Assemblée nationale

COMPTE RENDU

ANALYTIQUE OFFICIEL

LUNDI 6 JUILLET 1998

PRÉSIDENCE DE M. Laurent FABIUS

SOMMAIRE :

CONSTITUTION DU PARLEMENT EN CONGRÈS 1

PROJET DE LOI CONSTITUTIONNELLE RELATIF À LA NOUVELLE-CALÉDONIE 1

CLÔTURE DE LA SESSION 20

La séance est ouverte à quatorze heures.


 

CONSTITUTION DU PARLEMENT EN CONGRÈS

M. le Président - J'ai reçu de M. le Président de la République une lettre par laquelle il m'informe que le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie voté par l'Assemblée nationale le 16 juin 1998, ayant été adopté le 30 juin par le Sénat en termes identiques, il a décidé de soumettre ce projet au Congrès en vue de son approbation définitive dans les conditions prévues à l'article 89 de la Constitution.

Je donne lecture du décret de convocation annexé à cette lettre :

"DÉCRET DU 1er JUILLET 1998
tendant à soumettre un projet de loi constitutionnelle
au Parlement réuni en Congrès.

"Le Président de la République,

"Sur le rapport du Premier ministre,
"Vu l'article 89 de la Constitution,

"décrète :

"Article premier.- Le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie, voté en termes identiques par l'Assemblée nationale le 16 juin 1998 et par le Sénat le 30 juin 1998, et dont le texte est annexé au présent décret, est soumis au Parlement convoqué en Congrès le 6 juillet 1998.

"Art. 2.- L'ordre du jour du Congrès est fixé ainsi qu'il suit :

"- vote sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie.

"Art. 3.- Le présent décret sera publié au Journal officiel de la République française.

          "Fait à Paris, le 1er juillet 1998
          signé : Jacques CHIRAC

@SIGNATGAUCHE = "Par le Président de la République :
""le Premier ministre,
signé : Lionel Jospin."

Le Règlement adopté par le Congrès le 20 décembre 1963 demeure, par décision du Bureau, applicable pour la présente réunion.


 

PROJET DE LOI CONSTITUTIONNELLE RELATIF À LA NOUVELLE-CALÉDONIE

L'ordre du jour appelle le vote sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie.

M. Lionel Jospin, Premier ministre - En vertu de l'article 89 de la Constitution, le Président de la République a décidé de soumettre au Parlement, convoqué en Congrès, ce projet de loi constitutionnelle, que les deux assemblées ont voté en termes identiques.

L'honneur me revient donc aujourd'hui de présenter ce texte qui permettra de mettre en oeuvre l'accord que j'ai signé à Nouméa, le 5 mai dernier, avec le député M. Jacques Lafleur, président du RPCR et M. Roch Wamytan, président du FLNKS, M. Pierre Frogier, député, et M. Simon Loueckhote, sénateur.

Cet accord est un succès pour la Nouvelle-Calédonie et pour la France. Il ouvre une nouvelle période de paix pour ce territoire, à l'histoire trop longtemps troublée. Il permettra à ses habitants d'affirmer leur identité propre, d'exercer des responsabilités croissantes dans la conduite des affaires publiques et de continuer la marche vers le progrès social et le développement économique.

Le 6 juin 1988, les accords de Matignon signés par Jean-Marie Tjibaou, Jacques Lafleur et Michel Rocard, ont permis aux différentes communautés de la Nouvelle-Calédonie de fonder de concert une paix retrouvée. Une loi référendaire, adoptée par le peuple français le 9 novembre 1988, prévoyait que les Néo-Calédoniens se prononceraient dix ans plus tard sur le maintien du territoire dans la République. Mais a finalement prévalu l'idée proposée, en 1991, par M. Jacques Lafleur, de la recherche commune d'une "solution consensuelle'", évitant la victoire d'un camp sur un autre, ce qui aurait exacerbé les positions et compromis les acquis de 1988.

Tout comme les accords de Matignon, l'accord de Nouméa est le fruit d'un dialogue entre des hommes de bonne volonté qui ont accepté, sans renier leurs convictions ni renoncer à leurs aspirations, de parcourir ensemble un nouveau chemin pour sceller leur destin commun. Après de longues discussions, un accord a donc pu être trouvé. Je renouvelle aux responsables néo-calédoniens mes félicitations pour leur courage, leur hauteur de vue et leur sagesse. A la tête du Gouvernement, et avec l'appui du secrétaire d'Etat à l'outre-mer, M. Jean-Jack Queyranne, je suis fier d'avoir pu faciliter ce dialogue qui assure la paix, prépare l'avenir et honore la République française.

La signature de cet accord a suscité en Nouvelle-Calédonie, dans toutes les communautés, une réaction de soulagement, puis une large adhésion. La consultation prévue avant la fin de 1998 devrait permettre aux électeurs de Nouvelle-Calédonie de confirmer leur approbation.

J'ai retrouvé ce sentiment de soulagement et d'adhésion au cours des débats dans chaque assemblée. Remarquablement préparés par vos rapporteurs, Mme Catherine Tasca et M. Jean-Marie Girault, vos échanges ont été marqués par une très grande qualité, l'absence de toute polémique et le sentiment unanime que le temps de la concorde et de la réconciliation était venu. Tous les groupes politiques représentés ont appelé à voter pour le projet.

On a souvent -et très légitimement- félicité les négociateurs. Je veux ici rendre hommage aux intervenants dans le débat parlementaire pour avoir su traduire avec conviction, et parfois émotion, ce que nous ressentons tous. Le Parlement, à cette étape historique, a clairement pris la mesure de l'enjeu.

La qualité de ces débats est finalement le meilleur signe de l'approbation de la nation tout entière à l'égard de l'accord de Nouméa.

L'accord de Nouméa comporte un préambule et un document d'orientation. Le premier donne son sens au second. Contrairement à ce que quelques-uns ont affirmé, ce préambule ne constitue en rien un reniement par la France de son action en Nouvelle-Calédonie depuis la prise de possession de 1853, encore moins une mise en cause de la légitimité à y vivre des populations qui s'y sont installées depuis.

Ce préambule est un texte de réconciliation. Ainsi que l'a dit M. le sénateur Loueckhote devant le Sénat : "En aucun cas il ne s'agit de régler des comptes, en évoquant un passé, dont nous n'avons pas été les acteurs, mais dont nous sommes les héritiers".

Ce préambule rappelle les souffrances endurées par les populations de la Nouvelle-Calédonie, mais aussi le développement qui y a été engagé. Il évoque, lucidement et sereinement, les ombres et les lumières de l'histoire de cette terre. Il conclut sur la nécessité de refonder le contrat social entre toutes les communautés qui y vivent.

Ce préambule a l'ambition de fonder l'avenir sur une reconnaissance du passé commun. C'est pourquoi les Néo-Calédoniens de toutes origines ont pu se reconnaître dans cette affirmation de leur égale dignité, dans la diversité de leurs héritages. Je remercie M. François Colcombet d'avoir déclaré, à l'Assemblée nationale, que ce texte "méritait d'être lu et relu".

La seconde partie de l'accord de Nouméa, intitulée "Document d'orientation", dessine les institutions de la Nouvelle-Calédonie pour la période de vingt années, annonce les mesures de nature à encourager le développement économique et social et prévoit les consultations qui seront organisées en 1998, puis à la fin de la période ouverte par l'accord.

Sa première section, consacrée à l'identité kanake, est essentielle à l'équilibre de l'accord. Il ne s'agit pas, comme certains ont voulu le croire, d'organiser la société néo-calédonienne sur un fondement ethnique ou communautaire, mais de reconnaître que les Kanaks ont une identité particulière, assise sur une organisation sociale et des valeurs culturelles qui leur sont propres.

Par son article 75, la Constitution admet déjà la possibilité pour des citoyens de la République d'avoir un statut personnel qui ne soit pas le "statut civil de droit commun", tel qu'il résulte du code civil. En l'état actuel, le statut de droit commun prévaut sur le statut particulier ; les juridictions n'acceptent pas le retour vers le statut particulier -c'est-à-dire coutumier- d'un citoyen qui y a précédemment renoncé. Or, de nombreux Kanaks, sans l'avoir personnellement choisi, se sont trouvés depuis longtemps privés du statut coutumier. L'accord de Nouméa prévoit donc la possibilité d'un retour vers ce statut, gage d'une meilleure reconnaissance de la coutume.

La culture kanake pourra trouver une nouvelle chance de rayonnement grâce au centre culturel Jean-Marie Tjibaou, remarquable oeuvre architecturale qui fait honneur à notre pays et que j'ai inauguré aux côtés de Mme Tjibaou. Il sera le foyer de diffusion de cette culture originale, en même temps qu'un lieu d'échanges avec les autres cultures, océaniennes et européennes.

L'organisation de la Nouvelle-Calédonie se caractérise déjà par une large autonomie, marquée notamment par le principe de spécialité législative et par d'importantes compétences confiées aux provinces et au congrès du territoire. Cependant l'exécutif du territoire reste actuellement assuré par le représentant de l'Etat, contrairement aux exécutifs des provinces, qui reviennent aux présidents de ces assemblées.

Les signataires de l'accord de Nouméa -et je suis heureux qu'ils soient présents sur ces bancs ou dans les tribunes et je leur redis ma gratitude- ont voulu aller plus loin en confiant aux institutions locales toutes les compétences qui n'ont pas un caractère régalien. Toutefois, comme ils l'ont souhaité avec sagesse, les transferts de compétences seront progressifs, afin de laisser aux acteurs le temps de se former à leur plein exercice.

L'exécutif de la collectivité néo-calédonienne sera confié à un collège, élu de manière à représenter les principales forces politiques. Les délibérations les plus importantes du congrès ne seront soumises qu'à un contrôle de constitutionnalité avant publication.

Sans mettre en cause la compétence générale de l'Etat en matière de compétences internationales, l'accord reconnaît à la Nouvelle-Calédonie la possibilité de conclure des accords, dans ses secteurs de compétences, avec les Etats du Pacifique ou certaines organisations internationales. L'expérience des dix dernières années a montré que l'insertion de la Nouvelle-Calédonie dans le Pacifique Sud était pour elle une chance à exploiter. L'intérêt manifesté par les pays de cette région pour l'accord de Nouméa souligne que l'approfondissement de ces relations peut être prometteur.

L'émancipation de la Nouvelle-Calédonie ne peut résulter seulement de dispositions institutionnelles. Un meilleur partage des responsabilités entre les communautés, un rééquilibrage économique entre les régions, une plus grande justice sociale sont tout aussi nécessaires.

