiller la manifestation locale et d’aller, le lendemain, « planquer » devant une petite mosquée susceptible de former des extrémistes. C’est pour cela que nous voulions un rattachement à la direction générale : pour éviter la confusion des missions et des genres. La communauté du renseignement peut y répondre, ainsi que l’indépendance financière et les stages de formation commune. De fait, il y a de plus en plus de mosquées. Or il n’y a pas d’agents de la DGSI dans tous les départements de France. Il y a, certes, des services de sécurité intérieure, mais dont les effectifs sont parfois insuffisants. À Manosque, par exemple, il y a deux agents : un actif et une administrative ; comment pourraient-ils faire du travail de renseignement de qualité dans le cadre de la DGSI ? Le problème de la police, et maintenant de la gendarmerie, c’est que l’on travaille en tuyaux d’orgue. Le fait que la gendarmerie ait créé sa propre sous-direction de l’anticipation opérationnelle pose aussi problème ; il aurait fallu créer une coordination entre les deux services. Il serait temps que ceux qui travaillent la même matière le fassent ensemble ; ils sont déjà au sein du même ministère, il me semble que nous pouvons aller plus loin. J’ai bien aimé l’image de l’orpaillage, et si l’on ne permet pas au renseignement territorial de rapporter un tas de sable et de cailloux, on aura du mal à trouver la pépite.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie pour cette audition très instructive et très importante. Le projet de loi relatif au renseignement va venir. C’est un autre débat dans lequel nous reprendrons nos positions classiques et sur lequel je déposerai des amendements. Le texte donne un cadre administratif au renseignement, mais reste muet, par exemple, sur l’interconnexion des fichiers. Il s’agit d’un débat plus large, que nous aurons en commission. Nous intégrerons vos propositions dans notre rapport et il reviendra au législateur de les reprendre ou non.

Nous savons que vous exercez votre mission dans les conditions tendues. Vous avez évoqué la question de Vigipirate et vous êtes soumis à une sollicitation opérationnelle importante qui, d’ailleurs, ne pourra pas durer éternellement. Je tiens, à travers vous, à rendre hommage à tous ceux qui, aujourd’hui, dans la police, s’acquittent de cette lourde tâche.

TABLE RONDE RÉUNISSANT LES REPRÉSENTANTS DES SYNDICATS DE PERSONNELS DE SURVEILLANCE DES ÉTABLISSEMENTS PÉNITENTIAIRES : FÉDÉRATION INTERCO-CFDT ; SYNDICAT NATIONAL PÉNITENTIAIRE DES PERSONNELS DE SURVEILLANCE-FO ; SYNDICAT DES PERSONNELS DE SURVEILLANCE NON GRADÉS (SPS) ; UNION FÉDÉRALE AUTONOME PÉNITENTIAIRE (UFAP-UNSA JUSTICE) ; UNION GÉNÉRALE DES SYNDICATS PÉNITENTIAIRES (UGSP CGT)

Compte rendu de l’audition du mardi 17 mars 2015

M. le président Éric Ciotti. Messieurs, je vous remercie d’être présents devant cette commission d’enquête sur le suivi des individus et des filières djihadistes, qui a été créée le 3 décembre dernier et dont le champ d’investigation a été élargi après les événements tragiques ayant frappé notre pays début janvier. Après avoir auditionné la directrice de l’administration pénitentiaire et des représentants de vos autorités de direction, nous souhaitions absolument vous entendre pour bénéficier de votre expérience de la radicalisation en prison.

Comme vous êtes relativement nombreux, je propose qu’un représentant de chaque organisation fasse un propos liminaire relativement bref, avant que nous ne passions aux questions.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Toutes les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Éric Fievez, secrétaire général du Syndicat national des cadres pénitentiaires (SNCP-CFDT). Monsieur le président, mesdames et messieurs, nous vous remercions pour cette invitation.

Les tragiques événements du mois de janvier ont montré de manière brutale que notre société est confrontée à un phénomène de radicalisation de plus en plus fréquent et violent, qui pose un réel problème tant d'un point de vue sécuritaire que par la remise en cause de notre modèle social qu'il implique.

Au préalable, nous tenons à faire remarquer que, pour être combattu efficacement, le phénomène de radicalisation doit être appréhendé dans sa globalité et non pas uniquement dans le cercle fermé de la prison : nombre de personnes se sont radicalisées en dehors de toute incarcération ; on ne peut pas demander à la prison de réussir là où toute la société a échoué. Cette mise au point étant faite, j’admets qu’il faut réagir dès à présent à l'urgence de la situation.

La CFDT représente l'ensemble des personnels pénitentiaires, du directeur au surveillant, en passant par les agents du corps d'encadrement et de commandement. Nous pensons que les détenus ciblés qui se sont réellement orientés vers un fanatisme religieux dangereux et parfois, il faudra bien l'admettre, irréversible, ne représentent qu’une minorité. La plupart d'entre eux sont des personnes en perte de repères, souvent jeunes, de petits délinquants ou des criminels déjà avertis. Certains sont parfois tout simplement en quête d'aventure et d'exaltation.

Aussi l’importance du fait religieux doit-elle être relativisée et convient-il d'avoir une gestion très fine de la mesure dite d'isolement. Quels critères de sélection retenir ? Quelle doit être la durée de cet isolement ? Quel doit être son but ? Cette procédure dite d'isolement du reste de la population pénale aurait le mérite de limiter « l'intoxication » des autres détenus, mais elle ne saurait être une réponse totalement satisfaisante au présent défi.

Répétons qu'il faut avoir une vision globale de ce problème. En détention tout comme à l'extérieur, il faut développer toutes les activités permettant aux personnes de se sociabiliser et d'être encadrées : formation, école, travail, sports, activités socioculturelles et formation religieuse. La religion musulmane est sujette à interprétation comme toutes les religions, et elle souffre de ne pas avoir de représentants clairement identifiés. Cette caractéristique facilite les prêches d'imams autoproclamés aux discours souvent exaltés et violents. À cet égard, nous sommes favorables à l’augmentation du nombre d’aumôniers musulmans, tout en constatant que les musulmans radicaux refusent de reconnaître leur autorité religieuse et choisissent leurs propres prêcheurs.

S’agissant des personnels, il nous paraît essentiel qu’ils bénéficient d’une formation à la hauteur des enjeux. Il est certes intéressant de développer le renseignement pénitentiaire en multipliant les postes de délégués locaux ou interrégionaux au renseignement pénitentiaire. Mais n'est-ce pas insuffisant ? Le renseignement est l'affaire de tous les agents. Le travail d'observation doit être remis en avant et valorisé car il permet non seulement de déceler les signes de prosélytisme mais également de révéler tout ce qui a trait à la vie carcérale : détresse, colère, isolement, agressivité ou, au contraire, dynamique favorable. Les agents doivent avoir le temps et l'envie de faire ce travail d'observation. Nous espérons que le nouveau logiciel – Gestion nationale des personnes écrouées pour le suivi individualisé et la sécurité (GENESIS) – facilitera les remontées d'informations.

Dans le même temps, il faut permettre au corps d'encadrement et de commandement d'organiser ce travail d'observation, grâce à une présence accrue en détention, au contact des agents et des personnes placées sous main de justice (PPSMJ). Or, depuis des années, les missions des officiers deviennent de plus en plus administratives alors qu’il est essentiel d'aider les surveillants dans leurs tâches quotidiennes vis-à-vis des détenus. N’oublions pas que les surveillants sont en première ligne : au quotidien, jour et nuit, ils sont au contact des détenus – quelles que soient les raisons de l’incarcération de ceux-ci – et notamment de ceux qui sont identifiés comme ayant des pratiques radicalisées de l'islam (PRI).

Pour ce faire, une augmentation des moyens humains et financiers est sans nul doute nécessaire, mais les enjeux en valent la peine : il s'agit ni plus ni moins de la liberté et la sécurité de nos concitoyens.

M. James Vergnaud, secrétaire général adjoint du Syndicat national pénitentiaire des personnels de surveillance FO. Parmi les détenus, certains esprits faibles peuvent se laisser endoctriner et trouver une identité culturelle qu’ils n’avaient pas à l’extérieur. Ils ont alors le sentiment d’appartenir à un groupe, à une bande qui leur apporte une protection car, sachez-le, les règlements intérieurs ne sont plus appliqués dans nombre de prisons françaises.

À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle : pour enrayer le phénomène de radicalisation, il faut isoler totalement les recruteurs du reste des détenus de droit commun. Nous ne croyons pas à l’efficacité de l’isolement au sein d’une prison, sur le modèle des expérimentations conduites actuellement dans certains établissements. La seule façon de cloisonner efficacement ces islamistes radicaux serait de les regrouper dans un même lieu d’incarcération, doté de moyens matériels et humains suffisants.

Quoi qu’il en soit, il est indispensable de réagir rapidement si nous voulons que les prisons reviennent à un état normal de fonctionnement, en mettant l’accent sur la formation des personnels : de l’officier au simple surveillant, chacun doit être en mesure de faire respecter le règlement. Il faut mettre fin à l’angélisme, à une politique qui consiste à éviter le moindre incident. La sécurité passe par le rétablissement des fouilles par palpation corporelle, c'est-à-dire par l’abrogation de l’article 57 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009. Le travail en binôme dans une aile est la clef de voûte du respect des règles. Or dans une prison comme celle des Baumettes, il y a un seul surveillant pour 140 détenus. Des personnels unis, expérimentés et en nombre suffisant pourront d’autant mieux gérer les situations de crise.

Le prosélytisme s’effectue non seulement par la parole mais aussi par la diffusion de messages internet – prohibés bien entendus – car les prisons ne sont pas équipées de brouilleurs performants. Récemment, il a été découvert des vidéos de propagande et une liste d’environ 500 journalistes d’origine juive dans un ordinateur. On se doute de ce qu’une telle liste peut devenir entre les mains de gens mal intentionnés. Les nouvelles technologies aidant, le passage d’informations n’a plus de limite dans les prisons.

Le recrutement annoncé d’aumôniers est une très bonne chose mais sachez qu’une certaine frange de la population pénale prêche dans les cours de promenade et interdit aux autres détenus d’écouter le religieux officiel.

Nous alertons depuis dix ans sur la montée de ce phénomène, apparu au départ dans les maisons centrales où étaient incarcérés des terroristes islamistes condamnés à de lourdes peines de prison. Actuellement, le fléau se répand dans les maisons d’arrêt, particulièrement dans celles de Marseille, de Lyon et de la région parisienne. Dans les maisons d’arrêt surpeuplées, où les détenus vivent dans la promiscuité, les agents ne sont pas assez nombreux pour lutter efficacement.

M. Philippe Kuhn, délégué régional de la circonscription administrative pénitentiaire de Paris du Syndicat des personnels de surveillance non gradés (SPS). Monsieur le président, mesdames et messieurs, nous avons l'honneur de nous entretenir avec vous sur ce sujet de la radicalisation en prison, en cette période dite d'unité nationale, et nous vous en remercions.

Dans le projet de loi de finances pour 2015, il a été indiqué clairement que la radicalisation s'exprimait de manière plus visible dans l'espace confiné des prisons. Pour autant, les mesures annoncées pour renforcer le dispositif de lutte contre le terrorisme semblent laisser de côté les personnels de surveillance, occulter leurs besoins en moyens humains et matériels. D’autre part, les médias se sont fait l’écho d’attaques récentes et déplorables contre des militaires français, mais personne ne semble s’émouvoir quand des surveillants sont visés par la même catégorie d’individus.

La prison, lieu d'insertion et de réinsertion où s’appliquent des règles, a évolué sous l’influence de différents textes : les règles pénitentiaires européennes de 2006 ; la loi pénitentiaire n° 1436 du 24 novembre 2009 qui a été adoptée en concomitance avec la politique de restriction budgétaire prévue par la Révision générale des politiques publiques (RGPP) de 2007 puis par la Modernisation de l'action publique (MAP) de 2012. Ces changements politiques imposés ont modifié les conditions de travail des surveillants et rendu difficile l’exercice de leurs missions de base. En outre, dans la prise de certaines décisions, priorité a été donnée à l'ordre public, ce qui a parfois laissé place à l'incompréhension.

Citons succinctement les obligations et les devoirs des personnels pénitentiaires afin de mieux appréhender les problèmes que pose la surveillance des filières et des individus djihadistes et de comprendre le contexte réel dans lequel les surveillants évoluent au quotidien.

Au niveau des obligations, les personnels surveillants de l'administration pénitentiaire doivent assurer la sécurité de l'établissement et des personnes, favoriser l'insertion et la réinsertion, contribuer à la prévention de la récidive, à l'individualisation et l'aménagement des peines des personnes détenues.

Au niveau des règles de déontologie, la sécurité des établissements repose sur la vigilance, la connaissance de l'environnement et des personnes, la réglementation, la maîtrise des outils de recueil des informations et la conscience professionnelle de chacun des agents. Il est précisé que le personnel qui serait témoin d'agissements prohibés par le code de déontologie doit s'efforcer de les faire cesser et les porter à la connaissance de sa hiérarchie.

S’agissant du plan de lutte contre le terrorisme, nous souhaitons interpeller la commission en partant de ces missions dévolues aux surveillants pénitentiaires.

Les observations – pour ne pas dire les renseignements – sont transmises par les agents de surveillance, en fonction de l'urgence, par le biais du cahier électronique de liaison, du cahier de nuit et de divers registres spécifiques. Nous pouvons aussi informer notre hiérarchie de tout événement ou incident à l'aide d'un compte rendu professionnel. Des informations peuvent être données lors des passages de consignes, au moment des prises de service. Les agents doivent faire preuve de curiosité et d’un intérêt permanent pour être en mesure de fournir des informations. On demande aux surveillants d'être particulièrement attentifs aux détenus faisant l'objet d'une surveillance spécifique, qu’ils soient arrivants, suicidaires, détenus particulièrement signalés, présentant un risque d’évasion, etc.

Nous connaissons les signes d'alerte relatifs à la radicalisation djihadiste : la méfiance de l'autre jugé impur, le rejet de l’autorité, les propos, la tenue vestimentaire, l’alimentation, l’abandon de certaines activités telles que l’école, une formation professionnelle, le sport, la télévision. Pour être efficaces, les surveillants doivent prendre du recul, faire preuve de concentration, être organisés, avoir le sens de l’anticipation, savoir analyser et restituer les informations collectées.

Le ministère de la justice a réaffirmé sa volonté de combattre le terrorisme à la racine dans la circulaire 2015/0213/A13, datée du 12 janvier 2015, qui porte sur les infractions commises à la suite des attentats terroristes perpétrés les 7, 8 et 9 janvier 2015. Celle-ci insiste sur la volonté de combattre et de poursuivre tous propos ou agissements répréhensibles, haineux ou méprisants, proférés ou commis en raison de l'appartenance à une religion. Cette note rappelle l'article 421-2-5 du code pénal qui réprime le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l'apologie de ces actes.

La prise en compte réelle de la situation des surveillants pénitentiaires est nécessaire. L’agression à coups de ciseaux portés au visage, dont a été victime un collègue du centre de détention de Châteaudun le 3 février dernier, est malheureusement l'exemple type de ce qui peut survenir dans nos prisons, à un moment où les fanatiques font des émules. Ces phénomènes peuvent surgir à tout moment, sous toutes les formes possibles, mettant en danger les surveillants, les codétenus et également nos concitoyens lorsque ces gens sortiront de prison. À la suite des attentats de janvier 2015, les moyens humains et matériels nécessaires aux forces de l'ordre – police et gendarmerie – ont été renforcés. Un important budget a été prévu pour le système de renseignement, pour prévenir d’éventuelles attaques terroristes. Le lendemain de l’agression à la prison de Châteaudun, trois militaires du cinquante-quatrième régiment d’Hyères ont malheureusement été attaqués à l'arme blanche et blessés légèrement sur la place Masséna à Nice. Le ministre de la défense et le ministre de l'intérieur se sont rendus à Nice, accompagnés du député-maire. Le ministre de la défense a évoqué une « tentative d'assassinat préméditée ». Comment devons-nous qualifier ou interpréter l'agression du surveillant pénitentiaire ? On ne parle jamais de ce qui se passe en prison, ou du moins on évite d'en parler.

Au cours des trois dernières années, nombre de mesures ont été adoptées qui vont à l’encontre de la sécurité : fermeture de miradors ; réduction des effectifs et non-remplacement des départs ; gel des projets de construction de nouveaux établissements ; mise en œuvre de l'article 57 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ; prolongation du moratoire relatif à l'encellulement individuel jusqu'en 2018 ; non-prise en compte du renouvellement des matériels vieillissants.

Ces mesures ont eu des conséquences sur le travail des agents : dégradation des conditions de travail ; explosion du nombre des heures supplémentaires ; postes découverts ou réduits ; déclassement sécuritaire de certains détenus dangereux lors des extractions. Elles ont aussi eu des répercussions sur les matériels : tenues d'intervention lourdes, vétustes et mal adaptées ; absence de gilets pare-balles à port léger pour les agents d'escortes médicales ; parc automobile vieillissant à fort kilométrage devenant onéreux ; moyens de communication – téléphones et autres – manquant de fiabilité. Enfin, elles ont eu des effets sur la détention : surpopulation et agressions ; 4 192 agressions physiques et 15 880 agressions verbales contre le personnel ont été relevées en 2013.

Nous ne cessons de demander des effectifs afin de pouvoir travailler dans de bonnes conditions et d’assurer en sécurité le fonctionnement des établissements. Précisons qu'à partir de 2015, l'administration pénitentiaire devra prendre en charge les extractions judiciaires qui étaient assurées par la police et la gendarmerie. Nos revendications légitimes s'appuient sur une base de travail cohérente et proche du terrain, permettant de répondre aux attentes des surveillants pénitentiaires et, par la force des choses, de garantir la qualité d’un travail de renseignement désormais primordial.

Le 24 juin 2013, nous avions manifesté contre l'article 57 de la loi pénitentiaire de 2009, relatif aux fouilles des détenus. Nous avions demandé l’installation de portiques de détection à ondes millimétriques pour pallier les effets de cet article, et un déblocage de 33 millions d'euros avait été annoncé pour calmer les ardeurs.

Le 29 août 2014, nous avons remis un rapport relatant toutes ces problématiques à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice, lors de sa visite à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré. Le 9 février 2015, le cabinet de la garde des sceaux a pris la décision de ne mettre en place les portiques de détection à ondes millimétriques que dans les maisons centrales dites sécuritaires.

Il a fallu malheureusement les drames terroristes récents pour prendre conscience de certaines lacunes, mettre en place un plan de lutte et débloquer des fonds. On nous dit que la radicalisation peut se propager par le biais d'internet ou de communications avec l'extérieur. Pour notre part, nous constatons que des téléphones circulent toujours en prison, comme en atteste la dernière fouille effectuée à Lorient. On nous parle d'installer des brouilleurs plus efficaces alors que des portiques permettraient tout simplement d’éviter l'entrée des objets interdits.

Voici exposées succinctement les problématiques générales sur le rôle et les missions des surveillants pénitentiaires qui évoluent dans un contexte rendu déjà difficile par la surpopulation pénale et le manque cruel d'effectifs.

Les surveillants pénitentiaires naviguent entre les obligations sécuritaires, la prise en charge des détenus et les règles de déontologie. Les règles pénitentiaires européennes et les lois pénitentiaires se mettent en place sporadiquement sans prendre en compte les difficultés de fonctionnement existantes. Les conséquences de la politique de modernisation de l'action publique, dont l'objectif est de réduire les dépenses humaines et matérielles, doivent également être soulignées. On veut lutter fermement contre le terrorisme pour que de tels actes ne se reproduisent plus. Pour que ce combat soit efficace, tous les acteurs de l'État doivent pouvoir s’y impliquer pleinement. Il le sera d’autant plus si les personnels sont dotés des moyens nécessaires pour travailler dans de bonnes conditions, leur permettant de faire remonter des informations de qualité et utiles à la surveillance de détenus qui envisageraient de rejoindre les rangs des terroristes.

Or des postes ne sont pas occupés afin de réaliser des économies de personnels et d'heures supplémentaires. Dans ces conditions, l'insécurité est grandissante et ne peut être jugulée. Les surveillants, souvent esseulés, sont livrés à eux-mêmes face à une population pénale qu'il est toujours plus difficile de contenir. Il est temps de réagir et de donner tous les moyens aux surveillants d'accomplir leur mission en toute sécurité.

Nous avons accepté ce métier, ses missions et ses contraintes. Nous nous sommes même engagés à les assurer avec professionnalisme, en nous adaptant au fur et à mesure des évolutions et des événements. Nos dirigeants doivent prendre la mesure de nos missions actuelles et futures et faire en sorte que notre outil de travail cesse de se dégrader sous prétexte d’économies à réaliser. Il faut se donner les moyens de lutter vraiment et efficacement contre ce fléau qu’est la radicalisation. Pour s'attaquer à la racine, il est nécessaire de renforcer la base : il faut redonner du crédit aux surveillants pénitentiaires qui ne peuvent être écartés de ce combat national.

M. Stéphane Barraut, secrétaire général adjoint de l’Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA justice). Nous vous avons apporté deux brochures importantes : Réflexion sur un service public moderne et rénové ; Contribution pour l’élaboration d’une doctrine du renseignement pénitentiaire. La première réactualise les travaux menés par notre syndicat depuis plus de vingt ans, tandis que la deuxième traduit des préoccupations plus récentes.

Il y a vingt ans, nous dressions déjà le constat que la prison était extrêmement difficile à gérer et que le prosélytisme religieux y créait de vrais soucis. Comme actuellement, nous estimions qu’il n’était pas possible de traiter le problème des prosélytes radicaux à part, en occultant la situation générale des prisons. Dans cet univers complexe, il existe des mouvances et des courants différents qui ne peuvent être gérés sans une réelle observation de la part des personnels pénitentiaires, et cela nécessite des moyens humains et matériels.

Depuis des années, nous travaillons sur les établissements spécialisés qui ont vu le jour : les établissements pour mineurs, qui ont offert des solutions efficaces ; les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA) et les unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI) pour les détenus malades. Il nous semble important de créer de nouvelles structures permettant de gérer des détenus très dangereux ou appartenant à une mouvance islamiste, sans les priver des activités qui existent dans une prison classique. Les laisser végéter n’aboutirait à rien d’autre qu’à davantage de radicalisation.

Il y a six mois, nous avons publié un travail sur le renseignement. Or celui-ci se trouve désormais au cœur des priorités de l’administration pénitentiaire, après avoir été abordé dans le cadre de la mission sur la sécurité des établissements pénitentiaires, confiée à Jean-Marc Chauvet à la suite de la tentative d'évasion avec prise d’agents en otage qui était survenue à Fresnes le 27 mai 2001. La mission s’était déplacée dans différents pays, notamment en Grande-Bretagne où le renseignement pénitentiaire était très développé.

L’administration pénitentiaire a fait preuve d’amateurisme puisqu’elle n’a élaboré aucun plan détaillé, se contentant de placer dans différentes directions interrégionales un ou deux officiers chargés de recueillir du renseignement. Il faut aller beaucoup plus loin et développer une véritable filière du renseignement. D’une part, les personnels doivent être munis de toutes les autorisations et de tous les outils juridiques nécessaires à leur protection. D’autre part, il faut développer un vrai système de communication entre tous les services nationaux de renseignement français. À l’heure actuelle, l’administration pénitentiaire fournit des informations aux services de renseignement nationaux mais il n’existe aucune transversalité entre les services.

En ce qui concerne le plan de lutte contre la radicalisation, différentes pistes sont étudiées. Le programme « arrivants », doté de 1,72 million d’euros par an, est primordial et pas seulement dans une perspective de lutte contre le prosélytisme religieux. À leur arrivée en détention, les détenus devraient bénéficient d’une période d’observation d’une quinzaine de jours et non pas seulement de deux à trois jours comme c’est actuellement le cas. C’est la condition d’une prise en charge efficiente.

Il est aussi question de recruter soixante-dix surveillants dans les Équipes régionales d'intervention et de sécurité (ÉRIS), afin d’améliorer la sécurité des établissements. Mais ces recrutements paraissent incongrus à un moment où, par souci d’économies, on évite de recourir aux ÉRIS qui existent et sont déployées sur tout le territoire national : leur utilisation coûte très cher car les personnels sont mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Signalons aussi que l’administration pénitentiaire a développé un plan d’action national relatif à la maîtrise des heures supplémentaires. D’un côté, on parle de recruter soixante-dix personnels dans les ÉRIS ; de l’autre, on restreint drastiquement les heures supplémentaires, au détriment de la sécurité. C’est complètement incohérent.

Un brouillage efficace des communications permettrait de lutter contre le fléau que représentent les téléphones portables en détention, mais il est difficile à réaliser sur le plan technique.

Il est aussi envisagé de créer cinq quartiers dédiés aux détenus concernés par le terrorisme islamiste, dont celui qui existe déjà à Fresnes. Nous n’avons pas suffisamment de recul pour juger de la pertinence de ce genre d’isolement. Hier soir, nous avons eu communication du rapport de l’inspection générale des services pénitentiaires (IGSP) sur les premiers mois de fonctionnement du quartier de Fresnes qui regroupe une trentaine d’islamistes radicaux. On constate d’énormes difficultés : ces détenus choisis d’après une grille détaillée ont des occupations communes avec la population générale de la prison car il n’existe pas d’étanchéité absolue ; ils font néanmoins l’objet d’une restriction de leurs activités. Pour nous, ce n’est pas forcément pertinent. L’étanchéité est nécessaire si on veut mettre ces détenus de côté, mais on doit aussi leur proposer des activités pour éviter un sentiment d’injustice qui ne ferait qu’alimenter leur rébellion. Nous sommes d’autant plus critiques par rapport à ces cinq quartiers dédiés – quatre en région parisienne, un dans la région lilloise – qu’il n’y aura pas suffisamment de personnels pour s’en occuper : contrairement à ce qu’il faudrait faire, l’administration pénitentiaire prévoit d’y mettre moins de surveillants.

Pour terminer, je voudrais faire un point sur les techniques de sécurité et sur l’article 57 de la loi pénitentiaire de 2009 qui nous pose d’énormes difficultés. Certes il s’agit d’une loi mais ne pourrait-on pas suspendre pendant deux ans l’application de la disposition qui interdit les fouilles systématiques ? Quand il y a contact avec l'extérieur, notamment à l’occasion des parloirs, le détenu doit être fouillé. Ceux qui sont incarcérés pour des faits mineurs et qui ne seront pas fouillés deviennent des mules, placés sous la contrainte de caïds qui les utilisent pour faire passer des produits interdits.

Le prosélytisme religieux ne pourra être endigué que par l’observation de toute la population pénale. Or, à Fresnes par exemple, un seul surveillant doit gérer plus d’une centaine de détenus. Comment le personnel pourrait-il faire une observation efficace ? Il faut y mettre les moyens, sachant que les problèmes de la prison ne se limitent pas au prosélytisme religieux.

M. Christopher Dorangeville, secrétaire national de l’Union générale des syndicats pénitentiaires (UGSP-CGT). Avec tous les Français, nous avons été profondément choqués et meurtris par les terribles événements survenus à Charlie Hebdo ainsi qu'au magasin Hyper Casher de la Porte de Vincennes. Avec tous les républicains, les laïcs, nous nous interrogeons sur l'intolérance religieuse et sa place de plus en plus prégnante dans notre démocratie. Avec tous les pénitentiaires, nous voulons témoigner notre solidarité envers toutes les victimes de ces attentats : les salariés et dirigeants du journal, les clients et les personnels de l'Hyper Casher, nos collègues policiers, les communautés juive et musulmane.

Mais être pénitentiaire, c'est aussi avoir une responsabilité et se questionner sur la manière dont quelques individus ont pu se radicaliser en passant par la case prison. En tant que syndicalistes, nous devons aider le pays à détecter et prévenir les risques touchant à la radicalisation. Nous avons quelques idées, mais être syndicaliste ce n'est pas avoir un avis éclairé et certain sur toute chose, particulièrement sur cette question qui n’a suscité que peu d'échanges avant que la réalité ne nous rattrape.

Permettez-moi une parenthèse. Il existe en prison d’autres radicalismes dont il faudrait se préoccuper à l’occasion d’un futur projet de loi, notamment celui des Témoins de Jéhovah qui sont pourtant identifiés comme un culte banal, ce qui est grave.

Pour circonscrire mon propos à l'objet de cette table ronde, je ne commenterai pas forcément les crédits budgétaires de fonctionnement et d'emplois accordés à l'administration pénitentiaire. On nous a dit qu’ils étaient des moyens nouveaux. Dont acte. Cependant, je ferai quelques remarques.

Pour lutter efficacement contre le radicalisme religieux, islamiste en l'espèce, il faut être capable de détecter les radicaux à leur arrivée en prison – quand ils ne nous ont pas été signalés au préalable – et il faut pouvoir les suivre ensuite. Chacun doit se rendre compte que la surpopulation pénale est un frein considérable à la détection, enjeu majeur pour le service public pénitentiaire. Nos collègues, au cœur des détentions, sont déjà sur tous les fronts et trop peu nombreux pour assurer convenablement les autres missions de prévention, la surveillance et le suivi individualisé.

Comment ne pas s’interroger sur la politique pénale et ses effets sur le nombre de personnes incarcérées ? Comment ne pas poser la question du nombre d'emplois à créer au cœur des détentions ? Pour la CGT, ces deux enjeux essentiels conditionnent la capacité à former nos collègues à la détection des risques islamiques radicaux. Actuellement, ils ne sont pas armés pour le faire. Il faut former l'ensemble des collègues et non pas quelques-uns comme le sous-entend le plan ; et il faut bien les former pour leur éviter de tomber dans l'amalgame ou d’ignorer les bons signes de radicalisation.

Il faut également repenser le travail pluridisciplinaire en interne et l'harmonisation des différents services de renseignement de l'État, l’administration pénitentiaire n'étant pas suffisamment prise en compte par les autres services.

Voilà, d'une manière condensée, quelques pistes de travail. Pour réussir une action publique pénitentiaire digne de ce nom, il faut améliorer les rôles et les missions des personnels de surveillance et de commandement, et leur redonner la capacité de travailler. Il ne suffira pas d'ajouter des agents de renseignements ici ou là, de créer des quartiers ou des équipes nouvelles. Tout ceci sera peu de chose sans la participation des agents qui se trouvent au cœur des détentions.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué de façon assez unanime la nécessité de replacer cette question de la radicalisation dans une perspective plus globale, intégrant toutes les difficultés que rencontre la prison. Vous avez tous cité la surpopulation carcérale comme une source majeure de difficultés. Quelle est votre position sur la nécessité de construire des places supplémentaires et sur l’interruption des programmes prévus par la loi de mars 2012 sur l’exécution des peines ?

M. James Vergnaud. Bien entendu, nous avons besoin de plus de places de prison car nous n’avons d’autre choix que d’accueillir les personnes qui sont condamnées. Cela étant, nous avons besoin de prisons à taille humaine : il conviendrait de porter plus d’attention aux retours d’expérience des personnels et de leurs représentants concernant les ouvertures d’établissement qui ont eu lieu au cours des dernières années ; ces prisons neuves, qui sont de véritables usines, ne sont forcément adaptées à la population pénale et aux personnels.

M. Claude Tournel, secrétaire général adjoint de l’Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA justice). La surpopulation carcérale est telle qu’il faudrait sans doute créer quelques structures nouvelles mais à taille humaine, c'est-à-dire n’excédant pas 400 places. Il conviendrait aussi de développer les peines alternatives à l’incarcération – bracelet électronique ou autre – afin de faire baisser le nombre de détenus dans les établissements pénitentiaires.

M. Jean-Philippe Guilloteau, secrétaire fédéral en charge de la branche justice, secteur pénitentiaire de la Fédération Interco CFDT. Vous auriez pu poser la même question il y a trente ans : dans les années 1980, le taux de surpopulation carcérale était d’environ 115 %, c’est-à-dire d’un niveau quasiment identique à celui que nous constatons de nos jours ; au cours de cette période, il ne s’est stabilisé à 100 % que pendant une ou deux années. La surpopulation n’est pas un problème d’actualité, elle a toujours existé. Est-ce qu’en construisant plus de prisons, on abaisse le taux de surpopulation ? Oui dans l’immédiat mais pas à long terme. Ce constat s’est notamment vérifié au début des années 1990, au moment de la réalisation du « programme 13 000 ». La création de places est toujours suivie d’une hausse des incarcérations.

Comment prendre le problème ? La moitié des ateliers des prisons construites dans le cadre du « programme 13 000 » sont vides parce que les entreprises qui font travailler les détenus sont soumises à de fortes contraintes, et l’oisiveté se développe. Certains responsables politiques demandent l’application du contrat de travail type à l’intérieur des prisons alors que les entreprises vont y chercher des coûts un peu moindres et des conditions plus souples. Une telle mesure conduirait à vider totalement les ateliers. Que ferait-on alors de ces 600 ou 800 détenus ?

Au début des années 1990, dans un établissement de 600 places, au moins 200 à 250 détenus avaient du travail ; actuellement, ils sont à peine une centaine. Comment occuper les détenus ? L’oisiveté et l’ennui favorisent le prosélytisme radical islamiste. Les détenus n’ont rien à faire ; ils n’ont pas d’argent ; leurs familles n’arrivent pas à les aider ; l’administration pénitentiaire ne parvient pas à les accompagner. Il y a eu des projets « Euronef » pour la construction de salles de sport dans certaines prisons, pour lesquels l’administration pénitentiaire avait embauché des détenus. Cette initiative, comme plusieurs autres, a été interrompue sans que l’on sache vraiment pourquoi.

Si de nouvelles prisons sont construites, il ne faut pas reproduire les erreurs du passé : des établissements trop grands et un manque de personnels. Dans ces prisons, les surveillants souffrent d’un mal-être au travail car ils ne sont pas assez nombreux, et le nombre d’heures supplémentaires explose. Quand un surveillant doit gérer 80 ou 100 détenus sur une coursive, il n’a pas le temps de faire du renseignement pénitentiaire. En 1988, je travaillais à Fresnes où il y avait 200 détenus par étage. Un quart d’heure avant sa prise de service, le surveillant devait commencer par refaire la liste des mouvements de détenus prévus dans la matinée. Loin de s’interroger sur la manière d’observer les détenus, il se demandait comment il allait bien pouvoir gérer tous ces mouvements. En fait, il ne faisait que courir toute la journée.

Nous sommes allés visiter le fameux quartier dédié de Fresnes dont il y aurait beaucoup à dire. Il faut peut-être construire des prisons mais pas n’importe lesquelles et surtout pas n’importe où. La prison de Réau est au bord de l’autoroute, celle de Joux-la-Ville au fin fond d’un coin perdu, et une autre au milieu d’une zone industrielle. « Ouvrir une école, c'est fermer une prison », disait Victor Hugo. La prison d’Amiens, elle, est bâtie entre la cité et l’école ! Tous les jeunes qui vont à l’école passent forcément à côté de la prison…

(Présidence de Mme Geneviève Gosselin-Fleury, vice-présidente de la commission d’enquête).

M. Joaquim Pueyo. Pour en revenir au thème de la radicalisation, je suis assez d’accord sur la nécessité de renforcer le rôle d’observation du surveillant, dont il faudra sans doute compléter la formation. Mais dans un établissement comme Fresnes où est menée une expérimentation, comment interviennent les autres services ? Pensez-vous que des évolutions sont souhaitables dans le rôle que jouent les autres pénitentiaires ou les autres services publics en matière de détection et de prise en charge de la radicalisation ? La radicalisation est l’affaire de tous dans l’établissement et un enseignant, par exemple, peut aussi en détecter les signes chez un détenu.

L’un de vous prône le regroupement de tous les islamistes radicaux sur un même site, ce qui me laisse sceptique : le risque est qu’il s’y crée des noyaux durs et un environnement difficile pour les surveillants qui y seront affectés. Dans certains pays comme l’Irlande, le regroupement de détenus – non pas islamistes mais radicaux sur un autre plan – avait été un échec. Êtes-vous partisans de l’expérimentation en cours, tout en étant conscients qu’il faudra l’évaluer très vite pour être en mesure de l’améliorer ? En l’occurrence, il s’agit d’écarter des détenus radicalisés pendant quelques mois ou quelques années, tout en veillant à leur prise en charge.

La surpopulation dans les maisons d’arrêt empêche le surveillant de faire son travail, j’en suis bien conscient. Il faut sans doute construire et revoir aussi le fonctionnement des établissements où se posent des problèmes d’autorité, de discipline et de respect des règlements.

M. James Vergnaud. Monsieur le député, en toute humilité et sans esprit polémique, nous pensons que la classification des établissements est une nécessité absolue et que mélanger les différents profils de personnes détenues, quels qu’ils soient, est une grave erreur.

Reste à définir le profil des islamistes radicaux qui seront incarcérés dans les quartiers spécifiques annoncés. Est-ce que ce seront les prévenus qui reviennent de Syrie ? Est-ce que ce seront les détenus qui appellent au djihad et font régner la terreur dans les maisons centrales, qui imposent leur joug aux plus faibles ? Ceux-là sont les imams officieux auxquels nous faisions précédemment référence, qui interdisent aux autres détenus de rencontrer l’aumônier officiel. C’est une très bonne idée de recruter des aumôniers supplémentaires mais encore faut-il qu’ils puissent intervenir. À Clairvaux, l’aumônier ne met plus les pieds à la prison depuis des mois parce qu’il a peur. Que fait-on ? Sans être habités par une idéologie particulière sur des questions aussi sensibles, nous pensons que la classification des établissements doit devenir un sujet.

M. Joseph Paoli, secrétaire régional de la circonscription administrative pénitentiaire de Bordeaux du Syndicat des personnels de surveillance non gradés (SPS). Monsieur le député, je voudrais revenir sur le rôle primordial du surveillant qui vit au quotidien avec les détenus et peut les suivre sur la durée, contrairement aux enseignants ou aux autres intervenants. C’est le surveillant qui peut déceler des signes de radicalisation ou de peur, un changement d’attitude, de tenue vestimentaire, etc. C’est vraiment son rôle et non pas celui des autres intervenants. D’ailleurs, nos directions sont bloquées quand nous ne faisons pas remonter les informations, comme ce fut le cas, il y a quelques années, lorsque nous avons boycotté le cahier électronique de liaison lors d’un conflit : pendant un mois, rien n’a été diffusé à l’échelon supérieur. L'information, la vraie, émane des surveillants.

Je voulais aussi insister sur la nécessité de créer des établissements spécifiques pour éviter qu’un seul individu ne contamine une cellule de quatre ou cinq personnes.

M. Stéphane Barraut. Le rapport de l’inspection générale des services pénitentiaires sur les quartiers dédiés relève l’absence de sensibilisation des surveillants à la mise en place des outils d’observation, et la présence de personnels peu expérimentés. Il souligne aussi le manque de coordination entre les différents intervenants : la concertation se limite à quelques membres de la direction ; les contraintes et engagements des autres partenaires ne sont pas pris en compte, ce qui peut expliquer la pauvreté des activités mises en œuvre.

Alors que les partenaires extérieurs – personnel médical ou instituteurs – peuvent côtoyer des détenus pendant plusieurs heures, les contacts entre services restent peu développés. Les surveillants sont aux premières loges mais nous devons tous travailler dans la même direction. Le rapport met en exergue un manque de symbiose entre les partenaires, qui nuit à la bonne observation dans ce quartier dédié.

M. Joaquim Pueyo. Ce que vous venez de dire est très important. Ma question précédente visait à souligner que la radicalisation est l’affaire de tout un service. Si personne n’a remarqué qu’un détenu s’est radicalisé, il ne faut pas désigner les surveillants comme seuls responsables. Au Danemark, tous les acteurs travaillent ensemble sur ce phénomène – la police, les travailleurs sociaux, tout le corps social – ce qui donne une dimension vraiment forte aux expérimentations. Dans les établissements pénitentiaires, tout le personnel doit se sentir concerné. Certes, le surveillant joue un rôle éminent sous réserve qu’il soit bien formé, qu’il ne soit pas débordé, mais aussi qu’il puisse consacrer suffisamment de temps à la concertation avec ses collègues et les autres partenaires. À partir de là, un bon travail d’observation et de renseignement est possible.

M. Claude Tournel. En matière de renseignement pénitentiaire, il y a effectivement un gros travail à fournir. Celui-ci devrait être pluridisciplinaire, comme c’est le cas dans les établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), où la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les surveillants, l’encadrement… travaillent ensemble.

En revanche, dans la plupart des établissements pénitentiaires, le renseignement est confié à un officier qui doit remplir aussi de nombreuses autres tâches – enquêtes disciplinaires, gestion de la sécurité… De plus, aucun poste spécifique n’a été créé. Le travail est donc difficile.

Quant au regroupement, nous estimons ne pas avoir assez de recul pour savoir s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose. L’expérience de Fresnes a commencé au mois d’octobre dernier – avant les événements tragiques du mois de janvier. Elle n’a d’ailleurs fait l’objet d’aucune concertation. Mais nous avons connu l’expérience du Groupe islamique armé (GIA), dans les années 1990. Ces détenus, déclarés DPS (détenus particulièrement signalés) à 80 %, étaient dès lors accompagnés par un, voire deux agents lorsqu’ils se rendaient à l’unité psychiatrique de soins et d’accompagnement (UPSA), au parloir… Lorsqu’ils quittaient l’établissement, les forces de l’ordre étaient automatiquement présentes. Mais ils étaient gérés de façon individuelle : ils étaient seuls dans leur cellule, et en général pas plus de deux par unité de vie.

M. Jacques Myard. Ils étaient beaucoup moins nombreux !

M. Claude Tournel. Certes, mais je serais curieux de savoir combien il y a d’islamistes radicaux repérés dans nos prisons. Je ne sais pas si quelqu’un est capable de nous le dire aujourd’hui.

Nous disposons donc de différentes expériences. Il faudrait se mettre autour d’une table, avec l’administration pénitentiaire, pour comparer les systèmes et choisir le plus efficient.

M. Philippe Kuhn. S’agissant de la relation avec les intervenants extérieurs, je voudrais apporter un témoignage. Je suis en poste à la maison d’arrêt de Villepinte, où Amedy Coulibaly, l’un des auteurs des récents attentats, a passé près de quatre ans. D’autres détenus incarcérés dans le cadre de l’enquête sur ces mêmes faits sont également passés par Villepinte. Nous sommes donc au cœur du problème.

Les surveillants ont repéré qu’alors que l’imam se préparait à conduire la prière, une double prière s’est mise en place. L’imam, comme nous, a fait remonter toutes ces informations. Il a dû être protégé, car il craint pour sa vie : s’opposer à la double prière peut être dangereux. Je souligne que les détenus inscrits au culte musulman – et donc présents lors de ces prières, et exposés à ces éventuels discours – sont très nombreux.

Il faut donc, en effet, favoriser l’entente entre tous les services. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

M. Georges Fenech. Je commencerai par vous rendre hommage : nous sommes tout à fait conscients de la difficulté de vos métiers, compte tenu de la pénurie des effectifs et des moyens.

Monsieur Barraut, vous semblez dire que les quartiers dédiés ne fonctionnent pas. M. Pueyo estime qu’un établissement spécialisé serait voué à l’échec, en prenant l’exemple irlandais. Les questions qui se posent à notre commission sont les suivantes : comment empêcher la radicalisation ? Quelle est la part des musulmans dans la population des prisons ? Nous aimerions bien avoir ce chiffre, ou au moins un ordre de grandeur. Car il faudrait suffisamment d’aumôniers. Vous nous dites que ceux-ci ont peur – c’est la première fois que j’entends cela. Comment l’expliquez-vous ?

Certaines expériences, comme Guantanamo, peuvent être critiquées de façon très justifiée. Ne faudrait-il pas néanmoins créer un établissement entièrement réservé aux détenus radicalisés ? N’est-ce pas la seule solution pour établir une étanchéité totale, puisqu’apparemment, à Fresnes, les détenus radicalisés ont des contacts avec le reste de la population de la prison ? Cela aussi, je le découvre.

Combien y a-t-il aujourd’hui de matelas dans les prisons ?

Comment empêcher les téléphones portables d’entrer ? Mme Gorce, directrice de l’administration pénitentiaire, a cité le chiffre de 27 000 portables saisis en 2014, ce qui paraît énorme ! Vous souhaitez un moratoire sur l’application de l’article 57 de la loi de 2009, et le rétablissement des fouilles systématiques : est-ce vraiment possible ? N’y a-t-il pas d’autres moyens, notamment des portiques ? Ne peut-on pas parer aux jets de portables depuis l’extérieur ? N’est-il pas possible d’installer des brouilleurs ? Je suis pour ma part très perplexe.

Mme la garde des sceaux a annoncé un programme de lutte contre la radicalisation. Est-il déjà entré en application dans vos établissements ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. S’agissant des téléphones, que pensez-vous du projet d’installation dans les cellules de téléphones fixes, avec des numéros bloqués ?

M. Elyamine Saïd, secrétaire régional pénitentiaire Île-de-France de la Fédération Interco CFDT. Nous sommes opposés à l’installation de ces téléphones fixes, qui ne seront qu’un nouveau problème pour nous, même avec des numéros bloqués : tous les détenus n’ont pas les mêmes moyens, certains pourront se regrouper pour téléphoner…

Quant aux regroupements, le problème qui se pose à Fresnes est que ces détenus étiquetés PRI se trouvent en promenade, en activités, en salle de musculation avec d’autres. Ils ne sont pas isolés du tout. Ce n’est donc pas la solution. Mais la création d’un établissement réservé à ces détenus ne nous paraît pas une bonne solution non plus : cela serait une bombe à retardement. Il ne sera pas possible de les isoler. J’ai moi-même travaillé dans un quartier d’isolement, et les détenus ne sont pas véritablement isolés : ils sortent de leurs cellules individuellement, mais à ce moment, les détenus peuvent se parler. On ne peut pas l’empêcher ! Ils peuvent aussi se parler par les fenêtres. J’ajoute qu’à Fresnes, ces détenus se considèrent comme privilégiés, et ils s’adressent directement aux chefs…

La solution ne réside-t-elle pas plutôt dans un travail en amont, avec des associations ? Aujourd’hui, il n’y a pas le moindre suivi. Aucun effort n’est fait pour déradicaliser ces gens-là : ils sont livrés à eux-mêmes. Dans chaque établissement, il devrait y avoir un petit quartier, avec des agents formés, mais aussi avec un suivi, des associations pour travailler avec eux.

M. Stéphane Barraut. Il a été beaucoup question des quartiers dédiés par réaction aux événements du mois de janvier. On a parlé d’isolement des détenus radicaux à Fresnes, mais ce n’est pas le cas : il n’y a pas d’étanchéité. Il y a des activités en commun, la communication est possible durant la promenade. De plus, les surveillants de Fresnes vous diront que les deux détenus radicaux les plus dangereux ne sont pas dans ce quartier. Il y a donc eu un effet d’annonce, mais le problème n’est pas traité. On tâtonne. C’est pourquoi nous disons bien que nous n’avons pas assez de recul pour conclure. Effectivement, il faudrait des établissements spécialisés pour les détenus extrêmement dangereux, mais pour les détenus radicalisés, nous ne pouvons pas nous prononcer.

Il y a aujourd’hui, monsieur le député, plus de mille matelas dans les cellules.

Quant aux portables, le chiffre de 27 000 est juste. Il y en avait moitié moins il y a cinq ans.

Nous parlons de moratoire sur l’application de l’article 57, car celui-ci a été mis en œuvre sans se préoccuper de la sécurité. Des techniques de détection des portables devaient être développées, mais les portiques à ondes millimétriques – dont l’installation a coûté plusieurs millions d’euros – ne sont pas fiables. L’interdiction des fouilles systématiques à la sortie des parloirs permet aux portables d’entrer en prison bien plus facilement : une étude a montré que, depuis la fin des fouilles, il y a moins de jets de portables depuis l’extérieur. Pourquoi lancer des portables quand il suffit d’utiliser les parloirs ? C’est un véritable fléau, et il nous paraît nécessaire de rétablir les fouilles dès lors qu’il y a un contact avec l’extérieur. Les détenus connaissent cette faille et savent bien que, dès lors qu’il faut pour les fouiller une procédure écrite compliquée, ces fouilles ne sont plus faites.

M. David Daems, secrétaire national du syndicat national pénitentiaire des personnels de surveillance Force ouvrière (FO). Il faut que le dogme politique saute : vous tous, élus, devez-vous poser la question de la sécurité au sein de nos prisons, trop longtemps balayée d’un revers de main par peur des préjugés, de la stigmatisation… Mais, à force d’attendre, nous avons vingt ans de retard : voilà bien longtemps que les personnels de surveillance ont signalé la force du prosélytisme et l’importance de la radicalisation islamique en prison.

Il va aussi falloir arrêter d’aller voir chez nos voisins ce qui s’y passe, ce qui n’y marche pas. La France est la sixième puissance mondiale : prenons les rênes de notre destin et soyons au rendez-vous de l’Histoire ! Les événements tragiques du mois de janvier nous ont montré que le danger est bien là.

Actuellement, le ministère de la justice étudie le cas d’une vingtaine de détenus à Fresnes. Mais il faut arrêter de croire qu’il n’y a qu’une poignée de détenus radicalisés, même à Fresnes ! Leur nombre est bien plus élevé. Il y a aussi différents niveaux de radicalisation : il ne faut pas se contenter d’observer de près les détenus condamnés pour des faits de terrorisme ; il faut envisager le problème de façon beaucoup plus large.

Nos collègues de Fresnes se demandent comment agir avec les détenus radicalisés, qui ne sont pas repérés comme terroristes, pas ciblés par l’administration, mais qui continuent de se livrer au prosélytisme. La radicalisation est aujourd’hui un phénomène viral, et c’est pourquoi nous proposons de regrouper les détenus concernés dans un seul établissement, afin de former des personnels spécialisés. On pourrait d’ailleurs imaginer d’autres établissements spécialisés, à but sanitaire par exemple ; aujourd’hui, Château-Thierry accueille par exemple des personnes souffrant de troubles psychopathologiques importants. Ce regroupement, dans un établissement spécialisé, des détenus radicalisés n’a jamais été essayé. Vous nous dites, monsieur le député, que cela n’a pas marché en Irlande : mais pourquoi cela ne marcherait-il pas en France ? Nous n’avons pas la même histoire, la même culture, les mêmes préoccupations que les Irlandais ou les Danois. Nous n’avons d’ailleurs pas toujours les mêmes moyens non plus : en Suède, pour 5 000 détenus, il y a 5 000 surveillants ! En France, nous avons 25 000 surveillants pour 68 000 détenus. Soyons donc précurseurs.

Quant aux téléphones portables, ils ne servent pas aux détenus pour entretenir des liens avec leur famille : ils servent à entretenir leur business. L’objectif est donc d’empêcher ces téléphones d’arriver dans les prisons, notamment en abrogeant l’article 57 de la loi pénitentiaire de 2009. Il est tout à fait possible de le faire et de rétablir les fouilles à corps lors des retours de parloir – il suffirait de s’en donner les moyens.

Sur le fond, il y a une évolution des pratiques de recrutement : il y a vingt ans, les détenus issus du GIA s’affichaient comme islamistes – avec grandes barbes, tenues traditionnelles et appels à la prière. Malgré les alertes lancées par les surveillants, l’administration a laissé faire. L’islamisme s’est donc répandu. Aujourd’hui, la radicalisation a changé : un meneur prosélyte se rase la barbe... La maîtrise des médias – à commencer par YouTube – des groupes islamistes internationaux se retrouve en prison. Il faut avoir conscience de cette très grande capacité d’adaptation. Dès lors, le travail d’observation est primordial, mais impossible à réaliser aujourd’hui parce que les personnels de surveillance exercent leur métier dans des établissements surpeuplés, dans lesquels la simple gestion des flux occupe tout leur temps. Avec toujours moins de moyens et toujours plus de détenus, le guet-apens se referme sur eux.

M. Claude Tournel. Nous sommes incapables de dire aujourd’hui combien nos prisons comptent de musulmans, de catholiques ou de protestants. Lorsque le détenu arrive, il peut déclarer une religion, mais nous ne pouvons pas vous donner de chiffres exacts, comme d’ailleurs pour les détenus radicalisés dans les prisons. On a l’impression parfois que nos prisons sont entièrement radicalisées : c’est certes un phénomène qui existe, bien sûr, mais je ne pense pas que cela concerne des milliers de détenus.

Je voudrais revenir sur le repérage et le regroupement de ces personnes radicalisées. J’ai connu les quartiers de haute sécurité : s’ils ne fonctionnaient pas – et on a fini par les fermer – c’est parce que personne, ni le juge d’application des peines, ni le directeur de la prison, ne voulait prendre la responsabilité d’en sortir un détenu pour le remettre dans le circuit classique, de peur qu’il ne s’évade. Les détenus croupissaient donc dans les QHS. L’UFAP n’a pas aujourd’hui de jugement tranché sur l’opportunité de regrouper les détenus radicalisés : nous manquons de recul, je l’ai dit. Je redis que nous avons l’expérience des détenus du GIA – qui, s’ils n’étaient pas extrêmement nombreux, étaient tout de même une vingtaine à Bois-d’Arcy. Si regroupement il doit y avoir, il faut établir une étanchéité réelle, ce qui n’est absolument pas le cas à Fresnes aujourd’hui : les détenus radicalisés peuvent par exemple se rendre à la salle de musculation, un par un ou deux par deux, mais en même temps que les autres.

Je n’écarte pas l’hypothèse d’un établissement spécialisé, mais il faudra nous donner les moyens de le gérer. De plus, il faudra prévoir le moment, inévitable, où ces détenus rejoindront le circuit normal.

M. Christophe Cavard. S’agissant des « signaux faibles » de radicalisation, on nous a parlé, lors de visites de terrain, de formation des personnels, en nous montrant des exemples de ces formations qui se mettent en place. Où en est-on sur ce sujet ? Ce que nous avons vu était séduisant, mais qu’en est-il en réalité ?

Par ailleurs, avez-vous entendu parler de cas de radicalisation de certains personnels ?

Quel doit être, selon vous, le rôle de la prison ? La commission accorde de plus en plus d’importance aux facteurs psychologiques, identitaires de la radicalisation. Quel est le rôle des intervenants extérieurs en prison, et comment travaillez-vous avec eux, notamment avec les aumôniers ? Ceux qui sont déjà radicalisés ne sont pas intéressés par des contacts avec l’imam de la prison, et celui-ci ne peut donc pas faire grand-chose. Mais il peut jouer un rôle. Quels sont les autres intervenants qui pourraient être utiles ?

M. Jacques Myard. L’islam est, vous le savez, une religion qui n’est pas centralisée : chacun peut se proclamer imam, ce qui est une partie du problème.

Vous ne résoudrez pas les problèmes de la radicalisation en prison : c’est un problème qui vous dépasse ! La prison n’est pas étanche. C’est toute la société française qui doit réaffirmer ses principes.

Vous avez donné le nombre de surveillants et le nombre de détenus : le manque de moyens est tout à fait criant.

Quant à la fouille systématique, elle doit être faite. Mais nous nous heurtons ici à une décision de la Cour européenne des droits de l’homme car, sur ce point, nous ne sommes plus souverains.

Vous évoquez le problème du contrat de travail des détenus. Mais je n’ai pas le sentiment que les détenus radicalisés aient envie de travailler.

Nous sommes donc incapables d’avoir des prisons étanches, un quartier étanche au sein des prisons. Sans revenir au bagne de Cayenne, ne peut-on pas changer complètement de méthode, de concept pour regrouper les radicaux ?

M. Jean-Philippe Guilloteau. S’agissant des intervenants extérieurs, le ministère de la justice a notamment choisi l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT). Ces actions n’ont pas commencé, en tout cas à Fresnes. Nous attendons donc de connaître comment seront pris en considération ceux que l’administration pénitentiaire appelle pudiquement les PRI.

En matière de renseignement, tous les acteurs doivent jouer le jeu, et en particulier la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Or, très récemment, un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) a signalé le changement d’attitude d’une personne suivie : la barbe qui pousse, des propos religieux qui reviennent dans les discussions… Or le commandant de la DGSI a convoqué cette personne, placée sous main de justice, et lui a demandé de s’expliquer sur ce signalement, en indiquant par qui il avait été fait. Nous avons saisi le ministère pour qu’une enquête soit diligentée. Comment les personnels peuvent-ils travailler l’esprit tranquille dans de telles conditions ? Aujourd’hui, cet agent a peur, puisqu’une personne placée sous main de justice qui a été signalée l’a identifié ! Le ministère doit donc déjà régler ces problèmes dans la gestion du renseignement.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Mais ce ne peut être qu’un problème de l’administration pénitentiaire ! Comment la DGSI peut-elle avoir eu connaissance du nom de cette personne ? C’est stupéfiant. Nous avons passé plusieurs heures aux Baumettes la semaine dernière, avec les personnels qui font du renseignement pénitentiaire. Nous avons admiré leur travail, leur investissement dans leurs missions, et je l’ai d’ailleurs dit dans la presse locale. Mais je ne comprends pas comment la DGSI peut avoir eu connaissance du nom de la personne qui donne un tel renseignement. Si c’est le cas, l’administration pénitentiaire a commis une erreur.

M. Jean-Philippe Guilloteau. Cette histoire s’est déroulée en milieu ouvert. Mais, nous sommes d’accord, il y a eu une erreur, et c’est pourquoi nous avons demandé à la garde des sceaux de diligenter une enquête. En tout cas, il n’y a pas d’erreur de la part de l’agent elle-même.

À Fresnes, il n’y a pas aujourd’hui de quartier dédié. Il n’y a que des cellules dédiées, ce qui n’a rien à voir. Il est tout à fait vrai qu’il n’y a aucune étanchéité, et que les détenus concernés discutent avec qui ils veulent – cela fait quatre mois et demi que cela dure.

