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Commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas

mercredi 30 octobre 2013

Séance de 16 h 30

Compte rendu n° 18

Présidence de M. Alain Gest Président

– Audition, ouverte à la presse, des cabinets d’experts assistant le comité central d’entreprise (CCE), le comité d’établissement d’Amiens Nord et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Goodyear : M. Pierre Ferracci, président, et M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI, ainsi que M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise. 2

L’audition commence à seize heures quarante.

M. le président Alain Gest. Après avoir entendu les syndicats, la direction du groupe Goodyear et d’autres protagonistes, nous auditionnons aujourd’hui les représentants de deux des trois cabinets qui ont joué le rôle d’experts auprès du comité central d'entreprise (CCE) et du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’usine d'Amiens-Nord. Nous devions aussi recevoir M. Pascal Josse, directeur adjoint de CIDECOS ; souffrant, il ne peut nous rejoindre. Nous lui demanderons de nous faire parvenir une contribution écrite.

Je souhaite la bienvenue à M. Pierre Ferracci, président, et à M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI, ainsi qu’à M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise. Comme les précédentes, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en vidéo. Un compte rendu de nos débats sera établi et vous sera soumis préalablement à sa diffusion.

Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d'abord la parole, messieurs, pour un exposé introductif, puis Mme Pascale Boistard, notre rapporteure, vous posera une première série de questions. La parole sera ensuite aux autres membres de la commission d'enquête.

L’importance de vos travaux a été soulignée au cours de nos précédentes auditions. Pouvez-vous nous présenter brièvement votre cabinet respectif et préciser les missions relatives à l'usine Goodyear d'Amiens-Nord qui vous ont été confiées ? Il nous serait utile de connaître les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées. Nous savons qu’il vous a parfois été difficile d’obtenir les éléments nécessaires à la réalisation de vos expertises, et aussi que la justice a été saisie plusieurs fois à propos de conflits opposant les cabinets d'experts et la direction de Goodyear. Enfin, quelles sont les principales conclusions de vos études sur l'usine Goodyear d'Amiens-Nord ?

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Florent Perraudin, Pierre Ferracci et Laurent Rivoire prêtent successivement serment.)

M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise. Alter est un cabinet d’expertise comptable qui rassemble une quinzaine de salariés installés à Lyon, Mâcon et Lille. Nous avons choisi de travailler exclusivement pour les comités d’entreprise dans le cadre des missions légales et contractuelles que nous confient les représentants du personnel.

Je me félicite que votre commission enquête ait souhaité nous entendre à propos de l’avenir de l’usine Goodyear Amiens-Nord et je vous en remercie. Il me paraît essentiel que la représentation nationale participe le plus possible à la vie économique de notre pays en ayant à connaître, de l’intérieur, de la vie des entreprises.

Le comité d’établissement de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord nous a donné mandat d’examiner les comptes de l’usine pour 2012 et les comptes prévisionnels de 2013. Ce travail est réalisé à 80 % ; je vous présenterai donc l’état des lieux à ce jour. Des interrogations demeurent, sur lesquelles je reviendrai.

(M. Florent Perraudin appuie son propos sur une note de synthèse réalisée à l’aide de transparents dont il commente les points saillants. Ces transparents sont reproduits en annexe du présent compte rendu, consultable en version pdf).

On peut résumer la situation en quatre points : Goodyear augmente sensiblement sa profitabilité en 2013 et affiche des perspectives très favorables de croissance rentable ; le marché des pneumatiques est structurellement porteur puisque les ventes en volume et la part des produits à forte valeur ajoutée augmentent, si bien que l’environnement est très favorable ; l’usine d’Amiens-Nord a été progressivement et délibérément démantelée par la direction de Goodyear depuis 2007 ; les pertes d’Amiens-Nord ne sont que la conséquence de la sous-activité, du cantonnement à des produits bas de gamme et de l’absence de modernisation du site orchestrés par Goodyear.

La performance financière de Goodyear, telle qu’elle ressort des chiffres publiés par le groupe, ne cesse d’augmenter, la perspective officielle étant de dépasser 2 milliards de dollars de bénéfice opérationnel en 2016. Le résultat net est redevenu positif depuis 2011. Le groupe a une présence mondiale dans quatre zones géographiques qui contribuent toutes positivement aux résultats. Le nombre de pneus produits par Goodyear a baissé depuis 2005, mais il faut tenir compte et du fait que tous les grands fabricants se focalisent désormais sur les produits de moyenne et haute gammes, et des conséquences de la crise de 2009. Quoi qu’il en soit, le résultat opérationnel remonte à 4 % du chiffre d’affaires en 2013 pour les activités européennes, en dépit des pertes, orchestrées, de l’usine d’Amiens-Nord.

Quelques mots à propos de l’endettement, sur lequel la direction de Goodyear a certainement insisté devant vous puisque c’est l’argument central par lequel elle justifie l’impossibilité d’investir pour conserver le site d’Amiens-Nord. Pourtant, notre analyse des données chiffrées mais aussi des déclarations du président du groupe montrent que l’endettement est maîtrisé, ce qui permet à Goodyear d’accélérer ses investissements et de renouer pour la première fois depuis onze ans avec la distribution de dividendes – ce qui démontre que la perspective est bien l’amélioration des bénéfices. L’endettement, relativement élevé à 5 milliards de dollars, est stable et diminuera sensiblement d’ici 2016, en valeur et, plus encore, en pourcentage des résultats. Les intérêts de la dette consomment entre un quart et 30 % des bénéfices opérationnels, un niveau relativement élevé mais tout à fait supportable. Par ailleurs, le groupe, dans sa communication aux actionnaires, en septembre, a insisté sur le fait que si l’endettement représentait 4,3 fois les résultats en 2010 et 3,9 fois encore en 2011, il ne représenterait plus que 3,6 fois le résultat en 2013, et 2,5 fois en 2016, une valeur tout à fait modérée et supportable. La diminution de l’endettement permettra au groupe, a indiqué sa direction, « de réduire le coût des capitaux utilisés » et « d’améliorer son accès au crédit ». Tous ces éléments démontrent donc une amélioration progressive de la situation. Goodyear dispose donc des moyens d’investir, qu’il s’agisse d’investissements de remplacement ou d’investissements de développement.

D’ailleurs, grâce à ses bons résultats actuels et à ceux qui sont en perspective, le groupe vient d’annoncer qu’il reprenait la distribution de dividendes : 14 millions de dollars seront versés en décembre 2013. Les derniers dividendes versés l’avaient été en 2002. Il est donc exact que le groupe Goodyear a traversé une période relativement difficile, mais elle est derrière lui. Le groupe a ainsi annoncé qu’il verserait 55 millions de dollars de dividendes chaque année entre 2014 et 2016, et qu’« une augmentation dans le temps de ces dividendes est anticipée au fur et à mesure de l’amélioration de la trésorerie générée et de la réduction du taux d’endettement ». Goodyear va par ailleurs racheter ses propres actions à hauteur de 100 millions de dollars pour compenser l’émission de nouvelles actions destinées aux programmes de rémunération en actions de ses dirigeants. D’évidence, le groupe dispose de trésorerie.

Le marché est, je l’ai dit, structurellement porteur ; les rapports de Goodyear et de Michelin s’accordent sur ce point. La demande mondiale de pneus, qu’ils soient de première monte ou de remplacement, progressera sur le long terme tant sur les nouveaux marchés que sur les marchés matures, dont le marché européen. Même si, à raison d’une croissance annuelle moyenne modeste de 1 %, elle sera moindre dans les pays développés, on n’anticipe pas l’effondrement du marché dans ces pays, mais bien sa croissance, y compris dans la zone qui concerne directement l’usine d’Amiens-Nord : l’Europe.

D’autre part, Goodyear, avec une part de marché de 11,2 %, est l’un des trois leaders mondiaux, derrière Bridgestone qui en détient quelque 16 % et Michelin 15 % environ. La puissance des autres fabricants, les « suiveurs » – dont la part de marché est pour chacun inférieure à 6 % –, est bien moindre. Or, si le marché est en croissance, c’est aussi parce que la pénétration des pneumatiques de haut de gamme est de plus en plus forte. La croissance de la demande pour les produits dits premium - dont le prix est supérieur d’environ 25 % au prix moyen – est deux fois plus rapide que la demande pour les pneumatiques d’entrée et de milieu de gamme, et la fabrication des pneumatiques à forte valeur ajoutée exige une technicité très avancée que seuls les producteurs majeurs maîtrisent.

Le contexte ainsi rappelé, j’en viens au démantèlement progressif délibéré de l’usine d’Amiens-Nord. Il est illustré par la part du site dans la production de pneumatiques « tourisme » par Goodyear en Europe : de 7,4 % en 2006, on est passé à 2,3 % en 2012. La baisse est de 77 % pour l’usine d’Amiens-Nord et de 26 % pour l’ensemble de la zone Europe.

La délocalisation de la production d’Amiens-Nord vers les douze autres usines européennes de Goodyear a été opérée selon trois axes : le transfert de moules et de la production afférente ; le transfert d’une partie des pneus fabriqués à Amiens-Nord dans d’autres usines fabriquant les mêmes références ; surtout, l’absence d’investissements et d’affectation à Amiens de nouvelles références de pneus. Et c’est ainsi que la production est tombée de 5 millions de pneus en 2006 à 1,2 millions en 2012 – ce qui, étant donné les frais fixes, n’est pas tenable.

Un autre volet de ce démantèlement se reflète dans la part d’Amiens-Nord dans la production de pneus de très haute performance : elle est de 3,6 % dans cette usine, contre 17,4 % pour l’ensemble des autres usines européennes de Goodyear. Ainsi, non seulement l’usine d’Amiens-Nord produit de moins en moins de pneumatiques par rapport à la production globale de Goodyear en Europe, mais elle ne fabrique pratiquement aucun pneumatique haut de gamme. Enfin, la part de l’usine d’Amiens-Nord dans les investissements européens de Goodyear n’a cessé de se réduire, passant de 5 millions d’euros, soit 3,4 % des investissements, en 2007, à 1 million d’euros, soit 0,4 % des investissements, en 2012. Cela vaut particulièrement pour les moules nouveaux, si bien que le site n’a aucune chance de produire et de pouvoir équilibrer ses comptes. Voilà ce qu’il en est pour le volet « tourisme ».

