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Commission des affaires européennes

mercredi 15 janvier 2014

8 h 30

Compte rendu n° 112

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente

I. Audition de M. Pierre de Boissieu, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du Conseil de l’Union européenne, sur le rapport « Refaire l’Europe : esquisse d’une politique » (rapport établi conjointement avec M. Antonio Vitorino, président de Notre Europe, M. Tom de Bruijn, ancien représentant permanent des Pays-Bas auprès de l’Union européenne et M. Stephen Wall, ancien représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne)

II. Communication de la Présidente Danielle Auroi sur le projet de lancement d’une mission européenne en République centrafricaine

I. Audition de M. Pierre de Boissieu, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du Conseil de l’Union européenne, sur le rapport « Refaire l’Europe : esquisse d’une politique » (rapport établi conjointement avec M. Antonio Vitorino, président de Notre Europe, M. Tom de Bruijn, ancien représentant permanent des Pays-Bas auprès de l’Union européenne et M. Stephen Wall, ancien représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne) 2

II. Communication de la Présidente Danielle Auroi sur le projet de lancement d’une mission européenne en République centrafricaine 11

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 15 janvier 2014

Présidence de Mme Danielle Auroi,
Présidente de la Commission des affaires européennes,

La séance est ouverte à 8 h 35 

I. Audition de M. Pierre de Boissieu, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du Conseil de l’Union européenne, sur le rapport « Refaire l’Europe : esquisse d’une politique » (rapport établi conjointement avec M. Antonio Vitorino, président de Notre Europe, M. Tom de Bruijn, ancien représentant permanent des Pays-Bas auprès de l’Union européenne et M. Stephen Wall, ancien représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne)

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation, Monsieur l’Ambassadeur. Votre expérience européenne est très riche : vous avez participé à la création et à la mise en place de la monnaie unique ; vous avez joué un rôle décisif dans le fonctionnement du Conseil de l’Union européenne en qualité de représentant permanent de la France ; enfin, vous avez été nommé secrétaire général de ce même Conseil en 2009. Vous êtes donc un interlocuteur privilégié de notre Commission.

Fort de vos convictions européennes et de votre expérience, vous vous attachez à formuler des propositions réalisables. Dans le rapport « Refaire l’Europe : esquisse d’une politique » que vous avez rédigé pour la fondation Synopia avec MM. Tom de Bruijn, Antonio Vitorino et Stephen Wall, vous avez réfléchi aux moyens qui permettraient à l’Union de reprendre son destin en main. Nombre de vos préoccupations recoupent celles de notre Commission. Dans mon rapport sur l’approfondissement démocratique de l’Union européenne et sur l’intégration solidaire, j’ai moi-même présenté des analyses et conclusions souvent convergentes. Dans ce cadre, notre Commission avait d’ailleurs auditionné fin 2012 l’un des co-rédacteurs de votre rapport, M. Vitorino.

Nous nous retrouvons sur des orientations majeures : le Conseil européen doit se concentrer sur les questions essentielles et laisser la législation quotidienne au Conseil, la Commission doit être revalorisée et le Parlement européen doit mieux dialoguer avec les parlements nationaux. À cet égard, notre Commission a été fortement impliquée dans la création et la mise en œuvre de la Conférence budgétaire entre parlementaires nationaux et européens, prévue à l’article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’union économique et monétaire (TSCG) – je salue mon prédécesseur Pierre Lequiller, qui avait engagé ce travail. Nous avons franchi une première étape positive en ce sens à Vilnius, où s’est déroulée, non sans difficultés, la première conférence.

Quelles sont les évolutions souhaitables à cet égard ? Le nouveau Parlement européen sera-t-il plus ouvert au dialogue avec les parlements nationaux ? C’est très frappant, même pour moi qui ai été députée européenne : un certain nombre de parlementaires européens semblent craindre que les parlementaires nationaux ne les privent de leur espace de représentation et de démocratie, sans doute parce qu’ils se sentent peu reconnus dans leurs pays respectifs. Il me semble quant à moi essentiel que la dimension parlementaire de l’Union se renforce globalement, dans un esprit de complémentarité entre le Parlement européen et les parlements nationaux. L’européanisation des parlements nationaux porte prioritairement sur les domaines qui restent principalement de compétence nationale, tout en s’exerçant de plus en plus dans un cadre européen, comme les politiques économiques et budgétaires. Pourrons-nous aller un jour – même lointain –, au-delà de la Conférence budgétaire, jusqu’à la création d’une sorte de « Sénat » européen faisant entendre à Strasbourg la voix des parlements nationaux ? En parallèle, ne serait-il pas opportun de conférer au Parlement européen le droit d’initiative législative dont il ne dispose pratiquement pas aujourd’hui ?

