Abolition de la peine de mort

Le débat de 1908 à la Chambre des députés

Séance du 18 novembre 1908

M. Jaurès. Messieurs, j'examinerai tout à l'heure à mon tour les sta­tistiques qui viennent de faire l'objet d'une nouvelle controverse entre M. le garde des sceaux et M. le président de la commission. Je veux seulement dire tout de suite à l'honorable M. Puech qu'il me semble qu'il y a une disproportion énorme entre les conclusions incertaines, accidentelles qu'il retire lui-même des statistiques et la gravité de l'abandon qu'il demande au parti républicain tout entier de consentir sur un point essentiel de sa doctrine. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Gauthier

M. Jaurès. Mais, messieurs, quel que puisse être l'intérêt, quelle que puisse être la valeur de ces statistiques, elles ne sont qu'un élément de réalité sociale que nous devons interpréter, pour résoudre le grand problème posé devant nous, et c'est dans les termes généraux où il m'apparaît que je voudrais tout d'abord poser le problème.

Ce qui m'apparaît surtout, c'est que les partisans de la peine de mort veulent faire peser sur nous, sur notre esprit sur le mouvement même de société humaine, un dogme de fatalité. Il y a des individus nous dit-on qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de relèvement moral, qu'il n'y a plus qu'à les retrancher brutalement de la société des vivants, et il y a au fond des sociétés humaines, quoiqu'on fasse, un tel vice irréductible de barbarie, de passions si perverses, si brutales, si réfractaires à tout essai de médication sociale, à toute institution préventive, à toute répression vigoureuse mais humaine, qu'il n'y a plus d'autre ressource, qu'il n'y a plus d'autre espoir d'en empêcher l'explosion, que de créer en permanence l'épouvante de la mort et de maintenir la guillotine.

Voilà ce que j'appelle la doctrine de fatalité qu'on nous oppose. Je crois pouvoir dire qu'elle est contraire à ce que l'humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et a rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l'esprit du christianisme et à l'esprit de la Révolution. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Le christianisme a été, pour les hommes, tout ensemble une grande prédication d'humilité et de confiance. Il a proclamé avec l'universelle chute l'universelle possibilité du relèvement. Il a dit à tous les hommes qu'aucun ne pouvait s'assurer en sa vertu propre ; qu'au fond des coeurs les plus purs et des âmes les plus innocentes il y avait des germes empoisonnés, résidus de la grande faute originelle, et qui pouvait toujours infecter de leur venin les âmes les plus orgueilleuses et les plus assurées d'elles-mêmes. Et en même temps il a dit qu'il n'y avait pas un seul individu humain, tant qu'il gardait un souffle, si déchu soit-il, si flétri soit-il, qui n'eût été virtuellement compris dans l'oeuvre du rachat divin et qui ne fût susceptible de réparation el de relèvement. Et lorsque je constate cette doctrine du christianisme, lorsque j'essaie d'en résumer ainsi l'essence et la substance, j'ai le droit de me demander comment des chrétiens, comment des hommes de cette humanité misérable et divine... (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Lemire. Vous connaissez nos sentiments. Je proteste absolument.

M. Jaurès. M. Lemire, permettez-moi de constater que par votre isolement même vous soulignez la gravité du procès que je dresse. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Permettez-moi de demander à ces hommes comment, exposés aux mêmes chutes et capables des mêmes relèvements, ils s'arrogent le droit de dire à d'autres hommes, pétris de la même fange et visités du même rayon, qu'ils ne sont qu'une pourriture et qu'il n'y a plus qu'à les retrancher de la vie. (Nouveaux applaudissements.)

M. Georges Berry. Vous savez bien que c'est l'exemplarité que nous voulons.

M, Jaurès. Lorsque, il y a quelques mois, dans les premiers jours de ce débat, je disais cela par interruption à M. Barrès, applaudi par nos collègues de la droite, il m'a répondu qu'il y avait, en quelque sorte, deux ordres, deux plans différents d'existence : un ordre, un plan surnaturel, pour lequel valait sans doute cette doctrine de pardon et de relèvement, et un ordre social, un ordre naturel de la vie, dont les exigences ne pouvaient pas être mises en échec par cette doctrine.

Je comprends que M. Barrès, qui ne s'intéresse surtout au catholicisme que comme à un élément de la tradition nationale, ait pu se contenter de cette réponse ; mais je ne crois pas que ceux des chrétiens qui entrent vraiment dans l'esprit du christianisme acceptent cette distinction et cette opposition ; la force du christianisme, sa grandeur tragique, c'est de tout revendiquer, le monde d'ici et le monde de là-haut, et de vouloir mettre partout son empreinte. Eh bien ! Cette ambition universelle, elle a comme contrepartie une universelle responsabilité ; et c'est dans l'ordre naturel d'aujourd'hui, dans l'ordre social d'aujourd'hui, que vous devez affirmer, que vous devez réaliser cette universelle possibilité de relèvement, que vous n'avez pas le droit d'ajourner à un autre monde. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)

S'il en était autrement, messieurs, si l'Église n'admettait pas, si elle ne proclamait pas pour les pires criminels, pour les individus que vous prétendez ne considérer que comme des déchets sociaux qu'il faut rapidement balayer, si l'Église n'admettait pas pour eux jusqu'au pied de l'échafaud la vocation au relèvement, la possibilité du relèvement, quelle comédie lugubre joue donc l'aumônier des dernières prières ? (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.) Par quelle dérision sinistre donne-t-il à baiser au condamné l'image du supplicié rédempteur ? (Nouveaux applaudissements.)

Ah ! Ne dites pas que c'est précisément la peur et la terreur de la guillotine qui préparent les conversions, car l'Église n'a jamais accepté de confondre cette terreur animale de la vie qui va finir avec l'esprit de relèvement et de repentir ; elle déclare que ce n'est pas la crainte servile, que c'est la crainte filiale qui, seule, prépare le relèvement de l'homme ; elle déclare que le criminel, pour être racheté, sauvé, doit non pas subir, mais accepter son expiation comme une satisfaction suprême donnée par lui au principe supérieur de l'ordre. Et je vous demande si une conscience humaine que vous déclarez capable, naturellement ou surnaturellement, d'entrer dans ces vues, à la minute même où l'horreur de la mort va le saisir, je vous demande si une société chrétienne a le devoir de le frapper comme étant irrémédiablement gâté, irrémédiablement taré. Non, non, là comme en bien d'autres questions, à l'esprit chrétien les chrétiens substituent une tactique conservatrice qui n'a plus du christianisme que le nom. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Maurice Barrès. La Chambre me permettra de répondre par un simple mot.

En vous entendant, je vous reconnais, monsieur Jaurès ; vous vous appelez Mgr Myriel. Mais l'évêque des Misérables de Victor Hugo ne veut même pas que le coupable aille au bagne. Il est tout miséricorde ; il pardonne toujours, car il espère toujours le repentir, le retour du coupable. Voilà l'extrémité d'une pensée évangélique. Je la salue. Mais l'Évangile et l'Église laissent la société se défendre. Ici, je m'adresse à des législateurs. Et tandis que la religion accompagne, assiste le condamné à l'échafaud, j'accepte une nécessité plus dure, cruelle comme la vie, celle du magistrat qui défend la société humaine. (Applaudissements sur divers bancs au centre et à droite. - Mouvements divers.}

M. Jaurès. Messieurs, c'est entendu et si moi je suis l'évêque Myriel, je m'aperçois, aux applaudissements qui ont suivi les paroles de M. Barrès, qu'il est, lui, le docteur autorisé de l'esprit catholique...

M. Maurice Barrès. Je n'y prétends pas. Je ne suis ici qu'un député.

M. Jaurès ... et je constate - je ne vous interdis pas de faire justice à votre manière, puisque c'est cela que vous appelez justice -j'ai le droit de constater et je constate qu'entre la justice, telle que vous la pratiquez, et le christianisme, tel que vous le professez, il y a une contradiction insoluble. (Très bien ! Très bien ! à l'extrême gauche.)

M. Maurice Barrès. Mais non !

M. Jaurès. Je ne retiens qu'une chose des paroles de M. Barrès : c'est le rappel de la grande tradition républicaine dont Victor Hugo a été en effet, dans cette question, un des représentants (Très bien ! très bien ! .sur les mêmes bancs) ; et, m'adressant à tous les républicains, à tous ceux qui essayent d'organiser, de diriger leur pensée en dehors de la tradition religieuse, je leur dis : Et vous, messieurs, quelle que soit votre philosophie, n'insérez pas le miracle comme un fait brut dans la trame des choses, vous qui essayez de vous expliquer l'apparition de l'homme par une immense et douloureuse ascension de la vie vers des formes supérieures, vous qui vous représentez que la race humaine a émergé par degrés de l'animalité primitive transformée, comment, de quel droit pourriez-vous alors, contre un seul des éléments de la nature humaine, porter une sentence définitive d'exclusion et d'extermination ? Messieurs, je sais bien que les sociétés humaines se sont élevées péniblement de degré en degré, de forme en forme, par la plus dure des disciplinés. Je sais que le sang a coulé, que les exécutions ont abondé, et je ne recherche pas - c'est une immense controverse que nous ne pouvons même pas ouvrir ici - si, même dans le passé, ces brutalités étaient nécessaires au degré où elles se sont exercées. Sur ce point même, des thèses contradictoires, vous le savez, se sont heurtées : celle de Nietzsche, affirmant que cette éducation brutale était nécessaire pour façonner l'animal humain : celle de Kropotkine, au contraire, dans son admirable livre l'Entraide, faisant valoir quelles étaient, à chaque époque, les admirables ressources de sociabilité et de solidarité que renferme la masse humaine et disant que, bien souvent, ce sont les despotes, ce sont ceux qui ont abusé de la race humaine qui ont sévi sur elle par d'inutiles supplices. Je n'entre pas dans cette controverse. Je dis seulement aux républicains : Après bien des siècles de dure histoire humaine, une heure est venue, à la fin du dix-huitième siècle, où une magnifique explosion d'espérance humaine et d'optimisme révolutionnaire s'est produite. Qu'est-ce, messieurs, que la Révolution française dans son fond ?