Dans le secteur « pneumatiques agricoles », la situation est plus complexe et tout n’est pas encore parfaitement clair. Le prix de vente moyen des pneus agricoles fabriqués à Amiens-Nord était de 649 euros en 2012 contre 284 euros pour les pneus fabriqués par Goodyear dans l’ensemble de la zone Europe ; autrement dit, le site fabrique les pneus agricoles haut de gamme. Mais l’étude des parts de marché montre des éléments difficiles à comprendre et des procédures judiciaires sont en cours qui tendent à éclaircir des éléments tout à fait étonnants. En effet, si, avec 22 % en moyenne, Goodyear a maintenu une part de marché majeure en Europe pour les pneus agricoles de remplacement, sa part de marché pour les pneus de première monte s’est effondrée, passant de 20 % en 2006 à 8 % en 2012. Or, en parallèle, des partenariats ont été signés avec Titan, pour les Amériques. On peut esquisser l’idée qu’au moins une partie des pneus ont été transférés à Titan, les producteurs de tracteurs étant principalement américains.

Le temps de parole qui m’est imparti me contraignant à limiter mes observations aux plus importantes, je souligne que le secteur « tourisme » de Goodyear en Europe est largement bénéficiaire, avec un résultat opérationnel de 334 millions d’euros en 2011, de 144 millions en 2012 et qui remonte dans les comptes prévisionnels du groupe pour 2013 –, cela après que l’on a pris en compte une perte considérable à Amiens-Nord, dont j’ai explicité la cause : le cantonnement du site à la production de pneumatiques bas de gamme qui ne peuvent être profitables.

Pour le secteur « pneumatiques agricoles », la situation est plus délicate. Dans ce segment, les résultats d’Amiens-Nord et de l’ensemble de la zone Europe de Goodyear sont devenus déficitaires à partir de 2010. Outre que la crise économique a pesé sur la demande de pneus agricoles, les années 2008 et 2009 marquent un tournant pour Goodyear avec l’officialisation de son projet de partenariat avec Titan, l’accélération des pertes de parts de marché « première monte » qui a déstabilisé l’ensemble de cette activité et l’effondrement des investissements réalisés à Amiens-Nord. Plusieurs projets de restructuration se sont enchaînés qui prévoyaient la suppression de centaines de postes, en février 2008 d’abord, en mai 2009 ensuite. Ces projets n’ont finalement jamais été réalisés du fait de l’opposition et des luttes opiniâtres des salariés et de leurs représentants.

En substance, tout montre que Goodyear a mis en oeuvre à partir de 2008 et 2009 un plan global et coordonné visant à fermer son usine d’Amiens-Nord et transférer son activité « pneumatiques agricoles » à Titan. Autant pour l’activité « tourisme » les bénéfices sont restés élevés à l’échelle européenne, autant pour l’activité « pneumatiques agricoles » Goodyear s’est déstabilisé lui-même par cette perte de parts de marché de première monte, l’absence d’investissements et aussi l’opposition des salariés, qui a empêché le groupe de transférer la partie européenne de la production à Titan, alors que la partie « Amériques » l’avait été.

En conclusion, le marché des pneumatiques est structurellement porteur. Le groupe Goodyear dispose d’un modèle économique solide et d’atouts déterminants qui vont lui permettre de profiter pleinement de cet environnement favorable : sa position de n° 3 mondial, loin devant les « suiveurs » ; sa présence géographique globale et son portefeuille de marques réputées ; le développement de technologies avancées source de différenciation vis-à-vis des producteurs à « bas coût » et une taille permettant de générer des économies d’échelle ; des bénéfices élevés et croissants ; un endettement maîtrisé dont le poids va diminuer et qui laisse des marges de manœuvre importantes pour renforcer les investissements de « développement » et reprendre, dès la fin de 2013, la distribution de dividendes « suspendue » depuis onze ans.

Enfin, à notre sens, Goodyear dispose des ressources financières, technologiques et commerciales nécessaires pour conserver son usine d’Amiens-Nord et assurer sa pérennité tout en évitant une catastrophe sociale pour les 1 200 salariés concernés. L’enjeu premier tient « simplement » à un traitement équitable d’Amiens-Nord par rapport aux autres sites du groupe en termes d’affectation de la production et des investissements. Il convient pour cela de maintenir sur le site 7 % de volume « pneumatiques de tourisme » comme en 2006 et 2007 ; cela permettrait de produire 3,7 millions de pneus « tourisme » alors que 1,2 millions seulement ont été fabriqués en 2012. Il convient aussi de produire sur le site une gamme comprenant 17 % de pneus à très haute performance et non 4 % comme c’est le cas aujourd’hui. Il faut encore définir un plan d’investissement tendant à rattraper les retards accumulés ces dernières années.

La relance de l’activité « pneumatiques agricoles », qui dispose toujours d’un potentiel considérable – image de marque, parts de marché, dispositif industriel équilibré entre Amiens-Nord pour les pneus techniques et de grande taille et trois usines « à bas coût » en Pologne, en Turquie et en Afrique du Sud - fait sens pour un leader mondial tel que Goodyear, qui devra au passage clarifier ses relations et ses partenariats avec Titan, en particulier pour les pneumatiques agricoles de première monte, dont on peine à comprendre la baisse en volume et en parts de marché.

M. le président Alain Gest. Je pense pouvoir vous éclairer sur ce dernier point : M. Richard Markwell, président du groupe AGCO, que nous avons entendu hier, nous a indiqué avoir renoncé dès 2010 à se fournir en pneumatiques chez Goodyear. Les cinq grands acheteurs de pneus de tracteur ont agi de la sorte en raison de déboires dans l’approvisionnement : les difficultés d’acheminement des pneus vers leurs usines étaient telles que ces entreprises se sont parfois trouvées sans pneus à monter sur les nouveaux tracteurs. Voilà qui répond à votre interrogation.

M. Pierre Ferracci, président de SECAFI. SECAFI est une des sociétés du groupe Alpha. Le groupe compte 1 200 collaborateurs répartis entre trois branches, dont 600 travaillent au sein de SECAFI, le premier cabinet de conseil auprès des comités d'entreprise (CE) et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Sémaphores assiste les collectivités locales et les entreprises notamment dans leurs actions de revitalisation des territoires. Sodie accompagne les demandeurs d’emploi soit avec les entreprises quand il y a des licenciements économiques, soit avec Pôle emploi, dont nous sommes l’un des principaux opérateurs.

Nous intervenons dans le groupe Goodyear et dans l’établissement d’Amiens depuis une dizaine d’années sous des formes diverses, aussi bien auprès du comité central d’entreprise (CCE) que des CHSCT. Notre cabinet a été désigné pour accompagner la réflexion du CCE dans le cadre du projet de fermeture de l’usine d'Amiens-Nord. Il est maintenant notoire que notre relation avec la partie syndicale, qui a été de grande qualité pendant toutes ces années, s’est quelque peu dégradée avec l’organisation syndicale majoritaire sur le site d’Amiens-Nord depuis la proposition de reprise faite par Titan fin 2011–début 2012, après que nous avons assez clairement affiché notre souhait de voir ce plan pris en considération, estimant la solution proposée solide, pérenne et viable et présentant l’avantage de sauver près de la moitié des 1 200 emplois du site - 537, et 548 avec les cadres commerciaux. L’organisation syndicale majoritaire à Amiens a choisi une autre voie et un autre conseil que celui de SECAFI, et notamment le développement de procédures judiciaires, ce qui a amené Titan à se retirer, et la relation avec la direction à ne pas s’améliorer au fil du temps. Pour moi, la façon dont on juge le dossier Titan et les relations entre Titan et Goodyear est un élément essentiel du dossier.

Notre analyse, lors de cette restructuration, a porté sur les pneumatiques « tourisme » et sur les pneumatiques « agricoles ». Comme d’habitude, nous avons examiné les fondamentaux du site concerné mais aussi l’environnement du groupe, sa stratégie et la relation entre les acteurs. Nous essayons de comprendre cette stratégie, pas forcément de la partager, et au long des dix années où nous nous sommes exprimés, nous avons souvent eu une approche très critique de la stratégie de Goodyear. Mais notre rôle de conseil auprès des représentants du personnel nous amène à un moment donné à leur indiquer quelles nous semblent être les voies du compromis le plus satisfaisant possible ; il leur revient ensuite de prendre leurs responsabilités.

La situation de Goodyear n’est pas la même pour l’activité « tourisme » et pour l’activité « pneumatiques agricoles ». Je ne pleurerai pas sur la situation d’une multinationale qui va distribuer des dividendes, mais pour tenter de comprendre sa stratégie, il faut aussi comparer sa situation à celle de ses concurrents. On se rend alors compte que la rentabilité nette de Goodyear est très inférieure à celle de ses concurrents principaux, Michelin, Bridgestone et Continental. Son endettement est élevé : il représente, ces derniers temps, plus de quatre fois ses fonds propres. Surtout, le niveau des fonds propres de ses concurrents est, en valeur absolue, beaucoup plus élevé que le sien : moins d’un milliard pour Goodyear, mais plus de 12 milliards de dollars pour Bridgestone et plus de 8 milliards pour Michelin.

Dans les enjeux de compétitivité entre les groupes, ces données ont leur importance. Elles peuvent expliquer – et, encore une fois, je ne porte pas de jugement de valeur – que Goodyear choisisse de distribuer des dividendes bien que sa situation ne soit pas bonne au regard de celle de ses concurrents. Mais la conséquence de ce choix est évidente : quand Goodyear investit moins de 2 % de son chiffre d’affaires en recherche et développement, Michelin investit près de 3 %. Pour ce qui est des investissements industriels, Goodyear investit moins de 5 % de son chiffre d’affaires quand Michelin investit de 8 à 9 %. Si Goodyear poursuit dans cette voie, sa compétitivité continuera de se dégrader.

S’agissant de l’activité « tourisme », le marché européen a beaucoup évolué au cours de la dernière période, avec une montée en gamme au bénéfice des pneumatiques de taille plus importante. On constate notamment le développement d’un segment haut de gamme concernant les pneus de 17 pouces et davantage. La vente des pneus plus petits enregistre une baisse en volume en Europe.