Je sais toutefois que vous déconseillez de rouvrir le chantier institutionnel. Certes, cela soulèverait des difficultés. Mais de mauvaises institutions peuvent-elles mener de bonnes politiques ? Les attentes des citoyens, d’ailleurs différentes selon les pays – je pense par exemple à la différence entre les anciens et les nouveaux États membres – n’exigent-elles pas des réponses ambitieuses ?

La question démocratique est au cœur de nos préoccupations, comme des vôtres. Tout le monde redoute en France le résultat des élections européennes. Êtes-vous plus optimiste que nous sur ce point ? Saurons-nous convaincre nos concitoyens que l’Union peut les protéger et permettre aux peuples européens de reprendre la maîtrise de leur destin ?

M. Pierre de Boissieu, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du Conseil de l’Union européenne. Nous avons présenté notre rapport au président Van Rompuy au début du mois de septembre, puis à certains chefs d’État ou de gouvernement, notamment à Paris. Sa raison d’être est la suivante : nous avons tous les quatre consacré vingt à trente ans de notre vie aux affaires communautaires. Nous avons quitté Bruxelles à peu près au même moment. Nous avons été tous les quatre effondrés, à notre retour dans nos pays respectifs, en constatant le fossé qui s’était creusé progressivement – il ne date pas de la Commission Barroso – entre l’Union et les opinions publiques nationales. Nous avons été effarés par le poids des idiotismes – anglicismes, gallicismes, germanismes, hispanismes ou autres – qui donnent une idée complètement déformée tant de l’Union que des États membres. Se répand ainsi du côté de l’Union – qui a certes, par crainte, une forte tendance à la crispation, voire à l’autisme – des idées contestant leur rôle aux États membres. Ces pensées, absurdes, n’ont aucun fondement réel. De l’autre côté, beaucoup critiquent dans les États les ingérences de la Commission et attribuent à l’Union des faiblesses et des insuffisances qui sont bien souvent celles des États membres. Il en résulte un dialogue de sourds, une incompréhension réciproque, une remise en cause qui nous a paru catastrophique.

Nous avons rédigé ce rapport ensemble pour au moins trois raisons. Premièrement, nous avons cherché à surmonter, grâce à notre diversité, les idiotismes ou les particularités nationales. Nous sommes liés d’amitié, mais nous n’en défendons pas moins des options politiques différentes : M. Vitorino est membre du Parti socialiste portugais ; M. de Bruijn du Parti libéral néerlandais. Deux d’entre nous – trois à l’origine, mais notre collègue allemand, qui approuvait le rapport, n’a pas pu le signer car il a été appelé à d’autres fonctions – viennent de grands États membres, les deux autres d’États membres plus petits. Enfin, l’un d’entre nous, M. Wall, vient d’un pays qui n’est pas membre de la zone euro.

Deuxièmement, nous avons souhaité mettre en rapport les différentes politiques européennes, qui sont souvent abordées de manière séparée – voyez la littérature abondante et détaillée sur le système institutionnel, sur l’euro ou encore sur la libre circulation dans l’espace Schengen –, ce qui complique la résolution du problème d’ensemble. Ainsi, il serait illusoire de vouloir traiter les problèmes de la zone euro en ignorant que des élections générales se tiendront au Royaume-Uni en 2015.

Troisièmement, nous avons cherché, non pas à décrire une situation idéale ou le but ultime de la construction européenne – nous ne serions probablement pas tombés d’accord –, mais à déterminer ce qu’il est possible de faire de manière réaliste dans les mois et les années qui viennent pour relancer la machine et sortir de l’ornière : sur quelles bases les États membres peuvent-ils s’entendre ?

Les réactions à notre rapport au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède ou en Italie ont porté sur le fond : la vision de l’évolution de la zone euro que nous proposons à dix ou quinze ans est-elle réaliste ? Quels sont les engagements à prendre ? Comment les définir et les faire agréer ? J’ai été en revanche très frappé par les quelques réactions qu’il a suscitées en France : on m’a demandé si j’étais un tenant de l’approche intergouvernementale ou communautaire … La France est droguée au débat institutionnel ! À ce stade, la réponse à cette question nous est indifférente : l’Union a avant tout une obligation de résultat. Les opinions publiques ont le sentiment croissant – et il n’est pas toujours injustifié – que l’Union est une machine à perdre, qu’elle a la manie de l’ingérence et qu’elle est le faux-nez d’un « diktat allemand » ou, parce que l’accusation est réversible, d’un diktat des « producteurs d’huile d’olive ». Il nous faut absolument montrer que l’Union est efficace et qu’elle a une valeur ajoutée. Est-ce possible ? Nous le pensons.

