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Commission des affaires européennes

mercredi 13 juillet 2016

14 heures

Compte rendu n° 300

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente

Audition de son Exc. Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France au Royaume-Uni, sur les suites du Brexit et la situation politique du Royaume-Uni

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 13 juillet 2016

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 14 h 05

Audition de son Exc. Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France au Royaume-Uni, sur les suites du Brexit et la situation politique du Royaume-Uni

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie, madame l’ambassadeur, d’avoir accepté notre invitation. Depuis le vote du 23 juin, la situation intérieure britannique a changé : nous avons l’impression que le Royaume-Uni tangue quelque peu, tout comme l’Union européenne d’ailleurs.

Après avoir eu le sentiment, dans un premier temps, que la classe politique britannique souhaitait se remettre de l’événement avant de passer à l’étape suivante, la brusque accélération, du côté des conservateurs, fait que Mme Theresa May doit être, à l’heure où je m’exprime, sur le point de diriger le Royaume-Uni.

La classe politique britannique paraît en totale recomposition depuis le référendum. Même si Mme May, qui est, si j’ai bien compris, plutôt considérée comme une centriste que comme une proche de M. Johnson, prend les choses en main, va-t-elle, selon vous, aller assez vite pour le Brexit ? Comment, plus largement, est perçue sa nomination du côté des travaillistes ? On sent, malgré un certain flou, que M. Corbyn est fragilisé.

Nous observons également attentivement les risques de « désunion » du Royaume-Uni. Aussi souhaitons-nous vous entendre au sujet de l’Irlande et de l’Écosse. Le fait que Jean-Claude Juncker ait reçu le premier ministre de l’Écosse, Mme Nicola Sturgeon a pu conduire certains à s’interroger. Nous souhaitons par ailleurs recueillir votre avis sur la question de Gibraltar.

Après le choix du peuple britannique, qu’il convient bien sûr de totalement respecter, quel est votre point de vue sur l’activation de l’article 50 du traité sur l’Union européenne ? J’étais lundi à Bratislava, à la réunion de la COSAC marquant le début de la présidence slovaque de l’Union européenne. J’ai constaté, de la part des vingt-sept États membres, la volonté qu’on applique le plus vite possible ce dispositif. Reste que seul le Royaume-Uni peut le mettre en œuvre, ce que nous a rappelé ce matin-même votre homologue, ambassadeur d’Allemagne en France. Y aurait-il des velléités de contournement du Brexit ? Quels sont, sinon, les points durs de la négociation du côté britannique ?

Nous avons en outre eu au cours de la COSAC deux échos très différents : l’un de Sir William Cash, membre pro-Brexit de la Chambre des Communes, qui a évoqué les relations privilégiées du Royaume-Uni avec les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ; et l’autre, de Lord Boswell of Aynho, membre de la Chambre des Lords, opposé au Brexit, qui n’a pas caché sa nostalgie de l’Union européenne et qui a souligné la nécessité de continuer de travailler ensemble, certaines solidarités ne pouvant être perdues.

Une bonne partie de la campagne, dans ce qu’elle a eu de pire, s’est faite sur l’idée que l’Europe se serait construite sur le modèle britannique et serait donc devenue un grand marché et rien d’autre, un marché qui ne protège pas. Il y a eu un rejet très fort d’une partie de la classe politique, me semble-t-il, et pas seulement au Royaume-Uni, d’une Europe qui n’est pas sociale, mais seulement une Europe des élites et des riches. De ce point de vue, comment se présente la question, beaucoup débattue, des travailleurs détachés et quelle est la perception des conséquences sociales du Brexit outre-Manche ?

La situation du secteur financier soulève bien entendu de vives inquiétudes, en particulier chez les tenants du grand marché. Reste que nous avons pu observer un comportement irrationnel, mais plutôt assez restreint. La panique annoncée n’a pas eu lieu, ce dont nous pouvons nous réjouir, et les conséquences sur l’activité économique, aussi bien du côté du Royaume-Uni que du côté de l’Union européenne, peuvent être limitées. L’avenir de la place financière de Londres et des places financières européennes est important et l’on assiste à une sorte de compétition délétère pour « récupérer » tout ou partie de la City. Il me semble à cet égard que les projets de fusion entre les bourses de Londres et de Francfort, toujours en bonne voie, adoptés par la London Stock Exchange (LSE) de la Deutsche Börse, devraient calmer quelque peu ceux qui voient un intérêt à un éclatement de la City.