Or, le site d'Amiens est historiquement positionné sur une production de pneus de 13 à 16 pouces. La question de son positionnement s’est posée dès 2007. Pour assurer sa pérennité, il fallait faire évoluer l’offre combinée (product mix) tout en conservant des volumes suffisants pour amortir les coûts fixes, élevés ; cela suppose de ne pas abandonner complètement et brutalement les productions standards, au moins dans un premier temps.

Des investissements importants étaient nécessaires, tant pour faire évoluer l'outil que pour compenser l'absence d'investissements depuis plusieurs années. Sur la période 2005–2007, si l’on compare avec la concurrence, ce retard représente plus de 50 millions de dollars pour les deux sites d'Amiens. Il fallait essayer de le rattraper ; cela n’a pas été possible pour des raisons sur lesquelles je reviendrai.

C’est dans cette période de focalisation sur des pneumatiques à forte valeur ajoutée que se sont déroulées les discussions sur le complexe industriel d'Amiens, les deux sites Nord et Sud souffrant d'un sous-investissement chronique et de fortes baisses de volumes en 2005 et 2006.

En 2007, compte tenu de la situation des deux usines, la direction présente le projet dit « Groupe Complexe d'Amiens » (GCA) qui visait la création d’une structure commune aux deux établissements, l’objectif étant « de bâtir un projet pour assurer l'avenir industriel des deux sites d'Amiens ». Il est prévu à cette fin un investissement de 52 millions d’euros destiné à faire évoluer l’offre combinée, ainsi que l’accroissement du temps de travail et la modification de l'organisation du travail – la production en continu sur le mode 4x8, 35 heures de travail hebdomadaires en moyenne pour tous, le fonctionnement des usines 350 jours par an –, et enfin le non-remplacement des départs « naturels ».

Le point dur des négociations portait notamment sur le temps et sur l'organisation du travail. L'objectif affiché par la direction était d'accroître le nombre de jours travaillés pour qu’il atteigne 214 jours par an, et le nombre d'heures travaillées pour le porter à 1 607 heures par an. Pour nous, ces points n'apparaissaient pas comme les plus déterminants dans l'équilibre économique du projet. Le projet GCA est en effet fondé pour l'essentiel sur des investissements qui, à eux seuls, permettent d'améliorer de 9,1 points la position de coûts d'Amiens. Le cycle 4x8 sur lequel se focalisait le débat sur l’organisation du travail permettait une amélioration de 3,4 points. L’enjeu des investissements était donc bien plus important que celui de l’organisation du travail, et nous avions suggéré à l’époque d'explorer d’autres modalités, et notamment l’hypothèse d’un rythme de travail en 5x8.

Après six mois d'échanges, aucun accord n'ayant été trouvé, un référendum est organisé sur les sites, qui conduit à un refus de la majorité des salariés qui s’étaient exprimés. Il est mis fin aux consultations et un projet de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) portant sur une réduction de la production de 27 % et la suppression de 478 emplois permanents est présenté au printemps 2008. Les négociations sont alors rouvertes à la demande de certaines organisations syndicales, et des divergences apparaissent entre elles.

À l’établissement d'Amiens-Nord, 73 % des suffrages exprimés lors du référendum étaient favorables au passage au rythme 4x8 ; un accord en ce sens avait été signé par la CFE-CGC et la CFDT. La CGT, syndicat majoritaire, et SUD avaient alors exercé leur droit d'opposition. À l’établissement d'Amiens-Sud, un accord collectif avait été signé et le passage au travail continu en 4x8 était entré en vigueur dans les premiers jours de janvier 2009.

En mai 2009, le groupe a présenté un nouveau projet portant sur la fermeture de l’activité « tourisme » d’Amiens-Nord, l’impact potentiel étant la suppression de 817 postes. Ce plan et les plans successifs présentés par la direction ont été assez systématiquement suspendus par les tribunaux. Des médiations ont été entreprises, qui n’ont pas abouti. L’une des médiations, avec l’accord des deux parties – la CGT, syndicat majoritaire à Amiens, et la direction – avait été confiée à mon collègue Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI ; ce qui m’avait intrigué car, généralement, on choisit pour médiateur une personnalité extérieure. En dépit de son acharnement et de ses compétences, cette médiation a échoué, comme a échoué par la suite la médiation confiée au regretté Bernard Brunhes.

Étant donné la volonté manifestée par le groupe de recentrer ses activités pour tenir compte de l’évolution évidente du marché vers les produits à forte valeur ajoutée, Goodyear voulait-il réellement restructurer les deux sites d’Amiens ? L’activité « tourisme » d’Amiens-Nord était-elle condamnée d’emblée ? Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question. La stratégie de recentrage des deux usines d’Amiens demandait de lourds investissements et, du point de vue de la direction, un compromis social sur les investissements et sur l’organisation du travail et le temps de travail. Il est évident qu’à partir du moment où cet accord n’est pas intervenu, le recentrage de Goodyear a continué de se faire aux niveaux mondial et européen – avec, notamment, le développement de la production en Europe de l’Est, où les coûts de production sont plus bas – et que la partie a été progressivement abandonnée à Amiens-Nord puisqu’il était impossible pour la direction de faire passer ses objectifs de réorganisation puis d’investissement. À partir de ce moment, la situation du site, déjà périlleuse en 2007 en raison du positionnement et du sous-investissement, ne s’est pas améliorée, compte tenu de la mauvaise qualité du dialogue social qui s’est instaurée pendant des années – un point sur lequel chacun aura son avis.

Je n’ai pas besoin pour justifier un point de vue d’expliquer que le site d’Amiens-Nord est rentable et qu’il y aurait des profits cachés. Ce site n’est pas rentable aujourd’hui parce qu’il a été l’objet de sous-investissements – dont on peut analyser les origines et les causes de façons différentes – et parce que le recentrage projeté n’est pas intervenu. Il me paraît en tout cas évident que l’activité « tourisme » est dans une situation extrêmement peu compétitive.

Les choses sont un peu différentes pour l’activité « pneumatiques agricoles » : les fondamentaux étaient solides mais le groupe avait néanmoins commencé de se désengager de ce secteur. L’explication donnée est que Goodyear, un peu contraint dans ses investissements par son niveau d’endettement, avait décidé de ne pas tout faire et, singulièrement, de ne pas se projeter dans une activité qui suppose des investissements très lourds alors que sa situation globale était critique au regard de la concurrence.

Le recentrage a commencé dès 2005, Goodyear vendant à l'époque à Titan ses activités « pneumatiques agricoles » en Amérique du Nord. Nous annoncions, dans notre rapport de mars 2008, malgré les démentis formels de la direction de Goodyear, qu'une cession à venir des activités « pneumatiques agricoles » européennes à Titan était envisageable. De fait, en septembre 2009, Goodyear annonçait des négociations avec Titan afin de lui céder ces activités en Amérique du Sud et en Europe.

Nous avons longuement analysé le plan Titan proposé fin 2011–début 2012. Par deux fois, la perspective d’un compromis s’est dessinée entre les deux parties – le syndicat majoritaire à Amiens-Nord et la direction. Laurent Rivoire et moi-même étions présents lors d’un certain nombre de réunions, notamment celle qui s’est tenue le 4 décembre 2011, près de la mairie de Paris, avec M. Bill Campbell, « numéro deux » du groupe Titan. Ce jour-là a été acté le principe de la reprise des 537 emplois, et un compromis me paraissait tout à fait possible. Les discussions se sont poursuivies en janvier et en février 2012 ; une réunion entre Goodyear, Titan, la partie syndicale et les conseils – SECAFI et les conseils juridiques de la CGT d’Amiens-Nord – devait se tenir en février 2012 sous l’égide du ministère du Travail. Elle s’est finalement déroulée à Amiens et non au ministère, et elle a mal tourné.

Sans doute le tournant s’est-il produit à ce moment-là. Laurent Rivoire et moi-même avons dit plusieurs fois à Mickaël Wamen, délégué syndical CGT de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, qu’il fallait saisir l’occasion de sauver la moitié des emplois du site ; qu’il paraissait évident que Goodyear ne reviendrait pas sur son axe stratégique de désengagement du pneu agricole ; que ses difficultés dans le pneumatique « tourisme » l’amenaient à concentrer tous ses investissements et toutes ses ressources financières et que le train ne repasserait sans doute pas. Sur ce point, je me trompais un peu, puisqu’il revient… J’ajoute que, lors de cette réunion, les dirigeants de Titan ont dit clairement que 70 à 80 des 537 emplois conservés étaient considérés comme en sureffectif, l’entreprise les reprenant par souci de trouver un compromis social.

Ce fut, de mon point de vue, la première occasion gâchée. Elle le fut parce que d’autres conseils que SECAFI, et la CGT d’Amiens-Nord, ont considéré qu’il fallait laisser passer les élections présidentielles et législatives pour négocier en meilleure situation. Ce n’est pas mon sentiment : ma longue expérience au sein du groupe Alpha m’amène à considérer que la période la plus propice à des compromis équilibrés est, précisément, la période qui précède immédiatement ces élections. Mais comme vous le savez, les élections, avec l’implication de certains acteurs du dossier, prenaient une tournure un peu particulière à Amiens, et ils ont jugé bon de les laisser passer.

Une deuxième occasion a été gâchée entre juillet et début octobre 2012, lors de la présentation du plan Titan, assorti d’un plan de départs volontaires et que nous jugions – car nous travaillions avec d’autres équipes du groupe – de qualité. Une nouvelle fois, l’accord ne s’est pas fait, et le président de Titan a annoncé que les négociations étaient terminées.

On peut toujours se demander si un groupe peut ou doit, pour des raisons économiques ou morales, revenir sur une stratégie qu’il a décidée. Mais une négociation est l’expression d’un rapport de forces, lié à un environnement politique et économique, à la situation dans l’entreprise, à la force des syndicats et à celle des directions. Nous avons pensé qu’il fallait défendre le maintien de la moitié des emplois du site et que le plan Titan était solide – un plan sur lequel nous avons été assez critiques au début et que, avec la partie syndicale, nous avons contribué à améliorer. Il était parfois trop optimiste, et trop conquérant aussi sur le plan de la productivité, ses auteurs ne se rendant pas compte que l’état des salariés et celui de l’outil de production ne permettraient pas des gains de productivité aussi importants qu’attendus.