S’agissant de la réforme institutionnelle, le pire aujourd’hui pour un exécutif français – quel qu’il soit – serait d’ouvrir un chantier institutionnel analogue à la Convention sur l’avenir de l’Europe lancée par le Conseil européen de Laeken, c’est-à-dire une discussion ouverte sur tous les points sans avoir aucune idée de ce qu’on souhaite inscrire dans un nouveau traité. À cet égard, je vous invite à lire le discours que va prononcer aujourd’hui M. Osborne, chancelier de l’Échiquier britannique. Toute négociation d’un nouveau traité non préparé se transformerait immédiatement en une renégociation des traités existants à la demande des Britanniques, soutenus par une vingtaine d’autres États membres. Cela reviendrait à ouvrir la voie, entre autres choses, à la dérégulation, à la fin de la politique agricole commune et à la mort du budget européen. Les trois autres signataires du rapport en sont convenus – M. Wall a d’ailleurs rédigé les paragraphes relatifs à la relation franco-allemande, auxquels je souscris entièrement. Comme tous ceux qui pensent juste en Europe, ils souhaitent un renforcement de la position de la France. Ce n’est pas le moment de mettre notre pays en porte-à-faux en lançant maintenant la négociation d’un nouveau traité.

À terme, une fois que nous aurons défini de vrais objectifs pour l’Union et que les États membres se seront mis d’accord, il faudra probablement modifier, au moyen d’un traité, le système institutionnel actuel, qui prend l’eau. Mais nous avons cherché à tracer un chemin non pas pour les dix, mais pour les deux prochaines années. Notre horizon, ce sont les élections générales au Royaume-Uni en 2015. Le Parti conservateur et le Parti libéral – je ne parle pas du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) – ont déjà approuvé le principe d’un référendum en 2017 sur le maintien dans l’Union. Quant au Parti travailliste, il attend. Il faut comprendre ce que donnerait un tel référendum ! Il n’y a guère qu’en France que l’on entend que « le Royaume-Uni doit sortir de l’Union ».

Rappelons-nous les discussions sur le budget communautaire en juin dernier. La presse française demandait : « Le Royaume-Uni, isolé, va-t-il sortir de l’Union ? ». Or l’accord au Conseil européen a été acquis à une très large majorité. L’État membre isolé n’était pas le Royaume-Uni. Il convient par conséquent d’être prudent et d’aider les négociateurs français à s’en tirer au mieux. Certes, nous bénéficiions du soutien du Parlement européen mais, lorsque la décision revient au Conseil européen statuant à l’unanimité et qu’elle est ensuite soumise à la ratification des parlements nationaux, le Parlement européen ne dispose que d’un sabre de bois : la seule chose qu’il puisse faire, c’est casser la machine. Or, dans le cas d'espèce, cela aurait fait le bonheur des Britanniques, en particulier du parti UKIP.

M. Hervé Gaymard. Je vous remercie, Monsieur l’Ambassadeur, pour la clarté, la franchise et la causticité de vos propos. Pendant de longues années, l’Union a été dotée d’une Commission efficace, dirigée par un vrai président, capable d’initiative et d’entraînement. Or, depuis la présidence de M. Santer, la Commission semble affaiblie pour des raisons à la fois intrinsèques et extrinsèques – certains États membres ayant peut-être intérêt à cet affaiblissement. Partagez-vous cette analyse ? Quel doit être selon vous le rôle de la Commission dans les années qui viennent ?

Mme Chantal Guittet. Je suis étonnée par le manque de stratégie internationale de l’Union, notamment pour la politique de voisinage, tant dans sa dimension orientale que méditerranéenne. L’Union a commis des erreurs, sources de blocages sérieux, notamment avec la Russie. Comment expliquez-vous cette absence de stratégie alors que l’Union pourrait jouer un rôle important sur la scène internationale ?

François Hollande et Angela Merkel ont évoqué une possible union politique. Le projet est resté assez vague, mais c’est un début. Comment voyez-vous une telle union ? Cela doit-il être une « Europe à deux vitesses » ou bien parviendrons-nous à harmoniser la gouvernance de l’Union ?

