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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Mardi 8 décembre 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 16

Présidence de M. André Gerin, Président

– Audition de M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient

– Table ronde sur le thème du corps et du visage : Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm) et Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

La séance est ouverte à seize heures trente.

Audition de M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient

M. André Gerin, président. Nous avions le sentiment que la pratique du port du voile recouvrait une dérive fondamentaliste. Cela est aujourd’hui une conviction, renforcée par nos auditions : le communautarisme se développe sur nos territoires et, si l’on peut constater des différences de ville à ville ou de quartier à quartier, la tendance existe et se renforce.

Nous avons souhaité entendre les associations féministes, laïques, les élus locaux – notamment l’association de maires « Ville et banlieue » – les spécialistes du droit ou du salafisme. Mais avant tout, nous voulons associer à notre démarche les représentants du culte musulman : il ne s’agit pas de lutter contre un signe religieux, mais contre une manifestation politique ; il ne s’agit pas de stigmatiser les musulmans, mais de donner à la deuxième religion de France toute sa place dans l’espace de la République.

C’est la raison pour laquelle nous tenterons de leur faire partager un certain nombre de préconisations, en les conviant, avec les représentants des maires, à une nouvelle séance de travail. La votation suisse, le débat sur l’identité nationale font partie du contexte dans lequel notre mission est appelée à réfléchir. Mais notre volonté a toujours été de nous en tenir à la question du port du voile intégral, à son insertion dans la problématique du vivre ensemble. C’est dans cet esprit constructif que nous souhaitons poursuivre notre réflexion

*

* *

Nous accueillons aujourd’hui M. Antoine Sfeir, journaliste et écrivain. Monsieur Sfeir, vous avez notamment publié en 2007 Les islamismes d’hier à aujourd’hui, et vous dirigez Les Cahiers de l’Orient. Souvent sollicité par les médias et apprécié du grand public, vous êtes un fin connaisseur de l’islam et du monde arabe. Pourriez-vous retracer les origines et l’évolution de la pratique du port du voile intégral, dans les pays musulmans et dans le reste du monde ? Cette pratique est-elle en extension ? Si oui, est-ce un signe du progrès du fondamentalisme ?

M. Antoine Sfeir, journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient. Je suis aussi le premier vice-président de l’Observatoire international de la laïcité, que j’ai fondé avec M. Jean-Michel Quillardet.

Au risque de vous choquer, je dois sans doute ma connaissance de l’islam à l’un de mes maîtres jésuites de Lyon, qui m’avait humilié devant mes camarades en disant : « Antoine, tu es pitoyable en arabe. Va apprendre le Coran par cœur ». Depuis, je fais de la recherche sur le Coran et la sunna, la tradition du Prophète. Je ne suis pas musulman, mais un chrétien d’Orient – on dit cela comme si c’était une espèce en voie de disparition – qui s’adresse, entre autres, à des chrétiens, qui ne sont que d’Occident pour moi.

Il est essentiel de revenir aux sources du voile. Dans la sourate 24, verset 31, il est dit que les croyantes doivent « ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît. Qu'elles rabattent leurs voiles sur leurs gorges ! ». Dans le verset 59 de la sourate 33 – « O Prophète , dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elles leurs voiles ! » – le terme employé – jalabib – désigne un vêtement couvrant le corps du cou jusqu’aux chevilles. C’est le seul endroit où le voile est cité clairement. Il est également dit ailleurs qu’un hijab doit séparer les croyantes des croyants au moment de la prière du vendredi. Le terme employé désigne non pas un voile, mais un tissu aux larges dimensions, que l’on dispose à la façon d’une tenture pour soustraire aux yeux lubriques des hommes le visage des femmes.

Le niqab est apparu à la fin du VIIe siècle, avec l’émergence de ce qui allait devenir l’école juridique et théologique des hanbalites, du nom d’Ahmed ben Hanbal, un croyant pieux dont la doctrine peut se résumer à « après le prophète, rien de nouveau ». Celui-ci a été relayé par une série de théologiens, dont le Syrien Ahmad ibn Taymiyya, au XIVe siècle, et surtout le Saoudien Mohammed Abdel Wahhab, au XVIIIe siècle. Celui-ci donnera naissance au wahhabisme, auquel se réfèrent actuellement les monarchies saoudienne et qatari.

Le XXe siècle voit l’émergence des islamistes, mais aussi de ceux que nous appelons, hélas trop communément, les salafistes – de salaf, le vrai, le pur –, qui prônent le retour à la pratique observée du temps du Prophète. Ce sont des courants d’idées et d’opinion organisés avec une méthodologie de recrutement, dans une visée strictement politique.

Le premier d’entre eux, celui des Frères musulmans, naît en Egypte. Il s’élève à la fois contre la monarchie d’origine albano-macédonienne et contre les accords Sykes-Picot, signés par la France et la Grande-Bretagne, qui prévoyaient, en 1916, le partage du Moyen-Orient. Les Frères musulmans accusent les colonisateurs de dépecer la oumma, la grande communauté des musulmans.

L’islam est un concept transcendantal. Ce que le Prophète a dit en substance aux habitants de Médine, c’est : «  vous n’appartenez plus à la tribu, au clan ou à votre famille, mais à l’islam. Votre seule identité est d’être un muslim, quelqu’un qui se soumet à Dieu ».

En tant que citoyen, j’admets que la mission procède à l’audition de personnes venant d’horizons divers. Mais je ne peux qu’être surpris, Monsieur le président, par le fait que vous ayez décidé d’auditionner un citoyen suisse qui affiche quasiment son imposture intellectuelle.

M. Jean Glavany. Ah ! Quel bonheur de vous entendre M. Antoine Sfeir.

M. Antoine Sfeir. Il n’a jamais été professeur d’université : il n’était qu’un intervenant extérieur à Fribourg – de plus en plus rarement invité – et doit sa chaire d’islamologie à Oxford – payée et entretenue par l’émirat du Qatar –, à Youssef al-Kardaoui, prédicateur des Frères musulmans.

