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Commission des affaires européennes

Mardi 27 septembre 2016

Séance de 16 heures

Compte rendu no 303

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente

I. Audition de M. Pierre Sellal, Ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne, sur l’actualité européenne

II. Communication de M. Didier Quentin relative au respect du principe de subsidiarité par la proposition de règlement du Parlement et du Conseil établissant un système de certification européen pour les équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté aérienne COM(2016) 491 final

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mardi 27 septembre 2016

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 16 heures

I. Audition de M. Pierre Sellal, Ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne, sur l’actualité européenne

La présidente Danielle Auroi. Monsieur l’ambassadeur, nous sommes heureux de vous retrouver au sein de notre commission, dont vous êtes un fidèle, en ce tout début de session parlementaire – c’est notre première réunion de la session extraordinaire – pour faire un point d’actualité, sur les principaux sujets qui occupent en ce moment l’Union européenne.

Ces sujets sont nombreux. L’heure est particulièrement grave, pour l’Europe et son avenir. Nous rentrons d’une mission à Bucarest où nous avons rencontré nos homologues roumains, eux aussi très inquiets de la situation. Le président Juncker a justement parlé devant le Parlement européen, dans son discours sur l’état de l’Union, de crise « existentielle ». C’est aussi l’esprit des conclusions que nous avons adoptées en commission le 13 septembre dernier, sur l’avenir de l’Union, en perspective du sommet de Bratislava. Nous serons notamment très heureux de vous entendre sur la perception qu’ont nos différents partenaires du caractère crucial de la situation actuelle de l’Union, ainsi que sur les décisions – et non-décisions – de Bratislava.

Le contexte interne est difficile : crises des migrations, Brexit, montée des nationalismes et des euroscepticismes, voire des europhobies qui s’expriment d’une voix de plus en plus décomplexée, ou encore difficultés économiques et sociales persistantes, avec l’augmentation des poches de pauvreté.

Nous avons à cet égard noté les orientations proposées par le président de la République, en matière notamment de défense, de gestion des migrations, de relance de l’investissement et de soutien à l’emploi, de mobilité intra européenne, notamment des jeunes.

S’agissant des suites du sommet de Bratislava, et de la feuille de route adoptée à ce sommet, quelles seront les prochaines étapes ? Comment ces priorités s’articulent-elles avec le programme de travail de la Commission européenne ? Sur le fond, quelle appréciation peut-on porter sur les orientations décidées à Bratislava ? Nous avons relevé un certain agacement de l’Italie, notamment à propos des migrants.

Quant au Brexit, comment les principaux partenaires de la France perçoivent-ils les suites du référendum, et quel impact peut-on déjà constater sur la vie des institutions ? Y a-t-il des dossiers bloqués du fait de la perspective de la sortie du Royaume-Uni, ou au contraire d’autres sujets qui connaissent une accélération, par exemple en matière de défense ?

En ce qui concerne la crise migratoire, quel est le calendrier prévu pour la mise en place du corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes ? Quel est l’impact attendu des orientations de Bratislava sur les mécanismes de relocalisation et de réinstallation ? Pourquoi ceux-ci ne marchent-ils pas ? Je le répète, nous rentrons de Roumanie, pays qui est le deuxième contributeur à l’agence Frontex et où nous avons largement abordé le sujet.

J’en viens aux négociations commerciales internationales : quelle appréciation peut-on porter sur la dernière réunion des ministres du commerce à Bratislava, s’agissant en particulier du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI ou Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP), mais aussi de l’accord économique et commercial global (AECG ou Comprehensive Economic and Trade Agreement, CETA) ? La question se pose avec une acuité particulière, car des parlements nationaux ont demandé des précisions sur la nature de ce dernier, notamment quant à la question de savoir dans quelle mesure il touche des matières exclusivement européennes et des matières proprement nationales.

Sur les questions sociales, nous serions intéressés de vous entendre sur le point actuel des négociations relatives à la proposition de directive sur le détachement des travailleurs, sujet chaud également abordé par nous à Bucarest. D’autre part, notre commission a décidé de travailler sur le projet de « socle européen des droits sociaux ». Pouvez-vous nous dire comment la France peut aborder cette discussion ?

Enfin, s’agissant de la ratification et la mise en œuvre de l’accord de Paris, peut-on espérer que l’Union dépose très rapidement ses instruments de ratification ? À quelques semaines de la conférence sur le climat de Marrakech, ou COP22, pensez-vous que l’Union européenne, surmontant en particulier la résistance du groupe de Visegrad, y arrive en ayant tenu les engagements pris à la COP21 ?

M. Pierre Sellal, Ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne. C’est toujours un privilège de pouvoir s’exprimer devant vous.

Un premier paradoxe : l’impression d’une situation de crise, voire d’une paralysie et d’atonie, alors que vous avez mentionné à juste titre une longue série de sujets de négociation en cours, qui reflètent autant d’attentes exprimées par les Européens et de besoins d’action européennes.

Vous avez employé les mots justes pour caractériser l’état d’esprit bruxellois : doute, crise, inquiétude… Ce constat est grave et c’est de gravité qu’était empreint le sommet de Bratislava.

Voici les raisons de cette situation. D’abord, la situation économique reste marquée par une croissance très faible, un endettement considérable de nombreux États membres et une situation de l’emploi fragile ou médiocre dans beaucoup de pays. L’Europe paie le prix de cette crise économique et financière qui dure depuis des années. Alors qu’elle est à l’origine un projet économique, si elle n’apporte pas ce surcroît de prospérité sur lequel elle a été fondée, il est vain d’espérer qu’elle accroisse son audience auprès des peuples, ni qu’elle suscite chez eux l’enthousiasme.

Ensuite, la crise des réfugiés et des migrants s’est traduite par l’image d’une difficulté extrême de l’Europe à maîtriser la situation, à conduire une politique, à exercer un pilotage. Comme l’a constaté le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, dans son discours sur l’état de l’Union devant le Parlement européen, « jamais la volonté de travailler ensemble n’a paru aussi limitée ». Nous observons ainsi un déclin de l’esprit de solidarité et du goût de rechercher des solutions collectives par rapport aux enjeux. La distance, la déception, la défiance s’installent. De cette défiance, de cette difficulté de l’Union européenne à convaincre, le Brexit est à la fois le symptôme et la manifestation.

Avec le recul, si l’on analyse objectivement la situation économique, l’on se rend compte que nous n’avons pas suffisamment tiré profit de la baisse des taux d’intérêt et de la baisse des prix du pétrole, ni de la situation relativement porteuse de l’économie mondiale jusqu’à l’année dernière. Toutefois, comme l’a rappelé le président de la Commission européenne, les déficits budgétaires des États membres s’établissaient en 2009 en moyenne à 6 %, alors qu’ils ne s’élèvent plus en moyenne qu’à 2 % aujourd’hui. Un rattrapage et une reprise s’observent, par exemple, de manière particulièrement spectaculaire en Espagne.

S’agissant des réfugiés et des migrants, la situation n’est plus du tout celle de 2015. Nous recouvrons la maîtrise de la frontière extérieure. Malgré la déception, la désillusion, la distance vis-à-vis de telle ou telle politique, l’attachement à l’Union européenne reste majoritaire sur l’ensemble du continent européen comme en France. Ces éléments méritent d’être relevés.

Quant au Brexit, ce que nous redoutions tous à la fin du mois de juin et au début du mois de juillet ne s’est pas produit. Le sujet ne domine pas l’agenda européen et ne conduit à aucune prise en otage des décisions des conseils. Une manifestation du contraire : à Bratislava, il n’en a pratiquement pas été question. La réunion à Vingt-Sept a témoigné de la volonté de construire un agenda pour les années à venir, sans se laisser accaparer par la question britannique. La paralysie redoutée au mois de juin n’a pas eu lieu.

Le diagnostic de la France, et de l’Union européenne telle qu’elle s’est exprimée à Bratislava, est que, pour réconcilier les citoyens avec l’idée européenne, il faut que l’Union se concentre sur l’essentiel pour répondre aux principales attentes aujourd’hui. Comme l’a déclaré le président de la République, ces attentes s’expriment en faveur de davantage de protection, de sécurité et de résultats européens concrets, notamment dans ces domaines, propres à incarner l’Europe sur ce terrain.

Ce diagnostic consiste à être honnête, sans essayer de travestir la réalité. Nous devons refuser la dispersion et marquer une volonté européenne en matière de sécurité et de recherche d’un surcroît de prospérité, qui se traduise notamment dans le domaine de l’emploi. Nous devons ainsi nous engager autour d’un nombre de priorités aussi limité que possible : la sécurité, l’économie. Dans ce contexte, une attention particulière est d’ailleurs requise par les questions – l’emploi en premier lieu, mais pas uniquement – intéressant la jeunesse, elle qui s’est exprimée majoritairement en faveur de l’Union européenne, y compris au Royaume-Uni.