M. le comte de Lanjuinais. Ce n'est pas l'abolition de la peine de mort !

M. Massabuau. Robespierre a institué la guillotine en permanence.

M. Jaurès. Qu'est-ce donc, dans son fond, dans son inspiration première, que la Révolution française ? C'est une magnifique affirmation de con­fiance de la nature humaine en elle-même. Les révolutionnaires ont dit à ce peuple, asservi et enchaîné depuis des siècles, qu'il pouvait être libre sans péril, et ils ont conçu l'adoucissement des peines comme le corollaire d'un régime nouveau de liberté fraternelle. M. Massabuau me rappelait Robespierre et la guillotine en permanence. Je prie M. Massabuau de laisser aux esprits vulgaires ce trop facile jeu d'esprit. (Exclamations et rires à droite et au centre. - Applaudissements à l'extrême gauche.)

Messieurs, quand les grands esprits de la Révolution faisaient pour les hommes ce rêve d'une justice adoucie, c'était pour une société régulière, équilibrée et fonctionnant normalement.

Ils ont été obligés à une lutte à outrance par la révolte même des forces atroces du passé. Mais savez-vous ce qui les excuse, s'ils avaient besoin d'excuse ? Savez-vous ce qui les glorifie ? C'est que, à travers les violences mêmes auxquelles ils ont été condamnés, ils n'ont jamais perdu la foi en un avenir de justice ordonnée. (Exclamations à droite. - Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) C'est qu'ils n'ont jamais perdu confiance en cette révolution au nom de laquelle ils avaient tué et au nom de laquelle ils étaient tués : Condorcet, proscrit, retraçait les perspectives du progrès indéfini de l'esprit humain ; à Robespierre, blessé, on ne pouvait arracher dans son stoïque silence aucune parole de doute et de désaveu. Et c'est parce que ces hommes, à travers la tourmente, ont gardé la pleine espérance, la pleine con­fiance en leur idéal, qu'ils ont le droit de nous la transmettre et que nous n'avons pas le droit, dans des temps plus calmes, de déserter la magnifique espérance humaine qu'ils avaient gardée. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Ce qu'on demande, en effet, au parti républicain, c'est d'abandonner cette politique d'espérance, cette politique d'humanité ; c'est de substituer à cet idéalisme révolutionnaire, considéré comme une chimère creuse et surannée, ce qu'on appelle le réalisme nouveau et qui ne serait que la consécration indéfinie du droit de la force. Ce n'est pas par une coïncidence fortuite que, dans la même séance où il soutenait la peine de mort, M. Barrès disait à M. Théodore Reinach qui la combattait à cette tribune : « Vous n'avez pas le droit de parler de la France ; vous n'êtes pas de notre race ».

C'est partout, c'est en toute question la même politique d'exclusion et de brutalité. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Il y a des individus maudits, socialement maudits et qui sont à jamais incapables de se relever ; il y a des races socialement, historiquement maudites...

M. Maurice Barrès. Non ! Non !

M. Jaurès. ... qui ne seront jamais assimilées par les civilisations supé­rieures.

M. Maurice Barrès. Ce n'est pas ma pensée !

M. Jaurès. Il y a sans doute aussi des classes socialement maudites (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.) qui ne seront jamais appelées à une libre coopération. Fatalité de la guerre et de la haine, fatalité des races, fatalité des servitudes économiques, fatalité du crime et des répressions sauvages, voilà quel est, selon nos contradicteurs, le fondement durable ou plutôt le fondement éternel de l'échafaud !

C'est sur ce bloc de fatalités qu'ils dressent la guillotine. Elle a pour mission de signifier aux hommes que jamais le progrès social, jamais le progrès de l'éducation et de la justice ne dispensera les sociétés humaines de tuer et de répondre à la violence individuelle par le meurtre social. C'est le signal du désespoir volontaire, systématique et éternel ; c'est le disque rouge projetant ses lueurs sanglantes sur les rails et signifiant que la voie est barrée, que l'espérance humaine ne passera pas ! (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

Et pourquoi, messieurs, dans quel intérêt, pour quel dessein pratique, par quelle nécessité de sécurité immédiate, demande-t-on aux républicains d'abandonner ainsi leurs traditions ?

On nous dit : « La peine de mort ! Elle est nécessaire, elle est exemplaire ; si on la supprime, les crimes vont se multiplier ». Messieurs, j'ai d'abord le droit de dire à la commission que c'est à elle de faire la preuve. Vous reconnaissez, vous-mêmes, que la peine de mort est atroce, qu'elle est une forme de la barbarie, que vous voudriez la reje­ter, que vous demanderiez au pays de la rejeter, si elle n'était pas stricte­ment indispensable à la sécurité des hommes. C'est à vous, messieurs, de faire la preuve, par des faits décisifs, qu'elle est, en effet, indispensable. Or, qu'est-ce que je remarque ? Ah ! Si vous la maintenez, si vous la développez, il y aura demain une certitude, la certitude que des têtes humaines tomberont ; mais il y aura cette certitude aussi que parmi ces têtes qui tomberont, il y aura des têtes d'innocents. (Exclamations au centre et sur divers bancs à gauche. - Applaudissements à l'extrême gauche.)

Je dis, messieurs, une certitude mathématique, (très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Dans un seul cas d'exécution il y a une possibilité infime d'erreur ; dans plusieurs cas une possibilité plus grande et, en vertu de la loi même des probabilités, il est certain qu'en se continuant, en se multipliant, les exécutions aboutissent inévitablement à la suppression de quelques innocents. (Nouveaux applaudissements à l'extrême gauche. - Interruptions à droite.)

C'est là, quoi que vous fassiez, une certitude que vous ne pouvez pas nier. Et en regard de cette certitude, que nous apportez-vous comme démonstration de l'efficacité de la peine de mort ? S'agit-il pour nous d'entrer dans la psychologie des criminels ? Vous nous demandez : « Etes-vous sûrs que jamais un homme méditant un crime n'a été arrêté par la pensée de l'échafaud possible ? »

Je l'avoue, à une question ainsi posée je ne peux pas répondre ; mais vous ne pourriez pas me répondre si je vous demandais : êtes-vous sûrs qu'il n'y avait pas des hommes pour lesquels l'idée de l'abominable torture était un frein possible ? En êtes-vous sûrs ? Vous n'avez pas plus de certitude sur ce point que nous n'en pouvons avoir pour le reste, et, dès lors, nous sommes réduits à des conjonctures. (Applaudissements à l'ex­trême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Les criminels se décomposent certainement en deux catégories : ceux qui commettent leurs crimes par soudaineté, par impulsion subite, par surprise de passion, de colère ou d'ivresse. Sur ceux-là vous m'accorderez bien que la silhouette brouillée de l'échafaud n'agit guère. Mais il y a, dites-vous ceux qui calculent, qui réfléchissent, qui combinent. Oui, mais réfléchissez ; à mesure qu'ils méditent sur leurs crimes, à mesure que, par hypothèse, ils mettent en balance le péril qu'ils courent et l'intérêt qu'ils peuvent avoir dans le crime prochain pour assouvir leurs appétits, les sophismes se multiplient dans leurs esprits pour atténuer les chances du châtiment et la passion ajournée, la convoitise exaspérée par ce délai même s'accroît sans cesse. El j'imagine que l'efficacité de nos peines consiste bien moins à détourner les criminels de l'idée d'un acte qu'à les obliger à prendre pour le commettre tant de précautions que l'accomplissement même en devient malaisé. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Voulez-vous que nous recourions aux statistiques ? Mais alors permettez-moi de vous dire que ce soit aux statistiques largement consultées par vastes espaces, vastes temps et populations. J'admire dans tout ce débat la façon dont nous comparons, à la criminalité qui se développe en 1906, le nombre des exécutions qui ont été faites en 1905. Quoi ! Ses effets sont à ce point précis et immédiats ?

Messieurs, ce qui me frappe dans les phénomènes sociaux, dans ceux mêmes que nous pouvons le mieux chiffrer, c'est qu'ils procèdent par poussées brusques, dans lesquelles semblent se résumer l'action des forces antérieures lentement accumulées. Prenez l'exemple des suicides. Les suicides vont croissant dans tous les pays, en France comme dans les autres, selon une progression certaine. Depuis soixante ans, ils ont passé en France de 4.000 à 10.000. Et dans ce mouvement il n'y a pas eu un développement continu et lent. Ce n'est pas de quelques unités chaque année que le nombre des suicides s'est accru, il y a eu des bonds brusques sans qu'on puisse rattacher à aucun événement saisissable cette brusque poussée de la manie du suicide. Pourquoi ? Parce que dans la complication des faits, des phénomènes sociaux, des causes soudaines, lentement accumulées, qui n'étaient pas d'abord efficaces, en se rencontrant, en se juxtaposant, ont abouti à ce résultat II doit en être ainsi probablement pour les variations de la criminalité, qui se produisent par des accroissements ou par des diminutions. Et j'imagine que c'est bien souvent, non pas à des faits immédiatement contemporains, immédiatement antérieurs, mais à des causes qui remontent quelquefois bien loin dans le passé, que doivent être attribuées ces poussées, ces ascensions ou ces descentes de la criminalité. Donc, quand M. le président de la commission trouve que des comparaisons décennales sont des comparaisons trop larges, quand il veut décomposer encore ces périodes, ne tenir compte que des deux ou trois dernières années, ah ! Messieurs, il me paraît demander à une assemblée de chercher à la loupe si elle va retrouver l'image de la guillotine ou la perdre. (On rit.)

