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N
° 2393

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 26 novembre 2014

AVIS

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES SUR LA PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE, visant à instaurer un principe d’innovation responsable (n° 2293)

PAR M. Philippe KEMEL

Député

——

Voir les numéros : 2293, 2394 et 2404.

SOMMAIRE

___

Pages

INTRODUCTION 5

I. AVIS NÉGATIF SUR LA PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE : LA CONSTITUTIONNALITÉ DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION DOIT ÊTRE MAINTENUE, À LA CONDITION QU'IL SOIT JUDICIEUSEMENT MIS EN APPLICATION. 6

1. Le principe de précaution est un acquis constitutionnel qu'il nous appartient de préserver. 6

a. La constitutionnalisation du principe de précaution a eu une portée plus symbolique que juridique. 6

b. Toutefois, comme principe d’action, le principe de précaution est une norme constitutionnelle légitime. 8

2. Le principe de précaution trouve sa complète pertinence dans une application mesurée, qui n’entrave pas l’effort de recherche et d’innovation. 8

a. Un principe qui permet la levée des incertitudes scientifiques et la réponse proportionnée des autorités publiques aux risques. 8

b. Une application mesurée qui doit épargner l’effort de recherche. 9

3. Le principe d’ « innovation responsable » paraît trop imprécis pour se substituer utilement au principe de précaution. 11

a. L’innovation responsable a un contenu normatif trop diffus pour être un principe d’action pertinent. 11

b. Instable, le principe d’innovation responsable ne saurait obtenir le rang de norme constitutionnelle. 11

II. L’INNOVATION DOIT ÊTRE RECONNUE ET ENCOURAGÉE PAR LE DROIT POSITIF, DANS LE RESPECT DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION. 12

1. Certaines interprétations du principe de précaution inhibent la créativité de la recherche et de l’innovation. 12

a. Les dévoiements du principe de précaution ont conduit à de fréquentes dérives politiques et médiatiques de nature à décourager l’innovation. 12

b. Les ruptures technologiques ne sont pas incompatibles avec le respect du principe de précaution, qui peut aussi être un vecteur d’innovation. 13

c. En matière d’innovation, la France dispose d’atouts mais manque parfois d’ambition. 14

2. Un juste équilibre reste à trouver entre principe de précaution et innovation. 15

TRAVAUX DE LA COMMISSION 17

I. DISCUSSION GÉNÉRALE 17

II. EXAMEN DE L’ARTICLE UNIQUE 21

INTRODUCTION

« Toute société qui ne reconnaîtrait pas la légitimité de la prise de risque et ne la favoriserait pas jusqu’à un certain point serait condamnée au déclin » (1).

La France est la cinquième puissance économique mondiale, un rang qu’elle a emporté de haute lutte, grâce à ses atouts historiques : un système public d’éducation et de recherche inégalé dans le monde ; un tissu industriel innovant, notamment dans l’automobile, la chimie, l’agroalimentaire, la sidérurgie, la construction aéronautique ; des infrastructures et des services publics de qualité.

Pour préserver ce rang, l’économie française a besoin d’innovation. Proche de la « frontière technologique », la France ne peut trouver que dans la recherche et dans ses applications les éléments d’une croissance durable, à même de lui permettre de conserver son modèle social et de rester compétitive.

Mais l’innovation ne se décrète pas. Elle doit être, à tout moment, encouragée, stimulée, par la créativité des entrepreneurs et des chercheurs que le pays sait former, et par les acteurs publics qui doivent mettre en place l’écosystème le plus propice possible.

Dans ce contexte, la reconnaissance du principe de précaution au sein de notre Constitution, par la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement, n’a pas manqué de susciter d’importantes réserves sur le coup porté à cet écosystème de l’innovation. Les débats autour du caractère corrosif du principe de précaution sur le potentiel de liberté et de créativité des chercheurs et des entrepreneurs ne se sont jamais éteints, et sont régulièrement attisés par l’actualité – en dernière date, la décision du tribunal d’appel de Colmar, le 14 mai 2014, de relaxer les faucheurs des vignes expérimentales de l’INRA.

C’est que, si la doctrine philosophique et juridique qui a guidé la reconnaissance du principe de précaution au sein de la Constitution n’a pas pour effet de brimer la recherche et l’innovation, l’appropriation, voire l’instrumentalisation du principe de précaution a pu mener à des dérives certaines. Conçu à l’origine, dans la Charte de l’environnement, pour être une procédure à suivre pour encourager la recherche autour de l’évaluation des risques, il incarne parfois le contraire.

Dans certains cas, le refus de principe opposé à la recherche sur les risques encourus par des innovations technologiques relève d’une interprétation dogmatique du principe de précaution. Cette attitude élude notamment le fait que le refus de tout risque est lui-même risqué : sans connaissance précise des dommages que font encourir certaines technologies de demain, qui, si elles ne sont pas maîtrisées en France, seront développées ailleurs, les responsables publics seront désarmés pour trouver les solutions adaptées.

Au contraire, une application mesurée du principe de précaution doit encourager la recherche, et ne pas interdire de réfléchir et de comprendre les enjeux éthiques, sociaux et économiques sous-jacents à toute innovation. Sans évaluation, sans discernement, les mesures de précaution portent bien souvent la menace d’interdictions excessives.

Partant, s’il faut montrer toute la pertinence du maintien du principe de précaution dans la Constitution, il ne faut pas rester aveugle aux dévoiements dont il peut faire l’objet, et envisager des pistes pour rééquilibrer notre ordre juridique en direction d’un soutien plus pointu à l’innovation et un meilleur encadrement du risque.

I. AVIS NÉGATIF SUR LA PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE : LA CONSTITUTIONNALITÉ DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION DOIT ÊTRE MAINTENUE, À LA CONDITION QU'IL SOIT JUDICIEUSEMENT MIS EN APPLICATION.

Votre rapporteur, au nom de la commission des affaires économiques, propose de donner un avis défavorable à l’adoption de la proposition de loi constitutionnelle n° 2293, pour les raisons qui vont être exposées.

1. Le principe de précaution est un acquis constitutionnel qu'il nous appartient de préserver.

a. La constitutionnalisation du principe de précaution a eu une portée plus symbolique que juridique.

L’entrée du principe de précaution dans notre norme fondamentale, en 2005 (2), est la dernière étape d’une reconnaissance juridique progressive. La conférence de Rio de 1992 en a fait un principe fondateur de l’écologie politique, avant que le traité de Maastricht, la même année, ne lui accorde une véritable force juridique dans le domaine de l’environnement.

Ensuite, la loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, dite loi « Barnier », le définit dans notre droit interne comme un principe « selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable » (définition codifiée au sein de l’article L. 200-1 du code rural et de la pêche maritime).

