Accueil > Union européenne > Commission des affaires européennes > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Consulter le sommaire
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires européennes

mercredi 2 octobre 2013

16 h 15

Compte rendu n° 84

Présidence de M. Jérôme Lambert Vice-Président

Audition de Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée auprès du ministre du redressement productif, chargée des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 2 octobre 2013

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 16 h 15

Audition de Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée auprès du ministre du redressement productif, chargée des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique

M. Jérôme Lambert, président. Madame la ministre, la Commission des affaires européennes est heureuse de vous recevoir, pour la première fois depuis votre nomination au Gouvernement. Mme la présidente Danielle Auroi, empêchée de vous accueillir car elle accompagne le Président de la République en visite dans sa circonscription, m’a prié de vous transmettre ses regrets de ne pouvoir être présente à cette audition.

Les trois dossiers qui constituent votre portefeuille font l’objet de nombreux chantiers européens, qu’ils soient de nature législative, en vue de l’adoption de dispositions à court terme, ou plus prospective.

Dans le cadre de la programmation budgétaire pluriannuelle 2014-2020, la Commission européenne a manifestement souhaité renforcer les actions en faveur des PME. Cette volonté se traduit notamment par le nouveau programme COSME de soutien à la compétitivité des PME ou encore le futur programme Eurostars-2, qui a pour objectif de promouvoir les activités de recherche transnationales menées par les PME. Plus significatif en termes d’engagement politique et de volume de financements, le huitième programme-cadre européen pour la recherche et l’innovation, Horizon 2020, met l’accent sur les PME, avec trois catégories de financements fléchés.

Estimez-vous que cet arsenal communautaire répond bien aux attentes du tissu des PME européennes ? Ces 20,7 millions d’entreprises, rappelons-le, constituent une source majeure de la croissance économique et de la création d’emplois, avec 58 % de la valeur ajoutée brute des Vingt-huit et plus de 67 % des emplois du secteur privé.

Nous souhaiterions également des informations sur l’économie générale du paquet législatif Horizon 2020, qui a fait l’objet, en avril dernier, d’un rapport d’information de nos collègues Audrey Linkenheld et Jacques Myard. Dans leurs conclusions, les rapporteurs avaient insisté sur la nécessité, en dépit du resserrement du cadre financier pluriannuel, de « sanctuariser » les crédits du programme-cadre, eu égard au caractère hautement stratégique de la recherche et de l’innovation, afin d’éviter des « arbitrages hasardeux » entre thématiques scientifiques.

Six mois plus tard, l’enveloppe budgétaire totale accordée à Horizon 2020 vous semble-t-elle suffisante et la répartition entre priorités scientifiques vous semble-t-elle adaptée, pour soutenir l’innovation en réseau à l’échelle du continent tout en garantissant les intérêts de l’appareil industriel français, notamment de ses secteurs d’excellence comme l’aéronautique, l’espace, la sécurité, la santé ou l’énergie ? Avec Horizon 2020, pensez-vous que l’Europe est bien armée pour fluidifier le continuum recherche-innovation, afin de faciliter la mise sur le marché de produits innovant développés grâce à la recherche collaborative européenne ?

Enfin, à trois semaines du premier Conseil européen consacré à l’économie numérique, je souhaiterais évidemment vous interroger sur ce sujet stratégique, qui recèle de multiples enjeux.

La commissaire européenne à la stratégie numérique, Neelie Kroes, a présenté, le 12 septembre, une proposition de règlement sur les télécommunications, dont l’ambition affichée est d’éliminer les barrières freinant l’émergence d’un marché unique numérique. Vous avez émis des réserves à propos de ce texte, regrettant qu’il soit tourné vers la régulation des réseaux plutôt que vers la promotion de l’innovation. Quelles sont les propositions alternatives de la France ?

Un consortium de trois grands réseaux bancaires français vient d’annoncer le lancement d’un service de paiement en ligne baptisé PayLib, destiné à concurrencer la solution américaine PayPal, actuellement détentrice d’un quasi-monopole mondial. La Gouvernement affiche la volonté de faire émerger des entreprises européennes leaders dans le secteur du numérique. PayLib pourrait constituer l’amorçage d’un tel « champion ». Et l’enjeu est identique pour toutes les catégories de services numériques. Mais votre volontarisme politique ne risque-t-il pas de se heurter à la réglementation européenne de la concurrence ?

L’affaire Prism a d’ailleurs démontré combien l’économie numérique contribue aujourd’hui à la puissance géopolitique d’un État. Cette considération a poussé la Commission européenne à préparer une « Charte européenne de l’informatique en nuage », contenant des normes harmonisées susceptibles d’inciter les entreprises européennes à développer leur offre de services de stockage de données. Il s’agit non seulement de protéger les données des internautes européens mais également d’exploiter un gisement gigantesque de croissance et d’emplois. Ce document sera-t-il examiné lors du Conseil européen d’octobre ?

Le rapport Colin et Collin ainsi que celui du Conseil national du numérique mettent en évidence l’inadéquation du droit fiscal international, européen et national aux réalités de l’économie numérique, entraînant une érosion des bases préjudiciable aux États. Vous avez pris l’initiative d’organiser un « mini-sommet » à ce sujet avec six de vos homologues européens. Quelles mesures entendez-vous porter face à vos homologues européens ?

Je n’ai évidemment pas pu aborder la totalité des enjeux afférents à l’économie numérique. Je vous invite à nous faire part de vos réflexions sur d’autres thématiques qui vous sembleraient essentielles, notamment s’il est prévisible qu’elles soient traitées lors du Conseil européen des 24 et 25 octobre. Nos collègues Axelle Lemaire et Hervé Gaymard, qui, vous le savez, préparent une proposition de résolution européenne à ce sujet, seront particulièrement attentifs à vos réponses.

Avant de vous céder la parole, madame la ministre, je salue la présence parmi nous de Mme Nathalie Chiche, rapporteure, au nom de la section des affaires européennes et internationales du Conseil économique, social et environnemental, de la saisine consacrée à « Internet et sa gouvernance dans un monde globalisé », et celle de Mme Marielle Gallo, députée européenne, très engagée sur le sujet du numérique.