Les dispositions de l'accord de Nouméa devront, sur ce point, être complétées par des textes nationaux et locaux et par des conventions, par lesquelles l'Etat manifestera une nouvelle fois la solidarité nationale à l'égard de la Nouvelle-Calédonie.

Parmi les dispositions essentielles, la reconnaissance d'une citoyenneté néo-calédonienne au sein de la citoyenneté française est une novation juridique dont le Gouvernement ne méconnaît pas la portée. Elle correspond au point d'équilibre des aspirations des Néo-Calédoniens en ce qui concerne leur personnalité : l'identité kanake, la citoyenneté néo-calédonienne et la nationalité française. Cette citoyenneté comporte deux traductions dans l'accord de Nouméa : les limitations apportées au corps électoral et les mesures pour préserver l'emploi local.

Selon les accords de Matignon, seuls les électeurs appelés à participer au référendum de novembre 1988 seraient autorisés à participer également au scrutin d'autodétermination et aux élections des conseils de province et du congrès. Les accords n'ont pu être appliqués sur ce dernier point.

Les signataires de l'accord de Nouméa ont donc souhaité que l'engagement pris s'applique pour la période qui s'ouvre. Bien entendu, tous les citoyens français vivant en Nouvelle-Calédonie conserveront le droit de voter pour les scrutins nationaux. Les restrictions ne s'appliqueront que pour les élections aux institutions locales. En raison des particularismes néo-calédoniens, il n'apparaît pas contraire aux principes démocratiques que des citoyens qui ne passent que quelques années seulement sur le territoire ne déterminent pas les décisions qui concernent celui-ci spécifiquement.

De même, la situation du marché du travail en Nouvelle-Calédonie doit être appréciée au regard de données tout à fait particulières. Ce marché est très étroit, particulièrement dans certains secteurs. L'arrivée de quelques centaines de personnes peut introduire des déséquilibres importants, alors même que l'Etat et les collectivités mettent en oeuvre des moyens considérables pour former des personnes originaires du territoire. La décision d'association à l'Union européenne des "pays et territoires d'outre-mer", catégorie à laquelle appartiennent les territoires d'outre-mer français, prévoit déjà des possibilités de limiter l'accès au marché du travail, y compris pour des nationaux, lorsque la situation le justifie dans certains secteurs, et pour autant qu'il n'y ait pas de discriminations entre ressortissants de l'Union européenne. Notre Constitution ne permet pas d'appliquer ces dispositions. L'introduction dans le droit local de mesures propres à remédier à ces déséquilibres paraît donc justifiée, sans qu'il y ait mise en cause de nos principes fondamentaux, dès lors que la réponse est proportionnée à la difficulté objectivement rencontrée et qu'aucune discrimination ne peut être introduite pour des droits sociaux.

Enfin, l'organisation politique proposée par l'accord est évolutive.

Au terme du processus, soit au bout de vingt ans -quinze, si le congrès de la Nouvelle-Calédonie le décide-, les populations intéressées seront consultées sur le point de savoir si l'évolution doit se poursuivre par le transfert des compétences régaliennes -auquel cas il y aurait indépendance, quelle que puisse être la nature des liens que le nouvel Etat déciderait d'établir avec la France-, ou si son terme doit être le maintien de l'organisation issue de l'accord de Nouméa, à son dernier stade d'évolution, puisque les partenaires se sont accordés, de toute façon, sur l'irréversibilité des transferts de compétences qui seront opérés.

Le présent projet de loi constitutionnelle permettra d'appliquer l'accord de Nouméa, auquel se réfère son article 2, qui deviendra l'article 76 de la Constitution, lorsque les électeurs qui devaient participer au scrutin d'autodétermination prévu par la loi référendaire du 9 novembre 1988 auront approuvé cet accord lors de la consultation qui sera organisée sur le territoire d'ici à la fin de l'année.

L'article 3 du projet indique, en vue de l'application de l'accord de Nouméa, les principaux points sur lesquels la loi organique ou la loi devront apporter les précisions nécessaires. Ces textes sont en préparation. La loi organique sera présentée au conseil des ministres avant la fin de l'année puis soumise au vote des assemblées au début de l'année prochaine. Ceci permettra la mise en place des nouvelles institutions locales, après organisation d'élections sur le territoire, dans un délai maximal d'un an après le vote du présent projet.

L'accord de Nouméa fait naître de grands espoirs.

Les hommes et les femmes de ce territoire lié à la France par une déjà longue histoire, en particulier ceux qui ont eu le courage d'engager leur nom en signant l'accord, ont mis toute leur confiance dans les responsables de la République. Ils m'ont fait part de leur émotion devant la qualité des débats qui ont eu lieu à l'Assemblée nationale comme au Sénat et devant la profonde compréhension des réalités de ce territoire qu'ils ont perçue chez vous.

A l'occasion de ce premier Congrès de la XIème législature, vous allez, par votre vote, vous prononcer sur la modification constitutionnelle qui permettra d'ouvrir la perspective tracée par l'accord signé le 5 mai 1998.

C'est une nécessité juridique, exigée par la Constitution. Mais c'est aussi -et avant tout- un acte politique majeur auquel l'ampleur de votre adhésion donnera une force et une valeur irremplaçables.

Dans la solennité de la réunion du Congrès à Versailles, votre vote achèvera de convaincre les Néo-Calédoniens de l'attention avec laquelle la République veut répondre à leur attente. (Applaudissements)

M. le Président - Je vais maintenant donner la parole aux orateurs inscrits pour les explications de vote. Nos deux assemblées comportent douze groupes : six et six. Chaque orateur disposera, au maximum maximorum, de dix minutes et si il intervient moins de dix minutes, il ne sera pas pénalisé ! (Sourires)

M. Georges Othily (groupe du Rassemblement démocratique et social européen du Sénat) - Comment ouvrir le débat sur la révision de notre Constitution sans évoquer la mémoire de ceux dont la ferveur de l'engagement n'eut d'égale que le prix du sacrifice consenti -je veux bien sûr parler de Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné, Eloi Machoro ? Ils auraient été certainement les spectateurs privilégiés de nos travaux. (Applaudissements)

Gardons présent à l'esprit le fait qu'aujourd'hui nous marchons dans leurs pas.

Le groupe du Rassemblement démocratique et social européen auquel j'ai l'honneur d'appartenir s'associe pleinement à l'hommage qui leur est rendu.

En montant à cette tribune, je prends acte de la volonté du Gouvernement de réviser la Constitution de 1958 pour permettre l'évolution des institutions en Nouvelle-Calédonie. Avant d'en descendre, je veux aussi prendre date pour l'avenir de l'outre-mer français.

Quant à mon collègue de la Réunion, Lylian Payet, il préférera garder un certain recul face à une avancée trop rapide, dont il craint qu'elle puisse être interprétée comme un abandon. En s'abstenant lors du vote, il manifestera ses inquiétudes quant à l'aboutissement des solutions proposées, redoutant que les tensions liées au statut de la Nouvelle-Calédonie ne soient que temporairement apaisées.

Occupée pendant la guerre, la France n'était plus en mesure d'assurer la gestion de ses propres affaires. Elle était encore moins à même de réaffirmer sa souveraineté dans les colonies.

Pourtant, aucune d'entre elles n'a cherché à profiter de ce bouleversement pour accéder à une indépendance qu'elle aurait obtenue sans la moindre difficulté. Bien au contraire, au lendemain de la guerre, il apparut primordial au Constituant de 1946 de rendre hommage à ceux qui, résidant sur les territoires de l'Empire, combattirent aux côtés des partisans de la liberté.

La Constitution de 1946, en donnant naissance à l'Union française, provoquera non seulement la disparition des colonies, mais permettra surtout aux populations d'outre-mer d'être enfin associées à leur destin.

Douze ans plus tard, la Constitution de 1958 met fin à l'Union française. Néanmoins, le préambule de la défunte Constitution subsiste. Son dernier alinéa dispose : "Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leur propres affaires".

En 1958, le Constituant, relevant la dégradation des relations entre la France et les territoires d'outre-mer, leur offre une option déterminante : demeurer au sein de la République ou accéder immédiatement à l'indépendance.

A ceux qui choisiraient la première solution, l'article 76 de la Constitution propose la libre détermination de leur statut dans un délai de quatre mois. Sur dix-sept territoires concernés, seuls cinq, dont la Nouvelle-Calédonie, décideront de conserver le statut de territoire d'outre-mer, les douze autres prenant la qualité d'Etat membres de la Communauté.

C'est, à mon sens, à cet instant précis qu'intervient l'erreur que nous corrigeons aujourd'hui.

La Constitution de 1958, forte de l'option offerte par l'article 76, n'envisageait pas que les territoires d'outre-mer qui allaient choisir de demeurer au sein de la République, puissent un jour -des mois ou même des années après l'expiration du délai de quatre mois-, aspirer à une modification majeure de leur statut. C'est la raison pour laquelle l'article 74 précise seulement que "les territoires d'outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République".

Il s'agit bien là d'une erreur que la Constitution de 1946 n'avait pas commise puisque son article 75 permettait, à titre permanent, toutes les évolutions, notamment l'accès à un statut proche de l'indépendance avec la qualité d'Etat-associé.

Ce à quoi eut droit la Cochinchine en 1949 fut, en vertu de la Constitution de 1958, refusé à la Nouvelle-Calédonie jusqu'à l'adoption, en 1988, des accords de Matignon et, en 1998, des accords de Nouméa.

La réunion du Congrès est une occasion unique d'appeler l'attention de chacun sur l'opportunité d'un retour aux dispositions de 1946, à défaut de quoi nous ne cesserons de réviser celles de 1958, avec la Nouvelle-Calédonie aujourd'hui, la Polynésie demain et, un jour peut-être les départements d'outre-mer, qui ne semblent bénéficier d'aucune perspective d'évolution si l'on s'en tient à la mauvaise lecture que certains font de l'article 73 de la Constitution.

Notre présence ici est justifiée par la nécessaire validation constitutionnelle des accords de Nouméa, qui dérogent aux principes fondateurs de la Vème République.

Si nous acceptons ces dérogations, c'est parce que nous connaissons l'importance que revêt le droit coutumier, parce que nous mesurons la valeur d'une citoyenneté nécessairement spécifique et parce que nous savons l'exigence du maintien de l'emploi.

Monsieur le Premier ministre, d'autres collectivités d'outre-mer aspirent légitimement à une reconnaissance de ces mêmes droits, dont la Constitution ne permet pourtant pas l'exercice.

C'est le cas de la Guyane où la coutume des populations amérindiennes, bien antérieure au code napoléonien, doit être prise en considération par les autorités de l'Etat, où le taux de chômage connaît hélas une croissance endémique et où, enfin, l'attachement à la terre nécessite une refonte du régime foncier. Nous ne pouvons rester sourds à ces appels.

