Accueil > Union européenne > Commission des affaires européennes > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Consulter le sommaire
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires européennes

mercredi 13 mars 2013

8 h 30

Compte rendu n° 44

Présidence de
Mme Danielle Auroi Présidente

Audition de M. Thomas Piketty, économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 13 mars 2013

Présidence de Mme Danielle Auroi,
Présidente de la Commission des affaires européennes,

La séance est ouverte à 8 h 40

Audition de M. Thomas Piketty, économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire

La Présidente Danielle Auroi. Nous sommes très heureux de vous recevoir ce matin, Monsieur Piketty, au sein de notre commission, pour recueillir votre point de vue sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire (UEM). Les prochains choix budgétaires peuvent en effet renforcer ou, au contraire, fragiliser la démocratie européenne, dans le contexte d’une intégration budgétaire accrue.

Nous nous interrogeons sur la complémentarité des rôles des parlements nationaux et du Parlement européen en matière budgétaire pour éclairer, contester ou fortifier le travail de la Commission européenne et du Conseil. Le renforcement des règles européennes de discipline budgétaire – notamment au sein de la zone euro, avec le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), le Six-Pack et le Two-Pack – apparaît comme un corollaire nécessaire de la monnaie unique, partagée par dix-sept des vingt-sept États que compte l’Union européenne (UE). Comment assurer une meilleure coordination budgétaire dans la zone euro ? Une intégration budgétaire accrue limiterait l’autonomie des États en la matière, ce qui suscite des réticences… Quel est votre point de vue sur le sujet ?

Les parlements nationaux peuvent jouer un rôle positif pour assurer le caractère démocratique de cette intégration budgétaire. Représentants des citoyens, ils peuvent, avec le Parlement européen, se faire leurs porte-parole au sein de l’Union. Dans cet esprit, nous avons proposé la création d’une Conférence budgétaire rassemblant, à échéances régulières, des représentants des parlements nationaux et du Parlement européen. Cette conférence figure à présent dans le texte du TSCG. Notre collègue Christophe Caresche a proposé une résolution à ce propos, prenant appui sur l’article 13 du TSCG. Votée à l’unanimité par notre Commission, elle vise à décloisonner les débats budgétaires nationaux et européen, car il nous apparaît impossible d’en rester à la donne actuelle après l’adoption du TSCG, du Two-Pack et du Six-Pack.

Nous serions également heureux de connaître vos réflexions sur l’évolution de la gouvernance économique de l’UE et de la zone euro dans la crise. Quelles étapes nouvelles vous paraissent nécessaires pour renforcer l’UEM ? Nous avons pour notre part réfléchi à plusieurs options : mutualisation des dettes, institution d’un budget propre à la zone euro, harmonisation fiscale et sociale, désignation, suggérée par M. Jean-Claude Trichet, d’un ministre des finances de la zone euro… Un accroissement des pouvoirs de contrôle de l’UE sur les budgets nationaux vous paraît-il possible ? En d’autres termes, faut-il aller plus loin dans le partage de souveraineté en matière de politique économique et budgétaire ? Quelle forme devrait prendre, à terme, l’articulation entre la zone euro – dont l’intégration serait accrue – et le reste de l’UE – qui ne cesse d’accueillir de nouveaux membres, le prochain étant la Croatie en attendant les autres pays des Balkans ? Comment renforcer l’implication des parlements nationaux dans le contexte d’une intégration budgétaire plus étroite ? Cette dernière nécessite-t-elle la création d’un parlement de la zone euro ? Une telle mesure serait-elle utile économiquement ? Comment conjuguer efficacement la réduction des déficits avec le soutien à la croissance, sachant que les peuples – italien dans les urnes, espagnol et portugais dans les rues – ont manifesté leur rejet des politiques d’austérité ? Enfin, quelle appréciation portez-vous sur le compromis obtenu au Conseil européen des 7 et 8 février sur le cadre financier pluriannuel ?

