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Commission des affaires européennes

mardi 3 juin 2014

16 h 30

Compte rendu n° 135

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente

Table ronde sur la politique commerciale de l’Union européenne, avec la participation de Mme Amélie Canonne, présidente de l’AITEC (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs) ; Mme Anaïs Saint-Gal, de Terre des Hommes France ; M. Frédéric Viale, d’Attac France ; Mme Adrienne Charmet, de La Quadrature du Net ; Mme Lucie Pinson, des Amis de la Terre France

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mardi 3 juin 2014

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 16 h 30

La Présidente Danielle Auroi. Cette table ronde a pour objet de traiter de la politique commerciale européenne et des différents projets d’accords de libre-échange en cours de négociation entre l’Union européenne et différents États, notamment le traité de libre-échange transatlantique, ou Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) qui focalise beaucoup d’attention.

Les missions de l’Union européenne en matière commerciale sont claires : elle exerce des compétences exclusives. Pour autant, cela n’est pas une raison pour qu’au plan national, nous nous désintéressions de ces questions. Dans cette perspective, vu l’importance du sujet et des controverses qu’il suscite, notre Commission a constitué un groupe de travail, auquel participent Seybah Dagoma, Estelle Grelier, Marie-Louise Fort, Joaquim Pueyo, Hervé Gaymard, Michel Piron et moi-même. Nous ne sommes pas partisans du repli sur soi, qui nous mènerait à une impasse. Compte tenu des grands enjeux que sont le changement climatique, la lutte contre la pauvreté, l’accès à l’eau, la protection de la biodiversité ou la promotion des droits humains, ces négociations ne peuvent pas être strictement commerciales. Elles impliquent une logique de gouvernance mondiale renforcée. Mais il y a loin des mots aux actes !

Notre Commission a adopté, l’an dernier, deux propositions de résolution européenne à propos du mandat de négociation confié à la Commission européenne sur le projet d’accord transatlantique. Elle a récemment examiné une proposition de résolution européenne déposée par M. André Chassaigne et le groupe gauche démocrate et républicaine (GDR) qui a donné lieu à un débat en séance publique, le 22 mai dernier. Nous y avons rappelé le point de vue de la France.

Notre Commission maintient sa vigilance en ce qui concerne la mise en œuvre de la politique commerciale de l’Union européenne, qu’il s’agisse des relations bilatérales – non seulement avec les États-Unis mais aussi avec l’Inde, le Japon, le Mercosur ou le Canada – ou des relations multilatérales, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce ( OMC ).

Cette première table ronde est l’occasion de recueillir le point de vue des organisations non gouvernementales (ONG) sur les négociations entre l’Union européenne et ses partenaires commerciaux.

Je vous remercie de votre présence.

Mme Amélie Canonne, présidente de l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (AITEC). Je parlerai tout d’abord de la question de la démocratie dans le processus de négociation de ces accords de commerce, puis de la problématique spécifique du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États.

L’ AITEC travaille depuis un certain nombre d’années sur les problématiques de politique commerciale de l’Union européenne et suit toutes les négociations ouvertes avec des pays tiers, comme par exemple les accords de partenariat économique avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ou les accords avec la Colombie et le Pérou qui devraient venir pour ratification au Parlement français. Des problèmes similaires et transversaux se retrouvent dans l’ ensemble de ces négociations et il convient effectivement de ne pas se focaliser exclusivement sur le projet d’accord transatlantique.

Sur la question du déficit démocratique, la société civile de façon générale s’accorde à considérer que plusieurs points posent problème et nécessiteraient des efforts de la part tant de la direction générale Commerce de la Commission européenne que du Gouvernement français.

Tout d’abord, le processus de négociation se caractérise par sa grande opacité. Nous n’avons accès ni aux mandats de négociations, même si celui sur le projet d’accord transatlantique a fuité de manière fortuite, ni aux textes de positions travaillés en amont, ni aux comptes rendus des sessions de négociation.

Le deuxième point de ce déficit démocratique tient au caractère lacunaire de la consultation de la société civile, en dépit des efforts accomplis par l’ancienne ministre du commerce extérieur, Mme Nicole Bricq, et la secrétaire d’État actuelle, Mme Fleur Pellerin, qui ont proposé de nous recevoir. Ainsi, la société civile et les associations ne sont pas parties prenantes au « Comité stratégique » institué par Mme Bricq, alors que les entreprises et les experts économistes y sont invités. Au niveau européen, si des réunions sont ouvertes à la société civile, elles ne fournissent aucune information significative sur le déroulement des négociations.

Le troisième aspect de ce déficit démocratique est la captation du processus de négociations par les lobbies industriels et financiers. D’après une association bruxelloise, Corporate Europe Observatory, sur les 130 réunions organisées l’an passé par la Commission européenne avec des parties prenantes, 119 l’ont été avec des entreprises ou des lobbies d’entreprises. Ces informations confidentielles n’ont pu être obtenues qu’ après demande expresse auprès des services de la Commission européenne.

Sur tous ces aspects, la représentation nationale doit faire preuve d’une vigilance particulière. En tout état de cause, la négociation ne saurait se poursuivre dans ces conditions.

S’agissant des considérations démocratiques, je souhaiterais aborder la question du règlement des différends entre États et investisseurs. Ce mécanisme était très peu connu il y a quelques années mais a maintenant franchi la barrière de l’opinion publique. En quoi consiste-t-il ? Pour régler les différends susceptibles d’apparaître entre une entreprise et une collectivité publique, en l’occurrence un État dans la mesure où ce sont les États qui signent les accords de libre-échange, il peut être prévu de recourir à un panel d’arbitres privés. Nous estimons que cette méthode est discrétionnaire et opaque car tout se passe à la périphérie des instances légitimes de décision comme les législateurs. De plus, ce mécanisme n’est soumis à aucune « redevabilité » et l’indépendance des arbitres n’est nullement garantie.

