Accueil > Les commissions d'enquête > Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas

Mercredi 2 octobre 2013

Séance de 16 h 30

Compte rendu n° 9

Présidence de M.  Alain Gest Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie de Dauphine-Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (LEDA-CGEMP), et de M. Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP)

L’audition commence à seize heures trente.

M. le président Alain Gest. Après avoir entendu les protagonistes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, nous poursuivons notre travail en élargissant notre réflexion sur les aspects économiques du dossier. L’audition sera, comme les précédentes, ouverte à la presse. Un compte rendu de nos débats sera établi.

Deux économistes de renom, au profil très différent, présenteront les principales caractéristiques de la filière caoutchouc-pneu, notamment les répercussions de la crise économique de 2009, consécutive à la crise financière de 2008, et la concurrence internationale induisant des délocalisations vers les pays à bas salaire ou pratiquant le dumping social, dans l’Union européenne ou ailleurs. Dans quelles conditions peut-on maintenir – voire développer – une industrie sur le territoire national ? Quels enseignements doit-on tirer du cas de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord ?

Messieurs, soyez les bienvenus.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez l’un et l’autre lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Patrice Geoffron et M. Bruno Muret prêtent serment.)

M. Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP). Économiste statisticien de formation, j’ai travaillé dans différents cadres sectoriels avant de rejoindre le SNCP, il y a plus de dix ans.

Le syndicat du caoutchouc est une structure professionnelle disposant de cinq grands domaines de compétence : la convention collective, la gestion des affaires sociales de la branche et la formation professionnelle ; l’environnement, la santé, la sécurité ; la veille et les affaires économiques ; la normalisation, la R&D ; la promotion de la filière.

Nous comptons une centaine d’adhérents, qui réalisent quelque 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sont présents sur 140 sites industriels et emploient en France 45 000 salariés. Il s’agit des fabricants de pneumatiques, de pièces techniques ou d’articles grand public en caoutchouc. Le matériau est le dénominateur commun de notre métier.

Le SNCP dépend d’une structure plus large, le Centre français du caoutchouc et des polymères, qui comprend deux structures opérationnelles. L’Institut national de formation et d’enseignement professionnel du caoutchouc (IFOCA) enseigne les technologies de transformation, en formation initiale ou continue, dans une perspective de moyen et de long terme. Un centre technique (LRCCP) apporte une assistance pointue aux acteurs de la filière, transformateurs ou clients finaux.

Le secteur du pneumatique est très segmenté, d’abord par type de produits. Ceux-ci peuvent être orientés vers le tourisme – voitures, camionnettes, deux-roues – ou l’industrie – poids lourds, autobus, génie civil, agraire et aviation. Il est également segmenté entre la première monte et le rechange, représentant plus de 70 % du volume des pneus vendus. Ce pourcentage tombe à 60 % dans le domaine agraire. Compte tenu de l’importance du rechange, les manufacturiers de pneumatiques sont des équipementiers automobiles atypiques, la structure du chiffre d’affaires de Michelin, Goodyear, Bridgestone ou Continental se distinguant nettement de celle de Valeo ou de Faurecia. Enfin, le secteur du pneumatique est segmenté entre le neuf et le rechapé. Le rechapage, très développé dans le domaine du poids lourds et l’avion, consiste à réparer un pneu sur la base d’une carcasse saine et contrôlée, ce qui prolonge sa durée de vie, dans un but tant économique qu’écologique.

Le pneu est un produit paradoxal. Les consommateurs ignorent comment il est fabriqué, alors même que les marques bénéficient d’une notoriété spontanée ou assistée exceptionnelle. Il possède un visage relativement discret mais un squelette sophistiqué. C’est un composite de haute technologie, sachant que l’exigence de sécurité, qui se répercute sur diverses actions – porter, guider, amortir, adhérer, durer – varie selon les secteurs : tourisme, agraire, poids lourds et avion.

Le pneumatique a beaucoup évolué depuis sa mise au point, il y a plus de cent ans. Il a connu des mutations technologiques en cascade, bien que son apparence ronde et noire soit relativement immuable. En termes de durabilité et de tenue de route, ses performances se sont régulièrement améliorées. Quant au marché, il se modifie en permanence. L’offre combinée (product mix) s’enrichit en intégrant de nouvelles dimensions, des indices de vitesse plus élevés ou de meilleure durabilité.

Un des premiers enjeux pour les fabricants est de minimiser le prix de revient kilométrique. Un autre, plus environnemental, consiste à améliorer l’efficacité énergétique du produit. Depuis plus de cinquante ans, les manufacturiers travaillent sur les solutions de faible résistance au roulement, qui réduisent la consommation de carburant.

Quand on fabrique un pneu, le taux de valeur ajoutée à la matière première est supérieur à celui qu’on observe dans l’ensemble de l’industrie manufacturière française. Le processus exige une longue suite d’opérations. Près de 200 ingrédients sont nécessaires : des caoutchoucs différents – naturels ou synthétiques – et des nappes textiles ou métalliques, assemblés de manière complexe.

En amont de l’usine, les ingénieurs travaillent conjointement sur trois critères – durée de vie, adhérence et résistance au roulement –, sans privilégier l’un au détriment de l’autre, ce qui signifie une recherche permanente de compromis. On emploie dans les usines de pneumatiques toutes les technologies de transformation du caoutchouc, sans oublier les technologies nécessaires à la production des nappes textiles ou métalliques, parfois produites dans des sites dédiés.

Le marché européen est particulièrement exigeant, ce qui représente une opportunité pour mettre en avant un savoir-faire. Adopté en 2006 au niveau européen, le règlement concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals, REACH) a conduit à l’interdiction de l’emploi des huiles aromatiques polycycliques (HAP) dès 2010. Par ailleurs, depuis novembre 2012, une étiquette figurant sur la bande de roulement renseigne le consommateur sur l’efficacité énergétique du pneu, son adhérence sur sol mouillé et les émissions sonores qu’il engendre.

Si la profession a parfaitement joué le jeu, anticipant même certaines recommandations, les autorités publiques ne surveillent pas toujours attentivement les marchés européens. Avec notre antenne bruxelloise, nous avons effectué deux séries de tests sur des pneus prélevés au hasard dans des réseaux de distribution, pour vérifier notamment qu’ils ne contenaient pas de HAP. Il en ressort que 10 % des produits, de provenance exotique, ne satisfont pas la réglementation européenne.