Il n’empêche : Titan, qui réalise à ce jour un chiffre d’affaires supérieur à 2 milliards d’euros dans le secteur du pneumatique agricole, apportait une solution industrielle alternative – ce à quoi les syndicats, en général, et la CGT en particulier, tiennent beaucoup – qui nous paraissait solide. À partir du moment où cette proposition n’a pas été suffisamment prise en considération, il était évident pour nous que Goodyear ne renoncerait pas à sa stratégie de recentrage au niveau mondial. On peut le déplorer, et considérer que malgré son endettement, il pouvait continuer d’affronter Michelin et Bridgestone avec des investissements dans les mêmes activités et les mêmes produits depuis dix ans, il pouvait ne pas investir en Europe centrale et continuer de concentrer ses investissements sur tels autres sites et notamment celui d’Amiens… Mais l’on voyait qu’une stratégie globale avait été décidée et qu’elle était difficile à contrecarrer.

C’était un problème d’opportunité, et les choix qui ont été faits ont conduit à la situation actuelle. Comme vous le savez, Titan revient avec un nouveau projet de reprise qui ne concerne plus que 333 emplois – parce que la conjoncture a changé, parce que Titan n’est plus disposé à faire les concessions qui l’amenaient précédemment à reprendre temporairement des salariés en sureffectif parce qu’il avait sans doute des perspectives de développement qui lui auraient permis de les mettre au travail plus activement par la suite. J’ignore la teneur de la nouvelle proposition de Titan. Je pense que sur le fond, elle est de même nature qu’auparavant, mais l’expérience incite à la prudence car dans ce dossier on n’est pas à l’abri de rebondissements inattendus, comme il s’en est produit en 2012.

Tout au long de ces années, nous avons essayé, comme toujours en de tels cas, de contribuer à la recherche d’un compromis équilibré. Ce n’est jamais facile. Je ne tiendrai à l’égard de personne les propos assez inadmissibles qui ont été tenus à l’égard du cabinet SECAFI, et notamment de Laurent Rivoire, qui a eu pendant de longues années la confiance de toutes les parties syndicales. Le cabinet a pensé que le compromis équilibré passait par l’acceptation du plan Titan, et il faut lui reconnaître, à défaut de partager toutes ses convictions, son esprit de responsabilité.

J’ajoute qu’à l’époque, au moment de soutenir le plan de reprise par Titan, nous nous sommes sentis un peu seuls. Nous aurions aimé un peu plus d’enthousiasme de la part de la direction, et je l’ai dit, il y a quelques jours, à M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France. Dans les centaines de dossiers que nous traitons depuis des années, nous sommes conduits à nous demander si le rapport de forces peut être modifié entre la partie syndicale et la direction de l’entreprise, ou s’il est figé. En l’espèce, il nous a semblé – et d’autres partagent ce point de vue – que la judiciarisation du processus conduisait à l’impasse car la stratégie de Goodyear ne pouvait être remise en cause fondamentalement. Nous avons pris nos responsabilités, ce que nous avons payé par des tensions dans nos relations avec des gens qui nous ont beaucoup aimés pendant de longues années – la preuve étant qu’ils nous ont nommés médiateurs à une certaine époque. Nous avons pris nos responsabilités, disais-je, parce que c’est sans doute la meilleure façon, dans des dossiers aussi compliqués, de trouver des issues favorables à l’emploi et aux salariés qui sont dans des bassins d’emplois, comme vous le savez, extrêmement difficiles.

M. le président Alain Gest. Je vous remercie. La parole est maintenant à notre rapporteure.

Mme Pascale Boistard, rapporteure. Vous vous êtes donc sentis « un peu seuls » au moment de suivre l’offre de Titan. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le rôle joué par la direction de Goodyear ?

M. Pierre Ferracci. Dans ce dossier, nous avons toujours eu des relations compliquées avec l’ensemble des parties. Nous conseillons les représentants du personnel et, parce qu’il nous arrive d’intervenir aussi dans l’accompagnement des salariés après le plan social, nous travaillons aussi avec la direction. Nous essayons de travailler en bonne intelligence avec les uns et les autres. Ce n’est pas faire injure à la direction de Goodyear de penser qu’à un moment donné, les relations sociales étaient si compliquées et, les procédures judiciaires s’accumulant, le conflit si fort que, peut-être, tout en défendant le plan de reprise par Titan, la direction n’y a plus cru, jugeant que sa mise en place serait très difficile à réaliser. Peut-être aussi, ayant réussi la réorganisation d’Amiens-Sud, avoir une relation sociale aussi déséquilibrée à Amiens-Nord lui a-t-elle fait peur. Mon propos était sans doute un peu exagéré : la direction a porté le plan Titan, mais j’aurais préféré qu’un supplément d’enthousiasme se manifestât des deux côtés, puisque le plan représentait, du point de vue des syndicats, une opportunité considérable et qu’il permettait à la direction de s’extraire d’un guêpier social monumental.

Bien qu’au sein même de la CGT, des voix se soient élevées pour dire qu’il fallait examiner le plan Titan avec attention et ne pas l’écarter d’un revers de main, le conseil de SECAFI n’a malheureusement pas été suivi jusqu’au bout et je le regrette. Je n’en veux pas à ceux qui nous ont lâchés ; la position des syndicats dans une affaire de ce type est toujours extrêmement compliquée. Selon moi, le dossier a été trop politisé et trop judiciarisé. Or, la recherche d’un compromis équilibré ne passe pas forcément par la sollicitation des juges, aussi compétents soient-ils. La preuve en est que les magistrats, après avoir donné raison aux syndicats pendant des années, se sont retournés au cours de la dernière période, et presque tous les procès intentés ont été perdus. Il est parfois bon que le juge intervienne pour trancher et arbitrer, mais dans un débat de cette nature, qui concerne l’entreprise, les partenaires sociaux doivent se mettre d’accord, et ce n’est jamais facile.

Cette affaire me rend malade, car il est très rare, lors de la reprise d’un site de production, de trouver une solution industrielle qui sauve la moitié des emplois. Ainsi, chez Molex, de 5 à 8 % seulement de l’effectif a été sauvé par le plan de reprise. J’ai, comme tout le monde, été choqué par les déclarations tonitruantes du président de Titan, mais s’il fallait juger les groupes industriels à l’aune des déclarations de leurs dirigeants, on ferait parfois le ménage un peu vite. Il n’empêche que le plan de Titan était solide, ouvrait des perspectives durables et comportait l’engagement de maintenir 537 emplois pendant 2 ans. On peut considérer que cette durée, qui aurait sans doute été portée à 4 ans au terme de la négociation avec Goodyear, n’est pas suffisante. Cependant, demander à un repreneur le maintien de l’emploi pendant 7 ans dans un marché qui n’est pas aussi rose qu’on veut bien le dire, car l’automobile ne se porte pas très bien sur le plan mondial –, c’est créer les conditions pour que la négociation n’aboutisse pas. Je n’ai jamais vu des syndicalistes, dans des dossiers aussi compliqués que celui-là, exiger une garantie de l’emploi de 7 ans lors de la reprise d’un site industriel.

Mme la rapporteure. Lorsqu’il a été question de regrouper les sites d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud, la restructuration envisagée était liée à la modification du rythme de travail avec le passage obligé au 4x8, ce que certains parlementaires ressentent comme une forme de chantage. Vous avez préconisé l’organisation du travail en 5x8. Pourquoi votre proposition, qui aurait peut-être suscité des réactions différentes, a-t-elle été rejetée ?

M. le président Alain Gest. Pourquoi aviez-vous suggéré les 5x8 ?

M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI. Je tiens à souligner pour commencer qu’il faut considérer ce projet comme un accord de compétitivité avant la lettre. En 2013, cela choque moins, ou c’est plus dans l’air du temps – voyez les réflexions en cours sur les plans de compétitivité de Renault et de Peugeot – mais, en 2008, c’était novateur.

« Chantage », avez-vous dit ? On peut l’interpréter comme tel si l’on considère que la proposition est exprimée sous la forme « Nous investissons, nous changeons l’organisation du travail et alors l’emploi sera maintenu ». Mais si nous avons proposé que la production se fasse selon le rythme 5x8, c’est qu’avant d’être un projet de réorganisation, le projet était un projet d’économie, et nous avons jugé que le passage au 4x8 ne permettait pas de réaliser l’économie souhaitée par la direction de Goodyear. Notre proposition était aussi fondée sur des considérations relatives à la santé au travail : les rythmes 3x8 et 4x8, fréquents après-guerre, ont pratiquement disparu dans l’industrie et il est établi que le régime des 5 x 8 est moins fatigant pour l’être humain. Voilà pourquoi nous avons proposé ce rythme de travail, qui emportait des surcoûts minimes – et je pense même que certaines économies pouvaient être faites.

Mais le projet de passage au 4x8 à l’usine d’Amiens-Nord s’expliquait aussi par une raison plus générale : c’est le rythme de travail en vigueur dans tous les autres sites du groupe en Europe et aux États-Unis. Avant d’être un plan d’économie et une proposition de compromis « gagnant-gagnant » qui s’est fini en un « perdant-perdant », il s’agissait donc d’un projet d’homogénéisation de l’organisation du travail dans l’espace de production de Goodyear en Europe.

Mme la rapporteure. Vous avez conclu dans votre rapport à l’existence de raisons économiques à la fermeture du site. S’agit-il selon vous du durcissement du dialogue social dans l’entreprise à partir de ce moment, conjugué à l’absence d’investissements dans l’usine d’Amiens-Nord ? L’écart d’équipement est notable entre le site Dunlop et le site Goodyear, nous l’avons constaté lors de notre visite.

M. Pierre Ferracci. Ce fut, à l’évidence, un tournant. Auparavant déjà, les relations sociales n’étaient pas au beau fixe, mais le débat autour des 4x8 et les prises de position opposées à Amiens-Sud et Nord ont conduit à un dérapage supplémentaire dans des relations insatisfaisantes. Il est toujours difficile de faire la part des choses quand on passe d’une situation A à une situation B, mais il est évident que la direction, constatant l’impossibilité de parvenir à un accord à l’usine d’Amiens-Nord et la possibilité de le trouver à l’usine d’Amiens-Sud, a modifié le cap et privilégié Amiens-Sud, ce qui s’est traduit en termes d’investissements, comme vous l’avez constaté. Les difficultés du dialogue social ont donc aggravé une situation économique qui n’était pas brillante puisque, je le répète, le retard d’investissement avait provoqué un problème de compétitivité réel. Je me suis permis de nuancer ce qui avait été dit mais, cela étant, je peux être tout aussi choqué que d’autres par le fait qu’un groupe accusant un retard massif d’investissement et un endettement aussi lourd verse des dividendes. Il n’empêche : le retard d’investissement est colossal et la différence de fonds propres en valeur absolue entre Goodyear et ses concurrents n’est pas sans conséquences.

