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Commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas

mardi 12 novembre 2013

Séance de 17 h 30

Compte rendu n° 22

Présidence de M. Alain Gest Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Besson, ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique 2

L’audition commence à dix-sept heures trente-cinq.

M. le président Alain Gest. Nous entamons la dernière phase de nos travaux avec l’audition des ministres du Travail et de l’Industrie, anciens et actuels. Après avoir entendu Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail, le 22 octobre, nous accueillons aujourd’hui l’ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique.

Monsieur Éric Besson, soyez le bienvenu. Vous étiez membre du Gouvernement pendant la plus grande partie des négociations sur le premier projet de reprise des activités de pneus agricoles par Titan, accompagné, dans des conditions avantageuses, d’un plan de départ volontaire (PDV) pour plus de 500 salariés.

Comment avez-vous vécu ce conflit social en tant que ministre de l’Industrie ? Quelles ont été votre action et celle de votre administration ? Comment se sont-elles articulées avec celle du ministre du Travail de l’époque, M. Xavier Bertrand ? Enfin, comment éviter qu’un conflit social d’une telle ampleur et d’une telle durée ne se reproduise ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Éric Besson prête serment.)

M. Éric Besson, ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique. Au début des années 2000, Goodyear a vu s’exacerber la concurrence entre constructeurs automobiles et, par ricochet, la pression exercée par ceux-ci sur les fabricants de pneumatiques. En 2007, le groupe a décidé de moderniser ses usines d’Amiens en se réorientant vers des pneus à forte valeur ajoutée. La nouvelle organisation industrielle incluait, en contrepartie d’un investissement de 52 millions, un nouvel accord sur la durée et l’aménagement du temps de travail : 35 heures de travail hebdomadaire, passage aux 4x8 et ouverture de l’usine 350 jours par an.

Amiens-Sud a accepté la proposition et reçu 40 millions d’investissement, tandis que la CGT, majoritaire à Amiens-Nord, a exercé son droit d’opposition à l’encontre de l’accord signé par la CFTC et la CGC. Le second site n’a donc pas été réorganisé.

Commence alors une longue phase où s’entremêlent procédures relevant du droit social et procédures judiciaires, entrecoupées de discussions sur des projets de reprise. En 2008, Goodyear envisage un premier plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour 400 salariés. En 2009, le groupe propose un nouveau PSE qui toucherait 800 personnes, et annonce vouloir quitter le marché du pneu agricole au niveau mondial.

En septembre 2009, Titan, spécialiste du pneu agricole, se déclare intéressé par la reprise partielle du site d’Amiens-Nord. Son projet est rapidement contesté par des organisations syndicales, qui saisissent le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre. Des médiations sont ouvertes. J’arrive en novembre 2010 au ministère de l’industrie. En décembre, Titan fait une promesse d’achat, aux termes de laquelle il maintiendrait 537 postes pendant au moins deux ans à compter de la reprise du site et investirait 5,5 millions d’euros la première année.

Le 26 mai 2011 se tient à Bercy la seule réunion à laquelle va participer mon équipe, car, en ce qui me concerne, je n’ai jamais rencontré les protagonistes du dossier. Elle rassemble le P-DG de Titan, la direction de Goodyear, le préfet de la Somme et Picardie, un conseiller du ministre des Affaires sociales et un membre de mon cabinet. Le premier enjeu est d’obtenir davantage d’informations du repreneur potentiel sur son activité, sa stratégie, son plan de développement, son offre de reprise et ses engagements. Le second est de lui faire savoir que l’État est prêt à faciliter l’opération soit en mobilisant des outils financiers soit en s’efforçant de contribuer au dialogue avec les organisations syndicales.

Le P-DG de Titan refusant l’aide des pouvoirs publics, l’enjeu du débat devient moins financier que social. En octobre 2011, le TGI de Nanterre, à nouveau saisi par la CGT, suspend la procédure d’information et consultation, au motif que le plan de développement de Titan est trop peu précis. Le P-DG de Titan renonce à son offre, en pointant l’attitude de la CGT.

À partir de novembre 2011, le ministère des Affaires sociales déploie beaucoup d’énergie pour rapprocher les points de vue et faire revenir Titan à la table de discussion. Dans un entretien accordé le 18 février 2012 au Courrier picard, Xavier Bertrand appelle toutes les parties dont la CGT à leurs responsabilités. Le dialogue reprend mais échouera.

Tels sont les seuls faits que j’ai eu à connaître, en tant que ministre. Depuis lors, je ne suis le déroulement de l’affaire que par la presse.

Mme Pascale Boistard, rapporteure. Entre 2010 et 2012, de quels outils financiers disposait votre ministère pour favoriser la reprise du site ?