Enfin, la reconnaissance constitutionnelle de la Charte de l’environnement entraîne mécaniquement celle du principe de précaution.

Extraits de la Charte de l’environnement

Article 5 – Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.

(…)

Article 9 – La recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l'environnement.

Cependant, sa portée juridique ne s’en est pas trouvée particulièrement renforcée. D’une part, le principe de précaution étant déjà reconnu par le droit de l’Union européenne, il s’imposait dès avant 2005 aux lois françaises, et uniquement dans le domaine de l’environnement, et par prolongement, dans celui de la santé humaine.

D’autre part, sa constitutionnalisation n’a eu que des effets limités sur le fond du droit, interprété par les juges constitutionnels. Aucune disposition législative n’a été déclarée inconstitutionnelle sur le fondement du principe de précaution. En réalité, selon la juriste M. Deguergue (3), le principe de précaution est une « composante à éclipses » de la légalité. Le Conseil d’État n’y voit pas un principe général du droit, et, comme moyen contentieux, il est considéré comme inopérant lorsqu’il est invoqué dans un autre domaine que l’environnement et la santé.

En somme, même si le principe de précaution a conduit à quelques évolutions jurisprudentielles dans le contentieux de la responsabilité, qui ont pu parfois susciter de l’inquiétude dans le monde de la recherche (4), sa constitutionnalisation relève avant tout d’une avancée symbolique : il s’agit de prouver que les autorités publiques se donnent les moyens de prendre des mesures proportionnées aux risques de dommages, même encore incertains, pour éviter des crises sanitaires (comme l’amiante) ou environnementales (comme le réchauffement climatique), dans une société où le risque est de moins en moins toléré.

b. Toutefois, comme principe d’action, le principe de précaution est une norme constitutionnelle légitime.

La proposition de loi constitutionnelle n° 2293 a pour effet de « déconstitutionnaliser » le principe de précaution, selon le terme employé par une précédente proposition de loi constitutionnelle (n° 1242, enregistrée le 10 juillet 2013) défendue par des auteurs issus du groupe UMP. Le principe d’innovation responsable se substituant au principe de précaution, ce dernier ne trouverait plus sa place dans la norme fondamentale, mais seulement dans le droit de l’Union européenne et au sein de la loi « Barnier » du 2 février 2005 précitée.

L’exposé des motifs précise que « le principe de précaution, seul, peut être parfois un principe d’inaction, d’interdiction et d’immobilisme ». S’il est parfois possible de le ressentir ainsi (cf. la deuxième partie), la solution proposée n’est pas pertinente. Au contraire, le principe de précaution pourrait être utilement rééquilibré, tout en conservant la force symbolique que lui confère sa place dans la Constitution.

D’ailleurs, l’ancien Président de la République, Nicolas Sarkozy, en conclusion du Grenelle de l’environnement du 25 octobre 2007, arrivait aux mêmes conclusions : « Proposer [la suppression du principe de précaution] au motif qu’il briderait l’action repose à mes yeux sur une grande incompréhension. Le principe de précaution n’est pas un principe d’innovation, c’est un principe d’action et d’expertise pour réduire l’incertitude. Le principe de précaution n’est pas un principe d’interdiction, c’est un principe de vigilance et de transparence. Il doit être interprété comme un principe de responsabilité » (5). Encore faut-il, pour le défendre, que le principe de précaution soit judicieusement appliqué.

2. Le principe de précaution trouve sa complète pertinence dans une application mesurée, qui n’entrave pas l’effort de recherche et d’innovation.

a. Un principe qui permet la levée des incertitudes scientifiques et la réponse proportionnée des autorités publiques aux risques.

Dans sa philosophie originelle, le principe de précaution est un principe de responsabilité de l’action publique : il vise à empêcher que les incertitudes scientifiques ne soient prises comme excuse par les autorités publiques pour ne pas intervenir pour anticiper les conséquences d’un risque, même hypothétique, ou ne soient prises comme argument par des représentants d’intérêts pour contrer une action sanitaire préventive (6).

C’est également un principe de responsabilité au sens où il ne commande pas d’interdire la pratique innovante ou la recherche scientifique qui crée la possibilité du risque, mais il enjoint de prendre des mesures « proportionnées et temporaires », le temps que les connaissances scientifiques se précisent.

Une juste application du principe de précaution doit donc encourager la recherche scientifique, seule issue à l’incertitude qui empêche de passer de la précaution à la prévention. Si son utilisation par les autorités publiques et par les citoyens est mesurée, le principe de précaution s’articule donc sans difficulté avec un écosystème d’innovation.

Une économie innovante a en effet besoin d’une réglementation propice à la liberté et la réactivité, ce qui suppose de ne pas entraver les initiatives les plus créatives et les plus disruptives : le temps de l’application du principe de précaution, c’est-à-dire le temps de la régulation politique, ne vient pas au moment où l’innovation est encore au stade de l’idée, mais au moment où elle est mise en œuvre et où elle peut effectivement comporter des risques.

Une application mesurée du principe de précaution doit donc, d’une part, mettre fin à la paralysie de l’action publique face à l’incertitude scientifique (prendre les mesures adaptées le temps que la recherche scientifique évalue et maîtrise les risques), et d’autre part, laisser libre cours aux perspectives d’innovation les plus prometteuses, y compris celles où des risques élevés pourraient un jour, en aval, apparaître. Le principe de précaution n’a donc pas vocation à s’appliquer au stade de la recherche fondamentale ou en amont du processus d’innovation, sans quoi, d’un principe d’action, il deviendrait un principe d’interdiction.

b. Une application mesurée qui doit épargner l’effort de recherche.

Précisément, dès 2004, en commission des affaires économiques, au moment des débats relatifs au projet de loi constitutionnelle relatif à la charte de l'environnement, la juste conciliation entre le principe de précaution et l’impératif d’innovation était évoquée : le risque qu’une application trop stricte du principe de précaution faisait peser sur la liberté de la recherche a nourri plusieurs échanges.

EXTRAITS DU COMPTE RENDU DES DÉBATS EN COMMISSION
DU MARDI 11 MAI 2004

« La Commission a été saisie d’un amendement de Mme Geneviève Perrin-Gaillard visant à insérer un article additionnel après l’article 5 de la Charte de l'environnement, aux termes duquel la recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l'environnement ainsi qu'à l'application du principe de précaution.

Mme Geneviève Perrin-Gaillard a indiqué que cet amendement visait d'une part à établir, sur la forme, un lien direct entre le principe de précaution et la recherche et l'innovation en plaçant un tel article à la suite de l’article 5, et d'autre part à rappeler le rôle fondamental de la recherche et de l'innovation pour l'application du principe de précaution.

