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Commission des affaires étrangères

Mardi 15 septembre 2015

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 99

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, présidente

– Audition de M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS. 2

– Informations relatives à la commission

Audition de M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS.

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Après avoir reçu la semaine dernière le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Louis Gautier, qui a négocié l’accord du 5 août dernier avec la Russie, nous accueillons aujourd’hui Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS, accompagné de ses collaborateurs, MM. Fabien Menant et Nicolas Gaspard. DCNS est en effet l’entreprise concernée au premier chef par l’annulation du contrat Mistral, puisque c’est elle qui avait signé le contrat commercial avec les Russes et pilotait le projet.

Je remercie Hervé Guillou d’avoir bien voulu se rendre disponible malgré un calendrier très contraint.

Je vous rappelle que nous entendrons tout à l’heure, à dix-huit heures trente, Laurent Fabius sur les tenants et aboutissants politiques de ce sujet.

Cette annulation, qui est évidemment une décision politique, a des conséquences économiques et financières. Avant de passer la parole à Hervé Guillou, je voudrais rappeler quelques faits.

Se pose d’abord la question des conséquences financières et de l’indemnisation par la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (COFACE) pour le préjudice subi. Je voudrais à cet égard écarter une polémique absurde entretenue par certains articles de presse : c’est bien la COFACE qui a assuré le contrat et c’est le budget de l’État qui in fine en subira les conséquences, car cette assurance a été passée non sur les fonds propres de la COFACE, mais dans le cadre d’un régime de garanties publiques que cette entreprise gère pour le compte de l’État. Dans ce mécanisme, le budget de l’État empoche les bénéfices de ce régime, s’il y en a, et en subit les conséquences si l’affaire a pour effet de les réduire ou de les supprimer. Il ne s’agit pas d’une dépense supplémentaire pour l’État, mais d’une moindre recette, imputée sur les dividendes que verse chaque année la COFACE à l’État.

Pour le reste, nous savons que le dossier n’est pas bouclé et que la COFACE et les entreprises sont en discussion sur le montant de l’indemnisation. Monsieur Guillou, vous nous direz donc ce que vous pouvez nous dire sans nuire aux intérêts de votre entreprise. Nous savons aussi que l’Etat a porté à 100 % le taux d’indemnisation, mais que certains frais ne sont par nature pas indemnisables, de même que la marge commerciale de l’entreprise. Quelles sont les conséquences de cette affaire pour DCNS ?

Il faut aussi se poser la question de l’alternative : en l’absence d’accord avec les Russes, quels étaient les risques et les coûts potentiels ? D’après les documents dont nous disposons, le contrat commercial que votre entreprise a signé en 2011 prévoyait des pénalités très lourdes, qui pouvaient tout compris représenter 20 % du marché, ainsi qu’un recours à l’arbitrage commercial en cas de différend. Mais il ne permettait pas un éventuel dédit pour des motifs tenant à l’évolution de la politique de la Russie. Pouvez-vous nous confirmer ces points et nous donner une évaluation de ces risques ?

Il y a aussi les enjeux pour l’emploi et le développement de l’entreprise. Le bâtiment de projection et de commandement (BPC) est une magnifique réalisation. Tous les corps de métiers qui ont participé à ce chantier en sont fiers à juste titre. L’annulation de ces livraisons ne va-elle pas porter préjudice aux salariés, à l’emploi et à l’avenir de l’entreprise ?

Les deux BPC ont été construits jusqu’au bout, ce qui évite toute conséquence immédiate sur le plan de charge. Mais on entend dire que d’autres contrats potentiels étaient liés aux BPC ; il avait également été prévu, semble-t-il, de construire deux autres bâtiments. Dans l’autre sens, il y a aujourd’hui des négociations commerciales avec des pays tels que la Pologne qui seraient exclues si nous n’avions pas mis fin au contrat Mistral. Peut-on donc trouver des compensations à ces moindres perspectives commerciales ? Où en êtes-vous des perspectives de revente des deux BPC ? La manière dont la décision a été prise par le Gouvernement les affecte-t-elle ? Enfin, aurait-on pu procéder autrement ou la procédure amiable était-elle la moins mauvaise des solutions ?