J’en viens à la défense. Il y a deux grandes armées européennes : la britannique et la française. Du fait du Brexit, la défense européenne ne risque-t-elle pas de se recentrer sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) qui jouerait, d’une certaine manière, le rôle de valeur refuge au détriment de la lente construction d’une politique européenne de défense qui avait commencé de poindre ?

Enfin, quelle vont être les conséquences du Brexit et sur les ressortissants français au Royaume-Uni et sur les ressortissants britanniques en France ?

Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France au Royaume-Uni. L’histoire est en train de se faire puisque je ne sais pas ce qui se passe en ce moment même à Londres. Reste que Theresa May prend ses fonctions aujourd’hui et devrait désigner son cabinet dans les heures qui viennent.

Le référendum n’a en réalité pas vraiment porté sur l’Union européenne. Il y a encore deux ans, l’Union européenne venait au neuvième ou dixième rang des priorités des Britanniques. C’est à l’occasion des élections générales que le dirigeant du parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, United Kingdom Independence Party), Nigel Farage, a fait le lien entre l’Union européenne et l’immigration incontrôlée : le solde migratoire du Royaume-Uni est de 333 000 personnes, ce qui est considérable – le chiffre de la France est, lui, de quelque 30 000. Le vote en faveur du Brexit a essentiellement été un vote contre l’immigration, mais aussi contre les élites politiques, contre les experts, un vote du pays profond contre Londres, ou encore des personnes âgées contre les jeunes. On note donc une très grande division du pays.

La classe politique, à Londres, est effondrée et c’est pourquoi on entend parler d’un second référendum, d’élections générales qui remettraient les choses en cause. C’est aussi la raison pour laquelle le parti travailliste tâche de se mettre en ordre de marche dans la perspective d’élections législatives, d’autant plus qu’il entend contester non pas la nomination de Theresa May, mais, d’une certaine manière, le fait que son mandat doive courir jusqu’à 2020 alors qu’elle n’aura été choisie que par 199 parlementaires, c’est-à-dire même pas par les membres du parti, puisque la dernière candidate a déclaré forfait.

Vous avez mentionné Sir Bill Cash et Lord Boswell. Ce dernier est plus classique, il s’agit en effet d’un Européen, tandis que Sir Bill Cash est un nostalgique de l’empire britannique, incriminant l’Europe en train de se construire qui serait à ses yeux une Europe allemande. Malheureusement, David Cameron a décidé ce référendum, entre autres raisons, pour réconcilier les membres de son parti et en particulier, justement, cette fronde interne conduite par Sir Bill Cash. Or non seulement le premier ministre n’a pas mis fin à la fronde, mais il a déclenché une véritable guerre civile au sein du parti.

Quant au parti travailliste, il est en grande difficulté. Aussi, pendant trois semaines n’y a-t-il eu ni gouvernement ni opposition. Or l’opposition a son importance car, Opposition de Sa Majesté, elle bénéficie en tant que telle d’un statut institutionnel très fort. Nombreux sont ceux qui ont estimé qu’en l’absence d’opposition véritable à l’extérieur, les divisions étaient encore plus fortes à l’intérieur du parti. Les membres du parti conservateur auraient donc dû avoir le choix entre un candidat pro-Brexit et un candidat pour le maintien. Comme les premiers ont déclaré forfait, restait Theresa May qui a suivi David Cameron par loyauté. Certes eurosceptique, elle n’en croyait pas moins, en tant que ministre de l’intérieur, aux outils européens en matière de sécurité, qu’il s’agisse du mandat d’arrêt européen, d’Eurojust, d’Eurodac, d’Europol… Elle ne s’est pas mise en avant pendant la campagne, intervenant assez peu. Elle est, cela dit, une personnalité tout à fait respectable, une femme forte. Elle a parfaitement traité la question de l’immigration et en particulier la situation de Calais avec Bernard Cazeneuve. Elle se trouvait à l’ambassade de France pour observer la minute de silence en mémoire des victimes des attentats de novembre 2015. Néanmoins, la négociation à venir va être très difficile. Mme May a été obligée de dire, compte tenu des circonstances : « Brexit means Brexit » (Brexit signifie Brexit). Aussi ne cédera-t-elle pas à la tentation d’un second référendum ou d’une remise en cause du résultat du vote du 23 juin dernier en organisant de nouvelles élections. Tout dépendra certes, ensuite, du résultat de la négociation : il ne faut rien exclure et nous avons connu des coups de théâtre, pendant ces trois dernières semaines, presque tous les jours. Elle-même sera peu encline aux coups de théâtre mais sera peut-être contestée, à un certain moment, en particulier par l’opposition, y compris par les « Lib-Dem » (Liberal Democrats – libéraux démocrates) qui sont en train de se reconstituer. Et si jamais Jeremy Corbyn, le chef du parti travailliste, parvenait à se maintenir d’une façon ou d’une autre, l’idée des « Lib-Dem » serait de créer un nouveau parti avec les membres « indépendants » du parti travailliste, sachant que les membres de ce dernier contestent largement Corbyn, surtout soutenu par sa base.