M. Éric Besson. Il pouvait notamment utiliser l’aide à la réindustrialisation (ARI). Quand un repreneur se fait connaître, on lui demande s’il arrive à boucler son plan de financement. En cas de problème, l’administration lui indique combien elle peut lui octroyer et la négociation commence. Titan n’entendait pas solliciter l’État.

Mme la rapporteure. Avez-vous eu le sentiment que Titan songeait à délocaliser ses activités, notamment vers la Pologne, dont une zone offrait les conditions d’un paradis fiscal ?

M. Éric Besson. Sur d’autres dossiers, on constate des délocalisations, sinon vers des paradis fiscaux, du moins vers des pays à fort taux de croissance, des pays émergents ou simplement des pays dont le niveau de salaire et de protection sociale est inférieur à celui de l’Union. Les entreprises prennent cette décision tant pour réduire les coûts que pour conquérir des parts de marché dans les pays émergents.

Dans le cas de Goodyear, je n’ai pas eu connaissance d’une délocalisation vers la Pologne. Nous savions seulement que l’activité du groupe se réduisait. Les marchés européens et africains étaient touchés par la concurrence des constructeurs automobiles, qui répercutaient sur les constructeurs leurs efforts pour réduire les coûts. Pendant dix ans, Goodyear a connu des résultats fluctuants. Sa dette n’a cessé d’augmenter pour atteindre six à sept milliards. Selon la direction générale, le groupe perdait trente à trente-cinq euros par pneumatique. Le cabinet Secafi a confirmé que le site d’Amiens n’était pas rentable.

Goodyear a voulu réunir deux sites qui se faisaient face, envisageant même de demander la privatisation de la route qui les séparait. Le projet était rationnel, le budget d’investissement élevé – 52 millions – et le recentrage sur les pneus à forte valeur ajoutée paraissait judicieux. La direction réagissait de manière positive à la réduction de ses parts de marché.

Quand le projet a été refusé par Amiens-Nord, j’ai eu l’impression d’une occasion manquée. La direction a séparé l’activité tourisme, qui, selon elle, avait vocation à cesser, et cherché un repreneur pour l’activité agricole. Titan, qui avait déjà repris de nombreux sites dans le monde, nous a paru crédible.

Mme la rapporteure. Titan pouvait-il pérenniser son activité sur le site au-delà de deux ans ?

M. Éric Besson. Chaque fois que Goodyear projetait de fermer une usine de pneus agricoles, par exemple au Brésil, Titan la reprenait. L’entreprise semblait solide et l’activité vouée à se développer, surtout chez les grands émergents, dont le potentiel agricole est important. Sa crédibilité n’était donc pas contestable.

Cependant, un investisseur qui ne demande pas d’argent à l’État, refuse généralement toute contrepartie. Je n’ai donc jamais cru à un engagement à long terme. Une promesse de conserver 537 salariés pendant au moins sept ans n’aurait pas eu de sens, compte tenu des perturbations qui affectent le marché de l’automobile.

Mme la rapporteure. La direction de Goodyear a-t-elle joué un rôle dans l’échec du dialogue social ?

M. Éric Besson. Mon sentiment est que, lors de sa première approche, Goodyear a réagi de manière positive et offensive à la dégradation incontestable de sa situation. Rencontrant des difficultés sur le pneu à faible valeur ajoutée, le groupe devait investir dans un autre secteur. S’il a privilégié la flexibilité, il a néanmoins fait sa part du chemin.

La CGT locale – évitons de parler de la CGT en général, car le syndicat n’a pas la même attitude sur tous les dossiers – a usé envers le repreneur des moyens les plus agressifs, mettant en œuvre une défense digne du catenaccio... Le résultat n’a pas été à la hauteur de ses espoirs.

M. le président Alain Gest. Le cabinet Secafi assure qu’en trente ans, il n’a vu personne refuser un projet de reprise concernant presque 50 % du personnel et un PDV proposant des primes de 75 000 à 180 000 euros, ce qu’offrait Titan en 2011-2012. Quelle est votre expérience en la matière ?

M. Éric Besson. On peut parler d’un immense gâchis. Dès le début, avant même le projet de reprise partielle, il fallait saisir l’opportunité de créer un site unique à Amiens. Par la suite, les offres sont allées decrescendo. Aujourd’hui, la CGT dit vouloir « jouer à fond » la carte de la reprise potentielle, mais le projet ne concerne plus que 333 emplois. Pourquoi n’a-t-elle pas été aussi constructive, quand il s’agissait de reprendre 537 salariés et 11 commerciaux ?

Je n’ai pas connu de cas comparable quand j’étais au Gouvernement. Dans la plupart des dossiers, les salariés et les syndicats – dont, parfois, la CGT – se sont montrés responsables.

Il est légitime de chercher à apprécier la crédibilité du repreneur pour savoir si son projet est valide ou s’il vaut mieux négocier un bon PDV, mais, en l’espèce, le repreneur était crédible. C’est pourquoi je parle de gâchis.