Nul ne saurait entraver la marche des populations vers leur propre destin : il est donc indispensable que la Constitution évolue pour leur offrir une liberté de choix permanente.

Pour l'heure, permettons à la Nouvelle-Calédonie d'écrire elle-même son avenir. Si elle le souhaite, nous l'accompagnerons.

Le moment est venu de pardonner à ceux qui, luttant pour l'idéal auquel ils aspiraient légitimement, ne parvinrent pas à maîtriser l'exacerbation de leurs désirs.

Le moment est venu de pardonner aussi à ceux qui, héritiers d'une tradition à laquelle la France avait pourtant mis fin en 1946, ne parvinrent pas à écouter l'appel de leurs aînés sur la Grande Terre.

L'histoire de la Nouvelle-Calédonie est désormais celle de la réconciliation des peuples. Dorénavant, riches de lendemains communs, Kanaks et Caldoches, tous désormais Néo-Calédoniens, donnent un sens nouveau à l'histoire et forgent ensemble un humanisme nouveau. (Applaudissements)

M. Jean-Jacques Hyest (groupe de l'Union centriste du Sénat) - Une lecture exclusivement juridique de l'accord de Nouméa du 21 avril 1998 pourrait le faire paraître si éloigné de notre tradition et de nos principes constitutionnels qu'il soulèverait des problèmes insurmontables. Certes, mais c'est précisément pourquoi nous sommes ici réunis, afin d'inscrire dans la Constitution les dispositions nouvelles et spécifiques concernant la Nouvelle-Calédonie.

Mais si cet accord comporte des dispositions qu'il faut traduire en termes juridiques, il est avant tout le résultat d'un dialogue politique, entre tous ceux qui "ont acquis par leur participation à l'édification de la Nouvelle-Calédonie une légitimité à y vivre et à contribuer à son développement" et l'affirmation par ceux-ci "d'un destin commun". Et tel est selon moi l'essentiel.

Car cet accord est la conclusion d'un long cheminement, ponctué par des affrontements et de violences, parfois criminelles, mais aussi par une recherche persévérante de la paix et de la réconciliation de la part des responsables politiques, dont certains sont ici et dont d'autres ont disparu et dont il faut saluer le courage.

Notre groupe qui avait soutenu le processus enclenché par les accords de Matignon de 1988, ne peut que se réjouir de constater qu'il a apporté beaucoup à la Nouvelle-Calédonie sur le plan de l'éducation, de la santé, des infrastructures et du développement économique, encore trop mal réparti.

Depuis de nombreux mois et même depuis des années, tous les responsables étaient à la recherche d'une alternative au référendum d'autodétermination prévu pour 1998. Etait-il sage de forcer le destin ? Tous étaient conscients que ce référendum, même si son résultat ne faisait aucun doute, verrait la "réapparition d'une fracture communautaire et géographique dont le territoire pouvait cette fois ne pas se relever", selon un rapport présenté au Sénat par M. du Luart en février 1997.

Après la solution des difficultés dans le domaine minier, la voie était ouverte à un compromis historique, qui s'est traduit par l'accord de Nouméa.

Celui-ci reconnaît dans un préambule, qui peut choquer certains, ce qu'a été l'histoire du territoire, mais il précise à la fois les ombres et les lumières de la période coloniale, faite de générosité et de la conviction d'apporter le progrès, mais aussi de la négation de l'identité kanake. Ce n'est d'ailleurs pas ce protocole que l'on nous demande d'approuver, même si son importance pour la mémoire et l'histoire est loin d'être négligeable.

L'accord lui-même se traduit par une innovation d'importance, la "souveraineté partagée", qui se traduit, pour le congrès du territoire et pour son exécutif, par une large autonomie dans la gestion et dans la législation, avec "les lois de pays" soumises au contrôle du Conseil constitutionnel. Dès lors que l'on reconnaît une "citoyenneté calédonienne", il faut aussi admettre qu'elle puisse déroger aux principes constitutionnels, comme à l'indivisibilité de la souveraineté. N'est-ce pas cela qui avait été envisagé dans le titre XIII de la Constitution de 1958, jamais mis en application ? Par un clin d'oeil de l'histoire -et des commissions des lois de nos deux assemblées-, c'est précisément à cet endroit que nous souhaitons placer les dispositions sur la Nouvelle-Calédonie.

L'histoire de l'outre-mer français est différente pour chaque territoire, chaque département, chaque collectivité territoriale. La Nouvelle-Calédonie, située dans un Pacifique en pleine évolution, doit avoir une large autonomie. C'est sans doute une chance incomparable du maintien de la présence de la France dans cette partie du monde que soit prévue une évolution pacifique de ce territoire, de ce "pays". Nous ne pouvons en outre oublier que d'autres, comme Wallis-et-Futuna et la Polynésie française, sont très intéressés par ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie. Après le vote de ce soir, qui sera, j'en suis sûr, très large, comme dans chacune de nos assemblées, donnant le signe de notre attachement à la Nouvelle-Calédonie et à son avenir, tout ne sera pas terminé. Car la compatibilité du droit coutumier et de la modernité, notamment en matière économique, le développement équilibré du territoire, la place des régions et des communes, tous ces problèmes devront trouver des solutions originales et pratiques. Ce sera le travail des mois et des années à venir.

Avec tous mes collègues qui connaissent la Nouvelle-Calédonie et que chacune de leur visite a rendu plus passionnés par cette terre, ses hommes et femmes, divers et si riches d'humanité, nous ne pouvons que souhaiter que, dans le respect des différences, dans la tolérance et l'union, la Nouvelle-Calédonie trouve son chemin, avec l'aide de la France. Les Néo-Calédoniens ont leur destin en main. Nous leur souhaitons beaucoup de vertu politique et de persévérance, pour réussir cette "émancipation" qui peut être un modèle pour d'autres territoires. Si tel est le cas, la France en sortira grandie aux yeux des voisins du Pacifique. Ainsi aurons-nous enfin traduit dans les faits le préambule de 1946 que vient de citer notre collègue. C'est pourquoi le groupe de l'Union centriste, unanime, votera le projet de révision constitutionnelle. (Applaudissements)

M. Jean-Marie Girault (groupe des Républicains et Indépendants du Sénat) - Je veux ici remercier mon groupe qui m'a confié l'honneur de prendre la parole. Il est vrai que je suis depuis quinze ans le dossier de la Nouvelle-Calédonie, territoire que j'ai appris à aimer.

Lorsque, le 16 juin 1946, le général de Gaulle décrit aux Français à Bayeux, la Constitution dont il rêve, il y raconte une histoire vieille de 2500 ans, quand les Athéniens, se cherchant une constitution, demandèrent au sage Solon qu'elle était la meilleure et qu'il leur répondit avec génie : "Dites-mois d'abord pour quel peuple et à quelle époque".

C'est bien dans cet esprit que s'inscrit l'accord de Nouméa. Et s'il bouscule certains concepts, soit ! Versailles, expression de la souveraineté nationale : voilà pourquoi nous sommes rassemblés ici. Dès lors que notre Constitution exprime nos principes fondateurs, fait référence aux droits de l'homme, il est pleinement légitime de faire en sorte qu'elle donne vie à l'accord de Nouméa, même s'il dérange, même s'il faudra faire preuve de génie pour rédiger la loi organique qui suivra.

L'objectif recherché, c'est le rapprochement de populations et d'ethnies diverses. Celles-ci y consentent et veulent le prendre en charge. Certes, on se rapproche ainsi d'une certaine forme de fédéralisme, mais qui s'en plaindrait s'il est bien vécu ?

On trouve des expériences analogues, à quelques encablures de là aux îles Samoa ou, plus loin, dans l'Ile de Man. Pourquoi la France s'en porterait-elle plus mal que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni ? Elle a déjà une expérience positive de "vouloir-vivre ensemble", certes dans le contexte strict de notre République, mais qui peut affirmer aujourd'hui qu'au terme des 15 à 20 années qui viennent le noyau dur des compétences régaliennes de l'Etat sera rejeté ? A cet égard, l'accord de Nouméa est révélateur d'un processus de consultations référendaires territoriales à l'issue duquel, à défaut d'une majorité définitivement émancipatrice, on constaterait la nécessité d'un nouveau palabre.

Mais l'essentiel n'est-il pas dans cette période de 15 à 20 ans au cours de laquelle des compétences seront transférées au pays calédonien ? N'est-il pas de favoriser une identité calédonienne, certes composite, et alors ? Dès lors que des hommes et des femmes de cultures, de races différentes auront envie de s'aimer, je crois en l'émergence d'une génération qui aura la révélation progressive de l'unité de l'humaine nature. Je crois aussi en la vertu véhiculaire de la langue française, véritable dénominateur commun qui rapproche les communautés.

Tout cela vaut tellement mieux que la confrontation, la haine, la guerre et, finalement, l'indépendance qui déchire.

Je veux ici dire merci à Jacques Lafleur et à ses amis, merci aussi à Jean-Marie Tjibaou et à Yeiwéné-Yeiwéné, martyrs de leurs convictions qui, tous, ont voulu les accords de Matignon, que j'ai toujours soutenus et qui ont porté leurs fruits. Merci aussi à tous ceux qui les ont mis en oeuvre, car telle était la condition de lendemains plus fraternels, que nous nous apprêtons à consacrer constitutionnellement. Je rêve de conventionnel, de consensuel, de convivial, de constitutionnel. Peut-être suis-je trop optimiste, mais lorsque les hommes veulent, ils peuvent beaucoup.

Au moment où je parle dans ce palais, là-bas, la nuit est venue. Lorsque ce soir nous aurons massivement exprimé notre adhésion à cette révision constitutionnelle, là-bas l'aube apparaîtra, porteuse d'espoir, l'espoir d'écrire ensemble un avenir et une bien belle page d'histoire pour la France. (Applaudissements)

M. José Rossi (groupe Démocratie Libérale et Indépendants de l'Assemblée nationale) - Le groupe Démocratie Libérale votera ce projet de loi constitutionnelle, car il entend contribuer à la recherche d'une paix durable en Nouvelle-Calédonie, sur la base de l'accord signé le 5 mai à Nouméa, accord qui recueille un large consentement des responsables néo-calédoniens et que les populations concernées ont sans doute accueilli avec un profond soulagement.

Mais avant d'expliciter ce vote positif, je veux d'abord faire état de l'inquiétude et des doutes de nombre de nos collègues.