M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS. Je suis heureux d’avoir l’opportunité de faire le point devant vous sur la vision des industriels à ce sujet.

Il convient d’abord de rappeler l’histoire de ce dossier pour comprendre le déroulement des opérations et leur dénouement financier.

Tout commence en janvier 2011 par la signature d’un accord intergouvernemental (AIG) relatif à la construction de BPC, suivie, six mois après, par celle d’un contrat entre DCNS et Rosoboronexport (ROE), une société de droit russe ayant une licence d’importation et d’exportation de matériel militaire. Ce contrat entrait en vigueur le 1er novembre.

Ces dates ne sont pas sans importance au regard de l’analyse du contentieux et des discussions sur l’indemnisation de DCNS, car elles montrent que l’acte politique a largement précédé l’acte commercial. Il s’agissait d’abord d’une coopération franco-russe de gouvernement à gouvernement suivi par un acte contractuel.

De plus, le contenu de cet accord dépassait celui des accords habituels de gouvernement à gouvernement, puisque le Premier ministre, dans sa lettre de juin 2011, s’engageait à ce que le Gouvernement mette tout en œuvre pour que DCNS respecte et exécute ce contrat dans son intégralité.

En outre, le contrat commercial que nous avons avec ROE, qui est la déclinaison du contrat intergouvernemental, a été négocié sans compétition. D’ailleurs, DCNS et l’État ont été ensemble à toutes les étapes de la discussion.

Ce contrat prévoyait pour un montant de 1,12 milliard d’euros la fourniture de deux BPC – montant qui s’est ensuite élevé à 1,2 milliard en raison de l’ajout de quatre chalands de transport de matériel (CTM) et deux Landing Catamaran (L-CAT®), fabriqués par CNIM.

L’AIG prévoyait aussi – ce qui a été repris dans le contrat sous forme d’option – une licence pour construire des BPC supplémentaires sur place, avec un montant forfaitaire de 30 millions d’euros plus la fourniture exclusive par DCNS d’équipements pour la construction en Russie de deux BPC, tout en apportant toutes les garanties nécessaires pour faciliter le transfert de technologies et la documentation.

Le 21 septembre 2012, au début de la construction du premier bateau, a été signée la police d’assurance de la COFACE, qui était standard, avec un taux de couverture des coûts de 95 % – la police de la COFACE ne remboursant pas les marges, mais seulement les coûts.

La coopération avec la Russie a été exemplaire : beaucoup d’ouvriers français se sont rendus dans ce pays et beaucoup de marins russes sont venus en France. Nous avons, le 3 septembre 2014, présenté le premier bateau aux essais à la mer avec pratiquement un mois d’avance. Ce contrat s’exécutait tout à fait normalement quand, quasiment le même jour, dans le contexte d’annexion de la Crimée par la Russie, le Président de la République a indiqué que les conditions ne semblaient pas réunies pour la livraison du premier bâtiment, le Vladivostok.

La livraison était prévue contractuellement le 1er novembre, puis le 14 novembre, et, le 24 novembre, le Gouvernement a notifié à DCNS sa décision d’ajourner l’examen de la licence d’exportation de ce bâtiment.

DCNS s’est alors trouvée dans une situation compliquée : il nous a fallu la protéger d’une résiliation pour faute au cas où nous ne le livrerions pas. Nous nous sommes donc déclarés, au titre de l’article 14 du contrat, en état de force majeure. Si cela n’avait pas été le cas, nous aurions pu avoir à notre charge non seulement la construction à nos frais par un tiers des BPC, c’est-à-dire l’équivalent de 1,2 milliard d’euros, mais aussi les pénalités ; autrement dit, nous exposions la société à une perte de 1,5 à 2 milliards d’euros.

Ce cas de force majeure a permis de protéger la société pendant 183 jours, ce qui était pour nous l’essentiel, en attendant une expression plus formelle de l’État français.

Nous avons déclaré le 24 novembre un sinistre à la COFACE et avons dû contractuellement poursuivre à nos frais la fin des essais du premier bateau et la construction du second – le Gouvernement ayant alors ajourné, et non refusé la livraison – avec un tiers de confiance, le bureau Veritas, qui a en fait validé les certificats de réception qui auraient dû être signés par la marine russe.