M. Thomas Piketty. Mon propos pourrait être résumé en quelques propositions : une monnaie unique ne peut pas fonctionner très longtemps avec dix-sept dettes publiques différentes ; il convient dès lors de mutualiser ces dettes et donc le vote du déficit, ce qui suppose plus qu’une conférence budgétaire consultative : un parlement budgétaire de la zone euro, s’appuyant sur les parlements nationaux et issu d’un changement de traité.

Jusqu’en 2009, les taux d’intérêt appliqués au remboursement de la dette étaient identiques dans tous les pays de la zone euro. Cela a contribué à faire naître l’impression que la dette publique était commune, conviction qui s’est subitement effondrée lorsque les marchés sont entrés dans une spirale de panique nourrie par des interrogations sur la capacité de chaque pays à faire face à sa dette. C’est à partir de 2009 que les taux ont commencé à diverger, les écarts ne cessant de se creuser les années suivantes. Cette situation perdure et l’on risque fort de ne pas en sortir. Il faut se rendre compte de l’ampleur du coût et de l’incertitude que cela représente pour les États, qui ont vu leur taux d’intérêt croître fortement : lorsque la dette publique atteint 100 % du PIB, selon qu’on la rembourse à un taux de 3, 4 ou 5 % comme l’Italie et l’Espagne ou qu’on bénéficie d’un taux de 0, 1 ou 2 % comme la France et l’Allemagne, cela fait une différence considérable dans un budget, cependant que ne pas connaître le taux d’intérêt à deux points près rend très difficile la conduite d’un effort d’assainissement budgétaire. En effet, il est délicat d’expliquer à l’opinion la nécessité de réaliser des économies portant sur quelques centaines millions d’euros – déjà très ardues à trouver – lorsque plusieurs dizaines de milliards d’euros dépendent de la charge d’intérêt de la dette et du taux qui lui est appliqué.

Le cas de l’Italie est emblématique à cet égard : alors que le pays se trouve en excédent budgétaire primaire de 2,5 points de PIB – ce qui signifie que les Italiens paient en impôts 2,5 points de PIB de plus qu’ils ne reçoivent en dépenses publiques –, le déficit secondaire atteint 2,5 points de PIB, car la charge de remboursement de la dette s’établit à 5 points de PIB. L’Italie possède une grande habitude de payer des intérêts élevés depuis quarante ans car elle a commis l’erreur d’avoir laissé monter sa dette mais, jusqu’à l’instauration de l’euro, il lui était possible de stimuler la machine économique en dévaluant sa monnaie. La solution n’avait rien d’agréable mais elle permettait de relancer l’activité en favorisant les exportations et en créant une inflation modérée – instrument utilisé par tous les pays au XXe siècle, à commencer par l’Allemagne, pour soulager le poids d’une dette excessive. La nouveauté de la situation actuelle réside dans la perte de souveraineté monétaire. L’option de la dévaluation de la monnaie ayant disparu, il ne subsiste, pour améliorer la compétitivité du pays, que la dévaluation interne, qui consiste à réduire les salaires et les prix à l’intérieur du pays, mais qui se révèle toujours douloureuse, car elle peut durer une dizaine d’années et provoquer une rupture avec l’opinion publique.

Pour compenser cette perte de souveraineté monétaire, il faut ouvrir la possibilité d’une mutualisation des dettes publiques, permettant de bénéficier d’un taux d’intérêt bas et, surtout, prévisible car il importe avant tout de pouvoir anticiper.

Comme les dettes publiques des États membres de l’UE sont d’une taille très modeste par rapport aux bilans des grandes banques internationales et aux masses financières qui s’échangent sur les marchés financiers, il suffit d’un léger dérèglement, d’une vague spéculative ou d’une appréciation négative portée sur la dette d’un pays par une poignée d’opérateurs pour que les taux d’intérêt s’envolent et qu’une économie soit plongée dans le désastre. Plusieurs dizaines de thèses de sciences politiques seraient nécessaires pour calculer la probabilité de défaut sur la dette de tous les pays du monde et les traders, incapables d’effectuer cette estimation, feignent d’y arriver en décidant arbitrairement que le différentiel de taux entre deux pays doit s’établir à trois points, et non à six ou à deux. Il s’agit, non d’un complot de leur part, mais d’un jeu de hasard et les dirigeants allemands – et parfois français – se trompent lorsqu’ils affirment que le bas niveau des taux d’intérêt est conforme à la justice et à la morale, et consacre leur bonne gestion des finances publiques. Ces taux ne résultent en réalité que de calculs de coin de table que les marchés financiers peuvent revoir du tout au tout en quelques mois. La France et l’Allemagne se trouvent actuellement du bon côté de la barrière, mais cela ne tient pas à la qualité des politiques conduites. En fait, les niveaux des taux d’intérêt et la construction de l’UEM dans son entier reposent sur du sable, ce qui comporte de nombreux dangers et empêche l’UE d’avancer sur des sujets importants.