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique. Le sujet principal de l’audition est la préparation du Conseil européen des 24 et 25 octobre prochains : un volet consacré à l’économie numérique est inscrit, pour la première fois, à l’ordre du jour de cette réunion des chefs d’État et de gouvernement. Il s’agit de fixer les objectifs qui seront assignés à la Commission européenne pour les prochains mois, sans différer la réflexion.

La France a diffusé, mi-septembre, un « non-papier » en quatre volets pour tenter d’influencer l’ordre du jour et les conclusions du Conseil.

Son premier chapitre a trait à la politique industrielle et à la vision stratégique à adopter en matière d’économie numérique, afin de constituer un environnement propre à structurer son développement.

Le deuxième volet porte sur l’égalité de traitement – c’est l’idée de level playing field – entre tous les acteurs du numérique, en termes de régulation, de droit de la concurrence, de protection des données personnelles et de fiscalité.

Le troisième point est consacré aux moyens de créer la confiance en l’économie numérique, notamment quand il est question de transférer des données personnelles vers les pays où le niveau de protection est inférieur au nôtre.

Enfin, nous souhaitons voir abordée la question de la place de l’Union européenne dans les instances mondiales de la gouvernance de l’Internet.

Notre travail se poursuit pour obtenir des avancées sur tous ces sujets dans les projets de conclusions du Conseil européen. Après la diffusion de notre contribution, le Royaume-Uni a également publié un « non-papier », principalement orienté sur le marché des services et celui des télécommunications. La Commission européenne a aussi élaboré une contribution, qui fait la part belle au marché intérieur – avec des mesures en faveur des consommateurs – et au marché des télécommunications ; ce document nous paraît très insuffisant car, hormis le Partenariat européen de l’informatique en nuage, ne comporte aucune mesure destinée à faire émerger des entreprises du numérique.

Pour ce Conseil européen, le Gouvernement a plusieurs objectifs. Nous souhaitons élargir la vision européenne du numérique au-delà des seules télécommunications, mais aussi dresser le constat de l’échec collectif de quinze années de politique numérique européenne.

Cette politique, reposant excessivement sur la recherche fondamentale et insuffisamment sur l’innovation et les écosystèmes, ne nous a pas permis de faire prospérer les start-up européennes du secteur. Il faut aussi en finir avec l’inégalité persistante de traitement qui se traduit par une sur-régulation des opérateurs de télécommunications, tandis que les entreprises over-the-top – les géants du secteur – ne sont pratiquement soumises à aucune contrainte, ni en termes de régulation ni en termes de contenus.

Le Conseil européen devra aussi traiter de fiscalité, sujet qui commence seulement à être abordé alors qu’il s’agit d’un élément structurant dans la compétition mondiale. L’exemple type est celui du commerce électronique : les marges étant très faibles, l’évasion fiscale pratiquée par Amazon lui permet de gagner facilement des parts de marché en Europe. Enfin, je l’ai dit, la protection des données personnelles est un facteur essentiel pour restaurer la confiance des Européens dans l’économie numérique.

Les enjeux de ce Conseil européen sont donc multiples. La France peut prendre des initiatives et je m’y emploie, mais, dans la compétition mondiale, l’Europe est le bon niveau d’intervention pour ce secteur. Le marché unique qui, avec ses 500 millions d’utilisateurs, est plus important en volume que le marché américain, offre aux acteurs européens de l’économie numérique la masse critique qui leur est nécessaire pour grandir ; par ailleurs, les outils de financement, de normes et d’achats publics ne sont pertinents qu’à cette échelle.

Construire le cadre européen adéquat pour le numérique prendra du temps. Il a fallu quinze années et quatre « paquets » législatifs pour bâtir le cadre du secteur européen des télécommunications, et l’unification réelle du marché européen du numérique passe par la mise en œuvre de dizaines de directives – certaines passées, d’autres à venir. Cette démarche impose de lourdes contraintes aux opérateurs européens, qui risquent de provoquer des blocages et de limiter leur croissance à court terme. Nous devons garder ces considérations à l’esprit au moment de construire ce cadre communautaire car nous ne pouvons-nous permettre d’attendre dix ans pour tirer les bénéfices du marché unique. Aujourd’hui, la réglementation européenne prend insuffisamment en compte la dimension industrielle. Certains de nos partenaires, y compris les plus libéraux, partagent cette opinion : la réglementation européenne, élaborée dans une perspective de très long terme, fait l’impasse sur la dimension économique de court terme, enclenchant un cercle vicieux susceptible d’obérer les perspectives d’avenir.

La route vers le marché numérique unique qu’il nous faut tracer doit accompagner la croissance des entreprises européennes. La session du Conseil européen consacrée au numérique doit être l’occasion de bâtir cette stratégie en privilégiant des actions tournées vers les technologies et l’innovation, et en rééquilibrant les obligations de tous les acteurs de la chaîne de valeur – ce qui signifie qu’il nous faut prendre garde de ne pas imposer de trop fortes obligations aux acteurs européens tout en laissant les acteurs non européens libres de toute contrainte.

Nous souhaitons, je vous l’ai dit, que la réflexion sur l’économie numérique ne s’arrête pas aux télécommunications ; de nombreux pays partagent ce souhait. Nous voulons aussi que l’accent soit mis sur la croissance des entreprises pour créer les champions européens de demain. Les questions qui fâchent – le programme Prism, la fiscalité, le transfert des données personnelles – sont aussi le symptôme de l’échec des Européens à faire émerger les entreprises de taille critique aptes à concurrencer les multinationales américaines et à devenir des leaders mondiales. Pour recouvrer une souveraineté numérique et ne plus être seulement les consommateurs passifs d’intelligence, de biens et de services produits ailleurs, les Européens doivent donc guérir à la fois les symptômes et la racine du mal.