Le pneumatique agraire est très diversifié, selon qu’il est destiné aux tracteurs ou aux remorques, aux roues motrices ou directrices, aux engins de récolte. Le machinisme agricole, qui utilise des engins de plus en plus puissants et de plus en plus lourds, à la vitesse de travail élevée, impose aux manufacturiers de relever des défis techniques, économiques et environnementaux. Le pneu évolue dans un milieu relativement agressif, sur des terrains parfois rocheux où encombrés de restes de récoltes. Les charges portées augmentent. La consommation énergétique doit être réduite, contrainte commune à tous les segments du marché, de l’avion au tourisme. Enfin, il faut limiter la compaction des sols en développant des technologies de très basse pression.

La France comme l’Europe poursuit une logique de spécialisation, voire d’hyperspécialisation des sites, sur des produits à forte valeur ajoutée, tendance qui, sans être nouvelle, a tendance à s’accroître. Le site de Goodyear Montluçon s’est spécialisé dans le mélangeage et les pneus moto, Bridgestone Béthune dans le pneu tourisme haute performance, Pneu Laurent Avallon, filiale de Michelin, dans le rechapage de pneu poids lourds, Michelin Bourges dans le pneu avion neuf et rechapé, Michelin Le Puy et Montceau-les-Mines dans le génie civil.

L’organisation industrielle des manufacturiers s’effectue sur une base régionale, qu’il s’agisse d’une région d’Europe, d’Amérique ou d’Asie. Paradoxalement, le pneumatique voyage peu. Le marché européen est principalement alimenté par des flux intra-européens. Tant à l’import qu’à l’export, le flux français qui provient des pays tiers ou leur est destiné, est limité en valeur.

L’environnement concurrentiel est très évolutif. En 2011, les dix principaux manufacturiers étaient, dans l’ordre, Bridgestone, groupe japonais présent en France, Michelin, qui détenait 15 % de parts de marché, Goodyear, Continental, d’origine allemande, Pirelli, Sumitomo, Yokohama Rubber Company, le groupe coréen Hankook Tire Manufacturing, le groupe taïwanais Maxxis international et le groupe chinois Hangzhou Zhongce Rubber Company. Les chiffres de 2012, toujours attendus, ne devraient pas apporter de modification importante à ce classement. Trois acteurs européens – Michelin, Continental et Pirelli – figurent dans les cinq premières places.

Ces dix premiers acteurs mondiaux perdent de leur influence. Leurs parts de marché cumulées représentaient 75 % en 2011 contre 83 % en 2000. De nouveaux compétiteurs apparaissent en Chine et en Inde. Parmi les 75 premiers fabricants mondiaux de pneumatiques, 55 viennent d’Asie, dont 27 de Chine et 9 d’Inde. En Europe, on ne trouve que 7 acteurs, qui représentent toutefois 27 % du marché mondial. De même, aux États-Unis, on ne compte que 5 acteurs, dont le groupe Cooper Standard Automotive, qui devrait passer prochainement sous pavillon indien, mais leur poids est important.

Le secteur du pneumatique est dominé par les spécialistes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dunlop a, par exemple, produit d’autres articles en caoutchouc, notamment sous la marque Dunlopillo. Mais la tendance est au recentrage des sociétés sur le cœur de métier. Le poids de l’activité pneumatique dans le chiffre d’affaires total des manufacturiers dépasse 75 %, sauf pour Continental. Il atteint 95 % pour Michelin et 90 % pour Goodyear.

Les groupes les plus importants – Bridgestone, Michelin – sont présents sur tous les segments de marché, ce qui est loin d’être le cas de tous les manufacturiers, compte tenu des barrières techniques à l’entrée, des coûts d’homologation et de distribution. Des hyperspécialistes sont positionnés sur quelques segments, voire sur un seul, comme Trelleborg Wheel System, qui ne produit que du pneumatique agraire, Titan, Mitas, Dunlop Aircraft Tyres, entreprise indépendante du groupe Goodyear Dunlop et dédiée au secteur de l’aviation, et Marangoni, groupe italien spécialisé dans le rechapage.

Le secteur est globalisé depuis longtemps. Jusqu’au milieu des années quarante, l’industrie du caoutchouc a été dépendante d’une matière première (caoutchouc naturel) produite intégralement en dehors de l’Europe. Cette industrie a dû affronter très tôt le problème des barrières douanières, des taux de change, de la logistique et de la dépendance à l’égard d’une matière première, le caoutchouc naturel, venue du Brésil, puis d’Asie du Sud-Est. Dunlop, présent en France depuis la fin du XIXsiècle, a ouvert sa première usine à Argenteuil et la deuxième à Montluçon. Michelin a implanté sa première usine en Italie en 1906 et aux États-Unis en 1907. Les manufacturiers ont dû aussitôt amortir leurs frais de recherche et développement au-delà de leurs marchés domestiques. Aujourd’hui encore, il faut assurer une présence mondiale équilibrée sur les marchés matures d’Europe et d’Amérique, aux volumes élevés mais en faible croissance, et sur les marchés émergents, aux volumes plus limités, mais en forte progression.

Dans l’industrie du pneu, le facteur travail représente en moyenne, en France, un peu plus de 20 % du chiffre d’affaires. Le ratio masse salariale/chiffre d’affaires a tendance à diminuer. On constate toutefois une exception en 2009 : au cœur de la crise, alors que la production s’est effondrée de 30 %, comme dans beaucoup de secteurs d’activité, beaucoup d’industriels ont choisi de préserver les emplois et les compétences.

Selon des chiffres provenant de l’INSEE ou de bases financières, la rentabilité moyenne en 2008-2011 est relativement modeste en résultats d’exploitation et très légèrement négative en résultats nets, avec un creux en 2009.

Les effectifs ont tendance à se contracter, bien que la situation soit moins grave que dans d’autres secteurs. L’emploi salarié s’enrichit au profit d’ingénieurs, de techniciens et de cadres. Le siège social de quelques grandes entreprises est installé en France, ainsi qu’un important centre de recherche, ce qui tire l’emploi vers le haut et compense la décroissance quantitative des effectifs.