Laissez-moi vous le dire, c'est par de plus larges comparaisons qu'il faut procéder.

Il y a un fait qui me frappe, c'est que nous sommes enveloppés de peuples qui soit légalement, soit pratiquement ont supprimé la peine de mort depuis plusieurs générations ou au moins depuis une bonne génération, et chez lesquels la criminalité ne s'est pas développée d'une façon anormale.

Ce qui me frappe, c'est que ces peuples sont du tempérament le plus divers, de la constitution ethnique, politique, sociale la plus diverse. Au sud, c'est l'Italie latine qui a pu supprimer la peine de mort ; et si, comme vous le dites, c'est le terrible regastolo qui est devenu l'équivalent de la peine de mort, cela prouve du moins que même des imaginations méridionales peuvent se représenter avec une vivacité suffisante une autre peine que celle de la peine de mort. Et à côté de cette Italie latine, où vous savez bien, d'ailleurs, que les conditions de climat jouent un rôle énorme - puisque l'Italie du sud, avec le même régime a une criminalité quatre fois plus grande que l'Italie du nord - à côté de cette Italie, latine, quel exemple avons-nous sur une autre frontière ? L'exemple de la Belgique.

Ici, messieurs, ne jouons pas sur les mots ; un pays qui a la peine de mort dans son code, mais qui depuis 1864, par la volonté persévérante du chef de l'État, et sans que, maintenant, aucune réclamation ne se produise, ne l'a pas appliquée une seule fois, vous m'entendez bien, c'est un pays qui a aboli la peine de mort. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Et vous avez eu peur précisément, qu'elle ne fût en train de s'abolir en France de cette manière...

M. Boutard. Oui, parfaitement !

M. Jaurès.... et c'est pour cela que vous voulez réveiller le bourreau qui était, selon votre image de tout à l'heure, tombé en sommeil. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Mais quoi ! Il n'y a pas que la Belgique, il y a la Hollande. La Hollande aussi a supprimé complètement la peine de mort. Sur la Suisse, il y a eu l'autre jour une controverse. M. Paul-Meunier rappelait que la Suisse avait, par une loi fédérale de 1874, supprimé la peine de mort, puis qu'en 1879 elle avait permis à cha­que canton de la rétablir, et on disait que huit cantons, dix cantons l'avaient rétablie. Est-ce huit, est-ce dix cantons ? Je ne le sais pas au juste en ce moment-ci. J'ai fait tout à l'heure part de mes doutes à M. le président de la commission, et voici pourquoi : le rapport de M. Cruppi indique bien qu'il y a dix cantons qui ont rétabli la peine de mort, et parmi ces dix cantons il compte le canton de Fribourg et le canton de Zurich, mais sans indiquer pour eux comme pour les autres cantons la date où ils ont rétabli la peine de mort.

M. Castillard, rapporteur. Si vous voulez je vous la donnerai.

M. Jaurès. J'exprimais un doute, monsieur Castillard ; voulez-vous me permettre d'en donner la raison à la Chambre ? Le gouvernement anglais - car, en Angleterre, on se préoccupe à l'heure actuelle de limiter les applications de la peine de mort - le gouvernement anglais a fait distribuer à la Chambre des Communes, le 19 août 1907 un document sur la législation pénale des divers États. Ce document a été fait par les ambassadeurs de l'Angleterre auprès de chacune des puissances ; or, pour la Suisse, parmi les cantons qui ont rétabli la peine de mort il ne mentionne ni Zurich, ni Fribourg, ce qui coïncide bien avec le défaut de date qui avait éveillé mes doutes à la lecture du rapport Cruppi. J'ajoute - mais je m'inclinerai devant un fait précis - que ce qui me fait douter que le canton de Zurich ait rétabli la peine de mort c'est que spontanément, il l'avait supprimée avant le vote de la loi fédérale de 1874 qui supprimait obligatoirement la peine de mort pour la Suisse tout entière : de 1818 à 1874, ce canton l'avait supprimée. Dans tous les cas, depuis près de trente ans, on ne peut, je crois, citer que deux ou trois exécutions en Suisse ; et laissez-moi ajouter qu'à l'exception du canton de Zurich, qui devient un canton industriel, les cantons qui ont rétabli la peine de mort sont les vieux cantons ruraux dans lesquels n'afflue pas la vie économique nouvelle ; et vous pouvez constater que les cantons de Berne, de Vaud, de Genève, que les cantons les plus peuplés, les plus actifs, ceux aussi qui, à raison de la croissance industrielle et de l'afflux des étrangers, auraient le plus à se défendre contre la possibilité de crimes, ce sont ceux-là qui ont invariablement maintenu l'abolition de la peine de mort. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Ainsi, Italie. Belgique, Hollande, Suisse - la Norvège aussi qui, par sa loi, a aboli la peine de mort, me permettez-vous d'y ajouter en fait la Suède ?

Puisque l'ambassadeur suédois, en transmettant à la Chambre des communes anglaise la législation pénale de la Suède, constate que la peine de mort y est maintenue mais qu'elle n'est presque jamais appliquée ; en tout cas, la Suisse pour l'immense majorité des cantons les plus riches et les plus progressifs, la Hollande, la Belgique, l'Italie - race latine, race romande, race germanique en Suisse, race flamande - les tempéraments, les races les plus diverses autour de la France ont, sans péril pour la sécu­rité des citoyens, aboli la peine de mort. N'est-ce pas là un argument de fait plus vaste et plus saisissant que les détails variables des statistiques que la commission essaye de nous opposer ? (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Qu'on ne nous dise pas : « petit pays ! ». Pour l'Italie l'argument serait offensant, mais pour les autres que vaut-il ? On nous a bien raillés parce que nous indiquions la Belgique, la Hollande, la Norvège, mais j'imagine que dans ces pays qu'on appelle petits l'instinct de conservation des hommes est aussi développé que dans les autres ? (Applaudissements et rires à l'extrême gauche.) Et si l'échafaud était nécessaire dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais en France pour empêcher les crimes, il me semble qu'il serait aussi nécessaire à Namur, à Liège, à Mons, à Bruxelles ! Non seulement ce sont des pays où l'instinct de conservation est aussi fort et aussi éclairé, mais ce sont des pays, je le répète, qui par leur activité, par leurs conditions économiques, par leurs communications incessantes avec les éléments flottants du monde entier, par l'affluence de la vie universelle toujours renouvelée en ses courants un peu troubles dans ses ports et dans ses villes, ce sont des pays qui auraient à se défendre contre des causes exceptionnelles de criminalité. Ils ont aboli la peine de mort parce qu'il y a là des consciences fermes, probes, fières, qui ne tremblent pas devant des fantômes. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) C'est l'exemple que nous devrions imiter.

Messieurs, je sais bien, vous nous opposez l'exemple de l'Angleterre ; vous nous dites : Tandis qu'en France la criminalité croît parce que la peine de mort n'est que médiocrement appliquée, elle décroît en Angleterre.

D'abord, expliquons-nous. Vous trouvez qu'à partir de 1905 la criminalité a grandi dans notre pays. La peine de mort n'était pourtant pas tout à fait supprimée dans les années antérieures : il y avait quatre ou cinq têtes qui tombaient chaque année. Et quand vous venez nous dire que notre régime pénal actuel est inefficace, ou du moins que l'application qui en est faite est inefficace, il faut bien savoir ce que vous demandez à la Chambre. Vous ne lui demandez pas seulement d'en finir avec le régime des grâces, qui s'est affirmé depuis un vote de cette Assemblée ; vous lui demandez non seulement de rétablir, en fait, la guillotine, mais de la mettre en mouvement plus souvent qu'elle ne l'était en 1900, en 1901, en 1902, en 1903, en 1904. Si votre conclusion est vraie, si c'est le relâchement de la répression pénale de 1900 à 1907 qui amène maintenant une recrudescence des crimes, il ne suffira pas qu'il y ait des exécutions, il suffira pas qu'il y en ait quatre ; il faudra qu'il y en ait un nombre plus élevé et vous indiquerez, à peu près, la proportion qui vous apparaît comme indispensable. (Rires et applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Mais qu'y a-t-il de vrai dans l'opposition que l'on institue entre l'Angleterre, protégée par l'échafaud, et la France ? Ah ! Messieurs, je me suis aperçu en regardant de près, combien les comparaisons statistiques étaient souvent superficielles et trompeuses.

M. Charles Benoist. Très bien.

M. Jaurès. Il semble, quand on fait le relevé de la criminalité anglaise, qu'il y avait un nombre de crimes dérisoire, heureusement dérisoire, pour l'Angleterre, comparé au nombre de crimes en France. Et quand on y regarde de plus près - c'est ce que j'ai fait avec le concours des très distingués fonctionnaires de la Chambre qui s'occupent des documents parlementaires de l'étranger - quand on y regarde de près, on voit combien ces comparaisons sont étourdies et illusoires. La vérité, c'est que l'Angleterre, je ne dirai pas dissimule, mais nomme d'un autre nom que nous un grand nombre de crimes, qui, chez nous, figurent à la rubrique des meurtres.