Construire des prisons, pourquoi pas, mais dans quel but ? Il faudrait surtout remettre en place la formation. La formation des détenus a été abandonnée par l’administration. Les islamistes radicaux, bien sûr, n’ont certainement pas envie de s’engager dans une formation d’ébéniste ou de travailler. Mais je vous parle de ceux qui, eux, en ont envie, et qui, occupés, n’écouteront pas ceux qui prêchent…

Il y a aujourd’hui 183 imams pour 189 établissements pénitentiaires : c’est déjà un problème. De plus, les imams sont les seuls religieux qui ne montent pas dans les cellules pour discuter avec les détenus. Les aumôniers catholiques, eux, le font, sans aucun problème.

M. Christophe Cavard. Cela dépend peut-être des endroits…

M. Jean-Philippe Guilloteau. En tout cas, dans tous les établissements que nous avons visités, ils ne le font pas.

M. Jacques Myard. Où les imams voient-ils alors les détenus ?

M. Jean-Philippe Guilloteau. Dans les locaux dédiés aux cultes.

M. Joaquim Pueyo. On peut s’interroger sur le fait que les aumôniers entrent dans les cellules. Je suis, je l’avoue, sceptique. Nous parlons tout de même ici d’établissements laïcs !

M. Jean-Philippe Guilloteau. La liberté de culte est assurée en prison.

S’agissant de la formation professionnelle, beaucoup a été dit. Nous regrettons qu’à Fresnes, à ce jour, seuls des personnels d’encadrement aient été formés ; les surveillants chargés des PRI, eux, ne l’ont pas été. Le jour de l’une de nos visites, l’agent chargé des vingt-cinq PRI de la division arrivait d’un autre service totalement différent, et n’avait reçu aucune consigne. Il se débrouillait comme il pouvait. Les surveillants ont bien sûr l’habitude de changer fréquemment de service et de lieu d’exercice. Mais il s’agit là de détenus très particuliers, et l’absence de formation aurait pu poser problème. L’administration doit arrêter de marcher sur la tête : tous doivent être formés, et tout de suite. Le jour de cette visite, la formation n’était pas même programmée...

Nous n’avons pas entendu parler de personnels radicalisés. Cela peut certainement arriver, car le recrutement n’est pas forcément très bon. Naguère, il y avait 30 000 candidats au concours pour 200 postes ; aujourd’hui, c’est plutôt 12 000 candidats pour 1 000 postes ! La sélection n’est donc pas la même. Certains agents peuvent être fragilisés à leur arrivée, mais c’est très certainement une infime minorité. J’appartiens à cette administration depuis trente ans, et je remarque surtout que les surveillants viennent de tous les horizons, appartiennent à toutes les religions : je peux me tromper, mais je n’ai pas l’impression que cela pose plus de problèmes aujourd’hui que cela n’en posait hier.

Monsieur le député, vous posez la question du rôle de la prison. Nous nous la posons tous ! Nous ne pouvons pas, nous l’avons dit en préambule, régler tous les problèmes que la société n’a pas réussi à régler. Ce n’est pas en prison que se fera la déradicalisation. Mais, en prison, quelle conduite tenir ? Et, à la sortie, qui prendra les anciens détenus en charge ?

La Belgique suit une voie différente de la nôtre, en condamnant notamment beaucoup moins.

M. Jacques Myard. Mais la Belgique a la plus forte proportion de djihadistes dans sa population !

M. Jean-Philippe Guilloteau. Il faut sans doute regarder à l’étranger ce qui se fait. D’autres ont sans doute plus de recul, puisque l’administration pénitentiaire française a, pendant des années, choisi de ne pas entendre ce que nous lui disions.

Sur les statistiques, je précise que le chiffre de 25 000 surveillants englobe tous les corps, jusqu’aux commandants. Les quatre grades de surveillants – les agents au contact quotidien des détenus, ceux qui ouvrent et ferment les portes – ne comptent que 18 000 personnes. Les autres sont des gradés, des officiers. Voilà comment on en arrive à un surveillant pour 100 ou 150 détenus.

M. James Vergnaud. Un détenu peut pratiquer un islam très rigoriste sans que cela en fasse pour autant un terroriste. Il faut en tenir compte dans nos débats sur les formations – il est d’ailleurs regrettable que ces débats ne se tiennent pas au niveau de la chancellerie, mais seulement au sein de l’administration pénitentiaire. La formation doit permettre au surveillant d’observer si une personne détenue qui pratiquerait sa religion d’une façon très rigoriste, ce qui est son droit, doit être considérée comme potentiellement dangereuse.

C’est surtout contre le prosélytisme qu’il faut lutter sans faiblesse, car c’est là que sont les enjeux pour la sécurité. Bien sûr, tous ne deviendront pas terroristes, mais il faut souligner que les individus qui ont fait régner la terreur dans notre pays étaient tout de même des repris de justice : la prison est un sujet important.

Encore une fois, il faut repérer les personnes qui pratiquent un islam radical, mais aussi et surtout ceux qui peuvent être très dangereux lorsqu’ils sortent de prison. Ce n’est pas la même chose.

M. Christophe Cavard. Vous n’avez donc reçu aucune information sur les modules de formation.

M. James Vergnaud. Non.

M. Claude Tournel. Un module de formation va être mis en place à l’École nationale de l’administration pénitentiaire (ÉNAP) à Agen avant l’été, mais cela ne concernera dans un premier temps qu’une trentaine de personnes. Ces modules ne seront intégrés à la formation continue qu’à partir de la 188e promotion. Mais nous ne savons rien du contenu de ce plan. Il y a tout de même autour de cette table quatre organisations syndicales représentatives, qui siègent au comité technique de l’administration pénitentiaire…

M. Christophe Cavard. On nous a montré quelques exemples de formation et le plan sera présenté prochainement. Je ne voudrais pas créer de polémiques inutiles. Ce qui est important, c’est la façon dont tous les surveillants pourront être formés.

M. Claude Tournel. On peut aussi s’interroger sur les effectifs de formateurs. Les budgets de formation ont fondu comme peau de chagrin. De plus, nous sommes en sous-effectif chronique : comment pourrons-nous assister à ces formations ? Il faut également savoir que les formateurs du personnel vont bientôt former les codétenus de soutien.

M. James Vergnaud. J’ajoute que le niveau d’exigence pour les formations est très important : je me répète, mais il est possible de pratiquer un islam très radical sans devenir dangereux pour la société. Tout cela est bien difficile à définir pour les personnels de surveillance que nous sommes.

Quant au renseignement, il est déjà de qualité dans l’administration pénitentiaire, comme l’a montré notamment l’affaire Nemmouche. Mais il vaudrait mieux prévenir que guérir : alerter que telle ou telle personne s’est radicalisée en prison, c’est une chose, mais il serait encore mieux d’éviter qu’elle ne se radicalise.

Qu’il y ait des personnels dans l’administration pénitentiaire qui pratiquent l’islam, c’est un fait ; si quelques-uns se sont radicalisés, c’est un phénomène marginal. Nous n’avons pas de difficultés majeures à signaler dans le vivre-ensemble des personnels de surveillance.

M. Jacques Myard. Aviez-vous repéré Amedy Coulibaly ?

M. Philippe Kuhn. Il n’assistait pas au culte. Il s’est renfermé petit à petit, et cela a été signalé à notre hiérarchie. Il disposait d’un ordinateur en cellule, ordinateur qui a bien sûr été étudié. Mais il n’avait pas de comportement particulièrement agressif. Peu de temps avant sa libération, nous avions bien vu que le contact avec les femmes se faisait de plus en plus difficile. Il travaillait à la buanderie. Mais, encore une fois, le comportement d’Amedy Coulibaly ne laissait rien présager : c’est toute la difficulté du repérage. Il faudrait vraiment que les agents puissent consacrer du temps à cette tâche, mais en pratique, c’est la course permanente dès la prise de service, en essayant de finir au mieux sans trop d’incidents…

M. Joseph Paoli. La difficulté, encore une fois, réside dans la détermination du degré de danger de ces personnes. J’ai vécu moi-même l’expérience d’un détenu converti, qui a basculé dans le monde islamiste, endoctriné par d’autres, que nous avions bien repérés. Ces personnes converties peuvent se dissimuler très facilement dans notre société.

M. le rapporteur. Le rôle des convertis est effectivement important. En région Provence-Alpes-Côte d'Azur, on nous a signalé plusieurs individus particulièrement surveillés, dont la plupart étaient des convertis.

M. Jean-Philippe Guilloteau. À Fresnes, le détenu signalé à la direction comme le plus dangereux par les responsables de détention ne fait pas partie de ceux qui sont mis de côté. Il est au milieu des autres, et il prêche comme il veut…Le ministère de la justice rappelle qu’il y a aujourd’hui en France 302 détenus écroués pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste, et que 167 d’entre eux sont des islamistes radicaux, mais que 14 % d’entre eux seulement ont été écroués par le passé. La radicalisation ne se fait donc pas essentiellement en prison.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Merci à tous.

AUDITION DE M. SAMIR AMGHAR,
CHERCHEUR EN SOCIOLOGIE À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 17 mars 2015

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Monsieur Amghar, nous vous remercions d’avoir accepté l’invitation de notre commission d’enquête portant sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Vous avez obtenu un doctorat en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et êtes spécialiste de l’islam en Europe. En 2011, vous avez publié un ouvrage intitulé Le salafisme d’aujourd’hui. Nous sommes heureux de pouvoir entendre vos analyses sur l’évolution du djihadisme et sur les moyens de lutter contre la radicalisation.

Cette audition, ouverte à la presse, fera l’objet d’un compte-rendu écrit qui vous sera soumis et que la commission pourra citer intégralement ou partiellement dans son rapport. Celle-ci pourra également faire état de vos observations portées sur le compte-rendu.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur Amghar, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Samir Amghar prête serment).

M. Samir Amghar, chercheur en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Deux thèmes importent pour comprendre le phénomène djihadiste : les facteurs de la radicalisation et les programmes de déradicalisation mis en œuvre dans des pays européens et du monde arabe.

Plusieurs experts ont tenté de comprendre les raisons conduisant des jeunes à commettre des attentats en France ou à partir en Syrie pour rejoindre des groupes djihadistes et combattre le régime de M. Bachar el-Assad.

Le premier motif est de nature idéologique et repose sur une lecture particulière de l’islam qui invite les croyants à prendre les armes et à user de la violence politique pour défendre les musulmans menacés. Un certain nombre de responsables religieux, issus notamment du Conseil français du culte musulman (CFCM), affirment que les auteurs d’attentats agissent pour des causes qui n’ont rien à voir avec l’islam et insistent sur le besoin de revenir à une lecture plus orthodoxe et rigoureuse des préceptes de la religion musulmane sur la violence.

Les individus peuvent également se radicaliser à cause d’un sentiment de frustration politique. Ils ne peuvent pas exprimer leur opposition à l’action des pouvoirs publics en matière d’islam sans que celle-ci soit pénalisée ou criminalisée. En septembre 2012, un groupe de jeunes musulmans de la banlieue parisienne a voulu organiser une manifestation devant l’ambassade des États-Unis pour protester contre la diffusion d’un film mettant en scène le prophète de l’islam ; des policiers ont empêché le rassemblement et ont arrêté certains manifestants. Confrontés à ces situations, les jeunes ont le choix entre se taire ou passer à l’action violente pour se venger de ce qu’ils considèrent être une injustice faite aux musulmans. Si la plupart d’entre eux optent pour le silence, une petite minorité décide d’utiliser l’arme de la violence politique.

Le troisième facteur de radicalisation découle de la criminalisation des personnes se revendiquant du djihadisme. Les personnes ayant choisi le djihad font l’objet de surveillance et certaines d’entre elles sont incarcérées. Ces individus se radicalisent car ils savent que la loi les punit. Le système législatif français a des effets contre-productifs, car il légitime a posteriori les positionnements idéologiques des djihadistes. La prison peut avoir un effet curatif et dissuasif en permettant à certaines personnes de se rendre compte du caractère mauvais de leurs actions ou des conséquences carcérales de celles-ci. Cela fut notamment le cas pour M. Farid Benyettou, chef de la filière irakienne des Buttes-Chaumont à laquelle appartenait l’un des frères Kouachi : après avoir passé sept années en prison, il suivit des études d’infirmier et changea d’idée en matière de djihad. En revanche, la prison n’eut pas cet effet positif sur Amedy Coulibaly, Mohammed Merah et Medhi Nemmouche. Le renforcement de l’arsenal juridique pourrait ancrer davantage les convictions djihadistes de personnes condamnées à une peine d’emprisonnement.

Les programmes de déradicalisation mettent l’accent sur tel ou tel aspect en fonction de la nature de la radicalisation de la personne suivie. Si l’on considère que la radicalisation résulte avant tout d’une lecture étriquée de l’islam, le programme insistera sur la dimension religieuse. Il s’agira alors de produire un contre-discours visant à détricoter l’idéologie djihadiste. Au Royaume-Uni, on a ainsi tenté de mettre en avant la tendance quiétiste du salafisme pour déconstruire et délégitimer, sur un fondement religieux, la pensée djihadiste. De même, lors de la guerre civile, les autorités algériennes ont mis en avant une fraction du salafisme qui possédait une forte capacité de persuasion intellectuelle et qui a incité des djihadistes à déposer les armes. Dans ces deux pays, le développement du djihadisme fut contenu grâce au déploiement de cette politique.

Si l’on lit la radicalisation comme une conséquence d’une frustration et d’un ressentiment politiques, le programme mettra en place une structure pouvant jouer le rôle de court-circuit politique. Ainsi, face au développement du djihadisme dans le monde arabe, certains pays ont légalisé des partis islamistes. Ces gouvernements ont pensé que l’interdiction de l’expression d’une certaine forme d’islam politique reviendrait à favoriser la clandestinité et la marginalisation d’individus qui se radicaliseraient d’autant plus facilement. Au lendemain des attentats de 2003 à Casablanca, le Maroc s’est refusé, malgré la pression d’une partie de l’opinion publique, à interdire le parti de la justice et du développement (PJD) pour ne pas nourrir le djihadisme.

Certains pays européens et arabes considèrent que la pénalisation excessive produit de la radicalisation. Ils estiment donc nécessaire d’accompagner la lutte contre le djihadisme d’un volet préventif reposant sur une logique de réinsertion sociale et politique et visant à éviter l’approfondissement de la radicalisation. Le Danemark a mis en place depuis quelques mois un programme de déradicalisation cherchant à faire revenir des individus partis en Syrie et à les réinsérer. Les Danois veulent être efficaces et pensent que la réinsertion des djihadistes constitue le meilleur moyen de les démobiliser ; les responsables politiques danois ne portent pas de jugement de valeur sur l’engagement djihadiste passé de ces personnes – ils ne les nomment d’ailleurs pas terroristes, mais rebelles.

Éléments importants de la lutte contre la radicalisation, ces programmes ne représentent pas une solution miracle, et certaines personnes les ayant suivis ont récidivé. D’après des chiffres diffusés par les autorités saoudiennes, 10 % des bénéficiaires de ces programmes renouent avec le djihadisme et réintègrent des cellules combattantes.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Comment analysez-vous l’attitude de MM. Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar qui ont légalisé le parti Ennahda en 2011 après la fuite de M. Zine el-Abidine Ben Ali, et les résultats politiques de ce choix aujourd’hui ?

M. Samir Amghar. J’ai rencontré des conseillers politiques de M. Marzouki qui m’ont expliqué le caractère très pragmatique de la démarche suivie par leur chef en matière d’islam politique et de djihadisme. M. Marzouki considérait que les djihadistes tunisiens étaient des acteurs incontournables de la vie religieuse et politique, et qu’il ne fallait surtout pas en faire des ennemis. Entre 2011 et 2014, il a donc favorisé leur institutionnalisation afin que celle-ci induise leur déradicalisation.

M. le rapporteur. Quel lien établissez-vous entre Ennahda et les djihadistes ?

M. Samir Amghar. M. Marzouki a décidé de faire des concessions et a intégré les islamistes dans le jeu politique, afin que ce dernier les amène à effectuer des compromis, cette dynamique devant nourrir la déradicalisation. Les statuts du parti communiste français (PCF) prévoyaient, jusqu’en 1977, l’instauration de la dictature du prolétariat. Associer des partis révolutionnaires à la vie institutionnelle permet d’obtenir une atténuation du contenu extrémiste de leur discours, et l’expérience récente des islamistes tunisiens le prouve dans une certaine mesure.

M. le rapporteur. Le choix de MM. Marzouki et Ben Jaafar a institutionnalisé Ennahda qui a participé au pouvoir, puis qui a accepté sa défaite électorale ; a-t-il eu une influence sur le développement de la radicalisation en Tunisie, sachant que ce pays présente le contingent de recrues étrangères de Daech le plus fourni ?

M. Samir Amghar. L’idéologie de l’islam politique mue continuellement et a subi de nombreuses évolutions depuis les années soixante-dix. Au contact du pouvoir, les partis se réclamant de cette orientation ont tendance à se déradicaliser et à changer leur contenu programmatique ; ainsi, certains islamistes, une fois nommés au gouvernement, ont abandonné l’idée de créer un État islamique. Leur adaptation au réel leur permet de répondre à l’offre politique et de prendre en compte le rapport de force du moment.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. La radicalisation des personnes quittant le territoire français vous paraît-elle d’essence plutôt religieuse ou politique ?

M. Samir Amghar. Il est difficile d’évaluer la part des facteurs religieux et politique dans ces processus, mais l’on sait que ces individus ont l’intime conviction de ne pas agir à l’encontre des lois. Empreints de naïveté politique, ils considèrent que leur engagement correspond à un idéal de justice religieux et politique.

En 2002, un an avant son arrestation, j’ai reçu M. Benyettou, qui opérait une différence entre les conflits opposant des musulmans à des non-musulmans et dans lesquels le djihad était légitime, et les pays où la tension était contenue et dans lesquels il n’y avait pas lieu de commettre des attentats. Ainsi, dans son esprit, il était possible de rejoindre des cellules djihadistes en Irak, mais l’islamophobie ne constituait pas une raison suffisante pour se lancer dans l’action terroriste en France. M. Benyettou a peut-être incité certains individus à partir en Irak, mais il pensait que la lutte contre l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école devait se mener dans le cadre démocratique, notamment par le biais de manifestations.

M. le rapporteur. En prenant l’exemple d’une manifestation devant l’ambassade des États-Unis à Paris, vous avez indiqué que des personnes considéraient que la loi de la République était particulièrement dure à leur encontre et que leur protestation était interdite parce qu’ils étaient musulmans. Comment leur expliquer que la règle n’est pas édictée en fonction de la religion des gens ? Une telle mesure est motivée par le fait que la France a toujours protégé les ambassades installées sur son territoire et qu’elle attend que les autres pays fassent de même pour ses postes diplomatiques.

M. Samir Amghar. La politique, c’est de la perception. Ces arrestations n’ont en effet rien à voir avec une quelconque volonté de discriminer l’islam, mais une partie des musulmans, peut-être les plus militants d’entre eux, ont pensé que cet événement illustrait le fait qu’il n’était pas possible pour eux d’exprimer un mécontentement sans être arrêtés et disqualifiés. Il convient de faire montre de pédagogie pour combattre cette perception et d’expliquer que l’islam a toute sa place dans la République, dès lors que ses fidèles respectent l’ordre public et la loi de la majorité.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Comment accompagner et traiter les personnes rentrant en France en provenance d’Irak ou de Syrie ?

M. Samir Amghar. Il serait opportun de s’inspirer du modèle danois, car il associe un programme de réinsertion au volet répressif. Ainsi, les personnes revenant de Syrie bénéficient d’un suivi psychologique, religieux et socio-éducatif, et se voient offrir une aide pour reprendre des études ou un travail.

M. le rapporteur. Qu’est-ce que la doctrine quiétiste ? En France, les mosquées salafistes sont-elles toutes quiétistes ? Certaines d’entre elles diffusent-elles un discours favorable au djihad ?

M. Samir Amghar. Le salafisme est un mouvement ultra-orthodoxe de l’islam développant une approche littéraliste des versets coraniques et de la tradition prophétique. Une multitude de tendances s’est développée au sein de cet ensemble ; elles s’opposent entre elles sur les plans religieux et politique. La particularité du salafisme français réside dans la large domination de sa branche quiétiste. Le discours de cette dernière vise à former les « musulmans sociologiques » et les convertis au véritable islam. Les tenants de cette mouvance se caractérisent par leur apolitisme et par leur rejet de la violence ; ils s’opposent ainsi systématiquement au positionnement politique des Frères musulmans en Égypte – en France, ils critiquent M. Tariq Ramadan – et à celui des islamistes marocains et algériens, car ils considèrent que l’islam n’est que religieux.

M. le rapporteur. Participent-ils aux scrutins électoraux en France ?

M. Samir Amghar. Le salafisme quiétiste critique les valeurs dominantes de la société et ne les reconnaît pas car elles ne sont pas régies par les lois islamiques. Un fossé existe cependant entre le discours et la pratique, car l’environnement, perçu comme hostile, conduit à réaliser des compromis. Le discours salafiste quiétiste peut sembler radical et sectaire puisqu’il ne reconnaît pas les principes autour desquels s’organise la société, mais ses partisans font des efforts pour s’intégrer. L’imam salafiste de Brest, M. Rachid Abou Houdeyfa, très populaire auprès des jeunes musulmans, diffuse régulièrement des vidéos sur Internet qui sont visionnées par plusieurs dizaines de milliers d’individus ; il développe à partir de la matrice salafiste quiétiste l’idée selon laquelle il est tout à fait possible de concilier salafisme et intégration dans la société française. La majorité des salafistes quiétistes considèrent néanmoins qu’il s’avère impossible d’être pleinement musulman en France et qu’il y a lieu de retourner dans les pays d’origine.

M. le rapporteur. Pourquoi M. Abou Houdeyfa a-t-il développé cette intéressante idée ?

M. Samir Amghar. Il est difficile de répondre à cette question car il refuse toutes les sollicitations des journalistes et des chercheurs. On sait qu’il a dressé un bilan critique du salafisme quiétiste. Le salafisme promu par les théologiens d’Arabie saoudite se révèle difficile à vivre en France, puisqu’il conduit à refuser de travailler et à rejeter les valeurs de la société. M. Abou Houdeyfa estime que ce discours n’est pas opérationnel pour les musulmans français et cherche à enraciner le salafisme en France car il a constaté que les salafistes de deuxième et de troisième génération vivant dans notre pays étaient complètement acculturés. Le salafisme a mauvaise presse puisqu’il se trouve souvent assimilé au djihadisme et au terrorisme, et cet imam cherche à redorer le blason de ce mouvement.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Ces salafistes quiétistes à la française pourraient-ils intervenir dans des programmes de déradicalisation ?

M. Samir Amghar. Ils pourraient en effet servir de relais, dans la mesure où le salafisme quiétiste se nourrit de la même matrice idéologique que celle du salafisme djihadiste. Ils disposent donc d’arguments théologiques pour démontrer à des individus partis en Syrie qu’ils ont commis une erreur au regard des commandements de l’islam. Il faudrait cependant que cette intervention des salafistes quiétistes soit discrète pour ne pas les déconsidérer aux yeux de leurs ouailles.

M. le rapporteur. Quelle est la doctrine des salafistes quiétistes en matière de travail ? Acceptent-ils que les musulmans soient fonctionnaires ou salariés dans une entreprise privée ou doivent-ils se cantonner à la profession de commerçant ?

M. Samir Amghar. Les salafistes ont évolué sur cette question, car ils acceptent l’intégration dans la société française. On voit ainsi de plus en plus de personnes se revendiquant du salafisme intégrer la fonction publique, la SNCF ou la RATP. On assigne souvent les individus à une idéologie, alors qu’ils évoluent en fonction de leur intérêt économique, social et culturel.

M. le rapporteur. Dans votre livre, vous racontez vous être déguisé en salafiste et que le port d’habits distinctifs vous a apporté le respect des musulmans. Quel mécanisme se trouve ici à l'œuvre ?

M. Samir Amghar. Lorsque l’on s’habille de façon islamique, on affiche publiquement la force de sa foi, ce qui sera considéré comme une vertu qui vaudra respectabilité dans certains quartiers et auprès de responsables religieux. Les processus de retour à l’islam ou de conversion se nourrissent souvent de l’envie d’apparaître comme une personne estimable.

On vit en Occident dans une société du spectacle où l’image s’avère fondamentale. La « théâtralisation de l’identité islamique » – pour reprendre l’expression de M. Raphaël Liogier – se matérialise par le port d’une barbe, d’une djellaba ou d’un voile et vise à adresser un message d’appartenance commune aux autres musulmans et d’affirmation identitaire au reste de la société.

M. le rapporteur. Quelle est la signification des chaussettes montantes ?

M. Samir Amghar. Certains musulmans, cherchant à se conformer à la lettre du Coran, portent un vêtement tombant au-dessous du genou, mais au-dessus de la cheville, car un habit trop long serait un signe d’arrogance.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. En 2011, vous concluiez votre ouvrage sur le salafisme en Europe par un pronostic sur le déclin de la logique sectaire propre au salafisme. Pensez-vous avoir eu raison ? Comment analysez-vous la multiplication du nombre de Français et d’Européens partant pour le djihad ?

M. Samir Amghar. Il y a un an, j’ai rencontré un djihadiste lyonnais qui, infirmier, travaille dans une maison de retraite. Il souhaitait émigrer dans un pays musulman – faire la hijra –, en l’occurrence au Qatar. Il comptait se marier, avoir des enfants et inscrire ceux-ci non pas dans une école qatarienne, mais au lycée français de Doha. Les salafistes peuvent se montrer critiques envers la France, mais ils ont du mal à se départir de la culture dans laquelle ils ont grandi.

M. le rapporteur. La tendance salafiste djihadiste est-elle organisée ? Des mosquées françaises défendent-elles le djihad ?

M. Samir Amghar. Non, il n’y en a plus depuis le 11 septembre 2001, car la pression sécuritaire des services de renseignement et des pouvoirs publics est forte ; par ailleurs, les responsables des mosquées veulent montrer qu’aucun discours favorable au djihad n’est prononcé dans les lieux de culte.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Au cours des auditions que nous avons menées, certaines personnes ont préconisé de détacher le bureau des cultes du ministère de l’intérieur. Qu’en pensez-vous ? Si vous étiez d’accord avec cette suggestion, à quelle structure souhaiteriez-vous le voir rattaché ?

M. Samir Amghar. Je n’ai pas réfléchi à cette question et n’ai donc pas d’avis à vous donner.

M. le rapporteur. Nous avons visité des prisons et avons discuté avec des aumôniers musulmans : le salafisme est-il présent dans les maisons d’arrêt ? Comment les salafistes perçoivent-ils la délinquance ? Condamnent-ils le trafic de drogue et les autres actes de banditisme qui conduisent en prison et donc, pour certaines personnes, à la radicalisation djihadiste ?

M. Samir Amghar. M. Moussa Khedimellah a étudié le mouvement Tabligh qui présente de nombreux points communs avec le salafisme. D’origine indo-pakistanaise et reposant sur la prédication, le Tabligh a connu son âge d’or dans les années quatre-vingt-dix et deux mille au cours desquelles une large partie de la jeunesse musulmane réislamisée s’est inscrite dans cette tendance. Il a constaté que les quartiers où l’implantation du Tabligh était forte connaissaient la paix et retrouvaient un équilibre. Les représentants de ce mouvement peuvent donc jouer un rôle pour détourner des individus de la délinquance, celle-ci n’étant pas conforme aux préceptes de l’islam.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Que pensez-vous de la campagne « Stop djihadisme » lancée par le Gouvernement ? Avez-vous des échos de la façon dont elle est perçue ?

M. Samir Amghar. Je vous invite à regarder une vidéo réalisée par une association musulmane belge, qui critique avec humour la communication du Gouvernement. Elle révèle l’opinion d’une partie des musulmans – du moins les plus militants et les plus conservateurs d’entre eux –, qui considèrent que la campagne amalgame les djihadistes et les musulmans orthodoxes. Ces personnes expliquent que le refus de serrer la main d’une femme n’est pas le signe d’une appartenance djihadiste et rejettent les discours des pouvoirs publics instaurant une forme de continuum entre les radicalisations religieuse et politique. Selon eux, les logiques s’avèrent distinctes : refuser les valeurs de la société française pour leur irrespect des prescriptions coraniques ne signifie pas que l’on enfreigne les lois de la République.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Quelles sont les causes de la conversion de personnes dont la famille ne provient pas de pays musulmans ?

M. Samir Amghar. Le salafisme, djihadiste ou quiétiste, représente le mouvement bénéficiant du plus grand nombre de conversions religieuses, et 20 à 30 % des salafistes sont des convertis. L’origine ethnique de ces derniers s’avère variée, puisque ce sont des Français de métropole, des Camerounais, des Congolais, des Zaïrois, des Réunionnais ou des Martiniquais. Ils se convertissent au salafisme car celui-ci défend une vision rigoriste de l’islam ; tout parcours de conversion marquant une rupture, les tendances les plus orthodoxes, voire les plus radicales, se révèlent les plus attirantes. En outre, comme ils ne proviennent pas de familles de culture musulmane, ces personnes développent un complexe d’islamité et souhaitent rattraper leur retard en embrassant une vision orthodoxe de la religion. Enfin, l’individu se convertissant ne connaît pas la variété de l’islam et ne se rend donc pas compte que telle expression de la religion musulmane est plus ou moins orthodoxe.

M. le rapporteur. Selon vous, les conversions à l’islam sont forcément tournées vers les tendances radicales de la religion musulmane ?

M. Samir Amghar. Je tentais d’expliquer les raisons de la conversion à l’islam salafiste ; des conversions à l’islam soufi existent, mais elles ne sont pas mues par les mêmes aspirations.

M. le rapporteur. Les gens s’engagent dans le djihad pour des motifs qui ne sont pas toujours religieux. Les filles, qui, parmi les mineurs, sont plus nombreuses que les garçons à vouloir partir en Syrie, seraient attirées par le romantisme du prince charmant combattant, et de nombreux jeunes souhaitent participer à la fondation d’une nouvelle société et d’un État. Peut-on évaluer l’influence du religieux et celle du politique dans leur démarche ?

M. Samir Amghar. Tout est mêlé, mais la dimension romantique du djihad existe bien. Dans le marché des utopies, il ne reste que le djihadisme ! Les individus qui partent en Syrie auraient été membres d’un groupe d’extrême-gauche dans les années soixante-dix et auraient rejoint les Brigades internationales dans les années trente.

M. le rapporteur. Pourquoi n’auraient-ils pas rejoint les rangs fascistes ?

M. Samir Amghar. J’ai rencontré des individus en partance pour l’Irak qui ont comparé les djihadistes européens aux volontaires des Brigades internationales qui ont lutté contre Franco.

M. le rapporteur. C’est de la propagande ! Il est prestigieux d’avoir été membre des Brigades internationales ! Je comprends le romantisme, mais l’horreur – des enfants sont tout de même assassinés ! – ne le détruit-il pas ?

M. Samir Amghar. Les personnes qui quittent les rangs de Daech se sont rendu compte que cette organisation s’était fourvoyée en ne respectant pas certaines valeurs. Les djihadistes qui s’engagent au nom de l’islam pensent qu’ils vont respecter l’éthique de la guerre. Rappelez-vous de l’interview d’un des frères Kouachi expliquant que, contrairement aux Occidentaux, les musulmans suivaient un code d’honneur et ne tuaient ni les femmes ni les enfants. Les processus de déradicalisation résultent souvent d’un dégoût ressenti devant le manque d’éthique religieuse des combattants du djihad.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Nous vous remercions, monsieur Amghar, d’avoir répondu à nos questions.

AUDITION DE M. LE PRÉFET GILLES LECLAIR,
DIRECTEUR DE LA SÛRETÉ D’AIR FRANCE

Compte rendu de l’audition du mardi 24 mars 2015

M. le président Éric Ciotti. Monsieur Gilles Leclair, notre commission d’enquête est heureuse de vous entendre à plusieurs titres. Vous avez en effet, dirigé l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) de la direction générale de la police nationale (DGPN), au début des années 2000, avant de devenir préfet délégué pour la sécurité et la défense de la zone Sud, autant de responsabilités qui vous qualifient pour nous parler des filières djihadistes et de l’évolution de ce phénomène. Aujourd’hui, vous êtes directeur de la sûreté d’Air France, et votre expertise en matière de suivi des passagers, de contrôles dans les aéroports et de risques nous intéresse particulièrement.

Cette audition se tient à huis clos. Son compte-rendu pourra être publié en tout ou partie par la commission d’enquête. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gilles Leclair prête serment.)

M. Gilles Leclair, préfet, directeur de la sûreté de la compagnie Air France. J’occupe le poste de directeur de la sûreté d’Air France depuis le 1er juillet dernier et, au cours de ma carrière, j’ai été confronté à plusieurs reprises au phénomène terroriste notamment lié aux groupes djihadistes, islamistes radicaux ou fondamentalistes, selon le nom qu’on leur donne.

La sûreté et la sécurité constituent des priorités pour Air France, comme pour toutes les compagnies aériennes. En raison de son caractère mondial, Air France est une cible privilégiée : elle compte plus de 180 escales, transporte plus de 100 000 passagers par jour, emploie 65 000 salariés, et dessert des destinations multiples – environ 300 vols quotidiens sont par exemple assurés vers l’Asie.

Des moyens humains et matériels visent à lutter contre tous les actes illicites commis dans le périmètre large de l’aérien. Les mesures en place sont principalement fondées sur la réglementation internationale, européenne et nationale, mais aussi sur des règles propres à la compagnie.

Une course-poursuite est engagée avec les terroristes car la plupart des mesures prises résultent des conséquences de leurs actions. La « réconciliation » entre bagage et passager permettant de s’assurer qu’aucun bagage isolé n’a été embarqué a ainsi été instaurée à la suite de l’explosion, en 1988, d’un Boeing 747-100 au-dessus de la ville de Lockerbie, en Écosse, et de celle du DC-10 d’UTA au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, en 1989. Autre exemple : le renforcement de la protection des cockpits est consécutif aux attentats du 11 septembre 2001. Cette situation montre, je le crains, que nous n’anticipons pas assez.

Nous cherchons évidemment à éviter que les terroristes exploitent les failles du système. Nous évaluons la menace, et nous analysons le risque en permanence afin de prendre les mesures adaptées en tentant d’éviter qu’elles ne soient trop contraignantes. En la matière, les compagnies aériennes se trouvent confrontées à un dilemme car elles doivent aussi assurer l’exploitation de leurs lignes dans des conditions qui garantissent une certaine fluidité. Le paradoxe est le suivant : en renforçant la protection des passagers, des salariés et du patrimoine, nous multiplions des mesures qui ralentissent l’activité et gênent les personnes. Malgré le dérangement subi par les clients, ces actions sont nécessaires et nous nous devons à une vigilance permanente.

Au final, l’aérien est certainement le transport le plus protégé. Peu après les attentats du mois de janvier, j’ai bien senti, lors d’une réunion avec Mme Ségolène Royal, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, que les présidents de la SNCF ou de la RATP étaient beaucoup moins à l’aise que nous ne pouvions l’être. Cela ne signifie évidemment pas que nous sommes parfaitement « étanches » aux risques. Il n’en demeure pas moins que les statistiques parlent d’elles-mêmes – 600 morts en 2014 pour 9 milliards de passagers – et que l’on est très protégé dans l’aérien.

J’en viens à la stratégie d’Air France concernant la sécurité. Je bénéficie d’une absolue liberté de manœuvre en la matière : le président de la compagnie m’a donné une délégation totale et, sur ce sujet, je prends des mesures en son nom. Il est parfaitement clair que la sûreté et la sécurité passent avant toute autre préoccupation : en cas de doute, nous n’hésiterons pas à prendre les mesures nécessaires et à supprimer un vol.

Nous ne nous contentons pas des mesures obligatoires imposées par la réglementation. Nous mettons en place des mesures qui peuvent être générales et permanentes, et d’autres qui sont particulières.

De façon générale, nous travaillons en partenariat avec les autres compagnies aériennes et nous pratiquons le benchmarking qui nous permet de nous inspirer de leurs méthodes. Les échanges d’informations sont plus intenses avec KLM, avec les compagnies de l’alliance Skyteam et les compagnies européennes. Le lien est également fort avec les industriels comme Airbus ou Boeing afin de prendre les mesures de prévention nécessaires. Nous coopérons par ailleurs en permanence avec tous les services de l’État, comme les services de renseignement ou d’investigation. Vous avez déjà cité l’UCLAT mais nous collaborons aussi avec la direction du renseignement militaire, la DGSE, la DGSI, la police aux frontières… Bien que quelques-uns d’entre nous aient appartenu aux services, il nous faut entretenir une relation continue et étroite avec nos anciennes maisons pour rester à jour. Nous entretenons également des liens très opérationnels avec le ministère des affaires étrangères, les ambassadeurs et les délégués du ministère de l’intérieur à l’étranger, pour ce qui concerne les diverses escales.

Toutes les structures de l’entreprise sont sensibilisées aux problèmes de sûreté, notamment grâce à un réseau de délégués généraux de sûreté et de délégués de sûreté, avec lesquels nous passons des contrats d’objectifs. Je dispose donc d’un représentant au cargo, au fret, ou au catering. La communication interne joue un rôle important, en particulier en direction des escales et des navigants.

Le contrôle documentaire de premier niveau est assuré conformément à la convention de Chicago qui oblige à détecter les documents manifestement non valides. Nous allons plus loin grâce à un matériel qui permet d’identifier des documents falsifiés de façon professionnelle. Un service chargé des réquisitions judiciaires répond aux services de police et de gendarmerie et aux magistrats qui nous interrogent sur les vols ou les passagers.

De façon plus particulière, nous réagissons aux événements en envoyant des « flashs sûreté » à l’ensemble du personnel navigant. Nous mettons également en place des communications de sûreté. Cet été, par exemple, lors de la reprise des hostilités dans la bande de Gaza, nous avons suivi la menace au quotidien pour gérer nos vols vers Tel-Aviv – ils ont même été suspendus lorsqu’un missile est tombé aux alentours de l’aéroport David Ben Gourion. Un briefing des commandants de bord et du personnel navigant avait lieu tous les jours, et des mesures particulières à terme ont été prises – durant un moment, nous avons même fait dormir les équipages à Chypre.

L’analyse de la menace est permanente et le risque est évalué dans les zones sensibles. Selon son intensité, les escales sont classées rouges, oranges ou vertes. À cette classification correspondent des mesures appropriées qui vont du double contrôle complet à l’embarquement jusqu’à la mise en place d’une « bulle » de sécurité autour de l’avion.

Depuis le crash du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine, au mois de juillet dernier, nous avons interdit le survol de plusieurs zones sensibles. La présence dans cette liste de certains territoires comme l’Irak, la Syrie ou la Libye relève de l’évidence, mais d’autres zones peuvent être désignées selon les informations que nous récoltons. Une classification des aérodromes est également en vigueur car les pilotes peuvent se trouver contraints de détourner leur appareil : mieux vaut qu’ils sachent où ils atterrissent.

Nous menons des inspections et des audits réguliers des escales. Les escales rouges sont inspectées une fois par an et toutes des escales en général sont auditées tous les quatre ans.

Avec nos partenaires, nous cherchons en permanence à anticiper les nouvelles menaces. Nous travaillons actuellement sur les cyber-attaques, les insiders – des personnes malveillantes infiltrées parmi le personnel navigant –, les menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), ou les drones.

Le dispositif en place est donc assez bien structuré. En tant qu’acteur privé, nous n’avons évidemment pas la possibilité de lutter directement contre les filières islamistes. Nous tentons de nous donner les moyens de détecter, et nous sensibilisons les personnels afin d’obtenir des remontées d’informations. Toutefois, juridiquement, nous ne pouvons pas contraindre le personnel à nous informer. Détecter les phénomènes radicaux, pourquoi pas, mais encore faut-il en avoir les moyens juridiques. Je pense par exemple à la délivrance des badges. Les tribunaux administratifs nous ont souvent déboutés lorsque nous refusions d’accréditer des personnes au passé douteux. J’ai perdu devant la cour administrative d’appel de Marseille parce que je ne souhaitais pas lorsque j’étais Préfet en Corse, qu’un ancien braqueur, ancien du FLNC, devienne bagagiste.

Lorsque l’information remonte de façon spontanée – de très nombreux salariés de l’entreprise sont vigilants –, nous la transmettons aux autorités.

Depuis les attentats du mois de janvier dernier, nous avons renforcé la sécurisation des locaux, notamment afin de rassurer les personnels légitimement anxieux. Un grand audit est lancé concernant la protection de l’ensemble de nos agences sur le territoire national. Ce travail a un coût mais est nécessaire car notre visibilité dépasse l’« aérien » et le nom de la compagnie contient le mot « France ».

Nous suivons de manière très attentive les projets du Gouvernement, notamment en matière de système API-PNR. Les données relatives aux passagers, qui se trouvent dans nos fichiers dès la réservation de billets, contiennent des informations qui peuvent être utiles aux services qui luttent contre le crime organisé et le terrorisme. Par ailleurs un décret en cours de rédaction concernant les vols entrants permettra d’imposer des mesures de sécurité à certaines escales sensibles. Les autorités locales ne pourront plus contester ce que nous recommandons si nous pouvons nous adosser à un texte réglementaire.

La « réconciliation » entre carte d’embarquement et passeport est une mesure de sécurisation et non de sûreté car, a priori, les personnes qui embarquent ont déjà subi un filtre, de même que leurs bagages. Cette mesure permettrait tout de même d’opérer une vérification supplémentaire concernant les passagers à l’identité douteuse. La mesure devrait en tout état de cause être prise au moins au niveau de l’espace Schengen. À défaut, elle introduirait une distorsion de concurrence non négligeable liée aux délais et aux besoins en personnels supplémentaires. J’ajoute qu’elle aurait ses limites car nos agents ne sont pas formés à la détection des faux papiers.

J’en viens à quelques propositions sur ce qui nous permettrait d’améliorer notre action en matière de sûreté.

Les liens entre les acteurs privés et publics pourraient être resserrés. Il serait souhaitable que nous recevions en temps réel les informations relatives au secteur aérien en possession des services. Malgré notre passé, nous devons solliciter l’information en permanence. Si nous en disposions au plus tôt, nous serions mieux à même d’anticiper. Les responsables de sûreté habilités secret-défense issus des services participent à certaines réunions de sensibilisation qui ne leur servent pas à grand-chose – même si elles sont utiles pour les autres personnels. En revanche, ceux qui ont un profil similaire au mien devraient à mon sens être davantage associés à l’action de l’État et aux divers retours d’expérience afin de prendre ensuite des mesures efficaces en interne. Le recueil d’informations au sein de l’entreprise ne pourra se faire que sous le couvert de l’État.

Avant de diriger l’UCLAT durant quatre ans, j’ai été directeur adjoint d’Europol. Après les événements de 2001, nous avons développé une veille opérationnelle au niveau européen. J’ai le sentiment que le profil des individus qui se radicalisent reste sensiblement le même – pour ma part, j’ai connu les filières irakiennes, afghanes ou bosniaques. Ce qui a vraiment évolué avec les nouvelles technologies, c’est la manière de se radicaliser et de devenir un fondamentaliste djihadiste. Cela dit, il me semble qu’il reste beaucoup de travail de base à accomplir en matière de recueil du renseignement. Je pense à la veille dans les banlieues, aux relais à entretenir dans les zones sensibles, à la collecte de l’information, à son analyse et à son exploitation.

Nous avons toujours rencontré une réelle difficulté en matière de coordination. Les informations arrivent de partout, mais il faut qu'elles soient collationnées et qu’elles passent par un seul point d’entrée. Les services doivent se parler et échanger. Les choses ont trop longtemps été cloisonnées : certains considéraient qu’il existait, d’un côté, les seigneurs du renseignement, et, de l’autre, ceux qui pouvaient occasionnellement rapporter une information. Pourtant, un tout jeune gardien de la paix peut avoir obtenu une information majeure dans une cité. Nous devons favoriser la coopération et motiver tous ceux qui sont susceptibles de récupérer des informations – si nous ne le faisons pas, celui qui nous rapporte une information et ne reçoit rien en retour sera peut-être moins motivé lorsqu’il obtiendra par la suite un renseignement capital. Des cloisonnements assez détestables existent aussi au niveau international, par exemple entre le club de Berne et les services de law enforcement avec Europol et Eurojust.

Il est impossible de lutter contre les filières djihadistes sans mettre en place une coordination internationale renforcée. Tous les outils existent déjà, au moins au niveau européen ; il suffit que l’on s’en serve. Europol est un système efficace avec des fichiers d’analyse et des fichiers centraux. Si l’information est bien introduite dans ces fichiers « étanches », elle pourra être analysée et devenir ainsi exploitable. Malheureusement, nous avons souvent été confrontés à de fortes réticences de la part des juges ou de services spécialisés dès lors qu’il fallait fournir des renseignements destinés à alimenter ces fichiers.

Aujourd'hui, les choses se mettent en place. Un coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme existe bien, même s’il rencontre encore des difficultés. Nous disposons de tous les ingrédients ; il faudra seulement nous assurer que nous cuisinons bien tous ensemble le même plat. En tant que directeur de l’UCLAT, j’ai souvent éprouvé une réelle frustration car, tout en constatant que nous disposions de services de pointe et de tous les renseignements nécessaires, je savais que nous ne parvenions pas à croiser ni les informations ni les compétences. Les réactions que j’avais observées sont peut-être très humaines, mais je crains que nous n’ayons plus les moyens de fonctionner ainsi.

M. Jacques Myard. Nous ne sommes jamais à l’abri d’une valise bourrée d’explosifs : comment peut-on passer au crible l’ensemble des bagages ?

J’ajoute une question qui dépasse les compétences des compagnies aériennes. Comment se fait-il que les alentours des aéroports français soient si faciles d’accès et exposent autant les appareils au décollage ?

M. Gilles Leclair. En France, dans les grands aéroports, tous les bagages sont fouillés à 100 % : ils passent tous aux rayons X. À Roissy, nous disposons par exemple de tomographes qui permettent une visualisation en 3D de leur contenu. En cas de doute, ils sont réexaminés au scanner, et si le doute persiste, le passager est convoqué pour une fouille de la valise.

M. Jacques Myard. Quid de la détection du Semtex ?

M. Gilles Leclair. Les choses sont un peu plus compliquées, mais le Semtex est tout de même détectable, et puis cet explosif a besoin d’un détonateur.

Aux escales, nous faisons une « réconciliation » des bagages en apposant un stick, au moment de l’enregistrement, puis un autre, après le passage aux rayons X, avant que la valise ne soit stockée en conteneur. Évidemment, ces opérations sont un peu plus « artisanales » à Nouakchott ou à Lomé, mais nous nous assurons que la valise scannée est bien celle qui est ensuite embarquée. Dans ces aéroports, les moyens mis en place ne sont pas les mêmes, et l’on peut dire que le risque est un peu plus grand dès lors qu’ils ne disposent que de rayons X. Les mêmes problèmes se posent concernant les bagages en cabine. Une dernière fouille est organisée à la passerelle de l’avion ainsi qu’une « réconciliation » des cartes d’embarquement pour vérifier que ceux qui montent dans l’appareil sont bien ceux qui sont enregistrés.

Vous le disiez, monsieur le député, nous ne pouvons être certains de rien à 100 %. Nous nous donnons en tout cas les moyens d’assurer une prévention active en matière de contrôle des bagages.

Les terroristes travailleraient aujourd’hui à la fabrication d’explosifs indétectables qui pourraient notamment être substitués aux batteries des iPad et des iPhone. Les batteries de ces appareils sont suspectes dès lors qu’elles ne sont pas chargées. Cela dit, si nous ne voulons pas trop ralentir le trafic, nous ne pouvons vraiment contrôler qu’un passager sur dix.

M. le président. Des attentats ont-ils déjà eu lieu en utilisant cette méthode ?

M. Gilles Leclair. Le renseignement concernant cette menace vient des États-Unis mais aucun attentat de ce type n’a eu lieu.

La menace sur l’aérien subsiste. Nous sommes très vigilants car nous avons affaire à un ennemi qui n’aime pas perdre. Des attentats ont été déjoués, comme ceux à l’explosif liquide à partir d’Heathrow. Des explosifs avaient aussi été découverts dans des cartouches d’imprimantes transportées par cargo. De fait, nous parlons beaucoup des bagages, mais le fret constitue pour moi une source d’inquiétude beaucoup plus grande, d’autant que nous chargeons de plus en plus de fret dans les avions transportant des passagers. Le fret, le courrier, le catering, tout est évidemment très surveillé : rien ne passe au travers des mailles du filet. Je vous invite à visiter les locaux de Servair : avant que les plateaux-repas n’arrivent dans l’avion, ils subissent une foultitude de contrôles.

Les alentours des aéroports constituent un véritable point faible en matière de sécurité. La gendarmerie des transports aériens (GTA) patrouille sur des périmètres immenses où sont aussi installées des caméras. À Roissy, l’armée de l’air a par exemple détecté et répertorié les sites susceptibles d’être utilisés comme pas de tir : elle les surveille. Néanmoins, les avions volent à faible altitude au décollage et à l’atterrissage et cela on ne peut pas l’empêcher.

M. Jacques Myard. Et il y a une autoroute toute proche !

M. Gilles Leclair. C’est vrai, mais nous n’avons pas de solution sinon celle utilisée par les Israéliens qui ont imaginé ce qu’ils appellent le « dôme » : une sorte de bulle de détection systématique, protégée par des missiles anti-missile. Le coût du système est faramineux, et je ne suis pas certain que nos autorités soient prêtes à engager une telle dépense.

Les drones sont aujourd’hui notre hantise. Des gamins pourraient, même sans le vouloir, guider un drone qui croiserait un avion en descente ou en montée. Quand on sait les dégâts que peut faire un volatile dans un réacteur, on n’ose pas imaginer l’effet que produirait l’introduction d’un objet en ferraille de deux kilos. Une réflexion est menée pour mettre en place un système de brouillage des ondes qui commandent ces appareils.

Une faille dont on parle peu concerne la partie « ville » de l’aéroport, celle qui se situe avant les contrôles. La situation est très précaire dans ces zones où les bagages abandonnés sont nombreux : comment faire pour empêcher des individus déterminés d’entrer dans un hall d’aéroport, d’y déposer une bombe, et de repartir en moto ?

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur Leclair, de combien de collaborateurs disposez-vous ? Quelle est la structure de la direction de la sûreté d’Air France ?

M. Gilles Leclair. Nous ne sommes pas très nombreux : je travaille avec une cinquantaine de collaborateurs directs.

Un service d’analyse de la menace et du risque comprend des anciens policiers, d’anciens du renseignement et des analystes. Le service de réglementation juridique et référentielle suit l’ensemble des textes relatifs à la sûreté et leur application. Un autre service gère l’audit, l’inspection et la qualité des diverses escales en vérifiant qu’elles appliquent les recommandations conformes à la réglementation. Ce service est un peu nos yeux et nos oreilles et il est parfois amené à faire de bien étranges constats : au Congo, à l’aéroport de Pointe Noire, une vache a par exemple été bloquée au niveau du poste inspection filtrage (PIF). Un autre service est chargé des « spoliations » bagages et passagers – les vols – ainsi que de la surveillance des personnes qui ne sont pas en règle sur le plan documentaire. Je rappelle que nous subissons une amende de 5 000 euros pour tout passager non correctement documenté car il revient à la compagnie de gérer ce qui est manifestement détectable en matière de document.

Nous disposons également d’un réseau dans toutes nos structures. À la maintenance, par exemple, le délégué général de sûreté dispose lui-même d’une équipe d’une vingtaine de personnes formées, chargées de faire respecter les mesures de sûreté. Les chefs d’escale sont nos principaux correspondants à l’extérieur : la sûreté fait pleinement partie de leurs attributions. À mes côtés se trouvent aussi un conseiller pilote et un conseiller personnel navigant commercial (PNC), qui sont nos correspondants avec les directions concernées.

Un service de veille opérationnelle, actif vingt-quatre heures sur vingt-quatre, gère instantanément tous les problèmes. Il recueille informations et renseignements afin que nous puissions réagir dès que cela est nécessaire. J’ai par exemple été réveillé cette nuit pour une alerte à la bombe sur un vol international. Il ne s’agissait que d’un tweet malveillant…

On répète souvent que tous les agents d’Air France sont des agents de sûreté. L’auto-surveillance est par exemple la règle en matière de port du badge. Si l’on raisonne en termes de spécialisation, l’on peut estimer que plus de trois cents personnes sont directement chargées de la sûreté.

M. François Loncle. Quelles sont vos relations avec la cellule de crise du Quai d’Orsay ? Le ministère des affaires étrangères a eu tendance à utiliser ce que j’appelle la « technique du grand parapluie » : à l’écouter, le monde entier était quasiment en zone rouge et il ne fallait aller nulle part. La situation s’est améliorée, et le code couleur du Quai compte maintenant quatre couleurs au lieu de deux. Il reste toutefois tenté par la prudence absolue qui l’amène à déconseiller aux touristes de se rendre dans les pays où ils courraient le moindre risque. Cela me paraît assez dommageable. Comment travaillez-vous avec le Quai d’Orsay ?

M. Gilles Leclair. Nous collaborons avec la cellule de crise dès qu’une crise se présente.

Nous sommes en permanence sur le fil du rasoir entre le principe de réalité et le principe de précaution. Si nous appliquions ce dernier de façon absolue, nous n’assurerions que les vols Paris-Genève, et encore !

Nous retenons évidemment les informations que nous transmet le Quai d’Orsay, et nous l’interrogeons lorsque nous sommes confrontés à une situation inédite. Nous nous fondons cependant avant tout sur nos propres analyses élaborées à partir de l’ensemble des renseignements que nous collectons. Les ambassadeurs et les attachés de sécurité des ambassades sont pour nous de précieux relais.

Les personnels navigants prennent également très au sérieux le principe de précaution ; ils auraient même tendance à aller plus loin que le Quai d’Orsay en la matière. Nous devons souvent nous positionner par rapport aux syndicats qui nous menacent d’appliquer le droit de retrait, même lorsque nous leur avons fourni des informations sérieuses et rassurantes.

Ce week-end, lors de la descente d’un vol Air France vers N’Djamena au-dessus du lac Tchad, un ami du pilote – manifestement un général à la retraite –, invité dans le cockpit, s’est étonné que la descente se fasse à très basse altitude dans une zone que Boko Haram était censé contrôler. Nous avons été en mesure de démontrer, grâce aux informations que nous détenions, qu’il n’y avait pas de danger. L’anxiété a cependant gagné tout l’équipage saisi par la crainte d’un attentat dans l’hôtel de N’Djamena où il était logé. Pour le rassurer, nous avons dû faire appel à notre ambassadrice qui a pu garantir que le site concerné était totalement protégé. Notre partenariat avec le Quai d’Orsay est donc bien réel. Il est vrai que les recommandations qu’il adresse aux touristes sont sans doute parfois excessives mais cela fait partie du jeu. De notre côté, dès qu’il y a un risque, nous recommandons aussi à nos personnels de rester confinés dans leur hôtel, consigne qu’ils respectent même si parfois ils y dérogent.

M. François Loncle. Nous faisons souvent le même constat que vous concernant l’attitude des personnels d’Air France, notamment pour les vols vers l’Afrique. Je me souviens que, lors de l’opération Serval au Mali, les syndicats ont refusé durant plusieurs semaines que les équipages dorment à Bamako, alors même que la ville était devenue la capitale la plus sûre d’Afrique grâce à la présence militaire française. Les vols devaient faire une escale à Casablanca, ce qui a suscité de nombreuses protestations de la part des passagers. Les syndicats ont fini par se rendre à la raison.

M. Gilles Leclair. Je gère les personnels navigants au quotidien. On peut parfois les comprendre car ils sont confrontés à des situations anxiogènes. Ils subissent aussi l’influence de leur famille ou des médias dans une époque de « BFMisation » de la société. Ce qui est dit sur cette chaîne passe pour plus vrai que tout ce que les professionnels peuvent affirmer. Chacun a maintenant son opinion sur tout, et tout le monde sait tout. Nous devons nous battre pour convaincre des gens persuadés de détenir la vérité : ils ne croient pas toujours aux démonstrations et aux preuves que nous leur apportons. L’un de nos services répond quasiment en permanence aux questions des pilotes.

M. Jacques Myard. Qu’en est-il des relations d’Air France avec les États étrangers en matière de sécurité ? Quels sont ceux avec lesquels vous rencontrez des problèmes, soit qu’ils veuillent masquer la réalité, soit qu’ils soient trop faibles ? Quelle est la situation dans les escales rouges ?

M. Gilles Leclair. Air France, compagnie privée, ne dispose d’aucun moyen pour imposer ses exigences à l’étranger. Si les autorités régaliennes locales s’opposent aux mesures que nous voulons prendre, nous sommes désarmés. La menace de la fermeture de la ligne constitue alors notre seul moyen de pression – nous venons de l’utiliser avec les autorités mauritaniennes qui ont cédé après deux mois de discussions relatives à l’aéroport international de Nouakchott.

Certains pays refusent d’admettre qu’ils n’assurent pas la sécurité de leur aéroport dans des conditions satisfaisantes, même si nous le leur démontrons. Je me suis récemment rendu à l’aéroport international de Port Harcourt, au Nigeria, où Air France prend des mesures de sécurité maximales. La directrice de l’aviation civile locale a tenté de me persuader que ces dispositions n’étaient pas nécessaires en m’emmenant faire le tour des lieux. Nous n’avions pas fait deux cents mètres que nous découvrions un grillage effondré. Plus loin, dans la partie critique de la zone réservée, nous avons constaté que des personnes non badgées n’étaient pas contrôlées au PARIF – « poste accès réservé inspection filtrage ». « Ne vous inquiétez pas : ceux-là nous les connaissons », m’a répondu sans broncher la directrice lorsque je lui faisais remarquer que nous avions raison de prendre des mesures de sécurité.

