Accueil > Union européenne > Commission des affaires européennes > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Consulter le sommaire
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires européennes

mardi 31 mars 2015

17 heures

Compte rendu n° 197

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente Et de M. Gilles Carrez, Président de la commission des Finances

Audition de M. Mario Monti, président du Groupe à haut niveau sur les ressources propres, conjointe avec la commission des Finances

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mardi 31 mars 2015

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission,
et de M. Gilles Carrez, Président de la commission des Finances

La séance est ouverte à 17 heures

Audition de M. Mario Monti, président du Groupe à haut niveau sur les ressources propres, conjointe avec la commission des Finances

La Présidente Danielle Auroi. Je suis très heureuse de vous souhaiter la bienvenue au sein de nos commissions réunies. Nous sommes ainsi, après le Bundestag, la deuxième chambre nationale qui vous accueille ; je m’en félicite, et je me réjouis aussi de recevoir notre collègue du Parlement européen, Alain Lamassoure, membre du groupe de travail de haut niveau que vous présidez. Nous souhaitons évoquer avec vous, monsieur le président, vos travaux relatifs aux ressources propres alimentant le budget de l’Union européenne ; mais, compte tenu de votre connaissance approfondie des sujets européens, nous serons certainement amenés à évoquer avec vous d’autres thèmes, notamment dans le domaine économique et monétaire.

Lors des difficiles négociations sur le cadre financier pluriannuel pour 2014 - 2020, il est apparu nécessaire au Conseil européen, à la suite de la demande en ce sens du Parlement européen, de créer un groupe de haut niveau chargé de mener une réflexion sur les ressources propres du budget de l’Union. La présidence de ce groupe, composé de membres désignés par le Conseil, le Parlement européen et la Commission européenne, vous a naturellement été confiée.

Conformément à la feuille de route qui vous a été fixée, vous avez présenté un rapport d’étape le 17 décembre dernier. En 2016, vous devriez remettre votre rapport final et les parlements nationaux devraient être invités à participer à une conférence interinstitutionnelle pour apprécier les résultats de vos travaux.

Notre Assemblée souhaite contribuer activement à la réflexion du groupe de travail. Nous avons ainsi adopté, lors des négociations sur le cadre financier pluriannuel pour 2014 - 2020, nos premières positions sur le sujet. Elles seront approfondies dans les mois qui viennent grâce aux travaux de nos rapporteurs, Estelle Grelier et Marc Laffineur. Nous sommes convaincus de la nécessité de revoir en profondeur le système des ressources propres, avec un objectif de simplification et d’ «  autonomisation ». Il convient en effet d’asseoir le financement du budget européen majoritairement sur des ressources propres et de réduire ainsi la part des contributions nationales, ce qui permettra de s’affranchir de la logique du « juste retour ». Nous soutenons en conséquence la création de nouvelles ressources propres, telle que la taxe sur les transactions financières ou une taxe « carbone ».

Pourrez-vous préciser la méthode et le calendrier de vos travaux ainsi que la façon dont vous entendez y associer les parlements nationaux ? Quels premiers enseignements tirez-vous de vos réflexions ? À votre sens, quelles ressources propres seraient les mieux adaptées au budget européen ? Pensez-vous que la coopération renforcée relative à la taxe sur les transactions financières, cette Arlésienne, puisse aboutir ?

Plus généralement, quels moyens mettre en œuvre pour sortir l’Union européenne de l’ornière en ranimant la croissance ? Vous avez plaidé fortement pour une relance de l’investissement en Europe ; le plan Juncker répond-il à vos attentes ?

Pour améliorer le fonctionnement de la zone euro, peut-on aller vers la mutualisation progressive de l’endettement, un budget propre à la zone euro et l’approfondissement démocratique de l’union économique et monétaire par le renforcement du rôle du Parlement européen et des parlements nationaux ? Enfin, que pensez-vous de l’idée d’un régime commun d’assurance chômage pour la zone euro ?

Le Président Gilles Carrez. Je salue à mon tour le grand Européen qu’est le président Monti. Nous avons toujours grand plaisir à l’accueillir, et nous sommes heureux de recevoir aussi Alain Lamassoure, qui plaide depuis fort longtemps en faveur de ressources européennes propres, au nombre desquelles pourrait figurer une taxe sur les transactions financières. Une telle taxe a été créée en France dès le printemps 2012 par la précédente majorité et amplifiée par la majorité actuelle. À ce jour, il n’en existe pas d’équivalente en Allemagne, la commission des Finances du Bundestag arguant que la taxe française n’est « pas assez ambitieuse » pour expliquer son abstention... Est-on, selon vous, engagé dans une course de lenteur, alors qu’il s’agirait de mettre au point une taxe idéale ? Pensez-vous que le produit de cette taxe pourrait être affecté au budget européen ?

En 2007, vous avez été nommé coordinateur de l’interconnexion électrique entre la France et l’Espagne, un projet d’intérêt européen dont la très difficile réalisation a finalement abouti. Compte tenu de cette expérience, comment envisagez-vous la procédure de mise en œuvre rapide du plan Juncker ? Pour notre Commission, l’incertitude demeure : en effet, alors que M. Louis Schweitzer, commissaire général à l’investissement en France, nous a dit qu’il lui revient de proposer les projets français éligibles au plan Juncker, des responsables de la Commission européenne et de la Banque européenne d’investissement – BEI – nous ont expliqué qu’il n’y aurait pas de quotas de projets nationaux, que les projets ne sauraient être filtrés par les États et qu’ils seraient sélectionnés par un jury européen de huit personnes

– dont on ne sait s’il est déjà formé – certains de ces projets devant être opérationnels dès le mois de juin prochain. Nous sommes aujourd’hui le 31 mars ; pensez-vous que cette échéance sera tenue ?