En ce qui concerne le calendrier, Theresa May avait déclaré, jusque-là, qu’elle invoquerait l’article 50 du traité sur l’Union européenne en fin d’année, mais cela dans l’hypothèse où elle serait nommée au mois d’octobre. Il est sûr que, le calendrier ayant été avancé, les pressions que vont exercer sur elle les autres pays membres de l’UE, vont être beaucoup plus fortes. Elle souhaite par conséquent être en ordre de marche pour mener les négociations. Or, croyant à la victoire et voulant éviter toute éventuelle fuite, David Cameron avait donné instruction aux différents ministères de ne pas travailler sur des plans B. En outre, les partisans du Brexit ne croyaient pas du tout, de leur côté, à leur victoire puisque le jour même du vote, vers dix ou onze heures du soir, Farage avait concédé sa défaite. 89 députés pro-Brexit avaient écrit à David Cameron pour lui demander de rester à son poste. J’ai moi-même vu des parlementaires et des ministres jusqu’à minuit ce soir-là et tous pensaient que le Remain l’emporterait. Aussi, personne n’a aucun plan à Londres, ce qui est très difficile, j’y insiste, pour Theresa May, sachant que, dès lors que l’article 50 sera mis en œuvre, il faudra entamer des négociations sans savoir ce que les Britanniques veulent.

Il appartient, en tout cas, au gouvernement britannique d’invoquer cet article, d’autant que ce référendum, je le rappelle, est consultatif et non d’application directe. Mme May va créer un ministère du Brexit pour mener les négociations avec Bruxelles, car il faut savoir que le gouvernement ne dispose plus que d’experts sectoriels pour travailler dans un cadre multilatéral, et qu’il n’a plus d’experts pour négocier des accords de libre-échange. Il lui faut donc faire revenir un certain nombre de fonctionnaires, soit des différents pays où ils ont pu acquérir une expérience européenne, soit, même, des fonctionnaires déjà à la retraite ou encore des membres, pas nécessairement britanniques d’ailleurs, des grands cabinets d’avocats de Londres. Cela va coûter très cher et, après avoir lutté contre la bureaucratie européenne, le Royaume-Uni va créer une bureaucratie britannique…

Ils veulent en fait la quadrature du cercle : être le plus proches possible de l’Union européenne, avoir accès au marché européen tout en contrôlant leur immigration. On a expliqué à tous les dirigeants que ce n’était pas possible et il leur faudra arbitrer entre les deux.

Dans l’immédiat se pose la question des ressortissants européens. On a relevé des actes de xénophobie ou de racisme visant en premier lieu, mais pas uniquement, les Polonais, les Suédois, les Danois… et un peu tous les étrangers qui parlent leur langue dans le métro ou ailleurs auxquels on dit qu’on a voté pour qu’ils partent, ou auxquels on fait remarquer : « Tiens, vous êtes encore là ? ». Ce phénomène n’est pas nécessairement violent et les Français sont peu concernés ; reste que le gouvernement britannique le prend au sérieux. J’étais avant-hier au ministère des affaires étrangères où deux représentants du ministère de l’intérieur rassuraient les étrangers et leur demandait de faire des rapports à la police qui seraient systématiquement suivis d’enquêtes. Un « plan contre la haine » a été mis en place. Le maire de Londres – ville qui a voté à une grande majorité pour que le Royaume-Uni reste membre de l’Union européenne – a réuni hier dix ambassadeurs dont celui de la France, pour rassurer les étrangers et rappeler que Londres était une ville ouverte et que leurs droits seraient maintenus – ils le seront de toute façon pendant les deux ans que durera la négociation. La difficulté pour nous et pour les autres Européens tient au fait que Theresa May a déclaré qu’on ne pourrait garantir leurs droits si les droits des Britanniques ne sont pas garantis dans les différents pays de l’UE. Ce qui signifierait qu’il faudrait mener des négociations avant les négociations, ce qui est quelque peu compliqué pour tout le monde : on risque d’être perdants pour la suite si l’on saucissonne ainsi les accords.