Il faut faire une différence entre les escales rouges d’Afrique et celles du Proche et du Moyen-Orient. La plupart des pays africains résistent un peu mais finissent par accepter nos préconisations. Certains autres refusent d’entendre parler de mesures complémentaires. On n’imagine pas d’en obtenir à Riyad si cela se révélait nécessaire – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui car l’aéroport est bien contrôlé. Actuellement, nous nous battons avec la Tunisie pour renforcer les mesures au PIF.

Le futur décret relatif aux vols entrants nous permettra de disposer d’un argument juridique pour persuader nos interlocuteurs. De la même façon, les Américains nous imposent leurs emergency amendments sous couvert de la réglementation de la Transportation security administration (TSA), l’agence nationale américaine de sécurité dans les transports. Cet été, ce fut par exemple le cas pour le contrôle des batteries de portables, que j’ai déjà évoqué. Le décret permettra d’imposer des critères standards à toutes les compagnies aériennes qui desservent la France – un avertissement pourra être suivi d’une interdiction de vol vers l’Hexagone.

M. le rapporteur. Monsieur Leclair, nous vous remercions vivement.

AUDITION DE M. CLAUDE ARNAUD, MAIRE DE LUNEL,
ET M. PIERRE SOUJOL, ADJOINT AU MAIRE

Compte rendu de l’audition du mardi 24 mars 2015

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Monsieur Arnaud, monsieur Soujol, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Nous avons souhaité vous entendre car des événements récents ont placé la ville de Lunel au cœur de l’actualité et suscité de nombreux commentaires. Or, notre commission d’enquête s’intéresse non seulement à des sujets régaliens, mais aussi aux situations locales. Nous souhaiterions donc que vous nous indiquiez les raisons qui pourraient, selon vous, expliquer ces événements. Nous comprenons bien que votre commune a été au centre d’un emballement médiatique et que vous pouvez avoir parfois le sentiment de vous retrouver dans une position de bouc émissaire. Nous nous intéressons, quant à nous, au fond des choses.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Claude Arnaud et Pierre Soujol prêtent serment.)

M. Claude Arnaud, maire de Lunel. Expert-comptable de profession, aujourd’hui à la retraite, j’ai été élu pour la première fois en 2001, maire de Lunel, commune de 26 000 habitants située entre Nîmes et Montpellier. Si notre ville a tant fait parler d’elle, c’est à cause d’événements que je vais résumer brièvement. En l’espace d’un mois et demi, six jeunes Lunellois partis faire le djihad ont été tués. Dans une déclaration maladroite, le président de l’association gérant la mosquée s’est abstenu de condamner le départ de ces jeunes, estimant qu’Allah jugerait. Puis, au cours d’une descente musclée, la brigade antiterroriste a appréhendé trois habitants de Lunel – une enquête, menée par le parquet de Paris, est en cours. Enfin, nous avons reçu la visite de la secrétaire d’État chargée de la politique de la ville, Mme Myriam El Khomri, et du ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, qui a déclaré qu’une importante filière djihadiste avait été démantelée à Lunel.

La succession de ces événements a suscité un matraquage médiatique que les Lunellois et leurs élus vivent mal, car il nuit à l’image de leur ville. J’ai encore pu constater, la semaine dernière, lors de ma participation à l’émission télévisée « C à vous », que les journalistes ne s’intéressent qu’à un aspect des choses : ils voudraient à tout prix que notre commune abrite la principale filière djihadiste en France. Si Paris comptait la même proportion de djihadistes que Lunel, disent-ils souvent, ils seraient 30 000 ou 40 000.

Ce phénomène n’a pas une cause unique. À cet égard, il me paraît important de rappeler le contexte général. Lunel, où ma famille est implantée depuis plusieurs générations, comptait, l’année de ma naissance, en 1942, 7 000 habitants ; elle en compte désormais 26 000. Dans les années 1960 et 1970, la ville s’est développée sans rencontrer de problèmes particuliers. Aujourd’hui, en revanche, le taux de chômage y est très élevé. Cherchant à comprendre les causes de cette situation, nous avons confié, il y a deux ans, une mission à un économiste parisien, M. Nicolas Bouzou, du cabinet Asterès. Il ressort de son rapport que notre commune a connu une importante croissance démographique entre 1970 et la fin des années 1990 – on vient alors à Lunel pour diverses raisons, notamment parce que les logements y sont peu chers. La grande majorité de ce flux migratoire est composée – je le dis sans sentiment raciste – de personnes d’origine maghrébine qui sont plutôt en demande d’assistance. Selon Nicolas Bouzou, cette poussée démographique a été trop importante pour pouvoir être absorbée par l'économie de Lunel, laquelle, par ailleurs, ne crée pas moins d’emplois qu’une autre. Dès lors, à partir des années 2000, tout bascule et les équilibres se rompent : des problèmes surgissent entre communautés, le taux de chômage atteint 25 % en 2001 – il est actuellement de 20 % – et l’insécurité croît de sorte que Lunel a été placée en zone de sécurité prioritaire. Le flux migratoire maghrébin, la religion musulmane, le chômage, qui n’est jamais bon conseiller : autant d’éléments qui peuvent expliquer la formation d’un terreau propice à l’apparition de choses pas forcément très bonnes.

La ville de Lunel, en particulier sa jeunesse, a été stigmatisée par la récente campagne médiatique. Or, les jeunes Lunellois, dans leur grande majorité, naissent, s’instruisent, s’amusent et sont heureux de vivre dans cette commune. Une partie d’entre eux sont identifiés comme étant en situation difficile, pour des raisons familiales ou économiques. Pour les encadrer, nous avons donc mis en place, grâce à nos partenaires – le conseil général, le conseil régional et l’État – des dispositifs classiques, bien connus des élus : Programme de réussite éducative (PRE), Contrat local d’accompagnement à la scolarité (CLAS), Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) et bientôt contrat de ville.

Puis est apparue, sans que je m’en aperçoive, cette jeunesse marginale qui, pour diverses raisons, décide de quitter la France pour participer à la construction d’un nouvel État islamique où s’appliquera, non plus la loi de la République, mais la loi coranique. J’ignorais ces départs ; je n’en ai eu connaissance qu’après coup, lorsque j’ai appris par leurs familles que certains de ces jeunes avaient été tués – les corps ne sont jamais revenus à Lunel. Six morts, cela fait beaucoup. Ces jeunes Lunellois partis en Syrie ou en Irak seraient un peu plus d’une dizaine selon le ministre de l’intérieur, une quinzaine selon le préfet de l’Hérault et une trentaine selon les journalistes… On peut penser, mais personne n’en est certain, qu’ils sont aux environs d’une quinzaine, dont ceux qui sont morts. Tout vient de ces six jeunes malencontreusement tués, qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. La semaine dernière, la presse locale relatait que dix habitants de Nîmes, une ville voisine, avaient été tués au djihad. Pourtant, on n’en parle pas. Les projecteurs ont été braqués sur Lunel parce qu’il s’agit d’une petite commune.

La pression médiatique a été terrifiante. Nous recevions, chaque jour, quatre ou cinq appels du monde entier, y compris d’Al Jazeera et du New York Times, qui a dépêché une équipe, que j’ai reçue ; des journalistes de France 3 sont restés 48 heures à Lunel, mais leur reportage a dû déplaire à leur rédaction, car il n’a pas été diffusé. Toujours est-il qu’une seule question les intéressait : « Pourquoi Lunel est-elle un nid de djihadistes ? » À cet égard, les propos qu’a tenus M. le ministre de l’intérieur me paraissent exagérés – mais l’enquête en cours nous dira ce qu’il en est. Certes, ces jeunes formaient une filière locale, comme il doit en exister un peu partout sur le territoire français. Il s’agit d’amis, parfois de frères, dont j’ai appris après coup qu’ils fréquentaient la mosquée et participaient à des séminaires sur le Coran et à des formations au Moyen-Orient.

Je précise tout de même qu’en novembre 2013, soit un an avant que ne surviennent les premiers décès, un musulman, qui a décliné son identité mais en demandant que son nom ne soit pas divulgué, avait fait une déclaration en main courante auprès de la police municipale pour indiquer que des jeunes partaient se former au djihad. Ce signalement a été communiqué aux services de gendarmerie, mais il n’a pas particulièrement attiré l’attention. Je ne fais de reproches à personne dans cette affaire ; la situation était différente en 2013. Aujourd’hui, il est certain qu’on y serait beaucoup plus attentif.

J’en viens à la question de la mosquée de Lunel. Environ un tiers de la population lunelloise est d’origine maghrébine. Depuis 2001, nous avons toujours très bien coopéré. J’ai d’ailleurs accompagné la construction d’une nouvelle mosquée, car celle qui existait se trouvait dans une maison du centre de Lunel et était trop petite pour accueillir, notamment le vendredi, l’ensemble des fidèles qui, de ce fait, priaient dans la rue. Cela ne pouvait pas durer. Nous avons convenu, au cours de nos échanges très cordiaux, que la commune ne financerait pas la construction d’une mosquée, mais que j’étais disposé à les aider notamment à trouver un terrain, à condition que cette mosquée ne comporte pas de minaret – cet accord a été respecté – et que l’imam parle français. Plusieurs imams se sont succédé qui parlaient français, mais ce n’est pas le cas de celui qui officie à la mosquée depuis maintenant deux ans et qui est originaire du Maroc. Je lui ai d’ailleurs indiqué, lorsqu’il est venu se présenter, fort courtoisement, et m’a demandé de l’aider à obtenir un logement social, que je verrai ce que je peux faire pour lui lorsqu’il sera capable de tenir une conversation en français.

Je dois dire cependant que les rapports ont changé. Nous observons tous, depuis trois ou quatre années, des signes évidents de radicalisation, qu’il s’agisse de comportements ou de propos. Je peux vous en citer quelques exemples. À deux reprises, j’ai croisé dans le centre de Lunel un couple dont la femme portait une burqa qui la couvrait entièrement, y compris le visage. La première fois, sachant qu’une telle tenue est interdite sur la voie publique, j’ai photographié les intéressés avec mon téléphone portable pour apporter la preuve de ce que j’avais vu. L’homme, portant la barbe et une longue djellaba blanche, m’interpelle ; je lui explique que sa femme enfreint la loi. Aussitôt, celle-ci s’en va et la conversation s’envenime et ce monsieur, qui savait que j’étais le maire, finit par me dire qu’il est français, et même plus français que moi. Ils sont partis et je ne suis pas parvenu à les rattraper.

La seconde fois, je croise un autre couple, vêtu de la même manière. La police municipale les appréhende mais, comme elle n’a pas le droit de verbaliser, la gendarmerie est appelée. Entre-temps, au cours de la discussion, l’homme produit un certificat médical indiquant que sa femme souffre d’une maladie de peau et qu’elle doit être couverte. J’ai ensuite appris que, bien qu’ils aient été emmenés par les gendarmes, cette affaire n’avait pas eu de suite. Peu de temps après, au cours d’une réunion de la commission de sécurité à la préfecture, où mon directeur de cabinet me représentait, il a même été plus ou moins reproché au maire de Lunel de semer la panique. En somme, j’aurais mieux fait de ne rien voir et de laisser faire. Quoi qu’il en soit, cette loi n’a pas été appliquée. L’est-elle sur le reste du territoire français ? Je l’ignore. Toujours est-il que je n’ai plus croisé de femmes vêtues de burqa.

Autre exemple précis : il y a à peine un mois, alors qu’elle célébrait un mariage, une de mes adjointes, ceinte de l’écharpe tricolore, tend la main au futur époux, qui refuse de la lui serrer, au motif que sa religion le lui interdit. À sa place, lui ai-je dit, je n’aurais pas célébré le mariage, mais elle a été prise au dépourvu. On m’a rapporté qu’un incident identique s’était produit dans une école.

Tous ces petits faits accumulés témoignent d’une certaine radicalisation depuis quelques années qui, ajoutée au chômage important, a pu créer un terreau propice à l’endoctrinement des jeunes.

Par ailleurs, les familles des jeunes Lunellois décédés n’ont pas toutes réagi de manière identique. L’oncle de l’un d’entre eux m’a dit qu’il fallait les comprendre, qu’ils n’étaient plus chez eux dans leur pays d’origine, le Maroc ou l’Algérie, et qu’en France, ils se sentaient, à tort ou à raison, rejetés. Mais le père d’un autre vient de porter plainte pour incitation au terrorisme. Son fils, du reste, n’était pas dans une situation sociale difficile : il avait reçu une bonne éducation et il était titulaire d’un diplôme en informatique de niveau bac + 4. Pourtant, il a été endoctriné et il est parti. On me parle beaucoup du rôle d’internet, mais je ne sais pas ce qui s’y passe. Il se crée ainsi des filières locales, à Lunel comme dans beaucoup d’autres villes.

J’ignore quelles sont les solutions à ce problème, mais c’est à l’échelle de la nation qu’il doit être traité. Bien entendu, nous devons faire tout notre possible pour remédier à la situation des jeunes en difficulté qui ont des problèmes d’emploi. Mais cette jeunesse-là, qui rejette les valeurs de la République et part construire un État fondé sur la loi coranique, nous échappe complètement.

M. le rapporteur. Nous avons bien compris, monsieur Arnaud, que vous étiez soucieux que Lunel ne soit pas stigmatisée, et je veux vous rassurer sur ce point : nous sommes tout à fait conscients des difficultés qui peuvent se rencontrer dans certaines communes. Nous cherchons simplement à mieux comprendre ce qui s’est passé grâce aux explications que vous pouvez nous donner.

Au fond, l’une des questions sur lesquels nous aurons à nous pencher, c’est celle des rapports entre religion et politique. Quant à nous, nous avons la conviction, et celle-ci est partagée par beaucoup de membres de la commission, au-delà des clivages politiques, que le départ pour le djihad relève d’une sorte de « romantisme », d’une quête d’aventures, et que la religion est le support de cette aspiration. Il m’a semblé, en vous écoutant, que vous partagiez un peu ce point de vue, même si vous avez évoqué la radicalisation religieuse. Sachez, à ce propos, que le fait pour un homme ou une femme de refuser de serrer la main d’une personne de l’autre sexe est un des critères de radicalisation qui ont été définis pour déterminer notamment l’évolution d’un détenu en prison. Ce type de comportements ne se rencontre donc pas uniquement à Lunel.

Je souhaiterais savoir si vous avez trouvé auprès des autorités de la République – je pense notamment à la préfecture de l’Hérault – le soutien que vous pouviez en attendre, compte tenu de la difficulté de la situation ; j’ai entendu quelques critiques de votre part.

M. Claude Arnaud. Je n’ai, quoi que j’aie pu dire à l’instant, de reproches à adresser à personne, car nous avons bénéficié d’une très grande écoute, d’un soutien et, surtout, de la solidarité des autorités. Nous profitons du reste de ces événements, et c’est de bonne guerre, pour expliquer que l’on pourrait faire beaucoup plus en faveur de Lunel – la secrétaire d’État à la politique de la ville nous a fait des promesses à ce sujet. Le préfet a toujours été à notre écoute ; il s’est rendu à Lunel pour me rencontrer et je peux l’appeler à tout moment. Mais j’ai le sentiment que ni lui ni la gendarmerie n’étaient plus informés que moi.

M. Christophe Cavard. Étant moi-même député de Nîmes, une ville voisine de la vôtre, je souhaiterais vous interroger sur vos relations en tant qu’élu avec les services spécialisés et avec le représentant de l’État dans la région, qui a du reste été directeur de la DST. Avez-vous été informé de l’éventuelle surveillance de certains habitants de votre ville ou de certains risques et, si tel n’est pas le cas, l’êtes-vous au moins aujourd’hui, après ces événements ? Par ailleurs, vous avez décrit l’évolution de Lunel, dont vous avez exposé la problématique démographique et sociologique. Pensez-vous qu’un espoir est permis ? Des moyens supplémentaires utilisés correctement permettraient-ils d’enrayer le processus de basculement de certains jeunes de votre ville ?

M. Joaquim Pueyo. Monsieur Arnaud, je souhaiterais savoir si, selon vous, la mosquée de Lunel est un lieu où les jeunes musulmans de votre ville peuvent se radicaliser. Cette mosquée serait en effet, selon des informations que j’ai lues dans la presse, dans le collimateur du Conseil français du culte musulman. Vous avez indiqué que l’imam était d’origine marocaine. Est-ce également le cas des dirigeants de l’association ?

Par ailleurs, comment envisagez-vous l’avenir ? Avez-vous une bonne connaissance de cette population ? Pensez-vous qu’il faudrait avoir davantage d’informations sur les jeunes susceptibles de se radicaliser ? Les structures qui permettent de renforcer le lien social sont-elles suffisamment nombreuses ? Cette radicalisation est-elle un sujet de préoccupation pour la communauté musulmane de Lunel ?

M. Claude Arnaud. Je crois qu’il ne faut pas « charger » la mosquée ; l’imam ou le président de l’association n’y font pas la pluie et le beau temps. En revanche, je pense qu’elle est fréquentée notamment par des groupes radicalisés qui appartiennent à certaines mouvances, et que les choses se passent également à l’extérieur. Je ne crois pas que l’imam, même s’il ne parle pas français, prêche le départ pour le djihad. Une dame, membre de l’équipe municipale, d’origine algérienne et musulmane pratiquante, mais qui ne porte pas le voile, nous a dit avoir été approchée à plusieurs reprises par d’autres dames qui l’ont pressée de questions sur les raisons pour lesquelles elle ne se couvre pas. La mosquée est donc un lieu de rencontre, mais je ne crois pas que ses responsables soient à l’origine de la radicalisation.

J’entretiens avec eux de bons rapports, mais je ne connais pas la teneur des prêches de l’imam, par exemple. Je me suis donc renseigné, il y a quelques années, auprès des gendarmes, qui m’ont dit qu’ils n’avaient pas de remontées particulières. Je crois cependant qu’ils n’en savaient guère plus que moi. Lunel est en zone de sécurité prioritaire ; nous avons donc des échanges réguliers avec la gendarmerie, qui obtient d’ailleurs des résultats, mais elle s’occupe de la délinquance classique. Elle n’est pas missionnée, me semble-t-il, pour s’intéresser à ce volet particulier, même si, aujourd’hui, elle essaie d’en savoir davantage.

Que pourrait-on faire ? De nombreux dispositifs sont en place, mais on peut toujours faire mieux et je ne demande qu’à les développer si je bénéficie de moyens supplémentaires. De par ma formation et ma profession, je suis proche des chefs d’entreprise et attaché à la culture du résultat. Nous pouvons, certes, augmenter le nombre des médiateurs, et nous le ferons, mais c’est une réponse un peu trop facile et à court terme. Il faut agir en amont : ce n’est pas une bonne chose qu’il y ait 20 % de chômage à Lunel. Il revient donc aux élus et à leurs partenaires de promouvoir davantage la création d’emplois. C’est pourquoi nous avons demandé et récemment obtenu la déviation de la nationale afin de désenclaver la zone d’activité économique que nous avons inscrite dans le PLU et de créer de l’emploi. Pour diverses raisons, liées notamment à la situation financière du pays, ce projet avait été enterré, mais j’ai profité des circonstances pour le remettre à l’ordre du jour et, grâce aux financements de l’État, de la région, du conseil général de l’Hérault, les travaux vont pouvoir commencer.

Par ailleurs, je constate des problèmes de parentalité : souvent, beaucoup de ces jeunes sont plus ou moins livrés à eux-mêmes. Il y a quelques années, j’en ai convoqué certains, qui commettaient des incivilités en ville, avec leurs parents afin de leur adresser un rappel à l’ordre à titre préventif. Le père de l’un d’entre eux m’a dit : « Mets-le en prison ! » Il est travailleur et très honnête, mais il élève seul ses enfants, et il a baissé les bras. Or, la ville, l’État, ne peuvent pas tout prendre en charge. Au-delà des mesures en faveur des jeunes, il faut s’intéresser à leur situation familiale, à l’éducation qu’ils reçoivent. C’est ce que nous faisons en mettant en œuvre des dispositifs d’aide à la parentalité.

M. Christophe Cavard. Comment cette aide se traduit-elle concrètement ?

M. le rapporteur. Plus généralement, quelles sont les mesures susceptibles d’aider les communes que vous souhaiteriez voir préconisées par notre commission d’enquête ?

M. Claude Arnaud. J’ai évoqué les domaines dans lesquels la commune a un rôle important à jouer, mais ces problèmes ont également une dimension nationale. Je pense notamment à la question des minarets. Peut-être le législateur pourrait-il se saisir de cette question ?

M. le rapporteur. Je ne sais pas si nous sommes autorisés à légiférer dans ce domaine, mais je vous précise que Marseille compte cinquante mosquées dont aucune n’a de minaret. Ce n’est pas cela qui a empêché six types d’aller se faire tuer en Syrie…

M. Claude Arnaud. On parle d’un islam de France. Ne faudrait-il pas dispenser une formation aux imams ?

M. Joaquim Pueyo. Lorsque je rencontre les différentes communautés – catholique, protestante ou musulmane – de ma commune, je leur dis que je suis un maire laïc. Il est en effet important de rappeler qu’en France, la loi républicaine prime sur le reste. Peut-être ne le disons-nous pas suffisamment, y compris aux chrétiens. J’ai reçu des protestants évangélistes, dont le discours m’a beaucoup étonné.

M. le rapporteur. Monsieur Arnaud, pourriez-vous nous adresser un courrier dans lequel vous nous indiqueriez les mesures qui, selon vous, pourraient être de nature à aider les élus locaux et les autorités préfectorales à mieux lutter contre le phénomène djihadiste et à mieux détecter les radicalisations ?

M. Claude Arnaud. Bien sûr, monsieur le rapporteur. Je ne manquerai pas de vous faire part de nos réflexions sur ce sujet.

M. Pierre Soujol, adjoint au maire de Lunel. En ce qui concerne la parentalité, oui, il y a des choses à faire, ne serait-ce que convaincre les parents de la nécessité de maîtriser la langue française. Cela leur permettrait de mieux comprendre les problématiques de la société française, de suivre leurs enfants et de mieux les guider, car beaucoup quittent l’école très tôt. Certes, il faut créer de l’emploi, mais si les jeunes ne sont pas qualifiés, voire sont disqualifiés, ils ne pourront jamais trouver de travail ! Nous avons prévu des actions d’aide à la parentalité dans le cadre du contrat de ville, mais il faut également lutter contre l’échec scolaire.

M. le rapporteur. Vos suggestions seront étudiées attentivement par notre commission, qui souhaite que son rapport contienne à la fois une dimension régalienne – sécurité intérieure, renseignements – et des propositions concrètes pour aider les communes. Monsieur Arnaud, monsieur Soujol, nous vous remercions pour votre contribution à nos travaux. Sachez que nous nous attacherons, dans notre rapport, à ne pas stigmatiser votre commune, en précisant que ces problèmes ne sont pas propres à Lunel.

AUDITION DE M. PIERRE DE BOUSQUET DE FLORIAN, PRÉFET DE LA RÉGION LANGUEDOC-ROUSSILLON, PRÉFET DE L’HÉRAULT

Compte rendu de l’audition du mardi 24 mars 2015

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Le président Éric Ciotti, empêché d’être parmi nous en raison de la catastrophe aérienne qui vient de se produire dans la région de Digne, vous prie d’excuser son absence. Je vous remercie, monsieur le préfet, d’avoir répondu à la demande d’audition de notre commission d’enquête, qui souhaite connaître votre analyse sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. En votre qualité de préfet d’une région récemment confrontée à ce problème, vous jouez un rôle central dans la mise en place de la politique de lutte contre la radicalisation ; vous pourrez aussi nous éclairer utilement sur la coordination des services en la matière.

Conformément à votre demande, cette audition a lieu sous le régime du huis clos. La commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait et qui vous sera préalablement communiqué. Vos observations éventuelles seront soumises à la commission, qui pourra également décider d’en faire état dans son rapport.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre de Bousquet de Florian prête serment)

M. Pierre de Bousquet de Florian, préfet de la région Languedoc-Roussillon, préfet de l’Hérault. Dans la région que j’administre, le Languedoc-Roussillon, on a constaté depuis dix-huit mois une centaine de départs pour les théâtres de guerre en Syrie et en Irak, et déjà 14 morts. Ces départs ont principalement eu lieu depuis l’Hérault, où l’on a enregistré à ce jour une cinquantaine de départs et huit morts, et depuis le Gard, avec une quarantaine de départs et six morts. Ces départs obéissent à des considérations différentes : dans l’Hérault, seul département pour lequel je suis compétent, la configuration n’est pas la même selon qu’il s’agit de Lunel ou de Montpellier, les deux villes où l’on a observé des foyers de départ.

Les Héraultais forment une population assez calme, qui comprend une composante musulmane importante, supérieure en nombre à la moyenne nationale, et principalement d'origine marocaine, de tradition sunnite malékite modérée. C’est dire la forte surprise ressentie devant la radicalisation puis la création de filières. Au demeurant, je ne sais si, sans entrer dans le détail des enquêtes judiciaires auxquelles je n’ai que très partiellement accès, on peut parler de filières très constituées. Je considère qu’il s’agit plutôt de groupes autonomes, non de groupes commandités de l’extérieur, même si quelques contacts ont été repérés dont on ne connaît pas la nature à ce stade.

À Montpellier, métropole de 450 000 habitants environ, on note une très importante concentration de population étrangère ou d’origine étrangère, principalement magrébine, dans quelques quartiers dont celui de La Mosson où vivent 25 000 personnes ; c’est là que résidaient quatre familles parties. Ces groupes familiaux comprenaient 32 personnes dont 16 mineurs et plusieurs femmes, et l’on dénombre déjà deux morts dans leurs rangs. Il s’agissait de familles d’obédience takfiri, donc très radicales, parties au moins autant pour vivre dans une « terre sainte » que pour participer au djihad ; puis est venue l’adhésion à Daech et deux d’entre eux sont morts, en des circonstances inconnues, dans des zones de combat. On assiste donc à une sorte d’embrigadement familial sans lien autre qu’idéologique avec un mouvement fondamentaliste, le Takfir, et sans que l’on puisse y voir la marque d’une main étrangère à l’Hérault.

Différent et aussi plus surprenant est le cas de Lunel. Dix-sept personnes sont parties de cette ville, dont six sont déjà mortes. Il s’agit d’un groupe assez homogène que, alertés par des signaux faibles, nous avons commencé de suivre au printemps 2013. Ces jeunes gens, issus de familles marocaines originaires de Tiflet, se connaissaient. La plupart avaient un passé de petits délinquants, dans un terreau favorable à la radicalisation, sans être activistes ; Internet a fait le reste. Ce terreau favorable, c’est que l’importante communauté musulmane de la ville – quelque 30 % des Lunellois – est récemment arrivée et vit dans une très grande précarité. La mosquée de Lunel est largement entre les mains des partisans du mouvement tabligh, qui ne sont pas des combattants mais des missionnaires. Cette mosquée, fondamentaliste sur le plan religieux, est dirigée par un président qui veut ménager la chèvre et le chou, et animée par un imam très insuffisant sur le plan religieux et dont la pratique du français est très mauvaise alors qu’il est installé en France depuis des années. Il prêche donc en arabe, ce qui n’est pas l’idéal quand on s’adresse à des jeunes gens qui ne parlent pas cette langue.

On a donc affaire à un groupe de jeunes délinquants ayant des contacts à la mosquée avec quelques anciens qui sans être violents ont pu eux-mêmes être autrefois alliés au Front islamique du salut, qui fréquentent la même salle de prière, la même école coranique et le même bistrot, et qui se sont monté la tête en se repassant en boucle les vidéos diffusées par certains sites accessibles sur Internet, particulièrement celui du mouvement Forsane Alizza, dissous depuis lors : films de violences, appels à l’instauration de la charia dans notre pays, condamnations virulentes de la France…

Entre novembre 2013 et la fin de 2014, ces jeunes, y compris quelques convertis dont de très jeunes femmes, sont partis par petits groupes de Lunel ou des villages alentour, finançant comme ils l’ont pu ces départs en plusieurs vagues. Ainsi avons-nous su qu’une BMW a été louée, utilisée pour le voyage puis vendue en Syrie – une méthode déjà constatée ailleurs. Il est très facile de se rendre en Syrie en voiture en passant par la Grèce puis la Turquie. On notera que l’annonce, en octobre puis en novembre 2014, de la mort de six de ces jeunes gens n’a pas empêché de nouveaux départs : aucun n’a été signalé à Lunel depuis le début de l’année 2015, mais l’on sait de manière certaine qu’il y a en a eu en décembre 2014. Enfin, une trentaine d’intégristes gravitent autour de la mosquée de Lunel, et les familles ont eu des réactions assez partagées. Le père de deux des garçons tués s’est dit fier qu’ils soient morts « en martyrs » ; un autre, juif, a vigoureusement dénoncé ceux qui ont conduit à la mort son fils converti à l’islam, et porté plainte pour savoir ce qui s’est passé. La configuration à Lunel diffère donc de celle de Montpellier.

Si ces événements sont rendus possibles, c’est sans doute aussi parce qu’à ces jeunes gens en déshérence ont manqué un encadrement et des repères. Lunel, qui s’est développée très rapidement, a été quelque peu oubliée des politiques d’aménagement du territoire, oubliée des implantations industrielles, et peut-être un peu oubliée aussi par ses édiles. La municipalité actuelle n’est pas la seule en cause : depuis une vingtaine d’années, les conseils municipaux successifs ont sans doute travaillé pour les Lunellois « de souche » davantage que pour ceux qui, n’ayant pas trouvé leur place à Nîmes ou à Montpellier, villes plus chères, se sont installés là et ont été mal pris en compte. L’État a sa part de responsabilité. L’analyse rétrospective de ses interventions depuis une ou deux décennies montre que nous avons sans doute été moins présents qu’il l’aurait fallu ; la grande précarité persistante de cette population contribue à la formation d’un terreau favorable à la radicalisation. Voilà ce que je puis vous dire de la situation dans mon département.

M. le rapporteur. Nous avons entendu avant vous le maire de Lunel, dont nous avons senti le profond désarroi.

M. Pierre de Bousquet de Florian. Il m’est arrivé de devoir parfois « bousculer » M. Claude Arnaud, maire très attaché à sa ville qu’il a pensé gérer au mieux en faisant coexister toutes les communautés. Il a pour obsession de maintenir l’image de sa commune, dont il juge qu’elle a été injustement stigmatisée, et pense que tout se réglera en créant des emplois. J’ai organisé de multiples réunions, auxquelles je l’ai toujours associé, ainsi que M. Philippe Vignal, député de la circonscription. M. Arnaud a insisté auprès de moi pour que le contrat de plan facilite le contournement autoroutier de Lunel afin de mieux desservir une zone économique qu’il a en projet. Ce projet est certainement une bonne chose et c’est ce qui a été fait, mais chacun comprendra que les retombées économiques de ces grands travaux et leurs bénéfices en termes d’emplois ne seront pas immédiates. Dans le même temps, le maire a toujours nié le manque d’accompagnement et de médiation dans sa commune.

M. Joaquim Pueyo. L’état des lieux étant dressé, comment prévenir la radicalisation ? Avez-vous le sentiment d’une transversalité suffisante entre les services locaux eux-mêmes et entre eux et les services de l’État ? Au Danemark, nous avons été frappés par la détermination avec laquelle les collectivités locales traitent le sujet : les services de police, les acteurs sociaux et les services de prévention travaillent ensemble à repérer ceux qui sont susceptibles de se radicaliser afin de mieux les suivre. Dans les villes importantes où se trouvent déjà des jeunes radicalisés, quelles mesures de ce type peut-on prendre ?

M. Christophe Cavard. Étant donné votre expérience passée de directeur d’un service de renseignement, jugez-vous suffisants les moyens de la DGSI, et pertinente leur répartition territoriale ? Quelle est votre opinion sur le projet de loi sur le renseignement dont nous allons débattre sous peu ? Vous avez plusieurs fois incité à la création de comités de coordination associant les services de police, de justice, de l’Éducation nationale et des services sociaux, et souligné la difficulté encore éprouvée à faire remonter certaines informations. Par quels biais les signalements vous parviennent-ils en plus grand nombre – la plate-forme du numéro vert spécialisé, ou ces comités ? Et, une fois que ces signalements vous ont été communiqués, quel suivi en est fait ?

M. Pierre de Bousquet de Florian. La transversalité est effectivement nécessaire. M. le député du Gard l’a rappelé, j’ai dirigé la DST un peu plus de cinq ans ; à cette époque, nous nous sentions bien seuls pour porter le sujet de la radicalisation et celui de la lutte contre le terrorisme islamiste. Aujourd’hui, chacun a compris que tout le monde doit s’y employer, mais il est assez compliqué d’instaurer un fonctionnement collectif. C’est ce que nous avons essayé de faire à Lunel, avec beaucoup de difficultés : j’ai dû insister plusieurs fois auprès du maire pour qu’il vienne siéger au sein du conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), et trois ans d’efforts m’ont été nécessaires pour faire aboutir cette création. Pourtant, la commune est située dans une zone de sécurité prioritaire confiée à la gendarmerie, initialement chargée dans ce cadre de prévenir les cambriolages, les vols de légumes dans la plaine maraîchère de Mauguio et les vols de voitures. La lutte contre la radicalisation islamique n’était pas dans le spectre d’action des gendarmes, mais ils s’y sont mis ; pour sa part, le maire ne venait pas aux réunions de pilotage de la zone de sécurité prioritaire.

La principale difficulté qui fait obstacle à la transversalité est la religion absurde professée par ceux qui, au sein des services sociaux, se refusent, pour des motifs déontologiques, à partager les données individuelles. Ainsi se perpétue un archaïsme terrible qui a pris fin à l’Éducation nationale et bien entendu avec les élus, les maires étant les premiers responsables de la sécurité dans leur commune. Pourtant, quand un service social ne donne pas les renseignements dont il dispose sur une famille ou sur un individu, il leur fait courir une perte de chance, et à la société tout entière.

Depuis l’attentat commis contre Charlie Hebdo, le gros des moyens des services de police et de renseignement se consacre à la lutte contre l’islamisme radical. Ces services sont très consciencieux et généralement assez bien organisés mais ils ont plusieurs missions. Ainsi, la DGSI est aussi chargée du contre-espionnage et de la protection des intérêts supérieurs de l’État – et quand tout le monde doit se concentrer sur la lutte contre le terrorisme parce que c’est la priorité et l’urgence de l’heure, on en fait un peu moins ailleurs. Il n’en reste pas moins que ces services ont été considérablement renforcés ces dernières années et que la fusion des anciens services de la Direction de la surveillance du territoire et des Renseignements généraux a été une très bonne chose, même si certains volets n’en sont pas parfaitement réussis. De plus, la gendarmerie assure un relais de proximité de très bon niveau. Il ne faut pas bouleverser cette architecture régionale ; ce serait disperser les moyens de la DGSI et lui faire perdre en spécialisation.

Je ne critiquerai certainement pas le projet de loi dont vous allez avoir à connaître. En ma qualité de praticien du renseignement, j’ai pu mesurer dans quel espace juridique hasardeux nous devions nous mouvoir.

M. Jacques Myard. Ce qui n’est pas interdit n’est-il pas autorisé ?

M. Pierre de Bousquet de Florian. Sans doute ; il n’empêche que des opérations de sécurité ont parfois eu lieu dans des conditions acrobatiques. Elles devaient être faites et je les ai toujours assumées, mais je considère très bienvenues les dispositions légales qui vous seront soumises, qu’elles soient relatives aux opérations techniques, aux communications ou aux possibilités d’intrusion domiciliaire. Il serait difficile de détricoter cet ensemble qui forme un tout cohérent, et même si les critiques de bonnes âmes commencent de se faire entendre, ce ne serait pas inutile que majorité et opposition portent ensemble cette loi d’intérêt général. Il faut savoir ce que l’on veut, et quand les contraintes sont trop fortes, on aboutit à des solutions « à l’américaine », c’est-à-dire que les choses se font en dehors de la loi.

M. Jacques Myard. La NSA a agi de façon parfaitement légale.

M. Pierre de Bousquet de Florian. Certaines contraintes légales ou réglementaires aux États-Unis ont abouti à ce que la CIA prenne quelques libertés avec le traitement des prisonniers, inventant la détention à Guantánamo faute de traitement judiciaire possible sur le territoire américain. L’excès autant que le manque de réglementation sont nuisibles.

On a atteint, dans l’Hérault, une centaine de signalements. La démarche, efficace, demande un important travail en amont – ne parvient aux départements que ce qui a été trié par la cellule nationale – et pour nos services, car nous devons vérifier la véracité des informations qui nous sont transmises : des signalements peuvent émaner de gens inquiets sans raison ou de personnes malveillantes, dont des membres de couples en difficulté… Mais des signalements proviennent aussi de familles véritablement démunies et qui appellent à l’aide. Pour l’instant, les signalements remontent de la plateforme du numéro vert plus que des élus ou du milieu éducatif. C’est que la reconnaissance des signaux faibles demande une formation, et qu’il faut aussi apprendre à connaître l’islam. Très peu de ceux qui ont un rôle à jouer dans le dispositif de prévention de la radicalisation – professeurs des écoles, responsables associatifs, élus… – sont capables de décrire ce qu’est l’islam et de distinguer les obédiences. Une intense formation est nécessaire pour faire comprendre cette culture et éviter qu’elle ne soit rejetée en bloc.

En matière de prévention toujours, un effort d’envergure s’impose pour faire naître un islam de France et francophone, dans la liberté et le respect mais avec une grande détermination ; il est néfaste que les imams qui prêchent dans notre pays soient payés par des pays étrangers.

Enfin, il est impératif de condamner systématiquement les islamistes radicaux et ceux qui aident à la radicalisation avec une intention malveillante tendant à la commission d’actes terroristes. Nous disposons pour cela d’un arsenal de neutralisation judiciaire que bien des pays nous envient, caractérisé par la centralisation des poursuites, des incriminations et de l’instruction et par le chef d’accusation d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».

Ce qu’il faut améliorer maintenant est ce qui permet de traiter du pré-terrorisme ou ce qui lui est périphérique. Lors de la guerre en Afghanistan, les djihadistes partis de France et qui menaçaient de revenir étaient quelques dizaines et nous jugions ce phénomène très inquiétant. À présent, c’est à quelques milliers de djihadistes que nous avons à faire et, aussi bien armée soit la DGSI, elle ne peut suivre 3 000 à 4 000 personnes, leurs familles et leurs contacts, d’autant que notre système anti-terroriste centralisé atteindra très vite ses limites. Dans le cas de Lunel, une information judiciaire avait déjà été ouverte à la suite des morts de ressortissants français en Syrie mais ce n’était pas la priorité du magistrat instructeur, submergé par les dossiers. Finalement, une opération judiciaire a finalement pu être déclenchée, que j’ai fini par obtenir à l’influence et avec beaucoup de mal. Mais que dire de tout ce qui entoure ces affaires ? Ainsi, pour ce qui est de la soustraction d’une BMW chez le loueur par quatre garçons qui étaient déjà dans le collimateur des services, on aurait sans doute pu agir plus tôt sans que cela soit nécessairement centralisé au parquet anti-terroriste. En d’autres termes, le parquet local pourrait se saisir de certaines affaires et les traiter pour désencombrer la justice anti-terroriste. Il va sans dire que la condition impérative d’un tel partenariat est le maintien d’un lien très étroit entre les intervenants, pour que l’on ne retombe pas dans les travers des années 1980, avec une dispersion complète des affaires judiciaires.

M. le rapporteur. Certains magistrats, y compris au parquet anti-terroriste, pensent aussi que les parquets locaux pourraient alléger la tâche de la justice anti-terroriste, à la condition expresse d’une parfaite coordination.

M. Jacques Myard. Quel jugement portez-vous sur le service central du renseignement territorial (SCRT) ? Dans un autre domaine, sentez-vous monter au sein de la communauté musulmane un mouvement de résistance visant à bloquer le phénomène djihadiste ?

M. Pierre de Bousquet de Florian. Le service du renseignement territorial a bien progressé depuis ses débuts et il est maintenant pleinement opérationnel. Le volet le moins réussi de la réforme a été que les services de la sécurité publique n’ont pas su se saisir du renseignement territorial. Cette culture n’a pas pris, peut-être aussi parce que ces services ont récupéré des éléments moins agiles et moins allants que ceux qui sont restés à la DGSI. Le SCRT a longtemps conservé des méthodes floues, aléatoires et peu cadrées par la sécurité publique mais ce n’est plus le cas. Dans l’Hérault, le niveau de coopération est très bon entre la DGSI, le SCRT et la gendarmerie et les dispositions récemment prises par le ministre de l’intérieur amélioreront encore l’articulation entre les services. Mais il ne faut pas penser que le salut viendra de la mise en commun de toutes leurs informations. Procéder de la sorte compromettrait le secret et pourrait provoquer une perte de confiance des sources et des services de renseignement extérieurs. Chacun doit rester dans son rôle et, selon la règle stricte des services de renseignement, les informations ne doivent être diffusées que conformément au besoin d’en connaître, une appréciation qui relève de la responsabilité du chef de service. Je suis favorable au partage de l’information, certainement pas à la transparence complète avec l’accès de tous à tout.

M. Claude Goasguen. Vous avez évoqué la situation du parquet anti-terroriste, submergé par les dossiers et dont il faudra définir comment lui permettre de faire face à une mission sans cesse croissante. Je signale incidemment que le Patriot Act, parce qu’il est refusé par plus de la moitié des États américains, est très mal appliqué aux États-Unis ; les tribunaux appliquant avec une sévérité particulière les dispositions relatives aux libertés publiques, la CIA et la NSA, dans certains cas, sont obligés de passer outre.

Pourquoi les propos attentatoires à la sécurité publique tenus par certains imams dans leurs mosquées ne sont-ils pas poursuivis alors qu’ils tombent sous le coup du droit pénal ?

Dans le territoire que vous administrez, les habitants, comme en témoigne le résultat des élections, sont extrêmement réactifs sur les questions de l’immigration et du communautarisme ; dans ce contexte, avez-vous entendu mentionner l’apparition d’organisations violentes ?

Enfin, il a été fait état d’une interaction entre délinquance et radicalisation, les connaissances théologiques des jeunes gens concernés étant souvent très faibles, ce qui les intéresse en réalité étant d’aller faire le coup de main en Syrie et en Irak. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre de Bousquet de Florian. La réaction des musulmans a beaucoup tardé. Outre que certains ne se sentaient pas concernés, il est toujours délicat de dénoncer les actes commis par des coreligionnaires ; la même pudeur a été observée par les fidèles d’autres religions face à des actes excessifs ou déplacés.

Pourquoi ne pas poursuivre davantage les propos attentatoires à la sécurité publique ? C’est qu’un membre du SCRT n’assiste pas à chaque prêche ; la République ne surveille pas les cultes, en tout cas pas toujours et pas de cette manière. Mais les prêcheurs sont maintenant informés des risques qu’ils prennent et multiplient les précautions ; le temps du double langage façon « Frères Musulmans » est quelque peu dépassé, et l’on n’entend plus dans les mosquées de violentes diatribes contre la France, les juifs ou les mécréants. Or, pour que des poursuites judiciaires aboutissent, des preuves de la commission du délit doivent être attestées et saisies. Nos parquetiers ne souhaitent pas soutenir une accusation qui ne tiendra pas.

M. Claude Goasguen. À Paris, la 17ème chambre du tribunal de grande instance est beaucoup moins regardante en matière de propos diffamatoires ! Outre que les mosquées sont des lieux publics, les prêches explicites qui y sont prononcés font l’objet d’enregistrements et de traductions qui peuvent être consultées.

M. le rapporteur. À supposer que vous disposiez d’éléments dont la nature correspond à celle que vous décrivez, et à supposer aussi que ces éléments n’aient pas été fabriqués, il vous appartiendrait de les communiquer à la justice. Le maire de Lunel nous a expliqué que sa ville ne comptant qu’une mosquée, tous les fidèles s’y rendent. Mais, selon lui, l’imam n’est pas radical ; son tort est de ne pas parler le français.

M. Pierre de Bousquet de Florian. On cherche à expulser les imams qui prêchent la mauvaise parole mais il faut pour cela documenter la procédure, et ce qui est rapporté de deuxième ou de troisième main ne tiendra pas devant le tribunal administratif ou le juge des libertés.

La population du Languedoc-Roussillon est en effet très sensibilisée à ces questions ; cela s’exprime fortement dans les urnes dans les départements du Midi, mais je n’ai pas connaissance de projets de milice.

L’interaction entre délits de droit commun et radicalisation est connue d’assez longue date. Des individus incultes, sans aucune espèce de culture religieuse, peuvent se radicaliser en prison. C’est un lieu où l’on a besoin de protection ; ce caïdat la confère. De plus, pour beaucoup de ces jeunes gens, l’islam n’est pas une religion mais une identité. Souvent, de petits délits les conduisent à l’incarcération ; ils se trouvent alors en contact avec des « grands frères » qui les embrigadent. Ensuite vient la grande délinquance – vols, contrefaçon, trafics en tous genres et blanchiment – qui sert à financer le terrorisme. On se trouve donc face à de petits délinquants qui, une fois radicalisés, sont prêts à actionner tous les ressorts de la grande délinquance. À cela s’ajoute ce qu’apporte le djihad : une perte complète d’inhibition. Ainsi de trois jeunes gens, morts depuis lors, qui nous ont été décrits comme d’une parfaite gentillesse. Je ne les ai pas vues personnellement mais on m’a rapporté que nos services disposent de vidéos tournées en Syrie ; il semblerait qu’on y voie deux d’entre eux participer à une crucifixion et le troisième à la lapidation d’une femme. Voilà de quoi sont capables les jeunes gens livrés à cet embrigadement mortifère ; ils sont d’autant plus dangereux quand ils reviennent en France.

M. le rapporteur. Monsieur le préfet, je vous remercie.

AUDITION DE M. OLIVIER SCHRAMECK,
PRÉSIDENT DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’AUDIOVISUEL

Compte rendu de l’audition du mardi 31 mars 2015

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Notre commission, constituée avant la tragédie survenue en France en janvier dernier, s’est interrogée sur le traitement que les médias ont réservé à ces attentats. D’une manière générale, il ressort de nos travaux que la médiatisation par les djihadistes de leur action fait partie d’une véritable stratégie. C’est pourquoi, monsieur Schrameck, nous pourrons vous interroger aussi bien sur les événements du mois de janvier que sur la communication de Daech et de ses satellites.

Vous avez demandé que cette audition se tienne sous le régime du huis clos. La commission d’enquête pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce dernier vous sera préalablement communiqué.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de bien vouloir prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Schrameck prête serment.)

M. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Si le sujet qui m’amène à m’exprimer devant vous peut paraître, de prime abord, quelque peu périphérique par rapport à votre principal centre d’intérêt, il n’en entretient pas moins avec lui de nombreux liens, comme j’espère vous le montrer.

Devant votre commission, comme devant la commission d’enquête du Sénat sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes – qui m’a entendu le 17 février dernier –, il m’appartient de m’interroger sur le croisement de la liberté d’information, de la nécessaire sauvegarde de l’ordre public, et de la préservation de la cohésion nationale. Or, à cet égard, les médias audiovisuels et internet ont un rôle essentiel : comment assurer le traitement légitime des attentats dans l’exercice du droit et de la liberté d’information sans participer à la mise en danger des personnes susceptibles d’être touchées et, au-delà, sans donner à des mouvements terroristes une tribune médiatique qu’ils recherchent évidemment ?

J’aborderai pour commencer les médias de radio et de télévision. Si le CSA a été amené à prononcer un certain nombre d’avertissements, sous forme de mises en garde ou de mises en demeure, il n’en reste pas moins conscient de la mission fondamentale des médias en matière d’information du public et conscient que, en pratique, lors des attentats du mois de janvier dernier, ils ont assurément contribué à la prise de conscience collective et à la mobilisation républicaine qui s’en sont suivies.

Le CSA ne se cache pas non plus les difficultés particulières de l’exercice de cette mission dans les conditions d’urgence et de gravité de ces trois jours et dans l’environnement général qui est celui de l’information : les informations circulant sur les réseaux sociaux, les vidéos réalisées par des amateurs et l’ensemble des mises en ligne sur internet. Les responsables des chaînes de télévision et des stations de radio que j’ai réunis pour une séance de travail – de retour sur expérience, en quelque sorte –, le 15 janvier dernier, ont insisté sur le fait qu’ils voyaient là une forme de concurrence à laquelle il est parfois difficile de résister. Ils ont insisté sur le risque d’être perçus comme diffusant une information « officielle », parce que trop filtrée et cachant les vérités que l’on ne trouverait que sur internet, qui serait dès lors considéré comme le seul espace d’expression totalement libre. Ils ne voudraient pas non plus que des précautions trop importantes conduisant au floutage, au report, voire à la suppression de la diffusion, soient perçues comme des formes d’aseptisation d’une réalité difficile et brutale. Les séquences de décapitation d’otages coptes ou le sort épouvantable réservé à un soldat jordanien montrent bien que le traitement a été différent sur internet et dans les médias traditionnels – encore que Fox News et Al-Jazira aient retransmis ces messages, contrairement à nos médias.

Cela renvoie à la notion de responsabilité éditoriale : en quoi doit-elle consister, quelles sont ses exigences, ses limites ?

Pour en revenir aux attentats du début de l’année, bien qu’il n’ait pas de compétence explicite en la matière, le CSA a diffusé dès le 9 janvier une note aux rédactions qui appelait les télévisions, au vu de certaines images diffusées, à agir avec le plus grand discernement, notamment pour que les forces de l’ordre puissent remplir leur mission avec toute l’efficacité requise. Puis j’ai organisé la réunion du 15 janvier, déjà évoquée, dont j’ai bien souligné qu’elle était indépendante des procédures de contrôle auxquelles le CSA, en vertu de la loi, était tenu de procéder et qui peuvent, le cas échéant, mener à une sanction.

Ces procédures ont abouti, après instruction contradictoire de ces séquences problématiques, à la délibération du 11 février. Nous avons analysé une masse d’informations considérable – quelque cinq cents heures de programmes – et l’opinion a pu être frappée par le nombre de manquements que nous avons relevés : quinze ont donné lieu à une mise en garde et vingt et un, plus graves, ont justifié une mise en demeure. Ce chiffre doit être relativisé par le fait que l’ensemble des chaînes de télévision et de nombreuses stations de radio ont donné une large part à cette information, y compris en « cassant la grille ». C’est pourquoi les faits que nous avons estimé devoir être retenus l’ont été pour un très grand nombre d’interlocuteurs. Ainsi les vingt et une mises en demeure n’ont-elles touché que trois faits : la vision très réaliste de la fin atroce du policier Ahmed Merabet par France 24 ; le refus de donner suite aux instructions très précises du procureur de la République de ne pas révéler l’identité des frères Kouachi ; enfin, le problème central des risques que pouvaient encourir des personnes retenues en otage, à Dammartin-en-Goële aussi bien que dans l’Hyper Cacher de Vincennes.

En revanche, nous n’avons pas retenu des faits qui n’étaient pas en relation directe avec la diffusion à l’antenne, ou pour lesquels les explications données nous ont paru satisfaisantes, qu’il s’agisse des problèmes de périmètre de sécurité, en particulier de la proximité de certains journalistes avec les forces de l’ordre durant la traque des terroristes, mais aussi des informations directement recueillies auprès des terroristes, de la rétention de certaines données, de contacts pris sans délai avec la police, enfin du refus de contextualiser des propos de propagande diffusés à l’antenne.

Les rédactions ont vivement réagi, mettant en avant le risque d’une limitation excessive de la liberté d’information.

Les journalistes ressentent comme une asymétrie entre ceux qui publient des articles dans la presse écrite et ceux qui diffusent des émissions à la radio et à la télévision avec les contraintes que cela comporte. Cette distinction résulte des textes, puisque l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication dispose que « l’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise […] par la sauvegarde de l’ordre public […] ». Peut-être pourrait-on ajouter la sauvegarde de l’ordre public parmi les missions confiées au CSA – notamment par l’article 3-1 de la même loi –, disposition tout aussi importante que la préservation de la dignité de la personne ou la lutte contre les provocations à la haine ou à la discrimination. Reste que cette mission existe et que nous devons la respecter, non seulement telle qu’elle est prévue par la loi, mais telle qu’elle est prévue par les cahiers des charges, les conventions particulières signées avec les chaînes.

La quasi-totalité des chaînes et stations visées ont introduit des recours gracieux auprès du CSA. Les premiers ont été présentés le 17 février ; il nous appartiendra d’y répondre avant le 17 avril.

Les journalistes nous ont fait part, à plusieurs reprises, de difficultés dans leurs rapports avec le ministère de l’intérieur qui avait la conduite de l’ensemble des opérations. Ils ont en particulier mentionné l’absence d’indications précises relatives à leur positionnement au cours des différentes opérations ou à l’absence de cellule de crise. Les services de police ont, quant à eux, eu du mal à communiquer avec les principaux acteurs médiatiques. Le ministère de l’intérieur, que nous avons approché pour qu’il fasse part aux journalistes des difficultés qu’il avait rencontrées, n’a pas souhaité faire de commentaire sur ce point. Nous avons donc dû nous prononcer sans éléments contradictoires entre les affirmations des médias et les réponses des services chargés de la poursuite et de l’arrestation des criminels.

Au-delà des chaînes et des stations classiques, j’évoquerai le périmètre de l’information. Il faut se poser la question de l’importance des liaisons satellitaires. D’après un relevé effectué par notre direction des affaires internationales, il y aurait plus de 5 800 liaisons satellitaires, dont un millier pourrait relever de notre pays en application de l’article 43-4 de la loi de 1986 déjà mentionnée, et selon les critères suivants : soit les éditeurs de services de télévision ou de médias audiovisuels à la demande utilisent une liaison montante vers un satellite à partir d’une station située en France ; soit, n’utilisant pas une liaison montante à partir d’une station située dans un autre État membre de l’Union européenne ou dans un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen, ils utilisent une capacité satellitaire relevant de la France – à savoir, en pratique, un satellite d’Eutelsat.

Cela explique que la France soit compétente sur de très nombreux services de télévision comme des chaînes du Moyen-Orient diffusées par des satellites d’Eutelsat, et pouvant être reçues dans le sud de l’Europe. Ces services sont dispensés de conventionnement mais soumis aux obligations de la loi de 1986 et au contrôle du CSA qui peut lancer à leur égard des procédures de sanctions. Ainsi avons-nous mis en demeure Eutelsat d’arrêter certains programmes de diffusion télévisuelle en 2010 et lui avons-nous demandé de rappeler préalablement à ses services de télévision les obligations auxquelles ils étaient soumis. Ce fut le cas en février 2014, pour ne parler que de l’année dernière, à l’occasion de la diffusion de la série Khaybar par deux chaînes, Dubai TV et Algérie 3, cette série donnant une image dévalorisante – et présentée sous un jour historique – de tribus judaïsées au début de l’ère mahométane, ou bien à l’occasion de la diffusion par une chaîne irakienne d’images très crues et violentes pouvant être attentatoires à la dignité des victimes. Les services de télévision en question ont fait l’objet d’une mise en demeure en novembre 2014.

Cela pose un problème de moyens. Nous recevons certes des signalements – je pense à celui, très net, de l’ambassadeur d’Égypte à propos de la diffusion d’émissions par des chaînes installées en Turquie qui ne faisaient pas mystère de leur solidarité avec les Frères musulmans et qui appelaient même au meurtre des dignitaires de l’actuel régime égyptien –, mais ces démarches sont relativement rares par rapport à la masse d’informations susceptibles d’être diffusées. Or, autant nous avons un dispositif d’observation des chaînes et stations qui diffusent directement sur notre territoire, autant nos moyens sont très limités pour les autres : nous ne disposons que d’un seul interprète – et pas à temps complet – pour les émissions diffusées en arabe dont on sait pourtant la très grande importance en certains lieux.

C’est pourquoi nous avons manifesté, auprès des pouvoirs publics, le souhait que les moyens exceptionnels dégagés par le décret d’avance du 15 janvier dernier, notamment au bénéfice direct du ministère de la défense, du ministère de l’intérieur, du ministère des affaires étrangères et du développement international et du ministère de l’économie et des finances, puissent profiter aux moyens d’observation à l’origine de toute procédure de sanction et dont nous avons la responsabilité.

De même, s’agissant des chaînes de télévision et des stations de radio, nous avons été attentifs à la démarche du ministère de la culture et de la communication qui a souhaité, dans l’hypothèse où, par malheur, notre pays serait frappé par de nouveaux attentats terroristes, que soit organisé, notamment avec le ministère de l’intérieur, un dispositif de suivi et d’encadrement de la retransmission télévisuelle ou radiophonique des événements.

Les autres problèmes concernent les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD). Nous connaissons bien certains d’entre eux qui se développent rapidement et qui prolongent des services de radio traditionnels. Le débat juridique n’est pas tranché sur le fait de savoir si ces services sont des SMAD au sens de la directive du 10 mars 2010, selon qu’on leur applique ou non un certain nombre de critères : finalité économique, caractère accessoire ou principal par rapport aux émissions de radio elles-mêmes, exclusion des contenus produits par des tiers qui s’en servent comme autant de messageries.

Pour ce qui est d’internet, nous sommes très attentifs au rôle des plateformes – terme que j’emploierai délibérément plutôt que la distinction traditionnelle posée par la loi entre hébergeur, distributeur et éditeur, tant il apparaît que ces plateformes jouent de plus en plus, dans des proportions variables, des rôles relevant de ces trois fonctions, je pense en particulier aux réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou aux plateformes vidéo comme YouTube ou Dailymotion. Chacun sait que la tentation existe de propager sur ces grandes plateformes numériques des discours d’incitation à la discrimination, à la haine raciale, des discours faisant l’apologie du terrorisme ou portant atteinte à la dignité de la personne.