Inquiétude et doute, pour tout le pays d'abord, en constatant que le Congrès du Parlement se réunit à Versailles pour la onzième fois depuis 1958, mais pour la sixième fois au cours des sept dernières années. Une réforme constitutionnelle par an en moyenne et d'autres pourraient suivre ! Cette accélération peut, si l'on n'y prend garde, nous entraîner à des révisions de circonstances ! D'aménagements en aménagements, ne risquons-nous pas de perdre l'esprit de la Vème République ? Peut-être faudrait-il inscrire les futures réformes dans une démarche globale, qui semble faire défaut aujourd'hui. C'est le souhait en tout cas de notre groupe, Monsieur le Premier ministre. (Applaudissements sur quelques bancs)

Inquiétude et doute aussi en constatant que beaucoup des dispositions des accords de Nouméa sont contraires en l'état à notre Constitution.

En premier lieu, ces accords contredisent le principe d'indivisibilité, inscrit à l'article premier de la Constitution : "La France est une République indivisible, laïque et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion."

L'accord est également en contradiction avec l'article 3 qui garantit l'universalité du suffrage. Or c'est pour dix ans qu'il restreint la composition du corps électoral.

Troisièmement, la priorité à l'embauche réservée aux citoyens de la Nouvelle-Calédonie introduit dans la Constitution le principe de préférence nationale que le Gouvernement rejette par ailleurs avec ostentation. Ce principe est évidemment contraire au principe d'égalité proclamé par le préambule de la Constitution. (Applaudissements sur quelques bancs)

Quatrièmement, la Nouvelle-Calédonie est érigée en une entité juridique d'une nature extrêmement particulière, éloignée du statut de territoire d'outre-mer prévu par l'article 74 de la Constitution.

Cinquièmement, contrairement aux dispositions de l'article 75 de la Constitution, les personnes qui ont renoncé à leur statut coutumier pourront le retrouver.

Enfin, l'organisation d'un référendum local pour approuver avant la fin de l'année les termes de l'accord de Nouméa ne ressortit à aucun des domaines référendaires énumérés par la Constitution.

Ce sont ces six motifs d'inconstitutionnalité qui rendent indispensable une révision de la Constitution, et c'est beaucoup pour ce qui nous est présenté comme une révision constitutionnelle modeste, sinon mineure.

Enfin, notre groupe ne partage évidemment pas l'esprit du préambule de l'accord de Nouméa, qui est apparu choquant à beaucoup d'entre nous.

Cela étant, Démocratie Libérale s'est néanmoins prononcée majoritairement pour cette onzième révision constitutionnelle, car au bout du compte, notre seul objectif à tous, aujourd'hui, est de permettre à la Nouvelle-Calédonie de se développer en paix au sein de la République. A cet égard, je ne puis que souscrire aux termes dans lesquels M. Girault, fort de sa connaissance du terrain et des rapports qu'il a noués avec les Néo-Calédoniens, nous a invités à franchir le pas et à accepter l'évolution proposée -le sentiment rejoignant ici le réalisme.

Et de fait, ce dossier comporte aussi des éléments plus positifs. L'accord de Nouméa nous convie à allier tradition, modernité et fidélité. Tradition : il s'agit de prendre en compte les spécificités et l'originalité de la culture néo-calédonienne.

Modernité : il faut une nouvelle organisation statutaire propre à favoriser l'évolution de ce territoire grâce à des rapports politiques et juridiques nouveaux avec la métropole.

Fidélité enfin : celle-ci est réaffirmée à l'égard de la France, dans la mesure où l'idée de souveraineté et d'indépendance constamment évoquée depuis une vingtaine d'années, ne débouche pas sur la séparation, mais au contraire sur une union que chacun souhaite féconde.

Dans ces conditions, nous allons faire ensemble le pari de l'avenir, malgré toutes nos réserves. Nous assumons donc la responsabilité d'un choix collectif qui dépasse à l'évidence les clivages politiques et les raisonnements juridiques rigoureux. Ce choix doit donner à la Nouvelle-Calédonie une nouvelle chance de retrouver le chemin de l'unité, de l'harmonie et de la fraternité.

Quant à la France, elle restera fidèle à sa vocation de grande nation ouverte à l'émancipation des peuples et aux valeurs de liberté et de dignité qui caractérisent la République. Sa place dans le Pacifique est confirmée. Il lui appartiendra de prolonger son engagement en Nouvelle-Calédonie par une politique ambitieuse. Il en ira peut-être ainsi, également, de la présence et du rayonnement de notre pays dans le monde. (Applaudissements)

M. Guy Allouche (groupe socialiste du Sénat) - La Constitution n'est-elle pas le point symbolique où droit et politique se rencontrent ? Par l'accord de Nouméa, la loi fondamentale devient en tout cas la traduction juridique d'un certain nombre d'objectifs politiques. Dix ans après la signature des accords de Matignon qui ont mis fin à une situation de quasi-guerre civile, il nous est ainsi proposé de ratifier solennellement un texte qui prouve que, pour la dignité et l'émancipation des peuples d'outre-mer, la gauche est fidèle à ses idéaux.

Comment ne pas être fier qu'après Michel Rocard, ce soit grâce à l'impulsion de Lionel Jospin, que les hommes et les femmes de ce territoire s'apprêtent à écrire ensemble un chapitre décisif de leur histoire ? Animés d'une même détermination, ces deux Premiers ministres ont fait le même pari : que les peuples ne se déchirent plus, mais qu'ils s'entendent pour partager leur destin. Tous deux ont appréhendé de même l'utilité du temps qui apaise, qui renoue les fils du dialogue, qui autorise les compromis. Ils ont reconnu avec la même lucidité que tout combat politique comporte une dimension culturelle. Enfin, ils ont partagé la même ambition de faire de la politique cet art de travailler à ce qu'il soit de l'intérêt de chacun d'être vertueux.

Vertueux, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur l'ont été. Quand les adversaires d'hier commencent à partager une vision commune de l'histoire qui les divisait, c'est bien le signe que s'ouvre un destin commun. Oui, il faut du courage pour bâtir l'avenir en affrontant et en dépassant les réticences des siens !

Homme de la révolte tranquille, impressionnant d'humanité, de volonté politique et de profondeur spirituelle, Jean-Marie Tjibaou, pour qui "le plus dur n'était pas de mourir mais de vivre dans son pays, le pays de ses ancêtres, et de s'y sentir étranger", a payé de sa vie le pari de l'intelligence qu'il avait fait. L'homme a disparu, mais son message a triomphé.

Précurseur et visionnaire, Jacques Lafleur, fin connaisseur de l'histoire calédonienne, a compris que la concorde ne naît pas de l'identité des pensées, mais de l'identité des volontés. Il a su convaincre les siens de la nécessité de cumuler les identités plutôt que de les opposer.

En même temps qu'à tous deux, je veux rendre hommage aussi à ceux qui ont négocié l'accord de Nouméa : Roch Wamytan, Paul Néaoutyine, Pierre Frogier et Simon Loueckhote.

Véritable traité de paix, les accords de Matignon ont provoqué une révolution des mentalités. Piliers de l'édifice qui va se construire, ils ont ouvert la voie de l'espoir, par laquelle les Néo-Calédoniens vont désormais progresser.

L'excellence politique de l'accord de Nouméa a été soulignée par tous. Qui oserait sous-estimer ces vingt ans ou plus de paix qui s'annoncent ? Vingt ans pendant lesquels les Néo-Calédoniens de toutes origines vont bâtir, dans la concorde, leur maison commune. Au terme, nombreux seront les jeunes qui, ayant vécu sous l'emprise bénéfique de ces dispositions, choisiront librement leur destin.

Dans le préambule de cet accord, la France, fidèle à sa grandeur, trouve la force nécessaire pour jeter un regard lucide sur son passé colonial, et accompagner l'émergence d'un nouveau pays. Cet acte de décolonisation intérieure est aussi un jugement d'une grande rectitude porté sur l'histoire mais ce texte ne se borne pas à rappeler les souffrances, les humiliations et les spoliations dont a été victime le peuple kanak : il prend également acte de ce que l'avenir de la nouvelle-Calédonie ne peut se construire qu'avec toutes les communautés qui ont contribué à son développement.

A chacun des trois partenaires, l'accord fait obligation de progresser, de changer, d'innover constamment, y compris dans l'ordre institutionnel.

Je souligne cependant la difficulté que nous aurons à traduire juridiquement, dans la loi organique, les orientations politiques tracées par cet accord. Il est vrai que ce projet heurte notre culture républicaine et nos traditions jacobines, mais que ceux qui s'en émeuvent à l'excès s'interrogent : depuis quand la réalité historique, humaine et politique doit-elle s'arrêter, pour se figer, devant les bornes juridiques, fussent-elles constitutionnelles ? La force de cet accord, éminemment politique, est qu'il commande au droit de suivre ce que l'histoire exige de compréhension et d'ouverture d'esprit. Réaffirmons la prééminence de l'humanisme sur le juridisme !

L'entrée dans le XXIème siècle doit nous inciter à porter un regard différent sur l'outre-mer. La paix, la prise en compte des spécificités et des particularismes ultramarins, l'aspiration des populations à assumer davantage leur destin méritent quelques exceptions au droit commun.

Si 1848 fut l'année de la liberté avec l'abolition de l'esclavage, si 1946 fut celle de l'égalité avec la départementalisation outre-mer, 1998 sera celle de la fraternité pour la Calédonie nouvelle.

Fiers de ce qui a été entrepris, les sénateurs socialistes unanimes exprimeront un vote positif, convaincus qu'ils sont que, désormais, la paix, la concorde et l'harmonie régneront en Nouvelle-Calédonie, pays auquel ils demeurent attachés. (Applaudissements)

M. Michel Crépeau (groupe radical, citoyen et vert de l'Assemblée nationale) - Le groupe radical, citoyen et vert de l'Assemblée nationale votera, bien entendu, ce projet de loi constitutionnelle. Il est, dans toute vie politique, des moments d'émotion rare : j'en ai vécu un à Nouméa, avec la signature de l'accord par MM. Roch Wamytan et Jacques Lafleur en présence du Premier ministre.

Certes, l'on peut dire bien des choses de cet accord sur le plan juridique : depuis 1792, en effet, l'unité et l'indivisibilité de la République sont au coeur de nos institutions, ainsi que l'égalité des citoyens devant le droit de vote et l'intangibilité des statuts. Mais le droit positif n'est pas intangible, sans quoi l'on ne réviserait pas si souvent la Constitution... Ce qui est intangible, ce sont les principes du droit naturel, au premier rang desquels le droit des peuples à l'autodétermination et le droit des peuples, de tous les peuples, à vivre en paix. Le droit n'est pas quelque chose de figé : c'est lui qui organise la vie en société, et la vie impose des changements. Dès lors que l'accord de Nouméa a recueilli un très large consensus sur le territoire et dans chacune des deux assemblées du Parlement, je ne vois pas au nom de quoi nous n'accepterions pas de nous engager sur la voie de l'avenir.