M. Mario Monti, président du groupe de travail de haut niveau sur les ressources propres. Je salue les députés présents et M. Alain Lamassoure qui, outre qu’il est membre de notre groupe de travail, préside la commission spéciale sur les rescrits fiscaux du Parlement européen. Je suis heureux et honoré de l’invitation que vous m’avez faite. C’est en effet la deuxième fois que je suis convié à traiter des ressources propres de l’Union européenne avec les commissions compétentes d’un parlement national. Je sais l’importance que la France, son Parlement et singulièrement votre Assemblée attachent à ce sujet. Je compte beaucoup sur les échanges que nous aurons aujourd’hui pour nourrir la réflexion de notre groupe, et la présence de M. Alain Lamassoure me réjouit.

Je répondrai pour commencer à celles de vos questions qui n’ont pas directement trait aux ressources propres – encore qu’un lien est possible avec la taxation des transactions financières. Je dois à ce sujet avouer un conflit d’intérêt, puisque j’ai été l’élève, à l’Université Yale, du professeur James Tobin, l’inventeur de cette taxe, à laquelle il ne voyait pas que des avantages et dont il n’a pas vu la réalisation. Peu après avoir été appelé, en novembre 2011, à prendre la présidence du Conseil des ministres de la République italienne, j’ai été invité par le président Nicolas Sarkozy et la chancelière Angela Merkel à participer à Strasbourg à un sommet trilatéral consacré à la crise de la zone euro. J’y ai défendu, à propos de la taxation des transactions financières, une position inverse de celle qui prévalait sous le précédent gouvernement italien ; de nombreux pays européens continuaient d’exprimer des réticences marquées. Appréciant les avantages d’un tel dispositif et ses inconvénients – flagrants si la mesure n’est appliquée que par un nombre limité de pays –, je vois dans la taxation des transactions financières une possibilité intéressante de ressource propre pour l’Union européenne.

Dans un autre domaine, je pense que le temps est venu pour l’Europe de développer une culture, une pratique et une réglementation relatives aux investissements. Le plan Juncker est sous-tendu par de bonnes intentions, il a une structuration satisfaisante et ses moyens financiers, pour être limités, ne sont pas négligeables ; mais il devrait être mieux articulé avec un encouragement à l’investissement, privé et public, à l’échelon national.

Je l’ai souvent dit – cette position personnelle n’engageant en rien le groupe de haut niveau : je tiens le moment venu d’une révision des règles du pacte de stabilité et de croissance. Actuellement, le pacte n’est pas vraiment appliqué ou, pour dire les choses autrement, il l’est avec une telle souplesse qu’il est difficile de dire qu’il est véritablement respecté. On peut donc se demander s’il ne serait pas judicieux de redéfinir les règles pour mieux distinguer les dépenses publiques courantes et les dépenses publiques d’investissement et, cela fait, d’appliquer les nouvelles règles plus rigoureusement. La flexibilité a des avantages mais, en cette matière, elle met à mal la crédibilité de la Commission européenne, les « petits » États membres ayant souvent le sentiment qu’elle exerce ce pouvoir discrétionnaire en faveur des « grands » États.

Pour sortir de cette impasse, le plan Juncker donne l’occasion d’essayer d’encourager en même temps investissements nationaux et investissements communautaires. La Commission européenne a raison de dire que, si l’on veut que le plan Juncker atteigne son objectif, on ne peut s’attendre à ce que les projets qu’il financera soient répartis entre les États proportionnellement à leur contribution respective ; on retomberait alors dans l’inefficacité dont on veut s’abstraire. Parallèlement, il sera plus facile d’obtenir des États membres un soutien financier au plan Juncker, même s’il n’emporte pas de retour direct, si l’on définit en même temps que ce plan un cadre de discipline budgétaire collective plus favorable aux investissements nationaux.

Pour l’instant, la réflexion du groupe de haut niveau n’est pas centrée sur la zone euro. Toutefois, certains des ministres réunis lors du conseil ECOFIN auquel nous avons présenté notre rapport d’étape ont explicitement demandé que nous fassions des propositions tendant à instituer un budget propre à la zone euro en même temps que nous proposerons des mesures relatives au budget de l’Union européenne dans son ensemble.

La gouvernance de la zone euro a, de facto, beaucoup progressé depuis 2010. Les progrès ont certes eu lieu dans le désordre et sous la pression de la crise, mais ils n’en sont pas moins considérables. Je pense notamment à ce que nous avons réussi à obtenir au terme d’intenses négociations lors du Conseil européen de juin 2012. Je m’y étais préparé par un dialogue préalable avec le président François Hollande et, quelques jours avant ce Conseil, nous nous étions réunis, à Rome, en compagnie de la chancelière Angela Merkel et du Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy. Cette rencontre a facilité la conclusion de l’accord sur l’union bancaire et l’élaboration de la déclaration dans laquelle, pour la première fois, les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro proclamaient que, face aux déséquilibres persistants et aux taux d’intérêt excessifs appliqués à des pays qui avaient pourtant remis leurs comptes publics en ordre, des opérations de stabilisation s’imposaient. C’est sur le fondement de cette déclaration politique au plus haut niveau que la Banque centrale européenne – BCE –, dans une indépendance totale, a pu plus facilement signaler au marché, en juillet, son intention de faire tout ce qui était nécessaire, et qu’en septembre M. Mario Draghi, son gouverneur, a annoncé la décision de lancer le programme d’opérations monétaires sur titres.

Le rappel de cette suite d’événements me permet de dire, qu’après tout, la gouvernance de la zone euro est assez satisfaisante, en ce qu’elle permet un encadrement par les autorités politiques d’une part, la BCE d’autre part, dans le respect de leur autonomie respective. Toutes ont démontré à cette occasion être capables de prendre des mesures cohérentes dans l’intérêt de la zone euro.

Ces sujets me passionnent, comme vous, et j’en viens à ma passion la plus récente, le renforcement des ressources propres de l’Union européenne. Le sujet est parfois considéré comme d’une technicité propre à décourager l’intérêt de toute femme et de tout homme politique. L’invitation que vous m’avez faite montre que ce n’est pas votre avis. C’est qu’en réalité, parler du budget européen et des perspectives de réforme est débattre d’un sujet hautement politique. Ce budget est limité, mais il irrigue l’Union et nous avons un intérêt commun à l’utiliser au mieux pour encourager les investissements, obtenir des résultats probants et créer une valeur ajoutée européenne.