Cela implique une réflexion sur le régime traditionnel des plateformes prévues par la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique et par la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, ces textes laissant une marge entière à l’initiative des rédactions de ces plateformes, seul existant un contrôle a posteriori du juge qui demeure plutôt rare et aléatoire. Ce régime conduit en outre ces plateformes à constituer ce qu’on pourrait appeler des polices privées, à savoir des contrats d’adhésion que leurs utilisateurs signent sans guère en apprécier la portée et dans la définition et la détermination desquels les autorités publiques sont absentes – d’où la faible efficience et la lenteur des dispositifs de signalement.

Plusieurs travaux ont été menés sur la question. Le CSA lui-même, dans son rapport de 2014 pour l’année 2013, a ainsi proposé de consacrer la notion de service audiovisuel numérique en vertu du principe de neutralité technologique : les services de télévision doivent pouvoir être contrôlés quel que soit le mode de diffusion technologique utilisé, qu’il s’agisse, bien entendu, des fournisseurs d’accès à internet, ou de ce qu’on appelle l’internet ouvert. Les propositions du CSA ont été suivies de l’étude du Conseil d’État sur le numérique et les droits fondamentaux, d’un avis récent de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre les discours de haine sur internet, enfin de l’initiative du Défenseur des droits au sujet d’une plateforme de lutte contre le racisme.

Ces évolutions devraient conduire les pouvoirs publics à s’impliquer dans la définition de ces dispositifs – peut-être de préférence via des autorités administratives indépendantes, mieux à même de faire la balance entre la liberté d’information et les restrictions indispensables qui peuvent lui être apportées. L’amélioration des standards de protection définis par la voie de chartes et de labels pourrait impliquer, outre les acteurs privés, et notamment les entreprises, la « société civile » et les représentants des internautes eux-mêmes.

Depuis l’année dernière, dans le cadre de l’organisation européenne des régulateurs audiovisuels (ERGA, pour European Regulators Group for Audiovisual Media Services), nous travaillons à une meilleure visibilité et une plus grande efficacité des dispositifs de signalement et réfléchissons à l’application de nos règles aux acteurs transnationaux que sont ces grandes plateformes. Il existe deux groupes de travail importants : l’un, portant sur la compétence matérielle, essaie de dessiner la configuration des nouveaux acteurs audiovisuels de l’internet ; l’autre, relatif à la compétence territoriale, cherche à établir si le seul critère du pays d’origine, socle de la construction européenne, s’applique bien de façon appropriée à des SMAD qui privilégient les destinataires par rapport aux concepteurs des programmes audiovisuels.

On peut songer à plusieurs autorités administratives indépendantes dans la poursuite de ces objectifs : le CSA, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), voire la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI). Sans rien viser d’autre que la bonne exécution des missions qui lui sont confiées par le législateur, le CSA s’est toujours montré, à l’occasion de différentes délibérations, disponible pour contribuer à améliorer la protection des téléspectateurs et des auditeurs, que ce soit par la mise en place de conventionnements ou de labels, ou à travers son rôle de médiation ou de bons offices en cas de doute sur la licéité de tel ou tel contenu ou de désaccord entre l’auteur du signalement et la plateforme en cause.

Il nous semble en effet que l’expérience et le rôle du CSA, dans cet équilibre entre liberté et protection, peuvent utilement contribuer à votre réflexion et à l’évolution de la législation. C’est pourquoi je suis à la fois heureux et honoré de me présenter devant vous pour répondre à toutes les éventuelles questions que vous pourriez me poser.

M. le rapporteur. Après les attentats de janvier, vous avez réuni les responsables des chaînes de télévision. Quel était l’état d’esprit général ? Les avez-vous trouvés compréhensifs, hostiles ? Votre message est-il passé facilement ou bien les considérations économiques l’ont-elles rendu moins audible ?

M. Olivier Schrameck. L’atmosphère de cette réunion était très positive. Les représentants audiovisuels se sont déclarés heureux d’avoir pu y confronter leurs expériences. Face à des événements inopinés, d’une violence extrême, il arrive en effet que les rédactions se trouvent isolées pour décider de la conduite à tenir. Or cet échange leur a permis de se rendre compte que les problèmes qu’ils avaient eus à résoudre étaient analogues. Par ailleurs, cette réunion n’avait pas du tout été conçue comme une réunion susceptible de les mettre en cause. Encore une fois, j’avais très clairement distingué, à la demande du collège, cette démarche de réflexion professionnelle et la démarche pouvant conduire à des avertissements, voire à des sanctions.

Il s’agissait en outre de savoir si, de son côté, le CSA pouvait utilement compléter une recommandation émise en novembre 2013 sur le traitement des conflits internationaux et des attentats terroristes. La majorité de nos interlocuteurs ont montré une réelle réticence à une intervention a priori du CSA sous cette forme ; ils ont insisté en revanche sur la nécessité d’avoir des indications précises et concrètes de la part des pouvoirs publics. Aux termes de la loi, pendant le déroulement des événements, la compétence revient aux pouvoirs publics, la nôtre ne s’exerçant qu’a posteriori, après visionnage des reportages ou séquences relatifs aux événements. Au cours de la réunion s’est donc posée la question de la répartition des responsabilités entre les rédactions elles-mêmes, qui se réclament de la responsabilité éditoriale, les pouvoirs publics, qui peuvent imposer certaines restrictions, et le CSA, conduit à observer le résultat.

Je signale toutefois que l’autorité judiciaire est intervenue puisque le procureur a donné des consignes dès le premier jour pour qu’on ne divulgue pas l’identité des frères Kouachi – vous vous souvenez qu’on a retrouvé la carte d’identité de l’un d’eux dans la voiture qu’ils avaient abandonnée – et que ces instructions, données vers dix-sept heures, n’ont été respectées que quelques heures. Les représentants des médias que nous avons rencontrés nous ont expliqué que la pression était trop forte pour eux – pour reprendre leurs termes – du fait de la divulgation de ces informations sur les réseaux internet. Aussi, vers vingt et une heures, la plupart d’entre eux avaient-ils donné l’identité des frères Kouachi, décision qui a pu contribuer au changement de la démarche des pouvoirs publics qui, dès lors, ont lancé un avis de recherche fondé sur l’identification préalable des terroristes.

L’approche a donc été très positive, je le répète, mais, par contrecoup, nos interlocuteurs ont été surpris et même quelque peu choqués par le nombre d’observations a posteriori que nous avons faites. Ils ont pu penser que notre volonté de dialogue, de confrontation d’expérience, impliquait une acceptation de tout ce qui s’était passé, ce qui ne nous a pas paru possible au regard des problèmes que j’ai mentionnés.

M. le rapporteur. Le ministère de l’intérieur devrait s’intéresser au fait de savoir comment le nom de Kouachi est sorti...

Vous avez évoqué les tentatives de régulation des chaînes et des réseaux sociaux. Quel est votre avis concernant les télévisions et les radios exclusivement diffusées sur internet ? Par rapport aux grandes chaînes, traite-t-on différemment le terrorisme et la propagande djihadiste sur ces supports ?

M. Olivier Schrameck. Nous n’avons pas d’indications précises en ce sens, mais nous n’avons pas les moyens d’observer en continu l’ensemble des diffusions. Nous avons une compétence, que le législateur nous a confiée en 2009, concernant les webradios et les télévisions, mais nous ne pouvons pas observer continûment l’ensemble des chaînes et des stations, l’ensemble des télévisions locales et, au surplus, tout ce qui est diffusé sur internet sous forme audiovisuelle. D’où l’intérêt, pour nous, de formaliser notre compétence sur l’ensemble des services audiovisuels numériques ; mais il ne faut pas se cacher qu’en cas d’événement aussi tragique que ceux de janvier, il faut pouvoir mobiliser des moyens considérables qui ne sont pas à notre portée aujourd’hui.

M. le rapporteur. Qu’attendez-vous de l’Assemblée ? Avez-vous des propositions à nous faire ?

M. Olivier Schrameck. J’en aurai deux. L’une concerne les moyens.

M. le rapporteur. Vous n’êtes pas le seul à en demander !

M. Olivier Schrameck. Des moyens exceptionnels ont été dégagés en fonction des urgences. L’importance de la communication satellitaire en provenance de certains pays a peut-être été sous-estimée, tout simplement par manque de connaissance. Nos observations sur les chaînes nationales sont relativisées par le fait que certaines catégories de la population regardent des chaînes étrangères, notamment en langue arabe. Si l’État veut veiller à ce que des propagandes condamnables par la loi n’y soient pas diffusées, il doit s’en donner les moyens. Or le CSA, tel que je l’ai trouvé, ne les a pas. Comme nous sommes soumis – et c’est bien naturel – aux restrictions communes des moyens publics, nous avons vocation à bénéficier des dotations exceptionnelles que le Gouvernement a décidé de dégager, que ce soit directement ou indirectement, par des mises à disposition ou par des rattachements budgétaires directs. L’essentiel est que nous ayons les moyens humains – en matière d’interprétariat en particulier – et financiers de faire face à notre mission.

Ensuite, la situation que nous avons connue me semble devoir impliquer une clarification entre le rôle des pouvoirs publics a priori et pendant les événements, de manière à assurer aux médias un meilleur cadre de référence et d’intervention, un cadre commun, et la vérification a posteriori que la loi nous demande d’effectuer pour s’assurer du respect de cet encadrement par les médias concernés.

M. le rapporteur. D’une façon générale, pensez-vous qu’une réponse publique doive être apportée à la diffusion de la propagande djihadiste sur internet ? La décision de bloquer un certain nombre de sites vous paraît-elle adéquate ou avez-vous d’autres propositions ?

M. Olivier Schrameck. Le blocage me paraît être une mesure de dernière extrémité. Les cinq récentes mesures de blocage se sont du reste heurtées à certaines difficultés techniques. C’est à une implication plus directe de ces plateformes internationales qu’il convient d’aboutir. C’est pourquoi j’ai mentionné les processus de conventionnement, de labellisation, de bons offices, de médiation… On ne pourra pas calquer la régulation des médias traditionnels sur le monde de l’internet, ce qui serait contraire à son esprit et sans doute inefficace. Il faut mettre sur pied des dispositifs de corégulation, de régulation accompagnée, de régulation supervisée – les pouvoirs publics auraient, dans ce cadre, leur mot à dire, mais n’auraient pas nécessairement à trancher comme ils le font dans le cadre de la régulation traditionnelle.

L’État pourrait ainsi trouver avantage à se présenter sous le visage des autorités administratives indépendantes, d’une part parce qu’elles se voient reconnaître une importante marge d’indépendance – n’est-ce pas la raison même de leur existence ? –, d’autre part parce qu’elles ont accumulé ce savoir-faire qui consiste à mettre en balance le principe fondamental de la liberté de communication, et donc d’expression, et les limites que toute société respectueuse de l’État de droit et de l’état des personnes doit savoir et pouvoir imposer.

M. le rapporteur. Nous vous remercions de votre exposé très complet. Je saisis l’occasion qui m’est offerte pour vous renouveler le respect et l’intérêt de la représentation nationale pour le CSA. Je considère personnellement son travail comme très positif et même exceptionnel, au point qu’il peut être considéré comme une caractéristique de notre appréhension de la démocratie.

Je vous prie enfin d’excuser l’absence de mes collègues, et en particulier du président Éric Ciotti, tous retenus par la réunion de leurs groupes respectifs en ces lendemains d’élections.

M. Olivier Schrameck. Je suis sensible à vos observations. De fait, le CSA a un rôle de référence, y compris dans les réseaux internationaux qu’il anime. Comme je le soulignais, il ne demande qu’à faire fructifier cette expérience qui ne serait rien sans les missions que lui confie le législateur, et rien sans les rapports fréquents que nous entretenons avec lui.

AUDITION DE M. LAURENT FABIUS,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU DÉVELOPPEMENT INTERNATIONAL

Compte rendu de l’audition du mardi 14 avril 2015

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le ministre, de consacrer à notre commission d’enquête le temps nécessaire pour nous faire partager votre analyse des flux de nos ressortissants partis vers les théâtres de guerre en Irak et en Syrie, évoquer l’état des relations entre la France et les États de la région – la Turquie en particulier – et nous dire quels rapports nous pouvons entretenir avec les pays qui jouent un rôle dans l’acheminement des « combattants étrangers » vers ces zones de guerre et dans leur retour en France.

Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. le ministre prête serment)

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. Je rappelle le contexte, du point de vue du ministre des affaires étrangères. Nous sommes sous la menace et nous avons été durement frappés, mais la France n’est pas la seule touchée. Le phénomène est international, et même si certains pays sont moins frappés que d’autres, ils ont conscience que leurs ressortissants peuvent l’être quand ils font du tourisme et l’inquiétude est générale.

Les derniers attentats, on le sait, ont visé le Danemark, la Tunisie, le Kenya. On dit souvent que les terroristes frappent de manière aveugle. Ce n’est pas mon avis : ils frappent de manière ciblée ; penser qu’ils tuent de manière indifférenciée est une idée fausse. Les musulmans sont, en nombre, les premières victimes de ces violences, ce qui contredit la thèse de l’affrontement entre les civilisations. La volonté de spectaculaire s’accompagne de l’utilisation des nouvelles technologies, comme l’a montré la cyber-attaque dont TV5 vient d’être victime.

Avec l’émergence de Daech, qui a proclamé un soi-disant « califat » en juin 2014, la menace terroriste a changé de dimension et atteint un niveau sans précédent. Aujourd'hui, Daech contrôle ou prétend contrôler un territoire peuplé de huit millions d'habitants, dont les deux centres de gravité sont Raqqa et Mossoul. Les atrocités commises sont connues et les minorités - chrétiens d’Orient, Yézidis, Turkmènes et Kurdes - paient un tribut particulièrement lourd. Le 27 mars dernier, j’ai réuni le Conseil de sécurité pour traiter de ce thème. Le Secrétaire général des Nations unies a promis de prendre une initiative relative aux minorités persécutées et envisage de tenir une réunion internationale à ce sujet à Paris dans les mois qui viennent. Je considère que Daech n’existerait pas en Syrie sans l’action du régime en place, qui a favorisé son apparition pour se présenter comme le dernier rempart contre le terrorisme.

Je parle de Daech à la fois parce que ce mouvement étend son emprise et parce que les combattants étrangers sont un pilier essentiel de sa stratégie. Mais la menace terroriste n'est pas circonscrite à ce mouvement. Au Sahel, l'intervention de la France aux côtés des forces africaines puis de la MINUSMA a permis de réduire considérablement la menace mais elle n’a pas disparu. Les terroristes d’AQMI se sont regroupés au Nord du Mali, dans l’Adrar des Ifoghas, et les terroristes du groupe al-Mourabitoune font preuve d'une grande audace puisqu’ils ont frappé pour la première fois en plein cœur de Bamako le 7 mars dernier.

Soumis à la pression exercée par nos opérations Serval puis Barkhane, beaucoup de djihadistes se sont réfugiés en Libye, devenue un sanctuaire pour les terroristes. La présence de camps d’entraînement au sud du pays est avérée ; ils sont notamment utilisés par les combattants qui se destinent aux théâtres syrien et irakien. Daech s’est implanté à Syrte et dans la région de Derna, et se livre à des exactions effrayantes ; ce sont des membres de ce mouvement qui ont assassiné vingt Égyptiens coptes en février dernier.

La Tunisie, qui « fournit » beaucoup de ces combattants étrangers, l’Égypte, le Niger : à peu près tous les pays de la région sont touchés, de près ou de loin, par la menace terroriste. D’autres pays africains le sont également : par Boko Haram à l’Est du Nigeria et dans la région circonvoisine, par les Shebab en Somalie et à l’est du continent – et lors de la dernière attaque menée par les Shebab, ceux-ci étaient, semble-t-il, accompagnés par des ressortissants kenyans. Le Yémen, où nous avons fermé notre ambassade pour des raisons de sécurité, est plongé dans le chaos. Ce pays, qui était déjà sous la coupe d'Al-Qaïda dans la péninsule arabique, a été durement frappé par Daech, qui a revendiqué l’attentat contre deux mosquées chiites à Sanaa commis le 20 mars dernier, faisant plus 140 morts. Enfin, la menace reste très élevée dans la zone afghano-pakistanaise.

Pourquoi la menace terroriste a-t-elle pris une telle ampleur dans le monde ? Les raisons sont connues : la mauvaise gouvernance, la faiblesse des structures étatiques, le non-respect du droit, les mauvaises conditions socio-économiques, la montée de la religiosité extrême.

Un phénomène très inquiétant est apparu récemment : dans plusieurs pays, des groupes terroristes ont prêté allégeance à Daech, comme dans une logique de « franchise ». Cela accrédite la thèse selon laquelle Daech serait à la tête d’un « djihad global » et cela fait craindre une émulation dans l’horreur. On l’a vu avec la décapitation d’Hervé Gourdel en Algérie et celle des coptes en Libye par des groupes nouvellement ralliés à Daech. Mais ces groupes ne sont pas totalement dépendants de ce mouvement : ils espèrent souvent bénéficier de sa notoriété ou attirer à eux des combattants étrangers. Je précise que l’existence d’un lien opérationnel entre Daech et eux n’est pas toujours établie par nos services.

Dans ce contexte, la menace qui pèse sur la France est particulièrement forte. Sur le territoire national, l’ampleur du phénomène des combattants étrangers s’accroît. Dans le passé déjà, des combattants étrangers avaient participé aux conflits en Afghanistan et en Bosnie, mais c’était à une échelle sans commune mesure avec le phénomène auquel nous assistons maintenant. Un nombre élevé de Français et d’étrangers résidant en France sont partis se battre aux côtés de Daech, groupe qui attire aujourd’hui le plus grand nombre de combattants terroristes étrangers. Selon la dernière note qui m’a été remise, 1 522 individus de nationalité française ou résidant en France sont impliqués à divers titres dans les filières djihadistes ; 430 personnes combattent actuellement en Syrie et en Irak ; 318 sont en transit pour la zone ; sur les 267 qui ont quitté la région, 201 ont regagné la France et 93 sont présumés morts.

Évolution particulièrement inquiétante, les chiffres sont en constante augmentation. Le nombre de personnes impliquées dans les filières djihadistes a augmenté de 20 % depuis le début de l'année et de plus de 150 % depuis janvier 2014. À titre de comparaison, une quarantaine de combattants français avait été recensée en Afghanistan au cours de la dernière décennie.

La diversité des profils des aspirants au djihad et la rapidité à laquelle ils se radicalisent représentent des défis majeurs. Parmi ces « djihado-terroristes » on trouve beaucoup de jeunes, parfois mineurs, près d’un quart de convertis et un nombre important de femmes. Parfois, des familles entières, avec de très jeunes enfants, essayent de se rendre en Syrie.

Au-delà de la détresse de nombreuses familles, la diversité des profils pose un défi à nos services en termes d’identification des individus.

C’est souvent par le biais d’Internet et des réseaux sociaux, que Daech exploite habilement, que les jeunes basculent dans l’extrémisme violent, de manière isolée et beaucoup plus rapidement que par le passé. Les terroristes ont un discours rodé, au confluent de plusieurs récits narratifs : la lutte contre l’Occident, la participation à un combat apocalyptique En communicants adroits, ils touchent des jeunes sans culture religieuse avec des messages simples et des vidéos qui frappent les esprits.

Ces individus radicalisés représentent une menace pour nos sociétés et nous ne pouvons prendre le risque de les laisser commettre des attentats à leur retour en France. Endoctrinés dans la haine de l’Occident, entraînés au combat et au maniement des armes, ils sont exposés quotidiennement à une violence inouïe qui laisse des traces et ils peuvent, après leur retour en France, répéter les atrocités du type de celles qu’ils ont vu commettre.

Mais le danger n’est pas seulement celui-là. La menace provient aussi des jeunes radicalisés qui peuvent passer à l’acte sous l’influence du discours terroriste. Je m’occupe beaucoup de la libération des otages, dont nous avons eu le bonheur de libérer un bon nombre. Je leur demande toujours quelles ont été leurs conditions de détention et ce que leur disaient leurs geôliers. Les réponses sont les mêmes : ce sont en général de très jeunes gens à l’idéologie primaire, dont le message est d’une brutalité simpliste : « Notre territoire géographique nous appartient ; tous ceux qui ne partagent pas nos convictions religieuses – les infidèles – doivent partir ; tous nos malheurs viennent de ce que nous sommes envahis, et si nous libérons notre territoire, tout sera réglé ».

La France n’est pas le seul pays confronté à cette menace. On estime à 20 000 le nombre de volontaires étrangers dans les rangs de Daech, pour un nombre total de combattants estimé entre 40 000 et 50 000. Ils sont originaires de plus d’une centaine de pays, en majorité d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient : de 2 000 à 3 000 sinon davantage viennent de Tunisie, entre 1 500 et 2 000 du Maroc, entre 1 300 et 2 500 de Jordanie, 1 300 de Turquie et quelque 500 viennent d’Égypte. Plus de 3 000 seraient originaires du territoire européen dont un tiers des Balkans. L’Allemagne compte près de 600 individus en Irak et en Syrie ou qui essaient de s'y rendre ; le Royaume-Uni, 700 ; la Belgique, 250 environ et je rappelle qu’une cellule terroriste a été démantelée à Verviers le 15 janvier dernier.

Les terroristes, singulièrement Daech, appellent régulièrement leurs sympathisants à attaquer nos ressortissants, en France ou à l'étranger. Ces appels se sont renforcés après les attentats de janvier dernier. Notre pays est très exposé en raison des valeurs – la laïcité et la liberté d’expression – qu’il défend, et nos ressortissants sont devenus une cible à l’étranger également, comme l’ont montré plusieurs événements tragiques : la décapitation d’Hervé Gourdel en Kabylie le 24 septembre 2014 ; un Français est décédé dans l’attaque de l’hôtel Corinthia à Tripoli en janvier dernier ; un autre a trouvé la mort dans l’attaque d’un restaurant à Bamako, le 7 mars ; quatre Français ont été tués au musée du Bardo, le 18 mars.

La France compte d’importantes communautés expatriées dans des zones à risque, dont plus de 100 000 ressortissants en Afrique du Nord : 36 000 en Algérie, 51 000 au Maroc, et 25 000 en Tunisie. Le Liban compte également une importante communauté française de 22 000 personnes. Il y a aussi 6 300 Français au Cameroun et 5 900 au Mali. Ils peuvent également représenter une cible en Belgique et au Royaume-Uni, où ils résident nombreux et où se rendent de nombreux touristes français.

Enfin, la menace terroriste peut entraver les activités économiques de nos entreprises à l'étranger ; c’est notamment le cas de Total au Yémen.

Les services de l’État sont mobilisés pour contrer cette menace. Le ministre de l’intérieur vous a présenté le dispositif défini par le Gouvernement, les décisions prises en matière budgétaire, la teneur du projet de loi sur le renseignement ; vous savez aussi l’augmentation des moyens alloués aux services du ministère de la justice et au Fonds interministériel de la prévention de la délinquance. Ces mesures s’ajoutent à la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme et au numéro vert d’assistance aux familles et de prévention de la radicalisation violente.

Le nombre de procédures judiciaires a beaucoup augmenté. Début avril, 140 procédures judiciaires en lien avec la Syrie étaient ouvertes au pôle antiterroriste de Paris ; 122 sont toujours en cours, dont 62 informations judiciaires et 60 enquêtes préliminaires. Dans le cadre de ces procédures, 161 personnes sont mises en examen.

Pour ma part, je dois exercer une vigilance particulière pour assurer la protection des 1,7 million Français installés à l’étranger – j’indique à ce sujet que, contrairement à une idée qui court, en rapport avec notre population, la proportion d’expatriés est moindre que pour d’autres pays.

Des attentats ont été commis contre les centres culturels français de Kaboul et de Gaza. Nos implantations – ambassades, consulats, bureaux des opérateurs de l’État, instituts culturels, écoles françaises, locaux de l’Alliance française – peuvent être des cibles. Pour en assurer la protection, nous avons pris diverses mesures depuis plusieurs mois. J’en citerai quelques-unes. À Paris, j’ai renforcé le centre de crise, qui suit continûment les communautés françaises à l’étranger. Il compte 70 agents ; en période de crise aiguë, je peux renforcer cet effectif par des agents volontaires, en intégrant des personnels venus principalement des ministères de la défense et de l’intérieur ainsi que de la Croix-Rouge. Le budget consacré à la sécurité des communautés françaises à l’étranger est de 3 millions d’euros, partagés entre les délégations de crédits aux postes et les dépenses en France. J’ai veillé à ce que tous nos postes diplomatiques et consulaires soient dotés d’un plan de sécurité régulièrement mis à jour. Le centre de crise, où travaillent des gens extrêmement compétents et dévoués, fonctionne très bien.

À l’étranger, j’ai obtenu, dans le cadre du plan gouvernemental, un abondement de 10 millions d’euros en 2015 destinés à renforcer la sécurité de nos instituts culturels, accélérer les travaux de sécurisation de nos ambassades et faire face à l’accroissement des besoins en matière de gardiennage et d’achats de véhicules blindés. En tout, le ministère des affaires étrangères consacrera près de 65 millions d’euros à la sécurité de ses implantations en 2015. Nous entretenons un dialogue constant avec les autorités locales pour tout ce qui touche à la protection de nos établissements scolaires et culturels.

En matière de sécurité passive, nous avons engagé un effort important pour mettre à niveau nos équipements de sécurité – dispositifs anti-intrusion, détecteurs magnétiques de métaux, systèmes de contrôle d’accès…– en commençant bien sûr par les lieux que nous avons définis comme prioritaires. Mais parce que la menace est extrêmement forte, nous sommes contraints de revoir complétement nos infrastructures et l’organisation même de certains de nos bâtiments diplomatiques, qui avaient été initialement conçus pour symboliser l’ouverture au monde. J’ai fait porter un effort particulier sur les pays de l’arc de crise et je suis obligé de prévoir des véhicules blindés là où ils sont nécessaires.

Pour ce qui est de la sécurité active, j’ai renforcé les gardes de sécurité expatriés : nous avons 439 gardes de sécurité permanents, policiers et gendarmes, dans 162 postes. Seuls sont restés en Europe des chefs de sécurité opérationnels, sur place ou résidant dans un autre poste de la région – il me faut en effet opérer des transferts.

J’envoie des agents en mission de renfort temporaire quand une augmentation particulièrement forte de la menace nous est signalée ; en août 2014, ils étaient 122. J’ai aussi recours à des vigiles recrutés localement et parfois à des prestataires de services quand la situation l’impose absolument ; je l’ai fait au Yémen et en Libye.

Je dois aussi mener une action internationale en faveur de la lutte contre les réseaux djihadistes. M. Le Drian, ministre de la défense, vous donnera sans nul doute des informations sur les interventions Barkhane au Sahel et Chammal en Irak. Il faut, pour éviter tout sophisme, souligner ce qui est : ce n’est pas parce que la France intervient militairement à l’étranger qu’elle est visée par le terrorisme, c’est pour lutter contre le terrorisme qu’elle intervient à l’étranger. Certains peuvent avoir l’idée que si nous nous repliions sur nous-mêmes et que nous ne faisions rien, il ne nous arriverait rien. Cette vision est erronée. Nous faisons partie d’une chaîne, nous assumons notre part et je salue la valeur et le courage de tous ceux qui travaillent à la sécurité collective.

Je reviendrai si vous le souhaitez sur ce que nous faisons au Sahel et en Irak. Mon collègue Jean-Yves Le Drian et moi-même travaillons en étroite coopération à ce sujet, sous la direction du Président de la République ; ce lien permanent fonctionne très bien. Mais nous sommes persuadés que les victoires que nous devons remporter sur les groupes terroristes passent évidemment par des actions de sécurité mais aussi par des actions politiques, en Irak comme en Syrie.

En Irak, l’éradication de Daech suppose l’implication de la population irakienne, qui dépend elle-même de l’inclusivité du gouvernement ; les sunnites doivent s’engager eux aussi.

En Syrie, la solution à laquelle nous travaillons chemine dans les esprits, y compris dans les pays arabes et en Russie. Elle consiste à rassembler des éléments du régime de M. Bachar al-Assad et l’opposition, autour de principes communs : l’intégrité de la Syrie et le respect des différentes communautés et des droits de chacun. Pour sortir de la nasse, il faut mener un travail politique de fond et vous savez ce que nous avons fait à ce sujet, qu’il s’agisse de la Conférence pour la paix et la sécurité en Irak, de la lutte contre Boko Haram avec le Sommet de Paris ou de nos efforts pour trouver une solution politique en Libye. Notre réseau diplomatique est entièrement mobilisé.

Étant donné sa situation géographique, la Turquie est un partenaire incontournable dans la lutte contre les combattants étrangers, parce que c’est un pays de transit et aussi parce que ce pourrait être un pays « pourvoyeur ». Depuis septembre 2014, nous avons des contacts constants avec les autorités turques – notamment depuis la visite à Paris du président Erdogan, fin octobre. À la même époque, il a condamné Daech sans ambiguïté dans son discours devant l’assemblée générale des Nations unies. Il a donné son accord au passage des peshmergas irakiens sur le territoire turc pour leur permettre de se rendre à Kobané. Il a intensifié ses efforts visant à contrer le transit des combattants étrangers, de deux manières. Le dispositif de contrôle dans les aéroports a été renforcé par l’établissement d’une liste d’individus interdits d’entrée sur le sol turc et expulsés s’ils s’y risquent ; cette liste contient 12 700 noms de ressortissants de plus de cent pays, dont ceux de 600 ressortissants français. La surveillance des frontières avec la Syrie et l’Irak a également été renforcée par l’installation d’un système d’éclairage sur 250 kilomètres, de barbelés et de murs, et par des interventions contre la contrebande.

Au niveau européen, l’adoption, le 16 mars dernier, d’une stratégie régionale pour la Syrie, l’Irak et la lutte contre Daech permettra une approche globale en lien avec la Turquie. Le ministre de l’intérieur vous a sans doute rapporté la teneur des échanges qu’il a eus avec les autorités turques, à Ankara, en septembre 2014. Pour ma part, j’ai un dialogue politique constant et dense avec le Président de la République, le Premier ministre et le ministre des affaires étrangères turcs, et le secrétaire général du Quai d’Orsay s’est rendu à Ankara le 24 mars dernier.

La coopération opérationnelle entre la France et la Turquie s’est beaucoup améliorée. Nous avons des contacts réguliers avec les services turcs et nous avons mis l’accent sur un meilleur partage des informations : nous communiquons immédiatement le signalement des Français soupçonnés de vouloir rejoindre un groupe terroriste, et la Turquie s’est engagée à nous informer à l’avance de toute mesure d’expulsion. Pour éviter la répétition d’un incident anormal, nous avons mis au point des mécanismes de retour encadré des ressortissants interpellés en Turquie. En conséquence, même si des progrès sont toujours nécessaires, la gestion du retour des combattants étrangers est plus efficace.

Un accord franco-turc de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure existe mais il n’est pas encore ratifié. Cependant, la coopération entre nos deux pays est satisfaisante, mais tout ce qui pourra être fait pour l’améliorer encore sera souhaitable.

Dans toutes les enceintes bilatérales et multilatérales, la France utilise tous les leviers pour lutter contre les combattants étrangers car seul un effort collectif nous permettra d’arriver à nos fins. Le ministre de l’intérieur a eu l’occasion de vous exposer ce que nous avons fait dans le cadre de l’Union européenne, vous rappeler les différentes déclarations qui ont été faites et insister sur la nécessité d’un registre des noms des passagers – Passenger Name Record (PNR).

Aux Nations unies, nous avons œuvré sans relâche pour l'adoption des résolutions 2170 et 2178 du Conseil de sécurité. Cette dernière résolution a été adoptée le 24 septembre dernier lors du sommet présidé par M. Barack Obama, auquel a participé le Président de la République. Nous nous sommes également mobilisés sur la question du financement de Daech avec l’adoption de la résolution 2199 le 12 février. La France a par ailleurs proposé et obtenu l’inscription de plusieurs individus partis combattre en Syrie sur la liste du comité des sanctions 1267 des Nations unies concernant Al-Qaïda et les personnes et entités qui lui sont associées.

Le ministère des affaires étrangères à Paris, nos ambassades et tous nos services savent que la lutte contre le terrorisme et singulièrement les combattants étrangers est une priorité absolue. Ce sera une affaire de longue haleine.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour cet exposé très complet.

M. Jacques Myard. Partout au Proche-Orient il se dit que la Turquie jouerait un double jeu qui expliquerait, par exemple, qu’elle ait réussi à faire sortir de Mossoul 46 de ses diplomates. De plus, si la Turquie ne lui achetait pas de pétrole, l’État islamique, incapable de payer ses mercenaires, tomberait. Tout cela tient du poker menteur.

M. le ministre. Le fait que des diplomates turcs soient retenus à Mossoul interdisait à la Turquie, aussi longtemps qu’ils n’étaient pas libérés, de s’associer à certaines déclarations très fermes de certains pays dont la France, mais elle a accompagné certaines actions menées contre ceux qui détenaient ces otages. Les accusations de double langage sont portées de manière récurrente contre la Turquie et d’autres pays. Les ministres des affaires étrangères successifs devant avoir pour vertu première de ne pas pécher par naïveté, nous demandons fréquemment à nos services de procéder aux vérifications nécessaires ; il va sans dire que si nous avons ou si nous avions le sentiment d’un double langage avéré, nous réagissons ou réagirions. Il est vrai aussi que la doctrine d’un pays peut évoluer, ou qu’il veuille défendre ses intérêts de la manière qu’il pense la meilleure. Rien de tout cela n’est simple, mais il ne me paraît pas justifié d’accuser ce pays en particulier, même si la prudence s’impose.

La question du financement du terrorisme est un sujet capital. Daech est une organisation qui se prend pour un État. Incidemment, si la diplomatie westphalienne est en difficulté, c’est que des groupes revendiquent les attributs des États au moment où ceux-ci s’affaiblissent. C’est bien au portefeuille qu’il faut frapper Daech et consorts, et nous nous y employons. Des réunions ont déjà eu lieu à ce sujet à Bahreïn, des travaux sont menés sous l’égide de l’ONU, et d’autres encore. Nous y participons. La question du financement doit sans cesse être remise sur le métier. Aux ressources tirées de la vente du pétrole s’ajoutent le produit d’autres financements et des prélèvements qui sont en quelque sorte l’impôt du califat.

Le même travail s’impose à propos des filières d’immigration clandestine en provenance de la Lybie, qu’il faut démanteler. On peut s’attendre que le phénomène prenne des proportions d’une ampleur inédite dans les mois qui viennent, et l’Italie vient de recueillir 4 000 personnes en deux jours seulement. Or, la communauté internationale ne fait pas assez pour le démantèlement de ces filières. A-t-on arrêté le moindre trafiquant, en Lybie ou ailleurs ? Pourtant, les bateaux qui servent à ces transports ont des propriétaires, et ces passages ont des organisateurs. Les questions, du reste liées, du financement du terrorisme et du financement de l’immigration illégale sont des sujets très importants. Sous Mouammar Kadhafi, 90 % des Libyens vivaient des revenus du pétrole. Ces ressources existent toujours, et elles continuent d’être distribuées.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour cet éclairage fort utile. Il se dit beaucoup que les États du Golfe et l’Arabie saoudite ont entretenu des relations ambiguës avec le terrorisme, et les objectifs de la coalition qui s’est montée au Yémen demeurent mystérieux. Quel est votre point de vue ?

M. le ministre. On accuse périodiquement certains États d’entretenir des liens financiers avec des groupes terroristes. Une fois encore, il ne faut pas être naïf, mais il ne faut pas non plus généraliser. Le rapport des services, auxquels j’avais demandé de procéder à toutes les vérifications utiles à ce sujet, est que si ce phénomène a pu se produire par le passé, il n’existe pas actuellement, à leur connaissance, de financement d’État. Cela étant, dans certains de ces pays, « l’État » est assez diffus – il peut s’agir de grandes familles, et dans ce cas on ne peut avoir de certitudes. Or, comme il a été dit, une grande partie des combattants sont des mercenaires qu’il faut payer. Certains objectifs des opérations menées au Yémen sont clairs, tous ne le sont pas. D’une manière générale, en Libye, au Yémen, en Syrie et dans une moindre mesure en Irak, certains financements des conflits ne proviennent pas des budgets classiques.

Peut-être certains pays ont-ils un temps joué les apprentis sorciers, mais tous se sont rendu compte du danger considérable que le terrorisme représente pour eux et qu’il n’est pas de compromis possible avec Daech et. Je ne peux soupçonner aucun d’eux d’alimenter Daech, Al-Qaïda ou le Front al-Nosra. Cela dit, il existe aussi des groupes que nous considérons comme terroristes et sur lesquels ils ne portent pas forcément cette appréciation.

M. Christian Assaf. Quel est l’état des relations diplomatiques entre la France et les pays limitrophes du territoire où sévit Daech – le Liban et Israël par exemple ? Comment la diplomatie française s’exerce-t-elle en Syrie ? Que peut-on attendre de l’évolution de l’accord sur le dossier nucléaire iranien ?

M. le ministre. La diplomatie française se fixe quatre objectifs : travailler pour la sécurité et la paix, ce qui ne signifie pas le pacifisme ; œuvrer en faveur d’une meilleure organisation et de la préservation de la planète ; réorienter et relancer l’Europe ; travailler au redressement de l’économie et au rayonnement de la France. Toute décision est pesée à cette aune. Vos questions ont à voir avec le maintien de la paix et de la sécurité. Nos relations avec le Liban sont bonnes, classiques et traditionnelles. Ce pays est très fortement menacé par les conflits circonvoisins, par la fragilité de ses équilibres internes, par la présence sur son sol de réfugiés syriens qui constituent désormais entre 20 et 25 % de sa population et par le fait qu’il ne parvient pas à élire son président. Nous travaillons à préserver l’unité du Liban et à favoriser l’organisation de cette élection ; nous nous félicitons d’avoir obtenu l’aide de l’Arabie saoudite, à hauteur de 3 milliards d’euros, pour équiper l’armée libanaise, ciment du pays.

Fondamentalement, la France est l’amie d’Israël, mais nous avons certains désaccords, qui touchent essentiellement à la question israélo-palestinienne. Contrairement au gouvernement de M. Netanyahou, nous considérons que le temps ne travaille pas nécessairement pour Israël : aussi longtemps qu’il n’y a pas de justice, il n’y a pas de paix, et la situation à Gaza est intenable. Dans les jours qui viennent, nous prendrons donc des initiatives visant à relancer un processus de paix encadré internationalement entre des partenaires réticents.

En Syrie, la solution ne peut être que politique – ce qui ne signifie pas qu’il ne faille rien faire entre-temps. Certains pensent que Bachar al-Assad a beaucoup de défauts mais que Daech est bien pire que lui. Même si l’on fait l’impasse sur la question morale – y a-t-il lieu de traiter avec un homme désigné comme criminel contre l’humanité par le secrétaire général des Nations unies ? –, du strict point de vue de l’efficacité, si l’on en venait à considérer que Bachar al-Assad représente l’avenir de la Syrie, les millions de Syriens qui ne pourraient l’admettre se tourneraient vers les groupes terroristes. Notre position est donc qu’il ne faut pas traiter avec Bachar al-Assad lui-même mais avec certains éléments du régime et avec l’opposition. Nous travaillons d’une part à en unifier les composantes, d’autre part à définir comment l’on pourrait faire le lien avec quelques éléments du régime. Nous n’avons évidemment aucune tolérance pour Daech ni, contrairement à ce que disent certains, aucun contact avec Bachar al-Assad ; cela contredirait nos objectifs.

La France souhaite que l’on parvienne à un accord sur le dossier nucléaire iranien mais nous sommes un pays indépendant et nous n’acceptons pas que l’on nous raconte des balivernes. Au terme de longues discussions, nous nous sommes mis d’accord sur la réduction du nombre de centrifugeuses ou encore la baisse du stock d’uranium et de son taux d’enrichissement. Tout cela va dans la bonne direction, mais des sujets cruciaux restent en suspens alors même qu’ils ont été discutés. Il y a, d’une part, la levée des sanctions. Elle fera que l’Iran percevra 150 milliards de dollars dont on peut redouter qu’ils ne seront pas entièrement consacrés à améliorer le bien-être de la population. De plus, si l’Iran ne respecte pas ses engagements, que se passera-t-il ? Sur ces questions, l’accord ne s’est pas fait. Qu’en est-il d’autre part de la possible dimension militaire du programme nucléaire iranien ? L’accord-cadre règle la question pour dix ans, mais ensuite ? Il faut vérifier ce qui se fait en Iran. Or le Guide suprême, Ali Khameini, vient de déclarer que personne n’irait inspecter les sites militaires ; dans ces conditions, quel contrôle exercer ? Un autre problème tient à ce que si le Congrès américain veut des garanties, il y a fort à parier que l’Iran voudra des garanties contraires.

En Arabie saoudite, le week-end dernier, j’ai notamment rencontré le prince héritier des Émirats. Il considère que les choses avancent, mais demande quelle garantie l’on a que l’Iran ne deviendra pas une puissance nucléaire militaire. Là est la grande difficulté, car il ne s’agit pas seulement de discuter avec l’Iran mais de fixer une norme. Autrement dit, si un accord est signé mais qu’il n’est pas jugé crédible, les autres pays de la région s’équiperont – ils en ont les moyens. Pendant des années, les armes nucléaires, détenues par un très petit nombre d’États, ont eu un effet dissuasif ; mais si chaque pays d’une région éruptive se dote de telles armes… Dans ce dossier très délicat, beaucoup repose sur les épaules de la France, pays indépendant, mais j’ai senti l’entière détermination des dirigeants des pays de la région à lutter contre Daech et Al-Qaïda ; ils savent qu’ils jouent leur peau.

M. Georges Fenech. J’ai eu la stupéfaction d’entendre M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, dire que la France avait « sauvé l’honneur de l’Europe ». Je rends hommage au président de la République d’avoir décidé les opérations Barkhane au Sahel et Chammal en Irak, mais où est l’Europe diplomatique et de la défense dans cette affaire ? Vous avez, monsieur le ministre, dressé le tableau apocalyptique de la situation à 300 kilomètres de l’Italie, c’est-à-dire à nos portes. Le pacifisme, duquel vous vous êtes détaché, prédomine en Occident. Pourtant, comment croire un instant que la réponse au monstre qui se crée peut être uniquement policière, judiciaire, financière et diplomatique ? L’attitude de l’ONU n’est-elle pas quelque peu « munichoise »? Je me suis toujours demandé comment le monde occidental avait pu laisser perpétrer le génocide pendant la Deuxième guerre mondiale ; aujourd’hui, vous évoquez les atrocités de Daech. Où sont MM. Obama, Poutine, Cameron, Renzi ? La véritable solution n’est-elle pas d’extirper le mal à la racine ?

M. le ministre. Après la Deuxième guerre mondiale, le monde était dominé par les États-Unis et l’Union soviétique, deux puissances qui s’opposaient résolument mais qui s’accordaient pour régler les crises quand il s’en produisait. Après la chute du communisme et pendant une décennie après la chute du Mur de Berlin, on est passé de cet univers bipolaire à un monde unipolaire. On souhaiterait, bien sûr, l’avènement d’un monde multipolaire, mais on n’en est pas là ; je définirai l’état actuel du monde comme apolaire. Il en résulte qu’une série de crises qui révoltent les consciences et qui auraient été réglées dans l’ordre ancien ne le sont plus. C’est cette situation que reflète l’ONU.

La France joue un rôle singulier parce qu’elle est membre permanent du Conseil de sécurité, parce qu’elle a des forces militaires efficaces et parce qu’elle montre un chemin apprécié. Mais nous sommes en effet très seuls. La phrase de M. Juncker est un très bel hommage rendu à la France, mais elle peut apparaître désespérante. J’ajoute que cette situation a de lourdes conséquences financières puisque nous avons, seuls, la charge des actions que nous menons. Le risque est très fort et il faut réagir. Puisqu’elle fait le maximum avec les moyens dont elle dispose mais qu’elle ne peut tout faire, la France doit essayer d’entraîner ses partenaires. L’une des pistes est de mobiliser l’Union européenne, mais la lenteur avec lesquelles souvent les choses se font est désolante : que d’énergie déployée pour obtenir de nos partenaires l’envoi de vingt hommes en République centrafricaine ou de deux formateurs ! C’est un travail de fond. Il ne faudrait pas que nos concitoyens en tirent la conclusion que nous devons nous replier sur nous-mêmes. Le rôle de la politique est d’unir les efforts ; vaste programme !

M. Joaquim Pueyo. Sans même parler de la Libye où il n’y a plus d’État, l’Égypte, le Tchad, l’Algérie et le Maroc sont-ils suffisamment mobilisés dans ce combat ? Leur sécurité est en jeu et leur coopération devrait se renforcer. L’Égypte, notamment, devrait jouer un rôle plus important, d’autant que les avions Rafale qu’elle achète lui donneront de nouveaux moyens d’intervention.

M. le ministre. Nous avons de bonnes relations avec tous ces États. L’Égypte, pays de 80 millions d’habitants au grand rayonnement intellectuel, joue un rôle clef dans le monde arabe mais sa situation économique est d’autant plus difficile que l’insécurité éloigne les touristes ; elle est aidée par des subsides des pays du Golfe. L’Algérie et le Maroc sont tous deux des pays amis de la France. Chacun joue un rôle utile et leur coopération avec la France en matière de lutte anti-terroriste est très bonne. L’Algérie a elle-même été durement frappée par des attentats ; sa Constitution lui interdit de déployer son armée à l’extérieur mais elle protège efficacement sa frontière. Au Maroc, les tensions avec la France sont du passé ; les autorités mènent une action très efficace à l’intérieur, mais de trop nombreux Marocains rejoignent le djihad. Aucun de ces pays ne peut résoudre la question à lui seul. Au Tchad enfin, les dirigeants sont tout à fait conscients que, étant donné la situation géographique du pays, la progression du nombre de terroristes et les ramifications des groupes le mettraient en péril.

Nous tentons de susciter un accord entre ces pays pour combattre le terrorisme. Que chacun, dans sa sous-région, fasse au moins ce qui est nécessaire. Si le Nigeria, le Cameroun, le Tchad et le Niger s’accordaient pour lutter contre Boko Haram, ce front rassemblerait beaucoup de monde. Il est étonnant que ce soit la France que l’on vienne chercher pour combattre Boko Haram au Nigeria, ancienne colonie britannique. C’est une belle preuve d’estime, mais nous ne pouvons agir qu’avec les moyens dont nous disposons, et nous ne voulons pas nous substituer aux Africains pour régler les problèmes. Nous souhaitons qu’ils se dotent de moyens militaires, et que l’Union africaine et l’ONU travaillent de manière convergente.

M. Patrice Prat. Vous avez évoqué la complicité de la Syrie dans l’émergence et le développement de Daech. Il faut en effet couper court au raisonnement selon lequel si la France suscite des vocations terroristes chez des esprits faibles prompts à jouer les va-t-en-guerre, c’est qu’elle est une figure de proue en matière diplomatique. Quelles initiatives la France compte-t-elle prendre pour passer le relais aux pays de la région ? Quelle action précise mène-t-elle pour sensibiliser la communauté internationale à la nécessité d’éteindre le foyer de propagation du terrorisme qu’est la Libye ?

M. le ministre. Je dis souvent à mes collègues que si la solidarité ne pousse pas nos partenaires à nous accompagner, qu’ils le fassent alors par égoïsme ! Dans un monde interconnecté, chacun doit faire sa part. M. Sarkozy, à l’époque président de la République, a décidé l’intervention en Libye, que nous avons soutenue. Ce n’est pas l’intervention elle-même qui peut susciter le reproche mais l’absence de suivi. Comme on l’a vu en Irak, en Libye et ailleurs, on ne peut établir un régime stable de l’extérieur. L’absence de suivi fait qu’en Libye il n’y a pas d’État mais des tribus, des armes en tous lieux, deux parlements et deux gouvernements – les uns à Tobrouk, les autres à Tripoli – et des terroristes qui profitent de cette situation. La priorité, en Libye, est de réussir à former un gouvernement d’union nationale. C’est la tâche de M. Bernardino León, représentant spécial des Nations unies, qui cherche à faire s’accorder Tobrouk et Tripoli, de manière à ce qu’un gouvernement unifié s’emploie ensuite à combattre Daech. Mais des interférences extérieures bloquent le processus. Certains pays considèrent que le but à atteindre est celui-là mais qu’il ne pourra l’être et qu’en conséquence il faut aider l’une ou l’autre des parties ; cela entrave la tâche de M. León et contredit l’objectif visé.

À tous les États concernés, la France dit qu’il faut un gouvernement d’union nationale en Libye et souligne les limites d’une guerre par procuration : toutes les parties au conflit disposant de moyens financiers considérables, il n’est pas de solution militaire possible mais seulement une solution politique. La France, avec l’Union africaine et l’ONU, pousse en ce sens. Les ravages humains sont désolants et l’impuissance révoltante. Aussi faut-il travailler sans relâche, et être convaincant.

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le ministre, je vous remercie.

AUDITION DE M. HAGAY SOBOL, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS,
MEMBRE DU COLLECTIF TOUS ENFANTS D’ABRAHAM

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 5 mai 2015

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Nous vous remercions, M. Hagay Sobol, de votre présence devant notre commission d’enquête. Vous êtes professeur des universités et membre fondateur du collectif Tous Enfants d’Abraham. Vous vous intéressez à la prévention de la radicalisation et avez expérimenté certaines de vos propositions en la matière.

Cette audition, ouverte à la presse, fait l’objet d’une retransmission sur le site internet de l’Assemblée nationale. Son enregistrement sera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale. Dans notre rapport, nous pourrons décider de citer tout ou partie du compte rendu écrit qui sera fait de cette audition et qui vous sera préalablement communiqué.

Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Hagay Sobol prête serment.)

M. Hagay Sobol, professeur des universités, membre du collectif Tous Enfants d’Abraham. Merci à vous d’avoir permis une libre expression sur un sujet aussi compliqué. Merci de me donner la parole, même s’il peut sembler à première vue surprenant qu’un professeur de médecine comme moi se retrouve auditionné sur un sujet un peu éloigné de ses activités habituelles.

En fait, en tant que médecin, je m’intéresse à la prévention puisque je travaille sur la génétique du cancer. Or la démarche de prévention n’est pas étrangère au fléau dont nous allons parler. Mon activité de scientifique et de médecin m’a aussi amené à côtoyer des personnes venant du monde entier. J’ai même été très étonné que certaines personnes, me sachant né en Israël, choisissent mon service et me manifestent leur confiance. J’ai accueilli des étudiants égyptiens, syriens, libanais ou maghrébins, et j’ai travaillé à de nombreuses reprises dans le centre anticancéreux de Tunis. Nous avons parlé de politique internationale, de géopolitique et de terrorisme. J’ai beaucoup appris et j’ai même écrit des articles.

En tant que militant associatif, je me suis investi dans le centre culturel Edmond Fleg, dont la particularité est de travailler sur le dialogue interculturel dans la cité. C’est ainsi qu’est né le collectif Tous Enfants d’Abraham où nous avons expérimenté certaines solutions.

En politique, je ne me serais jamais engagé – Patrick Mennucci peut en témoigner – si je n’avais pas fini par considérer que les membres de la société civile pouvaient jouer un rôle particulier. Ils peuvent porter un regard différent sur la situation difficile que nous vivons, sur les problèmes complexes et multifactoriels auxquels nous sommes confrontés. Notons que le cancer aussi est multifactoriel.

Comment est né le collectif Tous Enfants d’Abraham ? Le centre culturel Edmond Fleg est juif mais laïc : ce n’est pas la synagogue ; nous travaillons sur la culture. Nous nous sommes aperçus que la représentation des différentes composantes de la société française était abordée sous un angle religieux et non pas laïc. Or nous vivons dans un pays laïc. Pourquoi la population originaire d’Afrique du Nord ou des pays arabes serait-elle perçue uniquement à travers la religion ? La culture arabe ne se résume pas à l’islam ; elle est extrêmement variée comme en témoigne l’Institut du monde arabe.

La dimension sociale n’étant pas absente de notre centre, nous avons aussi travaillé sur la précarité, notamment en liaison avec des associations qui s’occupent d’adolescents en voie de délinquance et qui risquaient de tomber dans le djihadisme. Nous avons rencontré des associations israéliennes. Nous avons associé des élus marseillais, des jeunes des quartiers et des éducateurs à nos travaux. Certains d’entre eux, qui n’auraient jamais pu dialoguer en dehors de ce cadre, se sont mis à discuter de problèmes sociaux et de sujets aussi sérieux que celui de l’embrigadement qui peut conduire au djihadisme.

Ce parcours m’a amené à prendre conscience d’un problème qui n’est certes pas nouveau mais qui se pose avec de plus en plus d’acuité : les Français, de quelque origine qu’ils soient, ont un problème d’identité ; ils sont étrangers à eux-mêmes. Le constat vaut aussi pour les Français de souche, pour reprendre une dénomination que ne signifie pas grand-chose : il est difficile de savoir où placer le curseur dans un arbre généalogique et, selon la bible, nous aurions tous un ancêtre commun. Dans un monde ouvert, il est rare d’avoir une origine unique. La perte d’identité touche bien sûr les personnes qui ont décidé, par choix ou par nécessité économique, de partager le destin français. Elles ne savent pas d’où elles viennent. Cette forme d’amnésie, source de fragilité, peut entraîner sur de mauvais chemins quand le besoin d’une identité forte se fait sentir.

Le collectif Tous Enfants d’Abraham n’avait pas vocation à rester spectateur. Nous voulions montrer que, dans une République laïque, nous pouvions surmonter des divergences majeures pour travailler ensemble. On n’assassine pas son voisin en cas de querelle ; on ne tue pas sa femme ou ses enfants sous prétexte qu’on est énervé. Nous voulions montrer qu’il était possible d’aborder ensemble les sujets les plus difficiles.

L’une de nos plus grandes réussites a été de faire travailler ensemble, sur Jérusalem, des hommes et des femmes de confessions diverses. Dans un centre culturel, hommes et femmes peuvent cohabiter dans une même enceinte, ce qui n’est pas toujours possible dans un cadre religieux. Dans le groupe, il y avait des chrétiens d’Orient et d’Occident – qui n’avaient jamais travaillé ensemble –, des juifs et des musulmans. Jérusalem est le sujet conflictuel par excellence : les gens peuvent facilement en venir aux mains, ou, quand ils sont civilisés, arrêter net la discussion.

Le groupe s’est réuni pendant deux ans. Au bout d’un an, nous avons fait le constat que nous n’étions d’accord sur rien. Fallait-il s’en tenir là, refermer le dossier et retourner à nos petites affaires ? Non, parce que nous avions en commun notre amour de Jérusalem, même si ce n’était pas le même. Nous avons donc décidé de faire parler des gens sans affect, c'est-à-dire les grands témoins de l’Histoire. Qu’ont-ils dit de Jérusalem ? Comment se positionner de manière positive par rapport à ces grands témoins ?

À la découverte des convergences extrêmement fortes qui apparaissaient dans ces témoignages venant d’horizons extrêmement divers, nous avons décidé de tenter une synthèse. Des éléments en provenance de différentes cultures ont été mis au milieu d’une table, puis chacun a tiré une citation ou une photo et a essayé de la soumettre aux autres pour voir leur réaction. Nous avons alors pris conscience de la violence extrême contenue dans certains de nos propos qui nous semblaient pourtant refléter notre identité profonde, sans aucune animosité. Nous nous sommes rendu compte que certaines phrases ne laissent aucune place à l’autre, qu’elles nient carrément son existence. Nous avons alors détricoté cette problématique. Nier l’existence de l’autre revient à se réduire soi-même : on se met à rechercher des semblables alors que vivre ensemble consiste à interagir avec les autres.

Nous avons réalisé que, finalement, nous pouvions travailler ensemble, chacun s’appropriant c’est-à-dire comprenant l’identité de l’autre, et lui laissant de la place. Une fois franchie cette première barrière, nous pouvions passer à des constructions collectives. Nous nous sommes alors rendu compte que nous choisissions parfois des phrases et des citations qui n’étaient pas du tout issues de notre culture, parce que nous avions laissé de côté non pas ce qui nous fonde mais ce qui risquait d’exclure.

Avec ces matériaux et des photos envoyées par des habitants de Marseille et de Jérusalem, nous avons confectionné de grands panneaux représentant la cohabitation des trois grands courants spirituels. Nous avons réussi à faire œuvre commune sur ce sujet si particulier. C’était une gageure car, à l’extérieur, la situation était extrêmement complexe.

Ce travail a donné lieu à une campagne d’affichage sur les panneaux publicitaires de Marseille, grâce au soutien de la communauté urbaine. Il y avait des photos dans toute la ville et une exposition a été organisée à l’Ovoïde, la grande salle de réception du conseil général des Bouches-du-Rhône. Cette exposition, extrêmement bien perçue, a ensuite voyagé dans toute la France et même à l’étranger. Elle a été vue par des jeunes, des étudiants, des enfants qui sont venus dans le cadre d’activités scolaires ou périscolaires. Certains découvraient leur propre identité.

Nous avons mis le doigt sur un vrai problème : l’identité française s’est dissoute, au nom d’une Europe à laquelle nous n’avons pas vraiment adhéré et qui n'est malheureusement pas notre maison. À mon humble avis, l’identité française a été laissée aux mains de personnalités qui vont l’exploiter à des fins politiques, pas forcément pour le bien du pays. Nous allons perdre les bases de notre identité et oublier l’histoire de la France. Notre histoire ne se réduit pas aux colonies ; elle s’est construite sur des valeurs fondamentales qui ont attiré sur notre sol des personnes désireuses de vivre sous cette bannière tricolore et ce qu’elle représentait.