La situation comparée de PSA et de Volkswagen est la même : en trois ans, le premier va investir 9 milliards d’euros et le deuxième 50 milliards, si bien que l’écart technologique ira grandissant, quelles que soient les compétences à l’œuvre. L’endettement significatif de PSA nuit à l’investissement et donc, selon la phrase connue, aux profits de demain et aux emplois d’après-demain.

Il me paraît évident que la conjugaison des enjeux économiques et sociaux accélère la dégradation de la situation d’un site, et la direction de Goodyear ne refusera pas de reconnaître qu’étant donné le blocage social constaté à l’usine d’Amiens-Nord, elle n’a pas eu envie de continuer à essayer de trouver un équilibre entre Amiens-Nord et Sud.

Nous défendons partout la thèse qu’il est préférable pour la santé au travail des salariés concernés d’organiser la production en 5x8 plutôt qu’en 4x8. Des groupes industriels de plus en plus nombreux abandonnent le rythme de travail en 4x8 et la question se posera dans le secteur du pneumatique comme elle s’est posée ailleurs. Dans le cas qui nous occupe, comme je vous l’ai dit, l’organisation du travail pesait bien moins que les investissements dans le renouveau de la compétitivité. De ce fait, le gain de productivité attendu du passage au 4x8 n’était pas, de notre point de vue, à ce point fondamental qu’il faille s’obliger à en passer par là à tout prix.

Mme la rapporteure. Votre cabinet a aussi été chargé d’un rapport sur la situation de Continental et les conclusions auxquelles vous êtes parvenues dans ce dossier sont autres. Quels éléments expliquent cette différence d’appréciation ?

M. le président Alain Gest. Voyez-vous des similitudes entre ces deux dossiers, notamment pour ce qui concerne le démantèlement de l’entreprise et les délocalisations évoquées par votre confrère du cabinet Alter expertise ?

M. Laurent Rivoire. Les similitudes sont très peu nombreuses, ce qui donne plus de crédit encore au diagnostic que nous avons porté sur Goodyear. Continental n’avait ni problème d’endettement, ni problème économique, ni problème avec l’outil de production. Des investissements très importants avaient eu lieu, qui pour certains sont à l’abandon ou ont été détruits, ce qui ne peut manquer de choquer. La situation des deux entreprises n’était donc pas la même, non plus que notre diagnostic, et notre rapport a servi de base au jugement des prud’hommes, qui ont donné raison aux salariés de Continental.

Quand les choses vont bien dans une entreprise, nous le disons, quand elles vont moins bien, nous le disons aussi. Je suis d’ailleurs heureux que cette réunion se tienne, car je vois enfin certains fantasmes se dissiper et quelques dénis s’évanouir. Il y a très peu de temps encore, certains salariés et certains conseillers des organisations syndicales, notamment de l’organisation majoritaire, affirmaient que ni l’activité « tourisme » ni l’activité « pneumatique agricole » de l’usine d’Amiens-Nord ne perdaient d’argent. Vous n’ignorez pas que deux propositions alternatives ont été avancées. Nous les avons combattues car nous les jugions peu sérieuses : elles évoquaient un taux de rentabilité de 84 % pour les pneumatiques agricoles, et de 74 % pour le tourisme. À titre de comparaison, le taux de rentabilité de la société Apple, à son sommet historique, en 2012, était de 33 % !

M. Pierre Ferracci. Si vous reprenez nos rapports sur Goodyear pour les exercices 2008 et 2009, vous constaterez que l’on n’a pas besoin de dire qu’un groupe veut, presque méchamment, casser un site industriel et le délocaliser, pour constater qu’une stratégie de recentrage sur les pays à bas coûts et une politique d’investissement faiblarde en raison de l’endettement sont à l’œuvre, ce qui affaiblit le site. On mêle parfois le jugement moral et une réalité économique qui, depuis des années, nous est apparue évidente. Quand nous parlons, en 2009, d’« une stratégie de fermeture de sites et de délocalisation pleinement assumée », on voit bien que les fabricants de pneumatiques, comme les constructeurs automobiles depuis quelques temps, connaissent un problème de surcapacités qu’ils entendent régler, en choisissant souvent la même stratégie de recentrage sur les produits à forte valeur ajoutée. La lecture de la stratégie de l’entreprise s’impose ; on peut ensuite porter le jugement moral que l’on veut sur cette stratégie, mais si un site n’est pas rentable, mieux vaut expliquer pourquoi il ne l’est pas que d’affirmer qu’il l’est mais que les bénéfices sont cachés dans une caverne d’Ali Baba. Telle a toujours été notre démarche. Ainsi éclaire-t-on les salariés et leurs représentants et leur permet-on de prendre les décisions appropriées.

M. Jean-Claude Buisine. À propos, précisément, de la rentabilité ou de l’absence de rentabilité du site, il nous a été dit par des syndicalistes, lors de précédentes auditions, qu’au moment où il s’est agi pour eux de choisir entre négocier la proposition de Titan et judiciariser le conflit, SECAFI n’avait pas fourni tous les éléments comptables nécessaires à une décision éclairée. Pouvez-vous confirmer avoir transmis au CCE tous les éléments comptables que vous deviez lui transmettre ?

M. Pierre Ferracci. Nous ne prétendons pas à la perfection, mais nous sommes le premier cabinet de conseil auprès des CCE depuis 30 ans et nos clients nous renouvellent souvent leur confiance. Nous nous sommes efforcés de donner tous les éléments aux élus du CCE de manière qu’ils puissent se décider, mais nous ne nous substituons pas à eux.

Je constate que nous avons tenu notre ligne et que d’autres ne l’ont pas fait. Je dépose ici sous serment, comme Laurent Rivoire. Comme moi, il a entendu la partie syndicale, à un moment donné, juger le plan de Titan acceptable. Ce plan n’était pas parfait mais c’était un compromis acceptable car on voyait bien que l’on ne parviendrait pas forcément à obtenir de Goodyear le maintien de 537 emplois. Pour répondre à votre question, nous avons donné ces éléments. Pour aller plus loin dans ma réponse, nous n’avons pas cherché à noircir le trait en dépeignant de manière très sombre la situation économique d’Amiens-Nord ; incidemment, décrire la situation comme catastrophique, tant pour ce qui était de l’outil de travail que pour ce qui était de la productivité des salariés, aurait pu compliquer l’opération de Titan. Nous avons essayé de trouver l’équilibre. Il nous a aussi été reproché d’avoir réalisé une expertise en onze jours – mais quand on intervient depuis dix ans dans une entreprise et sur un site, peut-être fait-on plus vite que d’autres ! Et puis, on peut retourner le compliment en observant que, lorsqu’on veut jouer les délais, on peut parfois prendre 50 jours pour finir un travail alors que 5 jours suffisent…

Encore une fois, nous nous sommes très bien entendus pendant longtemps et je n’en veux à personne, mais je me dois de rectifier les propos désobligeants qui ont été tenus sur nous et en particulier l’assertion que SECAFI aurait noirci le trait pour permettre à Sodie, autre filiale du groupe Alpha, de reclasser les salariés licenciés. Pourquoi, alors, avons-nous, un peu seuls, défendu le plan Titan, au lieu de laisser Sodie reclasser 1 200 salariés et non quelques centaines ? Ces arguments de café du commerce n’ont pas à être tenus, surtout quand on a travaillé ensemble pendant dix ans et qu’on se respecte, comme c’est encore notre cas.

Je ne partage pas le discours tendant à dire : « Nous allons imposer à Goodyear une stratégie qui n’est pas la sienne ». Je le répète, toute négociation est le fruit d’un rapport de forces qui doit être apprécié au cas par cas pour déterminer ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas faire. Dans ce dossier, on a tenu cinq ou six ans mais dans l’intervalle beaucoup de salariés sont partis, pas toujours dans de bonnes conditions, et la situation au travail de ceux qui sont restés n’est pas mirobolante. Je ne souhaite qu’une chose : que Titan reprenne 333 salariés. J’ignore si ce sera le cas, car le président de Titan nous a habitués à quelques volte-face. Mais il est dommage d’avoir laissé passer l’occasion qui aurait permis la reprise de 200 salariés de plus, comme cela a été proposé il y a un an. Nous avons fait notre travail mais nous ne sommes pas parfaits et je reconnais le droit à la critique.

M. Laurent Rivoire. Oui, nous avons fait notre travail, et complètement. Nous avons respecté les délais légaux, soit 20 à 22 jours, conformément au code du travail, pour Goodyear comme pour tous les autres plans sociaux sur lesquels nous travaillons. Nous avons remis un rapport complet, correspondant au cahier des charges qui nous avait été fixé, et une précision s’impose : en fin de séance du CCE, il y a plus de six mois, il nous a été dit : « Votre rapport est incomplet, nous vous assignerons ». Aujourd’hui, 30 octobre, nous attendons toujours l’assignation.

M. Jean-Claude Buisine. Dans sa présentation de la situation comptable du groupe, M. Florent Perraudin s’est attaché à démontrer la rentabilité de l’entreprise, en donnant pour preuve le versement de dividendes. C’est surprenant, car ce n’est pas l’impression que m’ont laissée les précédentes auditions. S’il en est ainsi, pourquoi Goodyear n’a-t-il pas fait les efforts nécessaires à la poursuite de l’exploitation sur ce site ?

Mme la rapporteure. Vos cabinets comptent-ils des experts-comptables ou font-ils appel à des experts-comptables extérieurs pour la réalisation de telles études ?

M. Pierre Ferracci. Mais… nous sommes experts-comptables !

Mme la rapporteure. Je comprends que ma question vous paraisse surprenante ; si je vous la pose, c’est qu’il a été fait état, au cours d’une précédente audition, d’une insuffisante expertise comptable.