Avant de vous informer de nos derniers travaux, je soulignerai quelques éléments caractéristiques du budget européen. Le fait qu’il soit mal compris explique que certaines propositions tendant à le réformer le soient aussi. Il est donc important de souligner d’abord que la fonction du budget de l’Union européenne est différente de celle de la plupart des budgets nationaux. Étant donné sa taille modeste – entre 140 et 150 milliards d’euros par an, soit 1 % de la richesse de l’Union ou 2 % du total des dépenses publiques –, des interventions redistributives et anticycliques sont quasiment impossibles au niveau européen. Il a donc pour fonction principale l’investissement dans les domaines d’intérêt européen, et lorsque nous demandons plus d’action au niveau européen, nous devons donc éviter de créer des attentes excessives.

Ensuite, la distinction entre les crédits d’engagement et de paiement est le corollaire d’un budget qui vise essentiellement à financer des programmes pluriannuels. Cela ne peut fonctionner que si les bénéficiaires, les investisseurs et les trésors nationaux peuvent compter sur une prévisibilité suffisante et un horizon financier stable. Les engagements permettent une programmation de plus long terme et les paiements suivent avec un certain décalage. Les paiements devraient en théorie suivre les engagements de façon quasi automatique. Mais, étant donné les aléas de mise en œuvre sur le terrain, les paiements sont ajustés chaque année et ils deviennent un facteur de risque dans les budgets nationaux et pour cette raison un volet contesté des négociations budgétaires.

D’autre part, le budget européen, conformément au Traité, ne peut être adopté en déficit. L’autorité budgétaire adopte d’abord les dépenses, les recettes étant calculées ensuite pour atteindre l’équilibre. La discipline budgétaire est donc imposée du côté des dépenses.

Enfin, le côté « recettes » du budget n’est flexible que dans la mesure où leur composition fluctue selon les années, et même en cours d’exécution. Des budgets rectificatifs sont donc nécessaires afin d’ajuster la contribution fondée sur le revenu national brut en fonction du volume des autres recettes collectées – droits de douane et recettes de TVA – et des autres revenus, telles les « amendes concurrence », qui réduisent les contributions nationales en cours d’année.

Tous ces facteurs sont intégrés à l’analyse que nous menons depuis le printemps 2014, après que le Parlement européen, le Conseil et la Commission ont chacun désigné trois membres du groupe dont ils m’ont conjointement nommé président. La modification de la composition du groupe intervenue à la suite des élections européennes n’a pas entravé la continuité de la réflexion collective, et nous n’avons pas perdu de temps.

Nous devons progresser en tenant compte des lignes de partage existantes. Nous sommes indépendants, mais notre mode de désignation facilite notre perception des sensibilités qui s’expriment au sein des trois institutions européennes. C’est un grand avantage, puisque, in fine, ce sont elles qui décideront de tenir compte de nos propositions ou de n’en pas tenir compte, et il est bon d’avoir une grande liberté de réflexion et la certitude que cette réflexion ne se fait pas dans le vide.

Conformément au mandat qui nous a été confié, nous avons présenté en décembre 2014 un rapport d’étape. Ce texte, qui constitue désormais la base de discussion avec les institutions européennes et les parlements nationaux, ne contient pas de propositions – ce n’était pas son objet – mais une évaluation très fine du système existant, sur lequel il porte des jugements qui ne sont pas neutres. Nous avons défini une série de critères propres à évaluer un système de ressources propres et nous avons évalué le mécanisme en vigueur sur cette base.

Vous le constaterez à la lecture du rapport : nous avons recensé de très nombreuses insuffisances qui nous ont conduits, au terme de discussions approfondies, à une évaluation unanimement très négative. Autrement dit, quiconque, au sein des trois institutions européennes, affirmera à l’avenir que le système actuel de ressources propres fonctionne bien ne pourra ignorer qu’au moins trois personnalités éminentes désignées pour représenter sa sensibilité au sein du groupe de haut niveau ne partagent pas ce sentiment.

Nous nous sommes gardés d’introduire de manière oblique dans ce rapport d’évaluation des prémisses de propositions. Nous tenions à ce que toutes les parties intéressées, nationales et communautaires, aient le temps de prendre conscience de la défectuosité caractérisée du système de ressources propres en vigueur. Il est en effet facile de prévoir que nos propositions auront des avantages et des inconvénients variables selon les États membres, et nous mesurons l’inertie subséquente à laquelle elles risquent de se heurter – sur l’air bien connu du : « Pourquoi ne pas en rester au système actuel ? ». Pour rendre cette réaction conservatrice un peu moins probable, il nous a paru utile de laisser sédimenter ce jugement très négatif sur le système actuel avant d’avancer des propositions de réforme. J’espère que vous ne jugerez pas cette méthode trop cynique.

Les prochaines étapes concerneront la coopération interinstitutionnelle et le rôle des parlements nationaux. Vous l’avez souligné, la décision de créer le groupe à haut niveau sur les ressources propres a résulté de tensions entre le Parlement européen et le Conseil au sujet de l’approbation du cadre financier pluriannuel 2014 - 2020. Pour éviter que le sujet des ressources propres ne soit à nouveau occulté, le Parlement européen a obtenu l’accord du Conseil et de la Commission pour la création de notre groupe. Nous sommes tenus de remettre des propositions en 2016, année où se tiendra une conférence interinstitutionnelle à laquelle les parlements nationaux seront invités. À ce stade, le grand exercice de réflexion collective sera donc conduit par des personnalités représentatives des institutions – dotées, à la différence des membres de notre groupe, de pouvoirs de décision.

Ce n’est pas un rapport final que nous soumettrons aux institutions européennes et aux parlements nationaux réunis pour cette conférence, mais des propositions encore présentées sous la forme d’orientations. Il est indispensable pour nous et, me semble-t-il, plus correct sur le plan institutionnel, que notre groupe bénéficie de la réaction collective de la conférence avant de publier ses recommandations finales. Nous soumettrons donc des idées qui serviront de base à la discussion institutionnelle, en nous réservant la possibilité de tenir compte de ce qui émergera de la conférence.