Vous m’avez par ailleurs interrogée sur l’Écosse, l’Irlande et Gibraltar.

L’Écosse a une dirigeante solide et intelligente qui a appelé à voter pour le maintien. Elle essaie désormais de faire prévaloir les vues de l’Écosse dans le cadre de la négociation à laquelle, donc, elle veut être étroitement associée. Reste qu’elle demande quelque chose qui paraît peu réaliste, à savoir que l’Écosse soit le successeur du Royaume-Uni au sein de l’UE, faute de quoi elle entend organiser un nouveau référendum. Et, même si la situation économique n’est pas favorable à l’Écosse du fait des prix du pétrole, sur le plan politique, en revanche, beaucoup de ceux qui avaient voté pour le maintien dans le Royaume-Uni, pourraient demain voter pour l’indépendance de l’Écosse. C’est un vrai risque.

Le cas de l’Irlande, ensuite, est de nature différente car quand on se rend à Belfast, on se rend compte que le climat s’était apaisé grâce à l’Europe. Se posera par ailleurs la question de la frontière qui préoccupe beaucoup les Britanniques.

Quant à Gibraltar, sa superficie est certes réduite mais la situation nouvelle pose problème avec l’Espagne. Le premier résultat du référendum connu a été celui de Gibraltar et l’on a vu alors s’afficher à l’écran que le Remain avait obtenu 95 %.

J’ajoute que le camp du in avait fait valoir que le risque d’un Brexit n’était pas seulement de quitter l’Union européenne, mais d’en revenir à la Little England, auquel cas on serait en effet loin du grand rêve d’Empire de quelques-uns.

J’en viens à la City. Certains devront en effet probablement la quitter, comme les régulateurs, les chambres de compensation… De grandes banques américaines ont fait campagne pour le Remain et l’ont même financée, annonçant qu’en cas de victoire du Brexit, elles envisageaient d’installer leur siège européen sur le continent. La France a lancé, de son côté, une campagne, « Paris Europlace », pour attirer les Britanniques – et c’est aussi pourquoi, sans doute, le maire de Londres a insisté sur le fait que la capitale britannique restait ouverte et dynamique. Il faut savoir que 40 % des habitants de Londres ne sont pas nés au Royaume-Uni. On observe la même proportion à la City et, parmi ces non-Britanniques, de nombreux mathématiciens, français, souhaitent rester à Londres parce qu’on y parle l’anglais, parce que la vie y est assez facile…

Vous avez ensuite évoqué la défense. L’action bilatérale se poursuivra – nous avons mis en place, il y a quelques semaines, une force expéditionnaire conjointe de 10 000 hommes. En revanche, en effet, les Britanniques n’appartenant plus à l’Union européenne, ils vont tâcher d’actionner l’OTAN, y compris pour des opérations civiles ou civilo-militaires. Nous devrons nous montrer très vigilants sur ce point. L’armée britannique était la seule qui, en effet, aux côtés de la nôtre, participait aux opérations de l’Union européenne, même si elle y était toujours réticente au concept de défense européenne – je disais toujours que le Royaume-Uni était pratiquant mais pas croyant. Quelques jours avant le Brexit, le Royaume-Uni a soutenu, avec la France, une proposition de résolution au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) visant à lutter contre les trafics de migrants en mer Méditerranée. Nous allons donc perdre cet appui et je me demande qui nous pourrons bien entraîner avec nous à l’avenir dans ce type d’initiative. Nous devons en tout cas faire très attention pour que l’OTAN ne prenne pas le pas sur l’Union européenne.