L'infanticide est dissimulé sous le nom de « dissimulation de naissance ». (Mouvements divers.) Une grande partie de ce que, nous, nous qualifions meurtres est appelée subtilement par les juristes anglais « blessures félones » ou « blessures malicieuses ».

Quand on fait le total de toutes ces rubriques avec tous les adjectifs, on s'aperçoit que la comparaison n'est pas aussi désavantageuse à la France qu'on imaginait tout d'abord.

Savez-vous ce que j'ai constaté ? Messieurs, les grands crimes, les crimes de sang se sont développés chez nous, prétend-on, formidablement, mais M. le garde des sceaux montrait l'autre jour que, pour les crimes avec préméditation, pour les assassinats qui relèvent vraiment de la peine de mort, l'accroissement était peu sensible. C'est en Angleterre qu'il est assez marqué. Je constate que les Anglais appellent murder ce que nous appelons, nous, l'assassinat : le meurtre proprement dit, l'ho­micide sans préméditation, ils l'appellent manslaughrer ; mais l'assassinat proprement dit, le meurtre commis avec préméditation...

M. Ribot. Le meurtre volontaire est un murder.

M. Jaurès. Je parle maintenant du meurtre volontaire avec préméditation, monsieur Ribot. C'est un degré particulier de complication du meurtre. Dans tous les cas, cette forme la plus grave du meurtre, dans la période de 1895 à 1901, était de 137 par année en moyenne ; et dans la période de 1900 à 1905, c'est-à-dire dans celle où commence chez nous une recrudescence de la criminalité, il y a eu en Angleterre non plus 137 mais 150 assassinats en moyenne par année. Les tentatives de meurtre - attempts of murder - c'est-à-dire les meurtres qui n'ont pas abouti à la suppression de la personne, ces tentatives de meurtre, qui étaient de 87 en moyenne par an dans la période de 1895 à 1901, passent à 105 par an dans la période de 1901 à 1905. En sorte que si les Anglais appliquaient les conclusions que nous tirons des statistiques pour une période aussi courte, ils devraient chercher à renforcer la peine de mort comme insuffisante ; en tout cas, s'ils ne l'avaient pas, ils auraient été, par votre raisonnement, induits à l'établir. Or à l'heure où je parle, la Chambre des communes est saisie de nombreux projets qui tendent à la limiter. (Applaudissements à l'extrême gauche el sur divers bancs à gauche.)

Non, messieurs, vous le voyez, des statistiques vous ne pouvez conclure qu'une chose, c'est que dans les pays, de tempéraments divers, où la peine de mort, depuis trente, quarante, cinquante ans n'est pas appliquée, il n'y a pas eu de recrudescence inquiétante de la criminalité. En France même, depuis quarante ans le mouvement est à peu près stationnaire.

Quelles sont les causes de cette recrudescence momentanée, depuis trois ans?

Ah ! Messieurs, je n'ai pas la prétention de les démêler à fond ; mais savez-vous quelle est notre objection principale contre la peine de mort ? Savez-vous quelle devrait être, pour tous les républicains pour tous les hommes, l'objection principale contre la peine de mort ? C'est qu'elle détourne précisément les assemblées, c'est qu'elle détourne les nations de la recherche des responsabilités sociales dans le crime. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Ah ! C'est chose facile, c'est procédé commode : un crime se commet, on fait monter un homme à l'échafaud, une tête tombe ; la question est réglée, le problème est résolu. Nous, nous disons qu'il est simplement posé ; nous disons que notre devoir est d'abattre la guillotine et de regarder au-delà les responsabilités sociales. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Nous disons, messieurs, qu'il est très commode et qu'il serait criminel de concentrer, sur la seule tête des coupables, toute la responsabilité. Nous en avons notre part, tous les hommes en ont leur part, la nation tout entière en a sa part

On a parlé du fléau de l'alcoolisme. Est-ce, par hasard, un fléau naturel qui se développe indépendamment de la volonté des hommes ? Oh ! Ce n'est pas une querelle personnelle - elle serait misérable - que je cherche à M. le rapporteur et à ceux qui, dans une autre question, ont voté comme lui, ont conclu comme lui ; mais, il y a trois ans, je voyageais en Normandie avec un médecin qui m'a fait visiter des fermes voisines et j'ai vu là des hommes à la lèvre pendante, à l'oeil hébété... (Vifs applau­dissements à l'extrême gauche et sur divers bancs - Réclamations sur d'au­tres bancs.)

Oui, messieurs, et le médecin me disait : « Quel malheur qu'on ait rétabli la libre production de l'alcool à la maison du paysan » (applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs).

M. Henri Laniel. L'alcool exerce les pires ravages dans les grandes villes, où l'on ne consomme que de l'alcool industriel. Allez voir nos conseils de révision !

Un grand nombre de nos jeunes gens sont envoyés dans les troupes d'élite, dans l'artillerie notamment.

M. Jaurès. C'est entendu ! Essayons de nous cacher à nous-mêmes les causes du mal et nos propres responsabilités. Il restera établi par le témoignage même d'hommes comme M. Lacassagne qui ne sont pas hostiles, en principe, au maintien de la peine de mort, qu'un grand nombre des enfants voués au crime le sont par la tare héréditaire de l'alcool. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Tant que nous n'aurons pas courageusement lutté contre le mal dont nous sommes pour une part responsables, nous n'aurons pas le droit de faire porter à des hommes enivrés, égarés et portant dans leurs veines une tare héréditaire, nous n'aurons pas le droit de faire porter à eux seuls une responsabilité collective.

Et, messieurs, n'en est-il pas de même de ces tristes moeurs de vagabondage et de chômage qui perdent une partie de l'enfance, une partie de la classe ouvrière ?

Combien est-il d'enfants pour lesquels la fréquentation de l'école n'est très souvent qu'une illusion, qu'un mensonge, ou qui n'y vont pas ou qui y vont à peine ! Combien est-il d'enfants qui, sans famille, sans contrôle, sans surveillance, livrés à eux-mêmes dans les rues et sur les places de Paris, y apprennent peu à peu l'audace et l'ingéniosité du crime et toutes les corruptions du vice ! (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Qu'avons-nous fait, que ferons-nous pour remédier à ce mal ? Et de même, quels sont les détestables conseils donnés par la misère et l'inoccupation à l'ouvrier en chômage ?

La caractéristique du crime, la caractéristique du criminel est double : c'est l'insensibilité et l'orgueil ; le criminel est le plus souvent incapable de se représenter le degré de souffrances qu'il inflige à autrui, et il est tenté dans sa vie de hasard et d'aventures sinistres de se considérer de souffrances qu'il inflige à autrui, et il est tenté dans sa vie de hasard et d'aventures sinistres de se considérer comme un être exceptionnel vivant en dehors des règles communes, et se dressant tout seul orgueilleusement contre la société tout entière.

Si quelque chose peut développer dans l'âme d'un homme ce double caractère, si quelque chose peut le préparer à l'insensibilité et à Porguei c'est la vie d'abandon où il est laissé ; il devient insensible, parce qu'à force d'avoir à veiller à sa propre conservation il n'a plus de loisir de si représenter la vie, la souffrance et la pensée des autres. Et il devient orgueilleux parce que, habitué à se débrouiller - passez-moi le mot - sans être aidé par personne, sans être soutenu par personne (Applaudissements à l'extrême gauche), ayant en face de lui une énorme société qui l'ignore, il se dit tout bas chaque soir, quand il a conquis son pain de fortune, quand il a trouvé son gîte de hasard : « Ce n'est pas aux autres hommes, qui ne sont pour moi que roc et pierre, que je dois ma vie ; c'est à moi-même et à moi seul ». Et il se complaît ainsi dans une sorte d'orgueil sinistre qui se prolonge quelquefois dans l'orgueil d'un crime solitairement accompli. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) Voilà quelques-unes des causes profondes du désordre d'où sort la criminalité. Ne croyez-vous pas aussi - c'est le fait criant de chaque jour - qu'elle est développée par la croissance de cette prostitution qui se développe avec les grandes villes ?

La prostitution, elle aussi, conduit au crime par les habitudes de paresse qu'elle développe, par les habitudes de désordre. C'est de cette masse de désordre et de vice que sortent les tentations criminelles, les tentations de meurtre. Mais cette prostitution, est-ce qu'elle est recrutée seulement par le vice, par l'appétit, par la paresse, par la vanité ? Interrogez le livre qu'a publié sur les ouvrières de l'aiguille de Paris notre collègue, M. Charles Benoist.

II n'est pas suspect de parti pris en la question, il n'est pas suspect d'un esprit de système ; ni il n'adopte dans l'ordre social les conclusions socialistes, ni il n'est, je crois, sur la question de la peine de mort, d'accord avec nous. Son témoignage tout objectif, tout impersonnel, tout scientifique n'en est que plus précieux à recueillir, et la conclusion qui s'exhale de ces pages douloureuses et documentées où est retracée la vie de ces ouvrières qui, à Paris n'ont pas plus de 1 fr. 20 ou de 1 fr. 25 par jour pour des journées de travail de seize ou dix-sept heures. C'est que, pour la plupart de celles-là, une alternative se pose : être des saintes ou devenir des prostituées. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs.)

Eh bien ! De quel droit une société qui, par égoïsme, par inertie, par complaisance pour les jouissances faciles de quelques-uns, n'a tari aucune des sources du crime qu'il dépendait d'elle de tarir, ni l'alcoolisme, ni le vagabondage, ni le chômage, ni la prostitution, de quel droit cette société vient-elle frapper ensuite, en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n'a pas surveillé les origines ? (Applaudissements sur les mêmes bancs.).