À Bratislava, une volonté d’agir à Vingt-Sept en ce sens s’est exprimée, tandis qu’une feuille de route y a été adoptée pour mettre en œuvre ce programme aussi vite que possible, c’est-à-dire dans les six mois. Les conseils européens d’octobre et de décembre marqueront des jalons dans ce travail qui débouchera sur la commémoration des soixante ans des traités de Rome en mars 2017. Du côté français, l’on souhaitait l’identification de mesures concrètes et une feuille de route aussi précise et concentrée que possible.

Je reviens sur les grands chapitres. D’abord, l’Union européenne doit protéger. C’est l’attente traditionnelle des citoyens à l’égard de la puissance publique, nationale ou européenne, aussi bien dans le contexte de la lutte contre le terrorisme depuis deux ans que dans celui de la maîtrise des flux migratoires. Certes, il convient de toujours dissocier ces deux thèmes, mais ils se rejoignent néanmoins sur l’exigence concrète et précise du contrôle de la frontière extérieure, exprimée par la France à Bratislava. L’image de l’absence de maîtrise, et des risques qu’elle comporte pour l’espace Schengen et la liberté de circulation, a été reprochée à juste titre à l’Union européenne au cours des deux dernières années.

Les fondements de Schengen établissaient d’ailleurs un équilibre entre la liberté de circulation et le contrôle de la frontière, bien commun des Européens appelant une action collective. Cette préoccupation se traduit en particulier par la création d’une agence de gardes-frontières et de garde-côtes. C’était un projet qui remontait à loin. La proposition figurait dans une lettre conjointe du Chancelier Kohl et du Président Mitterrand des années 1990. Mais, réticents à l’idée de voir des uniformes étrangers patrouiller à leur frontière, certains États membres se montraient très jaloux du respect de leur souveraineté, parfois seulement fraîchement recouvrée. Le paradoxe est que le choc de la crise migratoire, qui a provoqué des réactions de repli, a aussi permis de dégager un accord unanime sur la création de cette agence de gardes-frontières et de garde-côtes.

Juridiquement, toutes les décisions sont désormais prises. Mais il s’agit maintenant de les mettre en œuvre. Il faut que les États membres mettent à disposition du personnel ; la France est au premier rang de ceux qui y contribuent. L’objectif est que l’agence soit pleinement opérationnelle dès la fin de 2016. Cela signifie d’abord qu’elle devra être capable d’apprécier et d’évaluer le degré de vulnérabilité ou de fragilité de telle portion de la frontière extérieure. L’agence sera ainsi investie d’un mandat d’évaluation de la capacité d’un État membre à assurer efficacement la gestion de la frontière extérieure dans l’intérêt collectif. Ensuite, en cas de défaillance, elle fournira à l’État membre équipements et personnels. Objet de longues discussions, il est prévu qu’elle puisse même, à l’issue d’une procédure un peu complexe requérant décision du conseil, imposer sa présence à un État réticent. Encore reste-t-il à mettre ces dispositions en œuvre.

Quant à la réglementation sur les données des dossiers passagers (ou passenger name record, PNR), son adoption a donné lieu à des discussions parfois agitées entre le Parlement européen et le Conseil. Les États membres doivent maintenant travailler à son application.

Il y a aussi des négociations toujours en cours qu’il faut conclure. Permettez-moi de n’en évoquer qu’une seule. La France, avec l’Allemagne, a demandé une réforme du code des frontières de Schengen ; cet objectif a fait l’objet d’une proposition de la Commission et figure dans les orientations communes retenues par le conseil. Ce que nous souhaitons, c’est aller vers des contrôles systématiques à la frontière extérieure, aussi bien pour les ressortissants des pays tiers que pour les bénéficiaires de la libre circulation, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les ressortissants européens. Des négociations délicates sont en cours avec le Parlement européen à ce sujet. Mais il s’agit d’un objectif très important que nous nous devons d’atteindre au nom de cette priorité accordée au contrôle de la frontière extérieure.

Il s’agit enfin de créer de nouveaux outils au titre de ce contrôle des frontières. Premièrement, un dispositif de déclaration de toute candidature à l’entrée sur le territoire de l’Union européenne fournirait un registre d’identification comparable à celui de l’electronic system for travel authorization (ESTA) américain pour les entrées et sorties au sein et de l’Union européenne. Au reste, cela dédramatiserait, vis-à-vis des partenaires concernés, les enjeux du maintien ou non de l’obligation de visa, ce dispositif d’information préalable s’appliquant en toute hypothèse et permettant de recueillir les données relatives aux personnes. Cela suppose que ces informations puissent être intégrées dans des fichiers opérationnels.

Nous demandons à ce titre que nous progressions dans la voie de l’interrogation systématique des fichiers, ainsi que d’une interopérabilité accrue entre eux, notamment entre le système d’information Schengen (SIS) et la base de données Eurodac, et d’une extension des possibilités de consultation.

Les difficultés que nous rencontrons dans ces négociations tiennent d’abord à la mise en œuvre effective. Dans beaucoup de ces domaines, il faut mettre en place des équipements et des personnels, policiers et douaniers, ce qui se fera essentiellement par des mises à disposition, plutôt que par des recrutements directs de fonctionnaires par l’agence de gardes-frontières et de garde-côtes.

Un problème plus politique est celui du bon positionnement du curseur entre deux exigences, la sécurité et protection des libertés individuelles. Dans le débat sur la réforme du code Schengen, le Parlement européen hésite à accepter des contrôles systématiques, notamment s’ils sont étendus à tous les bénéficiaires à la libre circulation. Dans un autre registre, une longue négociation a permis de dégager un accord du Conseil pour le renforcement des contrôles sur les armes à feu. Mais nous avons pu mesurer à cette occasion combien une réforme, nécessaire, dans ce domaine heurtait beaucoup de situations acquises, très disparates d’un pays à l’autre, mesurer aussi l’influence des intérêts concernés, aussi légitimes soient-ils comme ceux des chasseurs et des tireurs sportifs, enfin l’impact des écarts entre des législations nationales très différentes, car une même arme n’est pas considérée comme dangereuse partout. La négociation se poursuit désormais avec le Parlement européen.

Enfin, dans le respect des principes juridiques essentiels, les limites à l’interrogation des fichiers doivent être mises en balance avec les impératifs de la lutte contre la violence et le terrorisme. Le débat se noue autour de la finalité des fichiers. Le droit et la jurisprudence sont traditionnellement hostiles à ce que des informations recueillies dans un certain objectif soient utilisées à une autre fin. C’est pourtant l’enjeu de l’interopérabilité des fichiers. Sur une autre question débattue ; la France et l’Allemagne se sont déclarées en faveur d’un accès et d’une consultation aussi large que possible par les services de police, dans le respect de conditions garantissant les droits individuels.

Tout cela illustre la priorité qui s’attache au contrôle des frontières extérieures et à la sécurité. De nombreuses actions sont engagées. L’on en est, sur beaucoup de points, au stade de la mise en œuvre.

La crise migratoire et la situation des réfugiés constituent le deuxième grand chapitre. Dans une analyse globale, il faut bien distinguer entre réfugiés et migrants, ce qui revient à distinguer aussi entre Méditerranée orientale et Méditerranée centrale.

C’est la Méditerranée orientale qui a connu en 2015 une arrivée massive de réfugiés, pour l’essentiel en provenance de la Turquie. La situation s’est radicalement modifiée à partir de la conclusion de l’accord du 18 mars 2016 avec ce pays. Au plus fort de la crise, durant l’été et durant l’automne 2015, il arrivait plusieurs milliers de réfugiés par jour sur les îles grecques. Au printemps de cette année, nous sommes tombés à une cinquantaine d’arrivées par jour en moyenne, chiffre qui est légèrement remonté, autour d’une centaine d’arrivées par jour, depuis la tentative de coup d’État en Turquie. Sans connaître un complet retour à la normale par rapport à 2013 ou 2014, nous ne voyons donc plus les images dévastatrices de 2015 telles qu’elles ont pu être instrumentalisées pendant la campagne du référendum britannique.

En ce qui concerne la Méditerranée centrale, force est de constater que les flux en provenance de Libye, et un peu d’Égypte aujourd’hui, ne diminuent pas vers le Sud de l’Italie. Nous y sommes toujours au même niveau que durant l’année 2015. Le problème reste donc, objectivement, entier.

S’agissant de l’accord avec la Turquie, l’on peut dire qu’il fonctionne bien dans la mesure où son objectif principal est atteint : les réfugiés syriens restent en majorité sur le territoire turc. Cela est dû en particulier à une politique plus active et plus ferme des autorités turques vis-à-vis des passeurs et trafiquants qui tirent bénéfice et profit de l’organisation du transfert de ces malheureux vers les côtes grecques, et aussi sans doute à des meilleures conditions offertes à ces réfugiés. En revanche, le dispositif de rapatriement et de réinstallation, dit « un pour un », a été très peu mis en œuvre, et n’a concerné tout au plus qu’entre 400 et 500 personnes. Pourquoi ? Les voies de recours et les procédures à accomplir au préalable du côté grec sont lentes ; le programme de réinstallation fonctionne mal lui aussi. Du côté turc, une réticence s’observe à laisser partir les plus éduqués des réfugiés syriens.