Telle est la toile de fond de ce travail que j’avoue avoir abordé avec le sens du devoir européen, parce qu’on me l’a demandé, et qui me semble de plus en plus passionnant, en raison, peut-être, de la sagacité motivante de mes collègues. Ce sujet est passionnant parce qu’il est au cœur du pacte qui permet la coexistence européenne et qu’il détermine les possibilités d’agir de l’Union européenne, et aussi parce que, désormais, nous devons non seulement nous demander comment gérer toute question européenne mais aussi nous interroger sur les répercussions que la manière de la gérer aura sur la perception de l’Union européenne par les citoyens.

Or, au sein du groupe de haut niveau, mes collègues et moi souffrons quand nous pensons au marchandage auquel j’ai assisté, en ma qualité de président du Conseil des ministres italien, lors de l’adoption, par le Conseil européen de février 2013, du cadre financier pluriannuel pour 2014 - 2020. La manière dont les décisions sont prises et celle qu’emploie chaque chef d’État ou de gouvernement pour les communiquer à ses concitoyens sont idéales pour donner l’idée que la valeur ajoutée de l’Europe est nulle – une Europe où l’esprit de coopération supposé se manifeste de façon extrêmement conflictuelle, puisqu’un chef d’État n’est pas jugé en fonction de sa contribution à la construction collective mais selon qu’il a obtenu plus ou moins que son voisin de table ou que son prédécesseur.

C’est faire violence à l’Europe de donner le sentiment qu’elle n’a aucun intérêt et de la présenter, à l’issue d’un marchandage dont je puis témoigner qu’il est assez pénible, sous le seul aspect d’une répartition conçue selon le principe du « ce que tu gagnes, je le perds », ce qui est l’exact inverse de l’idée européenne. Voilà pourquoi le sujet des ressources propres de l’Union européenne, en dépit d’une technicité parfois exaspérante, est l’un des plus importants qui soient.

M. Pierre-Alain Muet. Le groupe SRC partage vos derniers propos, monsieur Monti : on a créé l’Union européenne pour instaurer la solidarité entre les États, non pour en venir à un grand marchandage au cours duquel chacun tente de sortir au mieux son épingle du jeu, au risque que, finalement, tout le monde se trouve perdant.

J’ai été l’un des rapporteurs d’une proposition franco-allemande relative à la taxation des transactions financières adoptée par notre assemblée. Il est vrai que l’idéal eût été qu’elle fût adoptée à l’échelle européenne, de manière que le produit de cette taxe devienne, au moins pour partie, une ressource propre de l’Union européenne. Les choses deviennent plus compliquées dans le cadre d’une coopération renforcée ; quel est votre sentiment à ce sujet ?

Revoir les règles qui sous-tendent le pacte de stabilité et de croissance pour prendre en compte l’investissement serait tout à fait pertinent, car si les investissements sont bien définis, on peut y inclure des projets coopératifs servant l’ensemble des États, et la logique européenne devrait être de privilégier ce qui est coopératif et qui bénéficie à tous.

Les règles doivent être respectées surtout en période de croissance. Le reproche que l’on peut adresser à certains grands pays, dont la France, est de ne pas l’avoir fait et de se trouver en difficulté depuis la récession qui frappe tous les pays européens et dont les effets se cumulent avec ceux de la crise de 2008.

M. Monti met en garde contre tout traitement discrétionnaire ; il est vrai qu’il n’y a pas lieu de privilégier un État plutôt qu’un autre, mais il est tout aussi vrai que l’on peut s’interroger sur le fonctionnement de la zone euro, uniquement fondé sur des règles. Que cette zone monétaire soit au bord de la déflation montre que les règles ne suffisent pas ; manque le diagnostic macro-économique qui permettrait de conduire les politiques adéquates. La politique monétaire est adéquate parce que M. Mario Draghi a pris les mesures qui s’imposaient, mais il a pu le faire parce qu’il est à la tête d’une institution fédérale. Rien d’équivalent n’existe sur le plan budgétaire. Il en résulte que l’on applique partout en Europe des politiques de consolidation budgétaire ou de baisse du coût du travail qui réduisent le déficit ou augmentent la compétitivité d’un État quand il est seul à les mener mais qui, lorsqu’elles sont conduites par tous les pays sans que l’on se soit interrogé sur leur effet global, entraînent la récession. Il est crucial de penser la politique de la zone euro à la bonne échelle et de coordonner les politiques budgétaires nationales autrement que par des règles.

Pour ce qui est des ressources propres, il est bien de disposer de recettes issues de la TVA mais il ne faut pas abandonner la ressource principale, assise sur le revenu national ; elle est plus juste pour les pays les moins développés, et c’est pourquoi ce dispositif avait été adopté en 1988.

Les ressources propres doivent provenir d’une imposition claire et compréhensible par les États et par les citoyens. Il est vrai que le marchandage sur les rabais, qui s’est presque généralisé, n’est pas de bonne méthode. J’espère que le groupe de haut niveau réussira à avancer des propositions simples et applicables sans négociations de ce type.

En créant les fonds structurels, l’Union européenne avait défini un mécanisme de solidarité : un petit prélèvement sur les États riches a permis de favoriser la croissance de pays moins développés, ce qui a tiré tout le continent vers le haut. On ne met plus assez l’accent sur ce volet de la construction européenne ; l’Union semble avoir oublié ce qu’elle a fait, précédemment, pour aider les pays les moins développés en son sein.

Enfin, je ne suis pas sûr que les esprits soient mûrs pour que l’on fasse d’une fraction de l’impôt sur les sociétés une ressource propre de l’Union européenne mais, quoi qu’il en soit, la question de l’harmonisation de l’assiette de cet impôt doit être traitée ; ce serait le moyen de lutter contre l’optimisation fiscale « agressive ». Sur le fond, les ressources de tout système fédéral incluent en général une petite part du produit de l’impôt sur les sociétés. Ce serait d’autant plus justifié que les grandes entreprises sont déjà largement européanisées, sinon multinationales.