Messieurs, un autre fait me frappe, c'est le rôle détestable joué dans un grand nombre de ces crimes par ces bouges, par ces maisons meublées où l'ouvrier sans travail et sans gîte est obligé de chercher un domicile de hasard ; là, il est exposé au voisinage des criminels qui le frappent ou le corrompent.

Il fut un temps où régnait le compagnonnage. Oh ! Je ne veux pas faire un tableau idyllique du passé ; les ombres à ajouter seraient trop fortes, et ce que je vais dire ne valait, dans le passé même, que pour une infime minorité et pour une élite. Mais du moins les ouvriers des compagnonnages, lorsqu'ils allaient de ville en ville pour chercher du travail, qu'ils arrivaient dans une ville inconnue, trouvaient, à la maison de la mère des compagnons, un abri sûr, où ils rencontraient des camarades probes comme eux, où ils n'étaient exposés ni au voisinage ni à la tentation du vice.

Eh bien ! Quand les ouvriers de nos grandes industries, déracinés par les crises économiques, jetés par le chômage sur tous les chemins du hasard, arrivent dans les grandes cités où ils n'ont pas un seul ami, ils sont à la merci, dans ces bouges, de toutes les rencontres funestes. Et nous, un de nos premiers soucis, sera, par les municipalités, par les syndicats, par les coopératives, d'instituer l'association de chômage, de créer en même temps des abris de moralité et de sécurité où la partie errante de la classe ouvrière ne sera plus livrée à ces hasards. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Messieurs, vous le voyez, c'est le problème qui se pose devant nous. Je le répète, ce que nous reprochons avant tout à la peine de mort, c'est qu'elle limite, concentre la responsabilité de la peine de mort. C'est dans la race humaine l'absolu de la peine. Eh bien ! Nous n'avons pas le droit de prononcer l'absolu de la peine parce que nous n'avons pas le droit de faire porter sur une seule tête l'absolu de la responsabilité. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Ces hommes, si détestables qu'ils soient, si tarés qu'ils soient, oui, empê­chez-les de nuire, frappez-les, invitez-les par une répression sévère à un retour sur eux-mêmes et recherchez la part des responsabilités indivi­duelles qui s'ajoutent à la responsabilité sociale, mais laissez-les vivre pour qu'ils aient le loisir de penser et de réfléchir et pour que vous-mê­mes, en prolongeant ces vies coupables devenues, je le veux bien, inuti­les pour vous, onéreuses pour vous, vous reconnaissiez du moins la part de responsabilité sociale mêlée à toutes les responsabilités individuelles. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Il est trop commode de trancher le problème avec un couperet, de faire tomber une tête dans un panier et de s'imaginer qu'on en a fini avec le problème. C'est trop commode de créer ainsi un abîme entre les coupa­bles et les innocents. Il y a des uns aux autres une chaîne de responsabilité. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Il y a une part de solidarité. Nous sommes tous solidaires de tous les hommes même dans le crime. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) Voilà ce que programme le droit moderne, voilà ce que proclame la doctrine républicaine. Je sais qu'à l'heure présente, contre cette doctrine un mouvement d'opinion s'est formé, et M. Puech nous disait - c'est l'argument de beaucoup de nos collègues : « l'heure est mal choisie ». Je le sais, mais si, en effet, une opinion forte et violente contre une législation plus juste s'est formée dans le peuple, c'est notre devoir de réagir, c'est notre devoir de lutter.

Quelques-uns de nos collègues nous disaient hier : C'est vous qui prétendez faire la loi à la démocratie, c'est vous qui prétendez substituer vos conceptions d'aristocratie parlementaire aux instances et aux revendications du peuple lui-même ? Non, messieurs, c'est le peuple qui sera le juge suprême, c'est lui qui prononcera, c'est lui qui jugera, mais ce que nous lui devons, nous, après avoir affirmé devant lui et notre conscience une idée, c'est de nous y tenir quels que puissent être les remous et les mouvements incertains de l'opinion, c'est d'y engager notre responsabilité personnelle. Ce sera moins dangereux que vous ne l'imaginez : les courants qu'on dit irrésistibles sont faits bien facilement de la paresse qu'on met à leur résister. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Messieurs, c'est ce que nous avons vu dans un autre drame, c'est ce que nous retrouverons dans cette question-ci. Aujourd'hui comme alors, l'intérêt véritable du parti républicain, c'est d'avertir le pays à l'heure. C'est que, quoi que vous fassiez, et si vous développez dans la nation je ne sais quel appétit de meurtre et quelle idée de représailles, vous ne pourrez pas aller dans cette voie aussi loin que quelques-uns de ceux qui essayent de vous y entraîner. Vous serez suspects, et votre parole incer­taine sera emportée et couverte par les diatribes violentes de ceux qui au nom du principe de l'éternelle autorité, viendront dresser orgueilleuse­ment l'échafaud. Vous ne pourrez pas devenir, vous parti républicain, le parti de l'exécution capitale ; vous ne le seriez qu'en hésitant, qu'en tremblant, qu'en vous dérobant dans l'équivoque. Le plus sûr et le plus prudent, c'est de prendre position dès aujourd'hui et c'est de dire au pays trompé ; Voilà l'erreur ! C'est pour détourner la part des responsabilités sociales qu'on essaye de dresser l'échafaud ; et nous, pour préparer la solidarité sociale, nous voulons la justice dans la paix. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Messieurs, je pourrais vous montrer le parti que vos adversaires s'apprêtent à tirer contre vous des passions surexcitées que vous n'apaiserez pas en y cédant. Laissez-moi vous lire quelques lignes que l'abbé Valadier adressait au Président de la République :

« La tête d'un brigand est pour vous chose si sacrée que vous empêchez qu'elle ne tombe ;... » - c'est après la grâce de Soleilland - « ...vous n'hésitez pas à livrer les têtes, les dos, les gorges, les ventres de nous tous aux couteaux de ces apaches qu'a suscité le fumier de votre République sans Dieu ». (Mouvements divers.)

Voilà, messieurs les républicains, songez-y bien, ce que l'on prépare. Pour l'abbé Valadier - eh ! il a, lui, développé sa pensée - la peine de mort est légitime et grande, à condition que le prêtre soit là. Quand le prêtre est là, l'échafaud, dit-il devient un autel ; mais quand il n'y est pas, quand ce n'est pas au nom de la foi religieuse et de la doctrine surnaturelle de l'expiation que la société tue, elle n'a pas le droit de tuer, et tous ceux qu'on tue pourraient dresser contre la société une demande reconventionnelle.

Et lorsque le président Carnot a été tué, l'abbé Valadier a trouvé une explication surnaturelle et bienveillante de sa mort. Il a constaté que, pari une volonté de la Providence, le président Carnot, frappé un mois après Émile Henry, était frappé le jour même où le pape faisait savoir au monde par un document pontifical : « Ceux qui jugent seront jugés à leur tour et ils seront d'autant plus frappés qu'ils exercent leur commandement contre l'équité et contre le droit ».

Ainsi la thèse de l'abbé Valadier, qui est en ce point la thèse ou de l'Église...

M. Lemire. Je proteste absolument.

M. Jaurès. ...ou d'une grande partie des forces politiques groupées sous la bannière de l'Église, c'est que vous, républicains, vous, libres penseurs, vous n'avez pas le droit de tuer. Quelle est la conclusion ? Faut-il abattre l'échafaud ? Non, messieurs, c'est qu'il faut le dresser maintes et maintes fois pour acculer cette société inique et détestable à la multiplication de son crime.

Il faut faire la preuve par le fait qu'une société qui a chassé Dieu, qu'une société qui n'est plus qu'une République, qu'un fumier de République n'a plus d'autres recours, n'a plus d'autres ressources que le bourreau et que ce bourreau qu'elle multiplie, qu'elle prodigue, elle n'a même pas le droit de le mettre en mouvement. C'est à cet aveu d'impuissance, c'est à cet aveu d'immoralité fondamentale que l'Église en cette question veut acculer le parti républicain.

Ah ! Prenez garde, vous aurez de rudes batailles à soutenir. On ne les soutient que lorsqu'on garde avec soi l'intégrité de son principe. Quand on l'abandonne, quand on le déserte, on produit tout autour de soi une langueur, une atonie des forces amies, une exaltation des forces adverses. Vous iriez à la bataille amoindris, diminués par un amoindrissement de la tradition et du patrimoine républicains. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Ce qu'on nous demande, c'est de faire une oeuvre vaine, une oeuvre déri­soire, une oeuvre de parade. Ah ! Si on avait le courage de dire nettement : l'échafaud, il faut qu'il fonctionne fréquemment, vigoureusement ! Ce serait doctrine détestable, mais doctrine logique ; mais vous n'osez pas et vous-mêmes, vous paralysez d'avance le vote que vous demandez à la Chambre d'émettre. Est-il quelqu'un parmi vous, mes­sieurs, qui s'imagine que demain, après cette sorte d'interrègne de la guillotine, elle va réapparaître fréquente et triomphante ?

Une voix au centre. Oui !

M. Jaurès. Vous dites, oui ! Vous vous trompez, car c'est alors que se produira la révolte de l'opinion. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Laissez-moi le dire, vous ménagez au pays une déception immédiate. Car j'imagine que vous ne voulez pas appeler la Chambre à statuer indirectement sur le sort de ceux des condamnés qui attendent à l'heure pré­sente la sentence de grâce ou la sentence d'exécution. Messieurs, prenez-y garde ! Des hommes ont été condamnés pendant la période où, en fait, la guillotine ne fonctionnait pas et si votre thèse est vraie, s'il est vrai que la guillotine est un frein nécessaire, ce frein, vous ne l'avez pas fait jouer, vous ne l'avez pas fait fonctionner.