L’aide financière européenne de l’Union européenne à la Turquie dans ce cadre s’élève à trois milliards d’euros sur deux ans. Les Turcs se plaignent de la lenteur des déboursements. Mais plusieurs centaines de millions d’euros ont déjà été versées. Il ne s’agit pas d’une aide budgétaire directe à la Turquie, mais de financer le logement, l’éducation et l’accès à l’emploi des réfugiés syriens.

Une difficulté pourrait venir, dans les prochains mois, de la question des visas. Les Européens avaient pris l’engagement de lever l’obligation de visas de court séjour des ressortissants turcs, à la condition que tous les paramètres fixés dans la feuille de route impartie à la Turquie dans ce domaine soient remplis. Nous n’en sommes pas encore tout à fait là. Cinq à sept des paramètres retenus ne sont pas encore satisfaits, notamment l’adaptation de la législation antiterroriste turque. Tant le Conseil que la France demandent que tous les paramètres soient satisfaits. Des objectifs de calendrier avaient été définis, en juillet, puis en octobre. Il incombe à la Commission, le moment venu, de faire rapport au Conseil sur la satisfaction ou non des conditions fixées. La question viendra sur la table, car il s’agit, pour la partie turque, d’un élément important des accords du 18 mars.

Toujours au titre de la sécurité, il faut noter qu’elle s’entend désormais aussi au sens extérieur, c’est-à-dire que l’on parle de défense. Peut-être sommes-nous à un moment important pour relancer la réflexion et l’action collective en matière de défense. Depuis longtemps l’Europe n’avait pas connu un tel sentiment d’insécurité, dû à l’annexion de la Crimée par la Russie, à la situation en Méditerranée et au Proche-Orient, au terrorisme sur son sol, à un sentiment d’impuissance face aux flux migratoires.

Il s’y ajoute une incertitude, voire des doutes, quant à l’engagement américain, y compris chez nos partenaires les plus atlantistes. Ces interrogations et ces doutes contribuent à relancer l’intérêt collectif pour les questions de défense. La question de la relation avec l’OTAN n’est plus une question polémique ou idéologique. La complémentarité entre elle et l’Union européenne fait certes l’objet de discussions, mais elles sont dénuées de l’esprit polémique qui caractérisait encore ce genre de débats il y a quelques années.

Cet état d’esprit nouveau peut déboucher sur des avancées concrètes. Dès la fin juin, une nouvelle stratégie européenne de sécurité a été adoptée. La Haute-Représentante Federica Mogherini a présenté cette stratégie globale, en y donnant la priorité à la défense et à la sécurité. Un consensus se dégage désormais sur le concept central d’autonomie stratégique européenne. Cela n’allait pas de soi, mais il est érigé en concept central de cette stratégie. Nous allons maintenant nous employer à donner de la chair à ce concept. Pour nous, il signifie une capacité pour l’Europe à décider seule, à avoir les moyens de sa décision et à avoir ensuite les moyens de la mise en œuvre de cette décision, avec le minimum de dépendance extérieure. Le travail des prochains mois consistera à décliner, domaine par domaine, segment par segment, cette idée d’autonomie stratégique.

Un autre exemple de ce nouvel état d’esprit : nous vivions depuis trente ou quarante ans sur un interdit majeur, à savoir que l’Union européenne ne saurait financer des activités liées à la défense. Nous sommes peut-être en train de surmonter ce blocage, dans le domaine de la recherche. Nous avons toujours pensé qu’il était dommage de ne pas faire bénéficier au moins la recherche duale du soutien budgétaire européen en matière de recherche. Ainsi, nous travaillons en ce moment à une action préparatoire en matière de recherche. Dotée dans un premier temps de fonds relativement faibles, de l’ordre de 25 millions d’euros par an, elle devrait permettre de faire la démonstration dans les prochaines années qu’il est possible, et qu’il est de l’intérêt collectif, d’avoir une action de soutien de la recherche et des technologies en matière de défense. Si nous y réussissons, nous aborderons dans de bonnes conditions la création d’un véritable programme de soutien financier à la recherche en matière de défense dans le cadre financier qui succédera à l’actuel, à partir de l’année 2021.

Autre manifestation de cet état d’esprit, M. Jean-Claude Juncker fut applaudi au Parlement européen quand il y proposa la création d’un fonds stratégique européen en matière de défense. L’on n’en connaît pas encore bien les contours, l’affectation ou l’organisation précise. Mais cela rejoint ce qu’avait dit le président de la République lui-même lors de son discours à la conférence des ambassadeurs. Cela traduit ce sentiment qu’il faut faire plus en matière de défense, y compris de manière financière et budgétaire. Pour la première fois depuis dix ans, nous avons observé cette année un coup d’arrêt à l’érosion constante des budgets nationaux de défense, y compris en Allemagne.

Demeurent trois types de difficultés. D’abord, même si la question de la complémentarité avec l’OTAN n’est plus idéologique, elle reste cependant budgétaire, voire pratique, comme le rappellent certains partenaires qui soulignent l’importance du lien avec l’OTAN et la nécessité d’éviter toute duplication. Ensuite, le Parlement européen n’est pas forcément acquis à toutes les idées que je viens d’évoquer ; il faudra continuer à insister que l’action préparatoire que j’évoquais à l’instant puisse effectivement voir le jour. Enfin, c’est l’un des sujets pour lesquels le comportement britannique, au cours des deux années qui viennent, peut être problématique ; le ministre de la Défense du Royaume-Uni a annoncé qu’il se mettrait en travers de toute décision à 28 qui irait dans le sens d’une armée européenne : l’on n’y est pas, mais nous ne savons pas encore quelle est la marge du tolérable ou de l’acceptable pour un gouvernement britannique qui organise son Brexit.

Quant aux questions économiques, elles ne sont pas secondaires, loin de là. Mais l’esprit de Bratislava est d’insister sur les « délivrables », c’est-à-dire sur des résultats concrets et précis.

Premièrement, les investissements s’établissent à un niveau encore inférieur ou tout juste égal à 2008, il faut donner la priorité à leur soutien. Un instrument a bien fonctionné en ce domaine : le fonds Juncker, dont la France a tiré parti et profit depuis dix-huit mois, par une organisation collective qui a été remarquable entre les pouvoirs publics et les collectivités territoriales, en particulier les régions. J’ai été frappé de voir tous les exécutifs régionaux venir à Bruxelles, soucieux d’en être parmi les premiers bénéficiaires. Ce qui s’est effectivement produit. L’accès à un guichet européen est affaire d’organisation, d’information et de détermination. Ces conditions réunies, nous pouvons être au premier rang des bénéficiaires.

Cela justifie que nous soutenions pleinement le président de la Commission lorsqu’il propose une extension de ce fond, à la fois dans sa durée et dans son montant, l’une et l’autre devant être doublés.

Deuxièmement, pour essayer de dynamiser la croissance européenne, la Commission européenne s’est fixé deux priorités quant au marché intérieur, à savoir la création d’un authentique marché intérieur de l’énergie et une meilleure organisation du marché numérique européen. La première est naturellement liée à la mise en œuvre de nos engagements en matière climatique et nécessite de redresser les défauts de conception et de fonctionnement de l’organisation antérieure du marché européen de l’électricité. La deuxième ne saurait souffrir de fautes dans sa conception, sous peine de livrer le marché numérique européen aux opérateurs dominants de l’internet. Nous mettons beaucoup d’énergie, du côté français, à ce que les éditeurs de contenu et les créateurs bénéficient de bonnes conditions de valorisation de leurs efforts et ne soient pas victimes d’un accaparement – certains disent d’un rapt – de la valeur par les majors de l’internet.

Troisièmement, vous avez évoqué la convergence fiscale et sociale, madame la présidente. C’est un enjeu essentiel, à la fois dans la zone euro et dans l’espace à 28.

S’agissant de la convergence sociale, le président de la Commission a en effet évoqué un socle des droits fondamentaux : nous en soutenons l’approche, et il y a encore beaucoup de travail à mener pour en préciser le périmètre, le statut juridique, le contenu ; mais la référence que celui-ci pourrait constituer serait un élément important de la convergence entre les différentes situations dans les États membres.