Je suis né à 1 200 m d’altitude dans un village du Mont-Liban, ce qui me donne l’avantage d’être un peu plus près du ciel que certains. Lorsque, fier comme Artaban, j’ai voulu inscrire ma fille, qui venait de naître, à l’état civil, le préposé m’a réclamé un certificat de baptême ou un certificat du cadi musulman. Je me suis révolté : avant même de naître, ma fille était une citoyenne communautaire putative.

Je refuse de me retrouver ethniquement, religieusement et humainement refoulé dans ma communauté. Comme l’islam pour les croyants, ma citoyenneté transcende mon appartenance identitaire, communautaire ou régionale : elle me fait l’égal des autres citoyens et me rend solidaire à leur égard. C’est pourquoi je suis heureux d’entendre, Monsieur le président, votre cri d’alarme contre le communautarisme.

À la suite des Frères musulmans, d’autres courants islamistes fleurissent. En Tunisie, sous protectorat français, une variante des Frères musulmans prône une certaine occidentalisation de l’islam, tandis qu’en Arabie saoudite, le courant wahhabite considère que tous les musulmans doivent obéir aux lois de l’islam – celles de Riyad. Puis apparaît le courant ottomaniste, dont la spécificité est de naître dans la diaspora, en Allemagne et en France.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, journaliste enquêtant sur l’affaire de Creil en 1989 – nous ne savions pas encore que le proviseur du collège préparait sa campagne électorale – je croisais le pape de l’islamisme turc, Necmettin Erbakan, au domicile des deux jeunes filles marocaines. Je l’entendis alors proposer au père – dans un arabe laborieux – de payer les études de ses filles jusqu’à leurs 27 ans, à la condition qu’elles gardent le voile !

Aujourd’hui, quelques burqas se promènent dans nos cités et dans nos villes. Il ne s’agit en aucun cas d’un signe religieux, tout au plus d’un signe culturel, distinctif, provenant d’un système tribal en vigueur en Afghanistan et dans certaines régions pakistanaises. Mais la burqa pose un problème singulier : comme le voile, ce vêtement marque la volonté de se soumettre à la domination du clan et du mâle. Il signifie l’acceptation d’une lecture littéraliste, archaïque et hautement discutable du Coran.

Le Prophète est à l’origine d’avancées pour la condition féminine : ainsi, lorsqu’il exige – au VIIe siècle – que les femmes héritent de la moitié de la part de l’homme, cela représente un progrès. Mais les islamistes d’aujourd’hui s’en tiennent à cette stricte formulation. Or, il est insensé d’interpréter un texte en ignorant son contexte historique ou anthropologique – le Coran ne saurait y faire exception. Rejeter le voile ou la burqa revient à refuser cette lecture erronée, voire instrumentalisée de l’islam.

On pourrait gloser sans fin sur les raisons pour lesquelles une femme décide de porter la burqa : refuge, acceptation de la protection d’un clan, d’une famille, d’une communauté. Je me rappelle l’une de mes étudiantes doctorantes qui, à l’entrée de sa cité, recouvrait ses cheveux d’un fichu afin, m’expliquait-elle, d’échapper aux sarcasmes des bandes, ainsi qu’aux remarques de son père, qui craignait le qu’en dira-t-on.

Mais il convient aussi de s’interroger sur les raisons pour lesquelles on use du mot « évasion » lorsque l’on parle de la France, là-bas, et si souvent du mot « invasion », ici. Vous avez raison, Monsieur le président, de rappeler que l’islam doit avoir toute sa place en France. Pourquoi les enseignants, à qui l’on demande d’apprendre l’histoire de l’islam, comme celle des autres religions, ne bénéficient-ils d’aucune formation dans ce domaine ? Savons-nous encore fabriquer des citoyens ? Ne trouvez-vous pas étrange – effrayant même – que mes étudiants en master 2 au Celsa aient cru juste de citer, en guise de valeurs républicaines, les dix commandements, et qu’ils définissent la laïcité par la liberté du culte ?

Vous avez parlé du vivre ensemble. Je préfère prôner le « vouloir vivre ensemble ». Je fais partie de cette dernière génération d’élèves libanais, de ces jeunes gens qui, manquant de lieux de rencontre, se retrouvaient à la mosquée le vendredi, à la synagogue le samedi et à l’église le dimanche. Plus tard, la citoyenneté communautaire a débouché sur la violence puis sur la guerre.

Le débat sur la burqa doit être replacé sur ses deux pieds : la laïcité et l’intégration. Ce sont les fondements de la République : l’intégration dans la citoyenneté et une laïcité qui englobe, quand les religions dénouent les liens sociaux. Il ne faut pas confondre la religion, organisation temporelle d’une communauté, et la foi, adhésion volontariste à une croyance. Contrairement à ce que veut signifier le voile, la foi reste cantonnée à la sphère privée et ne prétend pas s’approprier la sphère publique.

Je me permets de vous mettre en garde : ne donnons pas dans le panneau des islamistes ! Lorsque les islamistes suisses demandent la construction de minarets, ils entendent faire peur, et avec cette peur, entretenir la mauvaise conscience des décideurs, qui, dès lors, accepteront plus facilement le voile. Légiférer est difficile, car il est toujours un secteur qui échappe à la loi. Mais la loi de 1905 est parfaitement claire et sépare, de façon tranchée, la sphère publique et la sphère privée. En aucun cas notre laïcité ne doit être anti-religieuse, ou même areligieuse. Elle doit être généreuse, ouverte, partagée. C’est dans ce sens que nous, sociologues de la religion, devons travailler au service des autres citoyens.