Dans le cadre de ces arbitrages, trois cas de figure sont possibles : soit l’État est condamné, soit l’entreprise est déboutée, soit un arrangement est conclu avant la fin de la procédure. D’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement ( CNUCED ), 40 % des cas sont gagnés par les États, 30 % par les investisseurs et 30 % donnent lieu à un accord. On pourrait en tirer la conclusion que les États sont relativement favorisés. Mais que l’État perde l’arbitrage ou qu’il y ait accord avant la fin de la procédure, des indemnités sont en tout état de cause versées. Que de l’argent public solde un arbitrage constitue le principal problème. Or, depuis cinq ou six ans, on assiste à une explosion du nombre de ces procédures. Cela s’explique d’une part, par la multiplication des accords d’investissements bilatéraux et d’autre part, par l’essor d’une « industrie » de l’arbitrage, des firmes juridiques ayant bien identifié le potentiel financier de ce mécanisme et incitant les entreprises à attaquer les États pour en tirer un maximum de profits.

Rappelons quelques exemples emblématiques. L’entreprise américaine Eli Lilly a attaqué le Canada qui avait retiré deux licences de médicaments jugés peu efficaces. Des « fonds vautours » ont attaqué des pays du Sud de l’Europe comme la Grèce pour avoir revu à la baisse le montant de leurs bons du trésor, estimant que cela portait atteinte à leurs bénéfices. L’entreprise américaine Lone Pines a attaqué la province du Québec pour avoir institué un moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste. Philip Morris a attaqué le message sanitaire sur les paquets de cigarettes. Quant à Veolia, elle a attaqué l’Égypte à la suite de l’adoption, après la révolution, d’une loi relative au salaire minimum. Au travers ce mécanisme de règlement des différends , il peut être potentiellement octroyés aux entreprises des droits internationaux supérieurs à ceux dont jouissent les collectivités publiques et les citoyens pour défendre les droits humains. Par ailleurs, il pourrait empêcher les autorités publiques de légiférer en toute souveraineté, de mener des politiques économiques ou mettre en place des filières pour soutenir l’emploi et le développement local.

Nous estimons que le droit national est suffisant. Il existe d’ailleurs des cas où des entreprises américaines ont attaqué des États européens devant des juridictions nationales. Quoi qu’il en soit, tout système de règlement des différends doit être pleinement transparent et répondre à un minimum de critères de responsabilité et d’indépendance, que ce soit un mécanisme de règlement d’État à État, comme la France semble le défendre dans le cadre des négociations transatlantiques , ou un mécanisme investisseur-État.

M. Frédéric Viale, Attac France. Sur la question spécifique des services publics, les accords entre l’ Union européenne et les États-Unis et entre l’Union européenne et le Canada comprennent le même type de dispositions.

Les politiques européennes et nationales de libéralisation des services publics conduites ces vingt dernières années, avec toutes les conséquences que nous connaissons, n’ ont pas attendu les accords de libre-échange. Cependant, la situation risque d’être aggravée par les accords avec les États-Unis et le Canada. Nous avons trois motifs d’inquiétude qui se conjuguent.

Le premier a trait à l’opacité des accords. En effet, nous ignorons, ainsi que les représentants de la nation, quels secteurs seront couverts par les négociations. Celles-ci portent sur une liste dite « négative », c’est-à-dire que l’on exige que tous les secteurs soient libéralisés sauf ceux expressément mentionnés. Or nous n’avons aucune information sur cette liste de services publics.

Si l’on conjugue cet aspect avec le principe du traitement national prévu dans les traités de l’ OMC et au point 23 du mandat de négociation de l’accord transatlantique, on peut nourrir les plus fortes inquiétudes sur la capacité des collectivités publiques à encadrer leurs services publics. En effet, cela signifie concrètement que pour les services publics couverts par les accords – dont nous savons rien-, une entreprise privée extérieure à l’Union européenne pourrait s’installer et réclamer, au nom du principe du traitement national, le même traitement que les prestataires déjà présents sur le marché. Si l’éducation supérieure est couverte par les accords, ce que l’on peut imaginer, une entreprise d’enseignement supérieur privée d’outre-Atlantique pourrait s’installer sur le territoire de l’Union européenne et obtenir des subventions. À terme, cela pourrait aboutir à un désengagement complet de l’État et à une remise en cause du périmètre d’intervention de la puissance publique. Un mécanisme de règlement des différends État –investisseur pourrait également avoir des impacts négatifs sur les prestations de services publics et sur la capacité des collectivités publiques à les encadrer. La capacité des collectivités territoriales à passer des marchés publics risque également d’être impactée alors qu’elles ont des compétences étendues en matière de petite enfance ou de personnes âgées.

Le troisième point sur lequel nous avons encore moins d’informations concerne le mécanisme de coopération réglementaire. S’agira-t-il d’une forme de Comité transatlantique qui serait chargé, à l’instar de l’Office of Information and Regulatory Affairs ( OIRA ), de mettre des « coups de rabots » successifs aux réglementations en vigueur, en dehors de tout débat public et en écartant la représentation nationale et les populations ?

Ces trois sources d’inquiétude mêlées nous font nous demander si, par la combinaison de l’opacité, du mécanisme de règlement des différends investisseur-État et de la coopération réglementaire, de tels accords n’ aboutiraient pas à la mise en place de ce que l’on appelait sous l’ancien régime les « privilèges » …en faveur des entreprises !

La Présidente Danielle Auroi. Je constate de nombreux motifs d’inquiétude.

Mme Anaïs Saint-Gal, Terre des Hommes. Je suis toute aussi inquiète. En effet, nous pouvons constater que la politique commerciale de l’Union européenne viole les engagements juridiques des États membres et de l’Europe. Les droits humains font partie de l’histoire de l’Union européenne. Leur respect est inscrit dans les traités fondamentaux, notamment le Traité de Lisbonne et la Convention européenne des droits de l’Homme . Il se traduit dans la politique extérieure de l’Union européenne, à travers la politique d’aide au développement des pays tiers – aide publique au développement et engagement en faveur des objectifs du millénaire pour le développement.