S’agissant de la convergence fiscale, des avancées considérables ont été réalisées ces deux dernières années, notamment en matière de fiscalité des entreprises. Dans le domaine de la lutte contre l’évasion fiscale et les pratiques déloyales, à lui seul, l’harmonisation a fait plus de progrès au cours de cette période qu’en vingt ans. Il faut poursuivre dans cette voie. Dans l’esprit retenu à Bratislava, il s’agit de protéger la base taxable contre les comportements agressifs des multinationales. À cet égard, la décision récente de la Commission européenne à l’endroit d’Apple manifeste que l’Union peut se poser à la fois en Europe puissance et en Europe protectrice – en l’occurrence, des contribuables.

Pour réussir à mettre en œuvre tous ces objectifs, un double besoin fondamental s’exprime en matière d’unité et de direction, de pilotage ou de leadership.

L’unité s’est traduite par l’approche à Vingt-Sept au sommet de Bratislava. Privilégier les coopérations à quelques-uns et l’Europe à géométrie variable, à ce stade, en renonçant à cette unité, aurait été prendre un risque considérable au moment où nous avons besoin de nous rassembler en matière de sécurité et aussi allons devoir négocier les termes de la sortie britannique. En outre, ce besoin de convergence fiscale et sociale, mais aussi de sécurité, concerne les 28. Le niveau de la sécurité dans chacun de nos pays ne s’établit jamais qu’au niveau du maillon européen le plus faible. C’est pourquoi nous devons travailler collectivement à la protection effective de la frontière extérieure. Ainsi, le sommet de Bratislava a permis une expression européenne unitaire, même si certaines voix discordantes se sont fait entendre, ces exceptions étant dues, selon moi, à des raisons peut-être circonstancielles.

Quant au besoin de direction, nous savons que la multiplicité des présidences et des autorités ne permet pas toujours une incarnation suffisante de l’Union européenne. Cela donne une image de désorganisation, comme l’a relevé le président Tusk dans la lettre d’invitation qu’il a envoyée pour le sommet de Bratislava. Le président de la Commission a certes fait un discours remarquable devant le Parlement européen, présentant un diagnostic lucide et de bonnes propositions, mais il ne peut incarner à lui seul ce besoin de pilotage politique. Les présidences tournantes sont devenues aujourd’hui institutionnellement beaucoup plus faibles qu’elles ne l’étaient jadis.

Dans ce contexte, force est de constater à nouveau la responsabilité spéciale qui incombe à la France et à l’Allemagne et qui est exercée conjointement par elles. Le sommet de Bratislava a été préparé par des initiatives conjointes des ministres de l’intérieur comme des ministres de la défense français et allemand, par une réunion très symbolique de la chancelière et du président à la veille même de Bratislava. Au terme du sommet, le président de la République et la chancelière ont tenu une conférence de presse conjointe. S’il y a aujourd’hui incarnation d’un pilotage politique, en tant que force de proposition et d’entraînement, il se trouve dans le couple franco-allemand et dans les positions communes que nous défendons sur les thèmes que j’ai évoqués.

Cette unité et cette direction politique seront essentielles dans le contexte du Brexit. Nous attendons encore la notification par le Royaume-Uni de sa volonté de déclencher la procédure de l’article 50. Un ami anglais me disait l’autre jour qu’il comprenait enfin ce que signifie l’expression « drôle de guerre » : Que prépare-t-on ? Qui est en face ? Je crois que nous avons besoin que la procédure soit engagée. Mme May a annoncé que ce ne serait pas en 2016. Mais des voix plus ou moins autorisées ont suggéré que ce pourrait être entre janvier et mars 2017.

Il est raisonnable de considérer qu’on verrait mal un gouvernement britannique organiser des élections européennes au Royaume-Uni en 2019. Or le traité évalue à deux ans la durée de la procédure de sortie, une sanction s’attachant au dépassement éventuel de ce délai. L’incertitude a en outre un caractère dommageable. L’économie du Royaume-Uni continue de se porter très convenablement, mais des signes de fébrilité et d’impatience apparaissent car les milieux d’affaire et les entreprises n’aiment guère l’incertitude. Un motif supplémentaire pour laisser présager une notification entre janvier et mars 2017.

Il appartient au Royaume-Uni de nous dire ce qu’il souhaite. Le choix est entre l’intégration économique au marché intérieur, qui suppose le respect de ses règles, et l’affirmation la plus forte possible de sa souveraineté nationale. À partir du moment où le Royaume-Uni devient un pays tiers, il doit pour continuer à bénéficier du marché intérieur accepter les quatre libertés, qui sont interdépendantes, et l’acquis communautaire qui correspond, à la fois dans sa forme actuelle et future, sans pouvoir cependant participer aux décisions sur son évolution. Ce serait économiquement satisfaisant, mais éloigne du message délivré pendant la campagne référendaire par les partisans d’un Brexit. Si, en revanche, les Britanniques choisissent de privilégier la souveraineté, ils sont maîtres de leur décision sur les règles s’appliquant sur leur territoire. C’est satisfaisant du point de vue de la souveraineté, mais cela ne donne pas accès au marché intérieur. C’est aux Britanniques d’en décider.

Du côté européen, l’on s’est beaucoup demandé, par des réflexions parfois fort poussées, ce qui serait acceptable pour le Royaume-Uni. Mais nous devons d’abord définir ce que nous, les 27, voulons nous-même, en ayant en perspective l’avenir de l’Union européenne, prendre garde aux enjeux systémiques. Ne pas en tenir compte serait courir le risque d’un délitement ou d’un détricotage de l’Union européenne. Être attentif à ces enjeux, ce n’est pas céder à un réflexe punitif vis-à-vis du Royaume-Uni. Nous respectons son choix. Mais il y aura aussi des intérêts européens, et des intérêts français, à défendre avec détermination.

Quel sera le comportement du Royaume-Uni dans les années qui viennent ? Certes, le sommet de Bratislava a eu lieu à Vingt-Sept. Mais les décisions actuelles continuent d’être prises à 28, c’est le cadre d’aujourd’hui. Le Royaume-Uni est un État membre à titre plein et entier, et le traité attend de tout État membre une coopération loyale. S’il vient à y manquer, le divorce ne pourrait qu’en être plus difficile. Nous avons donc des exigences à faire valoir. Mais soyons attentifs à ce que les droits du Royaume-Uni en tant qu’État membre soient également respectés, notamment en ne multipliant pas au-delà du cercle des chefs d’État et de gouvernement les réunions à 27.

Voilà donc ce qui attend l’Union au cours des prochains mois : la mise en œuvre du programme d’action de Bratislava, qui doit progresser indépendamment du Brexit, ; la préparation de ce dernier, pour lequel les pourparlers ne commenceront qu’en début d’année prochaine.

La présidente Danielle Auroi. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie pour cet exposé éclairant.

M. Joaquim Pueyo. La commission des affaires européennes a adopté deux rapports consacrés à l’Europe de la défense ; elle plaide en faveur d’une coopération renforcée. L’attente des populations européennes en matière de sécurité extérieure et intérieure est manifeste ; il y a urgence à agir, mais la feuille de route adoptée à Bratislava est décevante au regard des propositions conjointes, précises, des ministres français et allemand de la défense et de l’idée d’un Fonds européen de défense mise en avant par le président de la République. L’Allemagne ayant toujours exprimé un avis nuancé à l’idée d’une Europe de la défense européenne, l’initiative franco-allemande est importante. Reçoit-elle l’adhésion des États de l’Union plus favorables au renforcement de l’OTAN qu’à l’Europe de la défense, tels les pays Baltes et la Pologne ?

Ne peut-on espérer de l’Union européenne une initiative visant à mettre fin aux drames en cours en Syrie, en particulier aux massacres commis à Alep ? La France est au nombre des pays qui ont demandé la convocation du Conseil de sécurité à ce sujet, mais la voix de l’Union en tant que telle est inaudible.

M. Arnaud Richard. Le processus d’adhésion à l’Union européenne est long et complexe, et c’est une bonne chose. Mais si, une fois membre, un État fait des déclarations ou prend des mesures à la limite des principes démocratiques, on se trouve désemparé, faute d’outils juridiques pour réagir. Or les situations de ce type se multiplient ; que faire ?

On a constaté au cours des derniers mois l’augmentation des migrations secondaires : arrivent en France des personnes déboutées du droit d’asile en Allemagne, en Hongrie ou en Italie. Quelque 250 000 demandes d’asile n’ont pas eu d’issue favorable en Allemagne depuis 2015, et certains demandeurs viennent, à raison, déposer leur demande en France. En outre, 500 000 demandes d’asile n’ont pu être enregistrées en Allemagne, où les services concernés sont durablement saturés. Cela se conjuguant au durcissement de la politique migratoire allemande, la crise ne fait que commencer. La France a pris sa part de responsabilité, mais si les choses se compliquent en Allemagne, la crise s’aggravera très nettement dans notre pays. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Alors que, depuis 2015, la majorité des demandeurs d’asile viennent de pays en guerre – Syrie, Irak, Afghanistan –, l’Allemagne rejette paradoxalement les demandes d’asile des Afghans, qu’elle considère comme des migrants économiques. Comment expliquer des différences de traitement des demandes d’asile selon les pays de l’Union ?