Michel Rocard, qui fut le père des accords de Matignon, a eu cette parole frappante à propos de l'accord de Nouméa : bien plus qu'un contrat, a-t-il dit, c'est un acte de civilisation. Ce que nous allons faire est un pari sur l'intelligence, le pari d'une décolonisation enfin réussie, après tant d'échecs en Indochine, en Algérie, à Madagascar, en Afrique.

Cette réussite repose sur le respect mutuel de deux communautés, mélanésienne et européenne, qui ont l'une et l'autre le droit de vivre en paix sur le territoire, et il n'est pas indifférent, de ce point de vue, que la signature de l'accord de Nouméa ait été précédée de l'inauguration du centre culturel Jean-Marie Tjibaou, car les vrais enjeux du XXIème siècle seront avant tout culturels.

Si certains se sont un peu inquiétés d'une éventuelle extension du dispositif à d'autres territoires, comme la Réunion, il ne me choque pas que puisse servir d'exemple ce qui est exemplaire. La vraie question, la seule peut-être, est de savoir si 200 000 Calédoniens peuvent, même avec 15 % des réserves mondiales de nickel, faire face aux mutations considérables qui se dessinent autour du Pacifique. Le nationalisme a échoué partout, en Afrique comme dans les Balkans, et l'avenir appartient aux continents rassemblés. L'avenir de la Nouvelle-Calédonie, son indépendance morale, culturelle et linguistique, sont plus liés à l'ensemble français, voire européen, qu'à un ensemble sud-pacifique dominé par les Anglo-Saxons.

Si l'utopie fait bouger le monde, c'est en gardant les pieds sur terre que l'on va de l'avant, et c'est par la raison que l'on réussit ! (Applaudissements)

M. Robert Pagès (groupe communiste républicain et citoyen du Sénat) - Les sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen se félicitent de ce projet de loi constitutionnelle, dont l'adoption constituera une étape déterminante dans l'histoire de la Nouvelle-Calédonie. Son article premier fixe clairement l'objectif poursuivi : il s'agit d'"assurer l'évolution de la Nouvelle-Calédonie selon les orientations définies par l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998".

Riche en contenu, l'accord de Nouméa l'est également en symboles. Il intervient en effet dix ans après la terrible année 1988, celle de la tragédie d'Ouvéa, celle de l'assassinat de Jean-Marie Tjibaou dont on ne dira jamais assez le rôle éminent, celle aussi du sursaut des accords de Matignon, qui évitèrent, malgré leurs graves lacunes, une véritable guerre civile. Dix ans après, l'accord de Nouméa est le fruit de luttes opiniâtres, de dialogues, d'un effort très important de reconnaissance et de tolérance mutuelle, et il me paraît essentiel de citer son troisième point pour mesurer le chemin accompli par chaque partie : "le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d'origine".

Les droits d'un peuple implanté depuis plus de quatre mille ans dans ces îles ont, en effet, été fondamentalement remis en cause en quelques décennies. Les Kanaks ont été chassés de leur terre, refoulés et parqués dans des réserves. L'existence même de ce peuple a été mise en péril. Le fait colonial est incontournable, dans tous les domaines, et sa reconnaissance revêt donc une grande importance. Mais l'accord fait preuve d'un grand sens des responsabilités en reconnaissant aussi l'apport des populations nouvelles depuis le XIXème siècle, et en laissant ainsi espérer le rapprochement des différentes communautés.

Cette loi constitutionnelle et les débats futurs sur les lois organiques qui en découleront permettront, nous l'espérons, d'offrir, d'ici l'an 2000, une nouvelle perspective à ces femmes, ces hommes, ces jeunes attachés à leurs racines, et la responsabilité du Gouvernement est grande. Depuis dix ans, depuis les accords de Matignon, un effort significatif a été effectué dans des domaines aussi divers que les institutions, les infrastructures, la santé, le développement économique et social en général. Il est nécessaire de mesurer ce qui a été fait, et donc ce qui reste à faire.

Nous approuvons tout particulièrement la maîtrise, bien que partielle encore, donnée à la province Nord de son potentiel économique. Cette province, où vit une part importante de la population kanake, est devenue, en 1989, propriétaire de la société minière du Sud-Pacifique. Que la collectivité ait pu ainsi devenir partie prenante de l'économie du nickel constitue un événement d'importance, tant le rôle de ce métal sera déterminant dans les années à venir. L'accord de Nouméa lui-même n'aurait pas vu le jour si, en février dernier, la revendication de l'accès à la ressource n'avait pu aboutir.

La citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie annoncée par le texte de Nouméa ne doit pas se limiter au domaine culturel et linguistique, ni au respect des traditions. Telle n'est pas la volonté des parties signataires. Les domaines économiques et sociaux doivent être également au centre de cette construction.

Les accords de Matignon ont ouvert de nouvelles pistes. Mais tous les objectifs fixés n'ont pas été atteints. En effet, les Kanaks sont, de fait, écartés des centres de décision et leur place régresse dans la fonction publique territoriale.

Ces difficultés résultent des difficultés persistantes de la lutte contre l'échec scolaire dans la communauté kanake. Même si les effectifs scolarisés ont doublé entre 1989 et 1996, le taux d'échec au baccalauréat, de 80 % en 1996, est préoccupant.

La formation est une des clefs du succès. Il faut absolument fournir à la jeunesse kanake les moyens de conduire la destinée de l'île.

Les accords de Matignon n'ont pas abouti non plus au plan économique : le déséquilibre demeure patent entre le Nord et le Sud et, en particulier, le grand Nouméa. Le pouvoir économique réel reste à partager.

La colonisation a eu pour conséquence de chasser les Kanaks de leurs terres et de les parquer dans des réserves. Une redistribution importante a eu lieu depuis vingt ans, mais les ressortissants d'origine métropolitaine disposent toujours de deux fois plus de terres rurales par habitant.

Les sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen tiennent à saluer l'intelligence de l'ensemble des forces politiques significatives de l'île qui ont su passer outre leurs divergences pour imaginer de manière constructive le devenir de leur pays.

En me rendant en Nouvelle-Calédonie avec la délégation sénatoriale, j'ai pu mesurer les obstacles qui demeurent.

Avec le vote de ce projet, un long processus va s'engager. Dans quinze ou vingt ans, il aboutira au référendum par lequel les habitants de la Nouvelle-Calédonie opteront ou non pour l'indépendance. En attendant, les compétences de l'Etat seront transférées progressivement aux collectivités locales. La Nouvelle-Calédonie sera une entité politique unique et la France, démocratiquement et efficacement, contribuera à la décolonisation du territoire.

L'inauguration du centre culturel Jean-Marie Tjibaou a eu une grande portée symbolique. Cette cérémonie, à laquelle assistèrent les plus hautes autorités de l'Etat, dont M. le Premier ministre, marque la volonté de réussir la décolonisation, après l'assaut meurtrier de la grotte d'Ouvéa.

Les DOM et les TOM ont chacun leur identité propre. Cependant, dans plusieurs d'entre eux, une véritable explosion sociale couve. Comme me le rappelait Paul Vergès, sénateur de la Réunion, les parlementaires et autres élus d'outre-mer ont signalé depuis des années ces difficultés.

Le Congrès de Versailles doit nous permettre d'entendre ceux qui sont en contact avec la réalité, parfois si dure, des départements et territoires d'outre mer.

Les sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen voteront ce projet. Ils veilleront au respect des "orientations des accords de Nouméa" -pour reprendre la formule retenue par le Gouvernement- dans les lois organiques à venir.

La confiance doit être de mise pour garantir le développement et la paix en Nouvelle-Calédonie. Cette confiance, nous l'avons, et nous savons que chaque partie souhaite la réussite des accords de Nouméa. Les uns et les autres peuvent être assurés de notre entier soutien à la construction d'une Nouvelle-Calédonie, juste, tolérante et démocratique. (Applaudissements)

Mme Catherine Tasca (groupe socialiste de l'Assemblée nationale) - Deux mois après la signature de l'accord de Nouméa, nous voici donc réunis en Congrès à Versailles. Pour une fois, nul ne regrettera la rapidité de la procédure.

Si nous sommes parvenus à ce résultat, c'est parce que chacun a mesuré l'importance de l'enjeu et accepté de participer à un processus qui devait être relayé avec diligence en métropole. Les acteurs locaux n'auraient pas compris qu'il en soit autrement.

Ce projet -et c'est ce qui fait tout son prix à mes yeux- fait l'objet d'un consensus. C'est une situation trop exceptionnelle pour qu'il n'y ait pas lieu de s'en réjouir ! Et cette quasi-unanimité ne repose pas sur un malentendu.

Le Président de la République et le Gouvernement, tout comme les députés et les sénateurs, quelle que soit leur appartenance politique, peuvent suivre une même voie lorsque l'enjeu est essentiel. Tel est bien le cas pour la Nouvelle-Calédonie. Nous ne pouvons pas oublier que de 1984 à 1988, le territoire a été très près de basculer dans la guerre civile. La violence, culminant avec la prise d'otages d'Ouvéa et son issue tragique, semblait devoir l'emporter, lorsque les accords de Matignon sont venus ouvrir une perspective de paix.

Ce qui nous est proposé aujourd'hui, c'est de garantir le maintien de la paix dans ce territoire qui, pour être lointain, nous est cependant proche par tous les liens que l'histoire a tissés. Ce qui nous est demandé, c'est d'accepter une démarche profondément originale, c'est de rendre possible un processus de décolonisation dans la paix. Après tant de demi-succès ou d'échecs avérés, il est heureux qu'en cette fin du XXème siècle nous parvenions, à l'initiative des populations concernées, dans un climat serein, à porter remède aux séquelles de la colonisation pour lui substituer un vrai projet d'avenir.

L'accord de Nouméa comporte, dans son préambule, une reconnaissance du fait colonial. Certains en ont été heurtés. Cependant ce préambule ne se résume pas à la reconnaissance des torts qu'incontestablement la colonisation a porté au peuple kanak, il mentionne également les apports indéniables des autres communautés au développement de la Nouvelle-Calédonie. C'est l'honneur de la France et le mérite de deux Premiers ministres socialistes, Michel Rocard et Lionel Jospin, d'avoir su regarder notre passé avec lucidité et honnêteté.

Mais s'il nous faut faire mémoire, c'est surtout pour construire l'avenir. Tel est bien l'objet de l'accord de Nouméa, dont nous devons autoriser la mise en oeuvre par le vote de la révision constitutionnelle. Comme le disait Roch Wamytan pour le FLNKS lors de la signature de l'accord : "Ce pacte fondateur permet à l'ensemble des Calédoniens d'envisager une façon renouvelée d'un vouloir vivre en commun". Et nos collègues Jacques Lafleur et Pierre Frogier, pour le RPCR, parlaient d'un "contrat d'amitié" et de "l'expression d'un très fort désir de vivre et de construire ensemble un avenir commun".