Ma famille, venue d’Europe de l’Est, aurait pu choisir les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Elle a choisi la France, c'est-à-dire le drapeau tricolore, la liberté, des idéaux auxquels elle adhérait. Qu’ils viennent d’Italie, de Pologne, du Maghreb ou d’Afrique, les immigrés ont du mal à savoir qui ils sont. Nous avons une vision globalisante de l’identité alors que celle-ci est plurielle : le citoyen peut aussi être un enfant, un frère, un père, un électeur, un membre de telle ou telle profession, etc. Actuellement, pour tout un tas de raisons, on ne se retrouve plus complètement dans le modèle qui nous est donné.

À Marseille, nous avons cette chance d’avoir des gens venus de tous horizons. Dans la plupart des cas, ils sont venus parce qu’ils avaient tout perdu, et non par choix. Ils ont essayé de se raccrocher à une appartenance libératoire : l’identité marseillaise. Qu’est-ce qui détermine l’identification à la France ? Des sociologues se sont intéressés à la manière dont les immigrés italiens de Marseille réagissaient lors de matchs de football opposant Marseille à Milan ou la France à l’Italie. Ceux de la première génération soutenaient Milan et l’Italie ; ceux de la deuxième génération soutenaient Marseille et l’Italie ; ceux de la troisième génération soutenaient Marseille et la France.

L’identité ne se décrète pas ; on se l’approprie par la proximité. Dans le contexte actuel, le nécessaire travail d’émancipation passe par la réponse à ces questions : d’où viens-je ? Qui suis-je ? Comment ne pas être étranger à moi-même, à la France ? Comment voir que l’autre, malgré ses différences, est pareil à moi ? Cette action est d’autant plus nécessaire que nous avons, face à nous, des gens qui sont prêts à insuffler une identité de substitution, pervertie, instrumentalisée à des fins politiques.

C’est en partant de ces expériences et réflexions que j’ai conçu le projet que je vous propose aujourd’hui : créer un institut des cultures dans les grandes villes où existe une forte mixité.

Cette idée a été renforcée par une expérience très forte, vécue dans mon cadre professionnel. À l’Institut Paoli-Calmettes, il y a un lieu de culte où viennent se recueillir des gens de toutes confessions – musulmans, juifs, chrétiens, bouddhistes ou autres – ou des personnes qui n’ont aucune pratique religieuse. Un jour, alors que je passais devant cette salle pour me rendre à mon laboratoire, j’ai entendu une personne dire : « Finalement, ils sont pareils que nous, ils souffrent aussi. » Cette réflexion m’a ouvert les yeux. Effectivement, c’est la proximité qui permet de s’approprier l’autre, de se trouver semblable à lui. L’étranger n’est pas si étrange, le problème vient surtout de ce que je projette sur lui.

Avec ces instituts des cultures, il s’agit de donner aux gens la possibilité de découvrir leurs origines, leurs racines. Qu’ils viennent du Maghreb, d’Afrique, d’Amérique du Sud, peu importe. Il s’agit de répondre à ceux qui veulent apprendre l’arabe, par exemple, et qui se heurtent à des difficultés et des préjugés. Dans les filières classiques, on leur propose des cours d’arabe littéraire, une langue très éloignée de celle de tous les jours. En d’autres lieux, ils risquent de tomber sur des professeurs qui ne sont pas forcément animés des meilleures intentions, et d’étudier des textes djihadistes qui leur donneront une image totalement pervertie de leur identité. Tous, notamment les Arméniens, peuvent se heurter à ce type de difficultés. Dans ce domaine, la communauté juive s’est organisée de longue date et peut offrir un modèle : elle est dotée d’une société civile et d’un vrai milieu associatif qui respecte les lois – de 1901 et de 1905 – de la République.

Pour résumer, je vois ces instituts comme des lieux de mixité permettant à chacun de découvrir son identité culturelle – et pas seulement religieuse – et aussi celle des autres. J’y imagine des expositions et des conférences où les jeunes seraient bienvenus, sachant qu’à Marseille, on se demande comment occuper les élèves pendant les activités périscolaires.

S’il paraît trop ambitieux de généraliser le modèle à toutes les grandes villes, nous pourrions faire une étude pilote à Marseille. Le projet ne réclame pas forcément des ressources financières très importantes : certains dispositifs existants sont en quête de contenu, et il est possible de mobiliser les associations – qui jouent un rôle fondamental en matière de lien social – à condition qu’elles ne soient pas privées de subventions pour des raisons économiques. La culture peut commencer sur un terrain de football. Dans les quartiers nord de Marseille, le match est souvent l’occasion d’une mise en commun de désarrois. À partir de là, on peut aller voir une exposition.

Travailler sur l’identité permet de prendre le problème à la source, et de ne pas compter sur la seule répression. En 2012, j’avais écrit un article sur le site Atlantico. fr, où je décrivais quasiment la situation actuelle, non pas parce que je suis un génie mais parce que j’avais lu deux rapports, l’un du Congrès américain et l’autre d’Europol, où tous les éléments étaient en place. J’avais déjà commencé à donner des pistes, en m’appuyant sur mon expérience personnelle et mon travail avec le milieu associatif. La proximité est essentielle. Quand on occupe les jeunes et qu’on leur donne un contenu, on leur évite de tomber dans des situations qui deviendront inextricables.

M. Jacques Myard. J’admire votre optimisme ! Votre démarche est intéressante, même si les lieux de culte pour tous existent un peu partout, notamment à l’Organisation des Nations unies (ONU). En ces lieux, chacun peut faire un retour sur lui-même, comme tout homme qui s’interroge. Pour autant, votre propos me semble un peu décalé.

Lorsque vous avez créé le collectif Tous Enfants d’Abraham et que vous avez voulu y mener un travail sur Jérusalem, il y avait une volonté de dialogue. Certes, comme vous nous l’avez si bien raconté, il y a eu un blocage au bout d’un an : vous n’étiez d’accord sur rien. Il n’empêche que la volonté de dialogue a perduré. Or certains groupes extrémistes ne manifestent pas la moindre volonté de dialogue : l’autre est exclu parce que différent ; il ne doit même pas exister.

Votre démarche, que je salue, est malheureusement fortement décalée par rapport aux réalités internationales et géostratégiques actuelles. C’est bien de chercher le dialogue et la découverte de l’autre, mais je crains fort que cette expérience individuelle ne soit pas à la hauteur des enjeux qui nous assaillent. Mais continuez votre travail, je vous y encourage.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Il me semble que M. Sobol se situe dans une démarche de prévention qui n’est pas destinée à des personnes déjà radicalisées.

M. le rapporteur. Cher collègue Myard, rappelons que le rapport dont nous allons bientôt discuter comporte un volet prévention. Nous ne recevons pas que des policiers, des procureurs ou des agents secrets, d’où la présence du professeur Hagay Sobol. Peut-être est-il aussi agent secret d’ailleurs ? (Rires.)

M. Jacques Myard. D’accord, monsieur le rapporteur. Malgré tout, pour intéressante qu’elle soit sur le plan des idées, la démarche de M. Hagay Sobol est intellectuelle, de très longue haleine, très typée, très individualiste. Je ne suis pas certain qu’elle soit à la hauteur du défi qui nous est lancé.

M. le rapporteur. Cher collègue, nous avons invité M. Sobol parce que peu de gens non impliqués dans la politique ont été capables de produire un texte sur le djihadisme tel que celui qu’il a écrit en octobre 2012. Il nous a semblé intéressant de recevoir un professeur de cancérologie qui faisait ce genre d’analyses il y a trois ans.

M. Hagay Sobol. Lors de la publication de cet article, une personne qui a une fonction très importante et s’occupe de défense nationale, dont je tairai le nom, m’avait dit : « Monsieur Sobol, vous devriez rester dans votre champ d’expertise parce que, dans ce domaine-là, vous dites un peu n’importe quoi. »

Je peux vous parler du djihadisme mais aussi de l’Iran : j’ai rencontré des Iraniens, je connais des gens qui travaillent dans la sécurité et je tiens une chronique régulière dans Le Huffington Post. Je connais bien ces sujets, mais vous auditionnez des spécialistes de première main. J’aurais pu aussi vous faire un couplet sur les chiites, car certains ayatollahs iraniens ou irakiens appellent à la constitution de brigades qui ressemblent fort aux groupes sunnites actuels. Les attentats peuvent très bien se produire ici, nous en avons eu des preuves. Je suis docteur en médecine mais j’aurais pu faire Sciences Po car j’écris depuis très longtemps, notamment sur ces questions que je couvre depuis vingt ans. Peut-être ne croyez-vous qu’aux réponses policières mais, pour ma part, je pense qu’il faut travailler dans la durée.

M. Jacques Myard. Il est clair qu’il ne peut pas y avoir seulement une réponse policière à ce qui est un problème de société. Nous en sommes d’accord. Mais votre démarche demande un tel engagement individuel et une telle volonté d’aboutir qu’elle me paraît quasiment sur mesure.

M. Hagay Sobol. Ce n’est pas le cas. À un moment donné, il faut aussi voir les réalités et opter pour des solutions, comme l’éducation, qui ne produiront pas un effet immédiat. Comment voulez-vous faire si vous ne prenez pas le problème à sa source ?

Issu d’un milieu extrêmement modeste, je connais bien les quartiers difficiles et la précarité. J’ai longtemps vécu et travaillé à Lyon, aux Minguettes et dans le quartier Olivier de Serres. J’ai travaillé sur les foires et marchés, dans un milieu très dur. Dans ces quartiers, les gens ne veulent pas tous devenir délinquants ou djihadistes. Dans leur majorité, ils s’inquiètent pour leur avenir et celui de leurs enfants. Ils veulent que leurs enfants soient éduqués, qu’ils ne tombent pas sur des personnes qui pourraient les entraîner dans le djihadisme. Dans ces quartiers, il faut à la fois un renseignement efficace, qui permette d’agir avant que les gens ne passent à l’acte, et des actions de proximité.

Il n’existe pas de remède miracle mais nous proposons un travail sur l’identité. Nous avons commencé à le faire à Marseille, dans des centres culturels et des écoles, avec des moyens très modestes. Cela demande peu d’argent mais une volonté politique. Je suis un élu de l’opposition dans un conseil d’arrondissement. J’ai donc le plus petit mandat qui existe, mais les gens m’écoutent car je suis proche d’eux. Il faut donner leur chance à des initiatives de ce type avant de les condamner.

M. Jacques Myard. Vous évoquez les gens qui vivent dans la précarité, et je suis intimement convaincu qu’il y a un problème de frustration économique dans les banlieues. Seulement voilà, les auteurs des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis n’étaient pas des précaires, mais des personnes intégrées, ayant un niveau d’études équivalant à un bac + 5, des ingénieurs. Tous les individus radicalisés au point de commettre des meurtres n’ont pas le même profil : il y a le pauvre type embrigadé mais aussi l’ayatollah. Celui-là est très difficile à contrer car il relève d’un phénomène quasi sectaire.

M. Hagay Sobol. C’est exactement ce que je disais dans mon article de 2012. Quand des personnes de la troisième génération ou des Français « de souche » s’engagent dans le djihadisme, c’est que nous avons affaire à un problème d’identité. Actuellement, il n’existe pas de structures de proximité auxquelles se raccrocher pour savoir qui on est. Et on est multiple. L’identité formatée, avec un socle commun majoritaire, rencontre ses limites. Il faut accepter une dose de diversité pour que les gens ne soient pas tentés d’aller la chercher ailleurs.

En médecine, quand on veut tester une hypothèse, on fait un essai, une étude pilote. Faisons une étude et regardons les résultats au bout de deux ans. Si les écoles et les groupes impliqués dans la diffusion de cette culture n’adhèrent pas, si des cours de langues ne voient pas le jour, alors il faudra en conclure que ce n’est peut-être pas la solution. Dans l’armée, il y a plusieurs corps – l’infanterie, l’artillerie, l’aviation, la marine – pour faire face à différents types d’attaques. Dans ce domaine aussi, il faut aussi plusieurs armes, notamment celle de la culture au sens large.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Les jeunes sont tous connectés et fréquentent beaucoup les réseaux sociaux. Avez-vous pensé que les contenus de vos actions pourraient être transférés sur internet, afin de toucher encore plus de jeunes ?

M. Hagay Sobol. La vocation de ce type de structure est à la fois de diffuser et de recevoir de l’information. Il faut un endroit unique où tout le monde se rassemble, mais qui utilise aussi les outils modernes de communication tels que les réseaux sociaux. Si l’on veut savoir ce qui se passe vraiment, découvrir les questionnements et les inquiétudes avant qu’il ne soit trop tard, il faut que les gens puissent s’exprimer. Le projet que je vous propose va dans les deux sens, le don et l’écoute.

À l’école, pendant les cours de dessin, on peut demander aux enfants de se dessiner et percevoir ainsi des choses qui pourraient nous échapper. En pratiquant ainsi de manière régulière, on pourrait prendre conscience de certains problèmes avant qu’ils ne deviennent ingérables. Lorsque j’ai écrit cet article en 2012, tous les indices étaient présents mais il fallait avoir les moyens de les décrypter.

M. le rapporteur. Que pensez-vous de la campagne « Stop-djihadime », lancée par le Gouvernement ?

M. Hagay Sobol. Elle a le mérite d’exister et de parler réellement du problème. Le djihadisme est un phénomène complexe, difficile à appréhender de manière globale. Il faut savoir anticiper. Actuellement, nous sommes focalisés sur les groupes djihadistes sunnites, mais les groupes terroristes et les États qui exportent le terrorisme pratiquent la convergence évolutive. L’État islamique est ainsi passé d’une nébuleuse à un véritable État. Ses règles et ses valeurs ne sont pas les nôtres, mais c’est un véritable État, doté d’une administration qui lui permet de tirer profit de ses richesses afin d’organiser sa guerre.

L’Iran est en train de copier ce modèle, en créant des groupes différents du Hezbollah, et en faisant preuve d’un prosélytisme qui n’a rien à envier au prosélytisme sunnite. Quand on dialogue avec l’Iran sur le nucléaire, il ne faut pas occulter ce problème. Le Gouvernement manifeste une volonté de voir et de dire les choses.

M. le rapporteur. La présence du Président de la République aujourd’hui en Arabie saoudite montre que nous n’occultons pas le problème.

M. Hagay Sobol. Exactement. Nous menons une vraie politique étrangère ; elle est courageuse et à la hauteur des espérances. Ce n’est pas l’élu de gauche qui parle, mais quelqu’un qui a la chance de pouvoir discuter avec des gens qui viennent de pays différents. D’aucuns prétendront que nous cherchons à protéger notre filière énergétique. En réalité, la France combat le djihadisme. Elle le fait bien, avec ses moyens, en allant à la source. L’avantage de la diplomatie sur l’action militaire, c’est qu’elle permet de prendre langue avec tout le monde. Le Gouvernement manifeste une vraie volonté d’agir ; votre commission d’enquête est courageuse et elle permet des expressions très variées. Nous sommes en train de combler un certain retard. Dommage qu’il ait fallu attendre des attentats sur le sol français pour en arriver là.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Revenons à vos actions de prévention et à la création de centres d’échanges culturels. Les collectivités locales apportent un soutien financier aux associations qui semblent être des acteurs essentiels dans l’animation de ces lieux d’échanges. Les collectivités locales pourraient-elles avoir un autre rôle à jouer dans ce type de prévention ?

M. Hagay Sobol. Ce sont en effet les collectivités territoriales qui financent ce maillage d’associations qui, dans les Bouches-du-Rhône, emploient 44 000 personnes. Cependant, alors que les élus devraient présenter un front uni face à des problèmes aussi graves que le terrorisme et le djihadisme, certains d’entre eux s’adonnent à la politique politicienne. Dans ce domaine-là, il n’y a pourtant pas de divergences de fond. J’aimerais que les collectivités territoriales, dirigées par des gens de sensibilités différentes, se montrent complètement unies face à ce problème. Nous sommes tous sur le même bateau et nous coulerons tous si certains s’amusent à faire des trous dans la coque. Les centres culturels de ce type devraient donc être soutenus politiquement et de manière ostentatoire par toutes les collectivités territoriales et par tous les partis républicains.

Il s’agit de travailler tous ensemble et de ne pas exclure une partie de la population française. On ne mettra pas les gens dehors. Il faut qu’ils puissent évoluer, enrichir la nation. Dans ce travail d’enrichissement mutuel, les collectivités territoriales ont beaucoup à faire, elles qui ont des compétences particulières dans le domaine de l’éducation. Nous avons évoqué les activités périscolaires, mais le travail sur l’identité doit se faire aussi au lycée, dans le cadre des cours d’instruction civique ou d’histoire, par exemple. Les collectivités territoriales doivent se saisir de toutes les opportunités qui s’offrent à elles, dans les domaines qui relèvent de leurs compétences, pour travailler sur ce thème de l’identité.

De ce lieu unique et symbolique dont nous parlons, il sera possible de lancer des actions en direction des écoles, des universités mais aussi du monde du travail. Il ne faut pas oublier les gens qui sortent, précocement ou non, du système éducatif. Rappelons que dans les Bouches-du-Rhône, le taux d’échec scolaire est l’un des plus élevés de France.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Au vu de ces actions de prévention que vous menez, avez-vous réfléchi à ce qui pourrait être fait pour accompagner les jeunes ou les adultes qui rentrent de Syrie ou d’Irak ? Certains sont incarcérés mais d’autres ne le sont pas.

M. Hagay Sobol. J’ai une réflexion mais n’ai aucune expérience concrète dans ce domaine. En préliminaire, j’aurais peut-être dû préciser qu’il y a des personnes avec lesquelles nous ne pourrons jamais travailler : les extrémistes. Travaillons avec les autres, qui sont déjà très nombreux.

Certains, des adolescents en crise notamment, reviennent après s’être rendu compte qu’ils se sont fourvoyés, qu’on leur a menti. Quand ils sont incarcérés, il faut éviter de les mettre en contact avec des détenus qui vont alimenter leur extrémisme. Mais il ne s’agit pas non plus de les transformer en délinquants, en les plaçant au milieu de délinquants confirmés. À mon avis, leur réinsertion dans la société passe aussi par l’éducation et un travail sur l’identité, agissant comme des antidotes au bourrage de crâne qu’ils ont subi. Faute d’expérimentation, je n’ai aucune idée du résultat. Mais si nous ne tentons rien, nous sommes voués à l’échec.

M. le rapporteur. Quel rôle les collectivités locales peuvent-elles jouer dans la lutte contre la radicalisation ? J’imagine que vous connaissez le modèle danois, très ancré dans le local. La France, en raison de son histoire, préfère les systèmes plus centralisés. Qu’en pensez-vous ?

M. Hagay Sobol. La proximité étant le lieu d’appropriation de l’identité, une organisation uniquement centralisée aura peu de chance de réussir. Il faut créer des dynamiques entre le centre et la périphérie. Il faut organiser des circuits entre la structure centrale et les associations, et faire en sorte, par exemple, que des enseignants en langue soient mobiles.

Autre point important : l’utilisation de l’argent public doit être contrôlée. Il est nécessaire de vérifier régulièrement le bon fonctionnement des associations et la pertinence de leurs projets. Cela nous éviterait de découvrir les scandales financiers une fois qu’ils ont éclaté, et cela nous permettrait de rassurer les républicains convaincus de l’importance du milieu associatif.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury, présidente. Monsieur le professeur, nous vous remercions d’être venu jusqu’à nous pour cette audition qui a été particulièrement intéressante.

AUDITION DE MME NAJAT VALLAUD-BELKACEM,
MINISTRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mercredi 6 mai 2015

M. le président Éric Ciotti. Merci, madame la ministre, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête, constituée le 3 décembre 2014, avant les événements tragiques que notre pays a connus les 7, 8 et 9 janvier.

Votre audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des commissions d’enquête, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Najat Vallaud-Belkacem prête serment.)

En vous renouvelant nos remerciements, je vous laisse maintenant la parole pour un exposé liminaire, puis nous vous interrogerons sur les sujets qui nous mobilisent et nous préoccupent.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’accueillir parmi vous pour vous parler d’un sujet qui nous préoccupe évidemment tous, et qui me préoccupe comme ministre de l’éducation nationale : la radicalisation qui peut tenter un certain nombre de jeunes, dont une partie est scolarisée, et dont plusieurs sont passés à un moment ou à un autre par l’école de la République.

Je veux tout d’abord vous dire la détermination totale de l’éducation nationale à agir, depuis sa place, dans son rôle, pour prévenir cette radicalisation.

Je partirai des éléments de bilan dont le ministère de l’éducation nationale dispose pour apprécier l’ampleur du phénomène, avant de vous exposer notre action de prévention, de repérage et de signalement des suspicions de radicalisation, puis la manière dont nous comptons la prolonger par une politique plus structurelle, à travers les enseignements et les projets pédagogiques menés dans les établissements.

En ce qui concerne les constats chiffrés, parallèlement aux données du ministère de l’intérieur, nous disposons aujourd’hui de remontées statistiques liées aux signalements effectués par des professionnels de l’éducation nationale. Je reviendrai plus précisément sur le dispositif de signalement. Sachez qu’à la mi-mars, ce sont 536 signalements de suspicions ou de faits de radicalisation qui ont été effectués depuis la rentrée de septembre 2014. Dans chacun de ces cas, les enseignants ou les chefs d’établissement ont estimé, à partir d’un faisceau d’indices, que l’élève présentait suffisamment de signes inquiétants pour que sa situation mérite d’être signalée.

Ces chiffres nous montrent d’abord que nous sommes capables de compter ces jeunes, mais aussi que nous devons apprendre à mieux les connaître, à savoir qui ils sont. C’est un véritable défi s’agissant de la radicalisation, souvent dissimulée par les élèves et qui n’est pas nécessairement visible dans l’enceinte de l’école.

Ces 536 signalements doivent évidemment aussi être mis en rapport avec le nombre d’élèves total en France, dont je rappelle qu’il dépasse 12 millions. Néanmoins, cette menace est naturellement à prendre très au sérieux ; je considère en effet, comme ministre de l’éducation, que la radicalisation d’un seul de ces jeunes est un échec et que nous devons y remédier chacun depuis notre place.

Pour une vision plus fine de ces jeunes, nous manquons clairement d’enquêtes et de recherches. J’y reviendrai à la fin de mon exposé pour vous indiquer l’action que j’ai engagée afin d’améliorer cette situation.

Parmi les quelques enquêtes qui ont été menées, vous avez naturellement eu connaissance de celle du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, menée par l’anthropologue Dounia Bouzar. Elle était relativement intéressante en ce qu’elle observait que le milieu socio-économique des jeunes concernés était plus divers que ce que l’on aurait pu imaginer de prime abord, par exemple que près de 70 % des jeunes candidats au djihad sont issus des classes moyennes et que 80 % sont des athées. L’enquête a également pour intérêt de montrer que les techniques utilisées par les recruteurs djihadistes sont les mêmes que celles des sectes : l’effacement de l’individu au profit du collectif ; le dénigrement de la famille et la prise de distance avec elle ; le repérage de jeunes qui ne sont pas nécessairement en difficulté sociale, mais qui sont hypersensibles et en quête d’un idéal ou d’une cause à défendre. Je ne ferai qu’une allusion rapide à cette enquête que vous connaissez ; je le répète, il nous faut des données plus précises.

J’en viens à ce que l’éducation nationale a mis en place pour prévenir, repérer et signaler les suspicions de radicalisation, voire de candidature au djihad.

Avant même les attentats de janvier, des consignes spécifiques avaient été données aux rectorats en matière de détection, de signalement et de suivi de la radicalisation. Concrètement, dans le cadre de la circulaire du 29 avril 2014, les préfets, ainsi que le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), ont organisé des formations pour les acteurs de terrain, y compris les personnels de l’éducation nationale. Un stage national a été instauré par le ministère de l’éducation nationale, qui a veillé à ce que, dans chacune de ses académies, des référents soient formés, selon un programme élaboré en concertation avec le CIPD ; la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) intervient également dans ce cadre. Par ailleurs, une information sur les phénomènes de radicalisation a été dispensée le 30 septembre 2014 à tous les directeurs de cabinet des recteurs par des experts du sujet puisque nous avons fait appel au service central du renseignement territorial. Une nouvelle information a été délivrée aux recteurs eux-mêmes le 13 janvier dernier par le secrétaire général du CIPD.

Cette action a été déclinée dans les rectorats. En voici quelques exemples précis. Dans l’académie de Strasbourg, une réunion a été organisée avec l’ensemble des personnels de direction d’établissements scolaires et le préfet de région, qui est venu présenter les phénomènes de radicalisation dans leur complexité. Le commissaire divisionnaire responsable du renseignement territorial était présent, ainsi que l’officier adjoint chargé du renseignement de la région de gendarmerie d’Alsace. Dans l’académie de Rennes, le recteur a adressé un courrier à l’ensemble des personnels de direction et des inspecteurs du premier degré. Dans celle de Toulouse, qui avait été marquée par l’affaire Merah, des réunions se sont tenues à l’initiative du préfet et de la rectrice, notamment afin de former les quarante chefs des établissements scolaires a priori les plus exposés aux phénomènes de radicalisation. Des échanges chaque fois nourris ont permis, dans ces différents cas et sur le terrain, de répondre aux interrogations des uns et des autres.

Nous avons par ailleurs créé en octobre 2014 un nouveau circuit de remontée des informations du terrain vers le ministère, afin d’intégrer les suspicions de radicalisation. Si cela intéresse les membres de la commission d’enquête, nous pourrons vous transmettre la note d’information précise qui a été adressée aux recteurs en ce sens. Ce circuit d’information sur la radicalisation en tant que telle est piloté par les préfets et par les services de renseignement en fonction des problématiques locales, pour être au plus près des réalités. Aujourd’hui, tous les rectorats ont organisé des circuits de liaison entre les établissements, d’une part, et, d’autre part, les services départementaux de l’éducation nationale ainsi que les rectorats eux-mêmes, afin qu’aucune information ne se perde.

Il s’agit là de la remontée d’informations qui nous permet de disposer des données que j’évoquais tout à l’heure. Parmi les outils que nous avons nous-mêmes élaborés et mis à la disposition des professionnels de l’éducation nationale, j’insisterai sur un livret consacré aux phénomènes de radicalisation qui a été diffusé dans tous les établissements.

Nous y expliquons aux professionnels ce qu’est la radicalisation, sur le fondement d’un faisceau d’indices qui comprend le discours intransigeant, la marginalisation progressive, la contestation de la société, le processus d’emprise mentale proche des dérives sectaires, la rupture avec les comportements antérieurs, la modification de la vie sentimentale, morale, sociale de l’élève, son allégeance inconditionnelle à une personne ou à un groupe qui conduit à une obéissance absolue.

À partir de ce faisceau d’indices, nous donnons des repères aux professionnels pour identifier les signes qui, cumulés, doivent les alerter : rupture relationnelle, rupture avec l’école, contestation répétée d’enseignements, multiplication des absences, déscolarisation soudaine, rupture avec la famille, nouveaux comportements alimentaires ou vestimentaires, modification du discours, intérêt soudain pour telle religion ou telle idéologie, discours relatifs à la fin du monde, fascination manifeste pour les scénarios apocalyptiques, etc.

Et, à partir de là, nous donnons plusieurs consignes aux professionnels. D’abord, ne pas rester seuls face à ces signaux d’alerte, mais en faire immédiatement part à leur équipe de direction. Ensuite, si la situation est jugée préoccupante, tout personnel de l’éducation nationale a l’obligation de la signaler, à des fins de protection, au procureur de la République. C’est une instruction très claire que nous leur avons transmise, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale. Dans tous les cas, le recteur, l’inspecteur d’académie et le directeur d’académie des services de l’éducation nationale doivent être informés sans délai de la situation.

Enfin, si les familles d’élèves mineurs expriment une préoccupation, les professionnels de l’éducation nationale sont invités à leur rappeler que, comme titulaires de l’autorité parentale, elles peuvent faire opposition à la sortie de France de leur enfant si elles craignent qu’il ne parte à l’étranger, en particulier sous l’influence de mouvements radicaux.

En pratique, les signalements sont réalisés par les établissements, mais aussi, parfois, par les parents eux-mêmes, dans des proportions qui nous échappent puisque, dans ce cas, ils contactent directement le numéro vert prévu à cet effet, sans passer par l’établissement scolaire.

Lorsqu’un signalement émane de l’établissement, il remonte, comme je l’ai indiqué, par la voie hiérarchique, et il est communiqué en parallèle par le rectorat à la cellule de veille de la préfecture du département et au directeur de cabinet du préfet. Les suspicions sont analysées par les équipes éducatives des établissements, et le comportement de l’élève, au sens large, est plus précisément suivi par le conseiller principal d’éducation de l’établissement.

Nous demandons aux chefs d’établissement d’agir chaque fois que cela est possible en concertation avec les familles, avec l’appui de l’équipe éducative, voire de l’assistante sociale de secteur, et celui de l’éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse quand une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert a été prise par le juge pour enfants dans le cadre d’une procédure pénale. L’objectif, chaque fois, est de maintenir autant que possible l’élève au sein de l’établissement, afin qu’il reste en contact avec l’équipe pédagogique. C’est très important pour nous. Enfin, selon la gravité des faits, les informations préoccupantes sont transmises aux conseils généraux afin qu’une prise en charge soit effectuée au titre de l’aide sociale à l’enfance.

Voilà, en résumé, notre dispositif de signalement. Mais, au-delà du signalement et du repérage, l’éducation nationale se sent concernée, et elle se mobilise pour transmettre les valeurs de la République, à long terme, aux enfants qu’elle reçoit, notamment au travers de la grande mobilisation de l’école que j’ai impulsée à la suite des attentats de janvier et dont je veux rappeler ici les trois objets.

Premièrement, veiller à mieux transmettre les savoirs fondamentaux aux élèves que nous accueillons. Ce doit être notre priorité. En effet, de toutes les consultations que nous avons menées, de tout ce que nous avons entendu, il ressort que clairement que savoir lire et écrire est la première étape indispensable ; qu’un élève ne peut pas argumenter s’il maîtrise mal la langue française ; qu’il ne peut pas débattre s’il n’a pas appris à écouter l’autre. Nous venons donc de lancer un chantier prioritaire pour la maîtrise du français, qui permettra de mieux détecter les élèves en difficulté face à la lecture et à l’écriture, notamment grâce à une évaluation en français au début du CE2. Nous allons poursuivre et amplifier la mise en œuvre de la loi de refondation de l’école pour que l’élévation du niveau de connaissances et de réussite se réalise concrètement. Il s’agit en somme de donner aux élèves d’autres armes que la violence pour s’exprimer.

Ensuite, transmettre les valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité. C’est le deuxième défi que l’école doit aujourd’hui relever : faire en sorte que ces valeurs républicaines soient le ciment d’une culture commune pour tous les futurs citoyens de ce pays. Nous avons estimé que nous parviendrions mieux à les diffuser en commençant par former ceux qui sont chargés de les transmettre. Voilà pourquoi nous avons lancé un plan exceptionnel de formation, destiné aux chefs d’établissement, référents laïcité et inspecteurs pédagogiques, sur tout le territoire. Au mois d’avril, mille personnes ont déjà été ainsi formées à la laïcité, à l’enseignement moral et civique, afin de pouvoir former à leur tour jusqu’à 300 000 enseignants d’ici à la fin de l’année.

Par ailleurs, les valeurs républicaines ont d’autant plus de chances d’être comprises par les élèves que ceux-ci ont l’occasion d’en faire personnellement l’expérience et d’être initiés, au sein de leurs établissements, à la citoyenneté. Tel est le sens du parcours éducatif citoyen que vont suivre tous les élèves, de la primaire au lycée, dans toutes les filières, à partir de la rentrée 2015. Ce parcours se nourrit du nouvel enseignement moral et civique dont on a beaucoup parlé et auquel je pourrai revenir en répondant à vos questions, mais comprendra aussi un important volet consacré à l’éducation aux médias et à l’information, afin d’apprendre aux élèves à mieux décrypter celle-ci. L’un des défis fondamentaux auxquels nous sommes confrontés consiste en effet à contrer les théories du complot qui sévissent sur Internet.

La mobilisation de l’école vise enfin à faire mieux respecter son autorité, pour permettre à chaque élève d’apprendre dans un cadre rassurant. Afin que chacun connaisse les règles et se sente responsabilisé, le règlement intérieur de l’établissement ainsi que la charte de la laïcité seront désormais expliqués aux élèves et à leurs parents, qui seront invités à les signer pour manifester leur engagement à les respecter. Par ailleurs, tout comportement contraire à ces règles fera systématiquement l’objet d’un signalement au directeur d’école ou au chef d’établissement, d’un dialogue éducatif et, le cas échéant, d’une sanction, pour ne plus rien laisser passer.

Comme ministre de la recherche, je compte également mobiliser la recherche universitaire afin qu’elle vienne éclairer la société dans son ensemble sur les fractures qui la traversent et sur les facteurs de radicalisation. Ce qui suppose d’abord de rassembler et de mieux valoriser les recherches existantes ; tel était l’objet d’un colloque que nous avons organisé avant-hier avec la Conférence des présidents d’université et le Centre national de la recherche scientifique, et qui nous a d’ailleurs permis de constater qu’il fallait susciter davantage de recherches. Je demanderai donc à l’Agence nationale de la recherche de lancer un appel à projets sur ces questions de radicalisation.

Voilà ce que je puis vous dire du bilan dont nous disposons, qui se réduit aujourd’hui au chiffre des signalements alors qu’il nous faut en savoir plus, et de la mobilisation, celle de toutes mes équipes mais aussi des rectorats, des équipes de direction, des chefs d’établissement et plus généralement de l’école, autour des valeurs de la République.

M. le président Éric Ciotti. Merci beaucoup, madame la ministre. Nous passons aux questions.

M. Joaquim Pueyo. Merci, madame la ministre, de votre intervention. Je suis député-maire d’Alençon, où nous rencontrons des difficultés concernant les valeurs citoyennes avec certains jeunes, notamment collégiens, dont le comportement est très problématique.

S’agissant des signalements, il est intéressant que l’éducation nationale travaille avec tous les services de l’État pour repérer les personnes signalées, puis les traiter ; pourriez-vous toutefois nous citer des exemples de traitement de cas ? Nous en saurons sans doute davantage sur l’identité de ces jeunes au cours des mois à venir. Vous avez évoqué 70 % de jeunes issus des classes moyennes, ajoutant qu’un certain nombre d’entre eux sont athées – je ne sais comment on peut le savoir, et je suis un peu surpris.

Au-delà des problèmes ponctuels que révèlent les signalements, c’est un problème de fond, s’agissant des valeurs laïques, qui a été posé par l’intermédiaire des événements de janvier. Vous avez dit à plusieurs reprises qu’il faut renforcer la laïcité ; on le répète depuis dix ans ; sur ce point, j’aimerais des éléments très concrets. Comment poursuivre cet objectif afin d’éviter que les principes religieux ne s’imposent dans les structures où nous accueillons des jeunes ? Je ne parle pas seulement de l’école.

Il me semble que cela suppose de créer un véritable parcours citoyen et civique obligatoire, organisé en séquences et en cours, au-delà des enseignements déjà dispensés d’éducation civique et, en troisième et en première, de défense – dont on peut se demander, à entendre les enseignants, s’ils ne devraient pas être mieux formés pour les assurer. Que diriez-vous de renforcer ainsi le parcours existant, qui me paraît insuffisant, de l’école primaire à l’âge adulte, en passant par les centres de formation, par les lycées et les universités ? Je suis rapporteur d’une mission d’information de la commission de la défense qui a déjà présenté un point d’étape sur le parcours citoyen ; ce parcours a été évoqué par le Président de la République à l’occasion d’une toute récente visite dans un établissement public d’insertion de la défense (EPIDe) de ma ville. Bref, on en parle, mais il convient de le développer très concrètement. Faut-il par exemple instaurer de nouveau à l’école publique les rites républicains que j’y ai connus dans ma jeunesse ?

M. le président Éric Ciotti. À propos de laïcité, vous avez récemment, madame la ministre, pris position dans l’affaire de la jupe à Charleville-Mézières en soutenant la principale du collège, ce dont je vous ai personnellement approuvée. Dans cette affaire, est-ce un phénomène de radicalisation qui a été détecté ?

La question se pose par ailleurs du port des signes religieux lors de l’accompagnement de sorties scolaires. Vous n’avez pas souhaité poursuivre la politique adoptée par le précédent Gouvernement, qui avait interdit, par une circulaire de Luc Chatel, le port de signes religieux dans ces circonstances. Cela me paraît en contradiction avec les positions que vous avez récemment exprimées. Estimeriez-vous utile, au vu de l’évolution constatée dans ce domaine, de revenir sur cette décision ?

Enfin, quelle est votre position sur les ouvertures, de plus en plus nombreuses, d’établissements scolaires confessionnels ? Dans ma ville, à Nice, l’ouverture d’un collège confessionnel musulman fait ainsi débat. Comment les phénomènes de radicalisation pourraient-ils être contrôlés dans ces établissements, comment le sont-ils aujourd’hui ?

Mme la ministre. J’aimerais d’abord clarifier un point pour éviter tout malentendu. L’enquête de Mme Dounia Bouzar que j’ai évoquée est une étude bien précise, portant sur des jeunes partis faire le djihad ou ayant manifesté le souhait de le faire : il ne s’agit pas du tout des mêmes que les 536 cas signalés. J’ai par ailleurs moi-même déploré l’absence d’enquêtes qui puissent venir compléter, conforter ou infirmer ses conclusions. Il ne s’agissait que d’un élément parmi d’autres que je soumettais à votre réflexion.

Pour le reste, oui, nous devons renforcer la laïcité à l’école, de manière générale, et non, cela ne peut passer uniquement par le fait d’apposer une charte de la laïcité sur un mur. Nous ne devons pas seulement imposer la laïcité aux élèves. C’est important, assurément : l’école doit être en quelque sorte sanctuarisée ; en effet, on y transforme les enfants en élèves et ils doivent, pour développer leur esprit critique, y laisser de côté tous leurs atours religieux, confessionnels ou autres, pour grandir en futurs citoyens. Mais il faut aussi faire aimer la laïcité. C’est essentiel, et c’est la raison pour laquelle nous devons dissiper certains malentendus quant à ce qu’elle est, en rappelant quelque chose que l’on peut expliquer aux élèves, ce pourquoi nous formons des enseignants : il s’agit d’une chance, la chance laissée à tout citoyen, en France, d’avoir la confession de son choix – ou aucune –, et la neutralité de l’État et des pouvoirs publics à l’égard des confessions ou de l’absence de confession. En d’autres termes, aucun individu ne pourra être favorisé ni défavorisé par la puissance publique du fait de sa confession.

La laïcité s’apprend aussi dans chacun des cours que les élèves sont amenés à fréquenter, notamment dans l’enseignement laïque du fait religieux que l’on rencontre souvent plus particulièrement en histoire. Nous veillerons donc, je le répète, à ce que cet enseignement non seulement se retrouve dans les futurs programmes d’histoire, mais y soit renforcé. Il est nécessaire, en effet, que les élèves connaissent le fait social, historique, que représentent les religions, pour porter un regard éclairé sur elles. Il s’agit là de leur transmettre non une foi, mais une connaissance de la réalité historique, culturelle et sociale des religions.

Au-delà de cet enseignement de la laïcité, le parcours citoyen a vocation à faire des élèves de futurs citoyens, en leur apprenant les valeurs de la République, et d’abord la liberté, l’égalité, la fraternité ; et à les faire participer, au sein de leur établissement scolaire, à certaines activités qui donnent tout son sens à l’expression de « rite républicain », parce qu’elles leur font vivre l’expérience de la République. Nous avons par exemple prévu que chaque établissement s’engage à célébrer une journée de commémoration avec ses élèves, et ce dans le cadre d’un projet éducatif : il ne s’agit pas seulement d’être là le jour J et de chanter La Marseillaise, même si cela fait partie de la démarche. C’est une manière d’aborder, de comprendre et de s’approprier l’histoire de France, en vue d’adhérer aux valeurs républicaines qui sous-tendent ces célébrations et les rites qui les accompagnent.

Ce parcours citoyen est en construction, et je vous invite à participer au processus. Je n’ai pas eu connaissance des travaux auxquels vous avez référence, monsieur le député, mais j’en suis évidemment tout à fait preneuse. Dans le cadre de la mobilisation du mois de janvier, nous avons demandé aux établissements de revoir leur projet d’école et d’établissement pour y intégrer cette nouvelle donne. D’où les éléments que j’ai mentionnés : règlement intérieur, charte de la laïcité à faire signer par les parents, introduction des rites républicains. Mais, je le répète, ce travail est en cours et nous sommes naturellement ouverts à vos suggestions.

Monsieur le président, il me semble que, pour défendre la laïcité et la faire aimer aux élèves, nous devons en toute chose garder de la mesure. Par exemple, on ne peut pas prétendre que c’est au nom de la longueur d’une jupe que l’on exclurait une jeune fille d’un établissement. Tel était le sens de mon propos. En réalité, d’ailleurs, dans l’établissement dont nous parlons, il n’y a pas eu d’exclusion ; je sais que les médias se sont très rapidement émus à cette idée, mais elle était fausse. En outre, ce n’est pas en raison de la longueur ou de la couleur de sa jupe que l’élève a été convoquée et qu’on lui a demandé l’ouverture d’un dialogue éducatif avec ses parents – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit –, mais à cause d’un prosélytisme affiché, qui, en l’occurrence, ne passait pas nécessairement par la tenue vestimentaire, et qui doit absolument être combattu dans tous les établissements scolaires. Je suis très claire sur ce point.

Ce qui me permet de faire le lien avec la question des mères accompagnatrices. Notre position est que nous devons être intransigeants face au prosélytisme et aux provocations ; voilà pourquoi la fameuse circulaire Chatel est maintenue, afin de permettre aux équipes éducatives et aux chefs d’établissement de s’opposer fermement à toute dérive prosélyte, laquelle peut d’ailleurs être religieuse, politique, ou autre. Bref, les digues qui permettent de protéger la laïcité à l’école sont là. En revanche, le respect du droit des parents – dès lors que le Conseil d’État, dont vous connaissez la décision par cœur, a précisé que, n’étant pas des collaborateurs du service public, ils ne sont pas soumis à l’obligation de neutralité religieuse – nous amène à considérer que, s’ils manifestent leur bonne volonté pour accompagner des sorties, sans se livrer au moindre prosélytisme, s’ils désirent coopérer avec l’école, nous devons les accueillir, réagir par le dialogue et non par la fermeture. On sait, en effet, ce que la fermeture entraîne, notamment dans l’esprit des enfants : lorsqu’ils ont le sentiment que c’est uniquement à cause de leur religion que leurs parents sont mis de côté et stigmatisés, on en connaît les conséquences, en particulier la difficulté à les « raccrocher » ensuite au concept même de laïcité. En somme, nous luttons contre toutes les dérives, mais nous permettons aux parents de bonne volonté qui souhaitent coopérer avec l’école de le faire, nous en remettant à cet égard au discernement des équipes éducatives sur le terrain, issu de leur expertise.

M. le président Éric Ciotti. Et les établissements confessionnels ?

Mme la ministre. En premier lieu, la liberté d’enseignement est un principe constitutionnel. Le ministère répond aux demandes : sa position ne consiste ni à soutenir l’ouverture d’établissements privés – qu’ils soient ou non confessionnels, d’ailleurs –, ni à y faire obstacle. Dans ce domaine, je suis attentive au respect de deux principes. D’abord, l’égalité de traitement entre les demandes, qui doivent obéir aux mêmes procédures de déclaration, pour la création d’établissements hors contrat puis leur passage sous contrat d’association. La règle est en effet qu’au bout de cinq ans d’existence, un établissement hors contrat peut demander à passer sous contrat. Cette dernière demande fait l’objet d’une analyse partagée entre les académies et les préfectures. Nous avons engagé un travail commun avec le ministère de l’intérieur afin de veiller à l’harmonisation de nos procédures et de nos éléments d’analyse.

Pour mémoire, l’enseignement sous contrat, aujourd’hui, ce sont 7 300 établissements affiliés à l’enseignement catholique, plus de 120 affiliés à l’enseignement juif, 4 à l’enseignement musulman. En ce qui concerne ce dernier – puisque tel était, semble-t-il, l’objet de la question –, une quinzaine d’établissements hors contrat sont susceptibles, du fait de leur ancienneté, de demander un passage sous contrat d’association au cours des trois années à venir.

Par ailleurs un principe de vigilance s’impose, je l’ai rappelé dans mon propos liminaire, pour lutter contre les phénomènes de radicalisation. Voilà pourquoi nous avons diffusé le livret de prévention de la radicalisation dans tous les établissements scolaires, privés comme publics.

M. Jacques Myard. Madame la ministre, je vous ai écoutée avec beaucoup d’intérêt, mais j’ai trouvé votre exposé liminaire – pardonnez-moi – un peu académique. Il exprime une sorte de colbertisme de l’éducation nationale : tout est bien rangé, les livrets sont là, etc. Cela met mal à l’aise. Car s’agissant de ce à quoi vous êtes confrontée comme ministre, et des difficultés que cela comporte, nous avons déjà entendu il y a bien des années, dans le cadre de la mission d’information conduite par Jean-Louis Debré sur la laïcité – entre autres instances –, des témoignages attestant que la situation devenait intolérable dans certaines classes du fait du prosélytisme et du refus opposé à l’enseignement de la gymnastique, de la biologie, ou à l’évocation historique du drame de la Shoah. J’ai le sentiment que l’éducation nationale, en tant que corps, n’a pas su prendre la mesure de ce qui était en train de se passer et a vécu dans une tour d’ivoire, refusant très souvent de collaborer avec des corps constitués extérieurs pour tenter de faire face.

Vous avez très justement parlé de rappeler les fondamentaux. M. Chevènement ne disait pas autre chose. On me dit laïcard, je ne vais pas me réformer ; mais la laïcité, ce sont les règles de la vie commune. C’est très fort. Il en va de même du parcours citoyen. J’ai en somme l’impression que l’éducation nationale en reste à une démarche très théorique, bien calibrée, mais un peu éloignée des réalités.

J’aimerais donc davantage de renseignements sur les signalements. Quel est celui qui met en cause l’élève le plus jeune ? Quelle est, parmi les jeunes concernés, la part de filles, de garçons ? Quelle est, si l’on peut dire, la « riposte » ? Ces enfants qui parfois se regroupent, à en croire certains professeurs, quel discours leur adresse-t-on ? Est-on ou non capable de les confronter à des éducateurs spécialisés qui vont leur ouvrir les yeux ? En quoi consiste leur prise en charge effective ? On a souvent parlé de mettre certains enfants dans des classes spécialisées, avec un peu plus d’encadrants, pour leur enseigner les fondamentaux ; ne peut-on agir ainsi vis-à-vis de ce qui peut représenter, vous l’avez dit, une dérive sectaire ?

Quant aux écoles confessionnelles, votre discours était là encore vraiment académique, éloigné des réalités. Ce qui remonte du terrain, ce n’est pas cela du tout : souvent, nous dit-on, les rectorats ont laissé faire et donné l’autorisation d’ouvrir des écoles à des gens qui n’avaient même pas la nationalité française ! Je connais des cas où le préfet et le procureur étaient prêts à intervenir, mais où le rectorat a lâché.

Cela pose un grave problème. Dans quelles conditions un certain nombre d’écoles confessionnelles sont ouvertes ? Et quel est le contenu de l’enseignement qui y est dispensé ? Les inspecteurs de l’éducation nationale y débarquent-ils pour le vérifier, au nom de l’ordre public – non celui des CRS, mais pour faire respecter la laïcité, les fondamentaux, l’égalité des sexes ? Car il est nécessaire d’agir avec force ; non la force brutale, mais la force de la République.

Mme la ministre. J’ai bien entendu votre question sur le détail des signalements, que nous vous transmettrons. Je comprends bien, en effet, la nécessité d’établir des statistiques.

Dans les écoles confessionnelles, il y a des contrôles. C’est assurément un domaine dans lequel on peut s’améliorer en permanence. Mais les écoles privées sous contrat, qui doivent, je le rappelle, appliquer les mêmes programmes que l’école publique, sont soumises à des contrôles visant à vérifier le respect de ces programmes, des horaires des enseignants et de tout ce qui relève des valeurs républicaines. Ainsi, récemment, la manière dont l’établissement Averroès, visé par les accusations d’un professeur, a suscité débats et polémiques nous a conduits à dépêcher une inspection pour voir ce qui s’y passait exactement.

Quant aux établissements hors contrat, ils relèvent d’un régime non d’autorisation d’ouverture mais de déclaration.

M. Jacques Myard. À condition d’être conformes à la loi !

Mme la ministre. Je suis d’accord avec vous pour considérer que nous devons renforcer les contrôles dans ces établissements. Nous sommes précisément en train de constituer un pôle dédié au sein de l’inspection pour qu’ils soient plus fréquemment inspectés. En effet, la jurisprudence nous permet d’aller plus loin en ce domaine que ce que la loi indiquait jusqu’à présent…

M. Jacques Myard. Je suis un peu étonné de ce que vous nous dites, madame. Dès lors qu’un établissement accueille du public, à la déclaration s’ajoute l’autorisation préfectorale. Il ne s’agit pas d’une déclaration comparable à celle qui précède une manifestation.

Mme la ministre. Monsieur Myard, je répondais à votre question, par laquelle vous avez accusé les rectorats de laisser passer des établissements qui devraient être davantage contrôlés. Nous parlons des établissements hors contrat. Si le préfet a son mot à dire, tel n’est pas le cas du rectorat. Celui-ci, en effet, ne délivre pas une autorisation d’ouverture. Il ne s’agit, à son niveau, que d’une déclaration. Ce que vous dites est exact s’agissant du ministère de l’intérieur.

Nous sommes d’accord sur la nécessité de renforcer les contrôles et nous y travaillons en ce moment même, avec le ministère de l’intérieur, puisque cette compétence appartient aux préfets mais que nous avons évidemment des éléments d’analyse à leur apporter.

La jurisprudence, disais-je, montre que même dans les établissements hors contrat, nous pouvons, au-delà des règles d’hygiène et de sécurité dont l’application y était jusqu’à présent vérifiée en vertu de la loi, contrôler aussi le respect des valeurs républicaines. L’article L. 241-4 du code de l’éducation limitait l’inspection des établissements hors contrat aux questions de moralité, d’hygiène, de salubrité et à l’exécution des obligations imposées à ces établissements. La jurisprudence, aujourd’hui beaucoup plus claire, permet en outre de vérifier que l’on n’y prêche pas des idées contraires aux valeurs de la République. Nous devons simplement nous en saisir davantage et organiser des inspections. C’est ce que nous sommes en train de faire, mais c’est une nouveauté.

M. le président Éric Ciotti. Sauf erreur de ma part, il n’y a certes qu’une déclaration préfectorale mais la désignation du chef d’établissement, notamment, est subordonnée au contrôle de certains critères dont la durée d’enseignement. Elle dépend donc d’un dossier précis.

Vous soulignez qu’il faudrait contrôler de manière plus volontariste les écoles confessionnelles, ce qui suggère a contrario qu’aujourd’hui celles-ci ne sont pas contrôlées. Qu’en est-il ? À Nice, dans le quartier de l’Ariane, l’ouverture d’un établissement confessionnel qui doit relever de ce cadre fait débat. Quels peuvent être les contrôles, notamment en ce qui concerne la radicalisation ? Comment les dispositifs de prévention et de signalement que vous vous avez présentés peuvent-ils s’appliquer dans ce type d’établissements ?

Mme la ministre. Pardonnez-moi de le répéter ici, mais vous êtes bien placés pour savoir qu’il existe un principe constitutionnel de liberté d’enseignement. C’est la base.

Ensuite – vous avez raison –, lorsque ces établissements ouvrent, nous contrôlons les locaux, aux fins d’hygiène et de sécurité dont je viens de parler, ainsi que les titres des enseignants. Mais cela ne signifie pas que nous puissions vérifier par la suite le contenu des enseignements – sauf dans le cadre de la possibilité, qui nous est désormais offerte par la jurisprudence, d’aller plus loin en vérifiant qu’il n’est pas porté atteinte aux valeurs de la République.

C’est toute la différence entre un établissement hors contrat et un établissement sous contrat. Dès lors qu’un établissement hors contrat demande à passer sous contrat, donc à bénéficier de subventions publiques, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, nous avons la possibilité d’accepter ou de refuser, puis, si nous acceptons, d’y effectuer régulièrement des contrôles, y compris du contenu des enseignements. Il convient de bien distinguer ces deux statuts.

Monsieur Myard, vous avez évoqué sinon le rapport Obin, du moins la contestation de certains enseignements et les difficultés de ce type, que l’on rencontre effectivement parfois. Un travail très important a été entrepris pour ne plus laisser les enseignants seuls face à ces situations. Nous avons ainsi développé, dans toutes les académies, des référents laïcité dont l’activité à temps plein a précisément cette fonction : se tenir disponibles pour être dépêchés, afin d’accompagner les enseignants, dans les établissements où on nous signale une difficulté particulière liée à l’enseignement de telle ou telle période historique ou des incidents ayant trait à la laïcité.

M. Jacques Myard. Combien y en a-t-il par rectorat ?

Mme la ministre. Un. Avant, il n’y en avait aucun ! L’idée n’est pas que tout repose sur leurs épaules, mais que les enseignants eux-mêmes soient formés. C’est l’objet du plan exceptionnel que nous avons lancé pour former 1 000 formateurs, à leur tour chargés de former 300 000 enseignants d’ici à la fin de l’année. En outre, les corps d’inspection sont également mobilisables et mobilisés. Ainsi, au lendemain des incidents qui se sont produits dans des établissements scolaires autour de la minute de silence, nous avons fait appel aux corps d’inspection et aux référents laïcité pour qu’ils se rendent dans les établissements concernés et y évoquent de nouveau le sujet dans les classes. Il y a même des endroits où, au bout de plusieurs jours, une minute de silence a été réorganisée et, cette fois, respectée. Le travail est fait, selon une consigne ferme et claire donnée aux établissements le 22 janvier : ne surtout pas laisser passer ce type d’incidents et en informer chaque fois la direction et le rectorat.

M. le président Éric Ciotti. Madame la ministre, je me permets d’insister sur un point à propos duquel vous ne m’avez pas répondu, et qui nous paraît important. Comment les mesures de prévention et de détection de la radicalisation que vous nous avez présentées peuvent-elles s’appliquer dans les établissements confessionnels ouverts ou en voie d’ouverture, lesquels sont précisément susceptibles d’accueillir les enfants de familles désireuses de quitter le cadre où s’effectuent les contrôles ? Il existe un risque de contournement du dispositif prévu pour les établissements de droit commun, si l’on peut dire. C’est un sujet d’inquiétude. Y a-t-il pour les établissements hors contrat des mesures spécifiques destinées à identifier les signes plus ou moins faibles d’une radicalisation ? Votre plan de traitement de la radicalisation s’y applique-t-il ?

Mme la ministre. Il s’applique clairement dans les établissements confessionnels sous contrat puisque nous y contrôlons le contenu des enseignements. En ce qui concerne les établissements hors contrat, comme je viens de vous le dire, le ministère de l’intérieur et le ministère de l’éducation nationale ont entrepris un travail conjoint destiné à renforcer nos inspections, en nous appuyant notamment sur une jurisprudence qui nous permet aujourd’hui de le faire. Nous constituons un pôle dédié d’inspecteurs qui se rendront dans ces établissements pour y vérifier les éventuelles atteintes aux valeurs de la République, ce qui inclut naturellement la radicalisation. Nous y œuvrons avec le ministère de l’intérieur, les préfectures, sur le terrain, mais aussi les services de renseignement. Le 9 février dernier, avec le Premier ministre et le ministre de l’intérieur, nous avons réuni – c’était inédit – tous les préfets et tous les recteurs de France pour qu’ils travaillent ensemble sur ces questions, notamment celle d’une meilleure inspection des établissements hors contrat. Ce travail est donc bien en cours.

M. le président Éric Ciotti. Cela nous inquiète, car certains pourraient se détourner vers un système où l’on ne détecterait pas la radicalisation.

Un autre moyen de le faire, dont Yves Goasdoué, à qui je vais passer la parole, a été témoin lors d’un déplacement de notre commission d’enquête dans un collège, consiste à demander une dérogation scolaire. Une inspectrice de secteur nous a dit que de telles demandes pour motifs religieux étaient de plus en plus fréquentes.

En tout état de cause, notre commission formulera des propositions, mais c’est un point sur lequel nous souhaitions appeler votre attention.

Mme la ministre. Notre mobilisation intègre aussi la question de l’instruction à domicile, pour laquelle nous voulons renforcer les contrôles, qui sont sans doute insuffisants dans ce domaine comme dans les établissements hors contrat.

M. Jacques Myard. On a bien vu ce problème à propos des sectes.

Mme la ministre. Absolument.

D’une manière générale, vous avez souhaité m’auditionner, mais je suis moi aussi preneuse de vos propositions à ce sujet.

M. le président Éric Ciotti. Pourriez-vous nous communiquer le nombre de demandes de dérogation pour motifs religieux ? A-t-il connu une évolution très marquée au cours des derniers mois ?

Mme la ministre. A priori, il ne semble pas y avoir une évolution significative, mais nous allons étudier la question et nous vous répondrons par écrit.

M. Yves Goasdoué. Madame la ministre, je profite de votre présence pour remercier l’immense majorité des équipes éducatives qui, après les terribles attentats de janvier, ont dû affronter au sein des établissements des situations extrêmement difficiles : dans chaque classe, des incompréhensions, des minutes de silence très pénibles parce que des élèves refusaient de s’y soumettre, n’en saisissant pas la raison. Or, dans la plupart de ces établissements, non seulement on n’en est pas resté là, mais le problème a été traité avec intelligence, humanité et en évitant de braquer les élèves, ce qui, comme vous l’avez dit, aurait compliqué leur « réintégration » – le terme est impropre – dans la laïcité, dans la nation.