Se donner les moyens de bâtir ces entreprises de taille critique suppose de renforcer le capital-développement à l’échelle européenne. Aujourd’hui, les start-up européennes qui cherchent à financer leur développement sont contraintes de se tourner vers des fonds de capital-risque américains. L’industrie européenne du capital-risque n’est pas assez puissante. La comparaison est cruelle pour nous : en matière de levée de fonds, le rapport entre l’Union européenne et les Etats-Unis atteint 1 pour 8, avec un ticket moyen trois fois inférieur en Europe à ce qu’il est aux Etats-Unis. C’est pourquoi beaucoup de nos start-up à la recherche de fonds propres se font racheter par des entreprises de la Silicon Valley. Il nous faut donc créer des fonds de fonds paneuropéens adossés à la Banque européenne d’investissement.

Nous devons aussi utiliser le levier de l’achat public, comme le font les États-Unis, en créant une place de marché européenne pour permettre à nos PME d’accéder plus facilement à une première référence et leur donner des débouchés. Le sujet a déjà été abordé au niveau européen mais nous souhaitons y revenir pendant le Conseil européen.

Il convient encore de lancer une initiative dans le big data, grande révolution industrielle à venir qui demande des infrastructures considérables et donc une coopération européenne.

Le Conseil européen devra aussi aborder la régulation des plateformes au niveau européen. En position dominante, elles sont devenues un passage obligé pour accéder à des services ou à des informations sur l’Internet. Une réglementation uniforme doit être appliquée à tous les acteurs, européens ou non, dès lors qu’ils exercent des activités en Europe. Les mêmes règles et les mêmes obligations doivent valoir pour tous, par exemple en matière de portabilité des données. Tous les pays que nous avons consultés à ce sujet jugent cette régulation prioritaire.

Enfin, alors que la dernière directive relative aux frais d’itinérance n’est pas encore complètement appliquée, il faut se garder d’alourdir la régulation des télécommunications par un nouveau paquet. Nombre de mes homologues pensent, comme moi, qu’il y a une incohérence entre les objectifs affichés dans la proposition de directive de Neelie Kroes, qui vise d’une part à favoriser les investissements des opérateurs de télécommunications pour accélérer le déploiement du très haut débit, d’autre part à réduire à néant les frais d’itinérance en Europe. Poursuivre dans cette voie irait contre notre intérêt en fragilisant considérablement les opérateurs européens, les exposant ainsi au risque d’OPA par des concurrents de pays tiers. Il ne s’agit pas de protectionnisme mais d’une vigilance souhaitable, les infrastructures considérées étant des équipements sensibles.

Tels sont les objectifs sur lesquels la France a mis l’accent en préparant ce Conseil européen. Notre travail se poursuit, et je me félicite de l’initiative que vous avez prise d’élaborer une proposition de résolution européenne. Ce texte enrichira le débat et renforcera la position française.

Mme Axelle Lemaire. Je salue, madame la ministre, votre présence parmi nous. Qu’un membre du Gouvernement vienne expliquer la stratégie de la France avant la tenue d’un Conseil européen contribue à notre tâche d’accompagnement et de contrôle de l’action de l’exécutif et inscrit davantage l’action européenne dans le quotidien des parlementaires. Votre présence nous est aussi précieuse car elle marque l’importance du numérique en Europe, sujet sur lequel la France est d’ailleurs très allante.

L’ordre du jour proposé par le président de la Commission européenne aux chefs d’État et de gouvernement concerne, vous l’avez dit, essentiellement deux chapitres et déçoit par son extrême modestie. On ne peut que saluer les avancées visant à faciliter le commerce électronique et les moyens d’échange et de paiement entre les entreprises, mais cela ne suffit pas à faire du numérique européen une industrie performante et compétitive à l’échelle internationale. De même, on ne peut qu’approuver l’aboutissement d’un espace européen de la recherche et de l’innovation. Cependant, en comparant ce projet d’ordre du jour à la teneur de la contribution française, on est marqué par l’écart d’ambition. De même, la contribution de la Commission européenne manque de souffle et de vision : dans les perspectives qu’elle trace, rien n’est de nature à contribuer à la construction d’un continent compétitif face aux géants des États-Unis et des pays asiatiques émergents.

Comment réorienter l’Union européenne vers une stratégie numérique véritable ? C’est à cette question que la contribution française propose de répondre. Le numérique présente un énorme potentiel de croissance. Les enjeux commerciaux sont considérables, notamment pour l’exploitation des données, et c’est un secteur qui touche tous les Européens, en leur qualité de citoyens, d’usagers et de consommateurs.

La contribution française, pour sa part, contient nombre d’idées intéressantes. Vous avez évoqué la fiscalité, sujet difficile à négocier à vingt-huit. Où en sont les tentatives d’élaboration d’une coopération renforcée dans ce domaine ? De nombreux gouvernements européens sont très prompts à dénoncer le dumping fiscal de certains États membres, mais bien peu sont prêts à appliquer une fiscalité communautaire harmonisée.

La communication française propose aussi des mesures de soutien à l’innovation, avec l’idée qu’un Small Business Act à l’européenne permettrait d’ouvrir plus facilement les marchés publics aux PME. Vous évoquez aussi le financement des PME par le capital-risque et vous mettez l’accent sur le développement des qualifications et des compétences.

Envisagez-vous d’évoquer certains autres sujets qui ne figurent pas dans la contribution française ? Entendez-vous traiter du volet éducatif, pour rendre les enfants plus aptes à utiliser l’outil Internet mais aussi plus sensibles à ses dangers ? Envisagez-vous d’aborder la cybersécurité, pour élaborer une stratégie commune et une coopération dans la lutte contre la cybercriminalité ?

Enfin, qu’attendez-vous de ce Conseil européen ? Pensez-vous que l’approche restera purement économique et orientée vers la constitution du marché unique, ou que d’autres pays, avec la France, pousseront à l’adoption d’un agenda commun plus ambitieux ?