À partir de février 2015, le SGDSN a été chargé par le Président de la République de négocier des conditions amiables d’interruption éventuelle du contrat. Sa lettre de mission prévoyait que DCNS et moi-même devions lui donner notre assistance. S’est ainsi tenue jusqu’à mi-juin une longue série de réunions avec les Russes à Moscou.

Je précise à cet égard que les Russes ont été extrêmement corrects, dans un climat constructif. Aucune des parties n’a cherché à abuser de la situation – on avait évoqué un moment des demandes de l’ordre de 1,2 à 1,4 milliard – et l’attitude des industriels a aussi été très correcte. Nous avons ainsi pu négocier un contrat de résiliation dans des conditions qui nous paraissent tout à fait raisonnables, sachant que nous n’avons d’autre obligation que de démonter les GFX, c’est-à-dire les matériels russes embarqués à bord, et de les renvoyer en bon état de marche en Russie. Moyennant quoi, les Russes nous ont restitué nos cautions bancaires, sauf une petite caution de 23 millions d’euros visant à garantir la bonne exécution de notre obligation de restitution de ces équipements, à démonter dans les 6 mois à partir du 5 août. En même temps, devait être entamée une autre série de discussions avec la COFACE pour que ces démontages, l’entretien des navires, le maintien des garanties, le gardiennage et diverses prestations soient assurés après le sinistre et nous soient intégralement remboursés.

Aujourd’hui, le Premier ministre a arbitré, moyennant la souscription d’une prime complémentaire, au mois de mai, le principe d’une indemnisation à 100 % de tous les industriels ayant contribué. Je rappelle les grandes masses de ce contrat de 1,2 milliard d’euros dont DCNS est maître d’œuvre: 660 millions d’euros pour STX, 80 millions pour Thales et 40 millions pour CNIM.

Sur la partie construction, tous les industriels ont vu leurs paiements garantis, y compris leur marge, c’est-à-dire tous les sous-traitants, à la seule exception de CNIM, qui avait un contrat COFACE distinct. Mais nous avons encore des discussions sur les frais pouvant être inclus dans le périmètre de remboursement de DCNS, sachant que pour l’instant notre marge bénéficiaire est perdue : il faut savoir qu’elle représente un an de recherche et développement de notre entreprise.

Nous avons aujourd’hui un premier seuil d’accord avec la COFACE et l’engagement du Président de la République – qu’il m’a renouvelé en Égypte – que les industriels seraient remboursés. Il nous reste donc à terminer ces discussions pour nous faire rembourser à 100 % tous nos frais passés et à venir, y compris de recommercialisation.

Le risque d’absence d’accord avec la Russie était pour nous considérable, très supérieur aux 20 % du montant du contrat. En cas de rupture du fait de la France, on s’orientait vers trois ou quatre ans de procédure d’arbitrage plus ou moins publique et, selon nos avocats, des pénalités de l’ordre du milliard d’euros. Cette procédure amiable a évité ce risque, qui aurait incombé soit à l’État si les Russes l’avaient jugé fautif, soit à DCNS s’ils avaient considéré que nous n’avions pas exécuté notre contrat – ils ont d’ailleurs pendant plusieurs mois soigneusement entretenu l’ambiguïté à cet égard…

En termes d’emplois directs, nous n’avons rien perdu puisque nous avons continué l’exécution de notre contrat jusqu’au bout. Mais, en termes de préjudice direct, nous avons perdu une opportunité de recette de 30 millions d’euros et de fourniture d’équipements pour deux bateaux supplémentaires, que l’on peut estimer à 200 ou 300 millions, ainsi qu’une possibilité de construire deux navires câbliers.

Si aujourd’hui, certains mettent en cause la parole de la France, j’observe qu’on a signé un contrat de frégate FREMM en Égypte et que nous avons engagé des discussions en Malaisie ou en Amérique du Sud. Je n’ai pas constaté à ce jour de conséquence directe en tout cas sur le commerce.

S’agissant de la Pologne, je vois que l’affaire des hélicoptères est en train de se dénouer. Pour ce qui nous concerne directement, on n’a rien pu observer puisque le programme des sous-marins a été décalé.