M. Jean Glavany. Depuis que j’ai osé dire à la personne que nous avions en face de nous, le 2 décembre, que l’auditionner lui donnait une honorabilité, une respectabilité et une tribune qu’elle ne méritait pas, j’ai été assailli de dizaines de messages électroniques, d’une avalanche de ces messages d’une violence fascisante, reprenant les mêmes formulations caractéristiques. Je me suis entendu dire depuis que ce monsieur payait les auteurs de ces mails. Je voulais remercier ceux de mes collègues qui m’ont donné l’occasion de subir ce traitement. Cela confirme, en tout cas, la supercherie de cet homme.

Je pense qu’il existe un lien, pas forcément innocent, entre le succès médiatique de cette personne – il y avait 50 journalistes présents la semaine dernière pour cet usurpateur, et ce soir, seulement trois pour entendre votre exposé passionnant – et le résultat de la votation suisse.

M. Antoine Sfeir. Ce n’est pas étonnant : il est beau, il a des yeux de velours – et il manie très bien la rhétorique.

M. Jean Glavany. Cet homme provoque l’extrémisme anti-islamiste. C’est le jeu des Frères musulmans – il a revendiqué son appartenance à ce courant dans d’autres enceintes – que de combattre l’extrémisme salafiste, pour mieux faire prévaloir des thèses qui ne sont pas moins extrémistes. Que pensez-vous de ce jeu idéologico-politique ?

M. Jacques Myard. Comme l’a souligné André Gerin, le port du voile intégral recouvre une volonté d’imposer des lois et des comportements contraires à la laïcité et à toutes les lois républicaines des sociétés occidentales. Il faut démonter les dialectiques en jeu, à même d’abuser les « gogos » et les journalistes avides de feuillets. À cet égard, pourriez-vous nous parler de la taqîya, le fait d’avancer masqué ?

M. Étienne Pinte. Faut-il ou non légiférer en matière de voile intégral ? Ne risquons-nous pas, en proposant une loi, de tomber dans un piège similaire à celui qu’ont tendu les islamistes en Suisse ?

M. Antoine Sfeir. En aucun cas, il ne faut légiférer. Ce serait donner un argument supplémentaire aux islamistes. En revanche, il vous faut rappeler les principes de la loi de 1905 : cette loi est complète, globalisante et d’une grande clarté.

Le personnage dont M. Glavany a parlé manie brillamment la rhétorique. Il dit lutter contre les salafistes, qui prônent une lecture littéraliste du Coran. Il se dit réformiste, pratiquant l’effort d’interprétation à partir du VIIe siècle. Mais il faut relire ce qu’il écrit dans Les musulmans dans la laïcité : la religion musulmane est englobante, et il est difficile à un musulman d’obéir aux lois de la République lorsqu’elles apparaissent en contradiction avec les lois d’Allah.

M. Dennis Gira, l’éditeur de sa thèse sur la vie et l’œuvre de son grand-père, fondateur des Frères musulmans, a écrit qu’il représentait la pensée de ces derniers. Ce monsieur n’a pas démenti ; il va même dans ce sens dans son avant-propos. Ainsi laisse-t-il passer des informations. Il explique qu’il n’est pas encarté, omettant de dire qu’il ne s’agit pas d’un parti, mais d’une confrérie – on est Frère musulman ou on ne l’est pas.

Lorsque je l’ai invité en 1993 – c’était la première fois qu’il s’exprimait en France – à échanger sur le thème « Islam et République », j’ai cru qu’il était réformiste. Mais lorsque j’ai lu ce qu’il écrivait en français et en arabe – langue qu’il ne pratique pas, contrairement à ce qu’il affirme – je me suis rendu compte que tout ce qu’il disait était faux. Sa rhétorique consiste à dire une part de vrai, pour mieux tromper. L’inconvénient, c’est qu’il faut connaître l’islam pour la démonter.

Cela nous ramène au savoir, à l’école. Nous invitons à respecter les « autres », à les reconnaître, mais nous ne les connaissons pas. Je passe mon temps à parcourir la France pour expliquer ce qu’est l’islam, en m’appuyant uniquement sur les textes musulmans. Nous avons inventé au XVIIe siècle un terme dont nous abusons aujourd’hui, non sans relents néocolonialistes : la « tolérance ». Pour ma part, je ne veux pas être toléré : je souhaite que l’on me reconnaisse tel qu’en moi-même, dans mon altérité.

Monsieur Myard, la taqîya – ou ketman – est un dogme chiite. Le devoir d’un chiite, s’il se trouve parmi des sunnites, est de dissimuler son appartenance et de se proclamer sunnite. Il faut savoir que pour les chiites, ultra-minoritaires – ils ne représentent que 9 % des musulmans – l’individu a une importance primordiale pour la communauté. Si certains extrémistes empruntent à leur tour la taqîya , c’est qu’ils sont eux-mêmes une infime minorité au sein de la communauté sunnite en France.

Pour publier Les Réseaux d’Allah ou les filières islamistes en France et en Europe –, j’ai enquêté pendant dix ans, entre 1992 et 2002 : je peux affirmer que près de 90 % des musulmans ont choisi l’intégration, la laïcité, les valeurs républicaines, au-delà des affirmations identitaires que constituent le jeûne du ramadan ou le port de certains vêtements. Ils sont pleinement dans la République.

S’agissant du journalisme, je dois jeter, non sans regrets, un roc dans mon jardin. Mes confrères, pressés par leurs médias, manquent sans doute de temps pour se spécialiser dans ce domaine. Mais lorsque l’on me demande le nom d’un islamiste et que je propose celui d’un professeur d’université – comme l’écrivait Voltaire, je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire – ils préfèrent contacter un barbu qui insulte la France : cela fait vendre du papier, remonter la courbe de l’audimat, et cela fait peur.

En créant la peur, nous créons le rejet de l’autre. En ce sens, la laïcité est un socle de la République : elle englobe, elle ne délie pas ; elle intègre, elle ne rejette pas. Veillez à ne pas donner l’apparence du rejet. Si vous légiférez, on proclamera que les députés français ont légiféré contre l’islam. Réaffirmer ou préciser certaines « niches » de la loi de 1905 éviterait ce risque.