M. Hervé Gaymard. Je vous remercie, madame la ministre, pour votre présentation. J’approuve l’intervention de Mme Axelle Lemaire mais j’aimerais aussi vous entendre préciser vos intentions sur le partage de la valeur d’une part, les enjeux européens de la numérisation de l’écrit d’autre part. À la fin de la précédente législature, Michel Lefait et moi-même avons soumis à la Commission des affaires européennes un rapport d’information à ce sujet. Cette question et celle du droit d’auteur suscitent une très forte attente ; nous ne devons pas rater ce train-là non plus.

Pour ce qui concerne spécifiquement notre pays, j’aimerais savoir si la première tranche allouée au Fonds national pour la société numérique, qui sera vraisemblablement épuisée fin 2014, sera suivie d’une autre.

Qu’en est-il, par ailleurs, des travaux de la mission Champsaur sur le passage du réseau cuivre au réseau de fibre optique ?

Enfin, cinq associations d’élus ont écrit au Premier ministre pour lui demander la stabilisation de la convention type de programmation et de suivi du déploiement du très haut débit dans les zones conventionnées. Où en est ce dossier ?

Mme la ministre. Pour ce qui concerne l’économie numérique, l’ordre du jour proposé par M. Manuel Barroso pour le Conseil européen est effectivement trop modeste pour être satisfaisant, mais c’est une première étape et nous continuons à nous mobiliser. Ainsi ai-je réuni, la semaine dernière, à Paris, les représentants de six autres pays membres, pour évoquer avec eux les sujets qui nous paraissent devoir être débattus ; cette initiative sera de nature à infléchir le libellé de l’ordre du jour. Pour l’instant, la vision de la Commission européenne, assez peu stratégique, n’embrasse pas les enjeux de l’économie numérique. Elle omet en particulier les mesures qui dessineraient un environnement favorable à l’émergence de champions européens. Mais d’autres contributions seront vraisemblablement publiées, et nous continuerons de tenter d’influencer la définition de l’ordre du jour.

Le volet fiscal est également assez décevant, les services de la Commission européenne se limitant à réitérer des éléments déjà dits plusieurs fois et à rappeler des mesures travaillées depuis plusieurs mois. Cela nous conduit à considérer que la Commission européenne, peut-être contrainte par son propre agenda, n’a pas pris la mesure des enjeux du partage de la valeur dans l’économie numérique. Dans ce domaine aussi, nous poursuivrons nos efforts de sensibilisation : nous organisons, la semaine prochaine, un colloque européen sur les enjeux de la fiscalité du numérique, auquel participera le commissaire Algirdas Šemeta. Ce sera l’occasion de rappeler l’urgence qu’il y a à traiter la question de l’érosion des bases fiscales, dont souffrent tous les pays européens. En cette période d’intenses difficultés budgétaires, se voir privé de ressources fiscales n’est pas acceptable plus longtemps.

Les travaux à ce sujet se sont poursuivis dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), puisque beaucoup dépend des conventions fiscales bilatérales, qui aboutissent à une double non-taxation. Comme l’a montré le cas de Starbucks en Grande-Bretagne, l’érosion fiscale n’est pas spécifique au secteur numérique. Cependant, l’optimisation fiscale est grandement facilitée par l’immatérialité des échanges, qui rend ces montages plus prégnants dans le secteur numérique. Le groupe de travail ad hoc de l’OCDE a élaboré des propositions tendant à l’adoption d’une convention multilatérale chapeau ; elle aurait l’avantage d’éviter aux pays signataires de devoir renégocier chaque convention bilatérale. Le projet de convention prévoit que tout acteur de l’économie numérique dispose d’un établissement stable virtuel dans chacun des pays dans lesquels il opère ; à cet établissement seraient rattachés les revenus tirés de l’activité exercée sur un territoire donné, ce qui permettrait de définir une assiette taxable et de collecter l’impôt.

La bonne fin de ces travaux dépend évidemment d’un consensus, difficile à obtenir avec les États-Unis mais aussi avec d’autres pays, qui trouvent un intérêt à accueillir sur leur territoire des entreprises optimisant ainsi leur impôt. Aussi nous semble-t-il important que l’Union européenne conduise une réflexion indépendante de celle de l’OCDE, pour définir une assiette taxable sur le seul territoire communautaire. Nous avons donc demandé au commissaire Šemeta de relancer activement les travaux sur la proposition de directive portant création d’une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés des entreprises exerçant leur activité dans l’Union européenne, dite ACCIS. Il nous dira comment il entend remobiliser les États membres à ce sujet.

La formation est naturellement au nombre des sujets importants. Nous sommes partisans d’une stratégie nationale et nous travaillons en ce sens avec Syntec Numérique et d’autres organisations professionnelles, qui nous ont aidés à définir les compétences et les formations particulières requises pour les métiers numériques du futur. Je travaille, avec M. Michel Sapin, Mme Geneviève Fioraso et M. Vincent Peillon, à la définition des formations initiales et continues qui permettront d’anticiper les besoins sectoriels. En outre, nous avons discuté avec nos homologues d’un plan européen destiné à favoriser une meilleure appréhension par les élèves des enjeux liés à l’utilisation des nouvelles technologies. En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dispense déjà de nombreuses formations dans ce domaine ; une action paneuropéenne de sensibilisation et d’éducation au numérique serait utile pour garantir que les jeunes Européens ne soient pas des consommateurs passifs.

Une directive relative à la cybersécurité est en cours d’élaboration. De nombreux pays membres, notamment l’Allemagne, souhaitent voir s’établir une coopération renforcée à ce sujet. Il est en effet apparu que les entreprises européennes sont mal protégées. L’enjeu est d’intelligence économique et de souveraineté, mais aussi industriel : la France compte de belles entreprises spécialisées en cybersécurité, qui trouveraient là un marché et des débouchés. Plus largement, toute initiative européenne visant à renforcer le niveau de sécurité des entreprises, des administrations et des particuliers serait très positive.