M. Jean-Luc Bleunven. J’appelle l’attention sur le lien entre la politique agricole commune (PAC) et le PTCI. Alors que la sécurité alimentaire est un enjeu majeur des échanges internationaux, la PAC est devenue une rente de situation pour beaucoup et elle n’oriente plus l’agriculture européenne. L’inquiétude augmente en proportion inverse de la baisse des prix des produits agricoles, qui suscite une forte insécurité. Quel est l’état d’esprit des gouvernements européens à ce sujet ? Si l’on s’en désintéresse, si l’on ne définit pas au niveau européen une orientation majeure pour la sécurité alimentaire, les États membres peuvent être tentés de renationaliser les politiques agricoles. Je suis un fervent défenseur de la politique agricole commune à condition qu’elle oriente l’agriculture dans le sens voulu par les Européens. Quel est le calendrier prévu pour cette réorientation ?

M. Didier Quentin. Pourriez-vous préciser l’état d’esprit des pays membres au sujet du PTCI et du traité avec le Canada – l’AECG –, souvent considéré comme son cheval de Troie ? L’euroscepticisme est patent ; qu’il soit à peine question de l’Europe dans la campagne des primaires en vue de l’élection présidentielle en France en est une illustration. Or, si trois pays européens figurent au nombre des dix premières puissances économiques mondiales, M. Michel Barnier a fait récemment état de projections selon lesquelles il n’y en aurait plus un seul en 2050. Cette évolution préoccupante ne devrait-elle pas fortement inciter à la cohésion ? Comment reconquérir l’opinion publique ?

La présidente Danielle Auroi. Je fais mienne cette interrogation. Les choix faits à Bratislava sont peu éloquents, même quand il s’agit de sécurité : si les gouvernements sont pleinement conscients de l’enjeu que représentent les frontières extérieures de l’Union, le sujet n’est pas la préoccupation première des citoyens européens. A-t-on suffisamment pris conscience, à Bratislava, de l’opposition entre la population et les élites que traduit le vote en faveur du Brexit ? On aura noté le petit signal donné par Mme Theresa May à sa base : brusquement, il est question au Royaume-Uni d’un plan pour l’école publique. Autrement dit, la nouvelle première ministre fait savoir qu’elle s’intéresse aux questions sociales. Ce qui a été décidé à Bratislava en cette matière suffira-t-il ?

A-t-on analysé les raisons pour lesquelles le dispositif de réinstallation des migrants ne fonctionne pas ? La Commission a, comme il était normal et généreux, proposé que les pays de l’Union partagent la charge que représente l’afflux brutal de réfugiés fuyant des guerres. Les migrations par l’Égypte et la Lybie sont tout aussi denses que celles qui empruntaient précédemment d’autres voies ; l’afflux va donc se poursuivre, surtout si la Turquie utilise les mouvements migratoires comme moyen de chantage pour obtenir de l’Union la levée de l’obligation de visa pour ses ressortissants. Peut-on imaginer un mécanisme auquel les États seraient plus favorables, qu’il s’agisse de l’accueil des réfugiés qui forment l’immense majorité des arrivants ou de l’accueil des migrants économiques et climatiques qui fuient la pauvreté et la désertification des terres ? Ces derniers, considérant que leurs chances de trouver du travail sont meilleures en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Suède, ne veulent aller vivre ni dans les pays de l’Est de l’Union ni en France ; pourtant, leur arrivée est instrumentalisée à des fins nationalistes, sinon à d’autres.

Se pose aussi la question des cercles constitués entre pays membres et du format des réunions au sein de l’Union. La configuration correcte est celle des Vingt-Huit ou, maintenant, des Vingt-Sept. Les autorités des États devenus membres de l’Union le plus récemment nous ont dit de manière répétée leur amertume d’avoir vu, au lendemain du Brexit, les pays fondateurs se réunir seuls. Ils constatent aussi la tenue de réunions des pays du groupe de Višegrad ou d’autres groupes, tel celui des pays Baltes. Ils se sentent exclus de ces discussions à configurations variables qui ne portent pas sur des projets mais concernent des intérêts spécifiques et qui ont pour effet de détricoter l’Union. Que le sommet de Bratislava ait eu lieu à Vingt-Sept est, pour cette raison, un signal important. Les réunions des pays membres de la zone euro, que ces États ont vocation à rejoindre dans les meilleures conditions, sont quant à elles compréhensibles.

M. Pierre Lequiller. J’ai apprécié l’habituelle et remarquable diplomatie de votre propos, monsieur l’ambassadeur. Qu’il est aimable de dire, par exemple, que « de cinq à sept paramètres » manquent encore pour que la levée de l’obligation de visa puisse s’appliquer aux Turcs… Il me semble difficile de lever cette obligation pour les ressortissants d’un pays qui ne respecte aucune des règles élémentaires de la démocratie et qui exerce une sorte de dictature sur la presse et sur les intellectuels.

Je m’inquiète, comme la présidente de notre commission, du morcellement de l’Union. À ce sujet, quel était le sens de la présence française à la réunion d’Athènes ? Le rôle historique de la France est de contribuer au couple franco-allemand. Pourquoi, en participant à une réunion des pays dits du Sud, contribuer à l’émiettement que déplore Mme Auroi ? Voir les États membres se constituer en groupes de pays du Sud, du Nord, de l’Est… est très inquiétant. Non seulement on s’écarte ainsi de l’idéal européen mais on nourrit la montée de l’extrémisme en Europe, y compris en Allemagne, ce qui ne s’était pas vu depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

Il faut, nous dites-vous, une Europe de la défense. Il me paraît étrange de pousser les feux à ce sujet au moment même où le Royaume-Uni va quitter l’Union. Je veux bien croire que l’Allemagne et la Pologne augmenteront leur effort respectif, mais l’on sait depuis toujours que l’Europe de la défense ne peut se construire sans le Royaume-Uni ; comment l’associer à ce projet ? Dans un autre domaine, que faut-il entendre par « marché intérieur de l’énergie » quand les États membres mènent des politiques énergétiques dissemblables, certains utilisant l’énergie éolienne, d’autres le charbon, d’autres encore l’énergie nucléaire ?

Les conditions de négociation du Brexit ne sont pas moins préoccupantes. Ce sont les Britanniques qui décideront de la date à laquelle ils veulent engager les discussions et ils la retarderont au maximum. À supposer que la discussion n’ait pas abouti au bout de deux ans, acceptera-t-on que le Royaume-Uni élise de nouveaux députés européens en 2019 ?

M. Pierre Sellal. Effectivement, monsieur Pueyo, le chapitre de la déclaration de Bratislava relatif à la défense européenne n’est pas le plus complet. Mais ce qui nous importait était que ce document de deux pages seulement traite de la défense et que l’on engage une dynamique à partir de l’initiative franco-allemande. La panoplie des mesures concevables figure dans la lettre conjointe de M. Jean-Yves Le Drian et de Mme Ursula von der Leyen.

La première des priorités doit aller au développement des capacités militaires, de manière pragmatique, opérationnelle, et sans doute de manière plus qualitative que par le passé. Nous devons recenser les lacunes capacitaires, qui sont autant d’obstacles à l’autonomie stratégique européenne à laquelle nous prétendons, y compris du point de vue des capacités de projection de force, et mettre en place les coopérations, appuyées sur autant d’incitations réglementaires et fiscales que nécessaire, pour progresser vers cet objectif.

Ensuite vient l’objectif, à terme, d’une capacité permanente de planification et de conduite d’opération.

La question du financement est cruciale, eu égard aux faiblesses des budgets de défense, au regard même de l’objectif fixé dans le cadre de l’OTAN de consacrer 2 % du PIB aux dépenses de défense. C’est dire l’importance des propositions tendant à créer de nouveaux dispositifs de soutien à l’investissement notamment, comme proposés par la France et par le président de la Commission.

Il se trouve, M. Pierre Lequiller, qu’une défense européenne est peut être impensable sans le Royaume-Uni mais qu’elle était impossible avec lui. Le Royaume-Uni a toujours été notre meilleur allié et partenaire à la table du Conseil quand il s’agit de voir le monde tel qu’il est et d’engager effectivement des moyens militaires dans une situation de crise. Mais c’est aussi l’État qui, à chaque fois qu’il a été question de forger une capacité européenne autonome, s’y est montré le plus hostile. Le départ des Britanniques étant irréversible, il faudra définir à Vingt-Sept les instruments et les capacités de défense, puis déterminer le mode d’association entre l’Europe des Vingt-Sept, et en particulier la France, et le Royaume-Uni en matière de sécurité et de défense. Maintenir une relation de sécurité bilatérale très fortement articulée sera de l’intérêt de tous. Pour l’heure, il faut soumettre les propositions franco-allemandes à la discussion collective.