Résoudre ce problème dans le cadre des institutions actuelles me paraît impossible. Si l’on veut mutualiser la dette publique au sein de la zone euro – du moins entre les pays qui le souhaitent –, il faut accepter que la quantité d’émission de cette dette commune ne puisse être arrêtée à l’échelle des États, ce qui implique le vote en commun du niveau de déficit, et donc la création d’un parlement. Plutôt que de créer une chambre dévolue à la zone euro à l’intérieur du Parlement européen – option qui impliquerait un trop grand contournement des parlements nationaux –, la solution avancée ici et là consiste à créer un parlement budgétaire de la zone euro, réunissant des députés des parlements nationaux au prorata de la population de chaque État. Elle s’inspire de l’article 13 du TSCG – qui prévoit « l'organisation et la promotion d'une conférence réunissant les représentants des commissions concernées du Parlement européen et les représentants des commissions concernées des parlements nationaux afin de débattre des politiques budgétaires » –, à ceci près que ce parlement disposerait d’un pouvoir de décision au lieu d’être une institution seulement consultative.

Que voterait ce parlement exactement ? Je ne prétends pas avoir de solution complète, et la construction européenne n’ayant pas d’équivalent dans l’Histoire, nous sommes réduits à inventer. Il est toutefois clair que ce parlement devrait au minimum fixer le niveau du déficit, chaque parlement national restant libre d’établir le montant des dépenses et des recettes budgétaires. Ensuite, il est possible d’envisager que des instruments fiscaux et budgétaires soient mis en commun, mais il s’agit d’une autre étape sur laquelle je ne me prononce pas à ce stade.

Conférer à un parlement de la zone euro le vote en commun du déficit entraînerait un changement profond et indispensable pour mettre en œuvre certaines propositions, comme celle du fonds de rédemption de la dette publique, émise par le conseil des experts économiques de la chancellerie allemande en décembre 2011. Cette idée, très intéressante bien qu’imparfaite, a été reprise dans de nombreux rapports – dont celui du Parlement européen sur les eurobonds, rédigé par Mme Sylvie Goulard, qui qualifie de première urgence la constitution de ce fonds de rédemption. Elle repose sur la mise en commun de toutes les dettes publiques dépassant 60 % du PIB – le premier contributeur serait l’Italie, du fait du montant de sa dette, et le deuxième serait l’Allemagne en raison du niveau élevé de son PIB, puis viendraient la France et l’Espagne. Ce projet a été refusé par Mme Merkel, mais il a été soutenu par les sociaux-démocrates allemands et par les centristes au Parlement européen. Il comporte une lacune, que le rapport de Mme Sylvie Goulard ne comble pas : tout se passe comme si, une fois ces dettes mises en commun, cet ensemble devait être géré en « pilotage automatique » jusqu’à son extinction, prévue au bout de vingt-cinq ans. Chaque État rembourserait l’équivalent de la quantité de dette placée dans le fonds ; cet amortissement s’effectuerait à un taux d’intérêt commun lié à l’émission annuelle de dette rendue nécessaire par l’arrivée à échéance des titres en cours. Après vingt-cinq ans, chaque État n’aurait plus à supporter qu’une dette représentant 60 % de son PIB. Le schéma peut apparaître séduisant, mais il est impossible de décider du rythme de désendettement annuel des vingt-cinq prochaines années car trop de facteurs, dont la conjoncture économique, entrent en jeu.