Or au travers sa politique commerciale, l’Union européenne semble détruire d’un côté ce qu’elle construit de l’autre en faisant primer les intérêts commerciaux sur les droits humains et les droits des peuples. Les accords de libre-échange avec la Colombie et le Pérou en est une illustration. Alors qu’ils devaient être à l’origine des accords de coopération, ils sont devenus des accords de libre-échange dans lesquels l ’Union européenne a profité d’un rapport de force asymétrique lui permettant de faire adopter de nombreuses clauses qui lui sont profitables. Citons l’exemple de l’élimination des subventions allouées par la Colombie et le Pérou à leurs producteurs nationaux, alors même que l’Union européenne conserve ce droit pour ses propres producteurs. Ces accords, signés en 2012 et ratifiés par Parlement européen la même année, ont des conséquences désastreuses sur les droits humains et le développement des peuples, sur les plans économique, environnemental et humain. Ainsi en réduisant au minimum les taxes d’exportation, ces accords limitent la possibilité pour les États de mener des politiques nécessaires à leur développement économique et humain. Autre exemple, en permettant le développement de projets d’industries extractives et d’agro-industries, l’accord augmentera la pression sur la terre. Cela menacera les populations indigènes, mais aussi la souveraineté et la sécurité alimentaire. Cela provoquera des accaparements de terre, des modifications des sols, des réductions de l’accès à l’eau, l’affaiblissement du secteur paysan et des déplacements de communautés.

Cette incohérence entre la politique commerciale de l’Union européenne et sa politique de développement est d’autant plus choquante qu’ elle-même et ses États membres se sont donnés pour obligation de mettre en cohérence leurs politiques ayant un impact sur le développement et aussi de respecter et de protéger les droits des pays tiers. En effet, l’article 208 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne contraint l’ Union européenne et ses États membres à faire de la réduction de la pauvreté l’objectif principal de leur politique de coopération et à respecter les engagements internationaux comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Or, l’article 2 de ce Pacte dispose que les signataires ne doivent pas nuire indirectement ou directement aux droits des pays tiers et doivent contrôler que l’ensemble des acteurs soumis à leurs juridictions, notamment les entreprises, y respectent les droits de l’Homme ; plus encore, ils doivent aider, au titre de la coopération internationale, les pays les moins développés à mettre en œuvre la protection et le respect des droits humains.

En conséquence, nous demandons que l’Union européenne révise sa politique commerciale afin de la mettre en cohérence avec sa politique de développement et ses engagements internationaux. Ainsi, elle devrait éliminer toute clause susceptible de nuire aux droits humains et au respect des populations et en revanche, elle devrait inclure des clauses permettant de soutenir des politiques de développement économique et sociale. Elle devrait assortir ses accords internationaux de mécanismes transparents et démocratiques, notamment d’études d’impact en amont des négociations, intégrant la question des droits humains. Des études d’évaluations périodiques devraient également être conduites afin de réviser les accords si une violation est constatée. Rappelons que les accords avec la Colombie et le Pérou sont actuellement mis en application alors que le Parlement français devrait le ratifier ! Enfin, nous souhaitons que les accords intègrent des mécanismes de protection des droits humains fiables, permettant aux populations victimes de former des recours et d’obtenir des dédommagements de la part les multinationales qui ne les respectent pas.

La Présidente Danielle Auroi. Rappelons le drame du Rana Plaza…

Mme Adrienne Charmet, La Quadrature du Net. Notre organisation a beaucoup œuvré contre le traité anti-contrefaçon dit ACTA ( Anti-Counterfeiting Trade Agreement ). Or à travers le projet d’accord transatlantique, on peut craindre de revoir réapparaitre les mêmes questions relatives aux droits d’auteur ou à la violation du copyright. S’agissant du numérique, les questions de la responsabilisation des intermédiaires techniques et des hébergeurs en matière de censure ainsi que des violations de copyright et de la surveillance sont problématiques. Une législation américaine comme le Stop Online Piracy Act ( SOPA ) ou le projet ACTA étaient déjà défavorables à l’Europe sur ces points. L’ Union européenne est plus protectrice des libertés que les États-Unis, mais le problème majeur tient à l’ asymétrie capacitaire dans le domaine d’Internet, compte tenu de la puissance des géants américains de l’Internet. Ce type d’accords et les clauses d’arbitrage ne peuvent qu’être défavorables à l’Union européenne. Si l’on part du principe que cet accord doit montrer la voie et être un accord « modèle », on n’ose pas imaginer ce que ce type de dispositions pourraient donner dans un accord entre les États-Unis et un pays plus faible que l’Union européenne !

La question des données personnelles est censée ne pas être couverte par ces négociations mais nous avons un fort doute sur ce point, eu égard à la définition du périmètre des données personnelles. En effet, un très grand nombre de données commerciales sont en réalité des données personnelles. Si on s’appuie sur les études de la Commission nationale informatique et libertés, on peut voir que nombre de données échangées entre des sociétés américaines et des citoyens européens sont considérées non comme des données personnelles mais comme des données commerciales. La proposition de règlement européen relative au traitement des données personnelles est actuellement en discussion. Nous regrettons qu’elle ne soit pas encore adoptée pour fournir un cadre juridique fort et constituer une base de négociation solide avec les États-Unis.

Se pose aussi la question de la surveillance et des backdoors, c’est-à-dire de l’ accès aux données des géants du web par la National Security Agency ( NSA ) révélé par l’ affaire Snowden. Il nous semble déraisonnable de négocier des clauses concernant les données personnelles alors que l’Union européenne ne se trouve pas dans un rapport égalitaire avec les États-Unis.

Enfin, la culture ne devrait pas être comprise dans les négociations. Mais quel périmètre convient-il de prendre en compte ? La culture ne pourrait-elle pas être indirectement incluse par le biais de la propriété intellectuelle ? Les violations de copyright pourraient faire partie du traité. La propriété intellectuelle comprend également les brevets, les marques et les données. Or, dans ce domaine – notamment en matière de brevets –, les États-Unis et l’ Union européenne mènent des politiques différentes. Sur ce point également, le manque de transparence pose un problème : nous jugeons important de savoir où en sont le mandat de négociation et le périmètre d’action.

Nous souhaitons que les questions des données commerciales, des données personnelles et de la propriété intellectuelle soient exclues du traité. Nous sommes également favorables à ce que l’Union européenne exerce davantage de pression sur les États-Unis au sujet de la surveillance et de l’espionnage, comme elle l’a fait dans le rapport du Parlement européen de Claude Moraes en avril dernier dénonçant le Safe Harbor – système américain de gestion des transferts de données entre l’Union européenne et les États-Unis alors qu’il n’existe pas de dispositif symétrique en Europe.