M. Jérôme Chartier. Le groupe UMP salue votre engagement, monsieur Monti. Étant donné l’ampleur de la tâche, on peut se demander si le groupe de haut niveau parviendra, au terme de son ouvrage, à décider les États membres de l’Union européenne à basculer vers un régime de ressources propres qui serait bien sûr l’idéal, et parce que les budgets nationaux sont de plus en plus contraints et pour que l’utilité de l’Union soit mieux comprise. Il faut en finir, en effet, avec cette irresponsabilité politique qui conduit à se défausser sur « Bruxelles » – comme autrefois les élus des provinces françaises se défaussaient sur « Paris » – de ce qui ne va pas, et espérer que l’évolution se fera vers plus de transparence et de sincérité.

Transparence et sincérité : il en faut beaucoup en matière de ressources européennes, maintenant et par la suite. Parviendra-t-on à dire clairement que le budget européen mérite des ressources dynamiques mais que si le dynamisme attendu fait défaut, il faut augmenter le taux du prélèvement européen pour satisfaire l’ensemble des attentes et parce que ce budget ne peut être en déficit ? Cela signifie que si les ressources issues de la TVA baissent, il faudra augmenter le prélèvement européen, et l’assumer. Pour l’avenir, je présume que le groupe de haut niveau proposera d’asseoir les ressources propres de l’Union européenne sur des recettes dynamiques ; comment a-t-il prévu de faire accepter aux populations d’Europe l’augmentation du taux du prélèvement européen en cas de recettes plus faibles que prévu, en période de récession ou de faible croissance ?

La taxation des transactions financières a tout du serpent de mer. J’ai été rapporteur du projet de loi de régulation bancaire et financière qui en a introduit le principe en France ; mais, pour la rendre acceptable, il a fallu la trouer tel un fromage de Gruyère, si bien que sa rentabilité n’est pas celle que nous souhaitions. Pour une telle taxe, le cadre européen serait évidemment nécessaire et, au-delà, le cadre mondial. En réalité, il n’y a pas d’alternative. Si Singapour, par exemple, n’est pas partie à un traité à ce sujet, le risque est patent que les mouvements financiers se délocalisent à la rapidité d’exécution des micro-processeurs, et que de ce fait l’assiette de la taxe disparaisse. La taxation des transactions financières est une très belle idée et je comprends qu’un élève de James Tobin y soit sensible, mais elle doit être appréciée à l’aune de la vitesse des échanges informatiques.

Le groupe de haut niveau a-t-il envisagé d’autres types de taxes dynamiques qui pourraient être intégralement affectées au budget européen ?

Je vois dans l’impôt sur les sociétés un impôt en voie de disparition à l’échelle nationale. C’est l’impôt qui résiste le moins bien à l’optimisation fiscale. Les sociétés qui y contribuent le plus sont largement mondiales, au minimum européennes, et elles ont des marchés mondiaux. Même si l’on a, par le biais des prix de transfert, tenté de veiller à ce que la valeur ajoutée reste localisée sur le territoire national, on n’y parvient pas véritablement, ou au prix de sérieuses difficultés. Mais il est vrai que l’on pourrait penser affecter une partie non négligeable de l’impôt sur les sociétés comme ressource propre au budget communautaire.

Enfin, à quelle hauteur les amendes infligées par les autorités européennes de la concurrence et les droits de douane contribuent-ils respectivement au budget européen ?

M. Michel Piron. Par ma voix, le groupe UDI vous remercie, monsieur Monti, de ce que vous faites et de ce que vous avez déjà fait.

Dans la mise en œuvre du plan Juncker, comment rendre cohérentes priorités nationales et stratégie européenne ?

Quelles sont les divergences les plus marquées sur les politiques européennes ? Vous avez affirmé la nécessité de parvenir à une plus grande convergence fiscale, car elle a un impact sur la convergence sociale, mais les divergences restent nombreuses. Quelle peut être l’acceptabilité des solutions macro-économiques si elles conduisent à des politiques uniformes qui s’imposent aussi bien en Allemagne, qui vit sous le modèle rhénan où l’industrie a un poids considérable, qu’en Espagne, pays dont le déficit industriel est tout aussi considérable ? Le souci de cohérence ne doit pas avoir pour conséquence l’unanimité à tout prix, ou en tout cas l’uniformisation des réponses. Cela vaut pour la Grèce, bien sûr, mais aussi pour le Portugal et pour l’Espagne. J’ai le vif souvenir de vous avoir entendu prononcer, un dimanche d’août 2012, à Rimini, un très beau discours à la jeunesse, dans lequel vous évoquiez le risque d’une génération sacrifiée. Pour qu’il n’en soit rien, quelles pistes permettraient de renforcer l’acceptabilité de politiques par ailleurs nécessaires, alors que l’on assiste à la montée de extrêmes ?

Comment, enfin, améliorer la gouvernance européenne, tout en sachant que l’on fait souvent de l’Union européenne un bouc émissaire commode dans une crise qui la dépasse largement ?

Mme Eva Sas. Je vous remercie, monsieur Monti, de votre présence parmi nous. Les écologistes, vous le savez, sont très favorables à l’intégration des politiques européennes, à l’harmonisation fiscale en Europe et, en conséquence, au renforcement du budget européen. Pourriez-vous préciser ce que vous mettez en cause dans le système de ressources propres actuel, que vous jugez très insuffisant – le niveau de rendement, l’absence d’équité entre les États, l’instabilité des recettes ?

Quelle est votre opinion sur la faisabilité, le périmètre et le niveau de recettes attendu de la taxe sur les transactions financières ? Peut-on espérer qu’elle entre en vigueur, et selon quel calendrier ? Considérez-vous, contrairement à notre collègue Jérôme Chartier, l’Union européenne assez forte pour l’adopter sans attendre qu’elle soit mondialisée ?

Que pensez-vous de la taxe « carbone » aux frontières ? Si le groupe de haut niveau n’a pas envisagé de l’instituer, pour quelle raison ? Ne serait-ce pas une bonne manière d’éviter la concurrence avec les pays qui n’ont pas la même législation environnementale que nous ? Étant donné, malheureusement, les échecs successifs des négociations internationales sur le climat, l’Europe n’est-elle pas fondée à instaurer cette taxe, qui renforcerait le budget communautaire et permettrait une politique d’investissement incarnant la coopération européenne que nous souhaitons ?