Depuis 2008, le marché du remplacement, en France comme en Europe de l’Est, connaît des fluctuations importantes sur le segment du tourisme et du poids lourd. La demande finale des consommateurs, particuliers ou transporteurs routiers, est volatile. Les comportements d’achat sur les deux marchés sont comparables dans tous les pays de l’Europe de l’Ouest. Entre 2012 et 2013, on note un léger déclin dans l’Europe de l’Ouest, et une croissance de 1 % en France, mais on ne doit pas oublier la chute enregistrée entre 2011 et 2012. Ces chiffres sont conformes à l’évolution du PIB : la chute de l’activité en 2008-2009 a été suivie d’une reprise avortée, correspondant au pic de 2011, puis d’une rechute.

Pour l’agraire, les marchés sont en recul en France et dans l’Europe de l’Ouest en valeur absolue, et les taux de croissance sont négatifs. L’activité de production ne retrouve les volumes d’avant la crise ni en France ni Allemagne ni en Espagne ni en Italie. Le différentiel, avant et après la crise, est beaucoup plus marqué en France qu’en Allemagne. La courbe de la production industrielle de pneumatiques ressemble à celle des autres secteurs, puisque, dans son ensemble, le volume l’activité manufacturière française est inférieur de 10 % en volume à celui de fin 2007.

Si l’Europe est en panne, malgré des atouts, le monde, lui, continue à rouler. Au niveau mondial, le creux de 2009 a été suivi par deux années de forte croissance.

Je terminerai sur une note positive. Nous avons célébré début 2013 les cent cinquante ans du SNCP. Nous croyons fortement aux potentialités du caoutchouc, au service de secteurs de haute technologie ; la route, l’aérien, le spatial, le médical, le bâtiment contiennent des défis à relever. Autant de possibilités, pour nos industriels, de capitaliser sur des savoir-faire et des compétences dans le domaine des matériaux et de leur transformation.

M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie de Dauphine - Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (LEDA-CGEMP). Lorsque votre commission m’a demandé le nom d’un économiste spécialiste du pneumatique, j’ai éprouvé une certaine perplexité. Si certains de mes collègues sont spécialistes de l’automobile ou des matières premières, le pneumatique ne fait pas l’objet de travaux universitaires réguliers. Je me contenterai donc de porter sur ce sujet le regard d’un honnête homme, au sens où l’entend le XVIIIe siècle. Je me propose de vous faire des observations sur la nature de la concurrence dans l’industrie du pneu, sur l’effet de la crise économique et sur les évolutions structurelles qui se profilent.

Quelques précisions, tout d’abord, concernant mon parcours. Je suis docteur en économie industrielle. Mes recherches portent notamment sur la transformation, dans un monde globalisé, des secteurs sous « stress » du fait des évolutions technologiques ou réglementaires. Telle est la situation du secteur du pneu, comme l’a montré Bruno Muret. Sans prétendre à être un spécialiste de « l’économie du pneumatique », je dois toutefois signaler que l’université Paris-Dauphine collabore avec plusieurs industriels du secteur, notamment Renault. Comme les manufacturiers du pneu, cette entreprise doit traduire l’évolution du prix des matières premières, notamment du pétrole, dans le prix des biens, sur des secteurs à forte concurrence. L’université Paris-Dauphine possède en outre une chaire d’économie du climat, dont Michelin est partenaire. Nous réfléchissons dans ce cadre à la transformation des systèmes de transports, qui évoluent vers des modes à bas carbone, le pneumatique étant partie prenante de cette évolution

Le secteur du pneumatique peut être présenté comme un oligopole, dont les acteurs dominants sont attaqués par ce que les économistes appellent la « frange ». Par exemple, on peut noter que le douzième plan quinquennal lancé par la Chine en 2001 vise à rationaliser un pan d’activité qui regroupe 500 marques. Au cours des dix prochaines années, des acteurs prendront à l’évidence pied sur le marché européen, où ils ne sont encore que marginaux.

Malgré ces évolutions, la taille compte dans ce secteur d’activité : les puissants groupes peuvent négocier le volume et le prix des matières premières dans des contrats de long terme, alors que les petits acteurs sont fortement bousculés par l’évolution des cours, ou peuvent se diversifier par zones géographiques. La taille d’une société détermine aussi sa capacité à faire de la R&D, qui permet de passer du caoutchouc naturel ou synthétique à des matériaux plus sophistiqués. Michelin emploie 6 000 chercheurs dans le monde. Être puissant en amont permet non seulement de dégager des économies d’échelle, mais aussi de développer une expertise sur des marchés segmentés, tant par leur géographie que par leur destination, ce qui est essentiel dans un environnement où la réglementation se densifie. Le secteur se singularise par une dernière contrainte. L’appareil de production de l’industrie pneumatique, contrairement à celui d’autres industries, est dédié à un type de produit, sa flexibilité (c’est-à-dire la possibilité de déployer les capacités sur d’autres types de pneus) est donc assez réduite.

On a pu se demander si la situation de l’usine d’Amiens-Nord était à considérer au vu d’un marché mondial ou de la région Europe, et s’il lui serait possible d’exporter. Le marché du pneu présente un caractère régional, situation qui n’est appelée à se modifier ni à court ni moyen terme. La raison en est simple : le pneu est un produit dont la valeur ajoutée est forte au kilo, mais bien plus faible au mètre cube, puisqu’en le déplaçant, on transporte aussi du « vide ». Cette donnée segmente le marché en termes géographiques. Si, à l’avenir, des régulations internationales ou l’évolution du prix du pétrole augmentent le coût du transport, les marchés régionaux resteront verrouillés. Pour autant, la concurrence internationale n’est pas absente, qui s’exerce moins par la circulation des produits que par le déplacement des acteurs sur les marchés. Cela peut expliquer un glissement des capacités de production, à l’intérieur de la région Europe, de l’ouest vers l’est.

Le secteur est naturellement frappé par la crise économique. Après une demi-douzaine d’années, nous ne sommes toujours pas sortis de la crise, qui ne peut donc pas être considérée comme de nature conjoncturelle, compte tenu de cette durée. La surcapacité a incité les usines, surtout à l’ouest de l’Europe, à fermer ou à se redéployer. Même Michelin, dont la culture historique est paternaliste, n’a pas échappé au redéploiement, qui a frappé aussi des groupes italiens et allemands.