M. Boulard. Ce n'est pas de notre faute.

M. Jaurès. Il y aurait quelque chose d'étrange - j'appelle discrètement sur ce point la réflexion de la Chambre - à faire ce qui serait une sorte d'application rétrospective et rétroactive de la peine de mort. Que nous propose M. le président de la commission ? Quand il est descendu de la tribune, il paraissait se contenter de l'avènement prochain en France du régime belge. Vous me faites un signe d'assentiment, monsieur Puech. Ce serait donc le fonctionnement d'une autre peine, l'internement perpétuel et ce serait la peine de mort réduite à n'être qu'un mot dans la loi sans aucune application. C'est là le régime belge. Ainsi, M. le président de la commission, au moment même où il demande le rétablissement ou la mise en vigueur de la peine de mort, est obligé, pour rassurer la confiance de la Chambre, de lui annoncer que l'idéal le plus prochain, c'est que la peine de mort ne fonctionne pas. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Je dis qu'il y a là une dérision et un leurre.

Laissez-moi ajouter que, par la juxtaposition des deux peines que vous prévoyez, vous allez affaiblir toute répression. Vous proposez simultanément pour les crimes les plus graves la peine de mort et l'internement perpétuel et vous voulez faire de l'internement perpétuel une peine beaucoup plus grave que ne le sont, ou que ne paraissent être les travaux forcés.

Soit ! Mais, d'une part, vous allez affaiblir la peine de mort, car la nécessité morale de la grâce s'imposera d'autant plus que vous aurez substitué à la peine de mort une peine d'une gravité évidente et, d'autre part, vous allez affaiblir la force répressive de cette peine de l'internement perpétuel que vous proposez, car tant que vous laissez subsister, même sans la faire jouer, la peine de mort, vous la proclamez vous-mêmes la seule efficace, la seule terrible et vous détournez par là même l'attention des criminels de l'autre peine que vous y prétendez lentement substituer. Donc le plus simple, le plus sage, c'est que dès maintenant le Gouvernement saisisse la Chambre d'un projet de loi qui, en précisant le régime de l'internement perpétuel et en établissant une nouvelle échelle des peines pour répondre aux moyens nouveaux de criminalité, considère comme condamnée, comme surannée la peine de mort. C'est à cette oeuvre-là, qui ne sera pas purement négative, qui sera à la fois positive et humaine, que nous demandons à la Chambre de se rallier, et nous la supplions de ne pas donner comme sceau, comme marque à cette législature une oeuvre de régression et de barbarie aussi inutile qu'odieuse. (Vifs applau­dissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Lemire. Messieurs, ce n'est pas seulement parce que j'ai été mis en cause par l'honorable M. Jaurès que j'ai demandé la parole et que j'ai insisté pour l'obtenir ; c'est aussi parce que j'ai signé, il y a de longs mois, une proposition tendant à la suppression de la peine de mort. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Je ne m'en vante pas, mais je ne m'en excuse pas non plus. Je voudrais m'expliquer simplement.

M. Gauthier (de Clagny). Cela ne vous empêchera pas d'être fusillé comme otage à la prochaine Commune. (Très bien ! très bien ! et rires à droite.)

M. le président. II ne suffit pas de ne pas prononcer la clôture, messieurs ; il faut écouter les orateurs. (Très bien ! très bien !) M. Lemire. Je fermerais les yeux à l'évidence, monsieur Gauthier (de Clagny), si je ne reconnaissais que la discussion de cette proposition se présente à une heure singulièrement grave. La recrudescence des cri­mes, leur atrocité ont jeté dans le public une émotion profonde que je partage, que je ressens plus que n'importe qui, parce que nombre de ces crimes ont été commis dans le Nord et le Pas-de-Calais et que leurs auteurs vivaient au milieu de ma circonscription. Aussi je tiens à marquer immédiatement comment se pose le débat devant la Chambre. Il ne s'agit pas du tout d'énerver la répression ou de désarmer l'autorité. Ce serait le plus grave des dangers qu'on puisse faire courir à la société française, car, le jour où la société ne punirait plus avec l'impartialité et l'impassibilité qui sont nécessaires, les particuliers se feraient justice avec l'atrocité de la colère.

Si les circonstances, les émotions momentanées ou locales sont telles qu'elles pèsent sur nous pour nous rappeler la gravité de ce débat et nous empêcher de céder à je ns sais quel sentimentalisme de 1848 ou de constance évangélique, elles ne doivent pas non plus dans cette grande Assemblée, provoquer ce que j'appellerai un fléchissement de sagesse, de prévoyance et de sang-froid. (Très bien ! très bien !à l'extrême gauche.) La question qui se pose n'est pas de savoir si les socialistes sont les camarades des assassins, ou si les conservateurs sont les frères du bourreau. Il ne s'agit pas de savoir si on punira ou si on ne punira pas. La question est de savoir si la France est arrivée à ce point précis qu'elle puisse, d'accord avec ses principes de nation généreuse et humaine, supprimer en ce moment la peine de mort.

Je crois, faisant abstraction d'une situation douloureuse, mais que, pour l'honneur de mon pays, je veux regarder comme exceptionnelle, je crois que nous pouvons, dans cette Assemblée, écouter la voix de la raison et de la sagesse ; et, quand je l'écoute, il me semble que la suppression de la peine de mort s'impose parce que son application me paraît, à moi, d'une efficacité douteuse, d'une justice imparfaite, d'une portée sociale insuffisante. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Voilà bien longtemps que ce débat est ouvert. J'ai lu comme tout le monde le rapport documenté, un peu flottant et un peu indécis, de l'ho­norable M. Cruppi ; j'ai lu aussi et entendu les déclarations fermes et tranchantes du nouveau rapporteur, M. Castillard. Nous avons suivi cette discussion avec l'attention qui convient à des hommes qui y voient non pas une question politique dans laquelle la monarchie ou la république soient intéressées, mais un grave devoir de conscience personnelle, comme l'a dit M. le garde des sceaux !

Je vous le déclare, messieurs, sincèrement, loyalement, je n'ai été convaincu, ni par les raisonnements des philosophes, et des moralistes - sur cette question ils n'osent pas se prononcer et abandonnent la solution au gré des moeurs, des circonstances ou des principes qui dominent dans un pays - ni par l'étude des législations voisines dont les unes ont maintenu la peine et dont les autres l'ont supprimée, tout en obtenant des résultats à peu près identiques, ni par les résultats de la statistique. Après avoir assisté à cette bataille de chiffres, nous avons pu constater qu'ici comme en beaucoup d'autres questions, on trouve dans les statistiques ce qu'on y cherche : le spectacle est dans le spectateur. Après tout ce débat, je reste indécis. Quand il s'agit de savoir quelle est l'influence de l'échafaud sur la criminalité, j'en suis réduit, comme M. Jaurès le disait, à des considérations subjectives, à des raisonnements personnels. Évidemment, nous tous qui sommes de braves gens, nous tenons compte de la guillotine ; nous avons quelque souci du bourreau, nous nous inquiétons du prix de la vie. Mais il est bien hasardeux de faire la psychologie du criminel et de dire à quels mobiles il obéit. Il est même possible que la perspective de la guillotine soit cause que ce malheureux engage la bataille contre la société avec forfanterie, et qu'il lui dise par bravade : « Tu ne ménageras pas ma vie, je ne ménagerai pas celle des tiens. Puisque la vie est un enjeu, entre nous, j'accepte le risque ! Je tue, et je m'offre à la mort si on peut me prendre ! Si la vie n'est pas sacrée pour vous, elle ne l'est pas pour moi ».

Je crains que ce raisonnement ne soit celui de certains criminels. En tout cas, après tout ce que j'ai entendu, je reste indécis, perplexe, et je déclare que dans le doute, dans l'indécision, le maintien de la vie humaine me paraît s'imposer. (Très bien ! Très bien ! à l'extrême gauche.) Quand je n'ai pas de raison absolue, tranchante, irrésistible, j'écoute la vieille loi qui me dit à moi, société, comme elle dit à tout être raison­nable : « Tu ne tueras pas » : et je ne me résigne pas à l'échafaud. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Mais, dira-t-on, cet homme a tué le premier. Il a commencé. oeil pour oeil, dent pour dent, vie pour vie ; c'est la justice. Le talion, c'est la justice.

Ah ! Messieurs, c'est une pauvre justice, apparente, extérieure, rudimentaire, dont une société civilisée ne peut pas se contenter, dont personne ne peut dire qu'elle établisse une équivalence vraie entre la faute et le châtiment. Il n'y a pas égalité entre la faute et le châtiment. Il n'y a pas égalité entre la mort d'un scélérat et les homicides successifs qu'il a commis ; il n'y a pas d'égalité vraie entre les tortures que ce scélérat a infligées, entre les hideuses profanations dont il a sali sa victime, et une minute de crispation ou d'étourdissement : il n'y a pas d'égalité entre la mort d'un être obscur et méchant et celle des gens innocents, des pères de famille, des enfants, des femmes, des vieillards qu'il a sacrifiés. Non, le talion n'est pas la justice, le talion n'est pas l'égalité ; c'est une pure apparence ; cela ne suffit pas ; c'est une justice trop imparfaite.

On a bien dit que la peine de mort présente un grave inconvénient, qu'on n'est jamais sûr qu'elle soit appliquée au vrai coupable. M. Deschanel surtout a insisté sur cet argument des erreurs possibles. Ce n'est pas je l'avoue, ce qui me décida à la repousser.