L’idée de créer un fonds de rédemption est donc bonne, mais il reste à concevoir le volet politique de ce projet : qui décidera chaque année de l’intensité du désendettement et donc du déficit annuel de ce fonds ? C’est pour cela que la viabilité de cette proposition dépend de la création d’un parlement budgétaire de la zone euro. Le Conseil des chefs d’État et de gouvernement ne peut plus constituer l’unique organe de décision, réuni en permanence dans des sommets de la dernière chance qui aboutissent à des proclamations de sauvetage de l’UE en fin de nuit sans que les citoyens – voire les dirigeants eux-mêmes – sachent ce qui a été décidé. Cette Europe-là ressemble davantage à celle du Congrès de Vienne qu’à une union démocratique ! J’insiste sur ce point, car nous avons longtemps vécu dans l’illusion – présente lors du débat sur le traité constitutionnel de 2005 – que la création d’un parlement budgétaire ou d’une deuxième chambre du Parlement européen serait inutile puisque Parlement et Conseil aboutissaient déjà à une forme de bicaméralisme, le premier représentant les peuples et le second les États, à l’image de la Chambre des représentants et du Sénat américains. Or un organe seulement constitué de vingt-sept membres, et dans lequel deux d’entre eux – le chef d’État français et la chancelière allemande – pèsent bien davantage que les autres, ne ressemble pas à une chambre haute d’un parlement, dont les débats sont publics et débouchent sur un vote et sur des décisions connues de tous.

Vingt membres – ou plus – de chaque parlement national composeraient le parlement budgétaire de la zone euro et voteraient souverainement le déficit chaque année, des rectifications pouvant être décidées en cours d’exercice. Une telle architecture devrait également comprendre un ministre des finances de la zone euro qui, désigné par exemple par le parlement budgétaire et par les chefs d’État et de gouvernement, recevrait la mission de soumettre des propositions à ce parlement. Que chaque pays émette, de son côté, sa propre dette resterait envisageable, mais celle-ci ne bénéficierait d’aucune garantie collective et risquerait donc d’être lourde à supporter, situation que connaissent certains États fédérés aux États-Unis.

Comme les apports de chaque État dans le fonds commun de dette seront inégaux, les pays devront faire face à des obligations financières différentes, ce qui rendra le vote collectif dépendant des clivages nationaux. Ce défaut sera toutefois moindre qu’aujourd’hui, où les décisions prises par le Conseil des chefs d’État et de gouvernement sont la résultante de l’affrontement des intérêts de chacun. Des coalitions politiques transnationales pourront en effet émerger lors de votes sur la définition du rythme de désendettement. La démocratie parlementaire tranchera et un tel mécanisme, malgré ses imperfections, sera toujours préférable au système actuel car il sera mieux à même de faire converger les taux d’intérêt entre les grands pays de la zone euro, facilitant ainsi un assainissement budgétaire qui apparaît impossible dans la situation présente. Même si l’existence de la zone euro ne semble pas en jeu, les Italiens et les Espagnols étant très attachés à l’euro, ne pas s’engager dans cette voie nous ferait perdre beaucoup de temps dans la construction d’un système politique, économique et financier qui soit à la hauteur de notre modèle social, le meilleur du monde.

M. Joaquim Pueyo. L’Union européenne tente d’harmoniser les politiques budgétaires dans le cadre de la monnaie unique, mais la concurrence fiscale subsiste, certains pays s’adonnant même au dumping en la matière. Le Président de la République a affirmé que l’harmonisation fiscale devait revenir à l’ordre du jour des discussions européennes. Ne pensez-vous pas que traiter cette question permettrait de renforcer l’intégration et d’améliorer la lisibilité du projet européen ?

M. Christophe Caresche. La France a plaidé pour la mutualisation de la dette, mais elle s’est heurtée à un refus catégorique de l’Allemagne – bien que cette proposition provienne d’outre-Rhin. Ce projet constitue néanmoins la perspective la plus souhaitable. Le Parlement européen, dans le cadre de ses discussions avec le Conseil et la Commission sur la mise en œuvre du Two-Pack, souhaite qu’une étude soit conduite sur le sujet par un groupe de haut niveau, qui se saisirait notamment de la proposition de créer un fonds de rédemption. Peut-être pouvons-nous par conséquent espérer une avancée…

En attendant, lors du Conseil du mois de juin dernier, l’Italie et l’Espagne ont présenté l’union bancaire comme un moyen de couper le lien entre les États et les banques afin d’alléger le poids qui pèse sur les premiers. Que pensez-vous de cette idée ?