Le rapporteur pour avis [M. Martial Saddier] s'y est déclaré défavorable, estimant que cet amendement était satisfait. En effet, a-t-il observé, il reprend, dans sa première partie, la rédaction de l'article 9 de la Charte et il est par ailleurs totalement satisfait par la fin de l'article 5 prévoyant qu'en application du principe de précaution, les autorités publiques doivent mettre en œuvre des procédures d'évaluation des risques encourus, c'est-à-dire une recherche sur ces risques. Il a ajouté que la recherche était ainsi doublement reconnue par la Charte, dans son article 5 et dans son article 9.

Comme il vient d’être précisé, le principe de précaution engage la responsabilité des autorités publiques, qui ne doivent pas utiliser l’incertitude scientifique comme un alibi pour encourager l’inaction. Cependant, l’innovation est également de la responsabilité des autorités publiques : un écosystème favorable à la recherche et à la créativité des entrepreneurs suppose la mise en place de politiques publiques adaptées et incitatives, à même de créer un « effet d’atmosphère » propice à l’innovation.

À ce titre, il convient de considérer avec attention la tribune publiée par d’éminents chercheurs (7) à la suite du jugement rendu par la Cour d’appel de Colmar, précité : « Nous savons aussi que les attentes de nos concitoyens à l’égard de la science n’ont jamais été aussi fortes pour qu’elle puisse contribuer à relever des défis importants notamment pour prévenir des risques environnementaux ou de santé publique majeurs. Dans ces conditions, faut-il abandonner toute possibilité d’expérimentations contrôlées sur des innovations technologiques pouvant constituer une partie des réponses à inventer, alors qu’elles sont pourtant indispensables pour qualifier leur impact et les risques associés, afin de pouvoir collectivement faire des choix éclairés au-delà des peurs qu’elles peuvent susciter ? » (8).

Sans porter d’appréciation sur le fond du jugement, votre rapporteur souhaite attirer votre attention sur le caractère néfaste que peut revêtir le détournement de l’esprit du principe de précaution : d’un bon principe d’action, dont les contours ont été esquissés précédemment, il serait transformé en outil contentieux tourné contre les chercheurs et les innovateurs, dont la responsabilité serait systématiquement recherchée devant les tribunaux lorsque leur action suscite des inquiétudes.

3. Le principe d’ « innovation responsable » paraît trop imprécis pour se substituer utilement au principe de précaution.

a. L’innovation responsable a un contenu normatif trop diffus pour être un principe d’action pertinent.

Le principe d’innovation responsable, proposé par cette proposition de loi constitutionnelle comme substitut au principe de précaution, tente de concilier deux approches complémentaires mais distinctes : la promotion d’un principe d’innovation, d’une part, et le respect d’exigences de responsabilité, d’autre part.

Cette proposition semble contenir deux difficultés principales.

D’une part, elle supprime de facto le principe de précaution, en soutenant que toute sa portée serait préservée au sein du caractère « responsable » de l’innovation, ce qui est douteux. La responsabilité a un sens juridique, un sens éthique et un sens politique, qui ne se confondent pas, et qui dépassent largement le concept de précaution. Ce qui est à attendre de l’adoption d’un tel principe est donc bien un pas en arrière : remplacer un principe clair, connu et reconnu au niveau européen et international, à la jurisprudence nourrie et stable, par un principe inapplicable, diffus, source probable de nombreux contentieux.

D’autre part, elle confie à un unique principe deux objectifs différents : promouvoir l’innovation et assurer sa responsabilité (sociale, environnementale, politique), ce qui conduit à une inévitable confusion sur sa portée juridique, son application concrète, son sens pour les acteurs publics et économiques, et plus largement pour le citoyen.

b. Instable, le principe d’innovation responsable ne saurait obtenir le rang de norme constitutionnelle.

Le risque est donc de reconnaître un principe intrinsèquement instable, et dénué de toute portée normative réelle – en somme, ce serait ériger une coquille vide comme principe constitutionnel.

Au contraire, une norme constitutionnelle, comme pilier de notre ordre juridique interne, doit être claire, accessible à tous, pleinement normative, afin de pouvoir éclairer le législateur sur les dispositions juridiques qu’il vote, ainsi que le juge sur les principes qu’il doit appliquer pour faire respecter la règle de droit.

Dans ces conditions, il apparaît que la disposition préconisée par la proposition de loi constitutionnelle n’est pas opportune pour résoudre les problèmes liés à l’application du principe de précaution et à ses effets sur l’innovation et la recherche en France.

Cependant, votre rapporteur suggère de prolonger la réflexion, déjà bien engagée, notamment par les travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), sur les réponses que peut apporter le droit positif pour encourager l’innovation.

II. L’INNOVATION DOIT ÊTRE RECONNUE ET ENCOURAGÉE PAR LE DROIT POSITIF, DANS LE RESPECT DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION.

1. Certaines interprétations du principe de précaution inhibent la créativité de la recherche et de l’innovation.

a. Les dévoiements du principe de précaution ont conduit à de fréquentes dérives politiques et médiatiques de nature à décourager l’innovation.

Les effets vertueux du principe de précaution, lorsqu’il est judicieusement convoqué, ne sont plus à démontrer. Mais la difficulté surgit lorsque celui-ci fait l’objet d’un détournement au sein de l’espace public, que ce soit par les médias, les responsables publics ou la société civile.

Ces détournements peuvent avoir lieu dans sa philosophie générale, par exemple lorsque sont allègrement confondues les notions de précaution et de prévention, comme en matière de construction et d’urbanisme, où le principe de précaution n’a pas vocation à s’appliquer, les risques étant parfaitement connus. Le problème, sur ce point, repose sur la grande malléabilité du concept de précaution : juridiquement bien encadré, il est politiquement et médiatiquement pratique à utiliser, voire à instrumentaliser, dans de nombreuses situations, pour répondre à une inquiétude de l’opinion publique ou pour, au contraire, tâcher de l’influencer.

Ainsi, lors d’une première table-ronde du 1er octobre 2009, l’OPECST a auditionné des experts sur l’application du principe de précaution, qui se sont notamment étonnés (voire inquiétés) de la jurisprudence récente sur les antennes-relais de téléphonie mobiles : la seule crainte ressentie par les riverains d’un potentiel risque sur la santé a suffi à caractériser un trouble anormal de voisinage, et a donné lieu à une réparation du préjudice subi. L’importance médiatique qu’avait prise l’affaire des antennes-relais et les « mesures de précaution » qu’il convenait d’appliquer étaient sans commune mesure avec la gestion rationnelle des risques que suppose une application mesurée du principe de précaution.