La Présidente Danielle Auroi. Vous avez évoqué un certain manque d’efficacité du Parlement européen dans le cas précis du cadre financier pluriannuel. Or les élections européennes approchent et le scepticisme à son égard demeure fort. Cependant, le Parlement européen reste la seule institution qui représente directement les citoyens au niveau de l’Union, les parlements nationaux assurant cette même représentation État par État. Un dialogue de meilleure qualité entre le Parlement européen et les parlements nationaux me paraît un préalable indispensable pour redonner confiance aux citoyens.

M. Pierre de Boissieu. J’ignore si l’affaiblissement de la Commission remonte à une date précise, mais il est certain qu’elle n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a trente ans. Il y a plusieurs raisons à cet affaiblissement, à commencer par l’augmentation du nombre de commissaires. La décision de nommer un commissaire par État membre a fait de la Commission un Comité des représentants permanents (COREPER) au niveau politique, c’est-à-dire un mauvais COREPER. Ce principe « un État, une voix » correspond à la définition même de la coopération interétatique, qui prévaut dans la plupart des organisations internationales. La Commission est ainsi la seule institution de l’Union dont la composition est par essence interétatique : au Conseil, une pondération des voix s’applique ; au Parlement européen, le nombre de représentants de chaque État membre est dans une certaine mesure fonction de sa population. La Commission n'a donc pas la composition requise pour être vraiment le fédérateur de l'intérêt commun. Pouvons-nous revenir sur le principe de la nomination d’un commissaire par État membre ? Le traité le permet. Il conviendrait d’annuler les deux décisions du Conseil européen qui l’ont maintenu. Mais cela ne serait guère correct vis-à-vis de l’Irlande, à qui nous avions fait une promesse en ce sens.

L’affaiblissement de la Commission tient, deuxièmement, à l’accroissement des pouvoirs du Parlement européen, qui a eu deux conséquences. D’une part, les États membres ont adopté les mêmes méthodes que le Parlement européen, si bien que leur intrusion dans le travail de la Commission est aujourd’hui sans commune mesure avec ce qu’elle pouvait être il y a vingt ou trente ans – j’ai été le témoin de cette évolution. D’autre part, plusieurs États membres, notamment l’Allemagne qui dispose de la plus forte représentation dans plusieurs groupes politiques du Parlement européen – au Parti populaire européen (PPE), mais aussi chez les socialistes, les libéraux et les Verts – passent directement par cette institution pour faire prévaloir leurs positions. Selon moi, le Parlement européen se livre à un jeu dangereux en exerçant une pression excessive sur la Commission.

Troisièmement, la fin de la collégialité à la Commission a également contribué à l’affaiblir. Lorsque le président Chirac souhaitait évoquer les affaires du Liban – qu’il connaissait admirablement – au niveau européen, il n’avait rien à apprendre de Mme Ferrero-Waldner, commissaire aux relations extérieures, mais il pouvait avoir intérêt à s’adresser à la Commission en tant qu’institution collégiale comprenant un commissaire compétent pour l’aide financière versée au Liban et un autre pour la politique des visas à l’égard de ce pays. Or ce système collégial a complètement disparu. Il a été progressivement remplacé par un faux régime présidentiel.

Quatrième raison, les commissaires ne se connaissent plus et ne maîtrisent plus les langues étrangères : peu connaissent les autres États membres. Lorsque M. Ortoli était président puis vice-président de la Commission – j’ai été son directeur de cabinet pendant cette seconde période –, les commissaires étaient au nombre de treize et tous – Christopher Soames, Wilhelm Haferkamp, Étienne Davignon – parlaient trois ou quatre langues. Ils se retrouvaient ensemble le soir avec leurs épouses, par exemple au Vieux-Saint-Martin. Aujourd’hui, cette forme d'intimité a disparu.

Une cinquième raison a été la prise en compte catastrophique de l’élargissement par la Commission en termes d’organisation administrative. Lorsque j’étais secrétaire général du Conseil, j’ai moi aussi été confronté à l’arrivée de douze nouveaux États membres. Or j’ai réduit le nombre de directions générales de quinze – une par État membre – à sept. Les nouveaux États membres ont accepté de ne pas voir nommé immédiatement un directeur général de leur nationalité, dans la mesure où les anciens avaient pour certains perdu le leur. Pour sa part, la Commission a décidé d'augmenter considérablement le nombre des directions générales, qu’il est de ce fait impossible de bien coordonner.