Comment financer les investissements capacitaires ? Idées et suggestions foisonnent : il est question du fonds Juncker, et aussi, par la voix de M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission, d’euro-obligations. M. Thierry Breton a exprimé les idées que vous connaissez et le président de la République a évoqué un Fonds spécifique. Il faut y travailler. À mon sens, rendre l’industrie de la défense éligible aux dispositifs existants – plan Juncker ou interventions de la Banque centrale d’investissement – dont on étendrait le périmètre d’action serait une première étape. L’enjeu est de consolider un consensus sur la nécessité de renforcer la base industrielle et technologie de défense.

Ne surévaluons pas les réticences, notamment de la part des pays les plus attachés à l’OTAN. Le consensus s’est fait à Vingt-Huit, en juin dernier, sur l’autonomie stratégique européenne. Au sein du groupe de Visegrád, nous constatons la très grande proximité de la position de la République tchèque avec la nôtre : elle reconnaît que l’Europe doit faire plus sur ce plan. Les choses ne sont donc pas figées. À condition d’être suffisamment inclusif, de fixer un cap, de s’organiser de manière rationnelle et de prévoir un calendrier de réunions régulières, ce qui nous a beaucoup manqué au cours des deux ou trois dernières années en matière de défense.

Enfin, il va de soi qu’il ne suffit pas de disposer de capacités : il faut définir à quelles finalités politiques elles correspondent. Pour ce qui est de la Syrie, la communauté internationale et l’Europe en particulier sont manifestement impuissantes face à des belligérants qui se comportent de manière profondément choquante. Sans règlement durable des crises qui affectent toute la région de la Méditerranée et du Proche-Orient, il n’y aura pas non plus de solution durable aux flux migratoires. Je constate comme vous que la France participe activement à la coalition constituée en Syrie, contribuant ainsi à essayer d’éradiquer Daech et les mouvements terroristes mais que cela ne suffit pas à permettre le règlement politique de la situation.

M. Arnaud Richard m’a interrogé sur l’hétérogénéité du respect de l’État de droit au sein de l’Union européenne. L’expérience connue avec l’Autriche, il y a une quinzaine d’années, a conduit à définir dans le traité de Lisbonne une procédure qui peut, dans des conditions assez restrictives, être enclenchée à l’encontre d’un État membre qui méconnaîtrait l’État de droit, mais deux raisons font que l’on hésite à y recourir. D’une part, le souci de veiller, dans les circonstances délicates d’aujourd’hui, à l’unité des Vingt-Sept. D’autre part, si on peut ne pas partager certaines orientations politiques, autre chose est d’établir de manière incontestable, et ce n’est pas toujours chose aisée, des manquements avérés à l’état de droit, alors que l’acquis communautaire en matière de liberté d’expression, d’organisation de l’audiovisuel ou d’installation d’un tribunal constitutionnel est assez mince. Néanmoins, restons vigilants car certaines situations peuvent devenir intolérables ; il faut fixer des limites et faire preuve de la résolution nécessaire et marquer avec fermeté ce que l’Union ne peut pas accepter.

Dans ce contexte, l’organisation de l’accueil des migrants fut, l’an dernier, la pierre de touche non pas de l’État de droit mais de la solidarité effective entre les États membres. La Commission européenne était fondée en droit à proposer ces mécanismes de répartition solidaire des migrants et des réfugiés. La Slovaquie et la Hongrie ont déposé des recours à ce sujet devant la Cour de justice de l’Union européenne ; il est douteux que la Cour censure la Commission ou le Conseil, qui a pris la décision, mais il lui appartiendra de se prononcer. Voilà pour le volet juridique de la question. Au plan politique, le constat est fait qu’il est difficile d’imposer à la majorité qualifiée, à un pays qui n’en veut pas, d’accueillir des réfugiés et des migrants. On peut certes faire valoir que la solidarité ne se divise pas et que l’on ne peut pas à la fois revendiquer une solidarité politique, économique, financière, commerciale et refuser cette solidarité-là. Mais la réalité politique, les difficultés pratiques, l’ont emporté sur l’obligation juridique, et l’on est très loin d’avoir relocalisé les quelque 160 000 personnes qui auraient dû l’être.

La France a fait ce qu’elle avait promis et elle se situe, vis-à-vis des réfugiés et des migrants qui sont en Grèce et en Italie, au premier rang des pays accueillant au titre de ces mécanismes les personnes à relocaliser. Mais, globalement, on est très loin du compte et on peut se demander si on atteindra jamais les chiffres qui figurent dans les décisions antérieures. C’est pourquoi le président Juncker a été amené à dire qu’il fallait peut-être en venir à une solidarité flexible, sans la définir plus avant à ce stade.

Il résulte aussi de ces dysfonctionnements des mouvements de migration secondaires.

Pour les réduire, l’un des objectifs sera d’aller plus loin dans l’harmonisation du droit d’asile. Le cadre juridique européen actuel comporte trop de dérogations, d’exceptions, d’options, de facultés de faire ou de ne pas faire, par exemple pour l’accès des bénéficiaires de la protection au travail et pour l’accès au logement. C’est ce qui provoque l’attirance relative pour tel ou tel pays, en fonction des facilités qu’il offre aux migrants et aux réfugiés. L’honnêteté commande de dire qu’une bonne partie de ces dérogations procède de demandes des États membres, y compris de la France, car beaucoup étaient réticents au moment de ces négociations à une harmonisation complète et rigide des régimes de l’accès à l’emploi et de l’accès à l’éducation. On peut lutter plus efficacement contre les mouvements de migration secondaires en renforçant l’harmonisation, mais c’est au prix d’une réduction des marges de manœuvre nationales dans l’application du droit d’asile.

La question, très difficile à résoudre, d’un mécanisme permanent et obligatoire de répartition des réfugiés et des migrants demeure posée. C’est une des propositions de la Commission européenne tendant à réviser le régime dit de Dublin, mais la majorité des États membres, dont la France, ne sont pas disposés à l’accepter sous cette forme. Il faudra s’en approcher avec un mécanisme plus circonscrit, réservé à des situations exceptionnelles.

N’oublions pas que la priorité absolue doit être accordée au développement et à la fixation des populations aussi près que possible de leur lieu de résidence, sur le continent africain en particulier. Il faut mobiliser des moyens et des financements, mais il y faut aussi de la résolution politique, pour commencer dans les États qui sont à la fois les pays d’origine de ces flux migratoires ou de transit – dans le Sahel en particulier –, et les pays qui semblent promis à une explosion démographique irrésistible dans les vingt ou trente ans qui viennent.

M. Bleunven m’a interrogé sur l’état d’esprit des pays membres au sujet de la PAC et de la situation des agriculteurs victimes de l’effondrement des prix de leurs productions. Il évolue ; nous l’avons vécu avec la crise du prix du lait. La suppression du système des quotas a eu lieu conformément à un engagement pris de longue date. Cette décision apparaissait alors être un élément d’une évolution nécessaire et inéluctable. Nous en étions inquiets, mais nous étions très seuls. Un an plus tard, chacun partage notre diagnostic : la levée des quotas a contribué au dérèglement majeur du secteur, dans le contexte particulièrement négatif de l’embargo sur les exportations vers la Russie et de la baisse de la consommation en Chine. En l’espace de quelques mois, j’ai constaté un changement d’état d’esprit – y compris chez le commissaire irlandais, initialement convaincu que le jeu du marché devait désormais s’exercer pleinement – et l’admission que l’Union européenne devait intervenir et sur le plan budgétaire et par des interventions directes sur le marché. L’idée que la mondialisation et les dysfonctionnements des marchés font des victimes est davantage perçue qu’il y un an. J’ai été frappé d’entendre Mme Theresa May avancer dans une de ses premières interventions des idées en somme très françaises, soulignant la nécessité d’être attentif aux victimes de la mondialisation et le besoin d’une politique industrielle authentique. Il serait paradoxal que ce soit avec un Royaume-Uni sortant de l’Union que l’on finisse par trouver davantage d’éléments de convergence !

Il convient de distinguer l’accord économique et commercial global (AECG) conclu avec le Canada du projet de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) en discussion avec les États-Unis. En effet, nous avons obtenu dans l’accord avec le Canada tout ce sur quoi nous avons échoué avec les Américains, qu’il s’agisse d’équilibre, de réciprocité, d’accès aux marchés, de règlement des différends ou de contrôle des investissements, tous éléments que nous souhaitions obtenir, conformément au mandat donné à la Commission. Je vous donnerai pour exemple l’accès aux marchés publics. Un des objectifs fondamentaux de l’Europe en cette matière était que les règles vaillent pour le niveau fédéral et pour le niveau subfédéral ; nous l’avons obtenu du Canada, mais il n’en est pas question pour les négociateurs des États-Unis, qui refusent de s’engager à un autre niveau que le niveau fédéral. Pour les États-Unis, le Buy American Act, reste une pierre angulaire de l’accès aux marchés publics et les négociateurs américains du PTCI ont dit qu’il était hors de question de le modifier. Il y a donc une différence fondamentale entre les deux accords négociés. De plus, l’ambition du PTCI en termes de convergence réglementaire, va au-delà de ce que nous poursuivions avec le Canada, et sur ce point aussi nous sommes loin de l’ambition initiale.