Monsieur Gaymard, nous avons suggéré que soient inscrits à l’ordre du jour du Conseil européen les sujets des droits d’auteur et de la numérisation de l’écrit, afin de promouvoir les contenus culturels numériques. Pour chaque produit culturel, nous proposons en particulier d’appliquer des taux de TVA homothétiques, qu’ils soient proposés sous forme numérique ou sous forme matérielle.

D’évidence, le droit d’auteur et les produits annexes doivent être repensés pour tenir compte de l’évolution des techniques. En particulier, à l’heure du stockage en nuage, l’indexation de la redevance pour copie privée sur les capacités de stockage des appareils n’a plus grand sens. Ces sujets relèvent plutôt de la compétence de la ministre de la culture, mais une réflexion s’impose manifestement sur la modernisation d’outils créés dans les années 1980 et qui ne sont sans doute plus adaptés à notre temps.

Pour en venir à un sujet plus hexagonal, je considère que le plan Très haut débit est très bien engagé. La mission Très haut débit que nous avons mise en place pour piloter, tant sur le plan technique que sur le plan financier, les schémas de déploiement des collectivités territoriales a d’ores et déjà reçu une quarantaine de projets couvrant une cinquantaine de départements. Sur les 900 millions du Fonds national pour la société numérique, environ 200 millions d’euros sont en train d’être engagés, mais rien n’a encore été décaissé : le décaissement débutera à la mi-2014 et s’étalera jusqu’en 2015. D’ici là, les projets de réseaux à très haut débit seront financés par les recettes des redevances pour l’utilisation de la bande de fréquences 1 800 mégahertz, sur laquelle les opérateurs commencent à déployer la 4G. Dans la période 2012-2022, les financements de l’État s’élèveront au total à 3,3 milliards d’euros.

Mme Laure de La Raudière. Ce montant inclut-il les 900 millions du Fonds ?

Mme la ministre. Oui. À ces subventions, qui assurent la péréquation entre les territoires, s’ajoutent les prêts à très long terme que la Caisse des dépôts accorde sur les fonds d’épargne. Ces prêts, d’une durée de vingt à quarante ans, ont des différés d’amortissement allant jusqu’à huit ans et des taux extrêmement compétitifs – actuellement le taux du livret A plus 100 points de base.

Concernant l’extinction du réseau cuivre, la mission présidée par M. Paul Champsaur rendra ses conclusions avant la fin de l’année. Nous avons jugé indispensable, pour des raisons de modèle économique, d’anticiper cette extinction. Il serait en effet absurde de laisser coexister deux réseaux concurrents, et les opérateurs comme les collectivités territoriales ont besoin que l’on précise cet horizon pour déterminer la rentabilité de leurs investissements dans la fibre optique. La mission est chargée d’apporter ces éléments et d’examiner les conséquences de la disparition totale du réseau cuivre sur les différents services publics et privés. Une expérimentation est en cours à Palaiseau.

La convention type entre l’État, les collectivités et les opérateurs a fait l’objet de nombreuses discussions et consultations jusqu’à une date récente. Elle est désormais stabilisée et je crois qu’elle répond à toutes les préoccupations exprimées par les associations et les collectivités en termes de transparence dans les engagements des opérateurs, de délais de déploiement et de priorisation des zones. Dans certains territoires peu densément peuplés, la priorité est l’accès à un haut débit de qualité, qui fait encore défaut. Les collectivités pourront indiquer, dans ces conventions types, les zones prioritaires de raccordement à la fibre. Je signerai très prochainement la première de ces conventions, à Lille. Ce dispositif est destiné à être utilisé par toutes les collectivités qui présentent leur schéma.

M. Jean-Luc Bleunven. Je souhaite aborder le sujet du financement participatif. Ce système en développement repose sur un excellent principe et permet de financer de nombreux projets. C’est également un moyen, pour le citoyen numérique, de contourner la frilosité des banques et un formidable outil pour relancer l’économie en ces temps de crise.

Cependant, de nombreuses dispositions du code monétaire et financier font obstacle à ce développement et l’on assiste à une levée de boucliers du lobby bancaire. Celui-ci en appelle à plus de régulation face à cette nouvelle concurrence. Il est paradoxal de vouloir réguler un environnement qui se développe et qui crée de nouvelles formes d’économie en raison, précisément, de son caractère faiblement contraint – même s’il faut, bien entendu, dresser des garde-fous contre le blanchiment.

L’administration américaine a généralisé, en avril 2012, le financement participatif en direction des petites entreprises. Ne devrions-nous pas suivre cette orientation ?

Mme Corinne Erhel. Nous partageons votre objectif de ne pas réduire aux télécommunications les discussions européennes sur le numérique, ainsi que vos analyses sur le partage de la valeur ajoutée, la fiscalité, la protection des données, la capacité à faire émerger des champions numériques.

J’aimerais néanmoins obtenir des précisions à propos de la position du Gouvernement en matière de neutralité de l’Internet et des réseaux en général. Que pensez-vous des propositions de la Commission européenne en la matière ?

M. Jacques Myard. La Toile est un enjeu majeur, tant en termes économiques qu’en termes de souveraineté juridique et économique. Il s’agit, vous le savez mieux que moi, d’une machine américaine sous juridiction, notamment, de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) en Californie et, en définitive, du gouvernement fédéral.

Je n’avais pas été compris lorsque j’avais appelé, il y a quelques années, à « nationaliser » l’Internet. Pourtant, tout se passe actuellement comme si l’annuaire du téléphone était géré par une société californienne ! En dépit de certains assouplissements, la maîtrise du réseau et des noms de domaine reste entièrement, de manière directe ou indirecte, entre les mains du gouvernement américain. Et les grandes plateformes que vous évoquez, madame la ministre, sont de droit américain.

Il me semble donc que les Européens devraient « européaniser » différentes questions, notamment celles des noms de domaine et de la capacité à donner des adresses. Récemment, la ville de Paris a dû payer plusieurs dizaines milliers de dollars aux Américains pour obtenir son nom de domaine ! Sentez-vous, de la part de nos partenaires, un désir de se réapproprier un réseau qui leur échappe largement ?