Quant aux questions de revente, elles sont extrêmement confidentielles. Nous veillerons également à ce que, en cas de revente, DCNS puisse retrouver une partie de ses bénéfices. Nous en discutons en ce moment avec l’Etat.

En conclusion, j’estime que nous avons fait au mieux. L’entente avec le SGDSN a été excellente dans le contexte politique auquel nous étions confrontés. Mais si nous avons réglé, et très bien réglé la transaction avec les Russes, il faut nous assurer que l’industrie ne supporte pas de conséquences économiques. Nous avons des engagements : il faudra qu’ils soient suivis d’effets.

M. François Rochebloine. Il valait mieux effectivement un accord amiable, qui donne finalement satisfaction aux deux parties, qu’un procès à l’issue incertaine.

Les sous-traitants ont été remboursés, dites-vous : heureusement ! Ils n’allaient pas servir de victimes dans cette affaire. Cela dit, je regrette qu’on n’ait pas vendu ces deux Mistral : on n’en serait pas là.

M. Gautier a évoqué devant nous un coût supplémentaire de 57 millions d’euros. Les 23 millions de caution dont vous parliez s’ajoutent-ils à cette somme ?

Il est heureux qu’il n’y ait pas de préjudice pour l’entreprise. Vous avez fait votre travail, les salariés le leur et les Mistral ont été menés à bien jusqu’au bout, à juste titre.

Reste que le budget de l’État devra en supporter les conséquences. L’argent encaissé ayant été remboursé, nous nous retrouvons avec l’actif. Pouvez-vous nous apporter plus de précisions sur la revente des deux BPC ? On nous a parlé de Singapour, de l’Égypte, entre autres. On ne vend pas un Mistral sur le « Bon Coin » et il faudra sans doute y apporter des modifications, pour un coût élevé. Si nous parvenons à réaliser une opération à coût nul, ce ne sera pas mal…

En tout état de cause, je vous indique d’ores et déjà que le groupe UDI votera le projet de loi soumis au Parlement à ce sujet.

Mme Seybah Dagoma. Pouvez-vous nous donner des éléments d’information sur les transferts de technologies ?

Mme Marie-Louise Fort. Le projet de loi qui nous est soumis souligne que les industriels ne supporteront pas de conséquences économiques du fait de l’annulation de ce contrat. Mais vous avez évoqué quelques frais : quel est votre bilan à ce jour ? Y a-t-il des pertes sèches ?

Si l’État, responsable de la résiliation, vous doit encore de l’argent, pouvez-vous espérer limiter ces pertes par l’éventuelle revente de ces navires ?

En tant que PDG d’une entreprise française, dont une part du capital est possédée par l’Etat, que vous inspire le fait qu’il rembourse 100 % des coûts et marges au groupe coréen STX ?

Enfin, que pensent le personnel, les ingénieurs et les ouvriers de la situation ?

M. Jacques Myard. La clause de transfert de technologies est très ambiguë. On nous avait dit que nous étions libres de revendre les navires. Or le deuxième alinéa du point 2 de l’accord dit que « les Parties n’accordent pas d’autorisation à la réexportation […] pour des savoir-faire et des transferts de technologies reçus de l’autre Partie au cours de la réalisation de l’Accord de coopération, sans l’accord préalable écrit de l’autre Partie ». C’est une chausse-trappe redoutable.

De tels navires ne sont pas simples. Un certain nombre de protocoles ont été visiblement élaborés d’un commun accord entre les deux parties. Dès lors qu’ils concernent la sécurité de l’autre partie et que nous revendons ces navires à un pays tiers, ne risquons-nous pas d’être bloqués ?

M. François Cornut-Gentille. Sur quelle base juridique avez-vous abondé le programme 146 ?

Quelles sont les conséquences sur le bilan de 2015 de DCNS ? Quelles sont les hypothèses de délai de remboursement par la COFACE ? Si rien n’est fait avant fin 2015, que se passera-t-il pour le bilan de votre entreprise ?