Je voudrais dire à quel point il m'a semblé symbolique que la signature de l'accord de Nouméa coïncide avec l'inauguration du centre culturel Tjibaou. Ainsi, Jean-Marie Tjibaou et ses compagnons disparus seront durablement les témoins de cette évolution qu'ils ont tant voulue.

S'il est aujourd'hui nécessaire de réviser notre Constitution, c'est pour permettre l'émergence de l'identité calédonienne, dans le respect de toutes les spécificités de la Nouvelle-Calédonie. Situé à 18 000 km de la métropole au milieu de l'océan Pacifique, au coeur d'une région qui compte 25 millions d'Anglo-Saxons et proche du continent asiatique, ce territoire de 200 000 habitants ne pourra survivre qu'en affirmant son identité propre. Pour cela, il a besoin que lui soit reconnue une citoyenneté originale, ce qui passe par la définition d'un corps électoral particulier. Que ceux qui ont accepté, une première fois en 1988 et encore aujourd'hui, de faire les efforts et les compromis nécessaires soient également ceux qui pourront participer aux prochaines consultations ne me choque pas, au contraire. C'est le meilleur moyen de les rappeler à leur engagement de vivre ensemble.

En outre, le territoire pourra définir des règles propres pour l'accès à l'emploi. Cela est nécessaire, parce que la Nouvelle-Calédonie est un territoire trop isolé pour pouvoir s'ouvrir à tous les vents. Mais les mesures qui seront prises auront aussi pour objet d'aider le peuple kanak à compenser le retard considérable dont il souffre en matière de formation. Ce n'est qu'en 1962 qu'un kanak a obtenu le baccalauréat et il n'y a aujourd'hui qu'un magistrat et deux médecins d'origine mélanésienne. Cela justifie des mesures spécifiques et c'est sans états d'âme que nous en acceptons le principe.

Il faut enfin donner à la Nouvelle-Calédonie des compétences élargies. Si nous admettons que la décentralisation est une nécessité en métropole, n'est-il pas évident que les Calédoniens doivent disposer d'une très large autonomie ? La Nouvelle-Calédonie ne peut vivre au rythme de la métropole. Les décisions qui la concernent ne peuvent être prises seulement à Paris.

C'est pourquoi, en révisant notre Constitution, nous n'acceptons pas seulement d'importants transferts de compétences : nous décidons, en outre, que ces transferts seront irréversibles. Il y a eu, dans le passé, trop d'allers et retours statutaires, qui ont suscité rancoeur et méfiance. Aujourd'hui, il nous faut consentir à donner sans garder la possibilité de reprendre. Nous reconnaissons ainsi que la Nouvelle-Calédonie doit prendre elle-même une responsabilité croissante dans la définition de son avenir et nous nous interdisons de la remettre sous tutelle.

Il lui appartiendra, au terme de la période transitoire de quinze à vingt ans qui va s'ouvrir, de déterminer si elle souhaite demeurer au sein de la République ou, au contraire, si elle entend accéder à l'indépendance. Ce qui compte, c'est de lui donner les moyens de faire, le moment venu, ce choix dans de bonnes conditions.

Bien sûr, notre tâche ne sera pas achevée avec le vote de la loi constitutionnelle. Il restera à examiner le projet de loi organique qui en précisera les dispositions et à veiller à ce qu'il soit fidèle aux orientations définies par l'accord de Nouméa. Il faudra également, comme nous l'avons fait depuis dix ans, continuer à aider la Nouvelle-Calédonie à se développer en rééquilibrant les différentes provinces.

Nous allons franchir aujourd'hui une première étape : la révision de notre Constitution, au sein de laquelle il y aura désormais un titre spécial consacré à la Nouvelle-Calédonie.

Certains, peu nombreux, se sont émus que nous puissions modifier ainsi notre loi fondamentale, invoquant les grands principes de la République. Mais la règle de droit n'est pas une abstraction figée. La Constitution est un pacte social qui, pour rester légitime, doit évoluer avec la société elle-même. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons connu onze constitutions successives depuis 1789. Dans le Contrat social, Rousseau écrivait : "La loi d'aujourd'hui ne doit pas être un acte de la volonté générale d'hier mais de celle d'aujourd'hui et nous nous sommes engagés à faire, non pas ce que tous ont voulu, mais ce que tous veulent." Il me semble donc légitime que nous adaptions notre Constitution à l'évolution, il n'y a pas si longtemps inespérée, de la Nouvelle-Calédonie.

Le groupe socialiste votera cette révision de notre Constitution avec fierté. Fierté qu'en Nouvelle-Calédonie des hommes comme Jean-Marie Tjibaou et ceux qui lui ont succédé, Jacques Lafleur et ceux qui l'entourent, aient su passer outre les traumatismes du passé et surmonter les passions pour s'engager sur le chemin de la paix et de la modernité. Fierté aussi que des hommes issus de nos rangs, comme Michel Rocard et Louis Le Pensec hier, Lionel Jospin et Jean-Jack Queyranne aujourd'hui, aient su mettre leur convictions et leur talent au service de cette cause. Notre vote sera le témoignage de notre soutien à la politique engagée et, surtout, de notre confiance dans l'avenir démocratique de la Nouvelle-Calédonie. Tous ceux qui naissent aujourd'hui là-bas sont les citoyens de l'espoir. (Applaudissements)

M. Henry Jean-Baptiste (groupe de l'Union pour la Démocratie Française-Alliance à l'Assemblée nationale) - Le texte soumis au vote du Parlement vise à engager l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie vers un système original de large autodétermination que d'éminents juristes qualifient déjà de "souveraineté partagée" : l'expression peut surprendre, elle est pourtant conforme à la lettre comme à l'esprit des dispositions nouvelles.

Mais la présente révision de la Constitution tend aussi à conduire ce territoire d'outre-mer de la République à la pleine souveraineté, si tel est le choix -le moment venu- des populations intéressées. Rarement un texte important aura ainsi obtenu les suffrages quasi unanimes de nos deux assemblées.

Il est vrai que cette loi constitutionnelle s'inscrit dans la logique de l'accord de Nouméa, directement issu du patient travail de rapprochement des adversaires d'hier.

En renouant le dialogue entre eux et en le poursuivant avec le Gouvernement, ces responsables politiques de l'outre-mer ont fait preuve de lucidité, de maturité, de courage aussi.

Je souhaite qu'un tel état d'esprit continue de présider aux réformes institutionnelles futures, car le véritable enjeu pour la Nouvelle-Calédonie est ailleurs. Il est dans la réalisation des transformations économiques, sociales et culturelles qui favoriseront l'entrée de la Nouvelle-Calédonie et de tous ses enfants dans la modernité du troisième millénaire.

Dans ce monde difficile et volontiers dominateur, où la notion même d'indépendance est devenue si relative, la question déterminante pour la Nouvelle-Calédonie sera d'établir le type de relations avec la France et, par conséquent, avec l'Europe communautaire qui facilitera au mieux les indispensables mutations.

Quoi qu'il en soit, le premier mérite de l'accord de Nouméa est de consolider les progrès enregistrés au cours des dix dernières années dans la pacification des relations entre les communautés néo-calédoniennes, qui voient s'ouvrir devant elles quinze ou vingt ans de stabilité politique.

Telle est pour l'UDF, la considération majeure qui a prévalu sur toutes les autres, notamment celles concernant le dispositif juridique retenu qui a suscité, il faut bien le dire, de sérieuses réserves dans nos rangs.

Le principe même de cette révision constitutionnelle a été prévu par l'accord de Nouméa : c'est dire que l'exigence politique l'a constamment emporté sur la norme juridique.

De là, les multiples "innovations" de l'accord, qui sont autant de dérogations à plusieurs principes fondamentaux de notre droit public. Je pense à la reconnaissance d'une nationalité néo-calédonienne, aux transferts, réputés irréversibles, de compétences à l'assemblée locale, laquelle sera dotée de pouvoirs législatifs autonomes ou encore, aux limitations apportées à la composition du corps électoral ; à chaque fois, ce sont des principes traditionnels protecteurs du citoyen, ceux de l'indivisibilité et de la supériorité de la loi dans l'ensemble du territoire ou encore de l'égalité des citoyens devant la loi pour l'exercice du droit de vote ou pour l'accès à l'emploi, qui se trouvent ainsi écartés.

Je pense, également, à certaines décisions du Conseil constitutionnel concernant l'unité et l'indivisibilité du "peuple français".

Mais en dépit de nos réserves et afin d'assurer la sauvegarde de l'esprit de concorde et d'apaisement en Nouvelle-Calédonie, nous avons voulu voir dans ces dérogations au droit commun des éléments d'une négociation d'ensemble qu'il serait vain, par conséquent, de dissocier du reste de l'accord.

Il est évident qu'une telle révision ne restera pas sans écho dans l'ensemble de l'outre-mer. Aussi, plutôt que des actions lancées au coup par coup ou au gré des influences, il nous paraît souhaitable que soit conduite une réflexion d'ensemble sur les problèmes statutaires et institutionnels dans l'outre-mer français. Dans plusieurs départements d'outre-mer, la question de l'assemblée unique agite désormais les esprits. Quant à Mayotte, elle attend du Gouvernement l'organisation, dans les meilleurs délais, de la consultation prévue par la loi sur le choix de son statut définitif dans la République.

Je suis depuis longtemps convaincu qu'au-delà des dispositifs juridiques, le véritable et le plus sûr fondement de l'outre-mer français réside dans l'adhésion des populations à la République. Et, c'est à juste titre qu'il est prévu plusieurs consultations populaires au cours de l'évolution future de la Nouvelle-Calédonie : une dès la fin de l'année, pour conférer à l'accord de Nouméa une véritable légitimité démocratique, mais surtout, au terme de la période transitoire de quinze ou vingt ans un véritable "référendum d'autodétermination", qui décidera de l'accession ou non de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté.

Encore faut-il, pour la bonne règle démocratique, que ce choix soit entièrement ouvert et qu'aucune option ne soit privilégiée par rapport à l'autre.

Or je crains, Monsieur le Premier ministre, que le dispositif retenu par le point 5 du "document d'orientation" de l'accord de Nouméa ne soit interprété comme une préférence accordée à l'option indépendantiste. En effet, la Nouvelle-Calédonie accèdera immédiatement à l'indépendance si tel est le choix du corps électoral. Si, par contre, les Calédoniens marquent leur volonté de demeurer dans la République, ils devront réaffirmer cette volonté par plusieurs consultations successives. Et si la réponse est encore un "non" à l'indépendance, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée", dit le texte Je vois bien le "gage de bonne volonté" donné aux partisans de l'indépendance, assurés de multiplier ainsi les chances de succès de leurs thèses.