M. André Gerin président. Je vous remercie de ces éclairages. La volonté de la mission est précisément d’entendre tous les points de vue.

M. Antoine Sfeir. J’espère avoir été utile.

    Table ronde sur le thème du corps et du visage :

    – Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale    supérieure (ENS-Ulm),

    – Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

M. André Gerin, président. Chers collègues, nous avons souhaité organiser une table ronde rassemblant des chercheurs en sciences humaines et sociales autour du thème du corps et du visage. Nos auditions ont, en effet, montré que le visage constituait une partie bien spécifique du corps et ne saurait être assimilé à aucune autre.

Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure, et Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

En quoi le visage est-il porteur de l’identité de la personne ? Comment interpréter l’absence de vêtement du visage dans nos sociétés ?

Je vous donne la parole, Mesdames.

Mme Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art moderne à l’École normale supérieure (ENS-Ulm). Dans nos sociétés occidentales, le visage est la partie du corps qui porte le cœur de l’individu, l’âme, la raison, la personnalité. Chez nous, c’est un héritage culturel séculaire.

Étant spécialiste de la Renaissance en Europe, j’aborderai ces questions non en tant que scientifique, mais comme simple citoyenne.

Grâce au double héritage de la Grèce et de Rome, où la figure humaine est au centre de la culture et de l’art, donc de nos références, le visage et le corps sont investis en Occident d’une force et d’une reconnaissance qui n’existent probablement pas dans d’autres cultures. Je parle ici du corps entier. On part de l’acceptation d’une nudité du visage et du corps, mais sous une certaine réserve car les questions de savoir jusqu’où on dévoile ce corps, comment on en montre la nudité, se posent. Le corps et le visage sont donc nus dans l’Antiquité, mais il y a des conventions lorsqu’on les montre.

Deux temps ont réinvesti très fortement le corps. Aux XVe et XVIe siècles, l’humanisme chrétien essaie de concilier valeurs chrétiennes de l’Occident et valeurs de l’Antiquité. Alors que, pendant les premiers siècles du christianisme, le corps était devenu insupportable – il fallait ne pas y penser, certainement le voiler –, il est de nouveau réinvesti de valeurs positives. On pense évidemment à Saint François d’Assise, à l’admiration devant la nature, mais également devant la création de Dieu, à savoir aussi le corps de l’homme et de la femme. Ce corps est réinvesti, mais en partie seulement. En effet, l’humanisme est le triomphe de l’individu, de la personnalité, et se traduit aussitôt par un art inexistant dans d’autres civilisations, ou en tout cas très peu dans l’islam et certainement pas au même degré dans l’art chinois. Dans les arts de l’Asie, la figure humaine est perdue – l’individu est microscopique dans les peintures chinoises, par exemple – et la tradition du portrait n’existe pas comme dans la nôtre. Bref, au moment où le corps est réinvesti dans la civilisation chrétienne, l’individu, la personnalité individuelle sont réinvestis dans la modalité du portrait, c’est-à-dire un élément délimité au visage.

Au XVIIIe siècle, la tradition néoclassique représentée par des gens comme Winckelmann investit le corps d’une beauté absolument idéale. Le modèle est le corps jeune et beau – tout le contraire des rides, de l’histoire du visage. C’est très important car pour être beau et jeune, il ne faut pas n’importe quel corps, n’importe quel visage : ils doivent être masqués et maquillés, l’aboutissement étant la chirurgie esthétique et le maquillage d’aujourd’hui.

Ainsi, certaines parties du corps ont une valeur et le visage est la quintessence de la personne. Notre éducation a intégré ces éléments. La lecture de philosophes du XVIe siècle révèle une partie ignoble du corps – tout le bas – et une partie noble : le visage. Pour certains, l’homme est le seul animal à se tenir droit : une vache a la tête en bas et broute, alors que l’homme a le visage constamment dressé vers le ciel, il n’a pas à brouter la terre, il regarde. C’est par ce visage dressé et toujours prêt à louer Dieu que l’homme est homme, tout simplement. Dans Les deux corps du roi, Ernst Kantorowicz, un très grand historien, distingue le vrai corps du roi du corps idéal, montré au public, vu de très loin – c’est tout le jeu de l’étiquette. Là encore, on maquillait ce corps. Ces éléments jouent également au XXe siècle : à la télévision, on n’a jamais vu le bas du corps des speakerines, mais seulement leur visage, c’est-à-dire la partie noble. Regardez aussi la configuration de cette salle. Dans notre civilisation occidentale et médiatique, c’est le visage et seulement le visage.

Depuis le XVIe siècle, notre courtoisie, s’appuyant sur des traités comme celui de Castiglione, passe par un maquillage spontané du visage : la dissimulation des émotions. Ce visage théogonique – partie divine de l’homme dans un corps accepté par une sorte de beauté idéale reprenant l’héritage antique – n’est acceptable que si nous le déguisons, c’est-à-dire si nous ne le montrons jamais nu. Il faut dissimuler ses émotions, mais aussi des parties du visage. On apprend aux enfants à mettre la main devant la bouche pour tousser ou bailler, et pas seulement pour des raisons d’hygiène. Au XVIIIe siècle, le peintre Élisabeth Vigée-Lebrun a eu de gros ennuis avec le Salon pour s’être présentée, tenant son enfant sur ses genoux, souriante et montrant ses dents, alors qu’à l’époque on ne devait pas laisser apparaître l’organique du visage, une bouche ouverte par exemple. Enfin, une tradition issue de l’Antiquité consiste à voiler son visage quand on ne sait plus voiler ses émotions. À la mort de sa fille Iphigénie, la douleur d’Agamemnon est si terrible qu’il dissimule son visage dans ses mains. Ce texte a inspiré peintures et sculptures où les émotions les plus violentes s’expriment par des visages cachés. Ainsi, le visage est le vecteur de l’âme, parce que vecteur des émotions.

En conclusion, notre civilisation croit dévoiler le visage, alors qu’en réalité nous le voilons par des codes gestuels et autres masques et maquillages.