Les États membres ont-ils souhaité cet affaiblissement de la Commission ? Je ne le crois pas : on leur fait un faux procès. Cependant, ils croient de moins en moins à la Commission et ont considéré les nominations en son sein comme un moyen non pas de restaurer son autorité, mais d’exister dans leur rapport de force collectif avec le Parlement ou, chacun pour ce qui le concerne, de décider en fonction de considérations purement nationales. Nous serons à nouveau témoin de cet exercice absurde en juin ou juillet. Or il nous faudrait
– et à la France sans doute plus qu’à tout autre État membre – une Commission qui exerce vraiment son métier, lequel consiste non pas à empiéter sur les compétences des États, mais à formuler des propositions. Ainsi, par exemple, aurions-nous bien besoin que la Commission fixe une feuille de route réaliste en matière de transition énergétique et d’approvisionnement en électricité.

La question de Mme Guittet est d’une tout autre nature : l’Union européenne est-elle un tas de graisse ou un paquet de muscles ? L’élargissement a-t-il fait augmenter notre poids sur la balance presque malgré nous ou bien nous a-t-il donné plus de force ? Je suis convaincu que nous n’avons à aucun moment et en aucune manière tiré les conséquences de l’élargissement. Les États baltes et même la Pologne ne réagissent pas de la même manière que la France ou l’Allemagne à l’évocation de la Russie. De même, la Grèce et Chypre ne réagissent pas de la même manière que l’Allemagne ou les Pays-Bas à l’évocation de la Turquie. L’élargissement a réduit le champ de l’accord entre les États membres au sein de l’Union. Nous avons en réalité acquis un faux poids : les États sont en désaccord profond sur ce que doit être l’Europe. Par exemple, aux yeux de certains États, l’Afrique ne présente presque aucun intérêt pour « l’Europe ».

Nous aurions dû nous interroger : comment éviter que les intérêts et les priorités des uns et des autres ne se neutralisent ? Mais nous ne l’avons pas fait. Ce qui n’empêche pas certains de tirer plus ou moins leur épingle du jeu : la France en Afrique, l’Allemagne dans ses rapports avec la Russie, l’OTAN pour les questions de sécurité. La réponse aux désaccords actuels n’est pas institutionnelle : la mise en place du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et le « double chapeau » du Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité n’y changeront rien. Les relations entre MM. Solana et Patten n’ont d’ailleurs jamais constitué le fond du problème. L’essentiel, c’est de retrouver un accord de fond équilibré entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et d’autres sur certaines questions fondamentales. L’Union à vingt-huit serait aujourd’hui totalement incapable de refaire la déclaration de Venise de 1980 sur le Proche-Orient.

Quant à la politique de voisinage, elle est dépourvue de sens. Elle a surtout consisté à neutraliser les demandes divergentes de la France du Président Sarkozy, qui souhaitait lancer l’Union pour la Méditerranée, et de la Pologne des frères Kaczynski, qui voulait donner la priorité à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie. Ces deux initiatives ont été mises dans un même paquet qu’on a baptisé « politique de voisinage ». Il faut repenser cette politique.

Le Maghreb est une zone fragile et différenciée, très importante à plusieurs égards : approvisionnement en énergie, immigration, environnement. Elle représente un risque indirect de sécurité pour les Européens, mais les États qui la composent tendront à se stabiliser, à se démocratiser, à se normaliser à l’horizon de dix ou vingt ans. Il y a là un espace à la mesure de ce que l’Europe est capable de faire – il ne s’agit pas pour autant d’en exclure les États-Unis.

Le Proche-Orient restera durablement une zone très sensible, d’autant plus que les principales réserves mondiales de gaz sont situées en Iran et au Qatar. Parcourue de tensions, elle est loin d’être sécurisée. L’Europe n’a pas les moyens, à elle seule, de la stabiliser, même s’il est souhaitable qu’elle participe davantage à ce processus.

La situation des anciennes républiques soviétiques pose la question de nos relations avec la Russie. Nous avons connu cette question dans le passé à propos de l’Autriche avant la signature du traité d’État ou avec la Finlande du Président Kekkonen au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il y a un « blanc » dans les relations entre l’Union et la Russie. Moscou ne considère pas l’Union européenne comme un interlocuteur sérieux. Ce qui ne signifie pas qu’elle se désintéresse de l’Europe ou des pays européens.

La Turquie est candidate à l’adhésion, elle ne fait donc pas partie des pays visés par la politique de voisinage.