Durant cette période, des acteurs nouveaux sont apparus en Europe, comme le coréen Hankook Tire Manufacturing, implanté dans l’est de l’Europe, avec outil de production très récent. Hankook Tire Manufacturing donne idée de la concurrence que devra affronter l’Europe. Ce groupe souhaite produire 20 millions de pneus au milieu de la prochaine décennie. Venu d’Asie, il a réussi à prendre pied dans le marché du haut de gamme (premium) en signant un contrat d’équipement avec Mercedes. On se trompe si l’on s’imagine que les nouveaux entrants se contenteront de proposer des produits bas de gamme à des prix faibles. Les acteurs récemment entrés sur le marché pourraient aussi défier les membres de « l’oligopole » sur des produits à forte valeur ajoutée.

On constate actuellement un effet de ciseaux (squeeze), qui n’est pas limité au secteur du pneu. Entre 2000 et 2011, le prix mondial du caoutchouc naturel a augmenté de 300 %, tandis que celui du caoutchouc synthétique variait en fonction du cours du pétrole (donc fortement à la hausse). Ainsi, les prix ont été tirés vers le haut par la demande mondiale indexée sur la dynamique économique des pays émergents. Pendant ce temps, le marché baissait en Europe, zone en en récession, alors que le monde ne l’était pas. C’est ce qui explique le choc violent subi par l’industrie du pneu.

On ne peut en conclure que la production va s’effondrer, ni que tous les acteurs ont vocation à disparaître en France ou dans l’Europe de l’Ouest. Cependant, l’épicentre de la production tend à glisser vers l’est de l’Europe. L’avenir des Européens dans ce secteur dépendra de leur capacité à rester sur la frontière de l’innovation. La France, qui s’est fixée pour objectif de produire dès 2020 des véhicules consommant deux litres au cent, devra travailler non seulement sur le rendement des moteurs thermiques et les véhicules hybrides, mais aussi sur les pneumatiques. C’est la clé de la survie à terme, et l’expertise d’acteurs comme Michelin comptera.

Cet enjeu se double d’une course contre la montre, puisque, dans le même temps, les acteurs asiatiques trouveront à se développer en Europe. N’étant pas très dynamique, cette zone n’est pas non plus très attractive, mais elle intéressera tôt ou tard les acteurs qui se projettent à la maille internationale. Même si, actuellement, les pneus chinois ont une image de qualité médiocre, l’exemple d’Hankook Tire Manufacturing prouve qu’il faut prendre au sérieux la concurrence asiatique. Les Chinois ont, dans beaucoup de domaines industriels, l’ambition de remonter des filières en couvrant également de produits de qualité. On observe que l’industrie des télécommunications a été défiée par des acteurs nouveaux en Europe comme Huawei, qui, grâce à un bon rapport qualité/prix et une crédibilité technique, s’est ouvert des marchés conséquents. Pour se garder de cette concurrence, les réglementations européennes doivent être plus exigeantes, et les Européens rester en avance de phase. En outre, Michelin, Goodyear et Continental ne resteront dynamiques qu’en restant très présents ailleurs qu’en Europe. Le marché européen, qui n’était pas suffisant hier, ne le sera pas davantage demain.

Je terminerai en citant un article paru il y a deux jours dans Les Échos et qui me semble préfigurer de nouvelles formes de concurrence (et les perturbations qui les accompagnent) : « Les actionnaires de Cooper Tire and Rubber ont voté lundi en faveur du rachat du fabricant américain de pneumatiques par son concurrent indien Apollo Tyres, et ce dernier espère toujours boucler l’acquisition avant la fin 2013 même si des obstacles demeurent. L’opération, annoncée en juin pour un montant de 2,5 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros), donnera naissance au septième fabricant mondial de pneus et sera la deuxième plus importante acquisition jamais réalisée par un groupe indien aux États-Unis. Avec ce rachat, Apollo entend s’implanter sur les deux premiers marchés mondiaux pour les ventes de voitures, la Chine et les États-Unis. Cooper a des usines dans ces deux pays et également un site en Serbie. […] Mais les salariés chinois de Cooper ne l’entendent pas de cette oreille. Les ouvriers de Cooper Chengshan Tire Co, coentreprise du groupe américain dans la province orientale du Shandong, sont en grève depuis trois mois et le partenaire chinois Chengshan Group, furieux de ne pas avoir été consulté sur la fusion, a intenté une action en justice pour la faire annuler. De son côté, une instance d’arbitrage américaine a décrété que Cooper ne pouvait vendre deux de ses usines aux États-Unis sans avoir conclu au préalable un accord collectif avec le syndicat United Steelworkers. »

Cette opération est à méditer : il s’agit d’une opération de fusion-acquisition, impliquant un acteur indien, dont l’Europe est absente et qui fera naître un nouvel acteur de l’oligopole, tout en suscitant simultanément un double conflit social aux États-Unis et en Chine… On mesure la complexité de la concurrence nouvelle qui émerge dans cette industrie. C’est dans ce cadre que les acteurs européens doivent se positionner et définir une stratégie.

Mme Pascale Boistard, rapporteure. Commençons par une question technique : est-il nécessaire d’associer du caoutchouc naturel et synthétique pour fabriquer un pneu, ou peut-on utiliser un seul de ces composants ?

M. Bruno Muret. La confection d’un pneu est l’assemblage complexe de matériaux localisés de manière spécifique dans chaque partie. Les caoutchoucs naturels et synthétiques sont employés en fonction de leurs propriétés respectives. Pour les poids lourds, on recourt à 30 % de caoutchouc naturel, connu pour sa capacité d’amortissement, son faible échauffement et son pouvoir collant à cru. Les manufacturiers utilisent cependant un caoutchouc synthétique – un copolymère, le styrène-butadiène (SBR), qui résiste mieux à l’abrasion – pour confectionner la bande de roulement, qui sera en contact avec le sol. L’intérieur de l’enveloppe est fait d’un caoutchouc très imperméable, le butyle, qui assure l’étanchéité intérieure du pneumatique. Depuis les années soixante, on se sert, notamment pour les véhicules de tourisme, de pneus tubeless, qui comportent une enveloppe sans chambre à air.