À mon sens, la question du voile dépasse celle de la laïcité et du port de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse – même si je crois en notre République laïque. En réalité, elle est porteuse de siècles et de siècles de ressenti du corps et de cette partie précise du corps qu’est le visage.

Comprendre l’autre, comprendre que certaines personnes n’ont pas cet héritage mais une histoire et un ressenti propres du corps et du visage, c’est comprendre la nécessité peut-être pour elles de le voiler autrement que nous ne le faisons – car je crois que nous voilons notre visage. Ainsi, on peut sinon légiférer, du moins intégrer par le biais de l’école des valeurs fondamentales, celles de laïcité, mais aussi tout cet héritage afin, non pas de troquer une identité à une autre, mais d’aboutir à une mutuelle compréhension.

M. André Gerin, président. Merci, Madame, pour cet exposé très intéressant.

Mme Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. L’intervention de Mme Laneyrie-Dagen est très intéressante : non seulement elle permet de comprendre la place du corps et du visage dans chaque culture, chaque civilisation, mais elle va plus loin en définissant les relations de civilité entre les gens.

Pour ma part, je développerai les enjeux de la société contemporaine, pour ne pas dire moderne, sous l’angle de l’interaction culturelle. En effet, on ne peut plus aujourd’hui penser les cultures complètement séparées les unes des autres, avec des frontières bien dessinées, car nous vivons dans la même société. Pour le dire plus empiriquement, le phénomène de la burqa ne débarque pas de Kaboul en avion ou sur un âne, mais s’observe dans les villes européennes. Le problème est que la proximité entre ce « chez nous », dont parle Mme Laneyrie-Dagen – et les autres est aujourd’hui un peu perturbée. Ainsi, on ne veut pas de minaret en Suisse, alors que les musulmans vivent aujourd’hui en terre européenne.

Mon premier constat est donc la nécessité de se rendre compte que nous sommes dans une expérience intercivilisationnelle. Cependant, si nous partageons les mêmes espaces – rues, écoles, etc. –, nous ne partageons pas le même héritage, comme le dit Mme Laneyrie-Dagen, ni les mêmes mœurs. D’où l’importance, effectivement, de comprendre l’autre et d’instaurer une relation de reconnaissance mutuelle avec les citoyens n’ayant pas la même expérience civilisationnelle ni les mêmes mœurs.

Mme Laneyrie-Dagen parle de « civilisation chrétienne ». Nous, nous avions appris les termes de « civilisation moderne », et les sociétés un peu en marge des sociétés européennes ont pensé que la civilisation était unique, c’est-à-dire occidentale et universelle. C’est la France qui a donné ce sens universaliste à la civilisation.

D’où mon deuxième constat : un glissement sémantique a changé la signification de la civilisation dans le débat public. Auparavant, on parlait de civilisation universelle, d’où les termes de « modernisation », d’« occidentalisation ». La civilisation occidentale était un modèle pour la Turquie qui a abandonné les symboles de l’identité ottomane et de l’empire pluriethnique au profit de l’idée d’universalisme de la civilisation – une seule civilisation appelée modernité.

Par conséquent, on ne peut plus imaginer que les musulmans en France ou ailleurs ne soient pas affectés par cette modernité car elle a produit un processus d’acculturation. Nous ne pouvons pas faire aussi bien que vous un historique de la place du corps et du visage dans la civilisation islamique car celle-ci a été perturbée dans sa rencontre avec la modernité. Le rapport au corps est devenu problématique aujourd’hui chez les musulmans en raison de cette acculturation, issue d’une rupture avec les traditions. Les filles portant le foulard en France sont plutôt en rupture avec la manière traditionnelle dont le portait leur mère ou leur grand-mère. La transmission est cassée, d’où une réappropriation du voile, du hijab, sinon une réinvention des traditions dans un contexte pluraliste séculier. C’est le troisième constat.

Quatrième constat : ce dont nous discutons est l’agencement des sphères privées et publiques. Pour le dire à la manière des philosophes de l’espace public, comme Hannah Arendt, dans les démocraties européennes, les acteurs sociaux deviennent citoyens en se rendant publics. Pour cela, il faut une certaine visibilité. La vie politique est nourrie de ces affaires relevant de l’ordre privé, de l’intime, d’affaires considérées jusqu’alors secrètes, enfouies ou taboues, qui sont amenées dans la sphère publique par certains mouvements, comme le féminisme à partir des années soixante-dix, ou le mouvement homosexuel. Cette incitation à parler de la sexualité se retrouve aussi chez Michel Foucault. Bref, rendre public tout ce qui est personnel est une tendance de nos sociétés modernes.

Aujourd’hui, il y a un malentendu sur notre société du dévoilement car, au fond, celui-ci est une étape de la modernité qui exacerbe cette visibilité. On nous laisse croire qu’il n’y a pas de voilement dans les sociétés civilisées d’aujourd’hui. Or comme Mme Laneyrie-Dagen l’a très bien montré, il n’y a jamais une pure visibilité en public, mais toujours des conventions. D’ailleurs, plus on est en public, plus on cache ses émotions, à la différence des sociétés primitives où les sentiments s’expriment plus facilement. Ces conventions, ces étiquettes sont très importantes pour comprendre la visibilité et l’invisibilité.

S’agissant du voilement dans l’islam, si la question du privé et du public ne s’agence pas de la même manière, il y a toujours cette question du visible et de l’invisible. Quelles parties du corps sont interdites ? Qu’est-ce qui est interdit dans le public ? Peut-être faut-il poser la question ainsi. Aujourd’hui, les femmes ayant la possibilité d’ôter le foulard se le réapproprient – pas toujours par obligation, mais aussi par choix personnel – parce qu’elles se rappellent le domaine de l’intime, du secret, du sacré, un peu réfuté dans l’espace public. Pour elles, le privé est non seulement de l’ordre du personnel, mais aussi du secret. Elles se rendent publiques, visibles, mais tout en rappelant quelle partie du corps ou quel comportement doit être interdit. Je dirais qu’une politique de la pudeur traverse et ressource ces conduites aujourd’hui.