Dans sa réflexion sur l’appropriation du principe de précaution, notamment dans la société civile, le philosophe C. Sunstein (9), cité par O. Godard (10), a montré qu’il fallait distinguer une application « modérée » du principe de précaution, à laquelle il convient d’adhérer, et une application « forte », qui est disproportionnée : elle se caractérise par le fait d’interdire une recherche en cours ou une technologie à chaque fois qu’un risque pour la santé ou pour l’environnement est seulement soupçonné. C’est une sorte de dérive du principe d’action proposé par Hans Jonas (11), pour qui la simple perspective d’un dommage apocalyptique (uniquement) doit être tenue pour certaine par les autorités publiques, qui doivent agir en conséquence, quelles que soient les probabilités que ce dommage se matérialise.

Certains groupes d’intérêts, notamment des associations environnementales, interprètent ainsi le principe de précaution : une technologie innovante ou un champ de recherche scientifique doivent être prohibés tant que leur innocuité pour l’environnement n’est pas prouvée : c’est un renversement de la charge de la preuve qui va à l’encontre de la philosophie proportionnée du principe de précaution. Cependant, la médiatisation de cette instrumentalisation du principe de précaution a un écho certain dans l’opinion publique, ce que C. Sunstein nomme un « biais psychologique », une crispation sur le scénario du pire, même s’il est très peu probable, et qui tend à décourager la recherche de solutions innovantes. En effet, face à une opinion publique s’exprimant défavorablement sur un champ de recherche, et des responsables publics enclins à vouloir la rassurer en mettant en œuvre des mesures moratoires, il est difficile d’envisager une confiance et des financements durables de nature à inciter à la recherche et à l’innovation.

b. Les ruptures technologiques ne sont pas incompatibles avec le respect du principe de précaution, qui peut aussi être un vecteur d’innovation.

Il faut admettre que la rupture technologique peut faire peur, car toute innovation est une dissidence. C’est pourquoi un effort pédagogique important doit être mené par les responsables publics pour montrer leur attachement à la culture d’innovation. Sur ce sujet, l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle examinée aborde un point de consensus : « nous devons prendre des risques technologiques, avec soin et prudence, mais nous ne devons pas bannir des recherches parce qu’elles en comporteraient ».

Cette pédagogie suppose notamment de rappeler que le principe de précaution, lorsqu’il est correctement appliqué, est compatible avec l’innovation, et peut même l’encourager. C’est le cas de la transition énergétique, où d’importants financements publics et privés sont venus encourager le développement de technologies innovantes (voiture propre, efficacité énergétique des bâtiments, énergies renouvelables), en vue de réduire les risques liés au réchauffement climatique.

La recherche dans des domaines à même de créer de véritables ruptures technologiques peut également se diriger vers la meilleure connaissance et la meilleure gestion des risques qui pourraient éventuellement découler de ces ruptures : dans le champ des véhicules autonomes (sans chauffeurs), des recherches ont notamment cours sur l’identification des technologies qui pourront assurer un pilotage automatique d’une file de camions à partir d’un seul conducteur humain en tête de convoi, sans risque pour la circulation. De même, les avancées technologiques en matière de chimie verte et de biotechnologies associent les industriels du secteur et les chimistes pour assurer une maîtrise complète des effets de l’industrialisation de procédés chimiques innovants.

c. En matière d’innovation, la France dispose d’atouts mais manque parfois d’ambition.

Selon l’enquête CIS (Community Innovation Survey) exploitée par la Commission européenne, la France ne figure plus parmi les pays européens leaders en matière d’innovation, qui sont la Suède, le Danemark, l’Allemagne et la Finlande. Elle se classe 11e, juste au-dessus de la moyenne européenne. Pourtant, son effort en matière de recherche et de développement est conséquent, et au seul titre des dépenses en R&D, l’agence Thomson Reuters la classe 3e mondiale. Les dispositifs de soutien à l’innovation sont nombreux et reconnus internationalement : le crédit impôt recherche ; le statut de « jeune entreprise innovante », les instituts Carnot, etc.

Mais selon un rapport publié par J-L. Beylat et P. Tambourin (12), sous l’égide des ministères du redressement productif et de l’enseignement supérieur et de la recherche, la principale faiblesse de la France en matière d’innovation est la déconnexion entre les moyens alloués à la R&D et l’innovation « entrepreneuriale », qui traduit l’effort de recherche en application commerciale et industrielle (du brevet à la commercialisation).

En somme, c’est l’innovation au sens de J. Schumpeter (13) qu’il faut valoriser pour que la France conserve son rang d’économie innovante. Cela signifie, d’une part, d’encourager l’initiative individuelle, en libérant l’esprit d’entrepreneuriat – la France est désormais l’un des pays développés où il est le plus simple de créer son entreprise – et en accompagnant le développement économique des entreprises innovantes, notamment en termes de financements. D’autre part, il faut insister sur le chaînage du processus d’innovation, pour que chaque champ de recherche, fondamentale ou appliquée, trouve à se développer dans des applications industrielles et commerciales. Il s’agit de faire en sorte que la R&D devienne effectivement innovation, et contribue à renforcer la valeur d’usage des produits que nous produisons et que nous exportons.

Dans ce contexte, encourager l’innovation dans le droit positif aurait plusieurs vertus : envoyer un signal fort aux entrepreneurs, aux investisseurs, aux citoyens, sur l’importance que doit prendre l’innovation dans la conduite de l’action publique ; définir une doctrine plus stable dans laquelle l’innovation ne s’affranchirait pas des règles de précaution, et où la précaution s’appliquerait en respectant la liberté et la créativité de l’innovation ; enfin, cet encouragement pourrait avoir des effets juridiques utiles, non seulement dans la conception des politiques publiques, mais dans l’application de la réglementation par les services ministériels et les services déconcentrés.

Les auditions menées par Jean Grellier, relatives aux 34 plans industriels précités, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2015 (14), illustrent la tension qui peut exister entre l’attitude trop prudente de l’administration et le besoin de réactivité que commande l’innovation.

EXTRAITS DE L’AVIS BUDGÉTAIRE DE J. GRELLIER RELATIF AUX 34 PLANS DE LA NOUVELLE FRANCE INDUSTRIELLE.

« Les auditions ont pu laisser entrevoir des situations très diverses. Pour certains plans, comme Avion électriques et nouveaux aéronefs ou le volet ‘drones’ du plan Dirigeables et drones civils, l’administration référente (la direction générale de l’aviation civile) a été dès le départ à l’initiative d’assouplissements réglementaires utiles. En revanche, sur le volet « dirigeables », la levée des risques technologiques liée à l’expérimentation de dirigeables pose davantage de problèmes administratifs. Dans le cas des avions électriques, les acteurs du plan ont relevé la dynamique de confiance qui a pu s’instaurer grâce à l’intervention des services de l’État, ce qui a contribué à rassurer les entreprises sur les investissements qu’elles s’apprêtaient à engager pour développer cette technologie.