M. Pierre Lellouche. Nous sommes très heureux de vous recevoir, monsieur le président, car ce n’est pas sans mal que nous avons obtenu de pouvoir parler avec DCNS…

La façon dont le Gouvernement traite le contrôle parlementaire dans cette affaire est proprement indigne. La compensation du préjudice – j’emploie les termes de M. Gautier – a été versée à la Russie avant même que l’accord l’autorisant soit voté par le Parlement, ce qui fait de cet exercice une parodie de démocratie. Ou bien nous servons à quelque chose et nous approuvons un accord qui vise à régler une situation à notre détriment, ou bien nous ne servons à rien. Et c’est le cas : l’organisation de ce débat, ainsi que la nomination du rapporteur, à la dernière minute font partie de cette même improvisation permanente que je déplore.

Il est très difficile de nous prononcer sur les décisions prises par l’exécutif sans connaître le contrat que vous avez signé avec l’entreprise russe. Vous avez fait état dans votre présentation d’un article 14 concernant la force majeure dont je n’ai pas connaissance, et je ne connais pas davantage la clause d’arbitrage. « Nos avocats nous ont dit que… » On a déjà entendu cela dans d’autres affaires. On nous explique que, si notre pays était allé à l’arbitrage, nous aurions nécessairement perdu plusieurs milliards ; vous venez vous-même de le répéter. Or vous dites aussi que vous avez protégé votre entreprise en utilisant cet article 14 sur la force majeure. S’il y a force majeure du fait du comportement des États, votre entreprise est certes protégée, mais je ne sais pas non plus à quel niveau elle est assurée par la COFACE.

Le 7 septembre, le Président de la République a indiqué que nous nous orientions vers une solution à la crise en Ukraine et qu’il envisageait donc la levée des sanctions. Dans ce cas, il faut vendre les bateaux, reprendre les échanges agricoles, etc. Ou bien nous allons vers une solution ou bien le problème n’est pas près de se régler, mais je ne comprends pas l’attitude qui consiste à considérer que l’on a perdu d’avance, car ce qui oblige l’État français à bloquer la licence d’exportation, c’est le comportement de l’État russe, c’est le fait du prince, c’est un cas de force majeure. Pourquoi, dès lors, considérer que l’arbitrage est perdu d’avance alors que ni vous ni même l’État français n’êtes responsables de la décision ? Cela ne relève pas d’un arbitrage, mais de la Cour internationale de justice ! En tant que juriste, ces arguments me surprennent.

Comment voulez-vous, par ailleurs, que nous nous prononcions sur l’accord et ses conséquences pour votre entreprise alors que nous ne connaissons pas le bilan de celle-ci ni le coût d’une éventuelle revente ? Vous dites avoir la promesse du Président de la République d’être remboursé à 100 %. Fort bien, mais cela, nous ne le savons pas, et vous non plus : ce n’est encore qu’une promesse. En outre, combien cela coûtera-t-il au contribuable ? M. Gautier dit 57 millions : vous me permettrez de considérer que c’est une galéjade, car vous avez vous-même indiqué que la finalisation du premier navire et la construction du second avaient été réalisées à vos frais. Avec quel argent avez-vous donc abondé le programme 146 vidé par l’État ? Comme l’argent des Russes a forcément été absorbé par la construction, vous avez bien dû l’emprunter !

Quelles sont par ailleurs les perspectives de revente ? Combien pensez-vous que valent ces bateaux aujourd’hui ? Si cela ne vous coûtera rien, tant mieux pour vous, mais quid du contribuable ? Quel sera le prix de revente, et donc le différentiel qu’il devra supporter ?

Nos collègues Seybah Dagoma et Jacques Myard ont évoqué les transferts de technologie sous l’angle de la capacité d’exportation retrouvée par la France, mais quand on vend un bateau de guerre, on fournit également des centaines de kilos de documentation. Cette documentation a été envoyée en Russie et probablement traduite en russe. Les Russes ont donc tous les éléments sur le Mistral, de A à Z. Qu’est-ce qui les empêche de construire, demain, des Mistral et de les exporter ? Plusieurs responsables russes disaient déjà, au moment de la signature du contrat, que ce n’était pas la peine d’acheter ces bateaux à la France, ils étaient capables de les construire. Si en plus ils ont la documentation, c’est sûrement ce qu’ils vont faire. Que ferez-vous alors ?