Depuis trente ans, on n’arrive pas à nommer le phénomène : voile, foulard, hijab, burqa ? Pour nous, chercheurs, cela veut dire que quelque chose change. D’ailleurs, la signification du voile est peut-être en train d’être transformée par celles qui le portent parce qu’elles sont en transgression par rapport à l’orthodoxie religieuse, étant déjà dans des espaces de vie : elles ont accès à l’éducation séculière, à la mixité, à une profession, etc. Leur expérience vécue est déjà en tension avec les prescriptions religieuses. Or si la recomposition est possible dans des pays libres, l’expérimentation et la recomposition ne le sont pas quand tout est déjà tranché par les frères, les pères ou l’autorité législative de l’État.

Plus puriste, le voile intégral est une attitude bien plus en rupture avec la société. Les femmes présentes dans les espaces de vie sont dans l’expérimentation. À l’inverse, chez celles qui portent la burqa, il y a du non négociable : elles ne veulent pas entrer dans ces espaces, dans l’impureté, l’interaction. Cette pureté à l’extrême, cette pudeur révèle leur besoin de se retirer de notre espace public qu’elles jugent obscène. Cette sollicitation dans l’espace public à être de plus en plus manifeste dans son visage et son corps, cette spirale de la sécularisation est une source d’oppression pour beaucoup de femmes et un symptôme pathologique de nos propres sociétés. Ainsi, leur attitude nous amène à comprendre les excès de nos sociétés et, comme le disait Mme Laneyrie-Dagen, que la visibilité est toujours liée à une étiquette, à des formes de civilités entre citoyens.

M. Jacques Myard. Comme vous l’avez rappelé, Madame Laneyrie-Dagen, le corps est nu bien avant le christianisme. Dans la tradition grecque, les statues l’étaient. Mes ancêtres les Gaulois tatouaient et peignaient leur corps, combattaient nus, et les femmes étaient à leur côté pour les encourager dans les combats. Il y a donc une très longue tradition de la nudité en Occident, du moins dans les sociétés celtique, germanique et romaine.

Par ailleurs, comme Denis de Rougemont l’a parfaitement démontré, le dieu des chrétiens est incarné – Dieu s’est fait homme –, alors que le dieu musulman est à l’extérieur du monde. Cette forte différence explique beaucoup de choses sur le plan religieux et philosophique.

Madame Göle, le retour du sacré dans le public, c’est le retour de l’absolu dans la sphère publique, c’est-à-dire du prosélytisme et de l’affrontement parce que chaque religion prétend détenir la vérité. Or c’est le risque que nous devons éviter, à savoir la guerre des religions, un face-à-face sur des vérités absolues !

Une norme sociétale multiséculaire, comme aurait dit de Gaulle, étant communément admise dans toutes les sociétés occidentales, cet apport du retour du sacré qui va jusqu’à voiler totalement la face me semble dangereux, et je voudrais avoir votre avis à ce propos.

M. André Gerin, président. Les défis posés à la société et à la mission sont d’éclairer les raisons de la pratique du voile intégral et la place de l’islam, deuxième religion de France, dans la société française.

Quel malaise exprime aujourd’hui le voile intégral dans notre société, y compris chez les musulmans ? Le développement du communautarisme ne se dissimulerait-il pas derrière lui ?

Nous connaissons des exemples de situations contraintes de jeunes femmes mineures, d’adolescentes, voire de petites filles, de moins de dix ans, voilées intégralement : ces derniers cas relèvent de la protection judiciaire de la jeunesse.

Le voile pose également des questions d’ordre géopolitique, ou encore celle de la place de l’homme à côté de la femme. Il crée aussi des conflits dans les services publics ou d’état-civil. La couverture du visage ne peut pas être assimilée à un vêtement.

L’emprise des fondamentalistes, dont il a été dit ici qu’ils portent une idéologie barbare, sans rapport avec l’idée que nous pouvons nous faire d’un islam de France, met certains territoires, certaines jeunes filles dans des situations contraintes absolument contraires aux principes de laïcité et de séparation des Églises et de l’État.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Depuis quelques mois, j’ai été confrontée plusieurs fois au voile intégral, y compris dans la rue. Nous nous trouvons alors face à un « non individu », dont nous ne savons rien. Un visage s’exprime, même lorsqu’il est maquillé. À l’inverse, nous ne pouvons rien sentir de l’expression d’une personne voilée. Or, comme le dit Mme Elisabeth Badinter, la personne voilée voit ce que je ressens. Inversement, dans la mesure où je ne vois pas son visage, je ne peux rien percevoir ni de ce qu’elle-même ressent, ni de ce qu’elle pense.

Mme Nadeige Laneyrie-Dagen. À mon sens, Mme Göle a plutôt parlé de la pudeur que du sacré. Ma réflexion ne tient pas compte du genre. Elle parle du corps et du visage. Or, ce qui se joue ici n’est pas le voilement d’un homme ou d’une femme, mais seulement celui d’une femme alors que l’homme, lui, n’est pas voilé.

Même si je ne suis pas forcément favorable à une législation sur une pudeur à l’occidentale, je suis sensible aux conditions non pas du sacré, mais de la pudeur dans une société, évoquées par Mme Göle. Cela dit, que le voilement du visage d’une femme soit l’expression d’un rapport de pouvoir est une évidence. Dans l’Antiquité, la nudité était celle des hommes entre eux – encore que les Celtes étaient tatoués, ce qui signifie qu’ils n’étaient pas nus. Les femmes restaient au gynécée.

M. Jacques Myard. Les femmes celtes n’étaient pas recluses. Elles accompagnaient leurs maris au combat. Votre dernière remarque fait référence à la Grèce antique.