Les sociétés humaines ne sont pas fondées - que mon honoré collègue me permette de le lui dire - sur l'infaillibilité. S'il fallait attendre que l'infaillibilité triomphe et règne seule dans les choses d'ici-bas, nous ne pourrions guère prendre de décisions ; en tout cas, nous donnerions trop évidemment tort à la masse des peuples qui ont maintenu la peine de mort. Ils sont convaincus, en effet, qu'il y a des certitudes possibles, et qu'en s'entourant de toutes les précautions, on peut atteindre le vrai scélérat.

Je le répète, ce n'est pas là ce qui m'impressionne le plus ; ce n'est pas le risque d'erreur qui me fait dire que la justice de la guillotine est imparfaite.

L'argument qui me détermine, c'est que la mort, pour l'individu qu'elle frappe, crée pour lui l'irréparable. La société n'a pas fait tout son devoir quand elle met cet homme à part, qu'elle l'isole, qu'elle l'empêche de nuire et qu'elle lui inflige un châtiment. Il y a dans sa faute un double manquement, une double culpabilité. Il a commis, extérieurement, un attentat contre la société ; mais il a aussi en lui-même, dans l'intérieur de sa conscience, fait un attentat contre la morale.

Or, la justice complète demande que vous mettiez cet homme à même de se réconcilier avec la loi morale.

Il a une volonté, une intelligence, un coeur, une conscience qui doivent pouvoir se réveiller et revivre d'une vie honnête. C'est parce qu'il a cette volonté, cette intelligence, à qui il faut donner le temps de se redresser, c'est parce qu'il est une personne humaine à qui il faut ménager la possibilité de se reconnaître, que la peine de mort est si grave et si dangereuse. Elle coupe court à tout relèvement !

Quand j'entendais mon collègue M. Barrès dire, l'autre jour, que le scélérat n'est plus une personne, qu'il est une chose, un rouage qui fait grincer la machine, un membre gangrené, une branche pourrie, et qu'on peut le supprimer avec tranquillité dans l'intérêt du tout, de la collectivi­té et de l'arbre social, je comprenais tout le danger d'une pareille doctrine.

Et ce n'étaient pas mes préoccupations de catholique ou de prêtre, mon­sieur Barrès, qui me rendaient inquiet, c'étaient mes sentiments d'hon­nête homme (Applaudissements à gauche), d'homme appartenant à cette civilisation moderne à laquelle vous appartenez et dont je me réclame ici. (Très bien ! Très bien ! sur les mêmes bancs.) Quand je monte à cette tribune, j'y viens comme homme et comme Français ; j'y viens le moins possible comme catholique ou comme prêtre, car cela ne vous regarde pas. Quand j'y viens comme homme et comme Français, c'est parce que je tiens, moi, en particulier, et plus que vous, étant suspect, parce que catholique, d'intolérance et d'exclusi­visme, à être d'accord avec mon temps et avec mon pays ; je tiens, plus que vous, à profiter des droits de l'homme que les principes modernes ont reconnus à tous. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Dans un pays comme le nôtre, tout le mouvement de la civilisation nous porte vers une reconnaissance de plus en plus grande de la dignité humaine, où nous voulons que l'homme soit le moins possible violenté, froissé et qu'il puisse consentir à toutes les exigences et à toutes les con­ditions sociales, consentir par le vote, à l'autorité ; par l'élection, à la loi ; à l'impôt lui-même ; par les charges personnelles sur le revenu, par les syndicats et les contrats collectifs, au travail et à ses conditions, je crois que logiquement nous devons arriver à ce que l'homme puisse aussi donner son consentement à la peine qu'il subit ! (Mouvements divers.)

Utopie et rêve ! Me dira-t-on. Ce n'est pas vrai. Vous ne savez pas si ce misérable, qui est au bagne ou dans la cellule d'une prison, n'a pas, précisément grâce à la réflexion qui lui est possible, fini par reconnaître que la loi morale est bonne et qu'elle est juste et qu'il a eu tort de l'enfreindre, et qu'il redeviendra meilleur à ses propres yeux en l'acceptant, en rougissant de honte, en étant torturé de remords.

Vous ne savez pas si vous n'avez pas remporté cette victoire, la plus belle de toutes, qui consiste à triompher du mal dans une conscience humaine et à lui faire accepter la justice !

Je sais, messieurs, qu'en parlant ainsi, j'ai l'air de n'être qu'un écho de l'élégante voix que vous venez d'entendre ; je sais que l'on peut dire : Voilà l'abbé Lemire d'accord avec les socialistes, avec M. Jaurès ! Mes­sieurs, je ne cherche pas avec qui je suis et personne ne doit chercher avec qui il est : on doit tâcher d'être d'accord avec soi-même, et cela suffit. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

M. Jaurès nous a interpellés tantôt, nous, les catholiques et il a dit que notre religion devrait suffire pour nous écarter de l'échafaud. Je n'avais pas à attendre son invitation pour connaître mon devoir. Mais parce qu'il l'a faite, je ne suis pas dépouillé de mon droit de l'accomplir. Eh ! Messieurs les droitiers, parce que les socialistes tiennent dans leurs mains les fruits d'or de mon vieil Évangile, est-ce une raison pour moi d'en oublier les origines et d'en méconnaître la captivante beauté ? Vous ne me ferez pas tourner le dos aux conclusions sociales des doctri­nes qu'a proclamées mon unique maître, celui que. dans cette Chambre, on peut toujours saluer avec admiration, alors même qu'on ne se met pas à genoux devant lui, parce que l'humanité lui est reconnaissante d'avoir rempli son évangile d'une pitié profonde pour tous les rebuts de la terre et des pardons immenses pour toutes les fautes. Ce n'est pas moi qui aurais apporté cette déclaration à cette tribune ; je n'aime point à recou­rir à des arguments qu'on appelle confessionnels ou personnels. Mais, si d'autres l'on fait, ce n'est pas une raison pour que, parlant à mon tour, je ne fasse pas écho à ce qui est dans ma conscience. Oh ! Quelque chose me peine, me navre. C'est qu'on présente le catholicisme comme vide de pitié, vide de sentiment humain !

A la fin de son discours, M. Jaurès a jeté cette pierre dans le jardin de l'Église ; je ne crois pas qu'il veuille l'y laisser. Il a trop bien rappelé les principes d'universel pardon et de relèvement toujours possible, pour que nous ne soyons pas d'accord jusque dans les conclusions extrêmes. L'honorable M. Jaurès sait très bien que notre religion chrétienne, que notre vraie religion catholique n'est pas le cléricalisme racorni. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)

Non, messieurs, non, je ne mérite pas vos applaudissements. (Si ! si ! à l'extrême gauche. - Bruit à droite.)

Je dis une chose qui est tellement certaine qu'elle devrait s'imposer par­tout, qu'il ne faudrait même point rappeler.

Non ! Notre religion chrétienne, notre catholicisme français n'est pas messieurs les traditionalistes (Exclamations à droite), cette chose figée, cette tradition formaliste qu'on nous apporte ici pour nous garrotter dans je ne sais quelle combinaison politique ; elle n'est pas cela, elle n'a même pas, messieurs les académiciens, messieurs les dilettantes... (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Colliard. Vous donnez une bonne leçon aux républicains !

M. Lemire. Elle n'est même pas, monsieur Colliard, ce beau décor de fond de théâtre, peint par un artiste de passage, pour un spectacle d'un jour. Ce ciel d'esthétique n'est pas mon ciel à moi ! Ma belle religion à moi, elle ne veut être comparée qu'au ciel vivant et mouvant qui nous entoure, où il y a du soleil, de la pluie, des nuages et de l'azur ! Ma religion veut que je sois de mon siècle et de mon temps, et je m'en ré­jouis.

Quand donc on soutient ici des doctrines qu'on nous attribue à tort, je les redoute, je sens passer, derrière elles le fatalisme et le matérialisme ; je n'en veux sous aucun prétexte ; je suis soucieux de mon orthodoxie, mais je ne veux pas qu'on ajoute à tous les dogmes, le dogme du bour­reau obligatoire.

Nécessités sociales que tout cela, a-t-on dit ! Comme si l'individu était fait pour la société et non la société pour l'individu. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Que fait-on messieurs ? On formule les implacables théories au nom desquelles on a ensanglanté l'histoire depuis la Saint-Barthélémy jusqu'à la Terreur.

M. Boutard. En passant par l'Inquisition !

M. Lemire. Non, elle était antérieure.

On a affirmé que la raison d'État, qui a toujours existé, suffisait à justifier le bourreau. La société aurait le droit - et on l'a revendiqué à cette tribune - de supprimer quiconque la gêne, d'enlever le rouage qui fait grincer l'ensemble, de couper les branches pourries, les membres gangrenés. On renverse toutes choses ! L'éminente dignité de la personne humaine, proclamée par tout ce qui réfléchit, n'existe plus ! L'individu n'est plus cette fin de grandeur et de noblesse qui doit être poursuivie toujours. On tourne le dos à la doctrine des droits de l'homme. Pour ne pas faire cela, je demande que même dans un homme couvert de tous les mépris et de toutes les hontes, accablé de toute la colère et de toutes les insultes ou de la presse ou de la foule, dans cet homme qu'on n'ose plus regarder parce qu'il est devenu tellement odieux que celui qui le regarderait avec pitié semblerait un complice, dans cet assassin, dans ce scélérat, je demande, au nom des droits de l'humanité, que vous res­pectiez la personne, et que vous lui donniez le temps (Applaudissements à l'extrême gauche) de se ranimer, de se ressaisir et de traîner sa honte, de sentir son remords accablant jusqu'à la tombe. C'est un droit que je lui reconnais, et c'est pourquoi je ne veux pas de la peine de mort.