Il sera difficile à notre groupe d’approuver l’accord dans de telles conditions. Nous pouvons comprendre, connaissant la situation politique, que la France n’ait pas souhaité livrer ces bateaux ; c’est après tout un choix légitime. Mais la façon dont l’accord a été conclu est discutable, et nous n’avons pas non plus été mis en situation de pouvoir le juger.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Les questions de M. Pierre Lellouche sont parfaitement légitimes et je pense qu’il a exprimé les interrogations de beaucoup d’entre nous, mais, avant de dire que notre travail est une parodie, il faut attendre les réponses aux questions, à celles qui sont posées à cet instant à M. Guillou, et elles sont nombreuses, comme à celles qui le seront tout à l’heure à M. le ministre Laurent Fabius.

De même, cher collègue, si vous parlez d’« improvisation » et employez le qualificatif « indigne », je pense pour ma part que le sujet ne se prête pas à de la polémique politicienne. Quand on voit ce à quoi nous exposait le contrat initial, à savoir l’interdiction pure et simple de la revente des navires sans l’accord des Russes, on peut se demander si l’appréciation des risques au départ n’a pas été pour le moins incomplète… Nous reviendrons néanmoins avec le ministre sur les conditions dont notre assemblée est consultée dans cette affaire.

Mme Chantal Guittet. En ce qui concerne les transferts de technologie, pensez-vous que les deux BPC dont aurait besoin la Russie pourraient être construits par les Russes seuls ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Quel était d’ailleurs l’intérêt des Russes, pour qui le contrat initial était tellement favorable, d’entrer dans une solution amiable ? J’ai beaucoup entendu dire qu’à l’époque où le contrat a été conclu, il existait chez de nombreux responsables russes le sentiment que la Russie pouvait construire elle-même ce type de bâtiment, et qu’ils doutaient de l’opportunité de signer un contrat avec la France.

Mme Odile Saugues. L’image de la DCNS et de l’industrie française ne risque-t-elle pas de pâtir de cette rupture de contrat, même si elle se fait à l’amiable ?

M. Hervé Guillou. Les 23 millions ne sont pas un coût : il s’agit d’une caution bancaire pour d’éventuels litiges sur l’état de restitution des matériels russes que nous allons envoyer dans les six prochains mois. Si tout se passe normalement, cette caution sera levée en fin d’exécution et ramenée à zéro. En outre, elle est suffisamment bien découpée pour que, même si nous avions des ennuis, le droit de tirage sur cette caution ne dépasse pas, d’après nos estimations, un montant de 1 à 3 millions.

Les 57 millions correspondent des coûts engagés par les Russes, concernant par exemple le fonctionnement du navire école Smolny envoyé à Saint-Nazaire pour héberger les équipages, ou des coûts directs dans le processus de construction et d’acquisition des bateaux. Ce sont les seuls coûts directs que la France a accepté de rembourser. Le remboursement effectué le 5 août était constitué de deux sommes : d’une part, 893 millions pour le cash avancé par les Russes pour la construction des navires et, d’autre part, 56,9 millions de coûts supplémentaires. C’est ce qui donne les 950 millions et quelques de remboursement, mais le coût budgétaire pour l’État français n’est que de 56,9 millions.

Le processus permettait d’assurer un transfert correct du paiement à la Russie.

Je ne sais pas aujourd’hui quels seront les résultats sur le bilan 2015. Nous avons passé des provisions dans le bilan 2014 car nous avions déclaré une probabilité de sinistre et nos commissaires aux comptes ont recommandé de le faire. L’écart résiduel de 65 millions avec la COFACE sur notre base de coûts doit être résorbé dans les cinq mois, avant la clôture des comptes pour 2015.

M. Pierre Lellouche. Combien avez-vous dépensé pour le deuxième BPC ?

M. Hervé Guillou. Entre octobre et septembre de cette année, nous avons mis en cash quelque 140 millions, mais cela va avec une valeur de construction.

Nous faisons très attention, à la fois dans les discussions avec les futurs clients et l’État français, à bien distinguer ce qui ressort du sinistre, à savoir tous les coûts passés avant le 5 août 2015, plus l’entretien, le démontage et la remise à niveau, pour lesquels nous avons envoyé deux devis à la COFACE, l’un pour le démontage et l’autre pour le maintien en état des navires, les assurances, la prolongation des garanties des fournisseurs, etc., jusqu’à une date potentielle de livraison.