Mme Lucie Pinson, Les Amis de la Terre. Un des plus grands défis en matière environnementale est la crise climatique. Or, tout laisse à penser d’après ce qui a pu « fuiter» des négociations que le sujet ne sera pas abordé dans l’accord. Cette crise risque de s’en trouver aggravée. En effet, d’une manière générale, une croissance des échanges internationaux entraine inévitablement une croissance des émissions de carbone : toute augmentation d’un point de PIB entraine une augmentation de 0,73 % des émissions. La Commission européenne, qui attend une augmentation de la croissance et du PIB, reconnaît elle-même que cet accord entrainera une augmentation des émissions de carbone. Le commerce des marchandises est responsable d’environ 10 % du dérèglement climatique et le transport maritime ou aérien d’environ 5 %. La totale libéralisation des échanges entre l’Union européenne et les États-Unis qui est attendue entraînera par conséquent une augmentation des émissions de CO2 de l’ordre de 4 à 11 millions de tonnes par an. Ce n’est certes pas énorme mais cependant en totale contradiction avec les objectifs européens de réductions des émissions.

Par ailleurs, le commerce international génère un échange des émissions incorporées aux biens et aux services. Or celles-ci croissent plus vite que les émissions globales mais disparaissent des calculs statistiques. Entre 2000 et 2008, par exemple, la France a réduit ses émissions de 7 %. En réalité, si l’on incorpore les émissions de biens et services échangées, le taux d’augmentation passe à 15 %. Il y a donc un problème de prise en compte statistique. Le mandat de la Commission européenne pour la négociation du projet d’accord transatlantique ne mentionne même pas les termes « climat » ou « lutte contre le dérèglement climatique » alors que l’Union européenne affirme de façon constante son leadership mondial en la matière. La France est dans la même situation : alors qu’elle reçoit, l’année prochaine, la conférence sur le climat à Paris, elle n’assume pas le leadership auquel elle prétend.

Le projet d’accord transatlantique n’abordera que peu les barrières tarifaires qui, de fait, sont faibles, mais visera essentiellement les barrières non tarifaires, pour lesquelles une harmonisation à la baisse est redoutée, ce qui pourra affecter tout ce qui labellisation. Bien que les labels ne soient pas parfaitement satisfaisants, ils servent à orienter les consommateurs, par exemple vers des produits plus efficaces énergétiquement. Ils incitent aussi les entreprises à améliorer l’efficacité énergétique de leurs produits. Or le négociateur américain a déclaré qu’il fallait absolument faire disparaitre tous les labels, considérés par les États-Unis comme des barrières au commerce.

L’Union européenne a pour volonté de limiter toutes les normes imposées au secteur automobile ou de les remplacer par des normes volontaires, en laissant aux entreprises du secteur le soin de juger de celles qui leurs sont le plus avantageuses. Nous n’en attendons pas grand-chose car cela n’ira évidemment pas dans le sens d’un renforcement des normes énergétiques.

Le projet d’accord transatlantique devrait au contraire être l’occasion, pour les deux grandes puissances assises autour de la table que sont les États-Unis et l’Europe, d’honorer leurs engagements pris en 2009 de mettre un terme aux subventions en faveur des énergies fossiles ou encore d’harmoniser vers le haut les normes environnementales et non de les rabaisser. Les collectivités locales et les États ont aujourd’hui la possibilité d’adopter des mesures de lutte contre le changement climatique et il convient de leur laisser cette flexibilité. Or, si le projet d’accord transatlantique était mis en place sur les bases de discussion actuelles, les investisseurs, du fait du mécanisme de règlement des différends, auraient la possibilité d’attaquer les États ou les collectivités locales contre toute mesure de soutien aux énergies renouvelables qu’ils jugeraient contraire à leurs intérêts. Des exemples existent notamment dans la zone de l’Accord de libre-échange nord-américain ( ALENA ). Une entreprise a attaqué la province de l’Ontario, au Canada, pour remettre en cause le plus grand système de soutien aux énergies renouvelables jamais mis en place. Le soutien aux énergies renouvelables constitue pourtant un moteur exceptionnel de croissance et non pas un frein. Au final, ce programme a été supprimé alors qu’il avait déjà généré 20 000 emplois et que l’objectif était d’en créer 50 000 au total. De tels exemples existent déjà au sein de l’Union européenne, le géant suédois de l’énergie Vattenfall ayant attaqué l’Allemagne suite à sa décision de sortir du nucléaire.

Pour revenir au projet d’accord transatlantique, dans le mandat de négociations, l’ Union européenne a inscrit un chapitre relatif à l’énergie dans lequel ses objectifs sont très clairs , la priorité étant de sécuriser l’accès de ses entreprises aux matières premières américaines. Il en est donc attendu une hausse des importations de gaz : 40 à 50 % du gaz américain serait importé en Europe. Les conséquences sur le territoire américain seront graves car même si les réserves américaines sont gigantesques, pour extraire ce gaz, il faudra effectuer encore plus de fracturations hydrauliques, avec toutes les conséquences néfastes engendrées par ce genre de pratique, notamment au vu de la très grande quantité d’eau qu’il faut utiliser. L’Union européenne va donc accroître sa dépendance aux énergies fossiles en augmentant ses importations, alors qu’ elle devrait mettre en place des programmes de soutiens aux énergies renouvelables.

Du reste, même s’il s’agit de gaz naturel qui a la réputation d’ « énergie propre », il faudra ensuite le refroidir, le liquéfier et l’emmagasiner. Tous ces processus, plus la construction de pipelines à partir des sites gaziers jusqu’aux terminaux portuaires, la construction de terminaux portuaires ainsi que le dragage pour laisser passer les bateaux vont entrainer des émissions carbones gigantesques. Tout bien considéré, le bilan carbone du gaz sera plus élevé que celui du pétrole.

La Présidente Danielle Auroi. De l’avis unanime, tant les représentants d’ONG, ou les représentants des citoyens comme nous le sommes considèrent que l’opacité des négociations constitue une préoccupation majeure.

J’ai pris note de vos propositions. Il est cependant indispensable de ne pas s’en tenir au projet transatlantique, certes d’actualité, mais d’enrichir ces préconisations à l’ensemble des négociations bilatérales dont on parle moins, notamment celle avec le Mercosur ou même l’Inde. Dans la mesure où il ne s’agit pas de se fermer au commerce, comment faire en sorte que ces négociations se déroulent le mieux possible ?