Mme Marielle Gallo, députée européenne. Je vous félicite particulièrement de l’organisation récente d’un « mini-sommet » européen du numérique à Paris. Si, en France, on s’inquiète de Bruxelles, je m’inquiète pour ma part, que je sois à Bruxelles ou à Strasbourg, au sujet de la France.

Permettez-moi de rappeler quelques chiffres qui font mal : la France se situe au huitième rang du G20, après l’Allemagne et la Grande-Bretagne ; en matière de carte d’identité et de signature électroniques, elle est derrière la Belgique et l’Estonie ; en matière d’e-administration, elle est derrière l’Espagne et le Portugal ; son territoire abrite 4 000 ou 5 000 incubateurs contre 50 000 en Grande-Bretagne et 265 000 aux États-Unis ; l’investissement moyen dans une jeune entreprise y est de 100 000 euros contre 300 000 euros en Grande-Bretagne.

Le pays manque de capital-risqueurs mais aussi de subventions publiques et de pilotage de l’État – même si celui-ci commence à se mettre en place. Tous les entrepreneurs que j’ai rencontrés, qu’ils soient « pigeons » ou simples « moineaux », m’ont indiqué qu’ils attendaient encore le « choc de simplification » !

Bref, la France accuse du retard par rapport à la plupart des États membres. Nous avons le moyen de le rattraper en changeant de mentalité, en adoptant un esprit plus entrepreneurial, en simplifiant les procédures, en perfectionnant l’éducation, mais surtout en tirant parti de notre propre potentiel. Il est rageant de penser que 15 % des cadres dirigeants des entreprises de la Silicon Valley sont des Français qui ont dû s’expatrier pour développer toutes leurs possibilités !

Je veux aussi défendre le travail du Parlement européen. Pour ne parler que des sujets que j’ai rapportés, nous travaillons au règlement relatif aux données personnelles, qui sera d’application immédiate dans les vingt-huit États ; nous avons adopté la directive sur la réutilisation des informations du secteur public, les open data ; nous sommes sur le point d’adopter le règlement sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques ; nous avons remis un rapport sur le cloud computing, dans lequel j’ai lancé l’idée d’une certification européenne garantissant la sécurité des données stockées ou transférées, à l’instar de ce que l’Union européenne pratique en matière agricole ; en matière de numérisation, nous avons adopté la directive sur les œuvres orphelines et le texte sur les œuvres épuisées ; je suis également rapporteure de la proposition de directive relative à la gestion collective, sur lequel nous devrions aboutir avant la fin de l’année. Enfin, l’Europe s’est réveillée en matière de lutte contre la cybercriminalité : un centre est opérationnel depuis cette année pour coordonner tous les services.

Mme Laure de La Raudière. Je salue moi aussi ce Conseil européen consacré à l’économie numérique. Nous l’attentions depuis longtemps !

Vous avez pris, devant la Commission des affaires économiques, des engagements sur la neutralité de l’Internet, madame la ministre. La commissaire Neelie Kroes semble hésitante à ce sujet : sa position est tantôt favorable, tantôt défavorable. Pour votre part, vous êtes opposée à un renforcement de la régulation dans le domaine des télécommunications ; qu’en est-il s’agissant des réseaux ?

Au sujet des plateformes, nous partageons votre constat : il est très difficile, pour les PME innovantes, de lutter contre les abus de position dominante des géants de l’Internet. Cela dit, comment comptez-vous réguler l’activité de ces géants sans handicaper les entreprises françaises ou européennes ? Quelles pistes proposez-vous en vue du Conseil européen ?

L’optimisation fiscale, vous l’avez souligné, concerne de nombreux secteurs d’activité. De par sa nature très immatérielle, l’industrie numérique y a certes recours plus facilement, dès la création de l’entreprise. Mais pourquoi parler d’une fiscalité du numérique alors que l’enjeu est de fixer des règles pour l’ensemble des grands groupes ? Même la notion d’établissement virtuel stable ne concerne pas seulement le numérique. N’aurions-nous pas intérêt, d’un point de vue tactique, à ne pas évoquer l’idée d’une fiscalité spécifique, puisque notre visée est plus large ?

Je suis, comme vous, très favorable à la portabilité des données personnelles lorsque l’usager veut changer de réseau social. Cela étant, définir les données personnelles est un exercice complexe et l’on risque, ce faisant, de handicaper le développement de l’économie numérique. Comment abordez-vous ce sujet ?

Enfin, la presse évoque une réflexion du Gouvernement sur la régulation du transfert des données personnelles à l’extérieur de l’Europe, comme s’il fallait les soumettre à une sorte de visa. Il est compréhensible, après le scandale Prism, de se préoccuper de la sécurité des données personnelles, mais il faut aussi être conscient qu’une telle régulation handicapera, à l’échelle mondiale, le développement de géants européens de l’Internet. De même, nos entreprises traditionnelles développent des services numériques dans le monde entier et ont besoin de disposer des données personnelles de leurs clients au plus près de leurs lieux d’activité. Je souhaite donc savoir si la France veut établir une régulation en la matière, et comment.

Mme la ministre. Le Président de la République s’est engagé, lors des Assises de l’entreprenariat, à ouvrir une réflexion au sujet du financement participatif, et j’ai réuni, lundi dernier, plusieurs centaines d’acteurs de ce secteur. Jusqu’à présent, cette activité s’est développée en dehors de tout cadre réglementaire, ce qui risque de la fragiliser. Une réglementation souple et adaptée lui sera, je crois, bénéfique.

Les entreprises qui pratiquement le financement participatif, en prêts ou en fonds propres, sont soumises à la même réglementation que les institutions financières traditionnelles. Ni l’obligation de disposer d’un niveau de fonds propres extrêmement élevé – plusieurs centaines de milliers d’euros – ni les contraintes draconiennes en matière de publicité des appels publics à l’épargne, avec des prospectus de plusieurs centaines de pages, ne sont très adaptées aux nouvelles plateformes, qui ne réunissent souvent qu’une dizaine de personnes investissant dans un projet. Il s’agit donc d’instaurer un cadre financier qui sécurise cette activité tout en allégeant les contraintes auxquelles elle est soumise.