Mais aux autres, qui croient en la France et qui sont la majorité, quelles perspectives offre-t-on ? Dans un domaine où les symboles comptent, ce dispositif sera sans doute interprété comme une préférence ouvertement exprimée en faveur de l'indépendance, que certains propos ou commentaires présentent d'ailleurs comme inéluctable.

Je pense donc qu'il serait judicieux que le Gouvernement indique bien qu'un véritable choix, non orienté, ni prédéterminé, sera ouvert à la Nouvelle-Calédonie et que les engagements pris, en particulier dans les domaines de l'aménagement du territoire et surtout de la formation et de la promotion des hommes, seront respectés. Et l'on verra alors que la question de l'indépendance se posera en des termes très différents. Le principal mérite, à nos yeux, de cette réforme est de s'inscrire dans la durée. Aux habitants de la Nouvelle-Calédonie, y compris aux jeunes générations, il est offert un long délai de réflexion qui portera, sans nul doute, sur les notions d'indépendance et d'interdépendance, sur la reconnaissance de l'identité culturelle, que notre République devrait de mieux en mieux prendre en compte, et sur les voies et les moyens d'un développement économique mieux équilibré.

Sera également mise à profit l'expérience tirée de cette organisation politique et juridique très spécifique de "souveraineté partagée" mais évolutive, avec des transferts de plus en plus larges de compétences. Chacun y puisera des enseignements, même en France métropolitaine, où une véritable décentralisation reste encore à faire. (Quelques applaudissements)

A nos compatriotes de Nouvelle-Calédonie dont je connais le sentiment profond, je voudrais de nouveau citer Bernanos : "On ne subit pas l'avenir, on le fait".

Il faut en effet toujours faire confiance à la sagesse des hommes et aux valeurs de la République. (Applaudissements)

M. Jean-Louis Debré (groupe du Rassemblement pour la République de l'Assemblée Nationale) - Les députés RPR de l'Assemblée nationale confirmeront dans quelques instants leur vote en faveur de cette révision de notre Constitution.

Après un cheminement difficile, l'accord de Nouméa a été accueilli avec soulagement et espoir par tous ceux et toutes celles pour qui l'avenir de la Nouvelle-Calédonie et ses rapports avec la France ne pouvaient passer que par la réconciliation. Mais le combat n'était pas gagné d'avance.

Finalement l'intelligence et la raison l'ont emporté. Cet accord de Nouméa scelle un ordre juridique nouveau, fondé sur la fraternité et la modernité. Il est aussi l'expression d'une volonté de construire l'avenir de la Nouvelle-Calédonie sur la base du respect mutuel et dans l'entente. Il renouvelle enfin les liens de la Nouvelle-Calédonie avec la France.

L'organisation politique originale que nous aménageons aujourd'hui couronne une démarche audacieuse, inspirée par la recherche d'un consensus et propre à redonner à chacun espoir dans l'avenir.

Mais rien n'aurait été possible sans la volonté, le courage et la lucidité de notre ami Jacques Lafleur, sans sa détermination inébranlable à construire une paix durable.

Au nom du groupe RPR de l'Assemblée nationale, je rends ici un hommage solennel, admiratif, affectueux à celui dont l'action aura contribué à préserver le prestige de la France dans le Pacifique. Je salue aussi la persévérance inlassable de nos amis Pierre Frogier et Simon Loueckhote. Ils ont pris aussi une part importante à la préparation d'un avenir de paix et de progrès pour la Nouvelle-Calédonie.

Mon hommage s'adresse aussi à l'esprit de dialogue et de responsabilité du président du FLNKS ainsi que de ses amis soucieux de surmonter les divergences. Ils ont su faire prévaloir la raison sur la passion.

L'enjeu est capital : l'accord de Nouméa offre à la Nouvelle-Calédonie vingt années de paix et de stabilité.

Il donne à nos compatriotes de cette terre française du Pacifique située aux antipodes de la métropole une nouvelle chance de construire une société solidaire, sans renier un passé parfois douloureux, ni figer l'issue d'un processus, sans compromettre les perspectives de développement, et cela dans le respect de l'identité propre de chacune des composantes de la société calédonienne.

Notre vote d'aujourd'hui marquera une étape décisive.

Il s'inscrit dans le droit fil du discours de Brazzaville, dans lequel le général de Gaulle, le 30 janvier 1944, faisait l'éloge de la mission civilisatrice de la France. Il s'agissait alors d'aider les peuples à participer à la gestion de leurs propres affaires.

Ne nous trompons pas de combat ni d'époque ! A ceux qui doutent encore du bien-fondé de notre démarche, je réponds qu'elle traduit fidèlement les valeurs de liberté, de dignité et de promotion sociale incarnées par la République.

Là est la véritable mission de la France. Il y va du rayonnement de sa culture, de sa grandeur et de sa pérennité.

Quel intérêt aurions-nous à compromettre, à moyen terme, notre propre présence dans cette partie du monde en refusant de voir la réalité en face ? Ou, dans la pire des hypothèses, en laissant l'image internationale de la France se ternir et son autorité se dégrader ? La présence de la France serait, tôt ou tard, définitivement balayée par le vent de l'histoire. Est-ce là notre but ?

Quelles seraient les chances d'une francophonie agissante dans cette région du monde, peuplée de 25 millions d'Anglo-Saxons, si la rigidité de notre appréciation l'emportait sur le pragmatisme, qui doit être la règle lorsque l'histoire est en marche, soutenue par la force des peuples ? Qui ne voit là un des piliers de la pensée gaulliste ?

C'est servir la France que de permettre aux Calédoniens de parcourir ensemble, pacifiquement, cette nouvelle étape puis de choisir eux-mêmes sereinement leur avenir dans vingt ans.

N'oublions jamais que les Calédoniens ont manifesté à maintes reprises leur attachement à la France. Ils ont aussi exprimé le souhait que soient reconnues la personnalité et l'identité de leur pays. La République se doit de trouver une solution originale pour satisfaire ces deux exigences.

L'avenir de la Nouvelle-Calédonie ne se construira pas contre la volonté de ses habitants. Dans quelques instants, son évolution sera inscrite dans notre loi fondamentale. Nous conforterons ainsi la paix tout en préservant les atouts de la France dans le Pacifique.

Enfin, la France n'a pas à rougir de l'oeuvre d'émancipation, de développement et de modernisation qu'elle a accomplie en Nouvelle-Calédonie. Oeuvre à laquelle toutes les composantes de la société calédonienne ont successivement contribué, chacune pour sa part.

Reconnaître cette évidence historique garantit, à nos yeux, la paix sociale et la prospérité et nous permet d'assumer aujourd'hui, en toute connaissance de cause, notre responsabilité à l'égard de la Nouvelle-Calédonie, mais aussi et surtout à l'égard de la France. (Applaudissements)

M. Simon Loueckhote (groupe du Rassemblement pour la République du Sénat) - Décembre 1984, Edgard Pisani, nouveau délégué du Gouvernement que vous veniez de nommer, Monsieur le Président, en votre qualité de Premier ministre, arrive à Ouvéa. Emporté par son enthousiasme, il dit au premier adjoint au maire d'Ouvéa : "Vous verrez, nous avancerons très vite, mais à petits pas". "Mais dans quel sens, Monsieur le délégué, celui de la majorité ou celui de la minorité ?" Edgard Pisani répond : "Mais dans le sens de la minorité, bien sûr", ajoutant : "Vis-à-vis de la loi, la majorité a raison, mais vis-à-vis de l'histoire, la minorité a raison, elle aussi." J'étais ce premier adjoint au maire, à qui il venait de se confier, et je militais déjà contre l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie.

Voilà qui résume bien toute l'ambiguïté de l'histoire institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, toute cette confusion semée au nom d'un déterminisme historique reposant sur la croyance que l'on peut décider, à la place des autres, de ce qui est bon pour eux.

Ainsi les Calédoniens se sont longtemps vu imposer des schémas d'organisation institutionnelle éloignés de leurs aspirations profondes et de la réalité complexe de leur société en pleine mutation.

Ce fut le temps de l'incertitude, de la violence et du déchirement.

L'apaisement apporté par les accords de Matignon a fait naître dans la conscience collective des Calédoniens le souhait de tourner définitivement le dos à cette période d'affrontement, le refus du rapport de forces et l'engagement ferme pour la paix.

De cette volonté de dialogue est né l'accord de Nouméa. Il définit une solution politique adaptée aux exigences des uns et des autres, un cadre institutionnel équilibré et fait des adversaires d'hier des partenaires, des alliés, qui affirment, pour la première fois, leur communauté de destin.

Ainsi, après le temps de l'incompréhension et de l'intolérance, voici enfin venu celui de l'espérance.

Tel est le contexte dans lequel nous sommes amenés à traduire l'accord de Nouméa dans notre droit. La représentation nationale est ainsi appelée -fait exceptionnel- à modifier la Constitution de la France. La portée de l'accord de Nouméa, le sort de tous nos compatriotes calédoniens ne sont-ils pas à la hauteur de cet événement ?

Cet engagement politique, qui concilie l'avis de la majorité en faveur de la France et la revendication de la minorité indépendantiste, est une prouesse : c'est une leçon de démocratie que la Nouvelle-Calédonie et la France donnent au monde.

C'est aussi une leçon d'humanisme : l'accord de Nouméa reconnaît l'identité mélanésienne, au sein de la société calédonienne, tout en affirmant la légitimité de la présence de toutes les communautés qui la composent.

Mieux prendre en considération l'identité des Mélanésiens, dont l'installation sur le territoire est plus ancienne, ne signifie en aucun cas leur reconnaître une prééminence sur les Européens, sur les Polynésiens, sur les Wallisiens, sur les Indonésiens, sur les Vietnamiens, non plus que sur toutes les autres ethnies vivant en Nouvelle-Calédonie. Il n'est nullement question de bâtir une société inégalitaire, d'introduire la ségrégation dans la France des droits de l'homme.

La diversité culturelle de la société calédonienne est une authentique richesse. L'accord de Nouméa donne à cette société, grâce au concept nouveau de citoyenneté calédonienne, le fondement de sa construction, l'argument de sa cohésion.

En outre, si les Calédoniens expriment, à travers cet engagement, leur volonté d'un destin commun, ils affirment aussi leur choix d'un destin partagé avec la France.