Par ailleurs, la question des négociations multilatérales dans le cadre de l’ Organisation mondiale du commerce et les difficultés dans lesquelles se trouve le cycle de Doha nous préoccupent . Comment voyez-vous l’articulation entre les traités bilatéraux et le système de l’OMC ? Comment réorienter cette organisation pour que son action soit plus en phase avec la vision des ONG ?

Mme Amélie Canonne. Concernant l’opacité et la nécessaire démocratisation du processus de négociation, trois points méritent d’être précisés.

Même si cela peut s’avérer compliqué sur le plan procédural, il faut d’abord faire en sorte que les parlements nationaux et le Parlement européen soient informés régulièrement de l’état des négociations, puissent se prononcer à ce sujet et ainsi influencer le cours de la discussion. On pourrait penser à un système d’aller-retour entre la représentation nationale et la représentation européenne. Il est crucial que les Parlements jouent pleinement leur rôle.

Par ailleurs, afin de mieux encadrer le processus, il est nécessaire d’avoir une meilleure transparence sur les négociations et les consultations qui ont lieu à la direction générale du commerce. Depuis de nombreuses années , nous demandons l’instauration d’un registre des lobbyistes. Les groupes de pression devraient être contraints à s’y inscrire et à déclarer leurs activités. Cela permettrait à la direction générale du commerce de présenter un bilan du nombre de réunion qu’elle a eues avec eux et d’en diffuser les comptes rendus.

Enfin, il y a lieu de revoir le système que la direction générale du commerce a mis en place pour associer la société civile au débat. Baptisé « Dialogue avec la société civile », ce système est en effet une caricature de consultation . Nous sommes convoqués deux semaines avant la réunion sans avoir reçu aucun document préalable – si ce n’est ceux publiés sur Internet dont nous avons déjà connaissance. Les négociateurs ne répondent pas à la majorité des questions, sous prétexte que les sujets sont confidentiels. Nous repartons souvent comme nous sommes venus, sans pouvoir faire valoir la moindre opinion. Nous participons à des réunions nombreuses mais nous en ressortons toujours avec l’impression que cela ne sert à rien. La direction générale du commerce devrait plus être tenue à rendre de comptes.

M. Joaquim Pueyo . Depuis 2010, la politique commerciale de l’Union européenne doit respecter les objectifs de la stratégie Europe 2020, c’est-à-dire contribuer à la croissance durable, intelligente et inclusive et accompagner les politiques sociales et vertes . A l’occasion des élections européennes, certaines organisations comme AITEC ou ATTAC se sont engagées pour un mandat alternatif afin de promouvoir une politique commerciale juste et soutenable pour l’Union européenne, notamment dans les relations qu’elle entretient avec les pays en voie de développement.

Je suis issu d’un département rural où la politique agricole commune ( PAC ) joue un rôle important. Que pensez-vous de la politique agricole commune, plus particulièrement des aides aux exploitants, dont les critères d’obtention peuvent être certes discutés, mais sans lesquelles la crise agricole française et européenne s’aggraverait ?

Mme Amélie Canonne. Nous défendons le droit des États à soutenir leurs agricultures, et cela vaut pour les pays en voie de développement comme pour ceux de l’ Union européenne. Tout accord de commerce doit intégrer cette possibilité et prévoir les mesures de sauvegarde nécessaires. Le sujet de la PAC et du modèle agricole européen est un peu différent. Nous défendons la possibilité d’instaurer une agriculture durable et soutenable, valorisant les filières locales et l’alimentation de qualité. Or, globalement, la PAC ne soutient pas ce type d’agriculture mais favorise plutôt les grands producteurs et les filières polluantes et accapareuses de terres et de ressources. Le droit de favoriser une agriculture locale, équitable et durable doit être possible et garanti par les accords commerciaux.

Mme Anaïs Saint-Gal. Notre position ne doit pas être comprise comme une opposition de principe aux accords commerciaux, puisque l’ Union européenne, à travers ceux-ci, vise à protéger son commerce extérieur. Nous critiquons le fait que les intérêts commerciaux passent avant les droits humains et les droits de l’homme. D’ailleurs, au bout du compte, l’économie et l’emploi européens ne sont même pas bénéficiaires des accords de ce type car les investissements étrangers favorisent la délocalisation du travail. Les seuls bénéficiaires en sont les multinationales, qui peuvent choisir de s’établir dans les pays où les droits sociaux ne sont pas reconnus, où les droits syndicaux n’existent pas et où la lutte sociale est compliquée voire dangereuse. De surcroît, ces accords ne portent pas exclusivement sur les questions commerciales mais ont aussi une incidence sur les services publics et les politiques sociales, comme la politique de l’éducation. L’impact sur l’humain est donc considérable alors que c’est l’intérêt commercial qui est privilégié. Dans quelle voie l’ Union européenne s’engage-t-elle en poursuivant cette approche ?

Mme Lucie Pinson. La PAC telle qu’elle existe ne correspond pas à l’agriculture que nous prônons. Mais si demain, les autorités européennes décidaient de s’engager dans la voie d’une vraie réforme de la PAC, les accords internationaux bilatéraux en préparation risqueraient de les priver de la flexibilité nécessaire pour une réforme visant à mettre en place une agriculture locale soutenable et appuyée sur des filières biologiques. En effet, une telle réforme ne correspondrait pas aux intérêts des multinationales, qu’elles soient européennes ou américaines.

La Présidente Danielle Auroi. Pour ma part, je suis très préoccupée par le risque d’invasion des organismes génétiquement modifiés ( OGM ). Dans la première période des négociations, la France avait tracé plusieurs lignes rouges, notamment en ce qui concerne la politique agricole. Cela ne vous a-t-il pas rassurés ?

Mme Lucie Pinson. Certes, des lignes rouges ont été tracées au moment de l’élaboration du mandat . Il n’en demeure pas moins que l’accord est soumis à une logique de négociation internationale et que les parties seront amenées à consentir des concessions. Des inquiétudes considérables demeurent en ce qui concerne les labels, plus particulièrement pour les bœufs aux hormones, les produits contenant des OGM ou les poulets chlorés. Nous craignons que les normes de sécurité alimentaire soient revues à la baisse et que de tels produits puissent pénétrer le marché européen. Même si les responsables politiques ont fait de grandes déclarations d’intention, faute de transparence dans les négociations, il est impossible de vérifier si les lignes rouges fixées seront respectées. Une déclaration politique n’est guère qu’une déclaration !