Nous pensons enfin, comme Pierre-Alain Muet, qu’il faut progresser dans la définition d’une assiette fiscale commune pour l’impôt sur les sociétés. Ce pourrait être la première pierre de l’harmonisation fiscale en Europe, un beau projet pour donner corps à la coopération européenne et peut-être, à terme, mettre fin à une concurrence fiscale qui donne parfois lieu à des délocalisations intra-européennes désolantes, car l’Union européenne n’était pas un projet de concurrence entre les États membres mais de coopération.

Mme Marietta Karamanli. Je vous remercie, monsieur Monti, d’être venu nous présenter l’état d’avancement de vos réflexions sur les ressources propres de l’Union européenne.

Pourriez-vous nous dire à combien est estimée l’augmentation des charges résultant de l’entrée de nouveaux États membres au sein de l’Union européenne et de l’exercice des compétences transférées à l’Union depuis le traité de Lisbonne ?

Actuellement, les contributions des États membres sont calculées en fonction de leur PIB respectif, ce qui assure l’équité. Avec un impôt européen, le critère d’équité passerait au second plan. Comment traitez-vous cette question ?

Quelle place pourrait-on donner à la fiscalité « verte » dans le budget européen, et notamment à la vente aux enchères des droits d’émission de CO2 ? Ne pourrait-on aussi envisager de réduire la TVA nationale et de transférer à l’Union européenne le droit d’en lever une petite partie au bénéfice du budget européen, à condition que l’ensemble n’augmente pas ?

Mme Arlette Grosskost. L’application du plan Juncker passera, en France, par l’intervention de la Caisse des dépôts et consignations – CDC –, qui s’est engagée à fournir 8 milliards d’euros, dont 3 milliards par le biais de la Banque publique d’investissement. D’autre part, l’intervention de la Banque européenne d’investissement se traduira par une augmentation de son capital. Dans ce contexte, quelques éclaircissements seraient bienvenus.

En premier lieu, l’effet de levier attendu ne jouera à plein que si nos partenaires mobilisent eux aussi les instruments financiers nécessaires ; quels choix ont-ils faits ? Quelles seront, en particulier, les modalités d’intervention de l’homologue allemande de la CDC, et pour quel montant ? Nous l’ignorons. Ensuite, l’augmentation de capital de la BEI n’entraînera-t-elle pas la perte du « triple A » que lui attribuent les agences de notation et, si tel est le cas, pourra-t-elle intervenir à la hauteur des montants annoncés ? Enfin, est-on assuré de la transparence des procédures de mise en œuvre des financements ?

M. Éric Alauzet. Est-il réaliste d’imaginer que l’on parviendra à dépasser la notion de « juste retour » ? Est-on certain que si une taxation européenne des transactions financières est décidée, elle sera affectée au budget européen, sans que joue une concurrence des emplois qui tendrait à l’allouer par exemple à la transition énergétique ou à l’aide au développement ? Les difficultés de la collecte ne tiennent-elles pas d’abord à des divergences sur les dépenses ? En d’autres termes, existe-t-il une volonté réelle de converger vers des postes de dépense partagés ? Si cette convergence ne se fait pas, il sera difficile de justifier de nouvelles recettes.

Enfin, la décision de l’affectation des financements prévus dans le plan Juncker se fera-t-elle au niveau européen ou sera-t-elle déléguée aux États ? La question est d’importance, puisque selon la réponse qui lui est faite, les projets financés ne seront pas obligatoirement les mêmes : plus on sera loin et plus on aura tendance à financer de grands projets ; plus on déléguera aux États et aux régions, plus les projets colleront aux territoires.

M. Alain Lamassoure, membre du Parlement européen, membre du groupe à haut niveau. Je vous remercie de m’avoir invité à participer, aux côtés du président Monti, à ce très intéressant débat. La question de savoir comment l’on finance le budget communautaire est aussi cruciale pour l’avenir de l’Union européenne que méconnue des citoyens européens. Pourtant, une fois que nous serons sortis de la crise, dans les mois qui viennent, le tout premier problème qui se posera sera le gouffre entre les annonces spectaculaires faites lors des sommets européens et la faiblesse des moyens mis en œuvre pour financer ces objectifs.

Depuis des années, chaque annonce par les dirigeants d’une grande politique européenne est un mensonge, puisque l’Union européenne n’a pas un euro. Quelques exemples ? On décide que l’agence Frontex prendra le relais de la marine italienne pour contrôler la navigation maritime en Méditerranée ; on tient trois mois, puis il n’y a plus d’argent. Autre chose : à la Tunisie, où s’est rendu le Président de la République française et où se trouvent aujourd’hui le Président du Conseil européen, Donald Tusk, et la Haute Représentante Federica Mogherini, l’Union européenne va annoncer une aide généreuse de plusieurs milliards d’euros. C’est une fable : cet argent n’existe pas.

Il y a aussi le plan Juncker. Ni le président Monti ni moi n’étant habilités à engager le groupe de haut niveau ou le Parlement européen à ce sujet, je suggère, madame et monsieur les présidents, que vous organisiez une réunion expressément consacrée à ce sujet. Je me limiterai à dire qu’il n’y a pas non plus d’argent pour financer ce plan. L’astuce politique, l’excellente idée unanimement soutenue par le Parlement européen et par les gouvernements des États membres – et il est de l’intérêt de tous les Européens que l’objectif visé soit atteint –, c’est de parvenir à convaincre les investisseurs privés de participer à de grands programmes d’investissement traditionnellement publics. Les besoins sont avérés, les projets existent et des masses d’argent considérables sont à la recherche de rendements plus forts que le rendement quasiment nul des investissements à court terme ; seule la confiance fait défaut. Pour l’attirer, un minimum de garantie publique est nécessaire. Il faut pour cela trouver 8 milliards d’euros sur sept années de budget européen, soit un peu plus d’un milliard d’euros par an. On finira par les trouver, mais comment ? Pour garantir de financement de projets d’investissements d’avenir, on amputera le budget de la recherche et celui des infrastructures, également prévus pour des investissements d’avenir, déshabillant ainsi Pierre pour habiller Paul.