Les évolutions législatives et réglementaires sont actuellement soumises à consultation. Puis nous utiliserons l’habilitation à légiférer par ordonnances que vous avez votée pour créer ce nouveau cadre avant la fin de l’année, en concertation avec les acteurs concernés.

En outre, dans la mesure où le financement participatif intervient dans les interstices de leurs activités, les établissements bancaires ne lui sont pas à ce point opposés. Si beaucoup de PME y recourent, c’est précisément parce qu’elles n’ont pas réussi à faire financer leurs projets par une banque. Je pense donc que ce mode alternatif peut répondre à des besoins non couverts par le marché.

Les trois principaux axes de réforme seront la création d’un nouveau statut de conseiller en financement participatif, l’autorisation du prêt rémunéré entre particuliers – nous consultons actuellement pour définir les plafonds par projet et par investisseurs – et l’allègement des contraintes en matières de fonds propres et de publicité.

Nous veillerons également à l’harmonisation des réglementations européennes. Aux États-Unis, plusieurs milliards de dollars de fonds sont levés chaque année au titre du financement participatif. Il y a donc des perspectives de développement dans l’Union européenne.

La proposition de règlement de la commissaire Kroes, madame de la Raudière, ménage le principe de la neutralité de l’Internet tout en donnant un peu de marge aux fournisseurs d’accès, puisqu’elle les autorise à fixer des prix de détail différenciés en fonction des volumes de données proposés. Je trouve ce système quelque peu ambigu et la proposition quelque peu précipitée. Un débat associant les parlementaires européens est nécessaire. On ne peut se contenter d’une procédure de quelques semaines, d’autant que le sujet doit être traité en lien étroit avec la question de la neutralité des plateformes.

Nous sommes d’accord avec le principe de non-discrimination dans l’accès aux contenus. Il est difficilement acceptable que ce soient aujourd’hui les opérateurs qui décident de qui peut avoir accès à certains contenus ou services – je pense en particulier au contentieux entre Free et Google, actuellement traité par l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), mais les plateformes ne doivent pas non plus avoir de pouvoir de censure, par exemple parce que tel tableau du XVIIIe siècle ne leur plaît pas !

La gouvernance de l’Internet par l’ICANN est en effet un sujet essentiel, monsieur Myard, et nous espérons que le Conseil européen en discutera. Il est évident que cette instance devrait être moins « américano-centrée » – même si cet état de fait est aussi le produit de l’histoire – et prendre mieux en compte les gouvernements. Certaines propositions visent à donner des prérogatives à l’Union internationale des télécommunications (UIT). Je rattache cette question à celle de la normalisation et de la standardisation, que les États, s’ils veulent structurer une économie numérique européenne, doivent aborder de manière beaucoup plus collective et concertée. À l’heure actuelle, chacun agit de son côté alors que les Américains disposent, avec le National Institute of Standards and Technology (NIST), d’un puissant instrument de soft power en la matière. Nous abordons l’ère des objets connectés, où les protocoles de transmission auront une importance primordiale. Il est donc indispensable que les Européens puissent peser sur les standards qui détermineront les choix industriels.

M. Jacques Myard. N’oublions pas que les Américains sont allés jusqu’à déconnecter un État du système. Ils en sont encore capables, même si c’est moins facile du fait de la diversification du réseau. C’est bien pourquoi les Chinois ont exigé de conserver la maîtrise des données.

Mme la ministre. En effet. Nous soutenons donc une approche qui prenne mieux en compte toutes les parties prenantes, notamment les gouvernements. La privatisation de ce secteur d’activité est une menace contre laquelle nous devons nous mobiliser à l’échelle européenne.

Vous avez raison, madame Gallo, de souligner le décrochage de la France. Le phénomène n’est pas nouveau – il remonte à cinq ou six ans – mais il est inquiétant car il porte sur des enjeux d’avenir, qu’il s’agisse de la capacité de l’administration à se réformer ou de la pénétration des nouvelles technologies dans les PME et à l’école. Vous avez aussi raison de souligner notre potentiel : il y a beaucoup d’ingénieurs français dans la Silicon Valley, nos mathématiciens sont reconnus et demandés dans le monde entier ; bref, nous avons les ressources pour inverser la tendance.

J’ai ainsi lancé une réflexion sur les quartiers numériques. Pour en avoir observé les effets dans différents pays et pour en avoir discuté avec de grands investisseurs américains, je crois beaucoup à la proximité géographique, même si cela peut paraître paradoxal à l’heure des nouvelles technologies et de l’Internet. En mettant côte à côte, par exemple, un spécialiste de marketing, un ingénieur et un designer, on suscite d’importantes possibilités de création d’activité. En ajoutant des services en matière de conseil en propriété intellectuelle ou de financement par la Banque publique d’investissement ou par du capital-risque, nous créons des conditions favorables à la formation de cet écosystème. Ce projet bénéficie d’un peu plus de 200 millions d’euros au titre des investissements d’avenir et les appels à candidatures seront lancés à partir d’octobre 2013. Au-delà de la concentration géographique, l’effet de visibilité internationale me paraît important pour attirer les investisseurs étrangers.

Il est nécessaire, comme vous l’indiquez, que l’école permette une acculturation en direction du numérique, de l’innovation et de l’entrepreneuriat. C’est le sens du projet que je mets en place avec M. Peillon.

Les Assises de l’entrepreneuriat ont également permis de préciser les moyens d’améliorer l’environnement dans lequel les start-up peuvent se développer. Outre la réforme de la fiscalité des plus-values mobilières, nous avons pris une disposition visant à encourager le financement des PME innovantes par les grandes entreprises. Nous avons aussi renforcé le statut de « jeune entreprise innovante » et étendu le dispositif du crédit d’impôt recherche aux dépenses liées à l’innovation comme le design ou le prototypage.