Je pense que l’influence diplomatique du Royaume-Uni va diminuer : il sera moins utile pour les Américains de disposer d’un partenaire qui n’a pas d’influence au sein de l’Union européenne. Les Britanniques n’auront par ailleurs plus part aux décisions relatives aux sanctions contre la Russie, par exemple, alors qu’ils y tenaient beaucoup. Et si la négociation avec l’Iran est terminée, ils en étaient partie prenante. En somme, tout le monde est perdant puisque l’Union européenne, de son côté, est affaiblie vis-à-vis de la Chine, vis-à-vis des États-Unis… Quant aux négociations, il faudra faire très attention : les Britanniques sont excellents en la matière, leurs cabinets d’avocats remarquables, offensifs, et, ayant l’habitude de diviser pour régner, ils vont essayer de ne pas aborder les 27 en bloc, même s’ils y seront bien contraints, et tâcheront de rencontrer les dirigeants européens de façon bilatérale, qu’il s’agisse de ceux d’Europe du Nord ou des Pays-Bas ou de ceux des pays de l’Est, sans oublier Angela Merkel dont les positions ne coïncident pas toujours avec les nôtres : la chancelière allemande semble plus souple, trait auquel il faut ajouter que Theresa May et elle sont toutes les deux filles de pasteur et qu’elles sont marquées par une forme d’austérité personnelle. Néanmoins, si Theresa May a été surnommée la « reine des glaces », elle est moins froide qu’on ne le prétend, et si elle n’est pas chaleureuse, elle a de grandes qualités humaines et sociales. C’est du reste une des leçons du Brexit : ce n’était pas l’Union européenne qui était en cause, mais il s’agissait pour certains, qui se sentaient laissés pour compte, de protester contre le statu quo. Le thème de l’Europe sociale n’a été utilisé que par les travaillistes et non par les autres, même pas par les membres du Brexit.

Bref, nous devons faire attention à ne pas nous retrouver seuls ; il nous faut nouer des alliances en vue des négociations à venir avec les Britanniques, tout en préservant nos relations bilatérales qui sont précieuses.

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie de cet éclairage précieux, qui nous conforte quelque peu dans nos analyses, comme dans nos questionnements.

M. Philip Cordery. Merci pour cet état des lieux somme toute inquiétant : nous ne sommes pas au bout de nos peines et il est vrai que la petite manœuvre interne de Cameron a provoqué des dommages collatéraux que l’on n’imaginait pas, que ce soit sur le plan interne avec un pays aujourd’hui éclaté entre les jeunes et les vieux, entre les villes et les campagnes, entre les élites et les classes populaires, entre les Britanniques et les étrangers… ou que ce soit en matière de politique étrangère avec tout ce que vous venez d’évoquer.

Personne n’était préparé au Brexit, mais de là à voir la débandade de tous ses acteurs – Johnson et Farage d’un côté, Corbyn de l’autre ! Tous ont été fragilisés. Comment pouvez-vous l’expliquer ? On ne comprend pas bien pourquoi aucun conservateur n’a saisi le taureau par les cornes, ce qui lui aurait permis d’obtenir l’investiture interne du parti.

Ensuite, je suis très inquiet concernant l’Irlande du Nord. J’ai rencontré, la semaine dernière, le chef du parti social-démocrate et travailliste (SDLP, Social Democratic and Labour Party), et quand j’entends ces modérés tenir un discours très ferme sur le maintien au sein de l’Union européenne, quoi qu’il arrive, et sur le fait qu’il n’y aura pas de frontière entre « [eux] et l’Irlande », on imagine mal les conséquences du Brexit en Irlande du Nord. Et la paix est suffisamment fragile, vous l’avez souligné, depuis les années 1980, pour que nous ne craignions pas un retour à tout moment du conflit – et le Sinn Féin a fait des déclarations bien plus alarmantes. En effet, où placer la frontière entre l’Irlande du Nord et l’Irlande dans l’hypothèse de l’établissement d’un contrôle aux frontières ?

Enfin, je comprends votre analyse sur une possible nouvelle alliance entre l’Allemagne de Mme Merkel avec les pays de l’Europe du Nord. Reste que ces pays ont dû être affectés par la trahison de Cameron puisqu’il était leur allié en interne et qu’ils n’ont pas intérêt, dans l’année à venir et avant les élections allemandes, à une trop faible réaction des autres pays européens, faute de quoi l’AfD (Alternative für Deutschland – Alternative pour l’Allemagne) ou d’autres partis anti-européens allemands risquent de progresser. J’ai donc l’impression que, pendant un an, les pays en question vont faire preuve de fermeté.