J’aimerais vous interroger sur un aspect opérationnel. Je suis maire d’une ville qui compte plusieurs collèges. Le repérage des enfants qui commencent à « déraper » ou à se radicaliser n’est pas chose simple et l’interdisciplinarité y est souvent nécessaire : on a besoin du chef d’établissement, de l’équipe éducative, mais aussi du renseignement territorial, des services de l’enfance du conseil général, du centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville, de la mission locale pour les jeunes. Nous avons fait l’expérience de cette approche chez le président Ciotti et je suis en train de l’instaurer chez moi. Comment pouvez-vous, très concrètement, la favoriser dans ce monde normé qu’est le monde de l’éducation, où l’on ne fait rien sans y avoir été autorisé ?

Vous avez par ailleurs indiqué que 536 signalements remontaient de vos services tandis que d’autres étaient effectués directement auprès du numéro vert de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). Existe-t-il un rapport institutionnel entre cette dernière et l’éducation nationale ? Des rapports de l’UCLAT vous sont-ils transmis par les rectorats ou les académies ?

Vous me pardonnerez le caractère quelque peu technique de ces questions : la technique aide quelquefois à résoudre les problèmes.

Mme la ministre. Si je l’ai bien comprise, votre première question porte sur la manière dont on peut imposer de travailler ensemble aux équipes qui interviennent dans les collèges.

M. Yves Goasdoué. Dont on peut les y inciter, du moins.

Mme la ministre. Si j’employais ce terme, c’est que, disiez-vous, tout est très normé.

J’aimerais en profiter pour ouvrir une parenthèse à propos de la réforme du collège, dont on parle tant en ce moment. Elle sera très vertueuse dans ce domaine. Car en introduisant des pratiques pédagogiques fondées sur l’interdisciplinarité, en amenant plusieurs enseignants à travailler ensemble, ainsi qu’avec la documentaliste et d’autres personnels, et, ainsi, à mieux connaître les élèves, c’est une nouvelle culture professionnelle que l’on insufflera dans les établissements. Ces regards croisés dont les élèves feront l’objet permettront aussi de mieux repérer ceux qui sont en voie de radicalisation, en souffrance, en train de lâcher prise. L’interdisciplinarité qu’introduit la réforme du collège vise ainsi non seulement à favoriser leur réussite, mais aussi à lutter contre ce type de dérives.

Concrètement, le traitement des signalements est beaucoup plus facile pour nous lorsque les parents s’adressent à l’établissement, estimant que c’est là que leurs questions trouveront le plus de réponses, que lorsqu’ils composent directement le numéro vert, sur lequel nous n’avons pas aujourd’hui assez de retours.

En tout état de cause, en cas de fugue d’un enfant ou d’urgence quelle qu’en soit la nature, les faits sont directement signalés par l’établissement à la direction départementale de la sécurité publique, pour que l’on puisse agir rapidement. Nous avons demandé dans nos instructions que l’assistante sociale soit également saisie, car un traitement social du problème est nécessaire.

Pour le reste, d’un département à l’autre, les protocoles de signalement et de traitement peuvent différer, en fonction de la réalité locale. Nous pourrons vous donner le détail pour quelques départements qui vous intéresseraient particulièrement, monsieur Goasdoué.

Il existe aujourd’hui des relations bien établies entre les préfectures et les rectorats, notamment autour de la formation de nos personnels, ainsi qu’avec les services de renseignement. Nous allons les développer encore davantage. S’agissant de l’UCLAT, nous ferons en sorte que ses interactions avec nos services se développent, car la situation n’est pas totalement satisfaisante et les retours ne sont pas toujours suffisants.

M. Meyer Habib. Aucun enfant ne naît ni raciste, ni antisémite. Voilà pourquoi l’éducation est si importante. La prévention, les sanctions sont une chose ; mais l’éducation, c’est tout.

Or, dans bien des écoles de la République, des élèves ont refusé de s’associer à la minute de silence après les attentats de janvier ; l’enseignement de la Shoah est quelquefois impossible ; des propos antisionistes et antisémites fusent, parfois sans aucune conséquence tant les cas sont nombreux ; le mot « juif » peut être devenu une insulte. C’est la réalité.

Le problème du terrorisme djihadiste et de ce nouvel antisémitisme qu’est l’antisionisme ne sont pas séparables. On l’a vu, hélas, avec Mohamed Merah et Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher, qui, au-delà de leurs références djihadistes, ont justifié leurs actes par le rappel de ce qui se passe en Israël et dans les territoires palestiniens.

Vous étiez, madame la ministre, au côté du Premier ministre le 17 avril dernier, à Créteil, pour présenter le plan gouvernemental de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Je vous ai écoutés avec beaucoup d’attention et je ne doute ni de votre détermination ni de la sienne. Mais à aucun moment le terme d’antisionisme n’a été prononcé. Or, pour combattre un mal, il faut en déterminer la cause. Le Premier ministre l’a dit avant, après, mais pas lors de cette conférence de presse.

Je ne parle même pas des universités : dans certaines d’entre elles, on ne peut même plus enseigner l’hébreu. J’avais écrit à l’ancienne ministre de l’enseignement supérieur à ce sujet.

Quelles lignes rouges comptez-vous tracer pour aider les personnels éducatifs qui seront chargés de mettre en œuvre ce plan et de former les citoyens de demain ? Quelles instructions allez-vous leur donner pour combattre cet antisémitisme et cet antisionisme ? Quelles règles allez-vous définir, quelles sanctions allez-vous prévoir ?

Puisque vous nous incitez à vous donner des idées, l’extraordinaire initiative de Mme Latifa Ibn Ziaten, qui a perdu son fils dans les tragiques attentats de Toulouse et Montauban et se trouvait la semaine dernière en Israël, avec des jeunes issus de l’immigration, ou celle de l’imam Chalghoumi qui se rendra lui aussi en Israël la semaine prochaine, nous montrent l’exemple. Voilà ce que l’on appelle le vivre ensemble. On pourrait aussi imaginer que, comme le font les policiers dans le cadre de leur formation, tous les enfants aillent au moins une fois dans leur vie au mémorial de la Shoah, à défaut de visiter Auschwitz.

Mme la ministre. Au sujet de l’hébreu qui deviendrait difficile à enseigner à l’université, il existe bien un cas particulier à propos duquel vous aviez alerté le ministère : la fermeture du département d’hébreu de l’université Paris 8, liée à une baisse d’effectifs étudiants. Cela afin de rappeler objectivement les faits.

Toutefois, comme je le disais lundi lors du colloque dont j’ai parlé, il m’importe vraiment de développer plusieurs disciplines dites rares, dont l’hébreu fait partie, tout comme l’islamologie, d’ailleurs. Alors qu’elles sont indispensables pour éclairer les fractures de notre société, elles ont perdu beaucoup de leurs effectifs depuis plusieurs années et le nombre d’enseignants chercheurs, en particulier, y décroît. Je mène donc une politique volontariste de création de postes d’enseignants chercheurs dans ces disciplines.

Nous pourrons étudier le cas précis auquel vous faites allusion, mais, de manière plus générale, nous travaillons actuellement en ce sens.

Le plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme me semble constituer un engagement très ferme du Gouvernement contre toute forme de racisme et d’antisémitisme. C’est vrai, il existe aujourd’hui une nouvelle forme d’antisémitisme dont il faut savoir appréhender toutes les dimensions pour la combattre. En tout état de cause, et quels que soient les mots que l’on utilise, sachez que la fermeté et les sanctions seront identiques, conformément au plan, qui inclut aussi des actions de prévention et d’éducation, notamment la visite d’élèves dans des lieux mémoriels, expressément demandée aux établissements. Nous veillerons à ce que tout enfant ait la possibilité de faire cette expérience au cours de sa scolarité. Voilà aussi pourquoi nous finançons le mémorial de la Shoah et aidons son directeur, considérant qu’il s’agit d’un outil éducatif essentiel.

J’ai parlé des difficultés que l’on peut rencontrer en enseignant la Shoah et j’ai fait allusion au rapport Obin, qui a déjà dix ans. Tout ce que nous avons fait pour la laïcité, par l’enseignement laïque du fait religieux, le renforcement des équipes pédagogiques par des référents laïcité, la transmission de consignes claires aux établissements pour que ce type d’incidents ne soient plus minimisés, sert à réagir à ces difficultés. On ne peut pas laisser dire que l’éducation nationale se satisferait du fait que, dans un établissement, un enseignement puisse être contesté. Ce peut d’ailleurs aussi être l’enseignement scientifique qui est visé, par exemple sur le fondement de théories créationnistes. Il ne faut rien laisser passer de tout cela.

C’est parce que ces contestations sont largement nourries par ce qui circule sur Internet – théories du complot, désinformation en général – que j’insiste sur l’éducation aux médias et au numérique que nous introduisons. Je le répète, le collège 2016 sera celui où le numérique fera véritablement son apparition, non seulement pour apprendre aux élèves à maîtriser les outils, mais aussi pour développer leur esprit critique face au numérique.

Bref, ce sont des problèmes que nous avons pris à bras-le-corps. Je ne dis pas que tout est parfait. Mais les enseignants ne sont pas laissés seuls face à ces difficultés : nous leur apportons l’aide de professionnels aguerris, que nous formons à cette fin. En outre, de nouveaux enseignements, en particulier l’enseignement moral et civique et l’enseignement laïque du fait religieux, sont renforcés. Enfin, une consigne de fermeté a été donnée face à chacun de ces incidents ; peut-être n’était-elle pas aussi claire auparavant.

M. Meyer Habib. Quelles sont les sanctions ?

Mme la ministre. Elles peuvent aller très loin. Certains cas de contestation de la minute de silence, en janvier, ont conduit à des exclusions – pour ne parler que des sanctions éducatives, car des condamnations ont aussi été prononcées lorsque la justice a été saisie. Dans la mesure du possible, nous cherchons à ouvrir un dialogue éducatif, à maintenir les élèves au sein de l’école plutôt qu’à les en rejeter ; mais, lorsque cela se justifie, on peut, je le répète, aller très loin.

Nous souhaitons aussi développer davantage les sanctions dites de responsabilité éducative. L’instruction en a été donnée aux rectorats. Ainsi, un élève qui aura tenu des propos antisémites ou racistes pourra être accueilli par une association qui lutte contre le racisme et l’antisémitisme, pour la voir fonctionner au quotidien, à des fins pédagogiques.

M. le président Éric Ciotti. Combien de perturbations de la minute de silence avez-vous recensées ?

Mme la ministre. Environ 200 au cours des jours qui ont suivi l’organisation de la minute de silence. Au demeurant, elles n’ont pas toutes la même importance : il convient de faire la différence entre l’interrogation, la contestation, la perturbation véritable. Il s’agit d’un chiffre global incluant toutes les situations où des élèves ne comprenaient pas ce qui leur était demandé, donc ne l’acceptaient pas.

M. Patrice Prat. Merci, madame la ministre, pour l’ensemble de vos propos. J’aimerais tempérer le discours de notre collègue Myard : pour ma part, je trouve quelques vertus au colbertisme de l’éducation nationale !

Je salue à mon tour les efforts de votre ministère, en particulier les actions engagées pour lutter contre le phénomène de radicalisation : le dispositif de signalement, mais aussi la politique plus structurelle à moyen et long terme.

J’ai cependant quelques questions à vous poser.

Comment la communauté enseignante, qui a parfois l’impression de porter à elle seule tous les fardeaux du monde, accueille-t-elle ces nouvelles responsabilités ? Le Gouvernement, en particulier votre ministère, devrait lui montrer par des signes forts qu’il l’accompagne et l’assiste dans ces tâches.

En auditionnant différents intervenants, on mesure combien la formation est essentielle à l’efficacité du dispositif de détection et de signalement. Sera-t-il possible d’atteindre les objectifs du plan de formation ? Former 300 000 enseignants d’ici à la fin de l’année, est-ce réaliste ? Par ailleurs, la formation initiale des enseignants inclut-elle des modules visant à tenir compte de ce phénomène en pleine croissance ?

Vous avez indiqué le nombre de signalements. Et après ? Vous avez longuement parlé de la prise en charge, mais j’aimerais en savoir plus sur les modalités de la coopération avec les autres parties prenantes, en particulier la justice, ainsi que la sécurité, sous l’égide du ministère de l’intérieur. Des rencontres régulières sont-elles organisées à tous les niveaux afin d’assurer un suivi de ces cas ? Vous fait-on part en retour de la manière dont ils ont été traités ? On a constaté sur d’autres sujets certaines insuffisances qui étaient très préjudiciables lorsqu’elles éclataient au grand jour. Il apparaît essentiel de travailler en synergie.

Enfin, c’est aussi à la périphérie de l’enceinte scolaire, en particulier à la sortie des établissements, que l’on peut observer certaines rencontres ou certains comportements susceptibles d’éveiller la curiosité. Les agents de proximité chargés d’encadrer les entrées et sorties ont-ils été eux aussi sensibilisés, de manière à pouvoir informer, le cas échéant, les chefs d’établissement et le renseignement territorial ?

M. Christophe Cavard. S’agissant de ce qui se passe après le signalement, on connaît maintenant les dispositifs mis en place par les préfets au sein des départements : ce sont en quelque sorte des commissions de lutte contre la radicalisation à partir de signaux faibles, auxquelles sont associés des personnels de l’éducation, des travailleurs sociaux, des policiers, les métiers de la justice, etc. Éducateur de profession, je sais que ces personnes s’inquiètent parfois des limites de leur rôle et de ce qu’ils peuvent ou non dire dans ce cadre. Comment cela se passe-t-il en ce qui concerne l’éducation nationale ? Qui sont ceux qui participent à ces instances ? Comment le suivi se déroule-t-il après le signalement, et selon quel partenariat ? Nous avons tous entendu parler de l’enfant de huit ans qui avait été signalé. Un enfant visé par un signalement, quelle qu’en soit la nature, reste ensuite scolarisé. Vous parlez d’assistante sociale, madame la ministre, mais elle n’est pas seule concernée par ces réalités.

Vous avez par ailleurs à tenir compte de certaines réalités territoriales, notamment par l’intermédiaire des réseaux d’éducation prioritaire (REP). Nous avons travaillé sur la mixité sociale au sein des établissements dans le cadre d’une mission animée par Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale. La situation que nous vivons depuis quelque temps a ravivé l’attention suscitée par certains lieux explosifs. Envisagez-vous donc d’aller plus vite dans ce domaine ?

J’en viens à l’ouverture de l’école à d’autres professions. Vous avez parlé d’équipes pluridisciplinaires. Au niveau départemental, les éducateurs sont parfois sollicités, ainsi que les clubs de prévention lorsqu’ils existent. On sait que les relations peuvent être difficiles entre l’école et le monde extérieur et que les interventions dans les établissements sont très réglementées. Comment concrétiser le partenariat au sein des établissements ? Comment l’enseignant, qui revendique souvent de ne pas être un éducateur, peut-il travailler en bonne intelligence avec les éducateurs spécialisés ?

J’en terminerai par un sujet qui m’est cher et auquel je vous sais également sensible. Nous qui travaillons beaucoup sur les réseaux sociaux, nous nous interrogeons sur l’apprentissage à l’école du traitement de l’information qu’ils diffusent. À ma connaissance, celui-ci n’est pas enseigné, sauf à compter sur la bonne volonté de certains enseignants qui ont décidé de prendre le problème à bras-le-corps.

Mme la ministre. La formation est la clé : pour que l’école transmette non seulement des savoirs, mais aussi des valeurs, les enseignants doivent bénéficier d’une bonne formation, initiale et continue.

En ce qui concerne la formation initiale, les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), dont il était nécessaire de rétablir le principe, forment aujourd’hui 20 000 nouveaux enseignants par an, soit pas moins de 200 000 en dix ans. Je leur ai demandé – ce sera l’objet d’une réunion en juin prochain – de veiller à ce que leur tronc commun d’enseignement intègre bien la capacité à transmettre les valeurs de la République et à les faire comprendre. Nous nous acheminons donc vers des ESPE qui ne se cantonnent pas aux contenus disciplinaires, mais forment aussi leurs étudiants à expliquer ce qu’est la laïcité, à résister ou à répondre à la contestation d’un enseignement, etc. Nous avons également demandé que les jurys des concours d’enseignement puissent davantage évaluer cette capacité. Cela fait partie des nouvelles mesures que nous avons adoptées lorsque l’école s’est mobilisée au lendemain des attentats de janvier.

Quant à la formation continue, l’effort consistant à former 300 000 enseignants, après 1 000 formateurs, est assurément important, notamment du point de vue financier. Je rappelle toutefois que nous avons décidé de consacrer à la mobilisation post-attentats 25 millions d’euros supplémentaires, dont l’essentiel ira à la formation continue. Il s’agit donc d’une ambition assumée et ces 300 000 enseignants seront bel et bien formés, comme nous l’avons prévu, d’ici à la fin de l’année.

En ce qui concerne les liens entre les services de l’éducation nationale et d’autres ministères, j’ai longuement évoqué l’action que nous menons avec le ministère de l’intérieur et la manière dont elle se répercute au niveau local par le travail conjoint des préfets et des recteurs. Celui-ci, bien relancé par notre réunion commune du 9 février dernier, sous l’égide du Premier ministre, est de plus en plus satisfaisant. J’ai en outre annoncé avec Christiane Taubira lundi dernier, à propos de l’affaire de pédophilie à Villefontaine, que j’allais étendre à l’éducation nationale ce que l’on appelle les référents justice : dans chaque académie, une personne sera en relation permanente avec la justice et informée des affaires pouvant concerner les personnels ou les enfants. Ce qui servira aussi la lutte contre la radicalisation, puisque l’existence de cet interlocuteur choisi facilitera l’accès de l’éducation nationale aux informations utiles et sa collaboration avec la justice.

J’en viens aux agents de proximité, et plus généralement à toutes les personnes qui, sans appartenir à l’éducation nationale, sont amenés à côtoyer les enfants – en particulier les agents municipaux encadrant le temps périscolaire – et à se poser les mêmes questions que les enseignants sur la laïcité ou la manière de réagir aux incidents. L’éducation nationale travaille avec l’Association des maires de France (AMF) en vue d’appliquer des règles identiques et de resserrer les liens entre nos agents et ceux de la municipalité dans le cadre périscolaire. Ce travail en cours est lui aussi né de l’après-attentats, à la suite d’une véritable prise de conscience, d’un sursaut commun : les collectivités avaient été invités à la grande consultation que nous avions organisée et dont nous sommes en train de tirer les conclusions.

De manière plus générale, cette mobilisation de l’école après les attentats a commencé, le 22 janvier, par l’annonce de plusieurs mesures concernant la formation, mais aussi de l’ouverture d’assises sur tout le territoire : il était demandé à l’école ainsi qu’à ses partenaires au niveau territorial – collectivités locales, parents d’élèves, entreprises, etc. – de se réunir localement pour tirer les conclusions de ce qui s’était passé – les attentats, les incidents dans les écoles – et étudier la manière de travailler ensemble pour éviter que ces situations, en particulier les incidents, ne se reproduisent. Ces assises ont eu lieu partout et rencontré un succès assez phénoménal, au-delà de nos espérances : 75 000 personnes sur l’ensemble du territoire y ont pris part depuis trois mois en s’exprimant en réunions publiques. Nous y reviendrons mardi 12 mai en faisant état de certaines préconisations qui nous sont remontées et qui viendront enrichir notre plan à l’école et vis-à-vis des partenaires de l’école.

Il s’agira de traiter des diverses questions que l’on a beaucoup évoquées ici, mais aussi de la mixité sociale, qui fait naturellement partie du sujet : comment peut-on parler d’égalité à nos enfants quand ils n’en font pas l’expérience dans leur propre établissement scolaire, parce qu’ils vivent dans des quartiers ghettoïsés et qu’ils fréquentent des établissements sans horizon ? Sur cette question de la mixité scolaire, nous avons également annoncé un travail de révision de la sectorisation, pour définir des secteurs plus vastes où la répartition serait plus équilibrée afin d’éviter la ghettoïsation.

Nous clôturerons ces assises en annonçant enfin le lancement de ce que l’on appelle la réserve citoyenne, que nous avions préfigurée mais qui n’était pas encore en place. Elle permettra à des adultes de bonne volonté, qui en ont manifesté le souhait, d’intervenir dans les classes au nom d’une expérience ou d’une expertise qui leur est propre et qui pourrait utilement être mise à la disposition des élèves. Il peut s’agir de mieux les éclairer sur un événement tragique du passé qu’ils auraient du mal à aborder, par exemple la Shoah, en faisant venir, comme cela se pratique aujourd’hui, mais uniquement avec d’anciens résistants ou déportés, des témoins d’autres drames historiques. Il peut aussi être intéressant de convier un chef d’entreprise pour rendre motivation et envie de se battre à certains élèves. Aujourd’hui, cela a été dit, l’éducation nationale est très fermée à l’intervention d’acteurs extérieurs. La réserve citoyenne favorisera au contraire une grande ouverture, étant entendu que nous contrôlerons la qualité et la probité des intervenants. Nous avons déjà 4 000 candidats, que nous mettrons en relation avec les établissements qui ont exprimé des besoins à propos de telle ou telle thématique. Typiquement, ce peut être une Latifa Ibn Ziaten ; il y en a d’autres, différents – car Latifa est toute singulière –, mais qui peuvent eux aussi apporter leur contribution aux établissements. Ce dispositif n’a rien de théorique ni de nébuleux : nous l’organisons rectorat par rectorat, sur le terrain.

Enfin, s’il est un enjeu dont je suis parfaitement consciente et à propos duquel je suis très lucide, c’est bien la nécessité d’enseigner à nos enfants, très tôt, à trier l’information sur Internet, à faire la part de la désinformation, à savoir se méfier. On en vient très vite à Internet, sur bien des sujets, dont la radicalisation ou le harcèlement – qui a causé récemment le terrible suicide d’une adolescente. La capacité à prendre du recul et à lire de façon éclairée les informations qui circulent sur les réseaux sociaux et sur le web en général est cruciale. Or, en ce domaine, l’école détient une responsabilité. Certains voudraient qu’elle reste en mode avion, qu’elle se tienne à l’écart de cette évolution de la société ; je crois que ce ne serait pas rendre service à nos enfants : puisqu’ils baignent de toute façon dans cet univers, autant leur donner les codes qui leur permettront de s’y protéger plutôt que les laisser tomber dans tous les pièges qui leur sont tendus.

Le Président de la République fera justement plusieurs annonces, à l’occasion d’un déplacement que nous effectuerons demain après-midi, sur l’introduction du fameux plan numérique, que nous évoquons depuis plusieurs mois, au collège en 2016, afin, je le répète, non seulement d’enseigner aux élèves les outils, mais aussi de développer leur esprit critique face au numérique.

M. le président Éric Ciotti. Merci beaucoup, madame la ministre.

AUDITION DE M. BERNARD CAZENEUVE, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 19 mai 2015

M. le président Éric Ciotti. Monsieur le ministre, je vous remercie au nom de notre commission d’enquête d’avoir répondu pour la seconde fois à notre invitation. Nous avons souhaité, après votre première audition du 21 janvier dernier, qui marquait le début de nos travaux, vous entendre à nouveau au moment où ces travaux arrivent pratiquement à leur terme. En effet, après l’audition de Mme la garde des sceaux qui doit avoir lieu cette après-midi, nous allons, dès la semaine prochaine, examiner le rapport rédigé par notre rapporteur, Patrick Mennucci.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Cazeneuve prête serment.)

M. le président Éric Ciotti. Après votre audition de janvier dernier ont eu lieu des événements confirmant, hélas, que notre pays était plus jamais exposé à la menace d’un terrorisme ayant pour origine un islamisme radical. Le piratage de TV5 Monde a concrétisé la menace des cyberattaques terroristes, tandis que les événements récemment survenus à Villejuif ont montré que notre pays était encore la cible d’attentats terroristes. Les chiffres évoluant très vite, nous aimerions que vous nous précisiez le nombre exact de personnes engagées à ce jour dans les filières djihadistes et quel est l’état de la menace en termes quantitatifs.

Nous vous demanderons également de nous indiquer où en est la mise en œuvre des dispositions que vous aviez annoncées avec le Premier ministre au lendemain des attentats de janvier dernier, notamment celles relatives au renforcement des effectifs de police et de magistrats. Enfin, nous souhaitons que vous reveniez sur le projet d’attentat de Sid Ahmed Ghlam contre des églises, qui illustre la nécessité de suivre les individus présentant des signes, même faibles, de radicalisation.

Je vous laisse la parole pour un exposé liminaire, avant que mes collègues et moi-même ne vous posions quelques questions.

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, depuis que vous m’avez auditionné le 21 janvier dernier, au lendemain des attentats, la situation à laquelle nous sommes confrontés a évolué, ce qui justifie que je vienne faire à nouveau le point devant vous. Ce qui n’a pas évolué, c’est le niveau très élevé de la menace : notre pays est confronté à un niveau de menace très élevé justifiant que nous prenions toutes les précautions et mobilisions l’ensemble des services pour assurer la protection des Français. Si le Gouvernement adapte son dispositif en permanence sur le plan des organisations opérationnelles et du dispositif législatif, c’est parce qu’il est parfaitement conscient que, confrontés à un haut niveau de menace, nous devons être en situation de faire face avec la plus grande réactivité. Je vous remercie donc de me permettre de m’exprimer à nouveau devant votre commission d’enquête afin de vous présenter le bilan précis de l’action que nous menons contre les réseaux terroristes. Je crois en effet qu’il est d’excellente méthode que nous puissions régulièrement débattre ensemble de notre dispositif antiterroriste, et je reviendrai devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale à l’invitation des parlementaires aussi souvent que cela sera nécessaire afin de faire le point sur l’état de la menace et les dispositions prises par le Gouvernement pour y faire face.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, pour être efficace, notre riposte doit susciter un consensus républicain le plus large possible. Face aux terroristes, c’est en effet l’unité nationale qui doit absolument prévaloir. C’est pourquoi je veux à nouveau remercier l’ensemble des membres de votre commission d’enquête, notamment son président Éric Ciotti et son rapporteur Patrick Mennucci, pour le travail important d’ores et déjà réalisé, qui contribuera à nourrir la réflexion collective sur le phénomène auquel nous sommes confrontés comme sur les réponses qu’il est souhaitable de lui opposer.

Où en sommes-nous aujourd’hui, plus de quatre mois après les attentats qui ont endeuillé notre pays au début du mois de janvier ? Notre riposte antiterroriste n’a cessé de monter en puissance au cours de ces derniers mois, dans le respect du droit et des libertés fondamentales. Une grande partie des mesures que nous avions prises au lendemain des attentats, dans la continuité du plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières djihadistes que j’avais annoncé en avril 2014, sont désormais appliquées avec la plus grande fermeté – ou sont sur le point de l’être pour certaines dispositions législatives.

Face à une menace qui s’est précisée et s’est amplifiée, nous avons en effet considérablement renforcé notre dispositif antiterroriste. Comme vous le savez, la menace est protéiforme et d’une nature largement inédite. Je ne m’étendrai pas sur sa description, dans la mesure où nous partageons le même diagnostic. Elle résulte tout d’abord de l’évolution de la situation au Moyen-Orient, où des groupes terroristes tels que le Jabhat al-Nosra poursuivent, de façon désormais autonome, la lutte initiée par d’autres groupes terroristes dans les années 1980 et 1990. Parallèlement, l’organisation Daech, plus récente, a profité des crises successives en Irak et en Syrie pour se tailler un vaste fief dans la région, cherchant à y bâtir un État totalitaire d’un nouveau genre.

Le croisement de ces deux dynamiques explique en partie que la zone irako-syrienne soit aujourd’hui le principal pôle d’attraction du djihadisme international. On estime ainsi qu’une douzaine, voire une quinzaine de milliers de combattants étrangers, ont rejoint à ce jour les différents groupes terroristes actifs dans la région. La menace évolue aussi à l’intérieur de nos frontières. Malgré les récents revers qu’elles ont connus, en particulier grâce aux frappes de la coalition internationale, les organisations terroristes continuent en effet de recruter, notamment dans notre pays. Dès lors, nous ne sommes plus confrontés à des cellules étanches venant de l’extérieur commettre des attentats sur le sol européen avant de retourner dans leur pays d’origine : aujourd’hui, la menace est diffuse, car elle implique des personnes qui sont nées et ont grandi parmi nous et qui, au terme d’un processus de radicalisation, basculent dans le fanatisme et la violence armée. La dissémination des vecteurs de la radicalisation – sur Internet, en prison, au contact d’activistes radicaux – et des modalités du passage à l’acte transforme le travail de nos services de sécurité et de renseignement. Aujourd’hui, quiconque souhaite commettre un attentat peut aisément se procurer les informations et les moyens nécessaires, notamment via Internet.

Nombreux sont ainsi les néo-djihadistes à s’être radicalisés sur les réseaux sociaux, où interviennent des recruteurs et où les organisations terroristes diffusent des messages et des vidéos de propagande parfaitement adaptés à la sphère numérique et à l’engouement qu’elle peut susciter auprès des jeunes générations. Les recruteurs manipulent ainsi un public le plus souvent fragilisé et vulnérable, en rupture familiale, sociale ou psychologique, en quête d’un idéal à la fois confus et morbide. Même si les actions de prévention que nous avons mises en place dès le mois d’avril 2014 ont permis d’empêcher bien des départs, on compte à ce jour très précisément 457 Français, dont un très grand nombre sont jeunes, présents ou résidant habituellement en Irak et en Syrie. D’une manière générale, on estime que près de 1 600 Français sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans les filières irako-syriennes.

Parmi les 457 Français localisés sur zone, on compterait 137 femmes et 80 mineurs – dont 45 jeunes filles mineures. Les volontaires ayant quitté la Syrie seraient 278, dont 213 seraient déjà revenus en France. Il y aurait, en transit vers la zone, 320 de nos ressortissants, et 521 Français auraient manifesté des velléités de départ ; 105 sont décédés sur zone, dont huit dans le cadre d’opérations-suicide ; enfin, deux Français sont détenus en Syrie.

Le nombre global de Français impliqués est passé de 555 à 1 683, ce qui représente une augmentation de 203 % depuis le 1er janvier 2014. Quant au nombre total de combattants – je distingue les impliqués des combattants, car les impliqués incluent ceux qui ont manifesté des velléités de départ –, il est passé de 224 à 457, ce qui représente une augmentation de 104 %. Les candidats sont principalement originaires de six régions – Île-de-France, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Languedoc-Roussillon, Nord-Pas-de-Calais et Midi-Pyrénées.

Il existe donc un véritable continuum de radicalisation. Je pense notamment à la porosité entre délinquance et terrorisme, très visible lorsqu’on examine les cas de ceux qui sont engagés dans des opérations à caractère terroriste, et qui exige de notre part des réponses nouvelles et adaptées. C’est pourquoi nous avons adopté une stratégie globale et cohérente conciliant les objectifs de prévention et les objectifs de répression.

Le premier volet de ce dispositif, dont la loi sur le renseignement sera le noyau dur, consiste à renforcer les modalités de répression du terrorisme, notamment les moyens d’action de nos services de sécurité et de renseignement. Après les attentats de janvier, il était nécessaire de donner aux services les moyens humains et matériels supplémentaires qui leur manquaient en raison des nombreuses suppressions de postes effectuées au cours des dernières années. Le Conseil des ministres a arrêté un plan le 21 janvier dernier, renforçant considérablement les moyens des services de renseignement sur les exercices 2015, 2016 et 2017.

Je veux, là encore, être aussi précis que possible : aux termes de ce plan puissant, 1 404 emplois seront créés au ministère de l’intérieur, dont 1 100 pour le renforcement des services chargés du renseignement intérieur – Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), Service central du renseignement territorial (SCRT), Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP). Au ministère de la justice, 950 emplois nouveaux seront créés sur la même période, répartis entre les juridictions, l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Les services du ministère de la défense et des finances concourant à la lutte antiterroriste et contre les réseaux de soutien bénéficieront également du renfort respectif de 250 et 80 agents, dont 70 pour les douanes – un domaine d’action absolument stratégique, notamment en matière de lutte contre le trafic d’armes et l’utilisation des fonds provenant de la traite des êtres humains, qui peuvent contribuer à alimenter des activités terroristes.

Il m’arrive d’entendre et de lire des choses complètement fausses, notamment dans les prises de parole de certains responsables politiques éminents – ou qui le furent. Je précise donc que les 1 404 emplois équivalents temps plein créés au ministère de l’intérieur correspondent à des créations nettes d’emplois : tout propos affirmant le contraire est un mensonge. Je précise que le renforcement immédiat des services de renseignement s’est opéré au cours des dernières semaines par le biais de mutations internes, dont les mouvements seront compensés par les sorties d’école à venir. À cette fin, les entrées en scolarité ont été augmentées à due concurrence dès cette année, et seront calibrées en 2016 et 2017 pour permettre la saturation du nouveau plafond d’emplois résultant des créations de postes décidées selon le rythme arrêté pour le plan triennal.

Sur les 1 404 emplois créés au sein de mon ministère, 538 le sont au titre de l’année 2015. Au 15 mai, 168 postes étaient pourvus, le complément devant intervenir entre le 1er juillet et le 1er septembre dans le respect du calendrier des commissions paritaires de chaque corps. Un aménagement du calendrier des sorties d’école de fin d’année a été décidé pour permettre, grâce à l’inversion de séquences pédagogiques, la compensation des mouvements de mutation que je viens d’évoquer, dès le mois d’octobre.

Ces efforts très conséquents s’ajoutent évidemment aux 432 postes supplémentaires de la DGSI déjà programmés depuis 2013, et conforteront la relance du recrutement au sein des forces de l’ordre, par ailleurs entamée dès 2012 – nous avons en effet 500 emplois par an dans les forces de police et de gendarmerie. Par ailleurs, il ne remet pas en cause la mobilisation quotidienne des forces de police et de gendarmerie, ni l’engagement des forces armées pour l’opération Sentinelle, déployée dans le cadre du plan Vigipirate et mobilisant 7 000 soldats.

Au-delà de ces renforts sans précédent des effectifs opérationnels et techniques, les efforts du Gouvernement portent également sur les moyens budgétaires des services. Ainsi, 233 millions d’euros seront affectés au ministère de l’intérieur au titre du plan du 21 janvier, dont 98 millions d’euros dès 2015. À ce jour, 50 % des autorisations d’engagement sont déjà effectuées, qu’il s’agisse des moyens techniques des services ou des marchés relatifs à la modernisation de nos systèmes d’information, notamment le portail des applications policières CHEOPS ou la plateforme de signalement PHAROS, qui analyse et recoupe un certain nombre d’informations, de signalements et de contenus illicites sur Internet.

L’ensemble de ces moyens en effectifs comme en équipements me permettra de densifier l’implantation des services de sécurité et de renseignement sur l’ensemble du territoire, afin de mieux détecter en amont les signes de radicalisation. C’est pourquoi, parmi les 1 404 nouveaux postes créés, 500 sont dédiés au Service central du renseignement territorial, pour renforcer la couverture du territoire, y compris en zone rurale, puisque la gendarmerie bénéficiera de 150 de ces 500 postes. Quant à la DGSI, elle pourra également accroître sa présence sur le terrain dans la perspective d’un maillage qu’elle réorganisera. C’est en effet la destination essentielle de ces 500 nouveaux emplois décidés dans le plan arrêté le 21 janvier dernier.

J’insiste sur deux points. Premièrement, les créations d’emplois sont des créations nettes, d’ores et déjà compensées, quand elles se font au moyen de mutations, par l’augmentation des effectifs d’élèves recrutés dans les écoles. Deuxièmement, sur les 233 millions d’euros destinés à venir abonder les moyens des services – hors titre II –, 98 millions d’euros sont déjà mobilisés en 2015.

S’il est indispensable d’accorder davantage de moyens à nos forces de sécurité, un tel effort resterait pour autant insuffisant si nous ne réformions pas en parallèle la façon dont nos services coordonnent leur action. Je serai très clair sur ce point : les services doivent tourner la page de la culture du cloisonnement et systématiser les échanges d’informations. Le caractère diffus de la menace rend absolument nécessaire une telle évolution, ce dont les services sont d’ailleurs parfaitement conscients. Cela correspond aux directives et instructions très fermes que j’ai données à leurs directeurs généraux. Ainsi, le 17 avril dernier à Nîmes, j’ai moi-même souhaité rencontrer les cadres de la Direction centrale de la sécurité publique et je leur ai demandé de s’engager pleinement à leur niveau dans la lutte antiterroriste et de travailler en étroite coordination avec le SCRT, dont la grande force est justement de dépendre de la sécurité publique, c’est-à-dire de la police du quotidien, implantée sur l’ensemble du territoire grâce au maillage des services de police et des unités de gendarmerie.

Par ailleurs, nous consolidons considérablement l’articulation entre le premier cercle du renseignement – la DGSI et ses partenaires de la communauté du renseignement – et le deuxième cercle, c’est-à-dire le SCRT et les services d’investigation. À cet égard, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) joue un rôle absolument majeur et même décisif. Des cellules de coordination ont été mises en place, réunissant l’ensemble des services de renseignement policier en une organisation opérationnelle, réactive et de plus en plus fluide. Enfin, nous renforçons les liens entre les renseignements intérieurs et extérieurs. Une équipe de la DGSE est désormais présente dans les locaux de la DGSI, ce qui était inconcevable il y a encore peu de temps. Ces rapprochements n’ont suscité aucune réserve de la part des services concernés, conscients du caractère global de la menace et de la nécessité, pour être efficaces, d’y répondre de manière collective.

Notre méthode porte ses fruits : nous démantelons régulièrement des filières, et des projets d’attentat sont évités. Depuis le 1er janvier 2014, 138 procédures judiciaires concernant 673 personnes sont en cours pour des activités liées au terrorisme ; 272 personnes ont été interpellées ; 161 personnes ont été mises en examen, et 111 ont été écrouées ; 12 mandats d’arrêt internationaux ont été délivrés, et 9 ont été exécutés. Par ailleurs, l’essentiel des innovations introduites dans notre législation par la loi du 13 novembre 2014 est désormais appliqué avec la plus grande fermeté. À ce jour, 69 interdictions de sortie du territoire visant des ressortissants français soupçonnés de vouloir rejoindre des organisations actives au Moyen-Orient ont d’ores et déjà été prononcées, dont 62 sont notifiées. Par ailleurs, 24 interdictions administratives de territoire (IAT) ont été prononcées à l’égard de ressortissants étrangers ; 10 expulsions ont été exécutées en 2014 et l’instruction de 52 dossiers est en cours. Je rappelle qu’entre 2007 et 2012, le nombre d’expulsions s’élevait en moyenne à 8 par an.

Par ailleurs, les décrets d’application sur le blocage administratif et le déréférencement des sites Internet illicites ont été promulgués en février et mars derniers. Depuis lors, 36 sites ont fait l’objet d’une mesure de blocage et d’autres sont à venir.

La répression du délit d’apologie et de provocation au terrorisme a été renforcée. Plusieurs peines de prison ont ainsi été prononcées en comparution immédiate depuis le mois de janvier pour ce motif.

Enfin, comme vous le savez, le Gouvernement a déposé un projet de loi visant à donner à nos services de renseignement un cadre légal moderne et cohérent, adapté à la fois aux nouvelles menaces dont notre pays peut être la cible, aux mutations technologiques les plus récentes et à l’évolution du droit international et national. La loi sur le renseignement qui viendra couronner notre dispositif de lutte antiterroriste a d’ores et déjà été adoptée à une large majorité par l’Assemblée nationale. Elle a pour objectif de fixer un cadre juridique aux missions accomplies par les services et des règles d’emploi claires des techniques de renseignement, afin de garantir les libertés individuelles fondamentales tout en protégeant les agents qui les défendent, comme les Français qu’ils sont chargés de protéger.

Le texte renforce ainsi les indispensables dispositifs de contrôle et d’évaluation de l’action des services. À cet égard, un triple niveau de contrôle est instauré : administratif – avec la future Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) –, juridictionnel – avec le Conseil d’État – et parlementaire – avec le renforcement des pouvoirs de la Délégation parlementaire au renseignement.

Le second volet de notre action concerne la prévention de la radicalisation et la déradicalisation, qui mobilisent tous les services de l’État. Il s’agit d’un domaine d’intervention récent, ayant vocation à s’articuler avec des réponses sécuritaires. Le pilotage de ce volet spécifique a été confié au Comité interministériel de prévention de la délinquance, une structure autonome et interministérielle – deux critères absolument nécessaires dans la lutte contre la radicalisation. Notre objectif est, d’une part, d’empêcher toute personne en cours de radicalisation de basculer définitivement dans le fanatisme et la violence, d’autre part, d’amener celles et ceux qui sont déjà radicalisés à renoncer à la violence – je pense notamment aux personnes qui reviennent d’Irak et de Syrie. Depuis avril 2014, plusieurs actions précises ont été déployées. Vous en connaissez la plupart et je ne m’y attarderai donc pas, mais la plateforme téléphonique nationale qui permet aux familles de signaler les risques de départ et de bénéficier d’un soutien a désormais atteint sa pleine maturité opérationnelle : près de 1 900 signalements pertinents ont été recensés, soit plus de la moitié des 3 800 cas signalés aux autorités. Ce dispositif à la fois simple et inédit s’est donc révélé particulièrement efficace.

Par ailleurs, les cellules de suivi pilotées par les préfets dans chaque département sont maintenant toutes installées et montent en puissance. Autour du préfet et du procureur, elles réunissent les services de l’État concernés – sécurité publique, renseignement territorial, protection judiciaire de la jeunesse, éducation nationale, services sociaux –, ainsi que leurs partenaires, parmi lesquels les collectivités locales jouent un rôle déterminant, notamment au regard de leurs compétences sociales. Ces cellules de suivi organisent la prise en charge des personnes radicalisées ou en cours de radicalisation en leur proposant des dispositifs de réinsertion individualisés. La pleine coopération de tous les acteurs mobilisés est la clé de l’efficacité. Il en va de même pour les autres mesures déjà mises en œuvre, qu’il s’agisse de la formation des acteurs de terrain, de l’élaboration d’une grille d’indice de radicalisation, ou de la mise en place de différents programmes de réinsertion et de suivi social, psychologique ou médical.

Par ailleurs, deux autres dispositifs novateurs ont été plus récemment validés par le Gouvernement. Une équipe mobile d’intervention, jusqu’alors à l’état de projet, a été officiellement créée. Pilotée par Mme Dounia Bouzar, elle interviendra sur le terrain à la demande des préfets pour traiter les situations individuelles les plus difficiles. Par ailleurs, la création d’un centre d’accueil des personnes revenant des zones de conflit a été annoncée par le Premier ministre il y a quelques jours. Il aura pour objectif d’amener progressivement et de façon très encadrée celles et ceux qu’il accueillera à renoncer à la violence, puis de les réinsérer dans la société tout en les réconciliant avec les principes de la République.

Le dispositif de prévention tel qu’il est organisé me paraît tout à fait pertinent. Pour autant, si cette organisation est aujourd’hui stabilisée, il n’en reste pas moins nécessaire d’en évaluer en permanence l’efficacité opérationnelle. C’est pourquoi j’ai confié à l’Inspection générale de l’administration le soin de coordonner une mission d’audit inter-inspections afin d’apprécier la qualité du travail effectué et surtout de proposer des pistes d’amélioration sur la détection des situations à risque, les modalités de prise en charge et de soutien aux familles. La garde des sceaux, la ministre de l’éducation nationale et moi-même venons de signer une lettre de mission adressée aux inspections générales, qui devront nous remettre dans un délai de six mois un rapport sur la base duquel nous ne manquerons pas de prendre les initiatives nécessaires pour parfaire les édifices déjà mis en place et les compléter le cas échéant.

Enfin, depuis plusieurs mois, la France est à l’initiative pour renforcer la coopération européenne et internationale face à la menace terroriste qui nous concerne tous, comme l’ont montré les attentats de Bruxelles, de Copenhague, de Bamako ou encore de Tunis. Sous l’égide du Premier ministre, une stratégie globale de lutte antiterroriste a donc été élaborée par la France et proposée à l’ensemble de nos partenaires européens. Elle prolonge à l’échelle de l’Union nos objectifs en matière de répression et de prévention. D’importantes avancées ont été réalisées ces derniers mois. Dès le 11 janvier, comme vous le savez, j’ai réuni en urgence place Beauvau les ministres de l’intérieur du G10 avant la grande manifestation qui devait avoir lieu, afin d’organiser la riposte européenne et internationale. Les orientations communes alors définies ont servi de cadre à la déclaration conjointe que les ministres européens de l’intérieur et de la justice ont adoptée le 29 janvier à Riga. Ces propositions ont ensuite été reprises par le programme de travail arrêté par le Conseil européen le 12 février, qui constitue désormais la feuille de route de l’Union européenne en matière de lutte antiterroriste. Nous avons donc été force de proposition d’avant-garde sur ces questions : les propositions européennes ont repris les propositions françaises. Cette même feuille de route a été intégrée à l’agenda pour la sécurité que la Commission européenne a publié le 28 avril.

Trois grandes priorités orientent notre action commune. Il s’agit d’abord de l’adoption, d’ici à la fin de l’année, d’un PNR européen, afin de permettre aux polices européennes, dans des conditions très strictes de protection des données, d’accéder aux listes de passagers des avions pour mieux y repérer les combattants étrangers. C’est ensuite le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’Union européenne par la mise en œuvre de contrôles systématiques et coordonnés. C’est, enfin, le renforcement de la lutte contre la propagande et le recrutement terroristes sur Internet. Ces trois priorités concentrent l’essentiel de nos efforts au plan européen, même si notre action comporte évidemment d’autres volets – je pense en particulier à la lutte contre le trafic d’armes, à la coopération policière et judiciaire et à l’intensification des échanges d’informations, notamment grâce à un meilleur usage d’Europol et d’Eurojust.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? L’urgence est d’abord d’adopter le PNR. Les attentats de janvier ont en effet conforté les ministres de l’Union dans leur conviction qu’un tel outil était essentiel pour repérer les combattants étrangers quand ils quittent l’Union européenne ou quand ils y reviennent. C’est pourquoi la France souhaite aboutir au plus tôt à un texte équilibré, conciliant exigences de sécurité et haut niveau de protection des données personnelles : ces deux objectifs peuvent être atteints ensemble.

Nos efforts de sensibilisation auprès des députés européens commencent à porter leurs fruits. Le 4 février dernier, je me suis rendu au Parlement européen pour rencontrer les membres de la commission LIBE et leur proposer des pistes de travail portant notamment sur l’inclusion de garanties supplémentaires dans le projet de directive PNR. Les choses avancent dans le bon sens. Le 11 février, en séance plénière, le Parlement européen a adopté une résolution sur les mesures à prendre en compte contre le terrorisme, qui prône l’adoption d’un PNR européen d’ici à la fin de l’année 2015. Par la suite, le rapporteur Timothy Kirkhope a présenté un projet de rapport révisé. De notre côté, nous mobilisons la présidence luxembourgeoise pour faire avancer rapidement le dossier PNR, tout en veillant à ce que le futur rapport qui sera adopté par le Parlement européen tienne compte à la fois de nos priorités et des lignes rouges que nous nous refusons à franchir.

La deuxième priorité de notre action commune consiste en la nécessité de renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l’Union européenne – c’est ce que certains appellent le Schengen 2 –, ce qui est déjà presque fait. Il en va de la crédibilité et de l’efficacité de l’espace Schengen, qui doit protéger les Européens. Nous devons impérativement nous doter des moyens d’assurer des contrôles approfondis et systématiques des ressortissants européens à l’entrée de l’espace Schengen selon des critères pertinents et partagés. Les travaux actuels vont dans la bonne direction. La déclaration du Conseil européen du 12 février représente une étape importante, puisque les chefs d’État et de gouvernement ont pris la décision de renforcer les contrôles de façon coordonnée. Nous devons d’une part établir rapidement des critères communs de contrôle, d’autre part les appliquer de façon conjointe. C’est exactement ce que j’ai proposé à mes homologues lors du Conseil « Justice et affaires intérieures » du 12 mars dernier. À plus long terme, je défends une révision du code Schengen, conformément à la déclaration du Conseil. J’estime que cette étape est incontournable si l’on veut combattre avec efficacité les évolutions de la menace terroriste.

Enfin, la troisième priorité réside dans la nécessité de renforcer le dialogue européen avec les acteurs du Net, afin d’améliorer les procédures de signalement des sites terroristes et d’obtenir le retrait des contenus illicites. Nous travaillons donc à favoriser la convergence des législations en matière de retrait des contenus illégaux. Parallèlement, nous devons développer sur Internet un contre-discours visant à contrecarrer les phénomènes de radicalisation et d’endoctrinement. C’est tout l’objectif de l’initiative lancée avec l’appui de la Belgique. Une équipe de communication stratégique sur la Syrie a été mise en place grâce à un financement européen. La France participe bien sûr sans réserve aux travaux de cette cellule.

Enfin, il est urgent que nous réfléchissions aux pratiques de cryptage développées par les grands acteurs d’Internet. Elles empêchent en effet l’interception des communications, y compris à des fins de défense nationale et de lutte antiterroriste. Je me suis rendu aux États-Unis dans la Silicon Valley en février dernier pour y rencontrer les principaux opérateurs Internet et évoquer avec eux l’ensemble de ces problématiques. Je crois en la nécessité d’un tel dialogue, dont je souhaite d’ailleurs qu’il se poursuive à l’échelle européenne. Le 22 avril, j’ai organisé à Paris une table ronde réunissant les acteurs internationaux du numérique, et nous avons adopté ensemble une plateforme de bonne conduite qui permettra le retrait plus rapide des contenus illicites et renforcera la formation des policiers et des gendarmes. Nous créons par ailleurs un groupe de contact permanent entre le ministère de l’intérieur et ces opérateurs, dont la première réunion a eu lieu le 12 mai. La relation inédite que nous sommes en train de construire avec ces opérateurs s’inscrit donc dans un processus solide, durable et confiant.

Avant de conclure, je voudrais insister sur la nécessaire coopération avec les pays du Proche et du Moyen-Orient – je pense tout particulièrement à la Turquie, qui est en première ligne sur le dossier syrien, puisque les candidats au djihad et les djihadistes de retour du théâtre des opérations transitent de façon quasiment obligatoire par le territoire de la Turquie. C’est pourquoi nous avons mis en place un protocole de coopération entre nos services respectifs, qui a déjà permis le retour encadré de nombreux jeunes partis en Syrie – il y en a toutes les semaines, parfois même tous les jours d’une semaine. Par ailleurs, je me suis rendu à Lisbonne le 28 avril dernier, afin d’y rencontrer dans le cadre du G4 mes homologues espagnols, portugais et marocains. À cette occasion, nous avons décidé de renforcer encore davantage notre coopération dans la lutte antiterroriste. Je n’oublie pas non plus les pays d’Afrique confrontés au terrorisme djihadiste. Je suis allé au Niger et au Cameroun il y a quatre jours et j’ai pu y constater les dégâts faits par Boko Haram. Là aussi, nous souhaitons mettre en place une riposte coordonnée.

Depuis janvier, la menace s’est précisée et concrétisée. Aujourd’hui, elle reste à un niveau très élevé. Il eût été inquiétant qu’au cours de ces derniers mois, aucune des actions que nous avons initiées, aucune des mesures que nous avons prises n’eût progressé. Fort heureusement, ce n’est pas le cas, grâce à la très grande détermination qui est la nôtre et celle des services – et la vôtre aussi, puisque vous êtes tous très impliqués dans l’examen des dispositions législatives nouvelles que nous avons présentées au Parlement pour lutter efficacement contre le terrorisme.

La situation à laquelle nous sommes confrontés est un défi pour notre société, pour la République et pour la cohésion de la Nation. Je crois à la stratégie globale et à bien des égards novatrice que nous avons arrêtée, une stratégie déjà largement mise en œuvre et qui me semble être à la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés. Je tenais à faire ce point exhaustif des mesures prises de manière à ce que vous puissiez me poser toutes les questions que vous souhaitez pour compléter votre rapport.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur le ministre. Sans doute reviendrez-vous ultérieurement sur les événements de Villejuif. Pour le moment, je vais donner la parole aux membres de notre commission d’enquête qui souhaitent vous poser des questions.

M. Meyer Habib. Je vous remercie pour votre intervention d’une grande clarté, monsieur le ministre. Permettez-moi cependant cette remarque : de grâce, ne donnez pas le titre de « combattants » à ceux qui ne sont que des terroristes, en dépit de la nomenclature européenne qui les désigne par l’expression « combattants étrangers ».

L’effectivité des règles de sécurité applicables au sein de l’espace Schengen suppose que ces règles soient appliquées de manière uniforme sur l’ensemble des frontières de l’Union européenne et que les outils de contrôle, en particulier le système d’information Schengen, soient adaptés à l’enjeu. Il existe des milliers de points d’entrée sur le territoire européen. Pouvez-vous nous indiquer quelles initiatives sont prévues concrètement pour adapter, voire refonder totalement le système d’information Schengen afin de le rendre plus efficace face à la menace islamiste ?

Ma deuxième question porte sur Internet. Plusieurs rapports ont montré que le djihadisme commence presque toujours sur Internet, dans une nébuleuse mêlant islamisme radical, haine de la France et de l’Occident, antisémitisme, haine d’Israël et antisionisme. De nouveaux dispositifs ont récemment été mis en place pour contrer ce « djihadisme médiatique », qu’il s’agisse de la loi sur le renseignement, votée à une large majorité, ou du plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, que vous avez présenté avec le Premier ministre le 17 avril dernier et qui prévoit la pénalisation des propos de haine tenus sur Internet et la création d’une unité nationale de lutte contre la haine sur Internet.

Il faut des règles pour prévenir, surveiller et punir les dérives sur Internet. Quelles sont exactement ces règles, et comment les différents services – en particulier cette unité nationale de lutte conte la haine sur Internet – vont-ils opérer ? Quelles seront leurs prérogatives, notamment en matière d’exploitation des métadonnées anonymes ? Les agents de ce service bénéficieront-ils d’une formation adaptée et de directives claires, leur permettant de bien discerner le risque djihadiste ? Je rappelle que Coulibaly et Merah se réclamaient autant de l’antisionisme radical que de l’islamisme. Où se situera la limite entre la liberté d’expression – instrumentalisée par les entrepreneurs de la haine – et l’incitation caractérisée à la haine ?

M. Christophe Cavard. Ma première question porte sur la coordination des services de renseignement au niveau européen. S’il existe un coordinateur à l’échelle de l’Europe, chaque État a tendance à considérer que cette problématique relève d’une prérogative nationale. Une réflexion s’est engagée au sujet de ce qui pourrait être un service de renseignement européen conçu sur le modèle du service de police Europol et ayant des relations particulières avec les autres pays – je pense à la Turquie, mais aussi aux zones de combat, particulièrement sensibles, ainsi qu’à l’Afrique, où de nouveaux groupes font régulièrement allégeance à l’État islamique. Que pensez-vous de cette idée ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous donner quelques précisions au sujet du service central territorial que vous avez évoqué ? Quelle sera sa fonction en matière de lutte contre le terrorisme et les filières djihadistes, et de quels moyens, notamment techniques, disposera-t-il ? Si je ne me trompe, les services territoriaux, qui ne font pas partie du premier cercle, n’ont pas accès à certains dispositifs techniques pour le moment : cela va-t-il changer ?

Enfin, vous avez cité les cellules mises en place autour des préfets et des procureurs. Pouvez-vous nous indiquer de quelle manière les plans d’action individuels vont se mettre en place et quel sera le rôle des différents intervenants ? Actuellement, certains enseignants ou éducateurs se trouvent confrontés à des questionnements dans le cadre de leur intervention au sein de ces cellules. Ne pourrait-on pas les aider à accomplir leur mission en matière de signalement et leur fournir un soutien quand ils se trouvent confrontés à une situation délicate ? Dans mon département, le Gard, je connais un éducateur qui suit un enfant dont le père a été arrêté il y a quelques mois dans le cadre d’une opération antiterroriste ; je peux vous assurer que ce travailleur social se trouve un peu démuni face à la problématique familiale et sociale peu commune à laquelle il est confronté, et qu’un soutien lui serait très utile.

M. Jacques Myard. Vous avez indiqué que les effectifs des services chargés de lutter contre le djihadisme allaient être renforcés et je m’en félicite, monsieur le ministre. Il ne faut cependant pas oublier que vos prédécesseurs ont procédé, en leur temps, à d’importantes réformes structurelles, qu’il s’agisse du passage de la gendarmerie sous l’autorité du ministre de l’intérieur ou de la fusion de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et des Renseignements généraux (RG). Je rappelle que le nombre de policiers en France, ramené au nombre d’habitants, est le plus important d’Europe – mais cela résulte de l’organisation interne de la police nationale, que je n’évoquerai pas ici.

Par ailleurs, vous avez très bien fait la distinction entre les individus à la dérive et les manipulateurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces derniers, de loin les plus dangereux, car ils abusent de la faiblesse de certaines personnes en recourant à des techniques utilisées par les sectes, et en opérant souvent à partir de l’étranger ?

En matière de coopération entre les ministères, il me semble que l’éducation nationale fait preuve d’une trop grande tolérance à l’égard de certaines écoles fonctionnant hors contrat ; on devrait, à mon sens, s’assurer que ces établissements respectent bien les principes d’ordre public de notre République.

Pour ce qui est de la coopération européenne, la question du PNR avance mais il n’est pas encore précisé si l’accès à ces données sera direct, ou s’il nécessitera de passer par une plateforme filtrant les appels, ce qui risque de retarder la prise en compte des informations.