Mme la rapporteure. L’Allemagne cherche à trouver dans des pissenlits russes génétiquement modifiés des substituts au caoutchouc. Cette piste est-elle envisagée en France ?

M. Bruno Muret. La sécurisation des approvisionnements en matières premières est un problème délicat. On peut citer, entre autres alternatives au caoutchouc, la guayule, qui génère de l’isoprène, présent dans le latex de l’hévéa, et le pissenlit cultivé par les Soviétiques au cours de la Seconde Guerre mondiale. C’était l’époque où la route du caoutchouc naturel était fermée, puisque les Japonais occupaient l’Asie du Sud-Est où se concentraient les plantations. Il n’existait pas d’autre solution que le recyclage ou les cultures alternatives. On compte plus de 1 000 plantes laticifères dans le monde. Le pissenlit qui pousse en France fournit aussi de l’isoprène, mais dans une faible proportion.

Si l’hevea brasiliensis reste la seule plante cultivée qui produise du caoutchouc naturel, un programme européen, auquel participe le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), basé à Montpellier, cherche à lui trouver un substitut. Il était difficile de développer la culture de l’hévéa dans sa zone de production, les hauts bassins amazoniens, car l’arbre est victime d’une maladie cryptogamique qui entraîne la défoliation et empêche la production de latex. Les Brésiliens ont toutefois réussi à le faire pousser au sud, dans le Mato Grosso, le reste de la production étant assurée à plus de 90 % par l’Asie du Sud-Est, Thaïlande, Indonésie, Malaisie et Vietnam.

Le CIRAD travaille, en association avec Michelin, sur des clones résistant au microcyclus ulei, champignon qui n’est pas connu dans l’Asie du Sud-Est. Le risque que celui-ci représente, que j’entends évoquer depuis des années, mérite d’être pris en compte, au même titre que d’autres facteurs climatiques ou phytosanitaires propres à toute activité agricole.

L’hévéaculture, qui représentait à l’origine 100 % de la consommation des gommes des manufacturiers de pneumatiques, fournit aujourd’hui 40 % de la consommation mondiale de caoutchouc. Le taux est descendu à 30 % dans les années soixante-dix ; depuis lors, il est remonté, compte tenu de la qualité inégalée de ce matériau.

L’évolution des cours pose un réel problème. Le prix du caoutchouc naturel a considérablement augmenté début 2011, ce qui a généré des surcoûts pour les manufacturiers. Cette situation a pourtant eu un effet positif pour les planteurs, lesquels ont bénéficié d’un prix plus rémunérateur, qui les a amenés à réinvestir. Il faut attendre sept ans avant de pouvoir exploiter une plantation d’hévéas. Le cycle ayant commencé en 2005, nous bénéficierons pendant cinq ou six ans d’un surplus d’offre. Nous n’avons donc rien à craindre à court ni à moyen terme. Un problème pourrait toutefois survenir à plus longue échéance, compte tenu de la croissance du parc automobile mondial.

M. Patrice Geoffron. On pourrait alors jouer sur la variable du rechapage, peu utilisé dans certains segments.

M. Bruno Muret. Cette technique, qui consiste à apporter une nouvelle bande de roulement sur une carcasse saine, afin de prolonger la durée de vie du pneu, est devenue classique pour les poids lourds et les avions. Elle diminue le prix de revient kilométrique. Dans l’aviation, on peut rechaper jusqu’à six fois les pneus. Ceux de Michelin, Goodyear ou Bridgestone se prêtent facilement à cette forme de réparation, mais ce n’est pas le cas de certains pneus exotiques utilisés par les poids lourds.

Nous croyons beaucoup à cette technologie, sur lequel nous travaillons depuis plus de dix ans. Des réglementations concernant l’homologation des ateliers de rechapage ont été adoptées en France dès 2002, et au niveau européen en 2006. Sur 100 pneus de poids lourds en rechange, 46 sont rechapés. On peut parler d’une économie circulaire, même si le système est délicat au niveau européen : dans certains cas, les carcasses transitent par la case déchets et doivent être requalifiées en produits. Nous menons des discussions à ce sujet avec le ministère français de l’Écologie, et cherchons à simplifier le jeu à l’échelon européen afin de pérenniser et de crédibiliser la filière. Au sein du SNCP, j’anime un groupe consacré au rechapage.

Cette technique intéressante sur le plan économique et écologique n’est plus, en revanche, utilisée pour les véhicules de tourisme.

Mme la rapporteure. L’Union européenne est-elle suffisamment armée pour contrôler les pneus ? Au cours des deux tests auxquels vous avez fait allusion, a-t-on découvert des pneus défectueux de marque européenne, fabriqués dans l’Union ?

M. Bruno Muret. Les produits non conformes aux exigences européennes venaient de Chine. Ils ne provenaient pas des cinq premières marques mondiales. Les tests ayant fait l’objet d’un communiqué de presse, il n’est pas difficile de connaître les firmes incriminées. Tout pneu comporte une fiche d’identité qui détaille sa date et son lieu de fabrication, sa taille, sa référence et son fabricant.

Des contrôles plus efficaces doivent être menés par les autorités nationales et communautaires. Il est dommage qu’en France, leur mise en place soit difficile, pour des raisons de compétences ou de budget. Les manufacturiers ont joué le jeu. En matière d’étiquetage, ils ont porté un projet qui va dans le bon sens. C’est désormais aux autorités publiques de prendre le relais.

Mme Barbara Pompili. L’interdiction des pneus à forte teneur en HAP, inscrite dans le règlement REACH, concerne-t-elle la France ou l’ensemble de l’Europe ? Quels investissements faut-il prévoir pour l’appliquer ?

M. Bruno Muret. Pour les acteurs européens comme Goodyear-Dunlop, Michelin, Continental ou Bridgestone, c’est déjà de l’histoire ancienne. La partie du règlement REACH qui concerne les vingt-huit États membres de l’Union s’applique sur l’ensemble du marché européen. Des plastifiants ont remplacé les HPA entre 2005 et 2010, même si la substitution n’a pas été simple, car la modification d’une substance interagit sur les autres.