N’y a-t-il tout de même pas une erreur stratégique de Cameron, au départ, qui aurait été plus inspiré de chercher des alliés et de chercher ainsi à affaiblir l’Union européenne de l’intérieur ? En effet, les résultats des élections au Danemark, en Pologne, ont fait apparaître des partis plus eurosceptiques qu’auparavant. Or Cameron aurait beaucoup plus obtenu en cherchant à s’allier à eux, quitte à laisser la zone euro travailler.

M. Bruno Gollnisch, député européen. Je reviens sur la débandade des vainqueurs : est-ce que, comme le laisse entendre la rhétorique qui prévaut au Parlement européen, effrayés de ce qu’ils ont causé, ils fuient leurs responsabilités, ou bien est-ce que ce sont les mécanismes internes de la politique britannique qui les auraient empêchés, en tout état de cause, d’accéder aux responsabilités devant leur permettre de poursuivre le processus engagé ?

Pouvez-vous par ailleurs nous dire un mot, madame l’ambassadeur, sur l’avenir de l’UKIP dès lors que son objectif de sortie de l’Union européenne est atteint ? Ce parti va-t-il se dissoudre, a-t-il encore un avenir et, si oui, sur quel thème ? Est-il prévu qu’il rejoigne les rangs des conservateurs, la plupart de ses membres l’étant eux-mêmes à l’origine ?

On oublie, à propos de l’article 50 du traité sur l’Union européenne, que l’accord sur lequel son application doit déboucher, doit être approuvé par le Parlement européen. Que se passerait-il si ce dernier, par un amour immodéré du Royaume-Uni, refusait de ratifier ce divorce ?

Enfin, vous avez évoqué le financement de la campagne du Remain par des banques américaines : lesquelles et à quelle hauteur ?

M. Christophe Caresche. On a le sentiment que la fermeté des principaux pays de l’Union européenne a quand même payé, qu’il s’agisse de la France, de l’Italie ou, aussi, de l’Allemagne. En effet, la date prévue de changement de premier ministre a été avancée et le premier ministre pressenti, Mme May, affirme désormais clairement que le Brexit est une réalité – ce qui n’avait pas été formulé ainsi jusqu’à présent. L’unité des Européens a été « testée » et leur capacité à faire front a, je le répète, plutôt payé.

Pensez-vous que le Royaume-Uni va jouer sur les divergences d’appréciation éventuelles des Européens afin de les diviser ? Pensez-vous que l’unité qui, jusqu’à présent, semble avoir plutôt prévalu, va perdurer ? Êtes-vous confiante ? Allons-nous pouvoir négocier de façon raisonnable et dans des délais raisonnables une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ?

La Présidente Danielle Auroi. Lors de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), réunie les 10 et 11 juillet derniers, à Bratislava, un seul pays ne s’est pas exprimé et cela, me semble-t-il, pour la première fois : l’Irlande.

Mme Sylvie Bermann. Je commencerai par la débandade des vainqueurs. Personne, parmi eux, en effet, ne croyait à la victoire, n’avait prévu de plan, n’aurait été à même de mener à bien ce qu’il avait proposé. Si vous les prenez un par un, tout le monde considérait que le vainqueur était Boris Johnson parce que Nigel Farage et Michael Gove seuls n’auraient jamais fait gagner le Brexit. C’est vraiment le charisme de Boris Johnson qui a permis ce résultat et quand on demandait aux Britanniques quel était l’homme politique auquel il faisait le plus confiance, ils répondaient : Boris Johnson.

Moins d’une semaine après le Brexit, Boris Johnson a écrit dans le Telegraph l’inverse de ce qu’il avait dit pendant la campagne : désormais, l’accès au marché commun devait rester possible et les émigrés étaient les bienvenus. Voilà qui a mis en rage les autres partisans du Brexit dont Michael Gove, ancien ministre de la justice. Aussi Boris Johnson a-t-il compris qu’il serait difficile pour lui de devenir premier ministre. Celui qui venait en deuxième lieu était Michael Gove, sauf qu’il a trahi deux fois : David Cameron d’abord, qui était son meilleur ami – il est le parrain de l’un de ses enfants – et Boris Johnson ensuite qui a dû renoncer in extremis à déposer sa candidature pour diriger le parti conservateur, on l’a vu.