La France a donc dit que le compte n’y est pas, loin s’en faut, et que si on en est là, c’est du fait de la partie américaine. L’Europe a fait des offres conformes à son mandat de négociation – offres que nous avons parfois reprochées à la Commission pour être un peu audacieuses au regard du manque de réceptivité et de réciprocité de notre partenaire –, mais les Américains n’ont pas fait les concessions correspondant à l’esprit initial du projet d’accord. Enfin, soyons lucides, a dit le président de la République : il est infiniment douteux que l’équilibre attendu soit rétabli dans les deux ou trois mois qui nous séparent de la fin de l’administration Obama. Puisque la négociation ne se conclura pas sous cette administration, le plus sage est d’attendre de voir ce que l’on pourra faire avec la prochaine.

Pour ce qui est de l’AECG, les choses sont, je vous l’ai dit, radicalement différentes. Pratiquement tous les milieux économiques – industrie, services, agriculture – se sont déclarés favorables aux résultats de cette négociation. Ce que l’on entend s’exprimer, ce sont des opinions contraires au principe même des accords de libre-échange et de la philosophie qu’ils traduisent. Mais il serait très dommageable pour l’Europe, au plan international, de donner le sentiment qu’elle tourne le dos au libre-échange, et très pénalisant aussi de ne pas honorer le résultat d’une négociation conforme au mandat donné aux négociateurs et qui correspond à nos intérêts. En conséquence, nous avons tout intérêt à finaliser l’AECG.

Pour autant, cela ne saurait justifier que cet accord soit adopté par les seuls Conseil et Parlement européens, sans passer par les parlements nationaux, comme la Commission en a eu à un moment donné la tentation. Nous avons fait valoir que, toutes considérations juridiques mises à part, engager l’entreprise de réconciliation des citoyens avec l’Europe et le libre-échange en commençant par leur expliquer qu’il importait de se passer de l’expression de leur consentement par leur parlement national n’était pas la meilleure des idées. Le président Juncker a eu la grande sagesse de l’admettre, et l’accord sera bien soumis à la ratification des parlements nationaux.

Il n’empêche : la question mérite réflexion pour l’avenir. Comment éviter qu’une négociation dont presque tous considèrent le résultat comme très positif soit hypothéquée par la nécessité d’avoir plus de trente ratifications parlementaires, ce qui expose à un aléa préjudiciable à l’intérêt européen dans son ensemble ? La réponse n’est certainement pas de dire que l’on se passera à l’avenir du vote des parlements nationaux, il faut poursuivre la réflexion sur les formes de leur implication nécessaire.

L’Europe occupe actuellement sept sièges au G20 ; c’est considérable. Le risque est effectivement, monsieur Quentin, que les économies européennes nationales en disparaissent d’ici vingt ou trente ans. Parmi les propositions dont nous débattons depuis longtemps dans le cadre de l’union économique et monétaire, figure l’idée d’une représentation unique de la zone euro dans les instances financières et monétaires internationales. Elle est mal reçue par la plupart des gouvernements, même si les Français y sont un peu plus ouverts que d’autres. Le sujet passionne-t-il les opinions ? Je ne suis pas convaincu qu’elles ressentent la perspective évoquée comme une catastrophe ; la chose n’est pas suffisamment palpable pour avoir un impact.

En revanche, madame la présidente, je ne suis pas sûr que la question des frontières extérieures n’intéresse pas les populations d’Europe, qui ont vu les images de centaines de milliers de personnes traversant des territoires et bloquées à la frontière. Songez à la résonance qu’a eue dans le débat français le fait de savoir que tel terroriste – celui de Saint-Denis par exemple – était passé à travers des frontières extérieures permissives. Cela explique la demande que nous avons faite : que le contrôle aux frontières extérieures concerne également les bénéficiaires de la libre circulation au sein de l’Union européenne. C’est l’enjeu du PNR et du contrôle physique à la frontière.

S’agissant du format des discussions, la plupart des objectifs visés le sont à Vingt-Sept ou à Vingt-Huit. En termes de sécurité, la défaillance d’un maillon affectant la sécurité de tous, il faut travailler avec tout le monde. De même, pour ce qui a trait à la convergence économique et sociale, si l’on veut lutter contre le dumping social ou fiscal, on doit le faire à Vingt-Sept ou à Vingt-Huit. Et encore : les enjeux de la directive concernant le détachement de travailleurs concernent l’ensemble des États membres – il serait vain d’organiser un bon régime de détachement au sein de la seule zone euro. Faut-il pour autant s’interdire d’essayer de rapprocher les positions et de se concerter dans des cercles plus restreints ? C’est affaire de dosage, et d’articulation entre les divers formats. Il n’était pas illégitime que les pays fondateurs de l’Union européenne, qui ont une certaine responsabilité morale et historique, se réunissent, une seule fois, alors que pour la première fois depuis le traité de Rome, un pays membre venait de décider de quitter le navire. Cela avait un caractère très symbolique.

Le seul format restreint qui n’est pas contesté, qui est attendu et dont on regrette qu’il ne se manifeste pas tout en déplorant qu’il le fasse parfois trop, c’est le format franco-allemand ; dès qu’un autre pays membre y est agrégé, les contestations pointent… Ensuite, il y a les solidarités géographiques ; elles sont légitimes, mais elles ont leurs limites, qu’il s’agisse des pays nordiques ou des pays méditerranéens, car il y a un entrecroisement avec des logiques politiques partisanes et des intérêts de toute nature. L’habitude s’est aussi prise que, dans les heures qui précèdent chaque session du Conseil européen, se réunissent d’une part les gouvernements appartenant à la mouvance du Parti populaire, d’autre part les gouvernements d’inspiration socialiste. Ces concertations ne sont pas néfastes, loin s’en faut, mais elles ne remplacent pas la discussion collective. Il existe une solidarité entre les membres du groupe de Visegrád, mais elle n’est pas systématique et des différences d’approche sont visibles sur de nombreux sujets. En bref, je pense comme vous qu’il faut privilégier le travail à Vingt-Sept ou à Vingt-Huit, l’alimenter par des initiatives franco-allemandes et parfois faire progresser ces idées par des concertations à géométrie variable mais que ces groupes ne doivent certainement pas se substituer au travail collectif.

Pour la Turquie comme pour l’Ukraine et la Géorgie, en matière de visas, il faut peut-être en revenir à la philosophie même d’une politique de visas : si nous devons décider de supprimer l’obligation de visa pour les ressortissants d’un pays, quel qu’il soit, cela doit être parce que nous estimons que le risque migratoire est maîtrisé et le risque sécuritaire sous contrôle, que le pays considéré a fait les efforts nécessaires en matière de sécurité des documents de voyage et qu’il a lui-même une politique de délivrance de visa aussi proche que possible de celle de l’Union européenne. Un des problèmes actuels est que les autorités turques n’imposent pas de visa à certaines nationalités – qui, pour cette raison, traversent la Turquie et se retrouvent en Europe. Certes, la dimension politique d’une décision à propos de la Turquie ne peut être mésestimée. Mais si la Turquie se conforme aux 72 critères énoncés, cela signifiera qu’elle se sera rapprochée de l’Europe pour ce qui est du contrôle des flux migratoires, de la politique de visas et de la sécurité des documents de voyage, et si nous prenons un jour la décision de lever l’obligation de visa pour les ressortissants turcs, ce sera pour ces raisons. De plus, une des conditions sine qua non d’une telle décision sera la mise en place concomitante d’un mécanisme de sauvegarde : il est essentiel de pouvoir rétablir l’obligation de visa si, dans l’avenir, ces critères n’étaient plus respectés.

Enfin, j’ai évoqué le calendrier vraisemblable des négociations du Brexit. Il serait effectivement peu concevable que le Royaume-Uni participe aux élections européennes de 2019. Il appartiendra donc aux Britanniques d’engager la procédure dans un délai qui rende possible la conclusion de l’accord dans les deux ans et il n’est pas déraisonnable de penser que la négociation sera engagée au premier trimestre 2017. C’est l’intérêt de tous.

La présidente Danielle Auroi. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour ces échanges qui, comme de coutume, sont très riches et nous donnent à réfléchir.

II. Communication de M. Didier Quentin relative au respect du principe de subsidiarité par la proposition de règlement du Parlement et du Conseil établissant un système de certification européen pour les équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté aérienne COM(2016) 491 final

La Présidente Danielle Auroi. Nous poursuivons nos travaux avec la communication de notre collègue Didier Quentin sur la proposition de règlement du Parlement et du Conseil établissant un système de certification européen pour les équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté aérienne.