M. Pierre Ferracci. Je suis expert-comptable et le groupe Alpha en compte un grand nombre car les missions auprès des comités d’entreprise sont tenues par des professions réglementées. Cela ne nous empêche pas de constituer des équipes aux compétences mixtes, dans lesquelles les experts-comptables ont toute leur place et y côtoient des ergonomes, des financiers, des économistes industriels, des juristes et des spécialistes des ressources humaines. Nous avons la chance d’examiner, chaque année, les comptes de quelque 1 300 entreprises de toutes tailles. Quand un cabinet intervient à l’occasion d’une restructuration dans une entreprise qu’il suit depuis des années, il va très vite, forcément plus vite qu’un autre qui a à connaître de l’entreprise considérée à ce moment-là seulement. Par ailleurs, le fait que nous intervenions chez Michelin, Continental, Bridgestone, Goodyear, Renault et PSA nous donne une connaissance approfondie du marché automobile national et international qui nous permet d’apprécier les enjeux de compétitivité.

M. Florent Perraudin. Sur la qualité et le niveau de résultats de Goodyear et sa situation financière, j’ai fait état des chiffres officiels, ceux qui figurent sur le site du groupe et ont été présentés aux actionnaires. Les fondamentaux de Goodyear sont bons, et même très bons ; le groupe fait des bénéfices élevés. Je vous engage à prendre connaissance des communiqués de presse de Goodyear, de l’ensemble des documents qu’il publie et des déclarations de son président. Vous n’en trouverez pas qui fasse état d’éléments négatifs ; en particulier, le groupe n’évoque jamais un endettement qui le priverait de la capacité d’investir. Mais, quand un groupe décide de fermer un site car il peut produire des pneumatiques dans un autre de ses établissements – on l’a vu avec Continental –, il se livre à certaines manœuvres pour mettre ce site en difficulté, comme j’ai essayé de le montrer. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé pendant toute cette phase de négociation, mais il ne faut pas oublier l’essentiel, le fait que Goodyear a décidé de sacrifier l’usine d’Amiens-Nord. Les salariés auraient-ils dû faire davantage de concessions, doivent-ils toujours être les perdants de ces négociations alors que Goodyear, troisième groupe mondial dans ce secteur, est bien positionné sur un marché en phase de reprise ? Lisez les déclarations du président de Goodyear : elles diffèrent de celles des dirigeants français du groupe, et cette dissonance ne laisse pas d’interroger.

M. le président Alain Gest. Je suis effaré par ce que vous venez de dire, monsieur Perraudin. Pourquoi un groupe dont les « fondamentaux » seraient « très bons » ne distribuerait-il pas de dividendes pendant dix ans ? Goodyear envisage d’en verser cette année, mais la somme qu’il y consacre est dérisoire rapportée au chiffre d’affaires. Par ailleurs, la production du site d’Amiens-Nord ne concerne ni le marché d’Amérique du Nord ni les marchés émergents puisque, comme l’a observé devant nous le représentant de Massey Ferguson, transporter des pneus c’est transporter du vide, ce qui limite l’intérêt de les faire venir de loin.

M. Florent Perraudin. Vous avez raison pour la période antérieure : Goodyear a connu une période difficile. Mais la situation n’est plus la même aujourd’hui, comme le montrent la reprise du versement de dividendes dès le mois prochain et l’annonce que ces versements seront maintenus et augmentés au cours des prochaines années. Les marchés se sont redressés, plus fortement certes dans les pays émergents, mais aussi en Europe.

M. le président Alain Gest. D’un pour cent !

M. Florent Perraudin. D’un à deux pour cent, soit, mais cela signifie que le marché européen ne s’effondre pas. Aujourd’hui, le groupe Goodyear est dans une bonne situation, il annonce croissance, bénéfices et versement de dividendes, et il dispose de ressources permettant un débat plus positif sur l’avenir du site d’Amiens-Nord.

M. Pierre Ferracci. Sachant que les fonds propres de Bridgestone sont six fois supérieurs à son endettement et ceux de Michelin huit fois, mais qu’à l’inverse l’endettement de Goodyear est quatre fois supérieur à ses fonds propres, on peut dire qu’ils ne sont pas tous exactement dans la même situation. Quand on examine les flux de trésorerie, ce qui est affecté à l’investissement et ce qui l’est au remboursement de la dette et des frais financiers, on comprend que Goodyear a des difficultés et qu’il est obligé de se recentrer de manière beaucoup plus radicale que ses concurrents. Encore une fois, cela n’excuse rien de ce qui est fait ici ou là, mais pourquoi rosir la situation ? On peut contester, et je le fais, que dans cette situation Goodyear reprenne une distribution de dividendes tarie depuis de longues années, mais il n’en reste pas moins que le groupe est beaucoup plus endetté que ses concurrents directs. Cela revient à comparer, par exemple, l’endettement de PSA et celui de Volkswagen et, de là, leurs résultats nets et leurs capacités d’investissement respectives.

Mme Barbara Pompili. J’aimerais, monsieur Ferracci, entendre votre avis d’expert sur la stratégie d’entreprise de Goodyear, une question que j’avais posée à sa direction sans obtenir de réponse très satisfaisante. En 2005, la direction du groupe annonce un recentrage, qu’elle compte opérer par la cession de l’activité « pneumatiques agricoles » partout dans le monde. Votre cabinet indique dans son rapport de mars 2008 que Goodyear, bien que sa direction s’en défende, envisage la cession à Titan de cette activité en Europe. Or, quelques mois plus tôt, Goodyear a proposé de réunir les deux usines d’Amiens pour en faire un complexe unique, le projet comprenant un volet « pneumatiques agricoles ». Dans ce contexte, quelle crédibilité accorder à ce projet ?

M. le président Alain Gest. Interrogée à ce sujet, la direction de Goodyear nous a indiqué que la fabrication de pneumatiques agricoles à Amiens dans un complexe industriel unique aurait permis de massifier la production. C’est ensuite, parce que ce projet n’a pu aboutir pour les raisons connues, que le groupe aurait décidé de se séparer de cette activité. Ces explications vous paraissent-elles crédibles ?

M. Pierre Ferracci. Nous nous sommes interrogés à ce sujet. Peut-être le groupe a-t-il fait des choix à un moment où les marchés étaient plus porteurs qu’ils ne sont aujourd’hui, estimant que regrouper les deux fabrications, faire des gains de productivité de part et d’autre et faire ainsi prospérer l’activité « tourisme », tout en gardant la perspective de cession de l’activité « pneumatiques agricoles » était une stratégie jouable. Nous pensons que la cession était en germe depuis un moment, ce qui peut paraître contradictoire mais ne l’est pas forcément. On peut vouloir regrouper les deux sites et restructurer la production de pneumatiques agricoles pour en améliorer la productivité puis, pour des raisons qui se sont sans doute imposées au groupe au niveau mondial, considérer que l’on n’a pas les moyens de tout faire. Certains choix antérieurs de restructuration faits par une entreprise peuvent, au fil du temps, lui apparaître déphasés étant donné l’évolution du marché, le niveau d’endettement et l’insuffisance passée des investissements. Je pense que l’idée de se désengager de l’activité « pneumatiques agricoles » est venue progressivement et qu’après avoir jugé pouvoir la conserver, Goodyear a constaté ne pas pouvoir tout faire.

Mme Barbara Pompili. Vous avez souligné que le retard d’investissement était considérable pour l’activité « tourisme » et plus encore pour l’activité « pneumatiques agricoles ». Est-il crédible que l’investissement de 50 millions de dollars prévu dans le projet ait suffi à renforcer durablement la compétitivité des deux activités sur ce site ?

M. Laurent Rivoire. L’enveloppe de 50 millions de dollars concernait essentiellement l’activité « tourisme ». Cette somme était nécessaire mais pas suffisante : il aurait fallu ajouter de 20 à 30 millions d’euros deux ou trois ans plus tard, et je pense que ces fonds étaient « dans les tuyaux ». Pour un projet Greenfield, c’est-à-dire partant d’une page blanche, nous estimons à 50 millions d’euros au minimum, et idéalement à 100 millions, l’investissement nécessaire pour remettre l’outil au niveau du marché et permettre la fabrication de pneumatiques d’un diamètre supérieur à 16 pouces. Pour l’agraire, l’activité perd près de 25 millions d’euros en 2012, et très certainement près de 30 en 2013. Il faut dans un premier temps éponger le déficit, investir 10 à 30 millions d’euros sur 3 ans sur l’outil et relancer un programme de R&D, qui s’est arrêté depuis l’annonce du retrait de Goodyear en 2009. Ceci nécessitera une somme minimale que nous estimons entre 5 et 10 millions d’euros.

Mme la rapporteure. Titan propose désormais de conserver 333 emplois et d’investir 100 millions de dollars, dont 40 millions consacrés à l’outil de production – c’est donc moins que ce que vous estimez nécessaire.

M. Laurent Rivoire. Il faut tenir compte de l’étalement dans le temps. Le projet Titan évoque 40 millions sur dix ans. Je parlais de 50 millions de dollars en trois ans.

Mme la rapporteure. C’est donc pire encore.

M. Laurent Rivoire. Non. L’activité « pneumatiques agricoles » a besoin de moins d’investissement que l’activité « tourisme ».

Mme la rapporteure. Précisez, je vous prie, ce que devrait être selon vous la part d’investissement réservée à l’activité « pneumatiques agricoles ».

M. Laurent Rivoire. Vingt millions d’euros très rapidement, puis, étalés sur cinq à six ans, de 40 à 50 millions.

Mme la rapporteure et M. le président Alain Gest. Ce n’est pas ce que nous avions compris.

M. Laurent Rivoire. Je me suis mal exprimé. Le point bloquant, pour un investisseur, est précisément qu’il lui faut mettre de 50 à 100 millions d’euros sur la table pour remettre l’activité « tourisme » à niveau. 

M. le président Alain Gest. Cela dit, Goodyear a investi 44 millions d’euros pour Dunlop seulement, alors que l’engagement initial portait sur un peu plus de 20 millions – ce qui recoupe vos indications sur l’adaptation à la réalité du marché.

M. Pierre Ferracci. Pour répondre à la question de Mme Pompili, je suis persuadé que la restructuration envisagée dans le projet GCA laissait possible le maintien de l’activité « pneumatiques agricoles ». À un moment donné, l’enjeu était la réorganisation industrielle du site, puis la maison mère a fait comprendre qu’en termes de rentabilité pour les actionnaires il n’était pas possible de maintenir les deux activités. Les ressources disponibles étant contraintes, les choix se sont progressivement affinés mais je suis persuadé qu’au départ le projet GCA a pu être défini en laissant en suspens la question de savoir si l’activité « pneumatiques agricoles » serait ou non maintenue. J’ai vu, ailleurs, des restructurations remettre en cause des investissements massifs faits quelques mois plutôt, ce qui se traduit par un gâchis monumental. Les problèmes de Goodyear ont commencé lors du rapprochement avec Sumitomo, et peu à peu la contrainte s’est faite plus pressante. Si le groupe ne se recentre pas, l’écart continuera de se creuser avec Bridgestone et Michelin.