Pourtant, la mobilisation des acteurs publics en matière de réglementation est un facteur d’accélération évoqué systématiquement par les chefs de plan. Pour le plan Services sans contact, qui coordonne les actions en matière de paiement sans contact, l’impulsion budgétaire de l’État n’est ainsi pas considérée comme utile, mais une simplification réglementaire sur les plafonds de transactions autorisées serait bienvenue. Le constat est le même pour les acteurs du plan Recyclage et matériaux verts, qui pourraient mettre à profit des assouplissements, au moins expérimentaux, en matière d’autorisations des installations classées pour la protection de l’environnement, comme les centres d’enfouissement des déchets.

De même, le portage des projets pour répondre aux appels d’offres des opérateurs publics requiert une compétence spécifique et du temps que tous les chefs d’entreprise, notamment de TPE ou de PME, n’ont pas la capacité de dégager. Les pesanteurs administratives des dossiers d’appels à projet engendrent des coûts et mobilisent les ressources des plans, qui viennent en soutien des acteurs économiques, là où l’innovation a d’abord besoin de vitesse et de fluidité pour des concrétisations rapides. »

2. Un juste équilibre reste à trouver entre principe de précaution et innovation.

Un des éléments-clés de la réflexion autour de l’encouragement de l’innovation en lien avec le principe de précaution, est sa place dans l’ordre juridique. Plusieurs options peuvent être envisagées :

- Un principe de précaution qui se soumet à un « principe d’innovation responsable » : c’est le choix retenu par la proposition de loi constitutionnelle examinée, qui propose la déconstitutionnalisation du premier au bénéfice de la reconnaissance constitutionnelle du second ;

- Une reconnaissance juridique de l’innovation au sein de la loi ordinaire, et qui devrait donc se conformer aux exigences du principe de précaution ; c’est notamment la position défendue par l’OPECST, qui préconise d’introduire un « principe d’innovation » au sein du code de la recherche et du code de la justice administrative ;

- Une reconnaissance constitutionnelle de l’innovation, par exemple en rédigeant plus largement l’article 9 de la Charte de l’environnement, et qui devrait alors se combiner avec le principe de précaution, dont la portée serait rééquilibrée ; c’est ce que préconise la proposition sénatoriale de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l'environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d'innovation (n° 1975).

Votre rapporteur serait enclin à privilégier la deuxième option. Il recommande cependant la création d’un groupe de travail sur les freins à l’innovation pour présenter un projet de réforme. Ses travaux apporteraient une expertise et un recul de nature à susciter un consensus sur cette question d’intérêt national.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. DISCUSSION GÉNÉRALE

Lors de sa réunion du 25 novembre 2014, la commission a examiné pour avis la proposition de loi constitutionnelle de MM. Éric Woerth et Damien Abad visant à instaurer un principe d’innovation responsable.

Puis la commission a examiné pour avis la proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable (n° 2293) sur le rapport de M. Philippe Kemel.

Enfin, à dix-neuf heures quinze, la Commission examine, sur le rapport de M. Philippe Kemel, la proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable (n° 2293).

M. le président François Brottes. La question de l’innovation et de la précaution anime depuis longtemps les débats au sein de notre commission. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité qu’à l’instar de la commission du développement durable, nous nous saisissions pour avis de cette proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable, que nos collègues du groupe UMP vont présenter dans le cadre de leur niche parlementaire, le 4 décembre prochain. Nous nous demanderons notamment s’il s’agit, pour M. Abad et les autres signataires, de faire marche arrière sur le principe de précaution inscrit dans la Constitution sous la présidence de Jacques Chirac.

M. Damien Abad. Cette proposition de loi n’entend nullement revenir en arrière. Elle vise une voie moyenne entre la fin du principe de précaution, souhaitée par ceux qui le considèrent comme un synonyme d’immobilisme voire d’irresponsabilité, et son maintien dans le bloc de constitutionnalité. Elle pose les bases d’un concept nouveau : le principe d’innovation responsable.

Ce texte opère la fusion de deux propositions de loi du groupe UMP : la première, d’Éric Woerth, visait à supprimer le principe de précaution ; la deuxième, dont je suis l’auteur, instaurait un principe d’innovation à côté du principe de précaution, afin de faire de ce dernier un principe de prudence plutôt que d’inaction, un principe de responsabilité plutôt que d’immobilisme.

Le principe d’innovation responsable que nous avons élaboré invite à oser, à faire confiance à la science et à la technologie pour développer l’innovation, qui est au cœur de la croissance économique : de nombreuses études ont montré qu’elle crée des avantages comparatifs et permet de développer l’emploi. Ce principe donne la primauté au progrès pour le placer au cœur de la politique économique et des choix technologiques de notre pays. Nous devons dépasser l’illusion du risque zéro : toute recherche, comme toute action du reste, comporte des risques. Il ne faut tomber ni dans le fanatisme positiviste ni dans l’obscurantisme.

Le principe d’innovation responsable renvoie au principe de responsabilité : présent depuis longtemps dans le droit français – responsabilité civile, responsabilité pénale ou encore responsabilité contractuelle –, il englobe à la fois le principe de précaution, le principe de prévention, le principe de réparation, les droits d’information et de participation, tous principes intégrés dans la Charte de l’environnement de 2004. En l’état actuel du droit, les chercheurs et les entreprises doivent prouver l’absence de risques dans leurs projets au lieu de mettre en avant les risques avérés. Ils sont astreints à une obligation de résultat plutôt que de moyens, ce qui conduit parfois à des situations qui suscitent des débats passionnés, comme sur le bisphénol A.

Le principe d’innovation responsable, combinaison du principe d’innovation et du principe de précaution, est équilibré et couvre un large champ, car le principe de précaution concerne non seulement l’environnement mais aussi l’agriculture et l’industrie où il est parfois source de blocages.

Il s’agit pour nous, non pas de revenir sur un choix politique que nous n’assumerions plus, mais d’avancer avec notre temps à travers une proposition novatrice dans laquelle chacun peut se retrouver. Il faut comprendre que la France doit se donner les moyens d’être un pays innovant si elle veut sortir des difficultés économiques qu’elle connaît.

M. Philippe Kemel, rapporteur. Le texte que nous examinons pour avis vise à déconstitutionnaliser le principe de précaution au bénéfice d’un principe d’innovation responsable. Nous considérons que ce n’est pas une bonne solution : ce nouveau principe comporte des lacunes particulièrement importantes et n’a pas de pertinence juridique. C’est la raison pour laquelle j’ai émis un avis défavorable à l’adoption de cette proposition de loi.