En d’autres termes, les politiques européennes sont paralysées par la camisole de force d’un budget communautaire asséché. C’est qu’en proportion du PIB total, le budget européen est inférieur maintenant à ce qu’il était il y a vingt ans. Il représente moins de 1 % du PIB de l’Union européenne, alors même que le Traité de Lisbonne a, et de beaucoup, accru les compétences européennes. Le plus étrange est que le système de financement du budget européen a été complétement modifié sans que jamais la décision politique ait été prise au niveau approprié, celui des ministres ou des chefs d’État, et sans que jamais le Parlement européen et les parlements nationaux aient eu à en débattre. Cela s’est fait par des machinations bureaucratiques subreptices, année après année, au sein des ministères des finances.

Depuis le traité de Rome, il est dit explicitement que les dépenses européennes sont financées par des ressources propres. Il en a été ainsi pendant trente ans, mais depuis vingt ans, progressivement, certaines ressources propres ont disparu, d’autres ont été grignotées par l’évolution économique – ainsi, les droits de douane ne rapportent presque plus rien – et la ressource principale, qui était un point de TVA, a été rognée, année après année, par les ministères du budget. Il en résulte que plus de 80 % de la ressource européenne est à présent issue des contributions directes des budgets nationaux. Cette évolution a pour corollaire la logique fatale du « juste retour ». Il est indispensable d’en finir, car aussi longtemps qu’il y aura vingt-huit Margaret Thatcher autour de la table de négociation, il n’y aura pas de politique européenne possible.

Notre rapport d’étape définit le système actuel tel qu’il est : opaque, inexplicable, totalement inadapté aux besoins et anti-européen, mais aussi injuste et régressif. M. Pierre Alain Muet a dit les mérites que peut avoir une ressource assise sur le revenu national. Cela se concevrait à la rigueur, abstraction faite de l’énorme grief de la recherche du « juste retour », si l’on appliquait ce système proportionnellement ou progressivement. Mais, comme le montre sans équivoque un tableau du rapport d’étape, il est appliqué de manière dégressive : plus grande est la richesse par habitant d’un pays, moins élevée est sa contribution nationale au budget européen. Cela est dû à ce que le Royaume-Uni, dès le premier jour, a obtenu un rabais, puis, quelque temps plus tard, l’Allemagne, la Suède, les Pays-Bas et l’Autriche, et maintenant le Danemark. Les seuls pays qui n’ont rien obtenu sont l’Italie et la France. De ce fait, la France verse chaque année une contribution au budget communautaire augmentée d’un milliard d’euros pour payer sa part du « chèque britannique ». Cela n’est pas su en France ; je souhaiterais qu’il soit dit, lors d’une campagne électorale, que ce système scandaleux et inacceptable doit finir. Je m’y suis employé, mais ma voix n’a pas suffisamment porté.

Comment en sortir ? En reconnaissant la validité du diagnostic posé et en suivant les lignes directrices adoptées, grâce au savoir-faire du président Monti, à l’unanimité par les trois institutions, Conseil des ministres compris, en vue d’une réforme. Il n’y aurait pas de changement de traité : la souveraineté fiscale appartient aux parlements nationaux et il n’est pas question de la transférer au Parlement européen. Il faut simplement, comme les traités en disposent, que l’Union européenne soit considérée, de ce point de vue, comme une collectivité locale, ayant à ce titre le droit de bénéficier de certaines ressources fiscales par décision du souverain fiscal, une fois une assiette définie. Il n’est pas davantage question de modifier le principe de l’équilibre du budget, ni le plafond du budget européen. Mais toute décision portant affectation de nouvelles ressources propres au budget communautaire devant être prise à l’unanimité des gouvernements des États membres, la ratification par les parlements nationaux étant requise, l’exercice, qui est d’une absolue nécessité pour l’avenir de l’Union européenne, est d’une très grande difficulté.

Ce que dit le Président de la République et ce que disent les services du ministère des Finances au sujet de la taxation des transactions financières n’étant pas exactement semblable, j’aimerais, en ma qualité de député européen français, savoir quelle est la position officielle des autorités françaises ; je l’appuierai quand je la connaîtrai.

Pour ce qui est de la taxe « carbone », la prudence s’impose : ne recréons pas un droit de douane sous un autre nom. Si l’on institue une taxe « carbone », on l’applique partout, y compris aux frontières ; comme la TVA, c’est un droit indirect.

Ce qui a été dit au sujet de l’impôt sur les sociétés intéresse beaucoup le président de la commission spéciale sur les rescrits fiscaux que je suis aussi. Vous le savez, cette commission spéciale a été créée après le scandale suscité par les révélations de la presse également connues sous le nom de Lux Leaks, à l’insistance du Parlement européen, pour traiter des conditions insatisfaisantes de la concurrence fiscale au sein de l’Union européenne en matière d’impôt sur les sociétés. C’est un autre sujet dont il faudrait débattre spécifiquement. À titre personnel, je pense que nous devons avoir pour objectif politique d’harmoniser l’assiette de l’impôt sur les sociétés, comme, il y a quarante ans, nous avons harmonisé l’assiette de la TVA, ce dont nous nous trouvons fort bien. Si l’accord politique se fait, il serait logique de consacrer une partie au moins de recettes issues de cet impôt à l’assiette harmonisée au financement des politiques européennes, comme le fait une faible fraction de la TVA.

M. Éric Alauzet a raison : pour espérer convaincre, il faut partir des dépenses et, en l’occurrence, des économies réalisées. Or, nous ne calculons pas suffisamment les économies permises par le transfert de compétences à l’Union européenne. Pour les collectivités locales, la métropolisation consiste à transférer aux métropoles des compétences municipales, ce transfert étant assorti du transfert de moyens puis de personnel. La même philosophie doit présider au transfert de compétences nationales à l’Union européenne, et nous devons recenser toutes les économies que l’Union nous permet de faire, ou devrait nous permettre de faire si nous avions la sagesse, à chaque fois que nous lui transférons des compétences, de réduire notre budget, et d’autant la charge fiscale nationale. Si nous ne procédons pas de la sorte, il sera très difficile de faire accepter l’idée qu’à la fiscalité nationale s’ajoutent des dépenses et des recettes communautaires.