En ce qui concerne les Balkans occidentaux, nous devrions nous poser une question fondamentale : devons-nous négocier avec chaque pays individuellement ou tenir compte du fait qu’ils ne constituaient qu’un seul pays il y a un peu plus de vingt ans ? Acceptons-nous de poursuivre les négociations avec des États qui, chaque jour, accentuent leurs divergences et leur fermeture l’un à l’autre ? Ou bien, au contraire, conformément à la méthode communautaire que nous avons toujours employée, leur demandons-nous d’atteindre un certain degré d’ouverture et de coopération entre eux, pour prix de leur vocation européenne ? Tel avait été l’une des conditions du plan Marshall : nous avions créé l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) en 1948. Lorsque nous avons commencé les discussions d’adhésion avec le Royaume-Uni, l’Irlande, le Danemark et la Norvège au début des années 1970, ils étaient tous les quatre membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE), au sein de laquelle s’étaient développées des relations de coopération poussée, notamment une union douanière. De même, lorsque nous avons engagé le processus d’adhésion avec l’Autriche, la Suède, la Finlande et à nouveau la Norvège dans les années 1990, le président Delors a imposé la création de l’Espace économique européen (EEE).

Il est absurde de traiter les quatre ou cinq groupes d’États que je viens de citer dans le cadre d’une même politique. On ne peut pas mettre dans la même catégorie la Serbie, à laquelle nous avons reconnu une vocation à l’adhésion, et les pays du Maghreb, qui ne feront jamais partie de l’Union. Une réflexion plus approfondie est indispensable. Mais les instances européennes ne pourront pas la mener en l’état actuel des divergences entre États membres. Elles ne pourront l’engager – je le répète – que sur la base d’un accord profond entre la « Carolingie » – France et Allemagne – et le Royaume-Uni. C’est la condition sine qua non pour que l’Union joue un rôle plus important sur la scène internationale.

J’en viens au Parlement européen et aux parlements nationaux. Évitons de susciter une querelle institutionnelle entre eux. Le Parlement européen doit évidemment demeurer seul compétent pour les matières qui relèvent de la procédure législative communautaire, en particulier de la codécision, qui fonctionne bien. En revanche, la question se pose depuis longtemps pour les matières où la compétence est partagée – selon des proportions variables – entre l’Union et les États membres. Tel est surtout le cas des décisions concernant la zone euro avant comme après la crise de 2008 : elles continuent à relever principalement des États, les compétences propres de l’Union étant très limitées dans ce domaine. Nous verrons d’ailleurs ce qui se passera pour le traité sur l’union bancaire.

Comment instaurer une complémentarité entre le Parlement européen et les parlements nationaux qui ne se solde pas par des chevauchements de compétence permanents et des luttes de pouvoir ? La réponse n’est pas simple, mais je demeure convaincu qu’il y a là une nécessité. On dénombre en Europe, pour 750 députés européens, environ 10 000 parlementaires nationaux, dont une minorité – 500 peut-être – comprend réellement ce qui se passe à Bruxelles et à Strasbourg. Cette solution de continuité, loin de favoriser le Parlement européen, crée en permanence un sentiment d’hostilité à son égard dans les États membres. D’autre part, les décisions qui concernent fondamentalement et exclusivement un pays donné doivent rester du ressort des parlements nationaux. Par exemple, le programme grec qui vise à réduire le nombre de fonctionnaires de 10 000 en un an ne peut être approuvé que par le parlement grec. Compte tenu de sa composition et de son mode d’élection, le Parlement européen n’a pas la légitimité requise pour prendre une telle décision.

Comment associer, donc, le Parlement européen et les parlements nationaux ? Lors de la négociation du traité de Maastricht, j’avais suggéré de créer un Congrès qui aurait réuni le Parlement européen et des délégués des parlements nationaux. On m’a beaucoup critiqué pour cette idée, qui n’a pas eu de suite. Dans notre rapport, nous proposons tous les quatre – y compris MM. de Bruijn et Vitorino, qui sont « fédéralistes » – de créer une instance consultative des parlements nationaux de la zone euro. C’est la première chose à faire : il est indispensable que les parlements nationaux soient informés des décisions concernant la zone euro.

Vous m’objecterez qu’un traité est nécessaire pour créer une telle instance. Mais ce n’est le cas que si cette décision est prise par les gouvernements. Si les dix-huit présidents des parlements de la zone euro se mettent d’accord pour tenir des réunions périodiques au cours desquelles seront auditionnés le président de l’Eurogroupe, le président de la Banque centrale européenne et tel ou tel commissaire, personne ne trouvera rien à y redire et aucun traité n’aura été nécessaire. Il suffirait en réalité aux dix-huit parlements de se mettre d’accord sur la prise en charge des coûts d’organisation de ces réunions.

Nous proposons que les grands pays tels que la France désignent dix représentants au sein de cette instance, et les plus petits cinq. Ces derniers seraient ravis de voir l’écart de représentativité ainsi réduit. Cela ne poserait aucune difficulté puisque cette instance ne serait pas décisionnelle. Les nombres que nous avons avancés sont indicatifs. Il convient seulement qu’ils ne soient ni trop faibles – afin de garantir aux parlements des grands États membres une représentation équitable des différentes tendances de leur majorité et de leur opposition– ni trop élevé – afin de ne pas alourdir le fonctionnement de cette instance.