M. le président Alain Gest. En 2007, c’est avant tout le refus des 4x8 qui a fait échouer le projet d’un grand complexe industriel. Ce régime de travail est-il fréquent ?

M. Éric Besson. Depuis que j’ai quitté la politique et que j’exerce une activité de conseil, je rencontre régulièrement des investisseurs étrangers, bien qu’ils se fassent de plus en plus rares. Tous se demandent s’ils pourront adapter leur production aux évolutions du marché. Ils savent qu’en France, un plan social coûte cher, mais redoutent plus encore la longueur et l’incertitude des procédures. Ils doutent aussi de la possibilité de signer des accords d’entreprise ou de branche. Ils s’inquiètent enfin de notre compétitivité et de l’attractivité de notre territoire.

Les investisseurs étrangers s’intéressent à nous aussitôt qu’il s’agit de tourisme, d’hôtellerie, de luxe ou d’immobilier, surtout d’immobilier de prestige, mais nul ne veut gérer en France des effectifs importants, ce qui met notre industrie en danger.

M. le président Alain Gest. Pendant vos mandats ministériels ou parlementaires, avez-vous l’impression qu’il fallait faire évoluer les relations sociales ? Souhaitez-vous formuler des propositions en la matière ?

M. Éric Besson. On doit d’abord résoudre le problème de notre compétitivité, qui, depuis 2000, s’est fortement dégradée, surtout dans l’industrie.

Il faut aussi donner plus de sécurité tant aux salariés qu’aux employeurs, qui n’ont aucune visibilité en cas de plan social. Il faut aussi accorder aux uns et aux autres davantage de flexibilité. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice, le gouvernement précédent comme l’actuel, qui a favorisé des accords en ce sens, au début de son mandat. Mais il faut avancer plus vite pour rejoindre les pays avec lesquels nous sommes en compétition.

Enfin, il faut favoriser le dialogue social sur le terrain, le décentraliser, accepter les solutions au cas par cas et donner, au niveau de l’entreprise, de la souplesse aux syndicats. Au niveau local, malgré ce que semble montrer l’exemple de Goodyear, les partenaires sont prêts à tout pour préserver l’emploi industriel.

M. le président Alain Gest. Pour que les collectivités territoriales connaissent mieux la situation des grands groupes, certains maires ou présidents de conseil régional proposent qu’elles siègent à leur conseil d’administration ou qu’elles y prennent, comme les Länder allemands, des participations. Qu’en pensez-vous ?

M. Éric Besson. Je n’y crois absolument pas. Ce serait contre-productif. Dans une économie de marché, ni l’État ni les collectivités locales ne doivent interférer dans la gestion des entreprises, ce qui poserait, d’ailleurs, un problème de responsabilité et d’accès à l’information.

Chaque fois qu’un groupe effectue des « licenciements boursiers », c’est-à-dire réduit ses effectifs alors qu’il gagne de l’argent, on mesure que personne – ni l’inspection du travail ni l’administration sociale ni aucune autre instance – n’est en mesure de vérifier ses plans. On finit par laisser ce soin aux tribunaux, qui sont les moins bien équipés pour se prononcer. Évaluer le bénéfice mondial d’une multinationale exige près d’un an et demi de travail et coûte des millions d’euros. Qui les paierait ?

En 2007, quand je travaillais sur le projet de TVA sociale, en tant que secrétaire d’État chargé de la prospective, je me suis intéressé aux pays d’Europe du Nord, qui mettent en œuvre un système à très forte responsabilité partagée, proche de la cogestion. Là-bas, il arrive que des syndicats tiennent des discours qui nous semblent, en France, réservés au patronat. Notre tradition n’est pas que les responsables syndicaux ou les élus locaux partagent certaines décisions difficiles à prendre.

En outre, quand des pays mettent en œuvre des législations de ce type, il existe souvent deux conseils d’administration. Dans le premier, auquel les responsables syndicaux ou les élus ne sont pas admis, se tiennent les discussions de fond. Le second, auquel ils assistent, est purement formel.

Je pense néanmoins qu’il faudrait envisager un engagement contraignant quand une entreprise reçoit un financement public. En cas de non-respect, celle-ci en restituerait une part incompressible, ainsi qu’une autre fraction calculée en fonction de la conjoncture. On mettrait ainsi en place une logique donnant-donnant, et l’on éviterait que des groupes ferment ou diminuent considérablement leurs investissements après avoir reçu des subventions locales ou nationales, ce qui émeut toujours l’opinion.

M. le président Alain Gest. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures vingt.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

Réunion du mardi 12 novembre 2013 à 17 h 30

Présents. - Mme Pascale Boistard, M. Jean-Louis Bricout, M. Jean-Claude Buisine, Mme Fanélie Carrey-Conte, M. Patrice Carvalho, M. Alain Gest

Excusé. - M. Thierry Lazaro