Mme Nadeige Laneyrie-Dagen. Le peintre David, qui a remis à la mode les peintures de nus, a théorisé sa vision de la nudité dans ses Notes sur la nudité de mes héros. S’il met nus les héros qui représentent la nouvelle république morale, il explique, en revanche, qu’il faut voiler, couvrir, les dames : il n’y a pas de nudité féminine. Le rapport entre hommes et femmes est présent dans cette prise de position.

Le principe de départ est que, d’une certaine manière, des jeunes femmes choisissent de porter le voile dans un espace public et qu’il faut les aider à y respecter leur foi. Cependant, loin de se voir offrir un choix, des enfants, de toutes jeunes filles, sont prédéterminées à porter le voile.

Mme Nilüfer Göle. Vous semblez donner une valeur très positive à la nudité. Or les pays d’Europe ne partagent pas le même rapport à la nudité. Les Allemands sont très nudistes. En Allemagne, des plages sont consacrées à la nudité. Les Français ne se reconnaissent pas dans cette tradition. Les réflexes des Polonais à l’égard des plages nudistes sont ceux d’une pudeur catholique très poussée. Avec les soldats nus de notre civilisation occidentale, femmes et hommes, l’Europe est en train d’inventer un mythe pour créer une altérité par rapport à l’islam.

J’ai aussi lu que, dans la civilisation islamique, le voile a été prescrit pour distinguer les femmes musulmanes des esclaves. Pour chaque société, la civilisation commence avec l’habillement.

Cela dit, le vêtement, c’est aussi la mode. En France notamment, la mode est l’un des moyens de dédramatiser ce type de conflits. À Dubaï a été créée la marque de lunettes de soleil BQ, comme burqa. Ce n’est pas une plaisanterie. L’esthétisation des formes, qu’il s’agisse des mosquées, des minarets ou du voile, montre une entrée dans les sociétés dites modernes.

Je n’ai pas dit que le voile était la marque de l’irruption du sacré dans l’espace public, sous l’effet d’un prosélytisme gravement dangereux qui nous défierait. Au contraire, mes propos n’épuisent pas le sens de ces conduites très complexes. J’ai simplement voulu tisser, en suivant votre canevas, une argumentation montrant que l’un des enjeux du port du voile était une politique de pudeur. Le débat public dans la société me semble dramatiser et surpolitiser la question du voile : derrière le foulard sont cachés les Frères, derrière la burqa le fondamentalisme wahhabite et l’Arabie saoudite… J’ai, au contraire, appris de mon expérience de la démocratie qu’il fallait dédramatiser, et laisser libre cours à l’expérimentation sociale et à l’innovation. Aujourd’hui en Turquie, le voile, le hijab sont fashion. Cela n’est pas si politique.

M. Jean Glavany. La mission ne s’est guère penchée sur les mots. Pour autant, ceux-ci ont un sens. Que dévoile-t-on ? En général, la vérité. Les élus dévoilent aussi des plaques d’inauguration. Dans la religion chrétienne, dire qu’une femme prenait le voile signifiait qu’elle entrait en religion. Autre expression, se voiler la face signifie refuser de regarder la vérité en face.

On ne saurait mettre sur le même plan le voile, le hijab, la burqa. Nous savons tous, par expérience, que les motivations du port du voile sont infinies, de la plus religieuse à la plus esthétique. Il y a plusieurs années, séjournant dans un hôtel jordanien, j’ai vu une femme – très belle – en bikini au bord de la piscine l’après-midi porter lors du dîner, une robe longue et un voile. Il s’agissait d’esthétique pure !

En revanche, seuls les deux courants à la fois extrémistes, intégristes et fondamentalistes de l’islam prônent le port du voile intégral. La burqa est d’origine talibane. Elle est issue d’une idéologie que je qualifie de barbare. Mon opinion sur le salafisme est à peu près identique. Les motivations du port du voile intégral ne sont donc guère variées.

Par ailleurs, se voiler la face empêche la vérité de l’échange. Celles qui portent le voile intégral entendent leurs interlocuteurs, leur parlent et les voient. En revanche, ceux-ci, s’ils peuvent leur parler, ne les voient pas. L’inégalité fondamentale ainsi introduite dans l’échange constitue une rupture évidente du principe de fraternité.

Le voile intégral est aussi l’outil d’une rupture de l’égalité. Son port n’est pas demandé aux hommes, mais aux seules femmes, pour des raisons de domination de la femme par l’homme et dans des conditions qui peuvent être barbares. L’imposition aux femmes du port de la burqa relève des mêmes modes de fonctionnement qui conduisent à leur couper les mains si elles portent du vernis à ongles ou à leur jeter de l’acide si elles veulent aller à l’école.

Enfin, invoquer le principe de sécurité serait presque une facilité en droit français : chacun doit accepter de témoigner de son identité.

Pour toutes ces raisons, le visage n’est pas une partie du corps comme les autres. Dans la société française d’aujourd’hui, la question problématique du visage masqué de la femme doit être abordée.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Madame Göle, si vous avez été sensible à mes propos, vous n’avez pas répondu à mon intervention. Sa teneur était cependant de même nature que celle de Jean Glavany.

Je pourrais entendre votre raisonnement sur la pudeur. Notre génération soixante-huitarde a voulu que les femmes se découvrent, s’approprient le droit de disposer de leur corps. La génération d’aujourd’hui est peut-être en retrait par rapport à ce mouvement. Sa pudeur s’exprime – je rappelle les propos de Mme Elisabeth Badinter ici-même – par le port du survêtement à l’école, plutôt que de la jupe, alors que le combat de notre jeunesse était le droit au port du pantalon. La première ministre qui a siégé en Conseil des ministres vêtue d’un pantalon était Alice Saunier-Seïté. C’était un vrai combat pour nous. Aujourd’hui, dans les collèges de nos cités, les jeunes filles sont vêtues d’un survêtement. La journée de la jupe n’est pas qu’un film, c’est tous les jours. Je peux donc entendre ce réflexe de pudeur, de réappropriation, par rapport à un mouvement qui a été très loin. En revanche, tel n’est pas le cas pour ce qui concerne le visage, le vivre ensemble et la fraternité évoquée par Jean Glavany. Quel est votre point de vue ?