Je sais bien que j'ai l'air, après tant de séances, de redire des choses inuti­les.

A l'extrême gauche. Parlez ! Parlez !

M. Maurice Allard. Vous parlez beaucoup mieux que certains libres penseurs.

M. Lemire. Je ne demande à être préféré à qui que ce soit. Ce n'est pas pour être comparé que je parle !

Mais je voudrais bien dire encore un mot sur la portée sociale de l'échafaud !

Il a une portée sociale d'épouvantement, de terreur ; personne ne refuse de le reconnaître. La peine est courte, radicale, expéditive. Rien de plus commode pour se débarrasser d'un scélérat de façon qu'on n'en parle plus. Mais je crains que dans ce geste brusque il n'y ait le vague désir de se soustraire au reproche importun qu'est l'assassin vivant. Cet homme, on nous l'a dit tantôt, on ne le répétera jamais assez, n'est pas un produit isolé, une croissance sans racines. Avant de le frapper, il est juste que le législateur rentre dans sa propre conscience ! Je ne prétends pas que nous puissions par nos lois empêcher tous les crimes ; il y aura toujours des gens passionnés, haineux, mécontents et ré­voltés. Il n'existe pas en ce monde de moyen efficace pour empêcher l'as­sassinat. Mais il y a dans ceux qui se commettent des responsabilités qu'il faut reconnaître : je ne veux parler que de celles qui nous concernent. On a parlé de l'alcoolisme. Je ne suis pas de ceux qui regardent l'al­coolisme comme le bouc émissaire sur lequel il faut mettre tous les pé­chés d'Israël. Un poison rend furieux, mais il n'explique pas tous les vices.

On a raison de nous demander la suppression de l'absinthe. Mais nous devons faire plus. On a parlé des faubourgs et des grandes villes. M. le garde des sceaux en particulier a déclaré à cette tribune que c'est là surtout que l'alcoolisme faisait des ravages ; il en fait aussi ailleurs. Nous oublions trop l'effrayante multiplicité des cabarets. Or ce n'est pas seule­ment dans les villes tumultueuses, c'est au fond de nos campagnes les plus retirées - dans nos pays du Nord nous en savons quelque chose -qu'à la faveur d'une enseigne trompeuse et alléchante on a laissé s'ouvrir de véritables cavernes de brigands, des bouges d'infamie où une mégère boueuse attendait la bande qui organisait le pillage et revenait avec le butin. Elle, la harpie sinistre, leur donnait ses faveurs au prix du sang versé.

Et ces taudis infâmes sont connus ; ils payent patente, et ce sont ceux-là qui devraient être fermés. (Très bien ! très bien !) On a parlé de la répression générale. Que de malheureux, que de coupa­bles sont entrés dans nos prisons et, le jour où ils en sortaient, apparemment libérés, ils restaient liés au crime ; ils restaient captifs, prisonniers de ceux qui, dans l'intérieur de ces prisons, leur avaient fait faire l'ap­prentissage de toutes les scélératesses et vis-à-vis desquels ils avaient pris un engagement de fidélité, engagement d'autant plus redoutable que celui qui l'avait reçu était plus cruel ; et, d'autre part, ces malheureux jeunes gens, une fois revenus dans la société, étaient traités comme des parias ; ils n'étaient acceptés nulle part, ne pouvant trouver ni asile, ni travail.

Qu'arrivait-il ? Qu'arrive-t-il tous les jours ? Pour peu qu'ils voient la justice fermer les yeux et les oreilles sur les criminels de haut parage qui pas­sent la frontière, laissant derrière eux des ruines et du sang, et les ouvrir et réserver ses duretés pour les gens de rien, ils cessent de compter avec elle et de lui donner confiance ou respect.

Ajoutez à cela que, spectateurs du prestige et de l'honneur que la société accorde au duel, ils se disent qu'ils en profiteront, eux aussi ! Ils raccourcissent de quelques pouces cette épée : ils en font un couteau ; aux barrières de Paris, ils engagent entre eux des combats, ils se taillent une jus­tice de forfanterie ; pour eux la honte et le bagne, pour les autres le cré­dit, presque l'admiration !Êtes-vous étonnés qu'il y ait une recrudes­cence des crimes ? (Très bien '. très bien ! à l'extrême gauche.)

On nous dit : Écoutez les pétitions des jurys. Oui, j'écoute ce qu'ils disent, mais je vois aussi ce qu'ils font ! Et en les voyant, tour à tour, ava­res de pitié et prodigues de circonstances atténuantes, selon que la marée du crime monte ou descend, s'approche ou s'écarte, je suis bien tenté de croire que l'exécutif qu'est le jury rejette sur le législatif que nous som­mes la responsabilité de ses propres flottements et de ses propres varia­tions. (Très bien ! très bien '. sur les mêmes bancs.) Et je ne veux garder de ces pétitions qu'une chose : le besoin d'une refonte générale de notre système pénitentiaire. Faut-il aller plus loin dans l'examen de nos responsabilités sociales ? Nous avons fait des lois pour sauver les enfants, les malades, les victimes des accidents, les vieillards.

Mais lorsque le coupable sort du bagne et tombe dans la société réelle et vivante, nos lois de préservation et de recours ne l'atteignent pas. Et malgré nous, malgré nos institutions d'assistance ou de préservation, il est témoin du plus abominable, du plus désastreux mépris de la vie !

II voit que la vie humaine est si peu de chose qu'on ne veut plus la donner parce qu'on l'estime moins que la richesse (Applaudissements à l'extrême gauche), qu'on l'a supprime volontairement au point qu'il y a dans certains milieux plus d'enfants qui disparaissent que d'enfants qui naissent, qu'on la délaisse cruellement par ce divorce qui devait être une porte basse pour sortir de certaines situations intolérables et qui est devenu, à l'heure actuelle, un portique ouvert sur la grand-route par où on sort quotidiennement du devoir, qu'on prostitue abominablement de pauvres fleurs d'enfants qui sont gardées comme dans une serre pour être livrées à prix d'argent sur commande, qu'on avilit dans des specta­cles grossiers qui vont supprimer les parties hautes de la conscience humaine.

Dans toute cette boue, dans cette luxure germe et se développe la passion du sang. Il y a de petits Nérons qui, comme l'autre, après avoir dit : « Exterminez ! » vont respirer le parfum des rosés. Le dévergondage des sources de la vie mène là ! Et qu'avons nous fait pour arrêter toutes ces profanations ? Avant les lois récentes que nous avons votées, on pouvait dire que la société française était fondée sur l'unité des croyances.

M. le comte de Lanjuinais. A la question !

M. Lemire. A l'heure actuelle, elle est fondée sur la liberté de conscience. Je me demande alors à moi-même, et je demande à tous ceux qui ont une philosophie ou une religion, ce que nous avons fait, pour sauvegar­der et consolider la morale. Quel usage avons-nous fait de la liberté doctrinale ? A-t-elle été autre chose en pratique qu'une rivalité haineuse, qu'un dénigrement réciproque et systématique ? Avons-nous, vous les penseurs, nous les croyants, uni nos efforts, pour protéger, pour garantir autour de nous, les éternels fondements du devoir ? Sortant de nos groupes clos, cessant d'être les hommes d'une élite, sommes-nous devenus les apôtres des masses ? Avons-nous fait au moins la trêve de Dieu en faveur des enfants pour leur éviter le spectacle déprimant de nos divisions et de nos querelles ? Avons-nous fait en sorte que ces petits, qui ont droit au respect de tous, parce qu'ils sont triplement sacrés, par leur faiblesse, leur innocence et par leur ignorance, ne soient pas entraînés dans le tourbillon du combat social, au risque d'être victimes de ces luttes prématurées ? (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Avons-nous fait en sorte qu'ils jouissent de la paix d'âme et de coeur dont ils ont besoin pour croire à la morale, s'en pénétrer et en vivre ? Toutes ces choses me remontent au coeur en ce moment ! Et j'ai peine à oublier nos responsabilités sociales pour ne voir que les sanctions sanglantes infligées à tel ou tel individu.

Je songe aussi aux courants irrésistibles qui peuvent emporter les foules à certaines heures tragiques et les égarer !

Je me souviens de l'anarchiste Vaillant qui avait terrorisé la Chambre. Je suis allé à la Roquette et à l'Élysée ; je n'ai été reçu ni d'un côté, ni de l'autre ; c'était l'heure de l'obstination qui se révolte et de la société inquiète qui se défend.

Je me suis demandé depuis lors si, dans les collectivités, à certaines heures, il ne passe pas certaines émotions tellement fortes, tellement obsédantes, qu'alors même qu'on s'imagine écrire sous la dictée de l'impartiale justice, en définitive on ne fait qu'obéir à de secrètes et inconscientes suggestions personnelles.

Je crains ces mouvements des foules, et c'est pourquoi, voyant là-bas, dans cette salle d'assises, ce malheureux, ce scélérat, résidu de je ne sais quoi, résultante de je ne sais qui, pour qui son avocat angoissé jette un cri de détresse, je me dis que tout n'est pas exagéré dans le cri de cet homme qui vient dire à la société : il y a trop d'injustice en haut, trop de misère en bas, trop de désordres partout, pour qu'on en finisse en me supprimant. C'est pourquoi, messieurs, par souci de la punition moralisante, par attachement aux mesures préventives plus nécessaires que la répression, par crainte de rigueurs irréparables et qui ne seraient absolument justifiées, je crois devoir voter contre la peine de mort.

A la place d'une société dominée par le sinistre échafaud sanglant, je voudrais une société couronnée par la possibilité indéfinie du remords, du repentir et de l'expiation !

Cela me paraît plus humain et plus digne de la France. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

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