C’est le travail des formulateurs que de modifier la formule d’un produit sans dégrader sa performance. Nous accompagnons les PME, pour lesquelles ces difficultés posent plus de problème. Techniquement et financièrement, les reformulations peuvent être complexes, quand on ne trouve pas de produits de substitution.

M. Thierry Lazaro. Vous avez présenté Michelin comme une entreprise paternaliste. Peut-on lui reprocher d’être attachée à son territoire, même si, pour d’évidentes raisons économiques, elle a dû se redéployer ?

La situation complexe de l’Union européenne tient aux politiques menées par les vingt-huit États membres et à leur perméabilité fiscale.

Les entreprises du pneumatique ont besoin de compétences, de formation et de valeur ajoutée humaine. Peut-être leur créneau est-il l’innovation. Cela dit, l’anecdote du contrevenant chinois peut aussi bien nous rassurer sur la qualité de nos produits que nous inquiéter sur les conditions de la concurrence. L’évolution des moyens de communication risque d’accélérer le transfert de l’innovation.

Certains saluent l’arrivée, dans le département du Nord, d’Amazon qui créera 200 emplois à proximité d’Amiens. Ses salariés n’effectueront pas plus de vingt-huit heures annualisées par semaine, soit moins d’un temps plein. Avec 1 000 euros par mois, ils ne pourront même pas s’acheter des pneus chinois.

Enfin, pouvez-vous nous apporter votre éclairage sur la procédure de justice relative à l’usine d’Amiens-Nord ?

M. Patrice Geoffron. Je partage en partie votre pessimisme. Cela dit, des évolutions européennes sont en cours pour favoriser la transition énergétique ou l’économie circulaire liée au rechapage. Ces efforts, qui sont nécessaires pour tirer vers le haut certains secteurs industriels, ne sont cependant pas suffisants.

Le premier mal est la fragmentation des politiques. Ce qu’on qualifie ainsi de « transition énergétique » européenne est en fait l’addition de vingt-huit transitions coordonnées par les seuls mécanismes du marché, jointe à une faible coopération industrielle. Il faut être très naïf pour penser que leur somme aboutira à une transition commune, harmonieuse. L’Europe est la seule partie du monde à avoir traduit une vision politique en objectifs comminatoires, ce qui lui crée des obligations à l’horizon de 2020, mais pourrait ne pas en tirer les légitimes bénéfices…

Nous sommes pionniers en matière d’innovation, mais nous risquons de ne pas savoir transformer cet avantage initial en un leadership qui créerait in fine de la valeur ajoutée, des emplois, des brevets… C’est un des enjeux dans le domaine du pneu qui concourt à l’efficacité énergétique des véhicules automobiles : parvenir à traduire les exigences européennes en dynamique économique.

Plus globalement, l’Europe a sans doute accordé trop de foi à la gestion par les grands ratios. L’objectif des 3x20 pour 2020 en matière énergétique me fait penser au déficit contenu à 3 % du PIB ou à l’endettement public inférieur à 60 %. Si l’on n’y ajoute pas une politique industrielle, de la R&D et de la vigilance aux frontières, le pilotage par les ratios ne se traduira pas par une dynamique économique.

Cette vigilance aux frontières est essentielle : ce qui pose problème est la présence en Europe non d’un acteur comme Hankook Tire Manufacturing, qui met sur le marché des produits de qualité, mais de firmes chinoises ou indiennes, à la production incertaine via des circuits qui le sont non moins…

M. Jean-Claude Buisine. Quelles réflexions vous inspire l’évolution contrastée des sites d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud ?

M. le président Alain Gest. On croit comprendre en vous écoutant que la situation du secteur n’est pas inquiétante à court terme. Comment expliquez-vous les difficultés rencontrées par Goodyear à Amiens-Nord ou par Continental, Bridgestone ou Michelin ? Celles-ci sont-elles de même nature ? Pourquoi Goodyear a-t-il décidé d’abandonner l’agraire, qui aurait pourtant eu sa place dans le complexe industriel qu’il souhaitait mettre en place en 2008 ? Est-ce un effet de la spécialisation, que vous avez mentionnée ?

M. Bruno Muret. Si j’ai fait part d’un optimisme relatif, c’est à l’égard de la l’approvisionnement en caoutchouc naturel, dont l’offre s’est dynamisée en Asie du Sud-Est. Sur le conjoncturel, en revanche, la situation reste difficile, puisque ni l’industrie du pneumatique ni, plus généralement, l’industrie manufacturière n’ont retrouvé les volumes d’activité de 2007. Alors que le PIB français évolue de 0,1 % à la hausse ou à la baisse, l’activité manufacturière reste nettement négative. L’industrie française et européenne perd de son influence. Ce n’est pas nouveau, mais, dans certains cas, la situation est dramatique.

Dès lors qu’il y a spécialisation, il existe une multiplicité de segments. Ceux-ci exigent des équipes de R&D, ainsi que des capitaux pour monter ou redéployer des usines. Il faut aussi effectuer des choix stratégiques pour se concentrer sur un marché dont on apprécie la rentabilité et la taille. L’agraire est un segment plus réduit que les poids lourds ou le tourisme. La direction de Goodyear a fait un choix. Je ne suis pas en mesure de revenir sur les décisions relatives à Amiens-Nord ou Amiens-Sud, qui vous ont été expliquées par Olivier Rousseau et Henry Dumortier.

M. le président Alain Gest. Si la spécialisation était nécessaire, on comprend qu’ils aient abandonné l’agraire, mais pourquoi ce segment avait-il sa place dans le grand projet industriel prévu en 2008 ?

M. Bruno Muret. Sur ce choix stratégique, je n’ai pas d’autre explication que celles qui ont pu vous être fournies, puisque je n’appartiens pas à l’équipe de Goodyear.

Mme la rapporteure. Comment se fait-il que l’agraire ne représente qu’une petite partie de la production de pneus, voire que ce secteur semble en perdition, alors que la fabrication du tracteur explose, surtout dans la région où se situent les deux usines de Goodyear ? C’est d’autant plus curieux que l’Europe fabrique le pneu agraire radial qu’on ne produit pas en Amérique du Nord ou du Sud.