M. Jacques Myard. Nous sommes bien au-delà de la pudeur. Dans un témoignage envoyé de l’étranger pour justifier le port du niqab ou du voile intégral, une personne m’expose dans un excellent français que : « mon Dieu m’ordonne et ordonne que ma femme soit voilée pour éviter le péché d’adultère ». Il ne s’agit pas là de pudeur : tous les ouvrages des salafistes font bien apparaître le caractère divin de cette obligation. En tant que laïc, j’y vois pour le moins le risque d’un choc des cultures.

M. Jean-Paul Garraud. Mesdames, avez-vous repéré dans l’histoire des comportements analogues à ceux que notre civilisation connaît actuellement ?

L’évolution de la civilisation vers la modernité que vous avez définie serait en réalité selon vous, une évolution vers la démocratie. Le port d’un voile intégral, masquant totalement le corps et le visage, constituerait alors tout simplement une véritable forme de régression historique et antidémocratique. Pouvez-vous m’apporter des précisions ?

Mme Nilüfer Göle. Mme Hoffman-Rispal, je pensais que mon acquiescement valait réponse.

Je suis d’accord avec l’idée de réciprocité. Cela dit, si, entre celle qui se voile et celle qui est dévoilée, il y a bien un rapport de pouvoir, celui-ci peut être inversé par rapport à la représentation que nous nous faisons du voile. Souvent, l’idée est que celle qui est voilée est soumise. Cependant, les rapports peuvent être plus pervers et complexes. Mon propos n’est pas de valoriser la burqa mais d’ouvrir une analyse indépendante de nos convictions personnelles.

Le voile intégral – je réponds là aussi sur la régression – est bien un élément de contre-modernité. Je n’ai pas fait d’équivalence entre la burqa, le hijab et le voile. Celles qui portent le voile essaient de remettre en cohérence leur pratique et leur foi. Ce n’est pas facile. Les incohérences sont nombreuses. En même temps, seule la démocratie laisse une place à l’incohérence. Hors l’incohérence ne subsiste que le purisme. Le port de la burqa est une pratique puriste, de personnes qui pensent qu’il n’y a pas de place pour l’expérience vécue de la modernité. Dans ce sens, il peut en effet être compris comme une régression ou, à tout le moins, une volonté de rupture très radicale avec la réciprocité et l’échange.

Quant aux interrogations sur le visage, il faut quand même rappeler – puisque le Parlement s’en est également soucié – que le port du voile, du hijab c’est-à-dire du fichu, ne posait pas la question de la visibilité du visage, mais seulement des cheveux. Au contraire, aujourd’hui la burqa pose le problème de la reconnaissance du visage de la personne qui le porte dans l’espace public. Les filles qui portent le voile l’enlèvent parfois tant elles sont lassées d’être identifiées avec le foulard et de ne pas pouvoir devenir une personne. Il y a donc aussi la non reconnaissance de la personne qui porte le foulard.

Mme Nadeige Laneyrie-Dagen. J’ai peut-être moi-même pu confondre un type de voile qui laisse voir le visage, et dont les conditions de port pour l’accès à l’école des enfants et des jeunes filles dans l’espace public ont été édictées, et un voile intégral que je ne nommerai pas, ayant trop peur de me tromper de termes. Pour moi, c’est ce voile intégral qui est une extension de ce que j’ai appelé le gynécée, un espace qui enferme les femmes dans un espace qui est non pas public – au contraire des apparences – mais un prolongement de l’espace privé. Ses caractéristiques en font un élément de refus évidemment rétrograde d’une place de la femme dans un espace public.

Vous avez évoqué des pratiques religieuses. Dans le christianisme, le lieu où l’on ne voit pas le visage d’autrui, c’est le confessionnal. Indépendamment de toute question de genre, si le visage du confesseur ne doit pas être vu par le confessé, ni celui du confessé par le confesseur, n’est-ce pas pour qu’une parole puisse être exprimée hors de l’espace du quotidien ?

Cette pratique ne signifie-t-elle donc pas, au contraire, que, dans l’espace du quotidien, il faut voir quelque chose de son interlocuteur pour qu’il existe ? Pour reprendre l’expression de M. Glavany, ce n’est qu’au parloir des femmes qui « prenaient le voile » que leurs interlocuteurs étaient privés de leur vue et elles de la leur. La religion chrétienne a donc bel et bien pris en compte l’isolement créé par l’absence de vision du visage.

Parler à quelqu’un et ne pas voir son visage chargé d’émotion est aussi pour nous ce qu’il peut y avoir de plus tragique, de plus terrible et de plus isolant.

Une autre conséquence du port du voile intégral est de mettre la personne qui le porte dans l’état non seulement de ne pas être vue mais de ne pas voir. Peut-être auriez-vous pu interroger Marjane Satrapi. Dans Persépolis, une extraordinaire bande dessinée dont elle est l’auteur, devenue ensuite un film, elle raconte son expérience à l’École des Beaux-Arts de Téhéran. Après bien des vicissitudes, elle essaie d’y dessiner un corps masculin. Le modèle est évidemment entièrement habillé ; il est à distance, à plusieurs mètres d’elle ; il est de dos, pour éviter tout face-à-face ; elle-même porte le voile. Un gardien de la Révolution entre alors et lui fait remarquer qu’elle ne peut pas faire cela. « N’aurais-je pas le droit de dessiner le corps d’un homme ? », demande-t-elle. « Si, lui répond-il, vous le pouvez. En revanche, vous ne pouvez pas le regarder ». « Que dois-je regarder ? », dit-elle. « Regardez la porte, et dessinez l’homme ».

M. André Gerin, président. Merci beaucoup pour ce travail et ces explications, très pertinentes et intéressantes.

La séance est levée à dix-huit heures quarante-cinq