M. Frédéric Viale. Sur le volet agricole, si l’on conjugue, d’une part, les subventions et les pics tarifaires applicables à certains produits qui seront amenés à disparaitre et, d’autre part, le principe de reconnaissance mutuelle des normes, les producteurs européens, pour atteindre le seuil de rentabilité face à la concurrence exacerbée d’outre-Atlantique, seront amenés à changer de taille et de mode de production. Un certain nombre de produits auxquels l’ Union européenne était initialement réticente, comme les OGM, entreront naturellement sur le marché européen. Le modèle agricole européen et le mode de production risque de s’en trouver radicalement modifié.

On peut critiquer les orientations données à la PAC par les responsables politiques européens et nous ne le faisons . Toutefois, elles ont le mérite d’avoir été le résultat de choix politiques. Avec ce nouveau type d’accords, ce type de décision et de choix seraient opérés ailleurs : le modèle agricole qui prévaut de l’autre côté de l’Atlantique s’imposera, avec le principe de la reconnaissance mutuelle et la baisse des pics tarifaires, hors de tout choix public.

Mme Amélie Canonne. S’agissant des préférences collectives et la sécurité alimentaires , les lignes rouges tracées assez fermement par la France au moment de l’élaboration du mandat de négociation semblent assez protectrices et permettront sans doute de nous prémunir contre des désastres comme celui de la viande chimiquement nettoyée ou produite aux hormones. Néanmoins, comme le l’a souligné Frédéric Vialle, la clé sera le rôle joué par le Comité de régulation transatlantique. L’important sera de s’assurer du bon contrôle du respect des normes avec un système de contrôle et d’autorisation à l’entrée des marchandises, notamment pour les produits agricoles. S’accorder sur l’interdiction d’importation de produits génétiquement modifiés sur le marché européen ne suffit pas : il faudrait aussi instaurer un système de contrôle systématique. Nous devrions être plus vigilants quant aux décisions qui seront adoptées par l’instance de coopération règlementaire, car elle pourra supprimer les instruments mis en place afin de contrôler les processus de qualité et l’ origine des produits agricoles.

M. Frédéric Viale. L’opacité des négociations constitue effectivement un déni de démocratie mais cela ne signifie pas que la transparence rendrait d’un seul coup l’accord acceptable. La transparence constitue le point de départ de la démocratie et il serait normal que nous soyons informés de ce qui se dit et de ce qui se fait. Par exemple, nous savons qu’il s’ agit d’une négociation par liste négative, ce qui signifie que tous les sujets sont inclus dans les négociations, exceptés ceux qui en sont explicitement retirés. Or nous ignorons ce qui en est retiré.

Les négociations multilatérales vaudront toujours mieux que les négociations bilatérales. Ceci étant posé, il ne s’agit pas de donner un blanc-seing à l’ OMC qui demeure un cadre de référence, dans lequel sont en discussion un certain nombre sujets à gros enjeux, par exemple l’accord général sur les services. Dans ce type de discussions, on voit bien que l’ OMC est une enceinte au sein de laquelle les pays acceptent de participer à des groupes de travail avec les «  meilleurs amis de la libéralisation des services » pour avancer sur des questions, qui ne sont par ailleurs débattues ni au Parlement européen ni dans les parlements nationaux.

Si nous devions formuler une préconisation, nous insisterions beaucoup plus le changement de politique de l’Union européenne, aujourd’hui uniquement axée sur une idée obsolète , celle que le commerce serait les bénéfices d’aujourd’hui, qui seraient les investissements de demain et les emplois d’après-demain. C’est la logique de la stratégie Europe 2020 et le prisme à travers lequel s’organisent les positions de l’Union européenne et les accords qu’elle conclut. Or cela nous semble totalement non vérifié. Les bénéfices commerciaux ne se retombent pas en pluie d’or sur les populations. De même, les investissements, quand ils sont réalisés, n’entrainent pas nécessairement la création d’ emplois. C’est cette logique même qui doit donc être fondamentalement revue. Si un État comme la France, qui compte dans l’Union européenne, pouvait essayer de convaincre ses partenaires de mener une autre politique commerciale, il faudrait commencer par abandonner cette vision obsolète qui ne tient pas compte de la réalité et prôner plutôt la défense des droits humains, la protection des données personnelles ainsi que les questions fondamentales de l’environnement et de la transition énergétique et écologique.

Mme Adrienne Charmet. La question de la transparence est fondamentale et sur ce point , il est important de bien définir les périmètres de négociation . S’agissant spécifiquement des données personnelles , il est nécessaire de faire une distinction entre données personnelles et données commerciales et d’en donner une définition qui ne compromette pas celle du Parlement européen. N’oublions pas que les positions des États-Unis et de l’Union européenne sont foncièrement différentes . En effet, les grandes entreprises nord-américaines comme Facebook ou Google considèrent que les données « pseudonymisées » ou « anonymisées » ne sont pas des données personnelles mais commerciales . Nous considérons quant à nous , comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés ( CNIL ), qu’elles restent des données personnelles. A partir du moment où l’on établit un profilage généralisé de la population européenne anonymisé mais avec des mentions de date de naissance ou de localisation, où se situe exactement la frontière entre données commerciales et données personnelles ? On retrouve ici l’impératif de transparence et de consultation de la société civile afin de déterminer ce qui sera compris ou non dans le champ de la négociation et que les lignes rouges soient respectées.

Il existe entre les Etats Unis et l’Union européenne une grande asymétrie et une divergence de réglementation. Les réglementations européennes plus protectrices des citoyens européens doivent être préservées. Ainsi, les règles actuellement en discussion au Parlement européen sur la protection des données doivent être menées à leur terme. De même, alors que le Parlement européen, le 3 avril dernier, a défini la neutralité du net de façon rigoureuse et positive, le régulateur américain des télécommunications vient d’en nier le principe en autorisant les services spécialisés, c’est-à-dire en donnant la priorité à certaines entreprises moyennant paiement. Les fournisseurs d’accès à Internet américains pourront-ils attaquer l’ Union européenne au titre de l’alignement des normes et réglementations ? Pour le moment , ces fournisseurs ne sont pas très présents en Europe mais ils souhaiteront sans doute s’y développer. La question se pose donc.