M. Laurent Rivoire. La concomitance des dates peut troubler mais je pense qu’au départ, les deux dossiers étaient dissociés. C’est notre point de vue en 2013.

Mme la rapporteure. Pouvez-vous nous dire, monsieur Perraudin, sur quels dossiers d’équipementiers automobiles autres que Goodyear le cabinet Alter a travaillé ?

M. Florent Perraudin. Nous menons actuellement des missions pour Faurecia et Valeo.

Mme la rapporteure. Vous avez mentionné, monsieur Ferracci, des observations faites par le syndicat majoritaire à l’usine d’Amiens-Nord. De manière générale, votre groupe assume-t-il facilement d’intervenir à la fois dans l’appréciation d’un plan de sauvegarde de l'emploi et dans la reconversion de salariés licenciés ?

M. Pierre Ferracci. C’est une stratégie parfaitement assumée depuis des années. Quand on veut défendre l’emploi, on le défend dans l’entreprise quand c’est possible – ici, avec le plan Titan. Ensuite, il ne me pose aucun problème que d’autres équipes du groupe s’occupent de la reconversion des salariés qui, malheureusement, subissent un licenciement. Si SECAFI fermait les yeux pour laisser Sodie travailler en aval, ce serait suicidaire – je préfère demander à Goodyear de donner les moyens nécessaires pour reconvertir 600 salariés plutôt que de devoir reconvertir 1 200 salariés avec les mêmes moyens. Penser que nous procéderions de la sorte, c’est désobligeant pour le cabinet SECAFI mais aussi pour les organisations syndicales. Je suis beaucoup plus choqué par les avocats qui se rémunèrent sur les indemnités de sortie des salariés et qui, eux, ne jouent pas les solutions alternatives dans l’entreprise. Il y en a, et certains se rémunèrent même aussi à l’anglo-saxonne, en pourcentage des indemnités touchées pour atteintes à la santé au travail.

Pour notre part, nous sommes tranquilles, et d’autant plus tranquilles que, je l’ai dit, nous étions un peu seuls à défendre le plan de Titan. Je connais bien l’organisation majoritaire que représente Michaël Wamen ; elle se bat très souvent pour des solutions alternatives avant d’avoir à reconvertir les salariés. Ainsi, dans le cas de Molex, s’est-elle battue pour obtenir la reprise de tous les salariés ; elle n’a pas réussi, très peu ont été repris, et cette organisation n’a pas eu de problème concernant la reconversion des autres salariés.

Ce n’est pas nous, bien entendu, qui définissons les plans de restructuration des directions. On pourrait inverser l’interrogation : pensez-vous qu’il soit facile de travailler avec la direction de Goodyear pour reclasser les salariés après l’avoir critiquée pendant dix ans ? Pensez-vous qu’en ce moment – et je lance par votre canal un appel à M. Henry Dumortier ! – il soit facile pour Sodie de dégager les moyens de reconvertir les salariés efficacement dans un bassin d’emploi dont, mieux que quiconque, vous savez les difficultés ? La discussion n’est pas plus facile qu’avec toutes les autres entreprises, car on sous-estime toujours les moyens à mettre en œuvre pour reconvertir les salariés alors que le pays compte déjà plus de 3 millions de chômeurs. Nous avons choisi parfois de prendre des coups des deux côtés pour défendre l’emploi dans l’entreprise quand c’est possible – et je souhaite qu’au moins les 333 emplois dont il est question maintenant soient maintenus et qu’éventuellement la négociation avec Titan permette d’aller au-delà. Ensuite, mieux vaut accompagner le plus efficacement possible ceux qui n’ont pas cette chance. Peut-être un cabinet qui a l’habitude de travailler avec les représentants du personnel et les syndicats sera-t-il attentif aux conditions d’accompagnement des salariés qui ont perdu leur emploi. Je suis très fier d’avoir, dans ce groupe, les différentes activités à gérer et je n’ai pas de problème de conflits d’intérêts.

Mme la rapporteure. À l’aune de votre longue expérience professionnelle, considérez-vous que ce dossier traduise une tension sociale particulière ? A-t-il des caractéristiques exceptionnelles ?

M. Pierre Ferracci. C’est un dossier exceptionnel pour la raison que je vous ai dite : je n’ai jamais eu à connaître qu’une restructuration aussi dramatique – 1 200 salariés dont l’emploi est menacé et une proposition de reprise de près de la moitié d’entre eux – n’aboutisse pas à un compromis équilibré. Cela ne s’est jamais vu et Michaël Wamen le sait bien. Les compromis ne sont jamais très satisfaisants, mais le maintien de 45 % des emplois lors d’une reprise est, malheureusement, un cas original aujourd’hui. Ne pas parvenir à un accord sur ce point signifie que le dialogue social est extrêmement dégradé. C’est souvent le cas dans des dossiers de ce type, on le voit en Bretagne en ce moment, mais pas au point de renoncer à une solution de reprise. Les syndicats sont responsables et je pense que Michaël Wamen l’est aussi, mais faire le choix de ne pas saisir cette opportunité est assez exceptionnel. Je ne lui jette pas la pierre car des considérations autour de lui ont peut-être fait qu’il ne s’est pas senti à même d’adouber le plan Titan. Les propos de M. Maurice Taylor montrent que la négociation avec les Texans n’est pas toujours facile, mais ne pas aboutir à un accord est invraisemblable et je n’ai jamais vu cela en trente années d’exercice au sein du groupe Alpha. Mais, encore une fois, le plan présenté par Titan n’est pas parfait, il est certainement amendable, et les propos tenus par son président donnent à penser que les relations sociales au sein de son entreprise doivent être compliquées.

Je soumets par ailleurs une remarque à votre réflexion. J’ai beaucoup d’estime et de respect pour les juges qui travaillent, dans des conditions difficiles, sur les dossiers de ce type, mais je considère que le débat doit absolument avoir lieu au sein et autour de l’entreprise. Quels que soient le dévouement et les compétences des magistrats, devoir juger de questions aussi complexes sur le plan économique en aussi peu de temps et en écoutant les experts des deux parties porter des appréciations différentes peut avoir pour résultat le meilleur comme le pire, et aussi des revirements judiciaires que l’on a du mal à comprendre. Peut-être l’amélioration du dialogue social dans l’entreprise et de la négociation collective permettra-t-elle de débarrasser la justice de ces dossiers, mais bien du chemin reste à parcourir.

M. le président Alain Gest. Titan garantissait le maintien des emplois pendant deux ans. Hier, la directrice adjointe de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) de Picardie nous a indiqué que, jusqu’au 12 septembre, il était question de maintenir l’emploi pendant 5 ans. Qu’en est-il ?

M. Pierre Ferracci. Titan avait pris l’engagement de maintenir l’emploi pendant 2 ans, mais Goodyear, au cours de la négociation, s’était engagé, en quelque sorte, à un abondement de deux années supplémentaires, portant ainsi à quatre ans la garantie effective de l’emploi. L’avocat de l’organisation syndicale majoritaire demandait 5 ans ; au moment où l’on parvenait à 4 ans, il a demandé le maintien de l’emploi pendant 7 ans.

M. Laurent Rivoire. Goodyear jouait le rôle de filet de sécurité.

M. le président Alain Gest. Des coûts plus bas ont justifié, avez-vous dit, les investissements de Goodyear dans ses usines de Pologne et de Turquie. Considérez-vous qu’il s’agisse de délocalisations ou vous rangez-vous à l’argument de Goodyear selon lequel il a choisi d’investir là-bas parce qu’il y disposait d’une usine proche de celle d’un constructeur automobile ? À votre connaissance, des catégories de production ont-elles été délocalisées en Pologne ?

M. Pierre Ferracci. Une délocalisation est parfois justifiée par la proximité avec les constructeurs. Mais d’autres arbitrages se font, et pour préserver plus facilement la compétitivité, la rétraction de l’emprise industrielle de Goodyear dans les pays d’Europe occidentale – des pays, selon le groupe, « à haut coût de main d’œuvre » – pour les produits de bas de gamme était à l’œuvre depuis 2005, comme était à l’œuvre le recentrage sur les produits à forte valeur ajoutée. L’ensemble de ces mouvements était en cours, et plus un groupe a du mal à recentrer l’activité de l’Europe de l’Ouest sur des produits à forte valeur ajoutée, plus il tend à délocaliser ses autres productions vers des pays dits « à bas coût ».

Mme la rapporteure. Nous avons pourtant ressenti, en visitant l’usine d’Amiens-Nord, que Goodyear avait eu pour stratégie de la cantonner à la fabrication des pneus les moins performants, cependant que Dunlop fabrique des pneus de 18 pouces. Cela contredit ce qui aurait dû se passer s’il existait une volonté stratégique de maintenir le site en activité. Qu’en pensez-vous ?

M. Florent Perraudin. En 2012, la fabrication de pneus « tourisme » haut de gamme, c’est-à-dire de 17 pouces et au-delà, a représenté 17 % en moyenne de la production des sites européens de Goodyear, mais 4 % seulement de la production d’Amiens-Nord, soit quatre fois moins. Cela traduit une volonté délibérée, qui était à l’œuvre depuis longtemps, comme l’a souligné très justement mon confrère du cabinet SECAFI, avec une production plutôt orientée vers le bas de gamme en 2007 déjà. Il aurait fallu non seulement ne pas dégrader la compétitivité de l’usine d’Amiens-Nord mais améliorer son offre. Il aurait fallu aussi ne pas réduire la part du site dans la production totale des pneus « tourisme » de Goodyear, pourtant passée de 7 % en 2007 à 2 % en 2012. La conjonction de ces deux décisions a conduit à la situation dégradée que l’on connaît aujourd’hui.

Mme la rapporteure. Vous avez évoqué le transfert de moules vers des pays d’Europe de l’Est. Pouvez-vous préciser votre propos ? Les moules que nous avons vus dans l’usine ne permettaient pas de fabriquer des pneus de grandes tailles. Passer à cette production suppose donc d’acheter de nouveaux moules, ce qui implique de lourds investissements.