Autre idée actuellement en discussion : la création d’une capacité budgétaire interne à la zone euro. L’Allemagne ne veut y voir qu’un moyen d’accompagner des réformes structurelles alors que la France, qui tente de faire prévaloir ce projet, le conçoit aussi comme un instrument de relance économique. Quelle est votre propre position ?

Je suis tout à fait favorable à l’institution d’un parlement de la zone euro, mais le Parlement européen s’y opposera sans doute dans la mesure où il est déjà hostile à une conférence budgétaire, craignant que son existence ou son identité ne soient remises en cause. À mon avis à tort, puisqu’il ne possède pas la compétence de porter une appréciation sur les budgets nationaux qui sont, en l’absence de budget « fédéral », les seuls instruments de régulation disponibles. Et nous ne pouvons lui conférer cette possibilité de supervision, en écartant les parlements nationaux !

M. Éric Alauzet. Si, dans un système où la dette serait mutualisée, les États conservaient, comme vous l’avez suggéré, la responsabilité de fixer le niveau des dépenses et des recettes budgétaires, n’y a-t-il pas un risque de divergence accrue des régimes fiscaux ? Autrement dit, la mutualisation de la dette empêcherait-elle – ou, au contraire, faciliterait-elle – l’harmonisation fiscale ?

M. Thomas Piketty. Monsieur Caresche, pour ma part, je n’ai entendu aucune proposition française publique en faveur d’une mutualisation de la dette. On ne peut donc pas prétendre que les Allemands nous auraient opposé un refus sur ce point. Cela dit, parler de mutualisation de la dette sans savoir qui décide du niveau du déficit commun, c’est une gigantesque blague ! Le président de la Bundesbank a eu raison de répondre au Monde, en avril dernier : « On ne confie pas sa carte de crédit à quelqu'un si on n'a pas la possibilité de contrôler ses dépenses. » Prenons donc les Allemands au mot en faisant une proposition publique sur le mode de gouvernance qui permettrait de décider du montant du déficit ! Ils répondront tout aussi publiquement et, en tout état de cause, cet échange permettra de prendre date et, éventuellement, d’avancer.

Si les membres de la Commission des affaires européennes de l’Assemblée le pensent, il me semble important qu’ils écrivent noir sur blanc que seul un parlement souverain sera en mesure de se prononcer sur le niveau de la dette commune ou sur de mesures fiscales essentielles. Certes, votre Commission a appelé à la réunion d’une conférence budgétaire, mais celle-ci n’aurait qu’un caractère purement consultatif, ce qui n’est pas satisfaisant. Il faut affirmer que cette conférence ne peut constituer qu’un premier pas vers la création d’un parlement budgétaire souverain de la zone euro. Dire les choses permet au moins de donner un peu d’espoir – denrée qui se fait rare par les temps qui courent.

Dans cette perspective, monsieur le député, vous avez raison de constater que le Parlement européen pose un problème d’autant moins négligeable que les responsables politiques les plus favorables à l’Europe, qui y siègent, ont tendance à défendre les prérogatives de l’institution – ce qui peut entrer en contradiction avec leur désir de voir progresser l’union budgétaire. J’imagine très mal que l’on donne un jour au Parlement européen dans sa configuration actuelle le pouvoir de voter le niveau du déficit public des pays de la zone euro. Nous continuerons donc à tourner autour du pot tant que nous n’assumerons pas le fait que la création d’une chambre parlementaire budgétaire est nécessaire.