En lien avec la question du multilatéralisme , le numérique met en jeu des questions globalisées qu’il est compliqué de régler par une multitude d’accords bilatéraux. Il faudrait donc passer par une gouvernance d’Internet même si nous sommes opposés à la façon dont elle se pratique actuellement.

Mme Lucie Pinson. Il apparaît nécessaire d’insérer une clause d’exception pour les mesures environnementales et climatiques, afin que les grandes entreprises ne puissent pas attaquer l’Union européenne.

Il est aussi indispensable de prévoir des clauses de contenu local et d’autoriser le soutien aux entreprises locales, notamment pour le développement du secteur des énergies renouvelables . Dans la mesure où l’on présente le projet d’accord transatlantique comme un traité ayant vocation à être un modèle pour les autres traités à venir, la notion de contenu local est fondamental, pour les pays les moins industrialisés.

Mme Marietta Karamanli. Les États-Unis mènent une politique agressive pour défendre leurs intérêts nationaux. Face à cette attitude, l’Union européenne peut apporter deux types de réponses.

La première est l’amélioration de la compétitivité de l’ Union européenne . Cependant, cette compétitivité semble appréhendée uniquement à l’aune de l’harmonisation des normes au sein du marché intérieur et des économies d’échelle. Le marché intérieur constitue certes un atout qu’il faut défendre mais il ne faut pas se focaliser sur le seul aspect de l’ harmonisation.

Le deuxième type de réponse serait d’adopter une démarche plus offensive, appuyée sur l’excellence et le savoir-faire européen. Comment développer un modèle industriel européen fondé sur l’excellence, en quelque sorte un modèle « compétitivité-qualité » ? Le savoir-faire européen devrait être porté collectivement comme une priorité commerciale de l’Union européenne . Avez-vous déjà pu réfléchir à ces sujets ?

Mme Adrienne Charmet. J’ai parlé tout à l’heure d’asymétrie entre l’ Union européenne et les Etats -Unis qui fait que l’Europe a tendance à se trouver dans une position inférieure . Mais dans un domaine comme le numérique, l’Europe a tous les moyens de s’affirmer, à condition de le vouloir. Ainsi, le Parlement européen s’est prononcé en faveur de la neutralité de l’Internet qui, tout en protégeant les libertés individuelles, est favorable à l’innovation . L’Europe doit donc être capable d’imposer ce type de réglementation . Elle pourra alors se sentir plus forte et se faire respecter par les États-Unis. Pour cela, il est nécessaire qu’une logique générale soit suivie par les gouvernements nationaux et l’Europe. Ainsi, il y a eu des prises de positions divergentes sur la neutralité du Net. Le gouvernement français, sans qu’il y ait même une position uniforme des ministres, s’est plutôt prononcé en faveur des services spécialisés , ce qui enlève du poids à la position du Parlement européen.

Mme Amélie Canonne. Les États-Unis ont une politique certes très agressive mais les Etats européens ont également des intérêts offensifs parfois portés vigoureusement. Il faut également garder à l’esprit que les associations américaines , de consommateurs notamment , ont elles aussi des sujets de préoccupations  en matière sociale, environnementale ou même de sécurité alimentaire.

La perspective de relance économique de l’Union européenne ne passe pas uniquement par la compétitivité externe ; ce n’est pas la seule voie pour créer des emplois et de la justice sociale. Nous croyons en la transition énergétique , écologique et sociale afin de construire une économie européenne reposant sur les filières locales, pas seulement dans l’agriculture mais aussi dans la construction, dans le bâti des villes , les services et la technologie. Cependant, nous sommes confrontés à la doxa qui voudrait que seules les multinationales soient en capacité de créer de l’emploi. Nous envisageons donc notre réflexion autour de la relocalisation de l’économie sociale et environnementale face au poids des entreprises mondialisées.

M. Yves Daniel. Les questions de la transparence et du libre-échange sous-tendent en réalité celle du libéralisme porté et défendu par les entreprises multinationales. Comment, dans le cadre de ces négociations, obtenir des outils pour influer positivement sur le cours des choses et ne pas mettre en place un système d’échanges finalement contreproductif pour l’Europe ? Cet accord doit être gagnant-gagnant, c’est à dire bénéficier aux États-Unis comme à l’Europe.

Dans cet ordre d’idées, pour soutenir des politiques territoriales en faveur d’autres modèles agricoles, de la transition énergétique, de la protection de l’environnement ou du développement durable, des partenariats public-privé ne pourraient-ils pas constituer un levier utile ? Il s’agirait d’impliquer à la fois les acteurs publics et les acteurs privés, afin d’ assurer une certaine transparence et ainsi aboutir à une gouvernance plus équilibrée qui ne serait pas assurée principalement par les entreprises multinationales ?

Enfin, d’un point de vue général, le Président Obama semble animé par la volonté de proposer un échange acceptable et gagnant-gagnant. Même si le résultat ne pourra jamais être parfait, cet état d’esprit devrait permettre de faire aboutir les négociations de façon satisfaisante pour les deux parties. Qu’en pensez-vous ?

Mme Anaïs Saint-Gal. Qu’entendez-vous exactement par « partenariat public-privé » ? Si par privé , on entend seulement les entreprises, cela risque de se traduire par une perte de souveraineté dans la mesure où des états-majors d’entreprise pourraient décider de politiques sociales alors qu’elles ne sont pas démocratiquement élues.

M. Yves Daniel. Je précise ma pensée. Lorsque les entreprises multinationales passent des marchés ou lorsqu’elles investissent dans le cadre d’un accord de libre-échange bilatéral, devons-nous les laisser agir seules ou bien, au contraire, leur apporter des capitaux publics, émanant des collectivités territoriales, de l’État ou de l’Union européenne, afin d’avoir un droit regard et de contrôle sur elles et d’impliquer le secteur public ?