M. Bruno Muret. Je connais mieux le marché du pneu que celui des machines agricoles. Si la production de Massey Ferguson est dynamique, c’est au niveau d’une région européenne, plutôt que française. Les secteurs du tracteur et du pneu sont tous deux concurrentiels, et plusieurs compétiteurs, dont Michelin, sont présents dans le pneumatique agraire. Il est tentant d’établir un lien entre les deux marchés, mais ceux-ci ne peuvent être confondus. En outre, si Massey Ferguson a des besoins de premier équipement, 60 % des ventes de pneus agraires s’effectuent en rechange.

Le pneu à architecture radiale, dont l’aventure a commencé en 1946, par un brevet déposé à Clermont-Ferrand, domine l’Europe et les États-Unis. En France, la radialisation s’est opérée de manière précoce dans le pneu de tourisme, puis de poids lourd. Cette technique a amélioré la sécurité, notamment dans les virages, augmenté l’efficacité énergétique et réduit les coûts. Elle est devenue la norme, même s’il reste quelques bastions à conquérir, notamment dans l’agraire et l’aviation. D’ailleurs, la Chine continue de fabriquer des pneus conventionnels.

Mme la rapporteure. À votre sens, le projet de reprise par Titan était-il porteur ? Je rappelle les termes de la lettre adressée par son P-DG au ministre du redressement productif : « Titan va acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins d’un euro l’heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. »

M. le président Alain Gest. Fallait-il prendre au sérieux l’offre de reprise d’Amiens-Nord par Titan, qui avait repris les activités agraires en Amérique ? Un syndicat a déclenché contre ce groupe une procédure judiciaire, avant même que celui-ci n’arrive en France, ce qui n’était guère encourageant. Je ne pense pas que de tels procédés aient cours aux États-Unis ou en Amérique du Sud.

M. Bruno Muret. Le dossier est complexe. Le courrier que vous avez cité n’est pas exempt de provocation. Cela dit, je ne connais pas personnellement le P-DG de Titan, dont l’entreprise pointe dans le secteur au vingt-septième rang mondial. Goodyear a cédé son activité agraire pour l’Amérique à ce groupe qui mobilise sur l’agraire – roue et pneumatique – l’essentiel de ses capitaux et de ses équipes de R&D. Cette cession obéit à une logique de consolidation de l’offre, qui revient à des acteurs très spécialisés.

N’appartenant pas au groupe Goodyear-Dunlop, je n’étais pas en première ligne lors des premiers contacts plutôt tendus que Titan a eus avec le site à reprendre. Si le marché de l’agraire offre des opportunités, son volume a tendance à se rétracter, et les exigences augmentent en matière de technicité, de valeur ajoutée, de mobilisation de capitaux et de R&D. Un acteur spécialisé peut y trouver des opportunités, mais les conditions du marché favorisent une restructuration.

M. Patrice Geoffron. La situation ne changera pas après 2015. Il y avait une opportunité à saisir durant la crise, en espérant que des acteurs qui pouvaient être achetés à vil prix retrouvent ensuite une dynamique de marché. Cela dit, sur la plupart des segments, on ne peut guère anticiper de retournement spectaculaire, même en cas de retour de la croissance.

Mme la rapporteure. Le groupe Goodyear est ainsi structuré que sa filiale basée au Luxembourg achète de la matière première, et que, celle-ci transformée, Goodyear reste propriétaire du pneu, dont le bénéfice revient au Luxembourg. Tous les fabricants recourent-ils à cette méthode ? Achètent-ils la matière première au même moment ?

M. Patrice Geoffron. Le procédé est assez banal. Une ex-entreprise publique française a installé le sommet de sa holding dans une fondation néerlandaise, pour des raisons fiscales (et liées à des dispositifs anti-OPA). L’organisation de l’Europe permet l’optimisation fiscale et les exemples abondent dans ce domaine. Le problème me semble plus être du côté des règles européennes que de la manière dont les entreprises s’en saisissent…

M. Bruno Muret. Peut-être ce point est-il à nuancer. Goodyear s’est implanté au Luxembourg à la fin de la guerre, jugeant que cette position géographique, qui paraissait centrale en Europe, était un atout. Actuellement, le groupe y emploie 3 000 personnes à la recherche et à la production de pneumatiques poids lourds. L’image de l’optimisation fiscale colle au Grand-Duché, mais l’implantation de Goodyear obéit à une logique d’organisation.

Sur la remontée des bénéfices, sa direction a été explicite, compte tenu des prix de transfert et des marges garanties sur les sites de France. Elle prétend d’ailleurs avoir vu remonter plus de pertes que de bénéfices.

La massification de l’achat des matières premières est un point fondamental, d’autant que, depuis 2005, les cours sont de plus en plus volatils. Le kilo de caoutchouc naturel est passé de moins d’un euro en décembre 2008 à 4,6 en février 2011, pour retomber aujourd’hui à deux. D’où la nécessité pour les grands manufacturiers d’anticiper et d’acheter de manière professionnelle du caoutchouc naturel ou synthétique, ainsi que des composants métalliques ou d’autres ingrédients.

Les achats de caoutchouc naturel s’effectuent à partir de Singapour. Les groupes l’achètent auprès des producteurs locaux, en centralisant leurs achats en fonction de leur organisation. Goodyear explique en partie par la diminution de leur coût l’amélioration de ses résultats. Tous les communiqués de presse qui accompagnent la publication des bilans trimestriels mentionnent l’opportunité que représente la réduction du prix des matières premières et du SBR pour les manufacturiers.

Il y a quelques années, ceux-ci avaient connu la situation inverse. Une succession de surcoûts, qui n’étaient pas toujours correctement répercutés, leur avait occasionné des charges supplémentaires. Cette variation en yo-yo, voire en montagnes russes, pose de réelles difficultés aux services achat. Il est difficile d’établir le budget pour 2014. Si, depuis deux ans, le prix du pétrole est relativement stable, celui du caoutchouc naturel suit une autre évolution.

M. le président Alain Gest. À la différence des autres grands du pneumatique, Goodyear dit être confronté au « mur de l’endettement ». Pourquoi le niveau d’endettement varie-t-il tant d’un groupe à l’autre ?