La Présidente Danielle Auroi. La Conférence budgétaire qui s’est tenue pour la première fois à Vilnius et se réunira à nouveau à Bruxelles, et dont nous négocions actuellement les statuts, s’approche de ce schéma, bien qu’elle comprenne des représentants du Parlement européen et de l’ensemble des 28 parlements nationaux.

M. Hervé Gaymard. Je vous remercie pour votre exposé, Monsieur l’Ambassadeur. Il répond à la définition que Malraux donnait de l’intelligence : « la destruction de la comédie, plus le jugement, plus l’esprit hypothétique ».

Quelle sera la procédure de désignation du prochain président de la Commission ? Quel est le droit en vigueur ? Le texte du traité et l’interprétation qu’on en fait ne sont pas toujours clairs. Comment évaluez-vous cette procédure ?

M. Pierre de Boissieu. Le traité représente, à mes yeux, l’essentiel. Son respect constitue la base du fonctionnement démocratique. Hors le traité, point de salut ! Même si on peut, bien sûr, le modifier. Au fil de mon parcours de trente ans au sein des instances communautaires, j’ai été frappé par une évolution : alors que, jusqu’à la fin des années 1980, les institutions considéraient le traité comme sacré, elles sont aujourd’hui les premières à s’en écarter lorsque cela les arrange. Or, si les institutions elles-mêmes ne respectent pas les règles, comme s’attendre à ce que des agents économiques, notamment par exemple les multinationales, le fassent ? Pour le Parlement européen notamment, le traité est devenu la base à partir de laquelle on peut négocier. C’est déplorable : les institutions devraient montrer l’exemple !

Le traité stipule que le Conseil européen statuant à la majorité qualifiée désigne le candidat à la fonction de président de la Commission, en tenant compte du résultat des élections européennes. Cette désignation aura sans doute lieu dans la première quinzaine de juin. Ensuite, le candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent.

Faisons abstraction des noms de candidats qui circulent. Selon moi, il faut absolument que tout le monde respecte la procédure prévue par le traité. Pourquoi ? Si vous observez les jeux politiques en cours au Parlement européen, vous constaterez qu’il n’y a aucune chance qu’un des groupes politiques désigne un candidat britannique pour la présidence de la Commission. Et surtout pas le PPE, puisque les conservateurs britanniques siègent dans un groupe politique distinct. Opter pour une procédure de désignation des candidats par les groupes politiques du Parlement reviendrait donc à exclure le Royaume-Uni avant même d’avoir commencé à négocier avec lui. Je souhaite bonne chance à celui qui s’engagera dans cette voie …

Je ne suis nullement opposé au Parlement européen et aux partis politiques, mais cette procédure me paraît très mauvaise pour une deuxième raison : un président de la Commission qui aurait été désigné, non pas par le Conseil européen mais par un groupe politique, comme on le propose actuellement, serait beaucoup plus dépendant du Parlement européen que ne l’est le président actuel. Or, compte tenu du poids des députés allemands au sein du PPE, cela reviendrait à le mettre dans les mains de l’Allemagne – je le dis avec toutes les précautions oratoires qui s’imposent, vous connaissez mon attachement au couple franco-allemand. Il ne faudra pas s’étonner alors des critiques que cela suscitera. Je le répète : nous avons tous intérêt à ce que la procédure prévue par le traité soit scrupuleusement respectée. La procédure alternative qui est proposée actuellement ne peut conduire qu’à une marginalisation accrue de la Commission.

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie, Monsieur l’Ambassadeur, pour la clarté, la précision et la pertinence de vos propos.

II. Communication de la Présidente Danielle Auroi sur le projet de lancement d’une mission européenne en République centrafricaine

Bien que notre Commission ne soit à ce stade saisie d’aucun texte émanant des instances européennes sur le principe de l’envoi d’une mission militaire de l’Union européenne en Centrafrique, il est possible qu’elle le soit prochainement, en urgence. C’est pourquoi je souhaitais faire dès aujourd’hui cette rapide communication.

En effet, les ministres des Affaires étrangères vont être très probablement appelés à trancher sur cette question au cours d’une réunion prévue le 20 janvier – c’est-à-dire lundi prochain – à Bruxelles.

Dans l’hypothèse donc où nous serions saisis en urgence, je souhaite que notre Commission ait eu l’opportunité, en amont, de se prononcer préalablement sur le principe de l’envoi de cette mission.