Mme Anaïs Saint-Gal. Dans ce cas de figure, pourquoi pas ? Cependant , il existe d’autres solutions : la responsabilité sociale des entreprises et les normes juridiques en vigueur. Le problème est que les multinationales ne sont pas encadrées et qu’elles agissent en toute impunité. Mettons-les simplement au même niveau que tout justiciable : respect du droit des autres, respect des droits humains... Ce sera déjà un progrès et cela évitera des désastres.

M. Frédéric Viale. Monsieur Daniel, vous pensez sans doute à des fonds d’investissement encadrés par la puissance publique. Cela pourrait effectivement relever de l’action publique – c’est d’ailleurs  déjà pratiqué–, avec des conséquences assez intéressantes, à condition de ne pas adopter une optique exclusivement mercantile. La logique marchande n’est pas illégitime en elle-même mais l’intérêt doit être d’apporter un « plus ». Puisqu’il est question d’encadrer ces entreprises, nous pourrions utiliser les bénéfices obtenus pour mener des politiques souhaitables dans le domaine, par exemple, de la transition énergétique, déjà évoqué.

S’agissant de l’état d’esprit des négociations, nous n’avons absolument aucune raison de douter de la bonne volonté du Président des États-Unis. Au vu des documents et des informations dont nous disposons, nous constatons que, dans cet accord, il n’est pratiquement pas question de commerce ou d’amélioration des conditions du commerce dans un sens positif mais on parle d’abord d’harmonisation des normes ou plutôt de reconnaissance mutuelle des normes. Il s’agit donc d’un changement de paradigme juridique général qui entraînera une redistribution des cartes économiques en faveur de quelques entreprises multinationales. Cela rejoint les questions qui peuvent être posées sur le plan démocratique…

Mme Amélie Canonne. Ce que vous décrivez comme des partenariats public-privé ne correspond pas au concept qui, depuis quelques années, s’est imposé dans la langue néo-managériale. Vous parlez plutôt d’une forme de contrat entre une collectivité publique et des entreprises autour d’objectifs de développement territorial, ce qui me semble absolument acceptable, voire en concordance avec ce que nous défendons. Il n’est évidemment pas question d’étatiser la totalité de l’économie française mais au contraire de soutenir le développement d’entreprises locales apportant une valeur ajoutée sur un territoire, de quelque nature qu’elle soit. Mais de quelles entreprises s’agirait -il ? Quels seront leurs objectifs ? Qui les contrôlera ? Qui définira les contrats ? Tous ces points doivent ressortir de la prérogative de la puissance publique.

La difficulté consistera à faire coexister des collectivités publiques contribuant au développement territorial avec des entreprises alors même qu’un traité comme l’accord transatlantique ou d’ autres accords commerciaux contiendront des dispositions s’opposant ce type de développement, notamment par le biais du système de règlement des différends . On a déjà cité l’exemple de la province de l’Ontario, qui soutenait sa filière locale d’énergie solaire avant d’être attaqué par le Japon à l’OMC, puis par une entreprise. Nous souhaitons insister sur le risque lié à l’impossibilité de construire des politiques publiques de développement audacieuses s’appuyant sur les ressources et les capacités locales.

Mme Lucie Pison. Les États-Unis sont agressifs, c’est un fait, mais l’ Union européenne l’est tout autant – elle a d’ailleurs également attaqué l’Ontario, aux côtés du Japon, dans l’affaire dont nous avons déjà parlé.

Nous ne serions pas favorables à des partenariats public-privé correspondant à la notion qui s’est imposée dans la langue française, avec une socialisation des coûts et une privatisation des bénéfices. En revanche, s’il s’agit d’investissements ou de soutiens publics ciblés vers des secteurs particuliers, ayant une valeur environnementale et sociale démontrée, ce serait parfaitement acceptable, voire nécessaire, pour soutenir la transition énergétique.

Par ailleurs, ces négociations pourraient être l’occasion d’en finir avec les soutiens publics aux énergies fossiles. Il est difficile de faire accepter cette idée par un État isolé puisqu’il argue généralement de son incapacité à prendre seul un tel engagement alors que les pays concurrents n’y sont pas prêts. Or, en l’occurrence, deux géants sont assis autour d’une même table : ce serait l’occasion d’honorer un engagement pris par les deux parties en 2009 mais toujours pas appliqué cinq ans plus tard.

Enfin, il n’est en effet pas vraiment question de commerce mais plutôt de changement de paradigme juridique et social. Ce qui se joue, c’est le modèle de société dans lequel nous voulons vivre. Les États doivent-ils rester souverains ou laisser le commandement à une poignée de firmes multinationales ?

Mme Adrienne Charmet. Les partenariats public-privé traditionnels ne fonctionnent pas très bien. Dans le secteur numérique, en particulier, qu’ils impliquent de très grosses entreprises – en général implantées hors d’Europe – ou une multitude de petites et moyennes, ils ont tendance à alourdir le développement des filières.

Les investissements publics, en France, sont victimes de leurs lourdeurs, de leurs retards et de leur décalage par rapport aux demandes. Il conviendrait de soutenir un cadre législatif et réglementaire équilibré, laissant les petites et moyennes se développer tout en respectant les libertés numériques. Se pose aussi la question de la détention réelle du pouvoir et de savoir si la puissance publique conserve son pouvoir de contrôle sur les fonds investis . Sur ces deux points, les expériences récentes ne semblent pas très convaincantes.

Mme Marietta Karamanli. Finalement, êtes-vous favorable à ces négociations ? Si on quitte la table des négociations, on risque de laisser les choses se faire sans nous. Négocier, c’est encadrer . Au sein de notre commission , nous avons voté pour l’entrée dans les négociations.

Mme Amélie Canonne. Dans l’état actuel des choses, les conditions de la négociation n’offrent pas suffisamment de garanties d’équilibre, de transparence et de démocratie.

La Présidente Danielle Auroi. Je constate toutefois que vous n’êtes pas contre tout principe de négociation. L’opacité vous pose problème, tout comme à nous parlementaires. Je vous remercie de la richesse de vos contributions. Nous les confronterons bientôt avec le point de vue du secteur économique et des entreprises.

La séance est levée 18 h 25

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mardi 3 juin 2014 à 16 h 30

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. Jean-Luc Bleunven, M. Yves Daniel, M. William Dumas, Mme Marietta Karamanli, M. Joaquim Pueyo

Excusés. - M. Philip Cordery, Mme Seybah Dagoma