M. Mario Monti. Écouter M. Alain Lamassoure permet de comprendre pourquoi il est si satisfaisant de présider le groupe de haut niveau sur les ressources propres. L’exhaustivité de son propos me permettra d’abréger mes réponses.

Notre groupe n’ayant pas encore pris position à ce sujet, je puis vous dire qu’à titre personnel je suis favorable à l’idée que le produit de l’impôt sur les sociétés joue un rôle dans un système futur de ressources propres. La définition d’une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés me semble possible ; des avancées considérables ont déjà été réalisées à ce sujet.

Il y a, en Europe, deux opinions sur le degré général d’harmonisation fiscale : certains sont favorables à une concurrence fiscale assez âpre et non contrôlée, d’autres souhaitent une harmonisation plus forte. Selon moi, tous auraient intérêt à l’harmonisation de l’assiette de la fiscalité des entreprises. Pour ceux qui appellent de leurs vœux une harmonisation parfaite, un taux unique d’impôt sur les sociétés n’aurait aucun sens si une base commune n’avait été préalablement définie. Ceux qui privilégient l’approche irlandaise jugent bon pour l’Union européenne que ne se constituent pas des cartels en son sein, et voient dans la concurrence fiscale le moyen d’encourager les États membres à pratiquer la modération fiscale ; ils trouveraient dans une assiette commune le moyen de faciliter cette concurrence, qui serait alors mise en œuvre de manière transparente.

J’ajoute qu’une partie, difficilement quantifiable, du bénéfice réalisé par les entreprises actives dans le grand marché européen est due à l’existence même de ce marché où l’on maintient les conditions d’une concurrence loyale. Cela justifie aussi une participation de l’impôt sur les sociétés au budget communautaire.

Ces raisons conduisent à juger intéressante l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés et à voir dans cet impôt un « candidat » sérieux au statut de ressource propre du budget européen. Mais, je le redis, cette prise de position personnelle ne préjuge en rien celle du groupe de haut niveau.

Le montant des amendes infligées par les autorités européennes de la concurrence dépend de la propension des entreprises à l’entente ; il varie de 1 milliard à 3 milliards d’euros par an. Quant aux droits de douane, ils représentent quelque 10 % du total des ressources.

M. Alain Lamassoure a dit tout ce qu’il y a à dire au sujet de la taxation des transactions financières.

Je me promets de suivre, en ligne, les auditions que vous consacrerez au plan Juncker.

M. Piron m’a interrogé sur les convergences encore inachevées. Lorsque j’étais, il y a quelques siècles, responsable de la fiscalité au sein de la Commission européenne, j’avais introduit la notion de « coordination » fiscale plutôt que celle d’harmonisation, pour donner l’idée d’une ambition limitée mais à notre portée. Des progrès en ce sens ont déjà été accomplis et je pense que la commission spéciale sur les rescrits fiscaux, sous la présidence de M. Lamassoure, permettra qu’il y en ait d’autres.

J’ai évoqué les conséquences périlleuses de l’application discrétionnaire des règles du pacte de stabilité et de croissance pour la crédibilité de la Commission européenne, gardienne des traités. Mais il va sans dire que si une politique est définie au niveau européen, on n’en sera plus réduit à l’application automatique des règles.

L’un des prix à payer pour l’absence d’union politique en Europe est précisément l’obligation faite aux Européens de dépendre, dans une large mesure, de règles. Ainsi, les entrepreneurs se plaignent de ce qu’aux États-Unis existe une politique de la concurrence mais pas de contrôle des aides d’État, contrairement à ce qui prévaut en Europe. Ils ont raison, mais cela s’explique : les États-Unis étant une entité politique, la délocalisation des investissements dans un autre État de la fédération ne pose pas de problème majeur. Si, dans une Union européenne toujours en voie d’intégration politique, on acceptait l’idée d’aides d’État sans encadrement juridique, les États membres privilégieraient leurs entreprises nationales et le marché unique s’effondrerait instantanément. Voilà un exemple concret du prix que le manque d’union politique fait payer à l’économie européenne.

Je remercie les orateurs qui ont pris part au débat. Toutes les contributions, dont les contributions critiques, ont leur intérêt, et j’en ai pris note. Nous vous avons mis au courant de l’état d’avancement de notre réflexion, sur laquelle vous devrez un jour vous prononcer, et nous avons bénéficié de ce dialogue tonique.

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie, monsieur le président Monti, comme je remercie M. Alain Lamassoure, de nous avoir éclairés. Je ne doute pas que nous vous entendrons à nouveau, lorsque votre réflexion aura encore progressé.

Le Président Gilles Carrez. Je vous remercie à mon tour. Ces échanges ont été extrêmement intéressants, et je me propose de suivre les recommandations d’Alain Lamassoure. Les commissions compétentes des parlements nationaux doivent impérativement se saisir de ces sujets.

La séance est levée à 18 h 45

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mardi 31 mars 2015 à 17 h 05

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. Christophe Caresche, Mme Nathalie Chabanne, M. William Dumas, Mme Marie-Louise Fort, M. Razzy Hammadi, Mme Marietta Karamanli, M. Christophe Léonard, M. Jean-Claude Mignon, M. Michel Piron

Excusés. - Mme Chantal Guittet, M. Pierre Lequiller, M. Jean-Louis Roumegas

Assistaient également à la réunion. - M. Éric Alauzet, M. François André, M. Jean-Claude Buisine, M. Gilles Carrez, M. Gaby Charroux, M. Jérôme Chartier, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Marc Goua, Mme Arlette Grosskost, M. Régis Juanico, M. Dominique Lefebvre, M. Marc Le Fur, M. Bruno Le Maire, M. Jean-François Mancel, M. Hervé Mariton, M. Pierre-Alain Muet, Mme Monique Rabin, Mme Eva Sas, M. Michel Vergnier

Membre français du PE : M. Alain Lamassoure