À l’heure actuelle, les experts européens débattent des modalités possibles de cette mission militaire visant à soutenir l’intervention française en Centrafrique . Ce débat devrait se poursuivre jusqu’au 20 janvier.

À ce stade, selon les renseignements dont nous disposons, si les vingt-huit États membres approuvent le principe d’une telle mission, deux options restent envisagées :

- une première option prévoit que des soldats européens soient basés à Bangui, assurent des patrouilles dans la capitale, et prennent le relais des militaires français pour sécuriser la zone sensible de l’aéroport (où est implanté - rappelons-le – un grand camp d’au moins 100 000 personnes déplacées) ;

- une seconde option prévoit que les Européens se baseraient dans l’ouest du pays, pour assurer la sécurité de l’axe routier stratégique menant vers le Cameroun.

Quoi qu’il en soit – et même si à titre personnel il me semble indispensable de développer, y compris pour les missions PSDC, les missions civiles dans un objectif de prévention des conflits – l’engagement, encore à l’étude, de nos partenaires européens en soutien de la France en Centrafrique, serait évidemment bienvenu : je rappelle que le Président François Hollande l’a demandé lors du Conseil européen de décembre dernier et qu’il semblait n’avoir, dans un premier temps, rencontré que très peu d’échos. Si maintenant nos partenaires européens se montrent ouverts à la discussion sur une intervention de l’Union, cela semble évidemment un signe positif.

D’autre part, notre Commission s’est elle-même récemment prononcée en faveur d’une relance de l’Europe de la défense, et une résolution européenne a été adoptée en ce sens par l’Assemblée nationale, sur la base des travaux de nos collègues Joaquim Pueyo et Yves Fromion. Il convient à mon sens de soutenir tout progrès dans ce sens.

Cet accord au niveau européen ne sera, en tout état de cause, qu’une première étape. Il faudra ensuite planifier l’opération et surtout réaliser ce qu’on appelle la « génération de forces », c’est-à-dire le processus où chaque État précise sa participation. Des feux verts parlementaires peuvent en outre être requis dans certains pays. Aussi il semble a priori peu probable aux experts qu’une mission européenne puisse se déployer complètement avant le mois de mai.

C’est pourquoi je vous propose, mes chers Collègues, dans l’hypothèse où notre Commission serait saisie très prochainement d’un texte posant le principe du lancement de cette mission européenne en Centrafrique, de donner aujourd’hui votre accord de principe, en l’état des informations – encore sommaires – dont nous disposons.

Bien entendu, ceci n’empêchera pas notre Commission d’évoquer à nouveau cette question au cours des semaines ou des mois à venir, si besoin est.

Sous ces réserves et remarques, il est donc proposé à la Commission des affaires européennes d’approuver le principe du lancement d’une mission de l’Union européenne en Centrafrique, en l’état des informations dont elle dispose.

La Commission a adopté cette proposition à l’unanimité.

La Présidente Danielle Auroi. Je tiens à ajouter qu’à la demande des représentants des partis, il a été acté, au niveau de la Conférence des présidents, qu’une mission de l’Assemblée nationale va être constituée sur la Centrafrique. Elle devrait comprendre des députés de la Commission des affaires étrangères et de la Commission de la défense. Mais je trouverais tout à fait logique que des délégués de la Commission des affaires européennes y participent. Aussi je propose que nous saisissions de cette demande les instances compétentes.

M. Joaquim Pueyo. Je suis tout à fait d’accord avec ce point de vue. J’ajoute que la Commission de la défense va travailler sur les missions de l’armée française en Afrique et que nous pourrions également demander que deux délégués de notre Commission soient associés.

Mme Chantal Guittet. Il est dommage que nous soyons aujourd’hui peu nombreux pour discuter d’un sujet qui me semble important.

La Présidente Danielle Auroi. On pourra éventuellement réinscrire cette question à l’ordre du jour de l’une de nos prochaines réunions, pour information de nos collègues aujourd’hui absents. Le Conseil affaires étrangères se réunit le 20 janvier, peut-être en saurons-nous alors un peu plus sur le lancement de cette mission de l’Union européenne en Centrafrique.

La séance est levée à 9 h 45

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 15 janvier 2014 à 8 h 30.

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. Yves Daniel, Mme Sandrine Doucet, M. Hervé Gaymard, Mme Chantal Guittet, M. Joaquim Pueyo

Excusés. - M. Bernard Deflesselles, Mme Marietta Karamanli, M. Pierre Lequiller, M. Lionnel Luca