J’ai la conviction qu’il faut réaffirmer notre attachement au principe de précaution, à condition qu’il soit judicieusement mis en œuvre. Cela suppose donc, en corollaire, un véritable exercice de pédagogie, particulièrement à destination de l’opinion publique.

Une juste application du principe de précaution doit, bien sûr, éviter la paralysie de l’action publique face à l’incertitude scientifique. Cela suppose de prendre des mesures adaptées, le temps que la recherche scientifique évalue et maîtrise les risques. D’autre part, il doit permettre aux perspectives d’innovation les plus prometteuses de se développer.

Le principe de précaution n’a pas vocation à s’appliquer au stade de la recherche fondamentale ou en amont du processus d’innovation, sans quoi, de principe d’action il deviendrait principe d’interdiction. Il intervient, non pas au moment où l’innovation est encore au stade de l’idée, mais au moment où elle est mise en œuvre et où elle peut effectivement comporter des risques. C’est là que réside toute la nuance.

Dans la pratique, nous avons parfois pu assister à des dérives dans l’utilisation du principe de précaution, que ce soit dans les médias, la société civile ou même chez les responsables politiques. Le refus de principe opposé à la recherche sur les risques encourus par les technologies concernées relève d’une interprétation qu’il faut rejeter. Je crois cependant que cet exercice de pédagogie, pour être nécessaire, n’est pas suffisant. Il faut créer les conditions d’un meilleur équilibre entre précaution et innovation, par exemple, en reconnaissant juridiquement un principe d’innovation, complémentaire du principe constitutionnel.

Cette reconnaissance aurait plusieurs vertus. D’abord, elle apporterait un indispensable contrepoids au principe de précaution afin de circonscrire ses potentielles dérives. Il s’agirait alors de définir une politique plus stable dans laquelle l’innovation ne s’affranchirait pas des règles de précaution et où la précaution s’appliquerait en respectant la liberté et la créativité de l’innovation. Ensuite, au même titre que le principe de précaution, la reconnaissance d’un principe d’innovation enverrait un signal fort aux entrepreneurs, aux investisseurs, aux citoyens sur l’importance de l’innovation dans la conduite de l’action publique. Enfin, elle pourrait avoir des effets juridiques utiles, non seulement dans la conception des politiques publiques, mais aussi dans l’application de la réglementation par les services ministériels et les services déconcentrés, gage de souplesse et de réactivité dans le soutien apporté aux initiatives innovantes.

Néanmoins, je sais que cette définition du principe d’innovation reste diffuse, voire confuse. Des questions se posent : quelle serait sa portée juridique ? À qui s’appliquerait-il ? L’innovation ne doit-elle pas être d’abord l’affaire des individus ?

Esquissons-en les contours.

Il s’agirait d’abord d’un principe d’orientation. Il devrait pouvoir être invoqué par les responsables publics pour guider l’action publique, par exemple pour inclure un volet consacré à l’innovation dans l’ensemble des politiques publiques, tout en reconnaissant la primeur de l’initiative individuelle qui ne doit pas être inutilement contrainte.

Il pourrait être un principe opposable, et contenir un droit à expérimenter et être opposable à l’administration afin d’encourager la souplesse en matière de réglementation et d’expérimentation.

Il constituerait un principe de protection. Il devrait pouvoir être mis à profit pour garantir l’indépendance des chercheurs et l’encouragement donné à la recherche fondamentale, dont les aboutissements économiques ne se traduisent qu’à long terme, et à la recherche sur les risques pesant sur les secteurs innovants, afin de donner au principe de précaution toute sa cohérence.

À ces conditions, le principe d’innovation ne serait pas incantatoire et se traduirait par la mise en place d’un meilleur écosystème pour l’innovation dans notre pays.

Pour construire à côté du principe constitutionnel de précaution une règle d’innovation responsable qui serait une véritable pédagogie de la précaution, nous pourrions constituer un groupe de travail, par exemple avec l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), afin d’élaborer une proposition visant à inscrire ce principe d’innovation dans la loi.

Mme Delphine Batho. Cette proposition de loi constitue une grave régression intellectuelle. Il s’agit d’un texte très politique et idéologique qui s’en prend délibérément au symbole qu’est le principe de précaution. Il repose sur une méprise volontaire, car il feint d’ignorer que le principe de précaution est un principe de connaissance scientifique, source de progrès, puisqu’il implique pour l’État et les pouvoirs publics un devoir d’expertise en cas d’incertitude sur les risques.

Je rappelle, par ailleurs, que l’innovation est inscrite à l’article 9 de la Charte de l’environnement. Je fais également remarquer que la confusion est souvent faite entre principe de précaution, inscrit à son article 5, et principe de prévention, inscrit à son article 3. Ainsi, l’interdiction du bisphénol découle de l’application du principe de prévention et non pas du principe de précaution. Lorsqu’il est établi qu’une technologie entraîne des dégâts certains et irréversibles pour la santé ou l’environnement, il appartient aux autorités publiques de prévenir ces dommages en interdisant les substances en cause.

Ce texte renvoie à une erreur d’analyse sur ce qu’est le sens du progrès. Dans toute une série de domaines, aller dans le sens du progrès consiste aujourd’hui à prendre en compte les enjeux écologiques, qui me paraissent incontournables au XXIe siècle. Loin de s’en tenir à des notions obscurantistes, cela implique de mobiliser des connaissances scientifiques et de développer des innovations technologiques. Ce sont des scientifiques qui ont établi la réalité du réchauffement climatique ; ce sont des scientifiques qui ont établi la réalité des dégâts engendrés par certaines techniques comme le recours à la fracturation hydraulique pour l’extraction du gaz de schiste ; ce sont des scientifiques encore qui ont établi les conséquences néfastes pour la santé de certaines substances, notamment les perturbateurs endocriniens.

Vive la connaissance scientifique ! Nous en avons pleinement besoin pour appliquer le principe de précaution.

II. EXAMEN DE L’ARTICLE UNIQUE

La Commission en vient à l’examen de l’article unique.

Article unique

La Commission est saisie de l’amendement CE1 de M. Denis Baupin.

M. Denis Baupin. Personne n’est dupe de l’offensive dont est l’objet le principe de précaution depuis de nombreux mois, voire de nombreuses années. Ceux qui la mènent, animés par une vision mercantile du progrès, sont ceux-là même qui pourraient revendiquer cette grande avancée de notre droit, voulue par un président de droite.

Il serait particulièrement stupide de supprimer de notre Constitution les termes mêmes de « principe de précaution » alors qu’ils sont consacrés par le droit européen et le droit international. Imaginons la complexité juridique que cela occasionnerait.