Après tout, cette solution n’est pas si originale : de nombreuses fédérations pratiquent déjà le bicaméralisme. Pour ce qui est de l’articulation entre les deux chambres, le dernier mot concernant le déficit devrait revenir au parlement budgétaire de la zone euro issu des parlements nationaux, même si l’on peut imaginer une sorte de navette sur le modèle français – le Parlement européen tel que nous le connaissons jouant le rôle du Sénat. L’actualité tend en effet à montrer qu’un droit de veto attribué aux deux chambres sur le modèle nord-américain pourrait poser certains problèmes. Cela dit, les comparaisons sont vaines, chaque construction politique fédérale de cette taille étant un cas unique. Le jeu reste donc très ouvert.

Aujourd’hui, l’urgence, c’est la crise de la dette. Le niveau des taux d’intérêt, souvent considéré comme une donnée abstraite, peut transformer la situation budgétaire d’un État. Ainsi, si le remboursement de leurs dettes n’est pas pris en compte, l’Italie et même la Grèce sont aujourd’hui en excédent primaire : leurs dépenses publiques sont inférieures à leurs rentrées fiscales. Néanmoins, les Italiens ont payé l’année dernière des impôts très élevés pour constater à la fin de l’année qu’en raison de l’énormité de la charge de la dette, leur pays restait en déficit. Les Européens félicitent Mario Monti pour sa politique mais ses concitoyens se demandent à quoi a servi leur argent en période de récession puisque le déficit ne diminue pas.

La charge des intérêts de la dette, contractée en grande partie au sein même de l’Union, crée la spirale des déficits. Certes, le niveau élevé des taux d’intérêts est partiellement justifié par la mauvaise gestion passée, mais nous ne sortirons de cette spirale par le haut qu’en unifiant nos capacités d’emprunt. Cette solution se traduirait cependant par une perte de souveraineté, et l’Assemblée nationale devrait abandonner une partie non négligeable de ses prérogatives. Le niveau du déficit serait voté par un parlement budgétaire de la zone euro composé de membres des parlements français, mais aussi allemands – ils seraient même les plus nombreux –, italiens ou espagnols.

La question de la fiscalité se pose avec moins d’urgence que celle de la crise de la dette. Si, à long terme, nous imaginons atteindre un très haut degré d’intégration fiscale, aujourd’hui nous ne pouvons procéder à des harmonisations qu’instrument fiscal par instrument fiscal, en respectant le principe de subsidiarité. Les évolutions peuvent cependant être assez rapides : qui aurait cru, il y a quelques années, aux progrès actuels de la taxe sur les transactions financières ? L’harmonisation en la matière me semble toutefois moins urgente que celle de l’impôt sur les sociétés, qui, faute d’assiette et même de taux communs, fera l’objet de contournements de plus en plus massifs.

Alors que l’explosion depuis vingt ou trente ans du niveau des revenus des ménages les plus aisés constitue une caractéristique des États-Unis par rapport à l’Europe, celle-ci s’est distinguée au cours de la même période par une progression extrêmement forte du patrimoine immobilier et financier des ménages. Si l’on calcule en nombre d’années de PIB, ce patrimoine a retrouvé un niveau que nous n’avions pas connu depuis la Belle Époque. Il est donc autrement plus élevé que la dette publique, pourtant très lourde. Le total du patrimoine immobilier et financier détenu par les ménages de l’Union, net de toute dette, dépasse les 50 000 milliards d’euros, soit vingt fois toutes les réserves de la Chine. Le monde riche est riche : il y a en Europe beaucoup plus de patrimoine que de dettes, et beaucoup plus de patrimoine que partout ailleurs dans le monde.

De telles bases fiscales ne peuvent qu’inciter les gouvernants, quelle que soit leur orientation politique, à taxer ce patrimoine. En Espagne, Mariano Rajoy a ainsi réintroduit l’impôt sur la fortune que la majorité socialiste précédente avait pourtant supprimé. En Italie, Mario Monti a institué une taxe sur les biens immobiliers à un taux huit fois plus élevé que celui applicable aux actifs financiers susceptibles de fuir le pays. Mener isolément une telle politique fiscale n’est pas très satisfaisant, cependant : les patrimoines les plus élevés étant majoritairement composés d’actifs financiers, la taxation limitée au seul patrimoine immobilier crée un impôt régressif – ce qui a même conduit certains hommes politiques italiens à proposer de rembourser les taxes perçues à ce titre.