M. Bruno Muret. Les données sont transparentes, puisque les entreprises sont cotées et tenues par la loi d’informer leurs actionnaires. On ne peut que constater des différences de performance et de rentabilité entre concurrents. L’endettement, qui s’explique souvent par le poids du passé, devient rapidement un boulet qui limite l’investissement. Un groupe endetté entre dans un cercle vicieux, puisqu’il emprunte à des taux élevés. Cela dit, je ne dispose d’aucune information précise sur l’origine de l’endettement de Goodyear.

M. Patrice Geoffron. Dans plusieurs secteurs industriels, l’endettement d’acteurs figurant en tête de liste est hétérogène. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de celui de Goodyear, dont il serait intéressant de connaître les causes.

Par ailleurs, je suis heureux de comprendre que sa présence au Luxembourg se justifie également par une activité de R&D et de production. Quoi qu’il en soit, on ne saurait l’accuser d’une situation imputable à la législation européenne. La politique des prix de transfert est conforme aux recommandations de l’OCDE et à la réglementation en vigueur. Il n’empêche qu’en permettant la concurrence fiscale entre ses membres, l’Union manque de cohérence ; le secteur du pneu ne fait pas exception.

M. Jean-Louis Bricout. Considérez-vous, comme l’a affirmé la direction de Goodyear, que la réorganisation du temps de travail, qui a causé la rupture du dialogue social, conditionnait la survie du site ?

M. Bruno Muret. Je ne suis pas spécialiste des 3x8 ni des 4x8, mais l’enjeu économique est clair. Le coût du travail étant plus élevé chez nous que chez nos voisins, il faut l’amortir par une organisation adéquate et un positionnement sur des niches rentables, c’est-à-dire sur des produits à forte valeur ajoutée. C’est le seul moyen de limiter la concurrence des pays exotiques. Il n’existe pas de solution miracle, même si l’automatisation permet des gains de productivité.

Mme la rapporteure. Comment les 4x8 s’articulent-t-ils avec la convention collective ? Ne risquent-ils pas d’entraîner un défaut de formation ? Quel est votre rôle en la matière ?

M. Bruno Muret. Étant extérieur à Goodyear, je ne peux pas répondre précisément sur l’articulation des 4x8 avec la convention collective. Vous pourrez poser cette question à notre président Christian Leys et à Christian Caleca, délégué général du SNCP et porte-parole de la délégation patronale, que vous auditionnerez en novembre.

L’industrie du pneumatique recourt peu à l’intérim, signe que l’emploi est stable et pérenne. Dès lors que la fabrication est compliquée, l’opérateur ne peut être changé du jour au lendemain. Il faut suivre un long apprentissage avant de savoir répondre à certaines exigences de technique et d’organisation. C’est une des clés de la compétitivité.

L’IFOCA propose une formation initiale à des jeunes qui ont déjà bac + 3 ou bac + 5, afin qu’ils obtiennent une licence professionnelle ou un titre d’ingénieur, en partenariat avec des écoles de chimie ou de mécanique. Il dispense également une formation professionnelle, notamment auprès des manufacturiers de pneumatiques et, en aval, des utilisateurs de pièces en caoutchouc. Ceux-ci doivent savoir les insérer dans des dispositifs complexes, dont elles assureront l’étanchéité ou l’amortissement.

Notre structure, unique en Europe, représente un atout pour l’industrie française du caoutchouc. Les grands manufacturiers ont besoin d’équipes de formulateurs capables d’appréhender en interne les besoins de substitution. Dans ce domaine, la France et plus largement l’Europe possèdent indéniablement des atouts.

Mme la rapporteure. La filière fait appel à un savoir-faire particulier, qui peut être extrêmement pointu.

M. Bruno Muret. Les ouvriers possèdent un savoir-faire spécifique, qui, dans la perspective d’un reclassement, peut sans doute se décliner dans d’autres industries. J’anime un groupe dédié au caoutchouc au sein de la plate-forme sur la filière automobile mise en place par les pouvoirs publics en 2009. Des opérations ont été conduites au Salon du Bourget pour organiser, avec la participation des pouvoirs publics et des professionnels, des transferts de compétences vers l’aéronautique, qui est en capacité de recruter. Je pourrais citer d’autres exemples du même type.

M. le président Alain Gest. Si l’usine d’Amiens a cessé de produire certains pneus, est-ce parce qu’ils ne trouvent plus de place sur le marché, tant celui-ci a évolué ?

M. Bruno Muret. Je répondrai par un exemple. Chez Volkswagen, où les modèles durent particulièrement longtemps, les premières générations de Golf, apparues à la fin des années soixante-dix, avaient en monte initiale des pneus d’une section de 145 millimètres. La génération actuelle, la sixième, de pneus de 205 mm de section.

L’évolution de l’offre combinée (product mix), particulièrement marquée pour les véhicules de tourisme, accompagne la montée en puissance des indices de vitesse, répertoriés sur le flanc du pneu. La déformation de la demande, qui peut être constatée de visu, appelle une évolution de l’outillage et des usines. Les lignes axées sur des produits de tourisme, dont la dimension et l’indice de vitesse sont faibles, doivent adapter la production à la demande. Tous les segments ne suivent pas la même dynamique de croissance sur le marché européen, ce qui impose des organisations régulières de l’outil de production.

M. le président Alain Gest. L’investissement de 40 millions réalisé par Goodyear dans l’usine d’Amiens-Sud vous semble-t-il conforme aux besoins ?

M. Bruno Muret. Pour comparer les structures, il faut tenir compte du niveau d’emploi. Les derniers chiffres publiés par l’INSEE montrent que, dans un secteur dominé par de gros acteurs – généralement 600 employés par site, quand Amiens-Sud en emploie 900 –, le taux d’investissement dépasse la moyenne. Le ratio investissement/valeur ajoutée est de 26 % pour la fabrication et le rechapage de pneumatiques, contre 15 % pour l’ensemble de l’industrie manufacturière française. L’investissement est une dimension fondamentale de secteur du pneu, très gourmand en capitaux.

M. le président Alain Gest. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinquante.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas

Réunion du mercredi 2 octobre 2013 à 16 h 30

Présents. – Mme Pascale Boistard, M. Jean-Louis Bricout, M. Jean-Claude Buisine, M. Alain Gest, M. Jean-Patrick Gille, M. Thierry Lazaro, Mme Barbara Pompili, Mme Clotilde Valter

Excusé. – M. Bernard Lesterlin