La trahison de Michael Gove est très mal passée et restait donc Andrea Leadsom qui avait bénéficié d’une certaine visibilité pendant la campagne mais qui a été attaquée sur le plan des compétences. De plus, elle a déclaré, dans un article du Times, être mieux placée pour diriger le parti que Theresa May parce que celle-ci n’a pas d’enfants. Mme Leadsom a en effet affirmé qu’ayant, elle, des enfants et des petits-enfants, elle avait tout intérêt à se préoccuper de l’avenir du pays. Les parlementaires se sont désolidarisés d’elle.

La procédure définie ayant été épuisée, il ne restait plus qu’à désigner Theresa May. Cependant, l’absence de vote des militants risque de l’affaiblir.

En somme, la débandade des vainqueurs est en effet très surprenante et y compris celle de Nigel Farage qui a déclaré qu’après avoir retrouvé son pays, il allait retrouver sa famille. On ne sait pas ce qu’il veut en réalité ; il n’est pas toujours cohérent et on ne sait pas ce que va devenir le UKIP ; il y aura d’autres élections et les questions d’immigration ne sont pas réglées. Arron Banks, qui avait financé la campagne d’Andrea Leadsom, est candidat à la succession de Nigel Farage.

J’en viens aux conséquences du Brexit sur l’Irlande du Nord. Vous avez raison, elles sont dramatiques. Je crois du reste que l’erreur de Cameron est de ne pas avoir fait assez campagne sur d’autres sujets que l’économie. Crispin Blunt, le président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des communes, pro-Brexit, avait déclaré que le Royaume-Uni resterait puisque de toute façon personne ne veut être plus pauvre. Ce genre d’arguments n’a en fait pas prévalu. Les partisans du Remain n’ont donc pas fait campagne sur l’Écosse, sur les risques encourus en Irlande du Nord, sur les questions de sécurité, sur l’affaiblissement diplomatique… Le gouvernement a mené une campagne très macro-économique alors que, du côté pro-Brexit, on invoquait le jour de l’indépendance, la reprise du contrôle du pays… thèmes qui ont davantage convaincu parce que faisant appel aux émotions et aux intérêts des gens.

Je pense que les Britanniques vont utiliser les Irlandais au sein de l’Union européenne : ils seront leurs informateurs sur toutes les réunions qui auront lieu et ils seront, d’une certaine manière, la voix britannique.

Vous m’avez également interrogée sur le fait de savoir si Cameron aurait dû essayer d’affaiblir l’Union européenne de l’intérieur en jouant sur ses divisions. Peut-être, mais il a choisi l’organisation d’un référendum pour des raisons de politique interne et même pour des raisons touchant à la vie interne de son parti. C’est aussi pourquoi, pendant la campagne, il n’a pas voulu s’attaquer aussi directement aux partisans du Brexit : autant ces derniers étaient violents, autant lui-même est demeuré courtois car son objectif était, par la suite, de reconstituer l’unité du parti conservateur. Il a donc commis de nombreuses erreurs, à commencer par l’organisation de ce référendum… Il voulait, de plus, obtenir de l’Union européenne des freins d’urgence pour l’immigration. L’exemple de la ville de Rugby, britannique par excellence mais où il n’y a plus que des enseignes et des pancartes en polonais, était souvent mis en avant.

En ce qui concerne les banques américaines qui ont financé la campagne du Remain, il s’agit de Goldman Sachs et de Morgan Stanley, à hauteur, je crois, de 500 000 livres. Pour ces établissements, le Royaume-Uni est une tête de pont tout comme il l’est pour les Chinois qui y ont installé leurs fonds souverains pour toute l’Europe et qui se posent aujourd’hui des questions.

Pour ce qui est de la ratification de l’accord par le Parlement européen, nous n’en sommes pas là. La négociation promet d’être longue, difficile et l’on ne peut pas exclure, à un moment donné, une saisine du parlement britannique – sinon il ne se sera jamais prononcé. Le fera-t-il sur le mandat de négociation ? C’est possible. Reste que c’est une question moins juridique que politique. Même si les deux tiers des membres du parlement sont favorables au maintien du Royaume-Uni au sein de l’UE, ils n’iront pas à l’encontre du résultat du référendum. Mais si la négociation se révèle très désavantageuse pour le Royaume-Uni… D’autant qu’entre-temps, de mauvaises nouvelles économiques peuvent survenir. La Banque d’Angleterre, qui avait prévu un plan de contingence, annonce un ralentissement de l’économie – au-delà de la baisse de la livre, or, quand je suis arrivée il y a deux ans au Royaume-Uni, le taux de croissance était de 2,9 % et le taux de chômage de 5 %, c’est-à-dire qu’on était dans une situation, quasiment, de plein-emploi.