Le principe de précaution ne vient pas faire obstacle au progrès ; au contraire, il incite à développer les recherches scientifiques. Il est important de citer dans son entier l’article 5 de la Charte de l’environnement que ce texte entend modifier : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » Il s’agit bien d’un principe de responsabilisation qui conduit à améliorer les connaissances, et non pas d’un principe d’inaction.

Je vous renvoie aux propos du président de l’OPECST, Jean-Yves Le Déaut, au sujet des conclusions de l’audition publique du 5 juin 2014 consacrée au principe d’innovation : « Les constitutionnalistes présents ont toutefois fait remarquer que ce principe de précaution n’avait conduit ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’État, ni la Cour de cassation à prendre des dispositions conduisant à l’inaction. Cette remarque conforte la conviction des promoteurs de l’innovation qui estiment que le principe de précaution est d’abord un principe d’action. »

À cet égard, il n’y a pas de rééquilibrage à opérer : le principe d’innovation est déjà contenu dans la Charte de l’environnement.

Enfin, inscrire dans la Constitution un principe d’innovation responsable reviendrait à instaurer un droit constitutionnel à contraindre l’innovation. De fait, l’innovation ne serait plus libre dans notre pays : les innovations devraient être encadrées, en fonction d’un critère de responsabilité qui donnerait lieu à toutes sortes de jurisprudences. Autrement dit, ce principe serait un frein à l’innovation. Je ne crois pas que ce soit exactement ce que souhaitent les auteurs, mais ce serait pourtant bien la conséquence de la substitution qu’ils veulent opérer.

Tous ces arguments plaident en faveur de l’adoption de mon amendement de suppression de l’article unique, sinon au retrait de la proposition de loi.

M. Damien Abad. Je suis en total désaccord avec vous, monsieur Baupin, excepté sur le dernier argument. L’équilibre entre principe de précaution et principe d’innovation mérite d’être approfondi.

Madame Batho, vous nous reprochez une « grave régression intellectuelle ». N’avez-vous pas compris que les Français en ont assez de votre arrogance permanente ? Vous n’avez pas le monopole de l’intellectuel.

Mme Delphine Batho. C’est une régression de la droite par rapport à elle-même : n’oubliez pas que c’est Jacques Chirac qui a contribué à inscrire le principe de précaution dans la Constitution.

M. Damien Abad. C’est toute la différence entre les propos du rapporteur, inspirés d’un travail de fond, et votre discours idéologique, dénué de tout intérêt.

Vous évoquez encore un « texte politique et idéologique ». Là, je dois avouer que vous savez de quoi vous parlez.

Sur le fond, j’entends certains arguments du rapporteur, qui a, du reste, reconnu que le principe de précaution était mal appliqué et que son interprétation pouvait donner lieu à des difficultés. Nous sommes, nous aussi, favorables à une mise en œuvre judicieuse, pour reprendre votre expression, monsieur Kemel.

Il y a une réflexion à mener, notamment sur la reconnaissance du principe d’innovation. Je suis de ceux qui pensent qu’elle doit être inscrite dans la Constitution pour être portée au même niveau que le principe de précaution, sur lequel le débat s’est d’ailleurs focalisé. C’est se méprendre sur les objectifs de cette proposition de loi de considérer qu’elle vise à supprimer ce dernier ; elle tend à instaurer un équilibre.

M. Denis Baupin. Bien sûr qu’il s’agit d’une suppression ! Vous voulez substituer le terme de « principe d’innovation responsable » à celui de « principe de précaution » !

M. Damien Abad. Nous sommes incapables, dans notre pays, d’avoir des débats dépassionnés : dès qu’il est question de principe de précaution, certains députés de la majorité sautent sur leur chaise comme des cabris. Aujourd’hui, la France a besoin d’autre chose que cette triste image.

Cette volonté d’équilibre n’est pas une idée que nous aurions eue seuls, Éric Woerth et moi-même. Elle a été mise en avant dès 2008, dans le rapport Attali pour la libération de la croissance, puis par l’audition publique sur le bilan du principe de précaution menée par l’OPECST, par le rapport de la commission « Innovation 2030 » présidée par Anne Lauvergeon, qui a préconisé l’adoption d’un principe d’innovation qui viendrait équilibrer le principe de précaution, ou encore par la proposition de loi de notre collègue sénateur Jean Bizet.

Je veux bien admettre que la notion de principe d’innovation responsable n’est pas totalement satisfaisante sur le plan juridique, mais je reste convaincu que le temps est venu de corriger certaines interprétations néfastes du principe de précaution, qui portent sur les risques potentiels et non sur les risques avérés. Cela passe par l’instauration d’un principe d’innovation de rang constitutionnel. Notre assemblée se grandirait à sortir des dogmes et des idées reçues qui font tant de mal à notre pays.

Mme Delphine Batho. Monsieur Abad, nous sommes parlementaires comme vous. Tout le monde sait lire ici. Il n’y a pas matière à discussion : l’article unique de votre proposition de loi supprime bel et bien le principe de précaution de la Charte de l’environnement défendue par Nathalie Kosciusko-Morizet lorsque Jacques Chirac était Président de la République. Cela me paraît être, je le répète, une grave régression intellectuelle de la part de la droite, s’agissant de la loi fondamentale de la République à laquelle nous sommes tous attachés.

Il n’y a pas un seul exemple d’application du principe de précaution qui ait bloqué quoi que ce soit dans notre pays. Les problèmes tiennent à l’absence de moyens d’évaluation publics et à la lourdeur de certaines procédures. Le mauvais procès que vous faites au principe de précaution d’aller à l’encontre du progrès et de la science est de pure idéologie. C’est exactement l’inverse, comme le montre l’article 5 de la Charte de l’environnement.

M. Jean Grellier. J’irai dans le sens du rapporteur, qui a parfaitement posé les enjeux du débat : nécessité de maintenir le principe de précaution dans la Constitution, accent mis sur la pédagogie pour établir un bon équilibre entre principe de précaution et principe d’innovation et éviter tout blocage. Je souscris à sa proposition de mettre en place un groupe de travail.

M. Philippe Kemel, rapporteur. Par la substitution qu’il propose, M. Abad tend effectivement à supprimer le principe de précaution de la Constitution. Ce faisant, il commet un réel contresens dans son interprétation.

Le principe de précaution est fondamental pour protéger l’espèce humaine contre les graves désordres que peuvent engendrer certains progrès scientifiques. Il est indispensable qu’il soit maintenu dans la Constitution.

Mme Batho a souligné avec raison que ce principe ne s’opposait nullement à une démarche de progrès, apportant chaque fois plus de qualité à la vie, dans le respect de l’environnement.

La question de l’innovation a toujours renvoyé à la question du sens. À ce titre, elle appelle une clarification afin que les interprétations idéologiques du principe de précaution ne donnent pas lieu à des dérives susceptibles de freiner l’innovation.