Comment peut-on sérieusement prétendre qu’il est possible d’assurer un contrôle des frontières extérieures de Schengen ? Chacun sait bien qu’une telle idée est complètement irréaliste, ne serait-ce, par exemple, qu’en raison de l’existence d’une myriade d’îles dans les eaux de la Grèce. La solution est en fait à rechercher dans un contrôle interne du même type que celui pratiqué par les États-Unis sur leur territoire. Je vous garantis que personne ne peut transporter des denrées alimentaires en voiture de New York à la Californie sans se faire contrôler : même en Amérique, la liberté de circulation n’est pas totale. Il faut donc mettre fin à cette aberration que constitue l’idée d’une circulation sans contrôles au sein de l’espace Schengen.

Enfin, vous avez sans doute conscience du fait que la coopération avec les États du Proche-Orient n’est qu’une partie de poker menteur, compte tenu de la duplicité sans limites desdits États. Même si cela ne relève pas tout à fait de la compétence de votre ministère, permettez-moi de dire que, de ce point de vue, je m’interroge fortement sur la validité de notre politique extérieure, et je déplore que vous subissiez les conséquences de ce qui est fait en la matière.

M. le ministre. Pour ce qui est de l’affaire de Villejuif, les attentats que Sid Ahmed Ghlam projetait de commettre contre des églises ont pu être évités grâce aux investigations effectuées par la police après le meurtre d’Aurélie Châtelain et les déclarations du suspect prétendant avoir été victime d’un règlement de comptes. Ces opérations ont abouti à la découverte de véhicules, d’armes et de gilets pare-balles, ce qui a déclenché une enquête de police scientifique et technique, toujours en cours, mais ayant déjà permis de reconstituer l’arborescence des relations et complices du suspect.

Sid Ahmed Ghlam était-il connu des services ? Il me semble important d’apporter des précisions sur ce point, toutes sortes de rumeurs ayant couru à ce sujet. En fait, le petit frère du suspect, âgé de neuf ans, ayant déclaré aux services que son aîné se radicalisait, il a été procédé à une audition du suspect, qui n’a rien mis en évidence. Les services concernés ont cependant estimé nécessaire de mettre en place une surveillance téléphonique de Sid Ahmed Ghlam, n’ayant, là encore, pas mis en évidence qu’il était en relation avec des individus connus de nos services et susceptibles de contribuer à la commission d’un attentat. Sans entrer dans le détail de l’enquête, que je ne veux pas compromettre, j’indiquerai que, dans cette affaire comme dans d’autres, les moyens technologiques utilisés par les personnes préparant un attentat sont de plus en plus sophistiqués et comprennent l’utilisation de la cryptologie sur Internet, ainsi que le recours à une multitude de boîtiers et de puces pour ce qui est des communications téléphoniques, afin d’échapper aux contrôles des services de renseignement.

Dans le cadre de la loi sur le renseignement, nous prévoyons le recours à deux techniques exclusivement réservées à la lutte antiterroriste, à savoir la détection sur données anonymes et le suivi en temps réel des terroristes, mises en œuvre sous le contrôle de la Haute autorité, sous le contrôle juridictionnel du Conseil d’État et sous le contrôle de la Délégation parlementaire au renseignement, dans le respect rigoureux des libertés publiques. Il est en effet justifié que, sous le triple contrôle que je viens d’évoquer, l’État s’arme pour faire face efficacement aux projets d’attentats terroristes mettant en œuvre des moyens techniques de dissimulation. Faut-il s’étonner que ceux qui dénoncent de prétendues failles dans le fonctionnement des services de renseignement soient également ceux qui affirment qu’il ne faut pas accorder à ces services les moyens de prévenir la commission d’attentats ? En tout état de cause, je m’interroge sur les buts poursuivis par ces personnes et sur la cohérence de leur raisonnement. Face à des terroristes ayant de plus en plus fréquemment recours à des technologies sophistiquées, notamment en matière de cryptologie, nous devons mobiliser des techniques permettant d’éviter que ces individus ne commettent des actes ayant le niveau de gravité que l’on sait.

L’enquête relative à Sid Ahmed Ghlam avance vite et tous les services du ministère de l’intérieur sont mobilisés en vue du démantèlement du réseau impliqué dans le projet d’attentat de Villejuif. J’ajoute que, comme les chiffres en témoignent, les services de renseignement français agissant en coopération mutuelle, mais aussi avec d’autres services européens, procèdent jour après jour au démantèlement de filières de recrutement ou de filières terroristes susceptibles de préparer des attentats, afin d’assurer la sécurité de nos compatriotes. Cela se fait sans bruit, sans communication, mais avec un niveau d’efficacité qui doit être souligné.

J’en viens aux questions de M. Meyer Habib et de M. Jacques Myard sur l’espace Schengen. Sur ce point, il convient tout d’abord de s’interroger sur la notion de franchissement des frontières extérieures de l’Union européenne : il ne peut s’agir uniquement des frontières marquant la séparation physique entre l’Union européenne et les pays voisins.

M. Jacques Myard. C’est aussi Roissy, par exemple !

M. le ministre. Exactement. Pour être efficaces, nous devons effectuer des contrôles systématiques et coordonnés dans tous les aéroports – conformément à la réforme de Schengen que nous avons portée – et mettre en œuvre le PNR, qui permet de disposer d’informations précises sur la traçabilité du parcours des terroristes sur l’ensemble des trajets qu’ils ont effectués à partir de pays situés hors de l’Union européenne, dès lors que ceux-ci sont dotés d’un PNR. Par le croisement des informations contenues dans le système d’information Schengen (SIS), qui permet de signaler des individus inscrits au fichier des personnes recherchées (FPR) en raison des actes qu’ils ont commis, il est possible d’obtenir des renseignements extrêmement précis : cela montre bien que le véritable problème n’est pas Schengen, mais la mise à disposition de l’ensemble des pays de l’Union européenne des outils que je viens de décrire, de nature à permettre une totale efficacité de la surveillance des terroristes franchissant les frontières de l’Union européenne. Ceux qui pensent que c’est en sortant de Schengen que nous obtiendrons plus de renseignements et une plus grande efficacité se trompent.

M. Jacques Myard. Je n’ai pas dit cela !

M. le ministre. D’autres que vous l’ont fait. Ainsi le Front national s’oppose-t-il à tout ce que nous faisons de rationnel : il est contre le blocage administratif des sites Internet, contre la loi sur le renseignement, contre les contrôles systématiques et coordonnés aux frontières par une utilisation intelligente de Schengen dans les aéroports – puisqu’il considère qu’il faut sortir de Schengen – et contre le PNR – il s’y est opposé au Parlement européen. C’est bien simple, la mise en œuvre de ce que propose ce parti politique aboutirait à rendre la France aveugle et sourde face au risque terroriste. En la matière, il faut être extrêmement précis : traiter la question du terrorisme sur la base d’approximations ne peut aboutir qu’à une addition de problèmes, et en aucun cas à une solution.

Pour ce qui est d’Internet, nous avons pris dans le cadre de la loi du 13 novembre 2014 des dispositions qui ont été discutées et parfois combattues. Il s’agissait de sortir l’apologie et la provocation au terrorisme de la loi sur la presse pour les faire entrer dans le code pénal et permettre ainsi de pénaliser beaucoup plus facilement ce type d’agissements. En effet, le Gouvernement considère que l’appel à la haine, l’incitation à tuer des Français parce qu’ils sont juifs, musulmans ou catholiques, ne relève pas de la liberté d’expression, mais constitue un délit. On n’a pas théorisé la neutralité de la rue : si, tout à l’heure, des manifestants brandissent devant le palais Bourbon des pancartes appelant au meurtre des Juifs, ce trouble grave à l’ordre public, constituant un délit, enclenchera l’action publique. De même, il est normal que sur Internet, des mesures de police administrative permettent de prévenir des risques afin d’éviter d’avoir à judiciariser des crimes.

Christophe Cavard m’a interrogé sur le service de renseignement européen.

M. Jacques Myard. Une passoire !

M. le ministre. Si je suis très favorable au renforcement de la coopération entre les services de renseignement des différents États de l’Union européenne, je pense que la création d’un service de renseignement européen poserait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait en raison des différences de cultures, d’organisations, de modalités de collecte et d’analyse du renseignement. Tout cela occasionnerait une perte en ligne qui nuirait considérablement à l’efficacité du dispositif.

Pour ce qui est du Service central du renseignement territorial, je souhaite qu’il monte en puissance au moyen des recrutements auxquels nous procédons. Nous articulons les missions entre le premier et le second cercles du renseignement et, dans le cadre des procédures que j’ai décrites précédemment, le SCRT pourra utiliser un certain nombre de techniques de renseignement, conformément à ce qui est prévu par la loi relative au renseignement.

Les plans d’action individuels fonctionnent bien et permettent, par la mobilisation des équipes mobiles que j’ai évoquées, de mettre en place, sous l’autorité des préfets et des procureurs, un suivi individualisé des jeunes radicalisés ayant vocation à répondre à diverses situations, qu’il s’agisse de décrochage scolaire, d’une addiction ou de certains problèmes de santé mentale – des problèmes parfois associés. Les équipes sont très souples et mobilisables sur l’ensemble du territoire. Les préfets et les procureurs mobilisent aussi les administrations de leur ressort afin que ce dispositif de prévention présente la plus grande efficacité possible.

Jacques Myard aura beaucoup de mal à me convaincre du fait qu’une diminution de 13 000 postes peut se traduire par davantage de policiers.

M. Jacques Myard. Il y a eu une restructuration globale : vous avez récupéré des gendarmes, monsieur le ministre !

M. le ministre. Les gendarmes accomplissaient déjà les mêmes missions avant d’être placés sous la responsabilité du ministère de l’intérieur. Je vous confirme que la perte cumulée de 6 000 postes de gendarmes et de 7 000 postes de policiers ne peut en aucun cas équivaloir à une augmentation d’effectifs, du moins pas selon le système arithmétique auquel je me réfère – mais peut-être en connaissez-vous un autre, monsieur le député.

Enfin, si nous proposons, avec la détection sur données anonymes, de comprendre le comportement de certains acteurs d’Internet qui manipulent, embrigadent, cryptent des messages, appellent à la haine et incitent les jeunes à s’engager pour commettre des actes terroristes, c’est pour mieux identifier leurs profils et mieux comprendre leurs motivations. L’Union européenne mobilise une structure d’analyse des discours diffusés sur Internet, à laquelle nous participons afin de construire et diffuser des contre-discours. La coopération avec l’éducation nationale est bonne et a permis de prendre en compte et de prévenir, notamment au moyen d’une analyse très fine des processus d’absences scolaires, les risques de départ de certaines familles.

M. Georges Fenech. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour la clarté et l’exhaustivité de votre intervention, et je salue votre dynamisme et votre volontarisme, notamment au niveau international.

Bien que vous soyez également ministre des cultes, vous n’avez pas abordé la question des mosquées, de leur financement et de la formation des imams. Il s’agit pourtant d’un thème important eu égard à l’expansion du salafisme et aux discours de certains imams qui peuvent constituer un foyer d’agitation.

Que pouvez-vous nous dire du renforcement des moyens alloués aux forces de première intervention – je pense notamment au RAID et au GIGN – et du travail qu’elles peuvent réaliser en commun, avec la réussite que l’on a pu constater lors des attentats de janvier dernier ? Est-il prévu un programme de renforcement de la vidéosurveillance ?

Les centres d’accueil évoqués par le Premier ministre reposent sur le principe du volontariat, alors que les députés de l’opposition membres de la commission des Lois auraient préféré que l’on crée des centres de rétention pour les terroristes revenant de théâtres extérieurs. Comment pensez-vous convaincre ces personnes de se réinsérer volontairement dans notre société ?

Enfin, vous avez fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle en reconnaissant la porosité existant entre la délinquance de droit commun et le terrorisme, et avez fixé deux objectifs dans ce domaine : d’une part la prévention – je salue le travail fait sur ce point par votre ministère –, d’autre part la répression. Nous entendrons cette après-midi ce que Mme Taubira aura à nous dire sur ce point, mais je ne vois vraiment pas en quoi la répression a pu être renforcée en matière de lutte contre le terrorisme. Certes, vous avez fait état de l’interpellation, de la mise en examen et de l’emprisonnement d’un certain nombre de personnes, mais à ma connaissance, rien n’a été fait pour renforcer la lutte contre les récidivistes, et aucune réflexion n’a été engagée au sujet de la réduction automatique des peines de prison – au contraire, il est question d’abroger les rétentions de sûreté. Bref, je ne vois aucune volonté politique du ministère de la justice de joindre ses efforts à ceux du ministère de l’intérieur en matière de lutte contre le terrorisme.

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Au cours de ses travaux, notre commission d’enquête a abordé à de nombreuses reprises la question de la coordination du renseignement. Pouvez-vous nous faire part de votre sentiment sur ces deux propositions consistant, d’une part à renforcer le rôle de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) en augmentant ses effectifs de 20 % à 25 %, d’autre part, à faire passer l’UCLAT sous la responsabilité du ministre de l’intérieur ? Initialement rattachée à la Direction générale de la police nationale (DGPN) – ce qui se justifiait par le contexte de l’époque –, cette unité aurait aujourd’hui plutôt vocation à être placée sous l’autorité du ministre de l’intérieur : le dispositif y gagnerait en lisibilité.

M. Joaquim Pueyo. Je remercie le ministre pour son propos très clair et je salue la volonté du Gouvernement de lutter contre le terrorisme.

Je déplore que les élus locaux ne soient pas toujours bien informés de la mise en place des états-majors de sécurité que chaque département doit créer auprès du procureur.

M. le ministre. Si c’est le cas, je le regrette.

M. Joaquim Pueyo. Il me semble que les maires, officiers de police judiciaire, devraient être associés à la mise en place de ces états-majors de sécurité.

Par ailleurs, on assiste actuellement à une montée en puissance de l’apologie de la haine contre les institutions au travers de vidéos montrant des armes et de la drogue. De ce point de vue, il est essentiel d’effectuer un travail de diagnostic et de prévention sur les territoires.

La coopération européenne en matière de lutte contre le terrorisme progresse, et je m’en félicite. Cela dit, je me suis rendu le mois dernier à Bruxelles dans le cadre d’une mission d’information, confiée par la Commission des affaires européennes, sur la révision de la politique européenne de voisinage. Je peux vous dire que les ambassadeurs du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie sont très favorables à une coopération de leurs États respectifs avec la France en matière de renseignement.

M. le ministre. Cette coopération est déjà mise en œuvre.

M. Joaquim Pueyo. Dans ce cas, considérez-vous que cette coopération soit constructive et qu’elle nous permette d’obtenir des renseignements utiles ? J’insiste sur l’intérêt d’une telle coopération avec les pays que j’ai cités, compte tenu du fait que la France abrite d’importantes communautés qui en sont issues.

M. François Loncle. Si je trouve normal que cette audition ait été ouverte à la presse, je m’étonne de ne voir que deux ou trois journalistes présents, ce qui témoigne du niveau d’indigence de la presse française, car le problème majeur que constitue le terrorisme mérite, à mon sens, un plus grand intérêt.

J’ai été le rapporteur de la commission des affaires étrangères pour les accords de Schengen en 1991, et je comprends que ces accords nécessitent aujourd’hui des adaptations. Cela dit, je me demande si cela ne pose pas un problème au ministre de l’intérieur que vous êtes que la France refuse d’intervenir contre Daech en Syrie, pour des raisons que nous rappelle régulièrement votre collègue du quai d’Orsay. La menace que fait peser le djihadisme en France, jointe à la gravité de la situation en Syrie – je pense notamment aux chrétiens d’Alep, ainsi qu’aux menaces pesant actuellement sur Palmyre – ne justifierait-elle pas que la France intervienne dans ce pays aux côtés de la coalition internationale comprenant les États-Unis, comme elle le fait en Irak ?

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je vous remercie également pour votre exposé exhaustif et rationnel, monsieur le ministre. Certes, la rationalité n’implique pas forcément l’effectivité, mais vous n’êtes pas magicien, et l’exécutif et le législatif doivent joindre leurs efforts pour tendre vers cette effectivité.

Comme vous l’avez dit, il existe en fait deux dispositifs – interne et externe –, qui doivent être mis en œuvre en coordination. Pour ce qui est du dispositif externe, j’approuve ce qui vient d’être dit par M. Loncle au sujet d’une intervention française contre Daech. J’aurais également approuvé la remarque faite par M. Myard sur les conséquences de notre diplomatie s’il avait pris soin de préciser que la manière dont la guerre a été menée en Libye sous le quinquennat précédent est en grande partie à l’origine des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui avec le djihadisme.

M. Jacques Myard. Ce n’est pas la seule explication.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Pour ce qui est de Schengen, dont je ne suis pas une fervente partisane, vous m’avez convaincue : effectivement, au point où sont les choses, il ne suffit plus de réviser l’article 2.2 de l’accord de Schengen, il s’agit plutôt de mettre au point des dispositifs opérationnels.

En ce qui concerne le dispositif interne, j’aimerais connaître votre position personnelle sur ce que l’on appelle l’islam de France. Tout le monde n’est pas d’accord sur l’idée qu’il faille organiser un islam de France, mais le recteur Dalil Boubakeur nous a fait ici même un exposé très impressionnant sur les dérives liées au prétexte que peut fournir la religion musulmane, et sur le fait que la plupart des prédicateurs ne parlent pas français – ce qu’il met en relation avec l’autorisation des associations étrangères en France depuis les années 1980. D’autres placent leurs espoirs dans le Conseil français du culte musulman, dont la création chaotique n’a cependant pas produit les fruits que l’on pouvait en espérer. Si je ne veux pas donner à croire que le terrorisme est directement en lien avec l’organisation de l’islam en France, force est de constater que les propos tenus par M. Boubakeur – il a achevé son intervention en disant qu’il était débordé et ne savait plus quoi faire – étaient très inquiétants. Pensez-vous que l’islam pourra un jour donner une image paisible et rationnelle en France, et que comptez-vous faire pour y contribuer ?

Mme Valérie Boyer. Ma question porte sur l’afflux de migrants sur nos côtes, victimes de ces mafieux et ces marchands de mort que sont les passeurs. Comme vous l’avez dit, il existe des liens entre le banditisme et le terrorisme islamiste. Des témoignages ont été rapportés sur des actes de barbarie commis à bord de ces bateaux : ainsi, des femmes et des enfants auraient été jetés par-dessus bord, de même que des chrétiens en raison de leur religion.

J’aimerais donc savoir quels moyens particuliers sont mis en place pour identifier ces personnes qui franchissent les frontières et celles qui les mettent dans des bateaux. Les migrants sont-ils suivis à leur arrivée en France, le cas échéant de quelle manière ? Il y a, à mon sens, urgence à criminaliser l’activité des passeurs, véritables esclavagistes qui envoient leurs victimes à la mort. Selon les informations dont nous disposons, la majeure partie des personnes se trouvant à bord des bateaux ne sont pas des réfugiés, mais des clandestins économiques. Sans vouloir remettre en cause les dispositions relatives au droit d’asile et aux réfugiés, j’aimerais que vous nous précisiez ce que vous envisagez face à toutes ces questions laissées aujourd’hui sans réponse.

M. le président Éric Ciotti. Pour compléter ce que vient de dire Mme Boyer, je vous demanderai, monsieur le ministre, si vous êtes aujourd’hui en possession d’informations de nature à laisser penser que Daech cherche à infiltrer les arrivées de migrants.

M. le ministre. Je commencerai par répondre à la dernière question – une question très sensible, exigeant une réponse d’un haut niveau de précision et de rigueur intellectuelle, car il existe un décalage entre ce qui peut être dit et écrit, y compris par certains responsables politiques, et la réalité des phénomènes et les réponses que nous y apportons. La France et l’Europe sont-elles résolues à lutter contre les filières de traite des êtres humains ? En ce qui me concerne, la réponse est oui : c’est l’une des priorités absolues de mon action. Je dirai même que pour moi, le démantèlement des filières de l’immigration irrégulière est la priorité des priorités.

C’est le sens de la participation de la France au G5 du Sahel, où je me suis rendu jeudi et vendredi derniers. J’y ai rencontré mes homologues nigériens, camerounais, burkinabés, sénégalais et tchadiens et j’ai débattu avec eux de la meilleure façon de combattre ces filières. Pour cela, il convient de renforcer la coopération de mes propres services, dans le cadre d’accords de coopération, avec les services de sécurité et de renseignement de ces pays, de manière à les aider à contrôler leurs propres frontières et à démanteler ces filières sur leurs territoires. Cela suppose une action au sein d’Europol et une action renforcée de coopération entre les services de police et de renseignement des pays de l’Union européenne pour démanteler les filières d’immigration irrégulière.

Ces filières sont présentes à Calais, mais aussi à Londres, c’est pourquoi mon homologue britannique, Theresa May, et moi-même, avons décidé de renforcer la coopération entre nos services respectifs. Le résultat de cette action, c’est qu’en 2014, nous avons démantelé en France 226 filières d’immigration irrégulière de plus qu’en 2013. Ainsi à Calais, nous avons arrêté 30 % de passeurs et d’acteurs de l’immigration irrégulière de plus que l’année précédente – et 14 % de plus au niveau national. Il faut impérativement que nous puissions auditionner l’ensemble des migrants au moment de leur sauvetage ou de leur arrivée sur le territoire italien. En effet, conformément à la proposition de l’Union européenne – inspirée par la France –, nous devons impérativement distinguer ceux qui peuvent prétendre au statut de réfugiés politiques, c’est-à-dire de l’asile en Europe, de ceux qui relèvent de l’immigration économique.

Par ailleurs, les migrants doivent nous indiquer dès leur arrivée le traitement qui leur a été réservé sur les bateaux, afin que nous puissions immédiatement identifier les passeurs et les auteurs de crimes et judiciariser leur situation dès leurs premiers pas sur le territoire européen. Nous attendons également que les Nations unies permettent la destruction des bateaux servant de vecteurs à ces filières. En résumé, nous démantelons, nous accroissons la coopération entre services de renseignement et services de police et souhaitons procéder à la judiciarisation de ceux que les migrants désignent comme leurs bourreaux, dès les opérations de sauvetage – cela doit être entrepris avec la plus grande détermination.

Par ailleurs, nous avons beaucoup inspiré les propositions de la Commission européenne dans le sens de l’humanité et de la fermeté. L’humanité, parce que ceux qui relèvent du statut de demandeurs d’asile en Europe doivent être répartis entre les pays de l’Union européenne de façon équitable et solidaire : il n’y a pas de raison que cinq pays de l’Union accueillent, à eux seuls, 75 % des demandeurs d’asile, comme c’est le cas actuellement – j’ajoute que la répartition doit se faire en tenant compte des efforts déjà accomplis par chaque pays en matière d’accueil des demandeurs d’asile. La notion de quotas n’a pas de sens, puisque l’on répartit les réfugiés politiques en fonction de critères, et non en fonction de quotas. Dire que la notion de quotas est impropre ne signifie donc pas refuser la solidarité, mais donner une précision au concept et faire le choix d’une politique comprise et efficace. Ceux qui relèvent de l’immigration économique irrégulière doivent faire l’objet de politiques de codéveloppement pour être maintenus dans leurs pays d’origine, en liaison avec les pays en question : c’est le sens de la proposition consistant à créer des centres d’accompagnement et de maintien des migrants, que nous avons souhaité voir se développer, notamment au Niger. En effet, 70 % des migrants que l’on retrouve en Italie transitent par le Niger. Je me suis entretenu de ces questions avec le président Issoufou, qui a signifié son accord sur cette proposition.

Enfin, ceux qui arrivent en Italie et sont identifiés, au sein des centres fermés, comme relevant de l’immigration économique irrégulière, doivent être reconduits. Cette politique qui n’a encore jamais été mise en place doit l’être maintenant : à défaut, la politique de l’asile en Europe ne sera pas soutenable durablement. Comme on le voit, la notion de quotas n’a pas de sens non plus en ce qui concerne l’immigration économique irrégulière, les personnes concernées ayant vocation à être reconduites. Contrairement à ce que l’on peut parfois lire ou entendre, la position de la France en la matière est extrêmement claire. Nous avons exprimé une position d’avant-garde au sein de l’Union européenne et continuons à défendre cette position très précise basée sur l’humanité, la solidarité et la fermeté.

Mme Bechtel et M. Fenech m’ont interrogé au sujet de l’islam de France. Nous avons pris des décisions très claires à ce sujet, notamment en créant une instance de dialogue ayant vocation à traiter de toutes les questions relatives au culte, qu’il s’agisse de la construction et de la gestion des mosquées – la transparence dans ce domaine étant essentielle –, de la formation des aumôniers – je ne parle pas des imams, car nous sommes dans un État laïque –, de la protection des lieux de culte ou encore de la relation de l’islam à la République. Nous réunissons la première instance de dialogue début juin et, dans l’esprit de ce qu’avait fait Jean-Pierre Chevènement dans les années 1990, j’ai multiplié au cours des dernières semaines les contacts avec l’ensemble des représentants du culte musulman, de manière à ce que se mette en place une instance représentative des musulmans de France, avec qui nous pourrons créer les conditions d’une confiance mutuelle – car la République a vocation à prendre tous ses enfants dans ses bras, à condition que chacun d’eux se reconnaisse dans les valeurs de la République, qui constituent le patrimoine commun des citoyens de France et doivent être défendues. C’est cela, la laïcité : le droit de croire ou de ne pas croire et, dès lors que l’on a fait le choix d’une religion, le droit de l’exercer dans la conformité aux valeurs de la République – car, au-dessus des appartenances religieuses, il y a le creuset de valeurs communes que sont les valeurs républicaines, nécessaires au vivre ensemble.

Le RAID, le GIGN et les autres forces seront amenés à coopérer encore davantage. En janvier dernier, nous avions mis en place un état-major centralisé qui s’est réuni jusqu’à la mise hors d’état de nuire du dernier terroriste. Cet état-major rassemblait les grands directeurs généraux autour de moi, notamment le Directeur général de la police nationale (DGPN) et le Directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), qui ont conduit ensemble, avec le RAID et le GIGN, la totalité des opérations, y compris à Dammartin-en-Goële. Ce mode de fonctionnement a créé une nouvelle relation entre ces deux structures, exemplaire par la remarquable efficacité qu’elle offre dans la lutte contre le terrorisme.

Les centres d’accueil sont basés sur un principe de volontariat en raison du fait que la situation des personnes ayant vocation à s’y rendre n’est pas judiciarisée. Dès lors, les principes constitutionnels nous empêchent de les retenir dans ces centres en les privant de liberté pour les déradicaliser : notre action est guidée par les principes du droit.

Il m’a été demandé ce qui avait été fait en matière de répression antiterroriste. La loi du 21 décembre 2012 permet de poursuivre les Français impliqués dans les actes de terrorisme commis à l’étranger. La loi du 13 novembre 2014 renforce la répression de l’apologie du terrorisme et de la provocation à des actes de terrorisme, prévoit des sanctions spécifiques pour les faits commis sur Internet, crée le délit d’entreprise individuelle terroriste, permettant d’incriminer les loups solitaires – ce qui n’était pas possible précédemment –, facilite les enquêtes par la création de cyber-patrouilles et en permettant le décryptage et la perquisition sur les clouds, met en place un régime d’application des peines plus sévère pour les terroristes, prévoit un seul juge de l’application des peines centralisé à Paris, instaure des peines de sûreté systématiques empêchant les condamnés d’accéder aux réductions de peines et aux libérations anticipées. La chancellerie et le ministère de l’intérieur sont en mesure de coordonner leurs actions pour que notre pays soit bien protégé, et je ne pense pas qu’il soit avisé de tenter d’opposer les deux ministères : bien au contraire, une grande partie des succès enregistrés jusqu’à présent résulte du climat de grande confiance qui existe entre les deux ministères.

Nous renforçons l’UCLAT, de même que la coordination entre les services de renseignement autour de la DGSI, directement rattachée au ministère de l’intérieur. Vous me dites que les procureurs et les préfets ne parlent pas aux maires : j’en prends note et je ferai en sorte que les préfets, qui dépendent de moi, parlent aux maires.

M. Jacques Myard. Pour moi, il n’y a pas de problème avec les préfets.

M. le ministre. En tout état de cause, je donnerai des instructions pour qu’il y ait des contacts entre les préfets et les maires.

Je suis tout à fait favorable au renforcement de la coopération entre les services de renseignement de la France et ceux du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie.

François Loncle a émis une appréciation sur la presse qui, à mon sens, montre qu’il est de méchante humeur ce matin et, en même temps d’une grande vivacité… Pour ce qui est de Daech, le fait que la France n’intervienne pas en Syrie s’explique par l’impossibilité pour notre pays de prendre part à toutes les opérations militaires extérieures simultanément, pour des raisons de soutenabilité de notre engagement. En tout état de cause, les opérations menées par la coalition – dont la France fait partie – en Irak et en Syrie font partie d’un engagement global mené dans les deux pays où des groupes terroristes agissent de concert.

Je suis désolé de ne pouvoir vous répondre de manière plus détaillée, mais je suis déjà très en retard sur mon emploi du temps. Je vous remercie pour le travail remarquable accompli par votre commission d’enquête et je pense que tout ce qui peut se faire de manière transversale dans un souci d’unité nationale est toujours beaucoup plus utile que ce qui est entrepris dans un esprit de division. Sur un sujet tel que le terrorisme, nous diviser ne saurait avoir pour conséquence que de nous affaiblir, ce qui n’est pas notre intérêt.

M. le président Éric Ciotti. Merci pour votre présence, monsieur le ministre.

AUDITION DE MME CHRISTIANE TAUBIRA,
MINISTRE DE LA JUSTICE, GARDE DES SCEAUX

Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, du mardi 19 mai 2015

M. le président Éric Ciotti. Madame la garde des Sceaux, merci d’avoir bien voulu revenir aujourd’hui devant notre commission. Nous vous avions entendue au début de notre longue série d’auditions, quelques jours après les attentats qui ont cruellement frappé notre pays en janvier dernier. À cette époque, nous avions dû interrompre votre audition, tant les questions de nos collègues membres de la commission d’enquête étaient nombreuses, et nous avions convenu de nous retrouver à l’issue de nos travaux.

Cela nous permettra de mesurer certaines évolutions et de prendre en compte certains phénomènes dans la mesure où, malheureusement, la menace terroriste reste maximale. En auditionnant ce matin M. Bernard Cazeneuve, votre collègue ministre de l’intérieur, j’ai repris l’expression utilisée par l’une des personnes que nous avons auditionnées, qui parlait du « long chemin tragique » sur lequel notre pays se trouve engagé.

De fait, depuis le début des travaux de notre commission, des évènements graves ont continué à frapper notre pays, avec l’attaque contre TV5, qui pose la question du cyberterrorisme, et l’attentat partiellement avorté commis par un terroriste qui s’est littéralement tiré une balle dans le pied à Villejuif après avoir vraisemblablement perpétré un crime sordide. Nous mesurons combien la situation reste préoccupante et dangereuse.

En préambule, j’évoquerai des thématiques qui nous préoccupent et qui sont au cœur de notre rapport, et notamment la radicalisation en prison. Depuis votre première audition, à l’occasion de la discussion sur le projet de loi relatif au renseignement, une divergence s’est fait jour entre la majorité des députés et vous-même à propos de la question du renseignement pénitentiaire. Nous aimerions connaître votre position, qui a étonné nombre d’entre nous dans la mesure où nous considérons que celui-ci doit jouer un rôle essentiel dans la détection de la radicalisation et dans la prévention du terrorisme.

De façon plus globale, nous souhaiterions, madame la garde des Sceaux, que vous fassiez le point sur l’évolution des procédures judiciaires aujourd’hui ouvertes en matière de terrorisme. Vous nous aviez déjà communiqué des chiffres lors de votre précédente audition, et nous vous en remercions.

Voilà, très sommairement, les thématiques que je vous propose d’aborder, au-delà des questions qui seront posées par nos collègues. Par ailleurs, pourriez-vous nous indiquer le degré d’avancement du plan annoncé le 21 janvier 2015 par le Premier ministre, s’agissant de votre ministère ? Combien d’emplois sont actuellement pourvus parmi ceux qui ont été annoncés, selon quelle répartition, et à quelle date seront pourvus ceux qui ne le sont pas encore ?

Mais auparavant, madame la garde des Sceaux, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. À cet effet, je vous demande de lever la main droite et de dire « Je le jure ».

(Mme Christiane Taubira prête serment).

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice. Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, de m’accueillir à nouveau dans cette commission. Vous m’avez auditionnée une première fois le 3 février, c’est-à-dire après les attentats, qui ont donné une densité et un relief particulier à vos travaux.

Le 3 février, je n’étais restée qu’une heure et demie avec vous, mais la demande d’information était si dense que je n’avais pu répondre à toutes les questions ; je devais en effet me rendre aux Invalides où le Président de la République rendait hommage aux soldats qui avaient péri en Espagne.

Je me réjouis de revenir devant vous au bout de quatre mois, durant lesquels un certain nombre de choses ont été mises en place, et je trouve tout à fait légitime que vous souhaitiez savoir où nous en sommes dans la mise en œuvre du plan gouvernemental annoncé le 21 janvier 2015 par le Premier ministre.

Le ministère de la justice était fortement impliqué dans un premier plan interministériel, qui datait d’avril 2014. Mais le plan du 21 janvier 2015, qui accorde des moyens exceptionnels à plusieurs ministères, et particulièrement au mien, est beaucoup plus dense.

Monsieur le président, je me propose, conformément à votre demande, de vous fournir des chiffres actualisés. Comme vous avez auditionné ce matin le ministre de l’intérieur, je passerai sur ceux qui relèvent de son autorité. Je m’en tiendrai aux procédures judiciaires en cours, celles qui sont traitées et celles qui ont déjà fait l’objet de décisions.

Cent quarante-sept procédures judiciaires en lien avec la Syrie ont été ouvertes au pôle antiterroriste de Paris, qui a été renforcé à plusieurs reprises – d’abord, sur la base d’une décision que j’avais prise en 2014, puis deux fois depuis janvier 2015. La transparence de fin janvier était une transparence spécifique au pôle antiterroriste de Paris.

Sur ces 147 procédures, 122 sont toujours en cours, dont 69 informations judiciaires et 53 enquêtes préliminaires. Quatre affaires, concernant onze personnes, ont déjà été jugées. La première affaire a été jugée le 7 mars 2014. La deuxième l’a été devant le tribunal correctionnel de Paris le 13 novembre 2014, et a conduit à la condamnation à sept ans d’emprisonnement d’un ressortissant français qui avait combattu en Syrie. La troisième, jugée le 10 mars 2015, également devant le tribunal correctionnel de Paris, a abouti à la condamnation à trois ans d’emprisonnement d’un homme ayant apporté son aide à une mineure de quatorze ans qui avait, sans succès, tenté de gagner la Syrie pour y épouser un combattant djihadiste. Enfin, la quatrième s’est conclue le 11 avril 2015 par la condamnation à des peines allant de deux à six ans d’emprisonnement à l’encontre de cinq ressortissants tchétchènes ; ceux-ci étaient impliqués dans une filière d’acheminement de combattants djihadistes vers la Syrie, implantée en région lyonnaise.

Cent soixante-dix personnes sont actuellement mises en examen : 105 sont en détention provisoire, 65 sous contrôle judiciaire. Quatorze femmes, majeures ou mineures, sont mises en examen dans le cadre d’informations judiciaires en lien avec la Syrie ; deux d’entre elles sont écrouées à ce jour, une autre l’a été après révocation de son contrôle judiciaire. Onze mineurs sont mis en examen ; dix sont placés sous contrôle judiciaire, le onzième est en détention provisoire, étant impliqué dans un meurtre.

Comment avons-nous fait évoluer la réponse de la justice au terrible défi lancé par le terrorisme ?

Nous avons d’abord mobilisé la totalité du ministère de la justice, c’est-à-dire l’ensemble des directions du ministère de la justice : aussi bien l’administration pénitentiaire que la protection judiciaire de la jeunesse et les services judiciaires. Nous avons ensuite mobilisé nos partenaires internationaux. Comme je vous l’avais dit la dernière fois, nous travaillons avec les pays qui sont confrontés aux mêmes défis que nous, et qui ont commencé à y apporter des réponses. Nous portons un intérêt réciproque à ce qui est fait face au terrorisme et à la radicalisation violente.

Nous avons organisé des rencontres internationales de magistrats antiterroristes, qui se sont tenues à Paris entre le 27 et le 29 avril 2015. Mon intervention aux Nations unies devant le Comité contre le terrorisme et les rencontres que j’avais faites à New-York et à Washington m’avaient en effet conduite à penser que Paris pourrait prendre l’initiative de rencontres de magistrats antiterroristes à un niveau opérationnel – de hauts magistrats très fortement impliqués, soit dans la mise en place de la lutte contre le terrorisme, soit dans la conduite de l’action publique.

Nous avons ainsi reçu deux cents magistrats antiterroristes de haut niveau, représentant des pays de tous les continents : pour les États-Unis l’adjoint de l’Attorney general ainsi que le responsable de la lutte antiterroriste au département d’État ; pour le Brésil, le Procureur national ; pour la Grande-Bretagne, la Procureure de la Couronne ; pour l’Italie, le Procureur national antimafia, qui est chargé de la lutte contre le terrorisme ; pour l’Espagne, le procureur de l’Audience nationale ; pour l’Égypte, le Procureur national... Nous avons également reçu les représentants de structures internationales comme : l’Organisation des Nations unies, représentée par le président du Comité contre le terrorisme ; l’Union européenne, représentée par le Coordonnateur de la lutte contre le terrorisme ; le Conseil de l’Europe, représenté par le président du Comité d’experts sur le terrorisme (CODEXTER) ; Eurojust, l’unité de coopération judiciaire de l’Union européenne, était représenté par sa présidente.

Les travaux se sont tenus à huis clos pendant trois jours, autour de sept ateliers thématiques. Mon objectif était que ces magistrats apprennent à mieux se connaître, établissent des relations individuelles favorisant la coopération, et puissent parler très librement de sujets extrêmement sensibles. Nous avons tiré de ces rencontres plusieurs enseignements.

Premièrement, la mutation profonde et durable du phénomène terroriste à travers son extension, sa militarisation, son internationalisation, ainsi qu’une véritable stratégie d’ancrage territorial.

Deuxièmement, l’évolution des sources de financement du terrorisme, qui peuvent être considérables, notamment grâce à la maîtrise et au contrôle de territoires ou de larges portions de territoire. Les terroristes peuvent ainsi financer des structures militaires ou paramilitaires, et mettre en place des micro-financements pour mener des actions terroristes très localisées.

Troisièmement, l’importance majeure prise par les technologies de l’information et de la communication, aussi bien comme instruments de propagande que comme instruments de circulation et de transmission des informations, et comme outils de fonctionnement des groupes terroristes.

Quatrièmement, la convergence des moyens entre la criminalité organisée et le terrorisme, ce que nous avions déjà pressenti : dans la circulaire sur les détenus particulièrement signalés que j’ai diffusée en novembre 2012 et actualisée en novembre 2013, nous avions fait figurer aussi bien les détenus liés à la criminalité organisée que ceux liés au terrorisme. Nous avions perçu, à partir de certaines procédures, une très forte porosité entre ces deux formes de criminalité.

Pendant ces trois jours, un certain nombre de propositions ont été faites sur la base de notre volonté affichée de faire de cet espace un lieu opérationnel de rencontre et d’efficacité. Par exemple, le Procureur national d’Égypte a proposé à tous les parquets généraux et aux autorités de poursuites pénales des pays du Bassin méditerranéen de s’unir autour d’un projet qui leur permettrait de travailler ensemble et de coopérer de façon systématique. Le directeur général des affaires criminelles du Maroc a proposé, quant à lui, que notre rendez-vous devienne annuel ; et de fait, tous les magistrats sont très demandeurs. Évidemment, je leur ai dit que Paris se tiendrait à leur disposition, et que nous pourrions recommencer l’année prochaine, tout en étant réceptifs à des propositions d’autres capitales. En tout état de cause, nous diffuserons à tous les participants les actes de ces trois jours de travaux et, sur la base de ces actes, nous mettrons en place le rendez-vous de l’année prochaine.

J’ai par ailleurs demandé à l’École nationale de la magistrature (ENM) d’organiser à la fin de ce mois de mai trois jours de session de formation. Cette formation serait ouverte à des centaines de personnels du ministère de la justice, qu’ils viennent de l’administration pénitentiaire, de la protection judiciaire de la jeunesse ou des services judiciaires. Seraient plus particulièrement concernés, au sein des services judiciaires, les magistrats référents antiterroristes, dont le réseau a été créé le 5 décembre 2014. Ces magistrats antiterroristes sont, dans nos juridictions, les correspondants de la section antiterroriste du parquet de Paris, et les interlocuteurs de tous nos partenaires, préfectures et états-majors de sécurité – notamment pour gérer les informations qui parviennent par le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) et les cellules départementales de suivi.

Ces trois jours de formation se tiendront à la Mutualité. Y interviendront des chercheurs français et étrangers, des professionnels français et étrangers, de la magistrature et de l’administration pénitentiaire ; sans oublier nos partenaires habituels, la préfecture de police de Paris et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES).

J’en viens, monsieur le président, à la mise en œuvre du plan gouvernemental du 21 janvier 2015.

Je rappelle que le ministère de la justice a pu bénéficier d’un effort particulier de l’État, en particulier en termes de créations d’emplois. Ainsi, en plus des 1 834 emplois dont la création a été prévue sur trois ans, nous pourrons disposer d’une capacité supplémentaire de 950 emplois : un peu plus de la moitié est réservée à l’administration pénitentiaire. Sans compter des moyens supplémentaires en investissement et en fonctionnement s’élevant à 302 millions d’euros sur trois ans. Et je précise que nous avons obtenu, par décret d’avance du 9 avril 2015, les 108 millions de crédits nécessaires à la mise en œuvre des dispositions contenues dans notre plan antiterroriste. Nous aurons donc une capacité de création d’emplois de 2 784 emplois nouveaux sur le prochain triennal, ce qui fait du ministère de la justice le deuxième ministère pour les créations d’emplois.

Qu’avons-nous fait en quatre mois, depuis que nous nous sommes vus ?

Je commencerai par ce qui a été fait dans l’administration pénitentiaire.

Je vous avais parlé de la « recherche-action », que j’avais lancée dès l’été 2014. La procédure s’était achevée en décembre 2014, et sa mise en œuvre a commencé début 2015. Cette recherche-action permettra de mieux former les personnels à l’identification et à la prise en charge des personnes radicalisées et violentes, ou en passe de le devenir. Nous faisons par ailleurs un effort particulier sur la formation, et nous sommes en train d’élaborer un kit de formation pour des formateurs relais. Ce travail est assuré par l’ENM.

Nous lançons également un plan massif de formation des personnels pénitentiaires. Ce plan va se déployer dès l’année qui vient. Il est en phase de finalisation avec l’aide de la MIVILUDES et du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD). Ce dernier a d’ailleurs effectué en avril une session de formation à laquelle 65 de nos personnels pénitentiaires ont pu participer.

Je rappelle qu’une formation, ouverte aussi bien aux magistrats qu’aux personnels pénitentiaires et à ceux de la protection judiciaire de la jeunesse, se tiendra du 26 au 28 mai prochains à la Mutualité, sous l’autorité de l’ENM.

Je vous avais déjà parlé de notre décision de mettre en place une formation obligatoire pour tous les arrivants dans tous les établissements pénitentiaires : les arrivants séjournent entre huit et quinze jours dans un quartier spécifique ; pendant cette période, une formation sur la laïcité, la citoyenneté et les institutions républicaines leur sera dispensée.

Nous sommes également en train de finaliser, avec la direction générale de l’enseignement scolaire, des modules de formation pour tous les détenus de moins de 25 ans. Et je vous rappelle que trente aumôniers musulmans seront recrutés cette année, et que trente autres le seront l’année prochaine – comme en 2013 et en 2014.

Enfin, nous intervenons sur la sécurisation des établissements. Nous avons identifié vingt-six sites sensibles et précisé les besoins en brouillage. Dix établissements sont déjà équipés, et les marchés sont en cours pour les seize autres. Nous avons renforcé les effectifs : 21 postes dans les directions interrégionales ; 32 postes de surveillants ; 56 postes pour les fouilles sectorielles dans les établissements ; 15 postes de surveillants affectés dans les équipes cynotechniques – deux nouvelles équipes ayant été créées.

Après l’administration pénitentiaire, les services judiciaires.

Je vous avais parlé de la création de 114 postes supplémentaires de magistrats, de 114 postes supplémentaires de greffiers, et d’une trentaine de postes d’assistants de justice et d’assistants spécialisés. Nous avons déjà mobilisé 89 postes de magistrats ; cela nous a amenés, alors que nous étions proches de la clôture des candidatures aux concours d’entrée à l’ENM, à en repousser la date de deux semaines. Par ailleurs, 39 postes ont été ouverts pour cette année au concours complémentaire, dont les lauréats suivent une formation plus courte et arrivent donc plus rapidement en juridiction. Bien sûr, cela vient s’ajouter au nombre de postes qui avaient déjà été prévus sur l’année.

Je vous avais parlé aussi des efforts faits pour le tribunal de grande instance (TGI) de Paris, notamment pour sa section antiterroriste que j’avais déjà renforcée par une transparence fin 2014 – les postes ont été pourvus début 2015.

Une nouvelle transparence du 14 janvier 2015 apportera deux magistrats supplémentaires au parquet, un juge d’instruction, un avocat général et un conseiller à la cour d’appel. Nous avons également renforcé les postes au siège – des juges d’application des peines et des juges des enfants. Enfin, le président du TGI de Paris a annoncé la création d’un neuvième poste de juge d’instruction antiterroriste. En fait, nous essayons de faire progresser parallèlement les effectifs au parquet antiterroriste et ceux des juges d’instruction spécialisés contre le terrorisme.

Ce sont des postes fléchés, dont je pourrai vous donner le détail. J’ajoute que, sur les 114 greffiers supplémentaires prévus, 83 sont venus compléter la liste des concours dès le mois de mars 2014, et 31 compléteront le deuxième concours.

Je terminerai par la protection judiciaire de la jeunesse.

Je vous avais indiqué que nous allions mettre en place un réseau d’éducateurs référents « laïcité, citoyenneté », à raison d’un référent par direction interrégionale. Sur ces dix référents, neuf ont déjà été recrutés et sont en formation. Nous avons également procédé au recrutement de 45 psychologues non titulaires en attendant l’arrivée des psychologues titulaires qui seront en poste en janvier 2016. En outre, six éducateurs seront affectés à l’accompagnement des mineurs en risque de radicalisation. Les formateurs eux-mêmes ont été formés : 26 formateurs-relais l’ont été en février dernier, ainsi que cinq cadres en charge des formations en mars.

Vous avez soulevé, monsieur le président, la question spécifique du renseignement pénitentiaire, qui a fait l’objet d’un désaccord au moment de la discussion du projet de loi sur le renseignement. À cette occasion, j’avais été amenée à présenter un amendement pour rétablir le texte du Gouvernement, modifié à la suite d’un premier amendement adopté en commission des Lois.

Je rappelle que le renseignement pénitentiaire a vu ses effectifs renforcés en 2012 et 2013, et qu’il a été restructuré en 2014. Il compte aujourd’hui 159 personnes, contre 72 en 2012. En 2016, il comptera 185 personnes aux compétences diverses. Nous avons notamment recruté des informaticiens et des analystes veilleurs, et mis en place une cellule de veille rassemblant, en plus des personnels pénitentiaires, des chercheurs et des spécialistes des questions internationales.

Les liens avec les services spécialisés du renseignement ont été développés et stabilisés, et même formalisés. C’est ainsi qu’après avoir travaillé plus d’un an avec les services spécialisés du renseignement, et avec l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), nous avons demandé et obtenu l’accord du ministère de l’intérieur pour intégrer, au sein de l’UCLAT, un directeur des services pénitentiaires. C’est chose faite depuis janvier 2015 : celui-ci participe donc à ses réunions hebdomadaires.

Nous avons signé un protocole entre l’administration pénitentiaire et l’UCLAT, ainsi qu’avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction générale de la police nationale (DGPN). Enfin, le ministre de l’intérieur et moi-même avons diffusé quatre circulaires communes pour la mise en œuvre des dispositions que nous avons prises dans le cadre du plan antiterroriste.

Les relations entre le renseignement pénitentiaire et les services spécialisés du renseignement ont donc été formalisées. Elles existaient déjà, dans la mesure où le renseignement pénitentiaire collecte des informations, repère, détecte et signale. C’est d’ailleurs sa mission : conformément au décret de 2008, il a pour mission de veiller à la sécurité des établissements, de prévenir tout risque d’évasion et de procéder à l’analyse des informations qui peuvent justifier un transfèrement.

Le renseignement pénitentiaire informe systématiquement les services de renseignement spécialisés, et cela doit continuer. Mais nous avions observé que si le renseignement pénitentiaire fournissait de l’information aux services spécialisés, il n’y avait pas, ensuite, de remontée d’information vers lui. Le personnel pénitentiaire nous avait fait remarquer que c’était une vraie difficulté que de signaler un détenu sans en avoir de retour. Comment assurer un suivi sans connaître l’évolution de la situation du détenu ?

C’est dans cet esprit que j’ai travaillé à la formalisation et à la systématisation des relations, et en particulier à l’intégration d’un directeur des services pénitentiaires au sein de l’UCLAT. Aujourd’hui, les services de renseignement spécialisés, qui sont chargés de la sécurité intérieure sur l’ensemble du territoire, interviennent déjà dans les établissements pénitentiaires, notamment par la mise sur écoute de téléphones portables interdits, signalés par les personnels pénitentiaires. À cette fin, les services de renseignement spécialisés doivent présenter une demande d’autorisation auprès de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS).

La question qui a été posée à l’occasion du débat sur le projet de loi relatif au renseignement était de savoir si ce sont les services de renseignement pénitentiaire qui, avec les nouvelles techniques qui ont été mises à leur disposition, vont assurer cette surveillance dans les établissements pénitentiaires, ou si c’est aux services spécialisés de renseignement de le faire.

Je continue de penser que c’est aux services spécialisés de le faire.

D’abord parce que, lorsque le renseignement pénitentiaire va au-delà du décret de 2008 sur la sécurité des établissements pénitentiaires, il faut maîtriser un certain nombre de techniques, ce qui suppose des personnels spécialisés, des moyens logistiques, des bases de données. Or, ce n’est pas le cas des services du renseignement pénitentiaire, alors que c’est le cas des services spécialisés de renseignement. Il me paraît donc souhaitable que ce soient les services spécialisés qui interviennent, à partir des signalements que les services du renseignement pénitentiaire continueront à leur fournir.

Ensuite parce que la qualité et l’efficacité du travail de renseignement supposent que la personne surveillée ne soit pas isolée de son environnement. C’est le cas des détenus qui reçoivent et envoient du courrier, qui reçoivent et passent des appels téléphoniques, qui reçoivent des visites et ont droit à des sorties. Les détenus ont donc des relations avec l’extérieur, et surveiller un détenu exclusivement à l’intérieur de la prison, en rupture avec toute surveillance qui pourrait s’effectuer à l’égard des personnes en relation avec le détenu et se trouvant à l’extérieur de la prison, ne me paraît pas une garantie d’efficacité, mais plutôt, au contraire, un risque de sous-interprétation et de mauvaise analyse des informations.

J’ajoute que les personnels, les officiers du renseignement pénitentiaire ne sont ni identifiés ni identifiables, et j’entends que cela continue. Or, à partir du moment où l’on dira que le service de renseignement pénitentiaire peut faire le travail d’un service de renseignement spécialisé, l’ensemble des personnels pénitentiaires se trouvera exposé. Indépendamment de ce risque qui n’est pas négligeable, il me paraît absolument évident qu’il ne faut pas confier le renseignement dans les établissements pénitentiaires à des services qui ne sont pas spécialisés dans le renseignement, qui n’ont ni la logistique, ni les bases de données, ni les outils, ni les personnels pour cela. Ou alors, comme je l’ai déjà dit pendant la discussion en commission des Lois et dans l’hémicycle, il faut aller jusqu’au bout et faire des services de renseignement pénitentiaire des services spécialisés de renseignement. Cela suppose de leur accorder suffisamment d’effectifs – et ceux que nous avons prévus, même s’ils sont conséquents, ne sont pas suffisants – et de moyens : base de données, logistique, techniques, etc.

Monsieur le président, je terminerai sur les évolutions législatives, que vous n’avez pas abordées. J’irai très vite, même si je reste disponible pour vos questions.

Nous avons introduit par amendement la création d’un fichier sur les personnes condamnées pour acte terroriste. En effet, nous n’avions pas pu intégrer cette disposition dans le texte du projet de loi gouvernemental, car il nous fallait attendre l’avis de la CNIL ; or celui-ci est arrivé alors que l’examen du texte avait déjà commencé en commission. Mais vous avez adopté cet amendement, et je vous en remercie au nom du Gouvernement.

Enfin, nous envisageons quelques ajustements de procédure pénale, notamment des audiences à huis clos, pour améliorer la protection des témoins et des victimes et gagner en efficacité.

M. le président Éric Ciotti. Merci, madame la garde des Sceaux. Je vais maintenant donner la parole à ceux de mes collègues qui souhaitent vous poser des questions.

M. Christophe Cavard. Merci, madame la garde des Sceaux, pour les précisions que vous avez apportées. Il se trouve que je suis à l’origine de l’amendement adopté en commission des Lois sur le service de renseignement pénitentiaire. S’il est inutile de refaire le débat, je trouve néanmoins intéressante la façon dont la commission d’enquête s’est saisie de ce dossier.

Le texte pose plusieurs conditions à l’utilisation, par les services de renseignement pénitentiaire, de certaines techniques de renseignement : dans la mesure où l’on considère que c’est utile ; dans des cas très précisément définis ; sur la base d’un décret. Ensuite, il convient de souligner que ces techniques ne sont pas réservées aux six services de renseignement spécialisés. D’autres services, comme par exemple ceux du ministère des finances, pouvaient déjà y accéder. Voilà pourquoi il m’avait semblé intéressant de faire en sorte que, sous certaines conditions, les services de renseignement pénitentiaire puissent y accéder aussi. Enfin, à aucun moment, nous n’avons eu la volonté de faire rentrer les services de renseignement pénitentiaire dans la grande maison des services de renseignement. Nous souhaitons simplement que l’on puisse faire appel à d’autres services que les services spécialisés du renseignement, à savoir aux services appartenant au « deuxième cercle » qui, en suivant directement certaines situations sur le terrain, pourraient venir en soutien.

Cela étant précisé, madame la garde des Sceaux, je tiens à vous dire que nous nous inquiétons de la surpopulation carcérale. En effet, certaines personnes condamnées non pour des faits de terrorisme, mais pour des faits relevant du droit commun, se retrouvent dans des conditions difficiles. Je suis député du Gard, et la maison d’arrêt de Nîmes est occupée à 200 %. Ces personnes sont malheureusement amenées à en rencontrer d’autres qu’il vaudrait mieux ne pas rencontrer.

Enfin, vous avez parlé de la protection judiciaire de la jeunesse et des éducateurs, dont je fais partie. Pouvez-vous nous donner davantage de précisions sur le dispositif que vous envisagez et sur la formation dont les personnels pourront bénéficier ? La plupart d’entre eux connaissent mal les questions liées au djihadisme et à la radicalisation, et ne sont donc pas capables d’analyser le phénomène.

M. Claude Goasguen. Madame la garde des Sceaux, je ne vais pas vous interroger sur les moyens, mais sur le fond du droit. J’ai bien regardé les textes en vigueur, et je me suis aperçu que la loi n’avait pas été modifiée, même si les moyens ont été accrus. Nous restons dans le système issu de la dernière loi sur le terrorisme.

En étudiant les décisions prises par le tribunal de Paris, compétent en la matière, on s’aperçoit que le terrorisme est considéré comme un acte international, dans la mesure où la nationalité des terroristes n’est pas prise en considération. Même si nous sommes très faibles en matière de sanctions sur la nationalité, il ne s’agit pas ici de remettre en cause le droit. Reste qu’on ne saurait assimiler un terroriste français à un terroriste tchétchène. En effet, le Livre IV du code pénal, élaboré il y a quelques années, permet précisément de faire la distinction entre le terroriste étranger, qui est coupable, et la circonstance aggravante que représente le fait d’être français quand on est terroriste.

Sur quelque cinquante pages, une multiplicité d’articles détaillent toutes les situations qui n’ont pas été, pour le moment, envisagées par les procureurs. S’il est établi qu’un Français a travaillé pour une organisation étrangère, en l’occurrence Daech, Al-Qaïda ou Jabhat Al-Nosra, le code pénal est précis : en temps de paix, il encourt des sanctions qui sont visées par le code pénal ; en temps de guerre, les contacts que peut avoir un Français avec une organisation étrangère pour lutter contre les intérêts de la Nation, que l’on peut qualifier d’actes de trahison à l’égard de son pays, doivent être considérés comme des circonstances aggravantes.

La sanction infligée dans la deuxième affaire dont vous avez fait état au début de votre intervention est de sept ans. Cela peut paraître sévère, la loi sur le terrorisme prévoyant un maximum de huit ans. Mais huit ans, avec les dispositions actuelles du code pénal, peuvent se réduire à quatre ou cinq ans. Or, quatre ou cinq ans pour un acte de guerre contre la Nation dont on est issu me semblent constituer une sanction extrêmement faible. En effet, le code pénal, dans son titre IV, est beaucoup plus précis et prévoit vingt-cinq ans de réclusion criminelle.

Faire la guerre à l’étranger contre son propre pays est un acte symbolique fort. On remet ainsi en cause l’attachement que l’on a pour la Nation, que l’on y soit né ou que l’on ait été naturalisé. La Nation a des droits sur l’individu qui va la combattre. Or je n’entends jamais requérir sur cette infraction gravissime qui consiste à trahir son pays. Jamais !