M. Pierre Lellouche. Combien cela coûtera-t-il à la COFACE ?

M. Hervé Guillou. Cela dépendra de la date à laquelle nous revendons les navires. Le démontage coûtera au total 2,5 millions, et si nous vendons les deux BPC en 2016, nous estimons que le coût de livraison et d’adaptation ne devrait pas dépasser 60 ou 70 millions.

La force majeure était au départ contestée par la COFACE, pendant plusieurs mois, jusqu’en février-mars. Si la force majeure n’avait pas été reconnue, DCNS n’était pas remboursée à 95 % mais à 50 % ou moins –, mais aussi par les Russes, jusqu’en février également, c’est-à-dire jusqu’à ce que nous entrions en discussion amiable. Les Russes souhaitaient se ménager la possibilité d’un recours pour faute contre l’État français et/ou DCNS: accepter la force majeure, c’était accepter implicitement de ne pas partir dans un processus de demande de pénalités. Nous nous sommes entourés des conseils de très grands cabinets d’avocat et dispositions d’évaluations très sérieuses du préjudice.

Au sujet du transfert de technologie, je passe la parole à mon collègue Nicolas Gaspard.

M. Nicolas Gaspard. Le transfert de technologie portait, d’une part, sur la plateforme propulsée, c’est-à-dire le navire et sa construction, et, d’autre part, sur le système de combat.

Sur la plateforme propulsée, le contrat prévoyait la réalisation des deux parties arrière par une entreprise russe, OSK, à Saint-Pétersbourg. Cette construction a eu lieu et, par conséquent, le transfert de technologie nécessaire pour qu’OSK puisse livrer ces parties a été réalisé. Au moment de la résiliation, il a été convenu avec la partie russe qu’ils détruiraient les documents (Rires) et, surtout, qu’ils s’engageaient à respecter nos droits de propriété intellectuelle. Le savoir-faire portait d’ailleurs essentiellement sur des problèmes d’ordonnancement de chantier et d’organisation des tâches dans une construction de nature essentiellement mécano-électrique. Autrement dit, rien qui mette en péril notre savoir-faire technologique.

En ce qui concerne le système de combat, la décision du Gouvernement est intervenue au moment où nous allions communiquer un certain nombre de documents, en particulier concernant les codes sources. Nous nous sommes bien sûr abstenus de les envoyer. Le hasard du calendrier a fait qu’il n’y a quasiment pas eu de livraison sur cette partie. Seules ont eu lieu quelques visites d’experts russes chez des industriels français, dont DCNS.

M. Hervé Guillou. Nous ne sommes pas contraints par l’engagement de non-réexportation car, une fois les matériels russes démontés, nous n’avons plus que du savoir-faire d’origine française. Le second paragraphe de l’article 2 ne nous contraint absolument pas à cet égard. Nous avons pour seule obligation d’informer la partie russe de notre intention d’exporter, mais non de leur demander une quelconque autorisation. Les Russes, en revanche, sont contraints par cette clause parce qu’ils ne peuvent rien utiliser sur la coque propulsée, ni pour reproduction ni pour exportation d’un design, ou bien ils se mettraient clairement en faute au regard du droit international et nous pourrions le faire valoir.

Mme Seybah Dagoma. Dans le coût global de l’opération, à combien évaluez-vous la première partie ?

M. Nicolas Gaspard. Cela n’a pas été chiffré de cette manière. Nous pourrons bien sûr vous communiquer un chiffre, mais ce n’est pas un coût spécifique dans le coût de production des bateaux.

M. Hervé Guillou. Une question a été posée sur ce que pensent les ouvriers, les administrateurs salariés, les salariés actionnaires, les actionnaires privés et publics de DCNS. Avant de signer le protocole de résiliation, j’ai bien sûr réuni le matin même mon conseil d’administration pour lui rendre compte de la situation et demander un vote. Le conseil a d’ailleurs été tenu étroitement informé au préalable, par un groupe ad hoc organisé en son sein et qui s’est réuni depuis le début du mois de mai.