Mme Delphine Batho. Pouvez-vous me citer des exemples ?

M. Philippe Kemel, rapporteur. J’ai des exemples. Je les réserve pour le débat.

Je propose donc que nous menions une réflexion sur le principe d’innovation. Cette démarche intellectuelle collective, à un moment où la croyance dans le progrès est remise en cause, me paraît particulièrement opportune.

M. Denis Baupin. Je suis quelque peu surpris que le rapporteur réserve certains arguments pour le débat en séance publique.

Reconnaissons à M. Abad une certaine forme de bonne foi. Il dit ne s’être pas rendu compte que la substitution équivalait à une suppression du principe de précaution. Par ailleurs, il a bien voulu admettre que le principe d’innovation responsable n’était pas forcément pertinent. De fait, les entrepreneurs de ce pays et tous les porteurs de projets innovants n’apprécieraient pas forcément que l’innovation soit encadrée dans la Constitution.

Devant tant de contradictions, monsieur Abad, autant retirer votre proposition de loi. Nous pourrons en débattre à une autre occasion, une fois que vous aurez revu votre copie.

Mme Delphine Batho. Je ne suis pas favorable à la mise en place d’un groupe de travail. Il me paraît de nature à entretenir l’idée fausse selon laquelle l’inscription du principe de précaution dans la Charte de l’environnement constitue un frein à l’innovation. S’il y a un travail de fond à mener, c’est pour déterminer où se situent aujourd’hui les blocages en matière d’innovation. Il permettrait assez vite d’établir que le principe de précaution n’est pas en cause.

M. le président François Brottes. Pour ma part, je souhaite que notre commission ouvre un chantier sur cette question, qui n’est pas seulement de nature sémantique. Diverses personnes auditionnées, parmi lesquelles Mme Lauvergeon, ont établi un lien entre principe de précaution et innovation.

Si ce groupe de travail aboutit à la conclusion que le principe de précaution ne constitue nullement un frein à l’innovation, au moins la question aura-t-elle été clarifiée.

M. Damien Abad. Monsieur Baupin, vous avez bien voulu me faire crédit de ma bonne foi. Vous, par contre, êtes particulièrement de mauvaise foi. Vous prétendez que notre proposition de loi aboutit à la suppression pure et simple du principe de précaution alors que je n’ai cessé de répéter que le principe d’innovation responsable englobait, à nos yeux, l’innovation et la précaution. C’est une tentative de synthèse qui fait suite à ma première proposition de loi qui visait à établir un principe d’innovation en contrepoids du principe de précaution. Caricaturer les positions des uns et des autres n’est bon pour personne, d’un point de vue politique global.

En réalité, il y a deux hypothèses de travail : la première, que nous mettons aujourd’hui sur la table, consiste à élaborer un concept qui englobe précaution et innovation ; la deuxième, qui semble avoir la faveur de M. Kemel, consiste à travailler autour du principe d’innovation, à côté du principe de précaution.

Dans tous les cas, il y a un débat à mener. Un débat que certains d’entre vous refusent, Mme Batho allant jusqu’à prendre à témoin la Commission pour la mettre en garde contre la constitution d’un groupe de travail. Or des problèmes se posent à l’évidence. S’il n’y en avait pas, pourquoi certains chefs d’entreprise éprouveraient-ils le besoin de dénoncer dans la presse certaines applications du principe de précaution ?

Je souhaite que le groupe de travail évoqué par le rapporteur soit largement transpartisan, de façon que nous ayons un véritable débat sur les freins à l’innovation et sur l’impact du principe de précaution.

M. le président François Brottes. Nous allons demander à M. Kemel de piloter une réflexion autour des freins à l’innovation, innovation dont nous savons le rôle majeur dans le développement économique, au cœur des préoccupations de notre commission comme son nom l’indique.

Je demanderai maintenant à M. Baupin de bien vouloir retirer son amendement de suppression, car son adoption empêcherait notre commission de donner son avis sur la proposition de loi.

M. Denis Baupin. Monsieur Abad, vous semblez avoir la mémoire courte : la proposition de loi n° 2033, déposée en juin 2014, dont vous êtes le deuxième signataire tendait à supprimer le principe de précaution du bloc de constitutionnalité. Vous avez plusieurs cordes à votre arc : l’une pour demander la suppression, l’autre pour inscrire un principe complémentaire, une autre encore pour englober les deux principes en un seul. Mais toutes visent un seul et même but : remettre en cause le principe de précaution.

En accord avec la proposition du rapporteur de mettre en place un groupe de réflexion, j’accepte de retirer mon amendement.

L’amendement CE1 est retiré.

La Commission donne un avis défavorable à l’adoption de la proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable (n° 2293).

© Assemblée nationale

1 () O. Godard et alii., Traité sur les nouveaux risques, Folio, 2003.

2 () Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement.

3 () Maryse Deguergue, « Les avancées du principe de précaution en droit administratif français », Revue internationale de droit comparé, 2006.

4 () Sur les antennes-relais, décision de la cour d’appel de Versailles du 4 février 2009, Bouygues Télécom c/ Lagouge ; sur l’expérimentation de vignes génétiquement modifiées, décision de la cour d’appel de Colmar du 14 mars 2014.

5 () Nicolas Sarkozy, discours de clôture du Grenelle de l’Environnement, 25 octobre 2007.

6 () Comme dans le cas du Comité Permanent Amiante (CPA), tel que le démontre le rapport d’information du Sénat, présenté par G. Dériot et J-P. Godefroy en 2005, relatif au bilan et aux conséquences de la contamination par l’amiante.

7 () Notamment : Bernard Bigot, administrateur général du CEA ; Pascale Briand, directrice générale de l’ANR ; Alain Fuchs, président directeur général du CNRS ; Jean-Loup Salzmann, président de la Conférence des Présidents d’Universités ; André Syrota, président directeur général de l’Inserm.

8 () Le Monde, édition du 20 mai 2014.

9 () Cass Sunstein, Laws of fear. Beyond the precaution principle, Cambridge, 2005.

10 () Olivier Godard, « Le principe de précaution après la Charte de l’environnement : la proportionnalité, cette oubliée de la pratique », in D. Lecourt, Politique de santé et principe de précaution, PUF, 2011.

11 () Hans Jonas, Le principe responsabilité, Éditions du Cerf, 1990.

12 () Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin, Rapport au Gouvernement, « L’innovation, un enjeu majeur pour la France. Dynamiser la croissance des entreprises innovantes », avril 2013.

13 () Joseph Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, 1911.

14 () Avis budgétaire n° 2262, présenté par Jean Grellier au nom de la commission des affaires économiques, pour les crédits « industrie » de la mission Économie, sur le projet de loi de finances pour 2015.