La Présidente Danielle Auroi. On entend beaucoup parler des modèles norvégien et suisse qui pourraient servir d’hypothèse de travail. Qu’en pensez-vous ?

Quid, en outre, d’un point de vue bilatéral, de ce qui se passe à Calais ? La France vient de se faire taper sur les doigts pour la façon dont sont traités les mineurs isolés à Calais. Les accords du Touquet risquent-ils d’être rediscutés ? On sait que la France ne le souhaite pas mais le Royaume-Uni peut-il prendre des initiatives en la matière ?

Enfin, la communauté française au Royaume-Uni est-elle rassurée ou bien certains Français se demandent-ils s’ils ne vont pas devoir faire leurs bagages ?

M. Philip Cordery. Je rappelle que 70 % de la législation norvégienne est d’origine communautaire et que le principe de libre circulation est observé par ce pays.

Mme Sylvie Bermann. S’agissant de la question des travailleurs détachés qui a été évoquée, ils ne posent pas de problème au Royaume-Uni.

La Présidente Danielle Auroi. Il y a tout de même le cas des Polonais.

Mme Sylvie Bermann. Il ne s’agit pas de travailleurs détachés : ils sont installés à vie. Et, du fait du plein-emploi, à Londres tout le monde a une perspective de travail. Reste que quand nous avons soulevé, nous, la question des travailleurs détachés, ils ne nous ont pas soutenus, ce n’était pas un sujet pour eux.

Pour ce qui est du modèle, il ne sera, nous dit-on, ni norvégien « plus » ni suisse ni canadien, mais bien britannique. Et, encore une fois, le Royaume-Uni ne peut pas ne rien obtenir sur le contrôle de l’immigration. Il s’agira donc de réaliser la quadrature du cercle.

En ce qui concerne Calais, l’accord bilatéral avait été conçu dans un contexte où le Royaume-Uni était membre de l’Union européenne. Du côté du Gouvernement, Bernard Cazeneuve voyait environ tous les deux mois son homologue Theresa May. Ils sont allés ensemble à Calais au mois d’août, l’année dernière, et ont conclu un certain nombre d’accords et c’est d’ailleurs grâce à Theresa May que le Royaume-Uni a concédé des financements supplémentaires à chaque étape et que Calais est contrôlé. Aucune demande de changement ne viendra du Royaume-Uni, très satisfait de ce que la zone de Calais soit contrôlée par la France, ce qui permet de limiter les arrivées de migrants sur le territoire britannique. Aussi le Royaume-Uni va-t-il s’assurer du maintien des accords bilatéraux.

Quant à la communauté française, elle est très diverse : certains travaillent à la City – et eux ne se posent pas trop de questions – ; ceux qui vivent au Royaume-Uni depuis très longtemps s’interrogent sur le fait de savoir s’ils vont devoir demander la nationalité britannique, ce qui est possible au-delà de cinq années de résidence. De toute façon, je le rappelle, les négociations vont durer deux ans. Je vous signale qu’Axelle Lemaire sera à Londres tout à l’heure – je vais d’ailleurs l’y rejoindre – pour rencontrer les ressortissants français.

La Présidente Danielle Auroi. Nous vous remercions d’avoir été à la fois synthétique et claire. Il sera intéressant de croiser les informations que vous nous avez données avec celles de l’ambassadeur d’Allemagne en France, que nous avons auditionné ce matin – vous avez souligné que l’Allemagne était ferme avec nous et moins pressée que nous. Nous tâcherons de vous contacter à chaque étape du processus qui vient de s’enclencher parce que nous ne pouvons pas ne pas y être attentifs, d’autant que les gouvernements français, allemand et italien essaient de coordonner leurs efforts. Il semble en tout cas, pour le moment, que les vingt-sept entendent faire front commun.

La séance est levée à 14 h 55

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 13 juillet 2016 à 14 h

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. Christophe Caresche, M. Philip Cordery, M. William Dumas, M. Jean-Patrick Gille

Excusés. - M. Yves Daniel, M. Bernard Deflesselles, Mme Chantal Guittet, M. Lionnel Luca