Je vis personnellement sans complexe, et avec beaucoup de bonheur, mon identité mélanésienne et ma culture française.

Tous ceux d'entre vous, qui ont eu l'occasion de se rendre en Nouvelle-Calédonie, auront constaté que la culture française n'a jamais été imposée sur le territoire.

Nous-mêmes, Mélanésiens, en raison de la diversité de nos dialectes, avons besoin de la langue française pour communiquer et aucun de nous n'accepterait pour ses propres enfants un système éducatif ignorant cette réalité.

J'invite tous ceux qui, en lisant l'accord de Nouméa, spéculent sur ce qui va se passer dans vingt ans, à considérer plutôt sa signification profonde, qui est le témoignage de fidélité de la population calédonienne à la France : il s'agit bien, pour les Calédoniens, de réaffirmer leur attachement à la nation française et leurs liens avec la République. La représentation nationale ne saurait être insensible à ce message.

Ainsi, l'enjeu du vote d'aujourd'hui n'est pas seulement une révision constitutionnelle. Par l'approbation de cet accord, la République française, une et indivisible, montre toute l'attention qu'elle porte à ses populations d'outre-mer, dont elle accepte de reconnaître la spécificité, au coeur même de sa Constitution. La France prouve, une fois de plus, qu'elle assume pleinement sa responsabilité, au regard de l'histoire.

Jacques Chirac, Président de la République, ne l'a-t-il pas réaffirmé, en déclarant : "La France qui assume son passé s'impose un devoir de mémoire". La référence à la période coloniale ne doit donc nullement être assimilée à un acte de contrition. L'histoire de France est enseignée à nos enfants, dans le sens du souvenir, non du repentir. (Applaudissements)

Aucun d'entre eux ne ressentirait une quelconque culpabilité à l'évocation du sang versé pendant les guerres ou lors de la Révolution française. Dès lors, pourquoi charger d'une telle émotion la reconnaissance du fait colonial ?

Comment pourrait-on mettre la France au banc des accusés, quand on observe la formidable évolution que notre société a connue en à peine un siècle et demi ?

Ne nous trompons pas de débat : le rayonnement de notre nation n'est certainement pas entaché par la référence à l'histoire de l'outre-mer français, d'autant que cette histoire est aussi celle de la sollicitude dont la France a continuellement fait preuve à l'égard de ces populations. (Applaudissements)

L'approbation de l'accord de Nouméa renforcera le prestige de la France dans cette région du monde où l'on salue sa capacité à innover. Et nul ne pourra désormais y contester l'attachement de la population calédonienne à notre grande nation.

Les Calédoniens ont le sens de l'essentiel : ils veulent le maintien de la paix et la stabilité institutionnelle. Ils veulent être administrés dans la proximité et apporter leur pierre à la construction de la société de demain. Ils ont la conviction que l'engagement politique qui vient d'être conclu ouvre la voie à vingt ans de sérénité, de fraternité et de prospérité. Il leur appartient, comme à nous tous, de ne pas rater ce rendez-vous fixé par l'histoire et de donner aux générations futures davantage de raisons d'aimer la France.

Voter en faveur de l'accord de Nouméa, c'est faire, pour la Nouvelle-Calédonie le choix de l'espoir.

Je vous suis particulièrement reconnaissant d'avoir permis au Mélanésien, au Calédonien et au Français que je suis de dire sa confiance et d'avoir écouté son coeur pour exprimer la foi de toute une population en son avenir. (Applaudissements vifs et prolongés)

M. Jacques Brunhes (groupe communiste de l'Assemblée Nationale) - Ce Congrès revêt une importance particulière pour l'histoire de notre pays. Il s'agit en effet de transcrire juridiquement un accord politique, signé à Nouméa le 5 mai dernier entre le RPCR et le FLNKS, les deux forces politiques les plus significatives de la Nouvelle-Calédonie, et l'Etat français. Cet accord prolonge ceux de Matignon paraphés il y a dix ans entre les mêmes protagonistes, qui mettaient fin à la "situation voisine de la guerre civile" qui a prévalu dans ce territoire d'outre-mer de 1984 à 1988. Il atteste que l'esprit de dialogue et le partenariat n'ont pas cédé sous les divergences d'optique et les difficultés de la mise en oeuvre des réformes prévues par les accords de Matignon. De même, n'a pas été entaché le souhait qu'exprimait, en 1988, Jean-Marie Tjibaou que "pour une fois, la France accompagne un petit pays à son émancipation et à son indépendance".

L'accord de Nouméa a pour finalité de permettre aux peuples calédoniens de maîtriser leur destin, au terme d'une période transitoire de quinze ans au moins et de vingt ans au plus, pendant laquelle les compétences des assemblées et de l'exécutif de la Nouvelle-Calédonie seront progressivement accrues, l'Etat français ne conservant plus à la fin que les pouvoirs régaliens. Ce transfert sera, de surcroît, irréversible.

Ce statut transitoire accordé à la Nouvelle-Calédonie n'est pas reconnu par notre Constitution. Il ne s'agit ni d'un territoire d'outre-mer, ni d'un Etat à part entière, mais plutôt d'un statut sur mesure, qui donnera naissance à une entité que l'on appelle tout simplement la Nouvelle-Calédonie. Telle est la raison essentielle pour laquelle l'accord de Nouméa impose une révision constitutionnelle. Mais elle n'est pas la seule.

De fait, cet accord résulte d'un fin dosage de concessions et de compromis sur des sujets parfois très sensibles, qui façonne son équilibre plutôt fragile. Ainsi, le document d'orientation des accords contient un certain nombre de grands principes qui devront figurer dans le projet de loi organique qui sera soumis au Parlement l'an prochain. Ces principes ne sauront souffrir la moindre entorse sous peine de détruire l'équilibre des accords, donc leur légitimité. Or un certain nombre de dispositions qui en découlent, liées aux spécificités de la situation démographique, socio-politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, dérogent au droit français, telles la définition restrictive du corps électoral pour les consultations à venir, les règles protectionnistes dans le domaine de l'emploi, la reconnaissance du droit coutumier kanak. Mais si nous voulons que soit appliqué l'accord de Nouméa -soutenu par toutes les forces politiques significatives-, il nous faut obligatoirement le mettre à l'abri de toute contestation fondés sur notre loi fondamentale. C'est pourquoi le Parlement a choisi d'incorporer, à titre transitoire, les trois articles de la loi constitutionnelle dans le titre XIII de la Constitution. Ce choix est d'autant plus judicieux que l'entente sur le terrain des deux principales communautés calédoniennes est d'abord et surtout politique, et qu'un processus pacifique de décolonisation vaut bien une dispense des arguties juridiques.

L'accord de Nouméa est unique car il permet de fonder un destin partagé par toutes les communautés calédoniennes, que l'histoire coloniale avec ses blessures, ses traumatismes, ses mutilations avait séparées pendant près d'un siècle et demi. En cela, il est le témoin de l'intelligence et de la générosité des dirigeants et du peuple kanaks qui se sont engagés résolument sur la voie de la réconciliation. Je salue ici la mémoire de tous ceux qui, comme Pierre Declercq, Eloi Machoro, Yeiwéné Yeiwéné, Jean-Marie Tjibaou, ceux de Hienghène ou d'Ouvéa, ayant payé de leur vie leur participation au combat libérateur, ne sont malheureusement plus là pour vivre avec leur peuple l'ultime étape de son émancipation.

Il est le témoin aussi de la clairvoyance des autres interlocuteurs qui reconnaissent la nécessité de prendre en compte les revendications kanakes pour parvenir à une solution politique en Nouvelle-Calédonie. Il est enfin le témoin du sens de l'Etat du gouvernement français qui a favorisé le dialogue entre les communautés et pris des engagements en faveur des réformes nécessaires au processus émancipateur. Beaucoup reste néanmoins encore à faire pour atteindre l'objectif fixé voici dix ans à Matignon du rééquilibrage entre les communautés et entre les régions du territoire. Si des progrès sont indéniables, l'Etat n'a pas toujours fait ce qu'il fallait pour surmonter les résistances locales. Au cours de l'étape nouvelle qui s'ouvre devant nous, il faudra combler ce retard, notamment dans les domaines de la formation du peuple kanak, de la réforme foncière, du rééquilibrage économique entre le grand Nouméa et le reste du territoire.

Le groupe communiste de l'Assemblée nationale est évidemment favorable à cette révision constitutionnelle, qui permettra à notre pays d'accompagner, pour la première fois, un territoire national et ses habitants sur le chemin de la décolonisation pacifique. C'est tout à son honneur, comme d'avoir reconnu l'identité kanake fondée sur une civilisation millénaire avec ses traditions, ses langues, sa coutume et son lien particulier avec la terre. Et comme d'avoir reconnu les "ombres de la période coloniale" que constituent la spoliation d'un peuple, la déstructuration de son organisation sociale, la négation de ses autorités légitimes, les atteintes à ses droits politiques et ses libertés publiques. Enfin d'avoir reconnu l'apport des hommes et des femmes venus plus tard qui ont fait souche et qui ont oeuvré pour le développement du territoire.

Les communistes français sont d'autant plus sensibles à ce texte et à son préambule hautement symbolique qu'ils ont fait de l'anticolonialisme et de la lutte pour la décolonisation une de leurs raisons d'être.

En votant cette révision constitutionnelle, notre groupe a le sentiment de participer à un moment important de notre histoire, qui peut avoir des conséquences heureuses pour l'outre-mer tout entier. Les députés communistes seront vigilants quant au respect scrupuleux de l'accord signé le 5 mai à Nouméa. (Applaudissements)

M. le Président - Nous en avons terminé avec les explications de vote.

Je vais mettre aux voix le projet de loi constitutionnelle.

Je rappelle qu'en application du troisième alinéa de l'article 89 de la Constitution "le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés."

En application de l'article 16 du Règlement, il doit être procédé au vote par scrutin public à la tribune.

Le vote aura lieu au moyen de l'urne électronique placée à la tribune.

Le scrutin est ouvert à 16 heures 15.

Il est clos à 17 heures 40.

M. le Président - Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants : 885

Suffrages exprimés : 858

Majorité requise pour l'adoption du projet de révision
(trois cinquièmes des suffrages exprimés) : 515

Pour l'adoption : 827

Contre : 31

Le Congrès a adopté le projet de révision constitutionnelle. (Applaudissements prolongés) Le projet de loi constitutionnelle, approuvé à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés, sera transmis à M. le Président de la République.


 

CLÔTURE DE LA SESSION

M. le Président - Je déclare close la session du Congrès du Parlement.

La séance est levée à 17 heures 45.

          Le Directeur du service
          des comptes rendus analytiques
          de l'Assemblée nationale,

          Jacques BOUFFIER



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