Je ne porte pas de jugement sur les actionnaires. STX est une société française comme une autre, nous aussi. À ce titre, le conseil de DCNS, dans sa résolution, a exigé que la direction veille à ce que DCNS soit remboursée comme les autres à 100 %. Cette tâche, que j’ai reçu mandat d’exécuter d’ici à la fin de l’année est légitimée par le principe d’égalité devant les charges publiques.

L’un de vous a dit que ce ne serait déjà pas mal si nous revendions les bateaux à coût nul. Je ne peux accepter un tel raisonnement. DCNS prend tous les risques. Ce n’est ni le Gouvernement français ni la COFACE qui signera le contrat de vente, mais DCNS. C’est elle qui sera le coupable, aux yeux du client, s’il se présente des problèmes sur les bateaux. Je ne vois donc aucune raison pour ne pas récupérer au moins une partie de mes marges à l’occasion de la revente. Dès lors que nous assumons des responsabilités vis-à-vis d’un nouveau client, ces responsabilités doivent être couvertes par des marges.

Je ne sais pas ce que sera le prix de revente, mais plus nous vendrons vite, mieux nous vendrons. Plus cela traînera, plus nous serons confrontés à des problèmes de maintien de garantie et de maintenance, ainsi qu’à des exigences de remises à jour. Ce sera à l’État de décider à quel prix il peut revendre les navires, et la fourchette est extrêmement large. J’ai du mal à imaginer que ce sera au prix où ils ont été vendus aux Russes : les clients ne sont pas idiots et demanderont au moins la désinflation. Le prix dépendra du package global, mais il y aura forcément une décote significative.

Je n’ai pas d’avis personnel sur ce que pouvait être l’intérêt des Russes à entrer dans une logique de règlement amiable. Tout au plus puis-je imaginer qu’ils n’avaient pas plus envie que nous que l’on parle de cela pendant des années. C’est un sujet qui crée un bruit médiatique relativement important.

M. Jean Glavany. Je ne suis plus un tout jeune parlementaire et c’est la première fois que je travaille sur un dossier de ce type. Les députés explorent là une terre inconnue. Par conséquent, je serais plus prudent que M. Lellouche sur l’appréciation de la méthodologie de notre travail.

Même si l’État en détient encore quelque 65 %, DCNS est une société de droit privé.

M. Hervé Guillou. Effectivement : détenue à hauteur de 64 % par l’État, de 35 % par Thales et de 1 % par ses salariés. Et j’ai obligation de défendre l’intérêt social de l’entreprise.

M. Jean Glavany. Absolument. Ce qui veut dire que le contrôle du Parlement sur les comptes d’une société de droit privé est, dans ces terres inexplorées, plus compliqué encore.

M. Pierre Lellouche. Il s’agit de connaître le préjudice pour le contribuable !

M. Jean Glavany. J’entends bien, mais cela complique les choses. D’une certaine manière, le fait qu’une société privée gagne ou perde de l’argent ne regarde pas le Parlement, même si cela nous concerne indirectement.

En outre, la question de la décision politique du Gouvernement de ne pas livrer les bateaux n’a pas à être posée au président de DCNS, mais aux politiques. Enfin, ce qui nous intéresse, pour la défense du contribuable, c’est l’application du protocole avec la COFACE et de celui avec l’État. Nous venons sur ce point de recueillir des éléments. Avant de dire que nous sommes dans une parodie de contrôle, il faudrait lire le rapport de notre collègue Michel Vauzelle. Je ne doute pas qu’il répondra aux questions posées.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci, monsieur le président Hervé Guillou, et bon courage pour vos négociations présentes et futures.

La séance est levée à quatorze heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 15 septembre 2015 à 14 h 30

Présents. - M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Guy-Michel Chauveau, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Jean Glavany, Mme Linda Gourjade, Mme Estelle Grelier, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Pierre Lellouche, M. Patrick Lemasle, M. Bernard Lesterlin, M. François Loncle, M. Jean-René Marsac, M. Jacques Myard, Mme Marie-Line Reynaud, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Pouria Amirshahi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jean-Paul Dupré, Mme Valérie Fourneyron, M. Axel Poniatowski, M. Guy Teissier

Assistaient également à la réunion. - M. François Cornut-Gentille, M. Philippe Meunier