Toutes ces mesures ne sont pas d’effet immédiat ; il faudra attendre un certain temps avant qu’elles ne portent leurs fruits. Mais il y a lieu d’espérer. Le président du fonds d’investissement de la société Intel, qui place environ 700 millions d’euros par an en Europe, me disait qu’il obtient son meilleur taux de rendement en France et que notre pays présente le plus de diversité dans les technologies innovantes et disruptives – bien plus que la Grande-Bretagne, par exemple, mais on se refuse à le croire dans la Silicon Valley car notre communication n’est pas très bonne et car l’information entre investisseurs se fait souvent de bouche à oreille. C’est un autre argument en faveur des quartiers numériques. Un investisseur étranger n’a pas forcément le temps de parcourir toute la France pour chercher une pépite. Si beaucoup d’entreprises sont concentrées en un seul endroit, les contacts se trouveront favorisés. Des investisseurs avisés reconnaissent qu’il y a, en France, talents et dynamisme ; il est, quoi qu’il en soit, rassurant de le constater.

Mme Laure de La Raudière. La création d’un second marché européen comparable au NASDAQ est-elle envisagée ?

Mme la ministre. Cela fait partie des pistes, même si notre réflexion porte d’abord sur le capital-risque et le capital-développement. Pour combler le retard avec les États-Unis, nous estimons qu’il faudrait une puissance de frappe de l’ordre de 2 à 3 milliards d’argent public, de manière à obtenir 8 à 9 milliards au total par effet de levier. L’idée d’un « NASDAQ européen » est un peu un serpent de mer. Si je me réjouis que Criteo soit cotée au NASDAQ, je préférerais bien sûr qu’elle se cote sur une bourse européenne ayant une certaine profondeur et un certain dynamisme. Bien que la réalisation soit difficile, cela doit être un objectif.

J’en viens à la régulation des plateformes. À l’évidence, le droit de la concurrence est peu efficace actuellement. Nous verrons ce qui résultera des négociations avec Google mais nous savons que le contentieux entre l’Europe et Microsoft a duré dix ans. Avec de tels délais, toutes les entreprises qui engagent des procédures pour abus de position dominante ont largement le temps de disparaître. Il faut trouver des solutions qui permettent de régler les problèmes en moins d’un an, d’où notre souhait d’établir pour les plateformes une régulation ex ante, sur le modèle de la régulation symétrique imposée aux opérateurs de télécommunications. Bien entendu, c’est l’échelon européen qui est pertinent pour soutenir un rapport de force avec des plateformes comme YouTube et autres réseaux sociaux. L’objectif est de les soumettre à différentes obligations en matière d’ouverture, d’interopérabilité, etc., pour pouvoir opérer en Europe avec des données personnelles de citoyens européens.

M. Jacques Myard. Est-ce un agenda pour l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis ?

Mme la ministre. Non.

Ces questions ne relèvent pas forcément d’un accord avec l’administration américaine : peut-être pourrons-nous les régler de manière bilatérale avec les entreprises en cause. C’est pourquoi il faut qu’un nombre critique d’États membres arrive à se mettre d’accord pour agir. Les Britanniques, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, sont convaincus qu’il est nécessaire de mener une action rapide en la matière. Si nous devons définir une régulation ex ante, c’est parce qu’on ne pèsera sur les évolutions qu’en réglant les problèmes avant qu’ils fassent sentir leurs effets.

Nous avons proposé, pour notre part, qu’une autorité européenne – pourquoi pas un service de la Commission européenne, à l’instar de la direction générale de la concurrence – détienne le pouvoir de régler les litiges impliquant les plateformes. Nous espérons que le Conseil européen d’octobre donnera mandat à la Commission européenne pour réfléchir aux voies et moyens visant à limiter les conséquences de la position dominante évidente de ces entreprises.

Cela dit, j’ai lu comme vous dans la presse des formules comme « le Schengen des données personnelles ». Je ne m’associe pas du tout à cette vision. Dans l’informatique en nuage, une multinationale française peut très bien faire gérer sa comptabilité dans le nuage par un prestataire français, mais il lui faudra ensuite répliquer cette comptabilité dans des centres de données partout où elle est implantée. Il serait absurde de lui interdire de transférer ces données personnelles à l’étranger. De même, lorsqu’une personne consulte sa boîte Gmail ou Yahoo à l’autre bout du monde, les données sont vraisemblablement répliquées dans un centre de données proche de l’endroit où elle lit son courrier.

Que l’affaire Prism offre aux entreprises européennes du cloud une opportunité de capter la confiance et de trouver des marchés est une bonne chose, mais mon idée directrice est plutôt de soumettre les entreprises des pays non européens et souvent non adéquats – c’est-à-dire ayant un plus faible niveau de protection des données personnelles – aux mêmes contraintes qu’en Europe lorsqu’elles traitent massivement des données collectées relatives à des citoyens européens et les transfèrent à l’étranger. Là encore, c’est une question de level playing field. Gmail, par exemple, doit être soumis aux mêmes contraintes que le service de messagerie que développe Laposte.net, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. L’objectif n’est pas de restreindre la circulation des données mais de la soumettre aux mêmes règles pour tous.

Mme Laure de La Raudière. Beaucoup d’articles de presse ne disent pas cela.

Mme la ministre. Peut-être par méconnaissance du cloud.

M. Jérôme Lambert, président. Merci, madame la ministre, pour ces réponses complètes.

La séance est levée à 17 h 45

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 2 octobre 2013 à 16 h 15

Présents. - M. Jean-Luc Bleunven, M. Yves Daniel, M. William Dumas, M. Hervé Gaymard, M. Jérôme Lambert, Mme Axelle Lemaire, M. Jacques Myard, M. Didier Quentin

Excusés. – Mme Danielle Auroi, M. Philip Cordery, M. Christophe Léonard

Assistaient également à la réunion. – Mme Corinne Erhel, Mme Laure de La Raudière, députées, Mme Marielle Gallo, députée européenne