J’avais demandé à M. Trévidic, lorsqu’il était encore au pôle antiterroriste, si l’on pouvait considérer que le fait, pour un terroriste, d’être français, constituait une circonstance aggravante – selon lui, ce n’était pas impossible – ou s’il fallait considérer le terrorisme comme un acte international, qui n’a pas de nationalité. C’est la première question que je vous poserai.

Ma seconde question, qui rejoint ma remarque précédente, porte sur le rôle du juge d’application des peines. La loi me paraît devoir être révisée dans la mesure où elle n’est pas assez répressive ni dissuasive à l’égard de ceux qui pourraient s’engager contre la France. S’engager contre la France est en effet un acte extrêmement grave, et c’est d’ailleurs pourquoi j’utilise le terme de trahison. Mais je ne vise pas le jeune qui n’est pas un islamiste et qui avait simplement a envie d’en découdre et d’aller faire la guerre ; celui-ci peut bien sortir au bout de quatre ans, car c’est presque un droit commun.

Avec la nouvelle loi, qui est votre loi, le juge de l’application des peines (JAP) est devenu, dans les faits, le maître de l’application des peines. Il est juridiquement souverain. J’aimerais donc savoir, lorsque quelqu’un a été condamné pour terrorisme, si le JAP est informé qu’il s’agit peut-être d’un individu qui continuera à avoir des relations avec le terrorisme, et s’il peut le prendre en considération. Juridiquement, non. Or il est tout de même important de savoir que cette personne est suspecte auprès de la DGSI ou d’un autre service de renseignement, qu’elle a été signalée comme telle au juge antiterroriste et qu’elle est susceptible de commettre un nouvel acte terroriste.

Je sais comment les choses se passent. Il peut arriver qu’un JAP, après avoir discuté avec le parent d’un détenu qui fait état d’une promesse d’embauche comme menuisier, en déduise – et décide – que ce dernier est capable de se réinsérer... Quels sont les moyens d’intervention – sinon législatifs, du moins dans les faits – que l’on peut avoir à l’égard du JAP ?

Mme la garde des Sceaux. Monsieur Cavard, vous vous inquiétez, à juste raison, des conséquences de la surpopulation carcérale. Je crois vous avoir dit en commission, peut-être même lors de la précédente audition, que nous nous étions interrogés sur la méthode de sélection employée pour mener, à Fresnes, l’expérience de séparation portant sur vingt-deux personnes incarcérées dans l’établissement. En effet, le directeur qui a lancé cette opération a choisi des personnes qui étaient détenues ou prévenues pour actes terroristes ou pour complicité. Or ce n’est peut-être pas le seul critère pertinent : des personnes qui sont impliquées comme complices, à un niveau simplement correctionnel, peuvent ne pas être dans un processus de radicalisation violente, alors que, dans le même établissement, des personnes condamnées pour des faits de droit commun qui n’ont rien à voir, peuvent être en train de glisser dans un tel processus. D’où l’intérêt de la « recherche-action » en cours et, en particulier, de la détection des signaux faibles, c’est-à-dire des premiers indicateurs qui permettent de comprendre que quelqu’un est déjà dans l’ébranlement.

Les quartiers dédiés permettent une séparation du reste de la population carcérale, et une séparation entre les détenus – qui sont dans des cellules individuelles. Cette double séparation permet à la fois de limiter les tensions et d’isoler les personnes susceptibles d’avoir une influence sur le reste de la population carcérale. Cela n’empêche pas que nous recherchions, parmi les personnes qui ne sont pas incarcérées pour actes terroristes ou pour complicité, celles qui sont susceptibles de passer sous l’influence des prosélytes et de glisser dans un processus de radicalisation violente.

Par ailleurs, depuis plus de deux ans maintenant, nous renforçons les effectifs. En plus des postes qui sont créés chaque année, j’ai obtenu en juillet 2014, par arbitrage du Premier ministre, la création de 534 postes supplémentaires pour la seule administration pénitentiaire, notamment pour soulager les personnels affectés dans les coursives, car il n’y a plus, bien souvent, qu’un seul surveillant par coursive. Mais les nouveaux personnels ne sont pas encore là : les postes ont été obtenus en juillet et les formations ont commencé en septembre. Les 200 premiers postes devraient être pourvus au premier trimestre 2016.

Le renfort des effectifs s’accompagnera de la rénovation des établissements et de l’augmentation du nombre de places. Nous nous sommes engagés à construire, sur le triennal en cours, 6 500 places supplémentaires ; nous allons tenir à peu près les délais. Sur le prochain triennal, nous nous sommes engagés, à raison d’un milliard d’euros d’autorisations d’engagement, à construire 3 200 places supplémentaires. Je précise qu’il s’agit de créations nettes, car nous fermons aussi des établissements vétustes ou des ailes, ce qui nous amène à supprimer des places.

Voilà comment nous répondons à la surpopulation carcérale. J’ajoute que certaines des dispositions de la réforme pénale permettent également d’y répondre. En effet, pour certaines personnes, l’incarcération n’est pas un élément de réinsertion, ni de lutte contre la récidive : je pense, par exemple, aux personnes incarcérées pour non-paiement récurrent de pension alimentaire, ou pour dégradations liées à des addictions – à l’alcool ou aux stupéfiants. La contrainte pénale, qui est assortie d’obligations, d’interdictions, d’un suivi, d’un ajustement au cours du suivi, d’une évaluation, etc., sera plus profitable à ces personnes-là, tout en contribuant à la réduction de la surpopulation carcérale. Il faut reconnaître que l’incarcération désocialise et peut rendre encore plus difficile le respect des obligations fixées par le juge. Je pense tout particulièrement au paiement des pensions alimentaires : l’incarcération du débiteur peut provoquer une rupture d’emploi et aboutir à l’inverse de ce que l’on veut obtenir.

Je répondrai maintenant à M. Goasguen, dont l’exposé appelle quelques précisions.

J’entends votre préoccupation, monsieur le député. Je vous rappelle simplement que les conditions dans lesquelles les infractions de trahison ont été introduites dans le code pénal ne permettent pas de prononcer des sanctions plus lourdes que celles qui sont prévues pour l’association de malfaiteurs, ou même pour l’entreprise individuelle terroriste.

M. Claude Goasguen. Je vous assure que si ! Le code prévoit vingt-cinq ans de réclusion criminelle…

Mme la garde des Sceaux. Monsieur le député, de toutes les façons, les magistrats jugent en droit.

M. Claude Goasguen. Vous pouvez requérir !

Mme la garde des Sceaux. Le procureur, sans doute. Mais pas moi !

La loi du 25 juillet 2013 interdit toute instruction individuelle. Le garde des Sceaux ne peut qu’envoyer des circulaires générales et impersonnelles…

M. Claude Goasguen. Vous pouvez rédiger une circulaire, ou requérir sur la base du livre IV. Je peux vous donner une consultation juridique gratuite !

Mme la garde des Sceaux. Mettriez-vous en doute la capacité des magistrats ? Vous ne supposez tout de même pas qu’ils appliquent un droit plus clément aux personnes qu’ils jugent pour actes terroristes ?

M. Claude Goasguen. C’est que, dans la conception actuelle, le terrorisme n’est pas un acte national…

Mme la garde des Sceaux. Il y a des situations différentes. Je vous rappelle que la loi de décembre 2012 permet de sanctionner un Français qui a commis un acte à l’étranger même s’il n’a porté atteinte à aucun Français ni à aucun intérêt français. Cela me paraît répondre à votre interrogation.

M. Claude Goasguen. Imaginez qu’un individu soit allé en Irak et qu’il reconnaisse, au cours de l’interrogatoire, être allé combattre aux côtés de Daech. Certains l’ont fait, et ils ont été condamnés à ce titre. Ils n’avaient d’ailleurs même pas besoin de combattre : il suffisait qu’ils aient obéi à l’organisation étrangère Daech pour être susceptibles de tomber sous le coup du Livre IV. Je vous assure que c’est très important. Je suis prêt à vous offrir une consultation juridique…

Mme la garde des Sceaux. Monsieur Goasguen, j’apprécie votre offre, mais je la décline !

Je dirai un dernier mot sur les juges d’application des peines. Aucune disposition, dans la réforme pénale, n’a modifié la nature des droits et des pouvoirs du JAP. On ne peut donc pas affirmer qu’il est devenu souverain et que ses missions ont changé. Ce n’est pas exact !

M. Claude Goasguen. C’est parce qu’avant, il y avait des « peines plancher » !

Mme Marie-Françoise Bechtel. Madame la garde des Sceaux, vous avez balayé l’ensemble des domaines qui sont de votre compétence, depuis les procédures judiciaires elles-mêmes jusqu’aux procédures de protection judiciaire de la jeunesse, en passant par l’administration pénitentiaire. De mon côté, j’ai été particulièrement intéressée par ce que vous avez dit sur le travail mené au niveau international. Mais, peut-être est-ce un défaut de vigilance de ma part, je n’avais pas vu trace, dans la presse, de cette rencontre à huis clos, qui a réuni à Paris, autour d’atelier thématiques, des magistrats de très haut niveau. Le terrorisme étant, par essence, international, il est très important de tenir ce type de réunions, aussi structurées et à un tel niveau. Vous avez dit que l’on pourrait recommencer tous les ans, éventuellement ailleurs. Où en est-on ? Ne pensez-vous pas que la France devrait s’assurer de la pérennité de ces rencontres ? Nous pourrions évoquer la question dans notre rapport.

Ensuite, je voudrais connaître votre point de vue sur les méthodes de déradicalisation qui relèvent, au moins partiellement, de votre compétence. Là encore, ne pourrions-nous pas nous inspirer de ce qui se fait à l’étranger ?

Enfin, je voudrais souligner combien j’approuve les propos que vous avez tenus sur le renseignement pénitentiaire. Je pense qu’avec le texte que nous avons malheureusement voté en première lecture, nous nous trouvons au milieu du gué. Vous l’avez dit avec force et justesse : autant aller jusqu’au bout et doter le renseignement pénitentiaire de tous les moyens d’un service de renseignement, depuis la logistique jusqu’aux bases de données. En ne le faisant pas, nous risquons de modifier le métier de surveillant et de donner une fausse vision de la pénitentiaire. Dans leur majorité, les détenus ne sont pas, autant que je sache, des gens à surveiller. La surveillance est importante, mais elle doit être faite par ceux dont c’est le métier.

M. Jacques Myard. Premièrement, je suis un peu surpris, madame la garde des Sceaux de ce que vous avez dit à propos des moyens, en particulier à propos des créations de postes. Les tribunaux que je connais se plaignent en effet d’être, de manière chronique, en sous-effectifs. Il semble qu’il y ait un hiatus entre la théorie du plan et la réalité du terrain.

Deuxièmement, il me semble qu’il y a encore beaucoup à faire en matière de coordination judiciaire au niveau international, notamment avec les pays du Proche-Orient et du Moyen-Orient. Ce n’est pas imputable à la France, mais à un certain nombre d’États qui jouent un double jeu, voire un triple jeu. Pouvez-vous, sans créer d’incident diplomatique, nous donner quelques précisions ? Que souhaiteriez-vous dans ce domaine, et quelles initiatives pourriez-vous prendre ?

Mme la garde des Sceaux. Madame Bechtel, deux séquences de ces rencontres internationales ont été couvertes par la presse : l’ouverture, à l’occasion de laquelle j’ai prononcé un discours, et la clôture, à l’occasion de laquelle le Premier ministre a prononcé le sien. En dehors de ces deux séquences, les trois jours de travaux se sont déroulés à huis clos à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), dont le siège est à l’École militaire.

La tenue de ces rencontres témoigne d’une certaine confiance vis-à-vis de Paris. Comme je vous l’ai dit, ce n’est que vers le 8 février que j’ai pris la décision de tenir ces journées, qui se sont déroulées du 27 au 29 avril. Malgré ce court laps de temps, quelque 200 magistrats de haut niveau, venant d’une quarantaine de pays, ainsi que les représentants de toutes les institutions internationales – Nations unies, Conseil de l’Europe, Union européenne, Eurojust, etc. – ont accepté de se déplacer loin de chez eux pour assister à trois jours de travaux.

J’avais écrit à tous les ministres de ces pays pour les informer de l’esprit de ces rencontres, en précisant que je souhaitais qu’elles se tiennent à un niveau opérationnel. Je m’étais adressée, par politesse, à l’Attorney General des États-Unis, Loretta Lynch, qui venait de remplacer à ce poste Eric Holder mais ce sont son adjoint et le responsable du terrorisme au département d’État des États-Unis qui sont venus.

Les participants ont été « enfermés » à l’INHESJ pendant trois jours – nous avons un sens assez militaire de l’accueil… Et ce sont eux-mêmes qui ont émis le souhait que soit pérennisée la rencontre.

De telles rencontres permettent à des hauts magistrats de se connaître, d’échanger leur numéro direct, et donc de communiquer plus facilement par la suite. Par exemple, lorsque le parquet de Paris a besoin d’obtenir très rapidement l’autorisation de se joindre à une enquête, donc de prendre un avion pour se rendre sur place, il vaut mieux pouvoir appeler les intéressés que de passer par les bureaux d’entraide pénale internationale, d’envoyer du courrier sous pli, etc. On y gagne en efficacité.

Vous m’avez ensuite interrogée sur notre politique de déradicalisation, que nous menons depuis maintenant deux ans. Nous avons signé un partenariat avec l’École pratique des hautes études, avec l’Ecole des hautes études en sciences sociales, avec l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman et avec l’Institut du monde arabe. Nous travaillons par ailleurs avec la préfecture de police de Paris et avec la MIVILUDES.

Depuis le milieu de l’année 2014, nous avons mis en place des programmes de formation pour les personnels pénitentiaires, y compris les conseillers d’insertion et de probation, les éducateurs, et les aumôniers. Ces formations portent sur la laïcité, la citoyenneté et les institutions de la République, sur la prévention de la radicalisation, sur l’emprise sectaire et sur l’enseignement des religions.

Nous avons étudié les quatre programmes mis en place au Royaume-Uni. L’un d’eux y a d’ailleurs été suspendu il y a quatre mois. Nous nous sommes beaucoup intéressés aussi à ce qui se fait en Allemagne. Les Allemands ont en effet institué des formations spécifiques, notamment dans les universités. Ils disposent aujourd’hui d’un vivier de personnes ressources qui interviennent dans les établissements pénitentiaires, que nous envions un peu. Mais nous allons très vite les rattraper…

Nous travaillons aussi avec le Danemark, avec la Suède, la Finlande, qui font la même chose que nous. Enfin, les Canadiens sont également très intéressés par ce que nous faisons : ils sont venus nous voir récemment et je me suis moi-même rendue au Canada pour signer une convention avec eux.

Monsieur Myard, lorsque nous sommes arrivés, il y avait presque 400 postes vacants dans les juridictions, et nous avons pu estimer à 1 400 le nombre de départs à la retraite prévisibles au cours du quinquennat. D’après nos calculs, il fallait ouvrir 300 postes chaque année, de façon à combler au moins les départs à la retraite. Mais, selon moi, il fallait même aller au-delà et augmenter les effectifs de la magistrature.

Nous avons donc ouvert en moyenne 300 postes chaque année. L’année qui vient, la prochaine promotion sera de 360 postes. Nous avons donc battu tous les records. Cela dit, il faut trente et un mois pour former un magistrat.

C’est seulement à partir de septembre 2015 que les arrivées en juridiction seront plus nombreuses que les sorties. La situation va donc s’améliorer, mais je reconnais que la transition aura été pénible. J’ai d’ailleurs dû rappeler des magistrats qui étaient en détachement ou à disposition dans d’autres organismes, pour qu’ils reviennent en juridiction.

Monsieur le député, vous avez par ailleurs soulevé la question de la coordination judiciaire avec les pays du Proche et Moyen-Orient, dont plusieurs ont participé à ces rencontres internationales.

Nous avons passé avec ces pays, soit des conventions régionales, au sein de l’Union européenne ou au sein du Conseil de l’Europe, soit des conventions bilatérales qui permettent une coopération. En l’absence de conventions régionales ou bilatérales, nous sommes tenus par des conventions multilatérales dont certains de ces pays sont signataires et qu’ils ont ratifiées. Ces conventions multilatérales peuvent porter sur la lutte contre le terrorisme, mais aussi sur la lutte contre les trafics de stupéfiants ou la corruption, deux domaines avec lequel le terrorisme présente des convergences.

Mais je perçois derrière votre question une autre question, à savoir : comment construire ensemble des politiques d’intervention et de lutte contre le terrorisme ? Je vous répondrai donc que ces rencontres y contribuent.

M. Georges Fenech. Madame la garde des Sceaux, nous avons entendu ce matin M. Cazeneuve, qui nous a présenté un solide programme axé sur la prévention et le renseignement. Vous mettez vous-même l’accent sur la prévention, que ce soit en termes d’effectifs, de renseignement, de déradicalisation, de fichiers ou de protection des témoins. On ne peut que l’approuver. Mais il manque, dans cette politique gouvernementale de lutte contre le terrorisme, tout un volet consacré à la répression. C’est là que le bât blesse.

Vous avez parlé de surpopulation carcérale. Mais nous n’avons pas de problème de surpopulation carcérale en France : nous avons un problème de sous-équipement immobilier carcéral. Certes, vous nous annoncez la création nette de 3 200 places de prison. Mais vous savez très bien – tout comme M. Pueyo, qui ne me contredira pas… – qu’il en manque, dans notre pays, 20 000 à 30 000 !

Je suis par ailleurs extrêmement surpris de ce que vous avez dit à propos de la contrainte pénale. Jusqu’à présent, vous l’aviez présentée comme une mesure d’individualisation de la peine, ce que l’on peut d’ailleurs concevoir. Mais aujourd’hui, vous la présentez comme une façon de résoudre les problèmes de sous-équipement pénitentiaire !

Vous avez donné l’exemple des personnes qui ne paient pas leur pension alimentaire et qui, selon vous, n’ont rien à faire en prison. Cela risque de faire sursauter les créancières d’aliments, ces mères de famille qui, au bout de plusieurs plaintes et condamnations, n’arrivent pas à nourrir leurs enfants ! Quant à l’autre exemple que vous nous avez donné, celui des revendeurs de stupéfiants, il était tout aussi malvenu.

Loin de moi l’idée de m’opposer méchamment à votre politique pénale, que vous assumez parfaitement. Simplement, je tiens à vous dire que votre politique, dans la mesure où elle ne comporte pas de volet répressif, ne permettra pas de mieux protéger nos concitoyens.

Qu’envisagez-vous de faire ? La Chancellerie a-t-elle engagé une réflexion sur la question de l’aménagement des peines, évoquée par Claude Goasguen ? Je vous avais interrogée dans l’hémicycle sur les réductions de peines, notamment automatiques. En effet, vous aviez pris le soin d’adresser des circulaires à tous les parquets en leur rappelant que les récidivistes devaient bénéficier des mêmes réductions de peines que les primodélinquants.

Comme vous l’avez fait remarquer, il y a une porosité croissante entre la criminalité et le terrorisme. Mais ceux qui s’en rendent coupables seront-ils sanctionnés plus sévèrement ? C’est la question qui nous vient à l’esprit, puisque vous n’avez pas prévu – c’est un fait – de volet répressif pour lutter contre le terrorisme. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas être totalement satisfaits de la politique gouvernementale.

M. Joaquim Pueyo. Dans les établissements pénitentiaires, certains dispositifs permettent de repérer les détenus : quartiers « arrivants », commissions pluridisciplinaires, qui jouent un rôle important dans la prise en charge des détenus. Dans les maisons centrales ou les établissements pour peine, les projets d’exécution de peine prennent en compte la personnalité des détenus.

À condition d’en augmenter les effectifs, nous avons les moyens de renforcer les services de renseignement pénitentiaire, et de coordonner les observations des surveillants ; car c’est bien eux qui se trouvent au centre du système. On peut donc faire évoluer le renseignement pénitentiaire en améliorant les dispositifs existants.

Madame la garde des Sceaux, je crois beaucoup aux expérimentations, comme celles qui ont été lancées à Fresnes puis à Fleury-Mérogis sur la prise en charge des détenus radicalisés. Il conviendrait d’en tirer le bilan. Pour protéger la population pénale la plus fragile des détenus les plus durs, je pense qu’il faut expérimenter les quartiers dédiés, voire placer les leaders dans les quartiers d’isolement.

Je suis intéressé par ce qui se fait dans les pays étrangers, et j’observe que l’administration pénitentiaire a été marquée par les règles pénitentiaires européennes. Celles-ci ont été validées par la loi pénitentiaire défendue par Mme Rachida Dati quand elle était garde des Sceaux. De la même façon, Mme Dati avait renforcé les aménagements de peine.

Un collègue nous dit que les juges d’application des peines ont tous les pouvoirs. Je dirais qu’ils ont moins de pouvoir qu’il y a vingt ans. En effet, des commissions juridictionnelles ont été mises en place, et toutes les décisions des JAP peuvent faire l’objet d’un recours.

Ce qui est important selon moi, c’est de pouvoir détecter les détenus les plus dangereux ; ensuite, de décider d'une prise en charge adaptée dans des quartiers dédiés ; enfin, de suivre et de contrôler le détenu après sa sortie.

Enfin, vous avez annoncé la programmation de 6 500 places de prison. On pourrait augmenter un peu ce nombre, mais sans le porter à 20 000 ni à 30 000, comme le souhaite M. Fenech : ce serait impossible, à la fois financièrement et matériellement, puisque, une fois qu’elle a été décidée, la construction d’un établissement prend sept à huit ans. Il faut donc trouver des dispositifs intermédiaires. Je pense que l’on pourrait effectivement renforcer les aménagements de peine sur certains types de délits – bien sûr, pour les personnes qui ont commis les infractions les moins graves, et celles qui posent le moins problème en matière d’ordre public.

M. le président Éric Ciotti. Merci, monsieur Pueyo, d’avoir porté courageusement ce témoignage en réponse à l’interpellation pertinente de M. Fenech sur le cruel manque de places de prison dont souffre notre pays.

M. Meyer Habib. En avril dernier, le hasard ou la chance a permis d’appréhender Sid Ahmed Ghlam qui, après avoir assassiné Aurélie Châtelain, s’était tiré une balle dans le pied. Mais on ne peut pas compter sur la chance. On ne naît pas djihadiste, on le devient à la suite d’un parcours. C’est en cela que je vous rejoins : il faut prendre des mesures d’éducation et de prévention. Mais il faut aussi, et c’est indispensable, appliquer des sanctions.

Le parcours d’un djihadiste commence souvent en prison. J’ai appris que l’on y avait saisi près de 27 000 téléphones portables. Certains détenus peuvent même se connecter sur Internet et passer des appels vidéo via FaceTime à partir de leur portable. Bien sûr, il y aura toujours des téléphones, mais peut-on limiter les appels téléphoniques depuis la prison ?

J’en viens à un autre sujet : les informateurs. Le ministre de l’intérieur nous a dit ce matin que le petit frère de Sid Ahmed Ghlam, un enfant de neuf ans, avait informé la justice ou la police du dérapage progressif de son frère…

M. Patrick Mennucci, rapporteur. Le ministre de l’intérieur n’a pas dit cela…

M. Meyer Habib. Quoi qu’il en soit, il me semble que, si l’on veut arriver à des résultats, il faut utiliser des informateurs au sein des prisons, et procéder à des écoutes téléphoniques.

Ensuite, nous n’avons pas encore parlé de la question des sources de financement. Lorsque la commission s’est déplacée aux Baumettes, puis à Nice, elle a auditionné des imams, plutôt modérés. Ceux-ci nous ont expliqué que, soudainement, certains jeunes gens disposaient d'argent, et que cet argent pouvait venir de l’étranger. Sans doute s’agit-il de pays comme le Qatar, l’Arabie saoudite voire l’Iran.

Enfin, dernier point et non le moindre : Internet, sur lequel j’ai interrogé ce matin le ministre de l’intérieur. Les gens s’y défoulent en diffusant à flots continus des insultes antisémites, antisionistes ou autres. Des circulaires ont-elles été adressées au parquet à ce propos ? Des sanctions ont-elles été prises ? La question est fondamentale, madame la garde des Sceaux.

M. Jean-Claude Guibal. Madame la garde des Sceaux, vous avez évoqué au début de votre propos les mutations profondes du terrorisme et, en particulier, les convergences de moyens avec la grande criminalité. Est-ce que ces relations sont stabilisées, structurées ? Quelles formes prennent-elles ? Est-ce une grande criminalité internationale, ou plutôt nationale ? Comment traiter de ces relations entre terrorisme et grande criminalité ?

Mme la garde des Sceaux. Je constate que vous portez beaucoup d’intérêt à ces questions et je tenterai de vous répondre le plus précisément possible.

Monsieur Guibal, nous percevons les relations existant entre la criminalité et le terrorisme à travers un certain nombre de procédures.

Il y a déjà deux ans, j’ai décidé de renforcer les huit juridictions interrégionales spécialisées (JIRS). Malgré le manque d’effectifs de magistrats, toutes sont maintenant en effectif complet, voire, pour certaines, en surnombre, aussi bien au parquet qu’au siège. Elles emploient d’ailleurs aussi des personnes qui ne sont pas des magistrats mais qui travaillent auprès d’eux et sont spécialisées, par exemple, dans les financements internationaux. Ces assistants spécialisés, qui ont des qualités particulières, sont extrêmement utiles.

Le réseau des JIRS a été réorganisé dans le cadre de la loi du 6 décembre 2013 contre la délinquance économique et financière. Son périmètre de contentieux a été précisé. Nous avons supprimé, sauf en Corse, les pôles économiques et financiers, et nous avons créé le parquet financier national. L’architecture de la lutte contre cette criminalité organisée a donc été complètement revue.

De la même façon, l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), créée en 2011, a été fortement renforcée. Elle intervient à notre demande dans toutes les juridictions, aussi bien au parquet qu’au siège.

J’ai donné comme instruction, par circulaire, de faire de la saisie patrimoniale un élément de l’enquête pénale. Ainsi, dès le moment de l’enquête, les saisies sont faites. Celles-ci sont importantes puisque, selon les derniers chiffres de 2014, elles atteignaient 1,7 milliard d’euros. Par la suite, elle est confirmée par la confiscation.

Certes, il y a un délai entre la saisie et la confiscation, laquelle ne peut intervenir qu’au terme de la procédure. Mais au cours de ces deux dernières années, nous avons constaté que si les saisies étaient importantes, qu’il s’agisse d’immobilier, de mobilier, y compris de bateaux, de comptes bancaires ou d’espèces, les confiscations l’étaient moins. J’ai donc demandé à l’AGRASC de se mobiliser fortement auprès des magistrats du siège. Nous avons procédé à un travail de sensibilisation, ce qui nous a amenés à mettre au point un guide qui a été diffusé au début de cette année.

Restent les échanges de procédure. Le réseau de magistrats référents que j’ai mis en place en décembre 2014 est extrêmement important. C’est une porte d’entrée dans tous les tribunaux de grande d’instance. Le magistrat référent est un interlocuteur pour le pôle antiterroriste de Paris, pour les JIRS, pour la préfecture. Les informations sont regroupées, ce qui évite toute déperdition d’informations et de temps.

Cela étant, il faut arriver à assécher financièrement le terrorisme. La loi du 6 décembre 2013 contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière a augmenté considérablement les amendes : certaines sont passées de 75 000 à 500 000 euros. En outre, il est maintenant possible de saisir la totalité du patrimoine – y compris sa partie licite – par décision de justice.

Monsieur Habib, vous avez parlé des 27 000 téléphones portables qui auraient été saisis. Il ne s’agit pas de téléphones, mais d’éléments téléphoniques – téléphones, mais aussi puces, batteries, etc. Reste que c’est trop, de toutes façons. Dans mon intervention liminaire, j’avais évoqué notre action en matière de brouillage. Je précise que nous avons lancé l’année dernière une expérimentation sur une nouvelle technologie de brouillage, qui s’est avérée concluante. Nous n’en faisons pas tapage, pour des raisons que tout le monde peut comprendre, mais nous avons déjà équipé une dizaine d’établissements, et nous allons en équiper seize autres. En effet, nous avons identifié 26 établissements particulièrement sensibles. Voilà ce que nous faisons pour mettre un terme à l’usage des téléphones portables.

Vous avez également évoqué les informateurs. Vous savez que la loi de 2004 avait créé un statut de repenti, mais que le décret d’application n’avait pas été pris. Nous l’avons pris l’année dernière. Depuis, nous disposons à la fois d’un cadre juridique et réglementaire, mais également de moyens puisque c’est sur les fonds de l’AGRASC que nous finançons ce dispositif. La commission nationale de protection et de réinsertion est en place. Elle a commencé à travailler l’année dernière aussi, et peut décider de l’attribution du statut de repenti et de sa prise en charge. Nous utilisons déjà des repentis dans les programmes de déradicalisation, pour intervenir auprès d’un certain nombre de détenus.

S’agissant d’Internet, vous avez parfaitement raison. C’est d’ailleurs bien pourquoi nous allons modifier la loi de 1881. On ne peut laisser impuni ce qui passe sur internet – s’agissant au moins des infractions de paroles et d’écrits.

Par ailleurs, Internet a considérablement modifié le fonctionnement des groupes terroristes eux-mêmes. Ceux-ci utilisent beaucoup ces technologies, aussi bien pour faire circuler l’information que pour faire de la propagande. Mais la loi du 13 novembre 2014 donne aux enquêteurs du parquet ou du siège les moyens d’intervenir. Nous travaillons depuis deux ans avec les grands opérateurs, afin d’obtenir facilement la suspension et le blocage de sites. Opérateurs, éditeurs et hébergeurs se renvoyaient la balle, mais nous avons réussi à mettre un terme à cela. Reste à régler la question de la compétence juridictionnelle, qui est liée à la localisation du siège. Nous le ferons en obligeant les opérateurs à avoir une représentation en France. C’est à cela que nous nous employons en ce moment.

Monsieur Pueyo, merci de ces précisions. Je rappelle que nous allons construire 3 200 places supplémentaires, et que ce sont 3 200 places nettes – nous allons en fermer 1 082.

À propos des expérimentations et des quartiers, vous avez parfaitement raison. C’est d’ailleurs ce que nous faisons : les leaders ne sont pas dans les quartiers dédiés, mais en isolement. Dans les quartiers dédiés, nous mettons des personnes qui sont en phase de radicalisation, sur lesquels nous estimons qu’il est possible de faire un travail. Nous n’appliquons pas le même régime à ceux qui ont de l’assurance, qui sont structurés mentalement et intellectuellement, qui ont du charisme et la volonté d’influencer et de convertir les autres détenus. Ceux-ci sont en isolement – certains y sont depuis plus d’un an. Ils font l’objet de transfèrements. Ils font l’objet d’une surveillance permanente et sont régulièrement fouillés.

M. le président Éric Ciotti. Madame la garde des Sceaux, je souhaiterais une précision : vous avez parlé tout à l’heure de 6 500 places supplémentaires, puis de 3 200 places nettes supplémentaires. Faut-il additionner les deux chiffres ?

Mme la garde des Sceaux. Absolument.

M. Joaquim Pueyo. On arrive donc à 10 000 !

M. le président Éric Ciotti. S’agit-il de 6 500 places nettes ?

Mme la garde des Sceaux. Oui, car nous avons aussi fermé des places.

Les autorisations d’engagement sont déjà dans le budget.

M. Jacques Myard. Sur quel budget ?

Mme la garde des Sceaux. Le budget triennal. Plus précisément : les 6 500 places sont sur le premier budget triennal, et les 3 200 places sur le budget triennal engagé.

Donc, les autorisations d’engagement sont déjà dans le budget – pour un milliard d’euros. Ce n’était pas le cas des 80 000 places annoncées par la précédente majorité.

M. Georges Fenech. Pas 80 000 : 20 000 !

Mme la garde des Sceaux. Vous avez raison : ces 80 000 places représentaient la capacité d’accueil totale prévue. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas le premier euro pour financer les 20 000 ou 23 000 places supplémentaires !

Monsieur Fenech, je ne peux pas vous empêcher de cultiver des idées fixes. Vous prétendez qu’il n’y a pas de répression, mais uniquement de la prévention – détection, surveillance, signalement, etc. Je vous fais remarquer que c’est tout de même au sein des établissements pénitentiaires que cette prévention s’exerce. Se trouver à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire me paraît déjà constituer l’aboutissement d’une répression.

Ensuite, les textes eux-mêmes permettent la répression.

La loi du 13 novembre 2014 donne aux enquêteurs les moyens, que certains ont d’ailleurs trouvés abusifs, de réprimer. Les tribunaux jugent. Et contrairement à l'ancienne majorité, nous donnons aux tribunaux les moyens de juger – effectifs de magistrats au parquet et au siège, effectifs de greffiers, frais de justice, formations, moyens logistiques.

En 2014, j’ai présenté un plan d’action pour le ministère public qui comprend 19 points, dont l’attribution de téléphones et de tablettes pour pouvoir travailler.

Alors, on peut me donner toutes les leçons de la terre…

M. Georges Fenech. Je voulais parler de l’aménagement des peines.

Mme la garde des Sceaux. J’y viens. Mais vous n’avez pas parlé que de cela. Vous avez dit qu’il n’y avait pas de répression, car c’est là votre tourment.

Lorsque j’ai parlé des procédures judiciaires en cours, j’ai indiqué que plus de 60 % des personnes mises en examen étaient en détention provisoire. Je veux bien que ce ne soit pas de la répression, mais j’observe que contrairement au droit commun, en matière de terrorisme, la détention provisoire est pratiquement la règle.

M. Georges Fenech. C’est encore heureux !

Mme la garde des Sceaux. En effet. Mais ce n’est pas moi qui décide de la détention provisoire : ce sont les magistrats. Cessez de dire qu’il n’y a pas de répression ! Ou dites que tous les magistrats sont en vacances, qu’ils ne font rien, qu’ils sont irresponsables, qu’ils ne punissent pas…

M. Georges Fenech. Nous n’avons pas dit cela !

Mme la garde des Sceaux. C’est ce que vous dites quand vous prétendez qu’il n’y a pas de répression. La répression, ce sont les personnes en prison, qui sont en détention provisoire ou ont déjà été condamnées, et c’est l’ensemble des décisions de justice !

Au lieu de raconter aux gens des choses afin de les rassurer, nous cherchons à assurer leur sécurité. Comme nous voulons neutraliser et éradiquer le terrorisme, nous sanctionnons les actes ou les présomptions d’actes de terrorisme. Mais en même temps, comme nous voulons éviter que certains ne basculent et que les actes de terrorisme ne se démultiplient, nous menons des actions de déradicalisation.

Il ne s’agit pas de faire plaisir à certains à un moment donné, il s’agit d’avoir une politique responsable. C’est notre cas.

M. Georges Fenech. Et les réductions de peine ?

Mme la garde des Sceaux. Monsieur Fenech, en tant que magistrat, vous savez parfaitement que la loi sur les réductions de peine date de 2004. Je remercie celui d’entre vous qui a rappelé que c’est en 2009 que la loi pénitentiaire a été mise en conformité avec les règles européennes – la seule chose correcte qui ait été faite.

M. Claude Goasguen. On a réduit les peines parce qu’il y avait des peines plancher.

Mme la garde des Sceaux. Oui, il y avait des peines plancher, qui faisaient des dégâts considérables ! 98 % des sorties des établissements pénitentiaires étaient des sorties sèches. C’étaient de véritables bombes à retardement, mettant en péril la sécurité des Français. D’ailleurs, les statistiques le montrent : le taux de récidive a triplé entre 2001 et 2011 ! Cela donne la mesure de l’efficacité de cette politique.

Nous, nous avons mis dans la loi que le juge d’application des peines pouvait prendre une décision de retrait de réduction de peine. Mais cela, vous ne le signalez pas. Alors, arrêtez de nous faire des procès sur ce que nous ne faisons pas. Faites-nous des procès sur ce que nous faisons, parce que nous, nous l’assumons.

Monsieur Fenech, vous nous donnez des leçons en matière d’individualisation des peines. Pour ma part, je n’avance pas masquée : je considère que l’individualisation des peines restitue aux magistrats de la liberté d’appréciation ; elle leur permet de prendre la décision la plus ajustée, la plus juste et la plus efficace. Mais elle n’interdit aucune incarcération. Aujourd’hui, un magistrat peut décider d’une incarcération de quinze, voire de huit jours. Pour autant, nous le savons bien, certaines incarcérations désocialisent…

M. Claude Goasguen. Pas les terroristes : ils le sont déjà !

Mme la garde des Sceaux. Je ne parle pas des terroristes.

M. Fenech me reproche d’avoir pris en exemple les débiteurs de pensions alimentaires et les revendeurs de produits stupéfiants. Je précise que je ne parlais pas des revendeurs de stupéfiants, mais de personnes qui, sous le coup d’une addiction, ont commis des dégradations. Je considère en effet qu’il vaut mieux placer ces personnes en soins contraints plutôt que de les incarcérer, de les laisser sortir en sortie sèche au bout de deux mois, pour qu’elles retombent dans leur addiction et se retrouvent à nouveau incarcérées. Et cette politique pénale, je l’assume.

J’ajoute que vous êtes les derniers à pouvoir nous donner des leçons en matière de pensions alimentaires, car c’est ce gouvernement qui a mis en place le recouvrement par huissier sans aucun frais pour le créancier – le plus souvent une créancière – et qui a permis l’intervention de la caisse d’allocations familiales (CAF).

Dans ce domaine, le juge dispose d’éléments d’appréciation. Nous mettons en place, justement par des recrutements, les moyens d’étudier la situation – contrairement à ce qui se faisait auparavant. Nous avons augmenté de 25 % le corps des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Nous mettons également en place les moyens de faire des enquêtes.

Lorsque le débiteur est de mauvaise foi et a la capacité de payer, le juge peut prendre une décision d’incarcération à son encontre. Mais il arrive que le débiteur connaisse des difficultés psychologiques, professionnelles ou financières. Dans ce cas, mieux vaut – y compris pour la créancière – faire en sorte que le débiteur soit en capacité de payer la pension alimentaire, plutôt que de se décharger du problème en le mettant deux mois en prison sans se préoccuper de ce qui se passera ensuite.

Voilà donc ce qu’est réellement notre politique pénale, que nous assumons parfaitement. Et pardonnez-moi, une fois de plus, d’avoir cédé à quelque ardeur.

M. le président Éric Ciotti. Madame la garde des Sceaux, vous reconnaissez vous-même avoir cédé à l’ardeur. Cela vous a amenée à énoncer quelques contrevérités, notamment sur la récidive. À vous entendre, celle-ci a été multipliée par trois. Or c’est totalement faux, comme le démontrent plusieurs études.

Mme la garde des Sceaux. Je peux vous donner les chiffres : 4,9 % en 2001, 12,4 % en 2011 !

M. le président Éric Ciotti. Vous ne nous convaincrez pas sur la pertinence de votre politique pénale, mais c'est un autre sujet qui dépasse le champ de notre commission.

M. le rapporteur. Monsieur le président, le climat de cette audition n’est pas celui que nous avons connu jusqu’à maintenant. Je tiens dire à Mme Taubira qu’en ce qui nous concerne, nous regrettons que l’urbanité qui a caractérisé les cinquante-et-une réunions précédentes n’ait pas perduré. Mais sans doute est-elle habituée. Chaque fois, il y a, de la part de certains de nos collègues, comme une volonté de…

M. Georges Fenech. Qu’est-ce que c’est que ce procès ?

M. le rapporteur. Mais c’est extraordinaire ! Vous ne supportez donc pas la critique ?

M. le président Éric Ciotti. Chacun s’est exprimé avec la courtoisie qui sied de part et d’autre. La ministre a répondu. Il est inutile d’en rajouter.

M. Georges Fenech. Cela s’est bien passé avec Mme la garde des Sceaux !

M. le rapporteur. Est-ce que cela gêne M. Fenech que je parle ?

M. Georges Fenech. C’est une prise à partie !

M. le rapporteur. Je ne parlais pas de vous particulièrement, mais de tous ceux qui, chaque fois que Mme Taubira vient devant cette commission, se sentent obligés de gâcher le climat. Cela a l’air de ne pas vous faire plaisir, mais c’est mon sentiment. Et je pense qu’il est partagé par de nombreux collègues.

M. le président Éric Ciotti. Si cela peut faire plaisir à notre rapporteur, je reconnais que c’est le seul moment où j’ai trouvé le climat un peu tendu. (sourires).

Madame la garde des Sceaux, je vous remercie de votre présence.

1 () M. Claude Bartolone, Libérer l’engagement des Français et refonder le lien civique. Rapport remis au Président de la République le 15 avril 2015.

2 () Rapport n° 388 (2014-2015) de M. Jean-Pierre Sueur, fait au nom de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, 1er avril 2015.

3 () MM. Christian Jacob, Éric Ciotti, Pierre Lellouche, Guillaume Larrivé et plusieurs de leurs collègues, Proposition de résolution relative à la création d’une commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, doc AN n° 2240, 3 octobre 2014.

4 () La liste des personnes entendues par la commission d’enquête figure en annexe du présent rapport.

5 () Les comptes rendus des auditions sont publiés en annexe du présent rapport.

6 () Ce déplacement a été effectué avec la commission d’enquête du Sénat précitée.

7 () Pour sa part, votre rapporteur a été très sensible à l’analyse développée par M. Pierre Conesa dans son rapport, publié en décembre 2014 sur la politique de lutte contre la radicalisation, dans lequel il recommandait d’utiliser le terme de « salafisme djihadiste » qui lui paraît plus approprié que les autres dénominations.

8 () MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Pour un État secret au service de notre démocratie, Rapport de la mission d’information sur l’évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, déposé au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, doc. AN n° 1022, 14 mai 2013.

9 () M. Jean-Jacques Urvoas, Suivi et surveillance des mouvements radicaux armés, rapport au nom de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, doc AN n° 1056, 24 mai 2013.

10 () Projet de loi relatif au renseignement (n° 2669) déposé à l’Assemblée nationale le 19 mars 2015 et adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 5 mai dernier.

11 () Thomas Hegghammer, The Rise of Muslim Foreign Fighters, Islam and the Globalization of Jihad, International Security, 35(3), pp. 53-94, 2011

12 () Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève, Foreign Fighters under International Law, Academy Briefing n°7, octobre 2014: “a foreign figther is an individual who leaves his or her country of origin or habitual residence to join a non-state armed group in an armed conflict abroad and who is primarily motivated by ideology, religion and/or kinship”.

13 () Conseil de sécurité de l’ONU, Résolution 2178 du 24 septembre 2014 (S/RES/2178) Menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes de terrorisme.

14 () cf infra p.

15 () cf. infra.

16 () Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Soulayman Valsan, La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes, novembre 2014.

17 () Rapport d’information n° 2677 sur l’indignité nationale, déposé le 25 mars 2015 par Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale.

18 () Rapport précité de Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Sulayman Valsan, citant les travaux de M. Jean-Claude Salomon, chercheur en criminologie.

19 ()  Comment sortir de l’emprise djihadiste, Dounia Bouzar (édition de l’atelier) mai 2015.

20 () Fahrad Khosrokhavar, Radicalisation, novembre 2014, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

21 () Voir, en annexe, la présentation du décret du 9 avril 2015 portant ouverture et annulation de crédits à titre d’avance.

22 () cf. infra.

23 () Décret n° 2014-1576 du 24 décembre 2014 relatif à l’accès administratif aux données de connexion.

24 () Près de la moitié des interceptions de sécurité sont ainsi utilisées par des services de la police nationale, au premier rang desquels la direction centrale de la police judiciaire (dans un cadre administratif).

25 () Résultant du décret n° 2014-474 du 12 mai 2014 pris pour l’application de l’article 6 nonies de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et portant désignation des services spécialisés de renseignement.

26 () Ces trois services dépendent du ministère de la Défense.

27 () Ce service dépend du ministère de l’Intérieur.

28 () Ces deux services dépendent des ministères financiers.

29 () Dans le respect des compétences de chacun de ces services, définies par les actes réglementaires qui encadrent leurs actions.

30 () Décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure.

31 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 109.

32 () Décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du renseignement intérieur.

33 () MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Pour un État secret au service de notre démocratie, Rapport de la mission d’information sur l’évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, déposé au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, doc. AN n° 1022, 14 mai 2013, p. 119.

34 () MM. Jérôme Léonnet et Guy Desprats, « Affaire Merah, réflexions et propositions », rapport remis au ministre de l’Intérieur le 19 octobre 2012, 17 p.

35 () En avril 2014.

36 () cf. infra.

37 () Décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure

38 () Avec le concours de la Police aux frontières qui facilite l’accès des agents de la DGSI aux abords des avions.

39 () cf. infra.

40 () Décret n° 2014-454 du 6 mai 2014 modifiant le décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’intérieur et du ministère des outre-mer.

Décret n° 2014-466 du 9 mai 2014 modifiant le décret n° 2008-633 du 27 juin 2008 modifié relatif à l’organisation déconcentrée de la direction centrale de la sécurité publique.

41 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 113.

42 () Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne.

43 () D’autres compétences demeurent exercées par la DGSI, à Paris, comme par exemple en matière de contre-espionnage.

44 () Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Pour un État secret au service de notre démocratie, Rapport de la mission d’information sur l’évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, déposé au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, doc. AN n° 1022, 14 mai 2013, p. 168.

45 () Par arrêté modifiant l’arrêté du 12 août 2013 portant organisation de la direction de la gendarmerie nationale.

46 () En réalité, ce bureau est intitulé « État-major de sécurité n° 3 », dit « EMS3 ». Auparavant, la structure existait depuis les années 1980 sans formalisation particulière.

47 () A l’occasion de son audition par la commission d’enquête le 9 février 2015, M. Bruno Clément-Petremann, sous–directeur de l’état–major de sécurité de la direction de l’administration pénitentiaire a ainsi déclaré :

« Au niveau central, le bureau comprenait dix personnes en 2003 à sa création et en compte aujourd’hui treize. Les échelons opérationnels que sont les échelons régionaux et locaux se sont construits progressivement. En 2005, il n’y avait pas de délégué interrégional à temps complet dans chaque direction interrégionale, comme c’est le cas aujourd’hui avec un doublement dans quatre directions, et encore moins de délégués locaux, lesquels apparaissent à mesure que des postes sont créés. »

48 () Mme Lucie Commeureuc, membre du bureau national du Syndicat national pénitentiaire FO-personnels de direction, audition du 11 février 2015.

49 () Il en est de même pour l’outre-mer.

50 () Les services de renseignement ou de police peuvent cependant bénéficier d’interceptions de sécurité sur ces lignes.

51 () Cependant, l’article 727-1 du code de procédure pénale permet aujourd’hui l’écoute, l’enregistrement et l’interruption par l’administration pénitentiaire des communications téléphoniques des personnes détenues (sur les téléphone fixes installés par l’administration), à l’exception de celles menées avec leur avocat. Une double limitation est, en l’état du droit, apportée à cette possibilité. D’une part, elle doit avoir pour fin de « prévenir les évasions et d’assurer la sécurité et le bon ordre des établissements pénitentiaires ou des établissements de santé habilités à recevoir des détenus ». D’autre part, elle s’exerce « sous le contrôle du procureur de la République territorialement compétent ». Il ne peut donc pas s’agir d’une interception de sécurité, qui s’effectue nécessairement dans un cadre administratif.

52 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 126.

53 () MM. Jérôme Léonnet et Guy Desprats, « Affaire Merah, réflexions et propositions », rapport remis au ministre de l’Intérieur le 19 octobre 2012, 17 p.

54 () M. Jean-Jacques Urvoas, rapport au nom de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, doc AN n° 1056, 24 mai 2013, p. 32.

55 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 115.

56 () Seine-et-Marne, Yvelines, Essonne et Val-d’Oise.

57 () Ce qui a pour effet de l’empêcher d’échanger avec d’autres services qui ne sont pas habilités sur des sujets classifiés.

58 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 115.

59 () cf. infra.

60 () Projet de loi relatif au renseignement, adopté par l’Assemblée nationale en première lecture, texte adopté n° 511, 5 mai 2015.

61 () Ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012 relative à la partie législative du code la sécurité intérieure.

62 () Créée par la loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques.

63 () Loi n° 2008-1245 du 1er décembre 2008 visant à prolonger l’application des articles 3, 6 et 9 de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers.

64 () Loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme.

65 () Loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.

66 () Il s’agit de la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous.

67 () Il s’agit de services relevant des ministres de la défense, de la justice et de l’intérieur ainsi que des ministres chargés de l’économie, du budget ou des douanes, en application du nouvel article L. 811-4 du code de la sécurité intérieure.

68 () Il s’agit du fichier PASP « Prévention des Atteintes à la Sécurité Publique », créé par le décret n° 2009-1249 du 16 octobre 2009, mis en œuvre par la DGPN et déployé le 16 juin 2014 et du fichier GIPASP « Gestion de l’Information et Prévention des Atteintes à la Sécurité Publique », prévu par le décret n° 2011-340 du 29 mars 2011 et mis en œuvre par la DGGN.

69 () Dont les dispositions sont codifiées aux articles R.236-1 à R.236-10 du code de la sécurité intérieure.

70 () cf. infra.

71 () L’article 230-10 du code de procédure pénale leur offre cette possibilité dans le cadre d’une enquête judiciaire.

72 () MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Pour un État secret au service de notre démocratie, Rapport de la mission d’information sur l’évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, déposé au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, doc. AN n° 1022, 14 mai 2013, p. 26 et s.

73 () M. Jean-Jacques Urvoas, rapport de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, doc AN n° 1056, 24 mai 2013, p. 55 et s.

74 () voir infra, première partie.

75 () Ainsi que les instruments financiers ou encore les ressources économiques.

76 () Circulaire n° INT/C/05/00015/C du ministre de l’intérieur en date du 23 janvier 2005.

77 () Journal Officiel, compte rendu des débats, Assemblée nationale, n° 87 [2], 2ème séance du mercredi 17 septembre 2014, p. 6484.

78 () De la même manière, la loi du 13 novembre 2014 précitée prévoit ainsi, à l’article 6-1 de la LCEN, que les modalités d’application des mesures de blocage des sites internet sont précisées par décret, « notamment la compensation, le cas échéant, des surcoûts justifiés résultant des obligations mises à la charge des opérateurs ».

79 () Cour européenne des droits de l’homme, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni.

80 () M. Sébastien Pietrasanta, rapport au nom de la commission des Lois sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, doc AN n° 2173, 22 juillet 2014, p. 79.

81 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 33.

82 () cf. infra.

83 () COM/2011/0032 final.

84 () Advanced passenger information : il s’agit des informations sur les passagers collectées au moment de l’enregistrement et non pas au stade de la réservation du billet d’avion.

85 ()  Issus de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers

86 () Arrêté du 11 avril 2013 portant autorisation d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé SETRADER.

87 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p. 35.

88 ()  Règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes.

89 () Jean-Jacques Urvoas, Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, doc. AN n° 2482, 18 décembre 2014, p 36.

90 () Dans cette déclaration, les membres du conseil européen affirmaient notamment : « nous sommes d’accord pour procéder sans délai à des contrôles systématiques et coordonnés de personnes jouissant du droit à la libre circulation au moyen de bases de données pertinentes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, en nous fondant sur des indicateurs de risque communs ».

91 () Ces précisions ont été apportées, en commission, par un amendement du rapporteur, M. Jean-Jacques Urvoas, répondant en cela à une demande formulée par la CNIL dans son avis sur le projet de loi, rendu le 5 mars 2015.

92 () Circulaire conjointe du ministre de l’Éducation nationale, de la ministre de la Justice et du ministre de l’Intérieur n° INTD1237286C du 20 novembre 2012

93 () Décret n° 2010-569 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées.

94 () Ou d’un commissariat de police ou d’une brigade de gendarmerie le soir ou le week-end.

95 () En effet, la carte nationale d’identité peut être utilisée comme document de voyage dans les pays de l’Union européenne ou de l’espace Schengen ainsi que dans certains pays tiers qui acceptent l’entrée des ressortissants français sur leur territoire, notamment la Turquie.

96 () cf. infra, IV de la 2ème partie pour une proposition de solution à cette faille.

97 () Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

98 () Cf infra.

99 () Cf. infra.

100 () Il s’agit du fait d’introduire dans le milieu naturel ou les aliments une substance mettant en danger la santé de l’homme, des animaux ou du milieu naturel, dans un but terroriste.

101 () Circulaire du 5 décembre 2014 de présentation de la loi n° 2014-135 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme – Renforcement de la coordination de la lutte antiterroriste, NOR : JUSD1429083C.

102 () Cf. infra, B.

103 () Cour de cassation, chambre criminelle, 6 novembre 2013, n°12-87130.

104 () Groupe de travail interministériel sur la lutte contre la cybercriminalité, Protéger les internautes, Rapport sur la cybercriminalité, juin 2014, recommandation n°40, p. 227.

105 () Rapport fait au nom de la Commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur le projet de loi (n° 1413) relatif à la prévention de la récidive et à l’individualisation des peines, par M. Dominique Raimbourg, n°1974, 28 mai 2014

106 () En cas de condamnation à une peine privative de liberté, non assortie du sursis, dont la durée est égale ou supérieure à dix ans, prononcée pour les infractions spécialement prévues par la loi, dont les infractions terroristes, le condamné ne peut bénéficier, pendant une période de sûreté, des dispositions concernant la suspension ou le fractionnement de la peine, le placement à l’extérieur, les permissions de sortir, la semi-liberté et la libération conditionnelle.

107 () Infractions prévues par les articles 421-1, 421-2, 421-2-1, 421-2-2 et 421-2-6 du code pénal.

108 () Lors de son audition devant la commission, Mme Najat Vallaud-Belkacem a indiqué qu’il fallait former 1 000 formateurs, à leur tour chargés de former 300 000 enseignants.

109 () Dans la mythologie grecque, Mentor est le précepteur de Télémaque et l'ami d’Ulysse. Par assimilation, un mentor est un conseiller expérimenté, attentif et sage auquel on fait entièrement confiance.

110 () Rapport d’information n° 2311 de M. Jean-Pierre Blazy, fait au nom de la commission des Lois, sur la lutte contre l’insécurité sur tout le territoire, 23 octobre 2014

111 () M. Farhad Khosrokhavar, Radicalisation en prison, rapport remis à l'administration pénitentiaire, 2014.

112 () Les commissions pluridisciplinaires uniques sont des organes consultatifs créés pour une durée de cinq ans par le décret n°2006-672 du 8 juin 2006 (article D. 90 du code de procédure pénale) auprès de chaque chef d’établissement pénitentiaire. Elles sont notamment compétentes en matière d’évaluation et de suivi de la dangerosité et de la vulnérabilité des personnes détenues à l’issue de la phase d’accueil dans l’établissement puis au cours de leur détention. Ces commissions réunissent les différents partenaires de l’équipe pluridisciplinaire sous la présidence du chef d’établissement (service pénitentiaire d'insertion et de probation ; responsable du secteur de détention ; représentant du service du travail ; service de la formation professionnelle ; service d'enseignement et, sur convocation du chef d'établissement établie en fonction de l'ordre du jour, psychologue, service de la protection judiciaire de la jeunesse ; service médical).

113 () Farhad Khosrokhavar, op. cit.

114 () Bien qu’interdits en prison, 27 524 téléphones portables ou accessoires illégaux ont été saisis par l’administration pénitentiaire en 2014.

115 () Conseil d’État, 17 décembre 2008, SFOIP, n°293786.

116 () NOR : JUSK1140023C

117 () Circulaire du 15 octobre 2012 relative à l'instruction ministérielle relative au répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS), NOR : JUSD1236970C.

118 () Loi n°354 de 1975.

119 () Depuis 2002.

120 () Cour européenne des droits de l’homme, Enea c. Italie, 17 septembre 2009, req. N° 74912/01 et Genovese c. Italie, 10 novembre 2009, req. N°24407/03.

121 () Source : Rapport du comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe du 19 novembre 2013, CPT/Inf (2013) 32.

122 () Direction de l’administration pénitentiaire, inspection des services pénitentiaires, Rapport relatif à l’expérimentation du regroupement de personnes détenues poursuivies pour des infractions de terrorisme en lien avec la pratique d’un islam radical au sein de la maison d’arrêt des hommes de Fresnes, 27 janvier 2015.

123 () Cf. supra.

124 () Cf. supra.

125 () Cf. supra.

126 () Cf. supra.

127 () Article R. 57-9-5 du CPP

128 () Article R. 57-9-6 du CPP

129 () NOR : JUSK1240021C.

130 () Cf. infra

131 () M. Francis Messner, La formation des cadres religieux musulmans, rapport remis au ministre de l’intérieur et au ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, juillet 2013, p. 25.

132 () Rappel : La diffusion de ce type de contenus sur des services de communication au public en ligne est susceptible de faire l’objet de sanctions pénales, conformément aux articles 421-2-5 et 227-23 du code pénal (jusqu’à sept ans d'emprisonnement et à 100 000 € d'amende lorsque les infractions ont été commises sur internet).

133 () Terreur et martyre : relever le défi de civilisation, Gilles Kepel, Éditions Champs

134 () Voir l’article du monde en date du 25 avril : http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2015/04/25/haji-bakr-le-cerveau-de-l-etat-islamique_4622761_3210.html

135 () http://www2.assemblee-nationale.fr/static/14/mrengagmtrepublicain/mission-engagement-et-appartenance-republicaineVrect.pdf

136 () http://www.cpdsi.fr/wp-content/uploads/2014/04/SYNTHESE-BILAN-PEDAGOGIQUE-ET-FINANCIER-2014-CPDSI-2.pdf

137 () http://www.lemonde.fr/journalelectronique/donnees/protege/20150418/html/1201042.html

138 ()  Ces représentants d’intérêt ont procédé à leur inscription sur le registre de l’Assemblée nationale, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

139 () Ces représentants d’intérêt ont procédé à leur inscription sur le registre de l’Assemblée nationale, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

140 () Déplacement effectué avec la commission d’enquête du Sénat précitée.


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