Comme vous le savez, notre collègue Didier Quentin est, avec Jérôme Lambert, co-rapporteur permanent de notre Commission sur la subsidiarité.

M. Didier Quentin, rapporteur. Depuis 2002, les mesures de sûreté en matière d’aviation civile sont de la compétence communautaire. Mais, tout en fixant des normes de base communes de protection de l’aviation civile, contre les actes mettant en péril la sûreté de celle-ci, le règlement n°300-2008 du 11 mars 2008 prévoit également que les États membres peuvent appliquer des mesures plus strictes que les normes communes de base, en fonction de leur situation particulière par rapport aux scénarios de menaces et de leur évaluation des risques spécifiques qu’ils encourent.

Les équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté de l’aviation civile – détecteurs de métaux, scanners de sûreté, à propos desquels j’avais d’ailleurs déjà fait une communication il y a quelques années, systèmes de détection d’explosifs, etc. – doivent évidemment satisfaire à un certain nombre d’exigences de performance, avant de pouvoir être mis en service. Ces exigences sont portées par ce règlement n°300-2008, complété par les règlements et décisions d’application pris en groupe d’experts en sécurité d’aviation. La conformité de ces équipements auxdites exigences est évaluée par les États membres, et seuls les équipements, certifiés dans un État membre donné peuvent être utilisés dans ce dernier.

En France, cette mission de certification des équipements de sûreté est aujourd’hui confiée à la Direction Générale de l’Aviation Civile. Celle-ci s’assure que les équipements déployés sur le territoire national répondent aux exigences tant européennes que nationales.

Dans la pratique, compte tenu de l’inégale capacité des vingt-huit États membres en matière de sûreté aérienne, la Conférence européenne de l’aviation civile – la CEAC – régit depuis 2008 un processus commun d’évaluation des équipements d’inspection/filtrage utilisés dans le secteur de l’aviation civile. L’objet en est, à la fois, de limiter les tests auxquels sont soumis les équipements mais aussi de permettre aux États membres de la CEAC qui ne disposent pas de centres de tests, de compter sur les compétences des autres États. Cinq États membres – dont la France –, ainsi que la Suisse sont ainsi chargés de réaliser ces évaluations. Ce processus permet de partager les résultats des évaluations, mais chaque État demeure libre de certifier ou non ses équipements de sûreté, sur la base de ces résultats.

La proposition de règlement qui nous est soumise vise à créer un système de certification unique à l’échelle de l’Union, reposant sur le principe de reconnaissance mutuelle des certificats de conformité, à l’image de ce qui existe déjà pour d’autres produits, comme les véhicules automobiles ou les jouets.

Elle établit, à cet effet, les règles relatives aux exigences administratives et de procédure pour la réception par type UE (Union Européenne) des équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté aérienne.

La Commission européenne justifie sa proposition par un double argument : faciliter le fonctionnement du marché intérieur et la libre circulation des marchandises, ainsi qu’améliorer la compétitivité du secteur européen de la sécurité, notamment sur les marchés d’exportation ; pallier l’absence de garantie de l’application par tous les aéroports européens des normes requises, en dépit de l’amélioration continue du processus commun de test, depuis sa mise en place, en raison de l’absence de caractère contraignant de ce dernier.

Ces deux objectifs sont louables, mais cette harmonisation maximale pose toutefois la question de sa compatibilité avec le maintien de la faculté propre laissée à chaque État membre de prendre en compte sa situation particulière pour ce qui est des scénarios de menaces et son évaluation des risques spécifiques qu’il encourt et, par conséquent, d’avoir des attentes supérieures aux standards européens. En effet, il est prévu à l’article 4 « qu’un équipement accompagné d’un tel certificat devra pouvoir être rendu disponible ou mis en service dans toute l’Union, sans aucune restriction » et ce dernier prévoit explicitement l’interdiction de « prescriptions supplémentaires pour ces équipements ».

Si la bonne réalisation du marché intérieur et de la libre circulation des marchandises est évidemment un objectif à poursuivre, il doit s’articuler dans ce cas spécifique avec celui de la protection des utilisateurs des aéroports européens. Or, s’il est, en effet, possible de définir à l’échelle de l’Union un niveau minimum d’exigences, des circonstances particulières propres aux États membres peuvent conduire certains d’entre eux à devoir faire face à une menace ou à un risque particulier, dont eux-seuls sont à même d’évaluer la dangerosité à partir des informations collectées par leurs services de police et de renseignement. C’est une discussion que les États membres et la Commission ont, également, à propos de la proposition de révision du règlement relatif à l’Agence européenne de sécurité aérienne sur la question des survols de zones de conflit.

Le système actuel permet de garantir que tous les équipements, certifiés à partir du processus commun d’évaluation, sont conformes a minima aux normes européennes de base et de surcroît aux normes spécifiques – plus sévères – de l’État membre dans lequel il a reçu sa certification.

Par ailleurs, les méthodes d’évaluation sont, jusqu’alors, développées par les différents États membres, la réglementation européenne n’imposant que les standards à atteindre. Si la CEAC a permis d’harmoniser ces méthodes de tests, ces méthodes communes ne sont pas obligatoires et un État membre peut décider d’aller au-delà des méthodologies définies à la CEAC, compte tenu des scénarios de menaces et de son évaluation des risques spécifiques qu’il encourt. Cette proposition de règlement retire aux États membres cette compétence, puisque les méthodologies de tests seront définies par la Commission européenne, par le biais d’un acte délégué, et non par un acte d’exécution, ce qui créerait de fait un transfert important de pouvoir des États membres vers la Commission.

L’harmonisation complète prônée par la Commission européenne est donc problématique. Non seulement, la France ne pourrait plus prendre en compte des menaces qui lui seraient propres en matière d’équipements de sûreté aérienne, mais elle pourrait être contrainte d’abaisser le niveau existant de protection, ce qui serait paradoxal dans le contexte actuel, en devant accepter des équipements ne répondant qu’aux normes de base, certifiés dans l’un des vingt-huit États membres. Voilà pourquoi je vous propose d’adopter cette proposition de résolution portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité, qui vous a été distribuée.

La Présidente Danielle Auroi. Nous avons besoin de mettre en place des mécanismes de défense et de protection européens les plus efficaces possibles, et c’est bien en ce sens que nous devons nous poser la question de la subsidiarité. C’est la raison pour laquelle je soutiens cette proposition de résolution.

M. Didier Quentin, rapporteur. Dans le contexte actuel, la question du niveau protection des aéroports est une question très sensible, et les États membres en charge de cette mutualisation, l’Allemagne, l’Espagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, sont particulièrement qualifiés compte tenu de l’importance du trafic sur leurs aéroports et de leur histoire.

Je vous propose une petite rectification, à l’avant dernier alinéa, en remplaçant les mots : « de l’espace aérien européen » par les mots : « des aéroports de l’Union européenne ».

La Présidente Danielle Auroi. Je mets donc aux voix la proposition de résolution ainsi rectifiée.

La commission a adopté à l’unanimité des présents la proposition de résolution suivante :

« L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88-6 de la Constitution,

Vu l’article 151-9 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu l’article 3 du protocole n° 1 sur le rôle des parlements nationaux annexé au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,

Vu le protocole n° 2 sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité annexé au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,

Vu la proposition de règlement du Parlement et du Conseil établissant un système de certification européen pour les équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté aérienne, COM(2016) 491 final,

Considérant que la proposition d’un système de certification unique à l’échelle de l’Union des équipements d’inspection/filtrage utilisés aux fins de la sûreté aérienne, reposant sur le principe de reconnaissance mutuelle des certificats de conformité, est justifiée, par la Commission européenne, par des considérations touchant à la libre circulation des marchandises, et ne prend pas en compte la possibilité pour les États membres d’appliquer des mesures plus strictes que les normes communes de base de protection de l’aviation civile contre les actes d’intervention illicite mettant en péril la sûreté de celle-ci, en fonction de leur situation particulière quant aux scénarios de menaces et de leur évaluation des risques spécifiques qu’ils encourent,

Considérant que la répartition des responsabilités prévue par le droit en vigueur entre le niveau national et le niveau européen apparaît le meilleur moyen d’assurer, en matière de sûreté aérienne, une protection efficace des utilisateurs des aéroports de l’Union européenne,

Estime ainsi que la proposition de règlement précitée n’est pas conforme au principe de subsidiarité. »

La séance est levée à 18 h 12

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Danielle Auroi, M. Jean-Luc Bleunven, M. Pierre Lequiller, M. Joaquim Pueyo, M. Didier Quentin, M. Arnaud Richard

Excusés. - M. Michel Herbillon, Mme Marietta Karamanli, M. Philippe Armand Martin, M. Michel Piron