M. Florent Perraudin. Certains moules ont été transférés, nous l’avons écrit dans notre rapport.

Mme la rapporteure. Quelle preuve en avez-vous ?

M. Florent Perraudin. La direction de Goodyear, interrogée, a indiqué quels moules avaient été transférés, et les volumes de production correspondants. Mais c’est là une petite part de la production soustraite à l’usine d’Amiens-Nord, et l’essentiel est ailleurs : il tient au non-renouvellement des moules, à l’absence d’investissements sur ce site, ce qui a eu pour conséquence que, progressivement, les pneumatiques les plus modernes, ceux qui sont installés sur les nouveaux véhicules, n’ont plus été fabriqués à Amiens-Nord.

Mme la rapporteure. Savez-vous qui achète les moules ?

M. Florent Perraudin. Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), société de droit luxembourgeois. Mais, quoi qu’il en soit, c’est le groupe Goodyear qui décide de la répartition des nouveaux moules, des volumes produits et de l’affectation des produits haut de gamme dans ses différentes usines, et c’est lui qui a délibérément mis en œuvre la réduction en volume et l’obsolescence de la production de l’usine d’Amiens-Nord au fil des ans.

M. Laurent Rivoire. Ce n’est pas une question de moules. Dans l’industrie du pneumatique, on ne peut dissocier le produit final de l’outil de production. Or, à l’usine d’Amiens-Nord, l’outil de production, exception faite de la préparation de la matière, est uniquement adapté à la production de pneumatiques de petit diamètre. Passer de la fabrication de pneus de 16 pouces et au-delà suppose de changer de 70 à 80 % de l’outil de production. C’est pourquoi il conviendrait, pour mettre le site à niveau, d’investir des sommes colossales, de 50 à 100 sinon 150 millions d’euros. La situation dramatique, malheureuse et ubuesque est que les produits fabriqués à l’usine d’Amiens-Nord, pour beaucoup d’entre eux, ne sont plus commandés. Le taux de rotation des stocks est éloquent : certaines références ne sont plus demandées depuis deux ou trois ans.

M. le président Alain Gest. Selon M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, Goodyear voulait, avant même les années 2000, mettre un terme aux activités du groupe à Amiens, cela expliquant l’absence d’investissements. Avez-vous déjà eu à connaître de groupes industriels supposés vouloir se séparer d’un site proposer, comme l’a fait Goodyear en 2007, de constituer un complexe industriel auquel il s’apprête à consacrer des investissements de plusieurs millions d’euros ?

M. Florent Perraudin. En 2007, l’usine d’Amiens-Nord était déjà extrêmement défavorisée puisque sa part de la production des pneus à très haute performance dans la production du groupe n’était que de 0,4 % alors qu’elle était de 13 % en moyenne dans les usines européennes de Goodyear. Autant dire que l’absence d’investissements, la dégradation de l’outil de production et le non positionnement sur la production de pneus haut de gamme fortement margés sont antérieurs à 2007. La théorie mentionnée est donc cohérente. Depuis lors, faute qu’une solution négociée ait pu être trouvée, les choses sont allées de mal en pis.

M. Pierre Ferracci. Le système économique dans lequel nous vivons a parfois des effets extrêmement pervers et même dévastateurs et, en tant que citoyen, j’en combats une partie, mais je me garderai de tout manichéisme. Certains groupes, notamment américains, sont certes engagés dans une logique de très forte rentabilité mais il se produit aussi qu’ils soient dépassés par les événements. Quand un groupe rate une opération de reprise, comme ce fut le cas pour Goodyear avec Sumitomo, et qu’il doit faire face à une compétition féroce sans pouvoir investir faute de moyens si bien qu’il ne peut suivre dans la course à la compétitivité, il est contraint à des choix. Ensuite, il faut être clair : étant donné l’état du dialogue social à Amiens, les dirigeants de Goodyear, appréciant la question dans l’ensemble de ses aspects économiques et sociaux, se sont peut-être dit qu’ils ne feraient pas porter sur ce site les efforts les plus démesurés. Cela ne les a pas empêchés de programmer des investissements non négligeables, mais les négociations n’ont pas abouti. Replaçons-nous dans la stratégie du groupe : le passage au rythme en 4x8, la constitution d’un complexe industriel, le recentrage sur les pneumatiques « tourisme » à forte valeur ajoutée et le désengagement du pneumatique agricole devaient, ensemble, permettre de redresser la situation. Mais, ne parvenant pas à mettre en œuvre une stratégie déterminée – même s’il y a eu, un temps, une hésitation sur les pneumatiques agricoles – confrontés à une contradiction permanente dans le dialogue social et à des actions en justice systématiques, peut-être les dirigeants se sont-ils dit à un moment donné qu’ils arrêtaient les frais.

M. le président Alain Gest. Pourquoi, alors, avoir investi dans Dunlop ?

M. Pierre Ferracci. Je parle de l’usine d’Amiens-Nord. Le président du conseil régional de Picardie affirme que Goodyear a la volonté délibérée de quitter le territoire. Je vous laisserai trancher sur les responsabilités respectives. Pour ma part, je pense que si Goodyear avait été plus conciliant à propos des 4x8 et si la restructuration du site avait pu se faire en tenant compte des enjeux de compétitivité, le groupe serait volontiers resté. À partir du moment où ils ont réussi une partie de l’opération mais pas l’autre, la question peut se poser, mais je ne suis pas sûr qu’elle concerne l’ensemble du territoire. Peut-être faut-il aussi tenir compte d’enjeux plus vastes. Ainsi, l’opération de Titan en Europe à partir de la base d’Amiens ne pouvait réussir que si Titan était bien aidé par Goodyear. Il y avait une cohérence d’ensemble : aurait-on permis d’installer Titan, de l’aider et de créer une configuration plus satisfaisante, que le territoire n’aurait pas fait peur à Goodyear. L’opération ayant échoué, peut-être le groupe en a-t-il conclu qu’il lui fallait se désengager, et la montée en gamme des investissements s’est faite moins rapidement que prévu. Mais ce ne sont que suppositions et politique fiction.

M. Florent Perraudin. Il n’est pas manichéen de penser que les entreprises industrielles ont des plans à moyen et long termes et que Goodyear a prévu depuis une dizaine d’années la rationalisation de ses sites par des gains de productivité lui permettant de fabriquer le même volume de pneus dans des usines moins nombreuses, comme le fait l’ensemble de l’industrie du pneumatique. C’est cela qui se joue. Or, en 2007, l’usine d’Amiens-Nord est déjà concernée par la décision de Goodyear consistant à faire une croix sur certains sites, car elle est déjà dans une mauvaise situation, avec une faible production de pneumatiques haut de gamme, peu d’investissements et la nécessité d’un plan stratégique d’ampleur pour lui permettre de retrouver la capacité d’être compétitive. La situation de l’usine d’Amiens-Nord en 2007 n’est pas telle qu’elle se voit promise un avenir pérenne, sachant que Goodyear ferme aussi plusieurs sites aux États-Unis.

M. Pierre Ferracci. Ce qui est manichéen, c’est de croire qu’un industriel veuille quitter la France, pays réputé pour sa grande productivité, de manière irrationnelle. Je n’approuve pas tout, loin s’en faut, dans le système capitaliste, mais je crois à sa rationalité. Cela ne m’empêche pas de penser que, parfois, des stratégies échappent aux groupes qui les ont définies, parce qu’ils sont ensuite pris en tenaille. Voyez PSA : sa marge de manœuvre, en raison de choix antérieurs, est aujourd’hui bien moindre que celle de Renault, au point que le groupe a été contraint d’appeler l’État à la rescousse pour sauver sa banque de financement et qu’il se trouve obligé d’ouvrir son capital – ce n’est pas la famille Peugeot qui l’a décidé ! On essaye de programmer mais, de temps en temps, les choses dévient ; je ne pense pas que la banque Lehman Brothers avait planifié la fin qui a été la sienne. Ce système économique produit aussi anarchie et chaos. Analyser la stratégie de Goodyear, c’est aussi voir ses inflexions successives à mesure que la conjoncture s’améliorait ou, ces derniers temps, se dégradait. J’ai le souvenir d’un groupe industriel de la chimie qui s’est séparé un jour de sa branche pharmaceutique, fort rentable, parce qu’il avait besoin d’investir des sommes considérables dans des activités plus traditionnelles pour lesquelles il lui fallait rattraper son retard sur la concurrence ; quelques années plus tôt, il ne souhaitait nullement se séparer de cette activité. On peut avoir de l’appétit pour le profit, mais ne pas tout maîtriser et faire des dégâts sociaux que l’on n’avait pas forcément prévu de faire et qu’il faut aussi traiter.

M. Laurent Rivoire. Je pense que Goodyear a cru jusqu’au bout au projet de complexe industriel à Amiens, parce que la fermeture de l’usine d’Amiens-Nord coûte l’équivalent d’une usine neuve. D’autre part, il ne faut pas surestimer les multinationales ; peu de gens, aux États-Unis, comprenaient la situation française. Je ne m’exprime pas à la place du PDG de Goodyear Dunlop Tires France, mais je sais qu’il a éprouvé de grandes difficultés à faire comprendre notre système social et les raisons pour lesquelles les choses n’avançaient pas. Enfin, il faut abandonner l’idée que Titan et Goodyear seraient les associés d’un complot international programmé visant à siphonner la production de pneumatiques agricoles hors de France. La réalité, c’est que, depuis 2007, les marchés ont constaté que Goodyear souhaitait se désengager de l’activité « pneumatiques agricoles » ; cela signifiait qu’il y consacrerait moins d’investissements de recherche. Or la technologie du pneumatique agricole, en Europe tout au moins, est plus compliquée que celle du pneumatique « tourisme », et la confiance s’est perdue chez les clients de première monte, qui se sont tournés vers d’autres fournisseurs.

M. le président Alain Gest. Messieurs, je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinquante-cinq.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d'Amiens-Nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

Réunion du mercredi 30 octobre 2013 à 16 h 30

Présents. – Mme Pascale Boistard, M. Jean-Claude Buisine, M. Jean-Marc Germain, M. Alain Gest, M. Philippe Noguès, Mme Barbara Pompili

Excusé. – M. Jean-Louis Bricout