Sans harmonisation européenne, la souveraineté fiscale reste très limitée. À terme, les questions fiscales sont donc essentielles. Mais, je le répète, il faut déterminer des priorités et procéder instrument par instrument.

La Présidente Danielle Auroi. Le 13 février dernier, à l’Assemblée, salle Lamartine, lors d’une table ronde sur l’approfondissement démocratique de l’Union et l’intégration solidaire, M. Daniel Cohen-Bendit, qui réagissait aux propositions de M. Jean Arthuis sur la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro, considérait qu’à l’exception du Royaume-Uni et du Danemark, tous les membres de l’Union avaient vocation à rejoindre les dix-sept pays aujourd’hui concernés. Il souhaitait en conséquence que l’on raisonne au-delà des limites actuelles de la zone euro.

Dans la logique qui est la nôtre, inspirée par l’article 13 du TSCG, n’aurions-nous pas intérêt à avancer pas à pas ? La Conférence budgétaire constituerait une première étape ; le parlement budgétaire de la zone euro une seconde, et la prise en compte des vingt-cinq États membres concernés la troisième. Une telle progression vous paraît-elle satisfaisante ? La France peut-elle porter ce projet dans le contexte actuel ?

Je rappelle que le Parlement européen est vent debout contre les choix financiers du Conseil européen de février, et que ce dernier doit se réunir à nouveau dans quelques jours. Malgré la tension actuelle du débat, peut-on faire entendre une telle proposition ?

M. Thomas Piketty. À mon sens, l’Assemblée nationale et sa Commission des affaires européennes doivent faire entendre leurs voix. Les propositions que vous ferez auront d’autant plus de poids qu’en souhaitant la création d’un parlement budgétaire de la zone euro, vous ferez comprendre à vos interlocuteurs, en particulier aux députés européens, que vous êtes prêts à des abandons de souveraineté et que ne vous contentez pas de défendre les prérogatives des parlements nationaux – c’est le risque quand on met en avant la conférence budgétaire.

On considère souvent qu’au sein des fédérations, une chambre représente les citoyens et l’autre les États ; le parlement budgétaire composé des parlementaires des États représenterait en quelque sorte les États nations. Cela dit, tout reste à construire et il serait vain de vouloir transposer un système déjà en vigueur. La proposition relative au bicaméralisme permet en tout cas d’exprimer ce que tout le monde sait sans jamais oser le dire : le Parlement européen, aussi estimable soit-il, ne se substituera jamais complètement aux parlements nationaux en matière budgétaire.

D’ailleurs, dans la première partie de son rapport, Mme Sylvie Goulard défend le fonds de rédemption sans même imaginer que le Parlement européen puisse décider du rythme de son désendettement. Elle pense, comme les cinq « sages » allemands, que les choses se feront en pilotage automatique. Mais on ne peut tout de même pas continuer de laisser des chefs d’État prendre des décisions à huis clos lors de réunions qui se terminent au milieu de la nuit ! À mon sens, la forte réaction du Parlement européen après la négociation budgétaire du Conseil européen du mois dernier s’explique en partie par le caractère lamentable du mode de gouvernance actuel. Cette situation n’est pas tenable.

La Présidente Danielle Auroi. Je suggère que nous entendions très prochainement Mme Sylvie Goulard.

Monsieur Piketty, nous vous remercions vivement de tous ces arguments qui nous seront utiles pour faire avancer certaines idées que nous nous partageons.

La séance est levée à 9 h 30

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 13 mars 2013 à 8 h 45

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. Jean-Luc Bleunven, M. Jean-Jacques Bridey, M. Christophe Caresche, Mme Nathalie Chabanne, M. Yves Daniel, M. William Dumas, M. Joaquim Pueyo, Mme Paola Zanetti

Excusés. - M. Philip Cordery, M. Bernard Deflesselles, Mme Marietta Karamanli, M. Jérôme Lambert, M. Charles de La Verpillière, Mme Axelle Lemaire, M. Lionnel Luca, M. Jean-Claude Mignon

Assistait également à la réunion. - M. Éric Alauzet